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La Société Bitchun avait acquis beaucoup d’expérience dans la restauration des sauvegardes… l’humanité disposant du remède contre la mort, les gens vivaient de manière plutôt imprudente. Certains se faisaient rafraîchir vingt-cinq fois par an.

Pas moi. L’opération m’horripile. Mais pas assez pour la refuser. Tous ceux à qui elle posait des problèmes philosophiques étaient tout simplement, eh bien, morts une génération plus tôt. La Société Bitchun n’avait pas besoin de convertir ses détracteurs, il lui suffisait de leur survivre.

Ma première mort a eu lieu peu après mon soixantième anniversaire. Je faisais de la plongée sous-marine à Playa Coral, près de Varadero, sur l’île de Cuba. Bien entendu, je ne me souviens de rien, mais j’ai reconstitué les événements à partir de mes habitudes sur ce site et des journaux de plongée de mes compagnons.

Je glissais dans les grottes à homards avec une bouteille et un masque d’emprunt. J’avais aussi emprunté une combinaison, mais je ne la portais pas… À cette température proche de celle du sang, je trouvais l’eau divine et n’avais aucune envie de dresser des barrières entre ma peau et elle. Les grottes, constituées de corail et de rochers, s’enroulaient et se tordaient comme des intestins. Chaque trou et chaque recoin donnait accès à une cavité grossièrement sphérique d’une beauté étrangère sans égale. Des homards géants trottinaient sur les parois et dans les trous. Des bancs de poissons au brillant de pierres précieuses fonçaient et exécutaient d’impressionnantes manœuvres de précision quand je les dérangeais dans leurs activités. C’est en général sous l’eau que je réfléchis le mieux, et je me laisse souvent aller à de dangereuses rêveries dans les profondeurs. En temps normal, mes compagnons de plongée s’assurent que je ne me blesse pas, mais cette fois-là je me suis éloigné d’eux pour me glisser dans un trou minuscule. Où je suis resté bloqué.

Mes compagnons de plongée se trouvant dans mon dos, j’ai tapé sur ma bouteille avec le manche de mon couteau jusqu’à ce que l’un d’eux me pose la main sur l’épaule. Voyant ce qui se passait, ils ont tenté de me dégager, mais ma bouteille et mon gilet de flottaison étaient complètement coincés. Les autres ont échangé des signaux, discutant en silence du meilleur moyen de me libérer. Je me suis mis soudain à me débattre et à agiter les jambes avant de disparaître dans la grotte, sans mon gilet ni ma bouteille. J’avais apparemment tranché le tuyau de mon détendeur en voulant couper les sangles de mon gilet. Après avoir brusquement absorbé un peu d’eau de mer, je m’étais retrouvé libre dans la grotte, à rouler dans un énorme champ de corail de feu étiolé. J’ai encore inspiré de l’eau avant de battre frénétiquement des pieds en direction d’une petite ouverture dans le plafond de la grotte, d’où mes compagnons m’ont retiré peu après, bleu noyé sauf aux endroits zébrés de rouge par les piqûres du corail.

À l’époque, se sauvegarder était bien plus compliqué : l’opération prenait presque une journée et se déroulait dans une clinique spéciale. Par chance, je l’avais effectuée juste avant de partir à Cuba, quelques semaines auparavant. Ma précédente sauvegarde avait trois ans et datait de l’achèvement de ma deuxième symphonie.

La restauration a eu lieu au centre hospitalier de Toronto dans un clone développé au plus vite. De mon point de vue, je m’étais allongé dans la clinique de sauvegarde et relevé une seconde après. Il m’a fallu près d’un an pour surmonter l’impression que le monde se livrait à mes dépens à une monstrueuse plaisanterie, pour me convaincre que ce corps noyé que j’avais vu était bel et bien le mien. Dans mon esprit, il s’agissait d’une renaissance au sens figuré tout autant qu’au sens littéral : la période manquante était assez importante pour que j’éprouve des difficultés à fréquenter mes amis ante mortem.

J’avais raconté cette histoire à Dan au cours de notre première amitié, et il avait aussitôt réagi au fait que j’étais parti une semaine à Disney World faire le tri dans mes sentiments, me réinventer, partir dans l’espace, épouser une folle. Il a trouvé très curieux que je me sois toujours réinitialisé à Disney World. Lorsque je lui ai dit que j’irais y vivre un jour, il m’a demandé si ça signifierait que j’aurais fini de me réinventer. Parfois, en passant mes doigts dans les douces boucles rousses de Lil, cette remarque me revenait en mémoire et je poussais de gros soupirs de satisfaction en m’émerveillant de la prescience de mon ami Dan.

Au moment de ma deuxième mort, la technologie avait pas mal évolué. J’avais soixante-treize ans et je m’étais effondré sur la glace au beau milieu d’un match interne de hockey, victime d’une grave attaque cérébrale. Le temps qu’on me débarrasse de mon casque, l’hématome avait broyé mon cerveau en une masse pulpeuse gorgée de sang. M’étant montré négligent dans mes sauvegardes, j’ai perdu presque un an. Mais on m’a réveillé en douceur, avec un résumé généré par ordinateur des événements s’étant déroulés dans l’intervalle, et un conseiller m’a contacté tous les jours pendant un an jusqu’à ce que je me sente à nouveau à l’aise dans mon corps. Une fois de plus, ma vie s’est réinitialisée, et je me suis retrouvé à Disney World, où je me suis méthodiquement débarrassé des relations que j’avais nouées pour recommencer de zéro à Boston. Là, j’ai vécu au fond de l’océan à travailler sur les moissonneuses en métal lourd, projet qui m’a conduit in fine à ma thèse de chimie à l’université de Toronto.

Après avoir été abattu dans la Tiki Room, j’ai pu apprécier les pas de géant effectués par la restauration durant la dernière décennie. Je me suis réveillé dans mon lit en ayant aussitôt conscience des circonstances de mon troisième décès selon divers points de vue extérieurs : les caméras de sécurité d’Adventureland, les souvenirs synthétisés extraits de la sauvegarde de Dan, et une reconstitution générée par ordinateur. Je me suis réveillé en me sentant exceptionnellement calme et joyeux, et en sachant que cela provenait de certains pré-réglages temporaires de neurotransmetteurs effectués au moment de la restauration.

Dan et Lil se trouvaient à mon chevet. Des cheveux échappés de sa queue de cheval entouraient le visage fatigué et souriant de Lil. Elle a pris ma main pour en embrasser les phalanges. Dan m’a adressé un sourire généreux et j’ai senti m’envahir le sentiment chaleureux et réconfortant d’être entouré de personnes m’aimant sincèrement. J’ai cherché les mots appropriés pour la situation, décidé d’improviser, ouvert la bouche et dit, à ma grande surprise : « J’ai envie de pisser. »

Dan et Lil se sont souri. J’ai réussi tant bien que mal à me lever pour me diriger, nu et à pas lourds, vers la salle de bains. Mes muscles semblaient d’une souplesse merveilleuse, emplis d’une énergie toute neuve. Après avoir tiré la chasse, je me suis penché pour me tenir les chevilles, puis j’ai tendu le cou pour toucher le sol avec la tête, éprouvant la superbe flexibilité de mon dos, de mes jambes, de mes fesses. Il me manquait une cicatrice sur le genou, ainsi que les nombreuses rides qui se croisaient sur mes doigts. Dans le miroir, je me suis vu un nez et des lobes plus petits et plus gais. Mes pattes-d’oie avaient disparu, tout comme les rides entre mes sourcils. J’avais une barbe d’un jour partout : sur la tête, le visage, le pubis, les jambes et les bras. J’ai promené mes mains sur mon corps dont la nouveauté chatouilleuse m’a fait glousser. J’ai un instant été tenté de l’épiler intégralement, juste pour conserver à jamais ce sentiment de nouveauté, mais les pré-réglages de neurotransmetteurs se dissipaient et mon meurtre commençait à m’inquiéter.

Je me suis noué une serviette autour de la taille avant de revenir dans la chambre. Les arômes de détergent, de fleurs et de réjuv me picotaient le nez avec la vitalité du camphre. Dan et Lil se sont levés à mon entrée pour m’aider à regagner mon lit. « Eh bien, ça craint », ai-je lancé.

Après le terminal de liaison satellite, j’étais parti directement par les utilidors : trois plans de coupe de caméras de sécurité, l’un au terminal, le deuxième dans le tunnel, et le dernier à la sortie du passage souterrain entre Liberty Square et Adventureland. J’avais l’air déconcerté et un peu triste quand j’ai franchi la porte pour commencer à me frayer un chemin dans la foule avec une espèce de démarche à la fois traînante, sinueuse et rapide mise au point au cours de mes recherches sur le terrain destinées à ma thèse sur le contrôle des foules. J’ai fendu la cohue de mi-journée en direction du long toit de la Tiki Room, recouvert de bandes d’aluminium scintillant coupées et peintes pour ressembler à de longues herbes.

Des plans flous, désormais, du point de vue de Dan, sur lesquels je m’approche en passant près d’un groupe d’adolescentes dotées de coudes et de genoux supplémentaires et vêtues de pèlerines à contrôle environnemental recouvertes de logomarques du parc Epcot. L’une d’entre elles porte un casque colonial acheté à la boutique Jungle Traders, attenante au Jungle Cruise. Le regard de Dan se porte sur l’entrée de la Tiki Room, où patiente une courte file d’hommes d’un certain âge, puis revient sur les adolescentes juste au moment où la fille au casque colonial sort un élégant petit pistolet organique, semblable à une espèce de pénis muni d’une queue qui s’enroule autour de son bras. Tranquillement, le sourire aux lèvres, elle lève le bras et fait avec le pistolet le geste exact qu’effectue Lil quand elle me télécharge quelque chose, et l’arme bondit en avant. Le regard de Dan se porte à nouveau sur moi. Je tombe, mes poumons me sortent de la poitrine et s’étalent devant moi comme des ailes, du cartilage vertébral et des viscères éclaboussent les visiteurs en face de moi. Un morceau de mon badge nominatif, transformé en shrapnel, frappe au front Dan, qui cligne des yeux. Quand il regarde à nouveau, le groupe d’adolescentes n’a pas bougé, mais celle au pistolet a disparu depuis longtemps.

La reconstitution est beaucoup moins confuse. Tout le monde y est grisé à part moi, Dan et la fille. Nous sommes surlignés en jaune et évoluons au ralenti. Je sors du passage souterrain tandis que la fille s’éloigne de l’Arbre des Robinson Suisses pour rejoindre son groupe d’amies ; Dan fait un mouvement dans ma direction. La fille lève le bras et presse la détente. La balle intelligente autoguidée, réglée sur ma chimie corporelle, vole bas, près du sol, slalomant entre les pieds des gens, à une vitesse à peine inférieure à celle du son. Lorsqu’elle m’atteint, elle remonte en hurlant pour se précipiter dans ma colonne vertébrale, et explose dès qu’elle entre dans ma poitrine.

La fille a déjà parcouru pas mal de chemin en direction du passage entre Adventureland et Main Street, USA. La reconstitution accélère, suit la fille alors qu’elle se fond dans la foule, se penche et louvoie, avance vers le passage couvert du Château de Cendrillon. Elle disparaît, pour réapparaître quarante minutes plus tard, à Tomorrowland, près du nouveau complexe Space Mountain, où elle disparaît à nouveau.

« Quelqu’un a identifié la fille ? » ai-je demandé après avoir ainsi revécu les événements. La colère commençait à bouillonner en moi. Mes nouveaux poings se sont serrés pour la première fois, paumes tendres, doigts sans cals.

Dan a secoué la tête. « Aucune des nanas du groupe dans lequel elle était ne l’avait vue avant. Son visage était l’une des Sept Sœurs… Tu peux toujours espérer. » Les Sept Sœurs étaient une collection à la mode de visages griffés. Une adolescente sur deux en portait.

« Et Jungle Traders ? ai-je demandé. Ils ont une trace de l’achat du casque colonial ? »

Lil a froncé les sourcils. « Nous avons étudié leurs ventes des six derniers mois : seules trois clientes correspondent à l’âge apparent de la fille, et elles ont toutes trois des alibis. Elle l’avait sans doute volé.

— Pourquoi ? » me suis-je enfin enquis.

En esprit, j’ai vu mes poumons jaillir de ma poitrine, comme des ailes, comme une méduse, et mes vertèbres partir comme des shrapnels. J’ai vu le sourire de la fille, narquois et presque sexuel, au moment où elle pressait la détente.

« La fille n’a pas choisi une victime au hasard, a expliqué Lil. La balle était bel et bien réglée sur toi. Ta meurtrière s’est donc approchée de toi à un moment ou à un autre. »

Exact. Ce qui signifiait qu’elle était venue à Disney World au cours des dix dernières années. Voilà qui limitait nettement le nombre de suspectes…

« Qu’est-ce qu’elle est devenue après Tomorrowland ? ai-je demandé.

— On n’en sait rien, a répondu Lil. Il y a eu un problème de caméras. On l’a perdue de vue et elle n’a jamais réapparu. »

Elle semblait énervée et en colère… elle prenait très à cœur les pannes du Royaume Enchanté.

« Pour quelle raison voudrait-on me tuer ? » ai-je demandé en détestant l’apitoiement qui perçait dans ma voix. Ce n’était pas parce qu’on ne m’avait encore jamais assassiné que je devais en faire un drame.

Le regard de Dan s’est perdu dans le vague. « Il arrive que les gens agissent pour des raisons parfaitement raisonnables à leurs yeux mais que personne d’autre ne peut espérer comprendre. J’ai assisté à quelques meurtres et, après coup, on ne leur trouvait aucun sens. » Il s’est frotté le menton. « Il vaut parfois mieux s’intéresser au caractère plutôt qu’au motif : qui pourrait faire une chose pareille ? »

Exact. Il nous suffisait d’enquêter sur tous les psychopathes ayant visité le Royaume Enchanté durant la dernière décennie. Ce qui réduisait considérablement le champ des suspects. J’ai activé une VTH pour vérifier l’heure. Quatre jours s’étaient écoulés depuis mon meurtre. J’approchais d’une période de travail aux tourniquets de la Haunted Mansion. J’aimais effectuer cette tâche une ou deux fois par mois, juste pour garder les pieds sur terre : cela m’aidait à rester en contact avec la réalité pendant que j’évoluais dans l’atmosphère raffinée de mes simulations de contrôle de foule.

Je me suis levé pour aller prendre de quoi m’habiller dans le placard.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? s’est inquiétée Lil.

— J’ai une période de travail, je vais être en retard.

— Tu n’es pas en état de bosser », a décrété Lil en me tirant par le coude.

Je me suis libéré d’une secousse.

« Je vais bien… je suis comme neuf. » J’ai ri sans joie. « Je ne vais pas laisser ces salauds continuer à perturber mon existence. »

Ces salauds ? ai-je pensé… Depuis quand avais-je décidé qu’ils étaient plusieurs ? Mais je savais que je ne me trompais pas. Mon assassinat ne pouvait en aucun cas avoir été préparé par une seule personne : il avait été mené à bien avec trop de précision et de minutie.

Dan est allé se placer dans l’embrasure de la porte. « Du calme, a-t-il dit. Tu as besoin de repos. »

J’ai fixé sur lui un regard malheureux. « C’est à moi d’en décider », ai-je répliqué. Il a libéré le passage.

« Je t’accompagne, alors, a-t-il conclu. Juste au cas où. »

J’ai pingué mon whuffie. Il avait gagné quelques pourcents – du whuffie de compassion – mais redescendait : Dan et Lil irradiaient la désapprobation. Qu’ils aillent se faire foutre.

Je suis monté dans ma voiturette et Dan s’est précipité sur le siège passager tandis que j’embrayais et démarrais.

« Tu es sûr que ça va ? » a-t-il demandé quand j’ai failli partir en tonneaux en tournant au bout de notre impasse.

« Pourquoi ça n’irait pas ? ai-je répondu. Je suis comme neuf.

— Drôle de manière de le formuler. Certains diraient que tu es neuf. »

J’ai grogné. « On ne va pas recommencer là-dessus. Je me sens moi-même et personne d’autre que moi ne peut en dire autant. Qui se soucie que j’aie été restauré d’une sauvegarde ?

— Je dis juste qu’il y a une différence entre toi et une copie exacte de toi. Tu ne crois pas ? »

Je voyais bien qu’il relançait un de nos vieux débats juste pour me distraire, mais je n’ai pas pu résister à la tentation, et rassembler mes arguments m’a bel et bien permis de me calmer un peu. Dan était ce genre d’ami qui vous connaissait mieux que vous ne vous connaissiez vous-même. « Tu veux donc dire que quand on est rayé de la carte puis recréé atome pour atome, on n’est plus soi-même ?

— Pour les besoins de la discussion, oui, bien sûr. Être détruit et recréé n’est pas la même chose que ne pas être détruit du tout, tu ne crois pas ?

— Révise ta mécanique quantique, mon pote. Tu es détruit et recréé des milliards de fois par seconde.

— À un très, très petit niveau…

— Et alors ?

— D’accord, je te le concède. Mais tu n’es pas vraiment une copie atome pour atome. Tu es un clone, avec un cerveau copié… Ce n’est pas la même chose qu’une destruction quantique.

— Voilà quelque chose de très sympa à dire à quelqu’un qui vient de se faire assassiner, mon pote. Les clones te posent un problème ? »

Et nous voilà lancés.


Les castmembers de la Mansion se sont montrés d’un enjouement et d’une sollicitude écœurants. Chacun d’eux a tenu à venir toucher l’épaule raide d’amidon de mon costume de majordome, à me dire que s’il ou elle pouvait faire quoi que ce soit pour moi… Je leur ai adressé à tous un sourire figé en essayant de me concentrer sur les visiteurs, sur la manière dont ils attendaient, sur le moment où ils arrivaient et la façon dont ils se dispersaient à la sortie. Dan rôdait à proximité, effectuait à l’occasion le tour complet de huit minutes et vingt-deux secondes, s’immisçant entre moi et les autres castmembers.

Il se trouvait dans les parages au moment de ma pause. Je me suis remis « en civil » et nous nous sommes promenés dans les rues pavées. Lorsque nous avons dépassé le Hall Of Presidents et tourné le coin, j’ai remarqué du changement dans la zone d’attente. Dan a grogné. « Ils l’ont déjà fait », a-t-il dit.

J’ai regardé plus attentivement. Les tourniquets étaient bloqués par un panneau sur lequel, déguisé en Ben Franklin à l’aide d’une perruque et de lunettes à double foyer, Mickey tenait une truelle. « Désolés pour le désordre, disait le panneau. Nous rénovons pour vous assurer un meilleur service. »

J’ai repéré un des camarades de Debra en train de sourire avec suffisance derrière ce panneau, un type qui avait commencé sa vie avec l’apparence trapue d’un Chinois du Nord, mais s’était fait allonger les os et rehausser les pommettes afin de sembler presque aussi délicat qu’un elfe. Un coup d’œil à son sourire m’a suffi pour comprendre : Debra avait pris pied dans Liberty Square.

« Ils ont présenté au comité de pilotage des plans pour le nouveau Hall une heure après que tu t’es fait descendre. Les plans ont beaucoup plu au comité ainsi qu’au Réseau. Ils promettent de ne pas toucher à la Mansion.

— Tu n’en avais pas parlé, lui ai-je vertement reproché.

— On a pensé que tu en tirerais des conclusions hâtives. Le moment était mal choisi, mais rien n’indique qu’ils ont engagé le tireur. Tout le monde a un alibi, ils ont même proposé de soumettre leurs sauvegardes en guise de preuves.

— Parfait, ai-je dit. Parfait. Ils avaient donc juste par hasard des plans pour un nouveau Hall. Et ils les ont soumis juste par hasard après qu’on m’a tiré dessus, quand tous nos adhocs étaient trop occupés a s’inquiéter pour moi. Tout ça n’est qu’une énorme coïncidence. »

Dan a secoué la tête. « On n’est pas stupides, Jules. Personne ne croit à une coïncidence. Debra est le genre de personne à garder un tas de plans sous le coude, juste au cas où. Ça ne fait pas pour autant d’elle une meurtrière, juste une opportuniste bien préparée. »

Je me sentais épuisé et nauséeux. J’étais un castmember assez professionnel pour chercher un utilidor avant de m’effondrer tête basse contre une paroi. Un sentiment de défaite s’est infiltré en moi, m’a saturé.

Dan s’est accroupi près de moi. J’ai relevé les yeux vers lui. Il arborait un sourire ironique. « Pour le moment, a-t-il dit, supposons que Debra l’a bel et bien fait, qu’elle t’a piégé pour arriver à s’emparer du Hall. »

J’ai souri malgré moi. C’était son numéro d’explications, le numéro auquel il se livrait, à l’époque, chaque fois que je tombais dans un de ses pièges rhétoriques. « D’accord, supposons.

— Pourquoi, premièrement, te ferait-elle descendre toi plutôt que Lil ou l’un des vrais anciens, deuxièmement, s’attaquerait-elle au Hall Of Presidents plutôt qu’à Tom Sawyer Island ou même à la Mansion, et troisièmement, enchaînerait-elle avec une action si éminemment suspecte ?

— D’accord », ai-je répliqué, ravi du défi. « Premièrement : je suis assez important pour que ça perturbe mais pas assez pour mériter une enquête détaillée. Deuxièmement : Tom Sawyer Island est trop visible, on ne peut la réhabiliter sans que les gens voient la poussière depuis le rivage. Troisièmement : Debra vient de passer dix ans à Pékin, où la subtilité n’a guère d’importance.

— C’est vrai, a convenu Dan. C’est vrai. »

Il a ensuite déversé un torrent de réponses et, pendant que je mettais au point les miennes, m’a aidé à me relever et m’a fait regagner ma voiturette, sans cesser un instant d’argumenter, si bien que le temps que je m’aperçoive que nous n’étions plus dans le Parc, je me suis retrouvé chez moi, puis dans mon lit.


Avec tous les Animatroniques du Hall au placard pour la durée de la rénovation, Lil a disposé de plus de temps qu’elle ne savait en occuper. Elle a traîné dans notre petite maison, elle est restée avec moi dans le salon à fixer les fenêtres d’un regard vide en respirant superficiellement l’air oppressant et surchauffé de Floride. J’avais mes notes de travail sur la gestion des files d’attente pour la Mansion, et je les parcourais sans trop savoir qu’en faire. Quand il lui arrivait de répliquer ma VTH afin de me regarder travailler, Lil me présentait des suggestions basées sur sa longue expérience.

Augmenter le débit sans gâcher la visite était délicat. Mais chaque seconde que j’arrivais à retrancher du délai entre la file d’attente et la sortie permettait de faire passer soixante personnes supplémentaires en raccourcissant de trente secondes le temps d’attente total. Et plus la Mansion aurait de visites, plus le whuffie des associés de Debra souffrirait si elle essayait de s’en prendre à celle-ci. J’ai donc consciencieusement étudié mes notes, ce qui m’a permis de découvrir un gain potentiel de trois secondes dans la séquence du cimetière en faisant pivoter les wagonnets Doom Buggy vers la gauche lorsqu’ils descendaient de la fenêtre du grenier : en élargissant le champ de vision des visiteurs, je pouvais leur présenter plus rapidement toutes les scènes.

J’ai parcouru une simulation informatique de la modification, puis ai implémenté cette dernière après la fermeture en demandant aux autres adhocs de Liberty Square de venir la tester.

C’était encore une lourde et humide soirée d’hiver, avec une obscurité prématurée. Les adhocs sont venus avec suffisamment d’amis et de parents pour qu’on puisse simuler une file d’attente aux heures creuses, et nous avons tous attendu l’ouverture des portes en suant dans la zone pré-spectacle, au milieu des hurlements de loup et autres cris effrayants émis par les haut-parleurs invisibles.

Les portes se sont ouvertes sur une Lil revêtue d’une tenue pourrissante de bonne, les yeux soulignés de noir, la peau poudrée afin de sembler d’une pâleur mortelle. Elle nous a détaillés froidement avant de déclamer : « Maître Gracey réclame davantage de corps. »

Pendant que nous entrions tous dans la pénombre fraîche du salon, où flottait une odeur de moisi, Lil s’est débrouillée pour me pincer affectueusement les fesses. En me tournant pour lui rendre la pareille, j’ai vu par-dessus son épaule le camarade délicat comme un elfe de Debra, si bien que mon sourire s’est évanoui.

L’homme a croisé un instant mon regard, ce qui m’a permis de lire dans le sien… un mélange de cruauté et d’inquiétude dont je n’ai su que penser. Il a aussitôt détourné les yeux. Je m’attendais, bien entendu, à la présence d’espions de Debra dans la foule, mais comme cet elfe regardait, j’ai résolu de produire le meilleur spectacle possible.

Améliorer le spectacle de l’intérieur requiert de la subtilité. Lil avait déjà fait coulisser le mur à panneaux qui conduisait à la salle extensible numéro deux, la dernière mise en service. Une fois tout le monde à l’intérieur, j’ai essayé d’orienter les regards en modifiant mon langage corporel, par des poses d’attention subtile dirigée vers les nouveaux projecteurs. Quand la bande-son remastérisée est sortie de derrière les gargouilles-chandeliers, aux coins de la salle octogonale, je me suis légèrement incliné vers la stéréoimage en mouvement. Et un instant avant que les lumières s’éteignent d’un coup, j’ai levé de manière ostentatoire les yeux vers le plafond de gaze, en remarquant que les autres prenaient exemple sur moi, si bien qu’ils regardaient quand le cadavre éclairé aux UV est tombé du plafond d’un noir d’encre pour tressauter au bout du nœud coulant passé autour de son cou.

La foule est entrée en file indienne dans la seconde zone d’attente, où elle a pris place à bord des wagonnets. Un faible brouhaha de conversations émerveillées a accompagné notre progression sur le tapis roulant. Je me suis installé dans un wagonnet et, un instant plus tard, quelqu’un s’est glissé à côté de moi. L’elfe.

Il a tenu à éviter tout contact visuel, mais je le sentais qui m’observait du coin de l’œil pendant que nous dépassions le lustre flottant et arrivions dans le corridor où les portraits nous suivaient littéralement du regard. Deux ans plus tôt, j’avais accéléré cette séquence et ajouté quelques pivotements aléatoires aux wagonnets, gagnant vingt-cinq secondes sur le temps total et augmentant le débit horaire maximal de deux mille trois cent soixante-cinq à deux mille six cents, démonstration de faisabilité qui a conduit à toutes les secondes que j’ai réussi à retrancher par la suite. Le violent tangage du Doom Buggy nous a mis par inadvertance en contact, l’elfe et moi, et, quand je lui ai effleuré la main en voulant saisir la barre de sécurité, elle m’a parue froide et moite de sueur.

Il était nerveux ! Il était nerveux, lui ! Et quelle raison avait-il donc à ça ? C’était moi qu’on avait assassiné… peut-être était-il nerveux parce qu’on l’avait chargé d’achever cette tâche. Je me suis mis à l’observer moi aussi du coin de l’œil en essayant de repérer des renflements suspects sur ses vêtements moulants, mais il faisait trop sombre pour ça dans l’intérieur de plastique noir grenelé du Doom Buggy. Dan occupait le wagonnet suivant, avec l’un des castmembers habituels de la Mansion. J’ai contacté sa cochlée et subvocalisé : « Tiens-toi prêt à sauter dehors à mon signal. » Quiconque quittait son véhicule coupait un rayon infrarouge qui immobilisait tout le système. Je savais pouvoir compter sur Dan pour m’obéir sans longues explications, ce qui me permettait de surveiller de près le camarade de Debra.

Nous avons dépassé le couloir de miroirs pour pénétrer dans celui des portes, où des mains monstrueuses se glissaient sur les seuils, tirant sur les gonds, tandis que des gémissements enregistrés se mêlaient à un martèlement. J’ai réfléchi : si je voulais tuer quelqu’un dans la Mansion, quel serait l’endroit le plus approprié ? L’escalier du grenier – la séquence suivante – semblait convenir. Une froide lucidité s’est emparée de moi. L’elfe me tuerait dans l’obscurité de l’escalier, jetterait mon corps par-dessus bord au moment du virage aveugle en direction du cimetière, et la messe serait dite. Y arriverait-il si je le regardais droit dans les yeux ? Il semblait déjà horriblement nerveux. J’ai pivoté sur mon siège pour plonger mon regard dans le sien.

Il a grimacé un petit sourire en me saluant d’un hochement de tête. Je ne l’ai pas quitté des yeux, les poings serrés, prêt à tout. Nous avons descendu l’escalier face à face en écoutant les vociférations des voix du cimetière et le bruyant croassement du grand corbeau à yeux rouges. Surpris par le tremblement de l’Animatronique du jardinier, que j’ai aperçu du coin de l’œil, j’ai laissé échapper un petit cri subvocal et été précipité en avant quand les wagonnets se sont soudain immobilisés.

« Jules ? a demandé Dan dans ma cochlée. Tout va bien ? »

Il avait perçu mon involontaire exclamation de surprise et sauté hors de son Doom Buggy, interrompant tout mouvement. L’elfe me regardait avec un mélange de surprise et de pitié.

« Oui, ça va, ça va. Fausse alerte. » J’ai contacté Lil et lui ai subvocalisé que tout allait bien et qu’il fallait redémarrer le plus vite possible.

J’ai terminé le voyage les mains sur la barre de sécurité, les yeux fixés au loin devant moi, en ignorant résolument l’elfe. J’ai consulté le chronomètre que j’avais déclenché. Ma démonstration était une catastrophe : au lieu de réduire de trois secondes, j’en avais ajouté trente. J’ai eu envie de pleurer.


Je suis descendu du Doom Buggy et me suis rapidement extrait de la file de sortie pour aller lourdement m’appuyer sur la clôture du cimetière d’animaux en regardant celui-ci sans le voir. La tête me tournait : je ne me contrôlais plus, sursautant à la moindre ombre. Je mourais de peur.

Sans raison. Bon, d’accord, on m’avait assassiné, mais qu’est-ce que ça m’avait coûté ? Quelques jours d’« inconscience » pendant qu’on installait ma sauvegarde dans mon nouveau corps, un miséricordieux trou de mémoire entre mon départ du terminal de sauvegarde et mon décès. Je n’étais pas de ces cinglés prenant la mort au sérieux. Ce n’était pas comme si on m’avait infligé quelque chose d’irréversible.

Entre-temps, j’avais, moi, fait quelque chose d’irréversible : j’avais creusé un peu plus profond la tombe de Lil, mis en danger l’adhocratie, et pire encore, la Mansion elle-même. Je m’étais comporté comme un idiot. Le goût du hamburger englouti au dîner me remontant dans la gorge, j’ai avalé ma salive pour évacuer la boule de nausée.

J’ai senti quelqu’un près de mon coude et, croyant que Lil venait me demander ce qui s’était passé, je me suis retourné avec un sourire penaud aux lèvres… pour me retrouver face à l’elfe.

Il m’a tendu la main en prenant la parole avec la monotone absence d’accent de ceux qui se servent d’un module linguistique. « Salut. On ne se connaît pas, mais je voulais te dire à quel point j’apprécie ton travail. Je m’appelle Tim Fung. »

Je lui ai serré la main, toujours froide et particulièrement moite dans la chaleur compacte de la nuit floridienne. « Julius », ai-je répondu, surpris de donner l’impression d’aboyer à ce point. Doucement, ai-je pensé, inutile de précipiter l’escalade des hostilités. « C’est gentil à toi. J’aime bien ce que vous avez fait avec les Pirates. »

Il a souri, d’un sourire sincère et embarrassé, comme si l’un de ses héros venait de lui tresser des lauriers. « Vraiment ? Je les trouve plutôt bien : la deuxième fois, on a bien plus d’occasions de fignoler, de clarifier vraiment la vision. À Pékin… eh bien, c’était excitant, mais on a travaillé dans la précipitation, tu comprends ? Il a vraiment fallu qu’on se batte, je veux dire. Tous les jours, une nouvelle bande de squatters voulait démolir le Parc. Debra m’envoyait porter les enfants sur mon dos, juste histoire de maintenir notre whuffie à flot pendant qu’elle expulsait les squatters. On a apprécié de pouvoir peaufiner les plans, de les réexaminer sans tout ce cirque. »

Bien évidemment, j’avais entendu parler de cette histoire : les adhocs ayant construit Pékin avaient littéralement dû livrer bataille. Beaucoup d’entre eux avaient été tués, et à de nombreuses reprises. Debra elle-même l’avait été tous les jours pendant une semaine, et restaurée dans une série de clones préparés d’avance, en effectuant les bêta-tests d’une des attractions. Ça prenait moins de temps que de corriger les simulations CAO. Debra avait la réputation de chercher à profiter de la moindre occasion.

« Je commence à découvrir à quoi ressemble le travail sous pression », ai-je confié en désignant du menton la Mansion. J’ai eu le plaisir de le voir embarrassé, puis horrifié.

« On ne toucherait jamais à la Mansion, a-t-il assuré. Elle est parfaite ! »

Dan et Lil sont arrivés pendant que je préparais une réplique. Tous deux semblaient inquiets… maintenant que j’y repensais, tous deux semblaient extrêmement inquiets pour moi depuis ma résurrection.

Dan avait une démarche bizarre, empruntée, comme s’il s’appuyait sur Lil. Ils ressemblaient à un couple. Une irrationnelle brûlure de jalousie m’a traversé. J’étais émotionnellement à bout. Dès que Lil s’est retrouvée à proximité, j’ai toutefois pris sa grande main balafrée dans la mienne avant de serrer la jeune fille contre moi d’un air protecteur. Elle avait remplacé son costume de bonne par ses vêtements personnels : une salopette intelligente dont le tissu microporeux respirait au même rythme qu’elle.

« Lil, Dan, je vous présente Tim Fung, qui vient de me raconter la guerre sur le projet Pirates de Pékin. »

Lil a salué d’un geste et Dan a serré la main de Fung d’un air grave. « Ça n’a pas été un travail facile », a-t-il reconnu.

J’ai alors eu l’idée de lancer quelques consultations de whuffie. C’était habituellement ma première réaction quand je rencontrais un inconnu, mais je n’avais toujours pas retrouvé mes points de repère. J’ai pingué l’elfe. Il avait beaucoup de whuffie équivoque : du respect recueilli auprès de gens partageant très peu de mes opinions. Je m’y attendais. Mais je ne m’attendais pas à ce que son score whuffie pondéré, celui qui conférait de la crédibilité supplémentaire au genre de personnes que je respectais, soit si haut… supérieur au mien. Du coup, j’ai encore davantage regretté mon comportement chaotique. Être respecté par l’elfe – par Tim, comme il ne fallait pas que j’oublie de l’appeler – aurait beaucoup de poids dans les camps d’importance.

Le score de Dan augmentait petit à petit, mais son profil restait lamentable. Il avait accumulé pas mal de whuffie équivoque, à l’origine duquel je suis remonté avec curiosité : mon meurtre, quand les gens de Debra l’avaient généreusement récompensé pour avoir eu le bon sens de rassembler les morceaux de mon corps et de les emporter hors scène, minimisant ainsi la perturbation devant leur merveilleux Pirates.

Je rêvassais, m’égarant dans le genre de rêverie intermédiaire qui m’avait valu la mort dans les récifs de Playa Coral, et dont je suis sorti en sursaut en m’apercevant que les trois autres ignoraient poliment ma mémoire tampon saturée. J’aurais pu remonter dans ma mémoire à court terme pour retrouver les grandes lignes de la conversation, mais cela aurait prolongé l’interruption. Au diable. « Alors, Tim, comment ça se passe au Hall Of Presidents ? » ai-je demandé.

Lil m’a décoché un regard d’avertissement. Elle avait cédé le Hall aux adhocs de Debra car c’était le seul moyen d’éviter de sembler porter une attention puérilement minime au tout-puissant whuffie. Elle devait désormais maintenir l’illusion d’une coopération bon enfant… ce qui impliquait de ne pas piquer d’informations sensibles à Debra en regardant par-dessus son épaule, de ne pas sauter sur le moindre prétexte pour dénigrer son travail.

Tim nous a gratifiés du même demi-sourire que celui par lequel il m’avait salué. Sur ses traits lisses et pointus, cela semblait presque irrésistiblement mignon. « On s’en sort bien, je pense. Debra louchait sur le Hall depuis des années, à l’époque, avant de partir en Chine. On remplace tout par des liaisons satellite à large bande avec des gestalts des vies de chacun des présidents : unes de journaux, discours, biographies synthétisées, papiers personnels. Ça revient à avoir chaque président à l’intérieur de soi, à récupérer l’image-mémoire de chacun en quelques secondes. Debra dit qu’on va vous flasher les présidents dans la tête ! » Ses yeux ont étincelé dans le crépuscule.

Ayant récemment eu le droit à mon propre flashage cérébral, la description de Tim a touché une corde sensible. Ma personnalité semblait un peu perdue dans mon esprit, comme mal fixée. Paradoxalement, y adjoindre la gestalt d’une cinquantaine de présidents paraissait séduisant.

« Ouah, ai-je dit, ça semble géant. Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire du bâtiment ? » Le Hall arborait une calme dignité patriotique copiée sur celle d’une centaine de bâtiments officiels des défunts États-Unis d’Amérique. Y toucher reviendrait à redessiner la bannière étoilée.

« Ce n’est pas vraiment mon domaine, nous a confié Tim. Je suis programmeur. Mais je peux demander à un des concepteurs de vous filer quelques plans, si vous voulez.

— Ce serait super, a dit Lil en me prenant par le coude. Mais je crois qu’on devrait rentrer, maintenant. »

Lille a commencé à me tirer à l’écart. Dan m’a pris l’autre coude. Derrière Lil, le Liberty Belle brillait dans le crépuscule comme un fantomatique gâteau de mariage.

« Dommage, s’est désolé Tim. Mes adhocs vont travailler toute la nuit sur le nouveau Hall. Je suis sûr qu’ils auraient aimé que vous passiez. »

L’idée s’est emparée de moi. J’irais dans le camp ennemi, je m’assiérais près de leur feu, j’apprendrais leurs secrets. « C’est une idée géniale ! » me suis-je exclamé, trop fort. Ma tête bourdonnait un peu. Les mains de Lil sont retombées le long de son corps.

« Mais on se lève tôt, demain matin, a-t-elle contré. Tu travailles à huit heures, et il faut que j’aille en ville pour les courses. » Elle mentait, mais pour me faire comprendre que mon idée ne lui semblait pas bonne. Ma foi était cependant inébranlable.

« Je suis de l’équipe de huit heures ? Aucun problème… je serai là. Je prendrai une douche vite fait le matin au Contemporary avant de revenir en monorail à temps pour me costumer. D’accord ? »

Dan a tenté sa chance. « Mais, Jules, on voulait dîner à la Table Royale de Cendrillon, tu te souviens ? J’ai réservé.

— Oh, on pourra y manger un autre jour, ai-je répliqué. C’est une super-occasion. »

Dan a capitulé. « Pour sûr. Ça t’ennuie si je t’accompagne ? »

Lil et lui ont échangé des regards lourds de sens que j’ai interprétés comme s’il veut faire l’idiot, il faut vraiment que l’un de nous reste avec lui. J’avais cessé de m’en soucier… j’allais affronter le lion dans sa tanière !

Tim ne semblait rien remarquer. « Alors c’est réglé ! En route. »


Sur le chemin du Hall, Dan n’a cessé de sonner ma cochlée et moi de le renvoyer directement sur ma boîte vocale. Tout en bavardant avec Tim et lui. J’étais déterminé à compenser ma déroute avec Tim dans la Mansion, à le rallier à moi.

L’équipe de Debra était installée dans les fauteuils sur scène, et les Animatroniques des présidents soigneusement empilés dans les coulisses. Affalée dans le fauteuil de Lincoln, la tête paresseusement inclinée, Debra tendait les jambes devant elle. L’habituelle odeur d’ozone et de propreté du Hall avait cédé la place à celle de sueur et d’huile de machine, à la puanteur d’une adhoc travaillant toute la nuit. Il avait fallu quinze ans pour concevoir puis construire le Hall, et quelques jours seulement pour le démolir.

Debra était « au naturel » : elle avait toujours son visage de naissance, même si celui-ci avait connu des dizaines de régénérations après ses morts. Un visage patricien, cireux, long, avec un nez fait pour vous obliger à baisser les yeux. Elle était au moins aussi âgée que moi, malgré ses vingt-deux ans apparents. Elle me donnait l’impression d’avoir choisi cet âge pour ses réserves d’énergie illimitées.

Elle n’a pas daigné se lever à mon approche, se contentant de me saluer d’un vague hochement de tête. Les autres adhocs, divisés en petits groupes, restaient penchés sur leurs terminaux. Tous avaient le masque de raton laveur, l’expression de fanatique manquant de sommeil, même Debra, qui réussissait à avoir l’air à la fois nonchalante et emballée.

C’est toi qui m’as fait tuer ? me suis-je demandé en la regardant. Après tout, elle était morte des dizaines, voire des centaines de fois. Ça n’avait peut-être pas beaucoup d’importance pour elle.

« Salut, ai-je lancé d’un ton joyeux. Tim nous a proposé de nous faire visiter ! Tu connais Dan, je crois ? »

Debra lui a adressé un hochement de tête. « Oui, bien sûr. Dan et moi sommes copains, pas vrai ?

— Bonsoir, Debra », a répondu Dan avec un impassible visage de joueur de poker.

Depuis que Lil l’avait mis au courant des menaces pesant sur la Mansion, il fréquentait les adhocs de Debra afin d’essayer de récupérer des informations utiles pour nous. Ils le savaient, bien entendu, mais Dan était un garçon plutôt charmant qui travaillait comme un forcené, aussi le toléraient-ils. Il semblait toutefois avoir franchi les bornes en m’accompagnant, comme si ma présence faisait voler en éclats l’aimable fiction selon laquelle il appartenait davantage à l’adhoc de Debra qu’à celle de Lil.

« Je peux leur montrer la démo, Debra ? » s’est enquis Tim.

Debra a levé un sourcil. « Bien entendu, pourquoi pas. Ça va vous plaire, les gars. »

Tim nous a fait passer dans les coulisses, là où, avant, Lil et moi travaillions sur les Animatroniques et nous pelotions en douce. Tout avait été démoli, rangé, empilé. Ils n’avaient pas perdu une seconde… ils avaient passé la semaine à démanteler une attraction en place depuis plus d’un siècle. La gaze sur laquelle on projetait normalement certaines parties du spectacle gisait sur le sol, maculée de crasse, d’empreintes de pied, d’huile.

Tim m’a montré un terminal de sauvegarde à demi assemblé. L’appareil n’avait pas de boîtier et un grand nombre de claviers sans fil, de pointeurs et de gants étaient éparpillés autour. On aurait dit un prototype.

« Voilà notre liaison montante. Pour l’instant, on a une démo qui tourne dessus : un vieux discours de Lincoln, avec le montage sur la guerre de Sécession. Branchez-vous sur l’accès visiteurs, que je vous transfère l’image-mémoire. C’est dément. »

J’ai activé ma VTH et me suis connecté sur l’accès visiteurs. Quand Tim a pointé un doigt vers le terminal, mon cerveau s’est empli de l’essence de Lincoln : la moindre nuance de son discours, ses tics gestuels méticuleusement recensés, ses verrues, sa barbe, son pardessus. Un moment, j’ai presque eu l’impression d’être Lincoln, puis cette impression s’est évanouie. Mais je sentais s’attarder sur ma langue le goût cuivré du tir d’artillerie et du tabac à chiquer.

J’ai reculé en chancelant. Mon esprit fourmillait de sensations flashées, de sensations riches et détaillées. J’ai compris tout de suite que le Hall Of Presidents de Debra aurait du succès.

Dan a lui aussi testé la liaison. Tim et moi avons vu l’émerveillement remplacer le scepticisme sur son visage. Tim m’a regardé d’un air interrogateur.

« C’est vraiment bien, ai-je convenu. Vraiment, vraiment bien. Émouvant. »

Tim a rougi. « Merci ! C’est moi qui ai programmé la gestalt… c’est ma spécialité. »

Debra a pris la parole dans son dos… elle s’était approchée pendant que Dan testait la démo. « J’ai eu l’idée à Pékin, au moment où je mourais beaucoup. Se faire implanter des souvenirs, ça a un côté merveilleux, comme si on façonnait vraiment son cerveau. J’adore la clarté synthétique de tout ça. »

Tim a fait la moue. « Ça n’a rien de synthétique, a-t-il affirmé en se tournant vers moi. C’est agréable et feutré, non ? »

Sentant la présence d’écueils politiques, je préparais ma réplique quand Debra a dit : « Tim n’arrête pas d’essayer de rendre tout ça plus impressionniste, moins informatique. Il a tort, bien entendu. On ne cherche pas à simuler la visualisation du spectacle… on veut la transcender. »

Tim a hoché la tête à contrecœur. « La transcender, bien entendu. Mais on fait ça en rendant l’expérience humaine, en mettant un instant les gens dans la peau des présidents. Ça fonctionne à l’empathie. Quel intérêt de flasher une poignée de faits austères dans le cerveau de quelqu’un ? »

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