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Quand je suis enfin retourné au Parc, trente-six heures plus tard, Lil n’était pas revenue à la maison. Si elle avait essayé d’appeler, elle avait obtenu ma boîte vocale… je ne pouvais pas répondre à mon téléphone. J’apprendrais par la suite qu’elle n’avait pas essayé de me joindre du tout.

J’ai occupé ces trente-six heures tour à tour à broyer du noir, à boire et à élaborer de terribles et irrationnelles vengeances contre Debra pour m’avoir tué, pour avoir détruit mon couple, pris mon bien-aimé Hall Of Presidents (du moins le chérissais-je après coup) et menacé la Mansion. Malgré mes idées confuses, j’avais conscience de me montrer très peu productif et ne cessais de me promettre de me secouer, de prendre une douche, d’avaler des dégrisants et d’aller reprendre le travail à la Mansion.

Je rassemblais justement l’énergie nécessaire quand Dan est entré.

« Nom de Dieu », a-t-il lâché, stupéfait. Je suppose que je ne devais guère paraître ragoûtant, affalé en sous-vêtements sur le canapé, pas frais, flasque, les yeux injectés de sang.

« Salut Dan. Ça roule ? »

Il m’a décoché un de ses regards désabusés brevetés et j’ai eu l’impression de la même inversion de rôles qu’à l’université de Toronto, à l’époque, quand il était devenu l’autochtone et moi l’intrus. C’était lui le type équilibré à la beauté désabusée et moi le lamentable demandeur ayant épuisé tout son capital de réputation. Par habitude, j’ai consulté mon whuffie et, quelques instants plus tard, j’ai cessé d’être surpris par mon score navrant pour m’étonner de parvenir à le consulter. J’étais revenu en ligne !

« Eh bien, qu’est-ce que tu dis de ça ? » ai-je lancé en considérant mon pitoyable whuffie.

– De quoi ? »

J’ai contacté sa cochlée. « Mes systèmes se sont rétablis », ai-je subvocalisé.

Il a sursauté. « T’étais hors ligne ? »

J’ai bondi hors du canapé et improvisé une petite gigue en sous-vêtements. « Je l’étais, mais c’est fini. » Je ne m’étais pas senti aussi bien depuis plusieurs jours, je me sentais prêt à affronter le monde… ou du moins Debra.

« Laisse-moi prendre une douche, puis allons aux labos d’Imagineering. J’ai une putain d’idée. »


Comme je l’ai expliqué à Dan dans la voiturette, mon idée consistait à réhabiliter de manière préventive la Mansion. Saboter le Hall avait été une mauvaise idée, une idée stupide, qui ne m’avait rapporté que ce que je méritais. Tout le principe de la Société Bitchun consistait à se montrer plus honorable que les autres adhocs, à réussir au mérite et non par la supercherie, malgré les assassinats et autres.

Une rénovation de la Mansion, donc.

« À l’époque de celle de Disneyland, en Californie », ai-je expliqué, « juste derrière le premier virage des Doom Buggies, un type en armure bondissait hors de sa cachette pour flanquer une trouille bleue aux visiteurs qui passaient. Bien entendu, ça n’a pas duré : de surprise, les touristes réagissaient souvent en frappant le pauvre gars, et on ne se sent guère longtemps à son aise dans une armure. »

Dan a poussé un gloussement appréciateur. La Société Bitchun avait pratiquement fait disparaître toutes les tâches ennuyeuses et répétitives, et celles restant – tenir un bar, laver les toilettes – rapportaient un max de whuffie et une vie d’oisiveté dans vos heures libres.

« Mais ce type en armure, il pouvait improviser. Ce qui donnait un spectacle un peu différent chaque fois. Regarde le boniment des castmembers sur Jungleboat Cruise : ils ont chacun leur baratin, leurs blagues, du coup le spectacle vaut la peine alors que les Animatroniques ne sont pas terribles.

— Tu comptes remplir la Mansion de castmembers en armure ? » a demandé Dan en secouant la tête.

J’ai écarté ses objections d’un geste, si bien que la voiturette a fait une embardée terrifiante pour un groupe de visiteurs effectuant le tour des lieux en bicyclettes de location. « Non », ai-je répondu en adressant d’un autre geste mes excuses aux touristes blêmes de peur. « Pas du tout. Mais si tous les Animatroniques avaient des opérateurs humains, des télécontrôleurs travaillant avec des waldos ? On les laisse interagir avec les visiteurs, leur parler, leur faire peur… On se débarrasse des Animatroniques existants et on les remplace par des robots à mobilité totale, qu’on fait manipuler par l’intermédiaire du Réseau. Pense au whuffie ! On pourrait mettre, disons, mille opérateurs en ligne à la fois, dix équipes par jour, tous entichés de la Mansion. On récompense les performances exceptionnelles, on base les équipes sur un vote populaire. Ça revient à augmenter le débit de la Mansion de dix mille personnes par jour, sauf que ce sont des castmembers honoraires.

— Pas mal du tout. Très Bitchun. Debra a beau avoir l’IA et le flashage, toi, tu auras l’interaction humaine, grâce aux plus grands fans de la Mansion du monde…

— Les mêmes fans que Debra aura à convaincre pour s’attaquer à la Mansion. Vachement élégant, hein ? »


Pour commencer, il fallait appeler Lil, se rabibocher avec elle et lui vendre l’idée. Sauf que ma cochlée était à nouveau hors ligne. Mon humeur a commencé à se gâter, et j’ai demandé à Dan d’appeler Lil pour moi.

Nous l’avons retrouvée à l’Imagineering, un énorme ensemble de préfabriqués en aluminium peints en vert Go-Away{Vert spécial qui se fond dans le paysage.} bondé d’inventeurs fous depuis l’arrivée de la Société Bitchun à Disney World. Les adhocs qui avaient construit un service d’Imagineering en Floride et le dirigeaient désormais étaient les moins politiques du Parc, le genre classique blouse blanche et écritoire à pince prêt à collaborer avec n’importe qui ayant un projet cool. Ils ne se souciaient pas du whuffie parce qu’ils en avaient accumulé jusque par-dessus la tête.

Lil travaillait avec Suneep, alias M. Miracle pour les Produits Dérivés. Il pouvait concevoir, prototyper et produire un souvenir plus vite que n’importe qui : t-shirt, sculpture, stylo, jouet, article ménager… c’était le roi. Installés face à face sur une table, au milieu d’un labo grand comme un terrain de basket et encombré de babioles promotionnelles logomarquées, Lil et lui collaboraient sur leurs VTH en papotant tandis que leurs yeux dansaient sur d’invisibles écrans.

À notre arrivée dans le labo, Dan s’est joint à la réflexion dans l’espace collaboratif, me laissant seul à l’extérieur. Il a manifestement été ravi par ce qu’il a vu.

Je lui ai donné un coup de coude. « Sors une copie papier. »

Au lieu de s’apitoyer sur mon sort, il a tapé quelques commandes sur un clavier virtuel, et une imprimante a entrepris de cracher des pages dans un coin du labo. N’importe qui d’autre en aurait fait toute une affaire, lui s’est contenté de m’inclure dans la discussion.

S’il me fallait des preuves que Lil et moi étions faits l’un pour l’autre, les projets auxquels elle avait pensé avec Suneep auraient largement suffi. Elle avait réfléchi exactement de la même manière que moi… à des souvenirs soulignant la dimension humaine de la Mansion. Il y avait des Animatroniques miniatures des Fantômes Autostoppeurs dans une boîte à lumière noire, avec leurs squelettes robotiques visibles sous leurs habits de plastique, ainsi que des figurines communiquant par IR, si bien qu’en placer deux à proximité l’une de l’autre déclenchait des comportements inspirés par la Mansion : le grand corbeau croassait, la tête de Madame Leota lançait des incantations, les bustes chantants chantaient. Elle avait aussi conçu une tenue officielle à partir du costume des castmembers, coupée dans le style élégant de l’année.

Je veux dire par là que c’était de bons produits dérivés. J’imaginais le nouveau lancement de la Mansion, six mois plus tard, pleine d’avatars robotiques de fans habitant un peu partout sur le globe, avec le chariot de souvenirs de Madame Leota débordant de babioles sensationnelles et des acteurs humains qui déambulaient dans la zone d’attente pour improviser avec les visiteurs…

Lil est sortie de son état médiat pour me regarder d’un air mécontent étudier les sorties papier avec des hochements de tête enthousiastes.

« C’est assez passionné pour toi ? » m’a-t-elle sèchement jeté.

J’ai senti le rouge m’envahir le visage et les oreilles. Je ressentais quelque chose entre la honte et la colère, et me suis souvenu qu’ayant plus d’un siècle qu’elle il me revenait de montrer de la maturité. En plus, c’était moi qui avais commencé la dispute.

« Putain, c’est fantastique, Lil », ai-je dit. Ce qui n’a pas eu l’air de l’amadouer. « Vraiment de première. J’ai eu une super-idée… » Je lui ai expliqué, les avatars, les robots, la rénovation. Son regard s’est radouci et elle a commencé à prendre des notes, à sourire, à montrer ses fossettes, des petites rides aux coins de ses yeux bridés.

« Ce n’est pas facile », a-t-elle fini par dire. Suneep, qui faisait poliment semblant de ne pas écouter, n’a pu s’empêcher de hocher la tête. Dan non plus.

« Je sais bien », ai-je admis. Mon visage m’a semblé encore plus brûlant. « Mais justement… ce que fait Debra n’a rien de facile non plus, c’est risqué, dangereux. Mais ils en sont sortis meilleurs, son adhoc et elle… plus malins. » Plus malins que nous, en tout cas. « Ils peuvent prendre très vite ce genre de décisions et les mettre en œuvre tout aussi vite. Il faut qu’on en soit capables aussi. »

Préconisais-je vraiment de ressembler davantage à Debra ? Les mots m’étaient sortis tous seuls de la bouche, mais j’ai réalisé que j’avais raison… il fallait battre Debra à son propre jeu, devenir encore plus perfectionnés que ses adhocs.

« Je comprends où tu veux en venir », a affirmé Lil. Je voyais bien qu’elle était bouleversée : elle avait repris une manière de parler de castmember. « C’est une excellente idée. Je pense que nous avons une bonne chance de la réaliser si nous la soumettons au groupe, après avoir effectué les recherches, élaboré les plans, déterminé le chemin critique et demandé en privé l’avis de quelques-uns des adhocs. »

J’ai eu l’impression de nager dans de la mélasse. À la vitesse à laquelle bougeait l’adhoc de Liberty Square, on en serait à l’audit officiel des spécifications pendant que Debra démolirait la Mansion autour de nous. J’ai donc tenté une tactique différente.

« Suneep, tu as déjà participé à des réhabilitations, je crois ? »

Il a lentement hoché la tête, une expression prudente sur le visage, comme un animal apolitique attiré dans un débat politique.

« D’accord, alors dis-moi, si on venait te voir avec ce plan en te demandant de nous préparer un calendrier de production… un sans le moindre audit, il s’agit juste de prendre l’idée, de prévoir ce qu’il y a à faire… et de le faire. Combien de temps ça te prendrait ? »

Lil a eu un sourire guindé. Elle avait déjà eu affaire à l’Imagineering par le passé.

« Environ cinq ans, a répondu Suneep presque aussitôt.

— Cinq ans ? me suis-je étranglé. Pourquoi cinq ans ? Les gens de Debra ont remanié le Hall en un mois !

— Ah, attends… Aucun audit du tout ?

— Aucun. Tu fournis juste la meilleure solution que tu trouves, et tu la mets en œuvre. Sachant qu’on peut te fournir à volonté en personnel qualifié travaillant en trois-huit. »

Il a roulé des yeux et compté sur ses doigts tout en marmonnant dans sa barbe. C’était un homme grand et mince avec une crinière de cheveux bruns bouclés que, tout en réfléchissant, il a machinalement lissée de ses doigts étonnamment boudinés.

« Environ huit semaines. Sauf accident, en supposant des pièces détachées standard, une main-d’œuvre illimitée, une direction compétente, une disponibilité matérielle… » Il s’est interrompu, ses doigts courts se tortillant tandis qu’il activait une VTH pour commencer à dresser une liste.

« Attends un peu », est intervenue Lil, inquiète, « comment es-tu passé de cinq ans à huit semaines ? »

Ç’a été mon tour de sourire avec suffisance. J’avais déjà vu de quelle manière travaillait l’Imagineering quand on la laissait construire des prototypes et des maquettes conceptuelles… Je savais que le véritable goulot d’étranglement, c’étaient les révisions et audits continuels, le consensus toujours fluctuant de la conscience collective de l’adhoc qui leur commandait le travail.

« Eh bien », a expliqué Suneep, l’air penaud, « si j’ai juste à m’assurer que mes plans sont bons et que mes constructions ne vont pas s’écrouler, je peux progresser très vite. Bien entendu, mes plans ne sont pas parfaits. Il arrive qu’au milieu d’un projet quelqu’un me suggère une nouvelle fioriture ou une nouvelle approche qui améliore considérablement le tout. Dans ce cas, je reviens à la planche à dessin… Donc, je commence par passer un bon moment sur ma planche à dessin, je demande leur avis à d’autres Imagineers, aux adhocs, aux groupes types et au Réseau. Puis on fait des audits à chaque étape de la construction, on regarde si quelqu’un a eu une super-idée à laquelle on n’a pas pensé et on l’incorpore, ce qui oblige parfois à revenir en arrière.

« C’est lent, mais ça fonctionne. »

Lil était troublée. « Mais si tu peux mener à bien une révision complète en huit semaines, pourquoi ne pas juste la terminer, puis préparer une autre révision, faire celle-là en huit semaines, et ainsi de suite ? Pourquoi prendre cinq ans avant que quelqu’un puisse se servir de l’attraction ?

— Parce que c’est comme ça que ça marche, ai-je dit à Lil. Mais pas comme ça qu’il faut que ça marche. C’est de cette manière que nous allons sauver la Mansion. »

Je me sentais sûr de moi, je ne doutais pas d’avoir raison. L’adhocratie était une excellente chose, une chose Bitchun, mais l’organisation avait besoin d’un petit rayon de braquage… qui serait encore plus Bitchun.

« Lil », ai-je affirmé en la regardant dans les yeux, en essayant de graver mon point de vue en elle, « il faut qu’on le fasse. C’est notre seule chance. On va recruter des centaines de gens qu’on va faire venir en Floride travailler sur la rénovation. On donnera à chaque fan de la Mansion de la planète une chance de participer, et on en recrutera ensuite pour y travailler, pour manipuler le matériel de téléprésence. On aura la bénédiction des plus grands super-prescripteurs du monde, et on construira plus vite et mieux que ce qu’une adhoc a jamais construit, sans trahir la vision des Imagineers d’origine. Ce sera méchamment Bitchun. »

Lil a baissé les yeux et a rougi à son tour. Elle a marché de long en large, les mains ballantes. Je voyais qu’elle m’en voulait encore, mais qu’elle était en même temps emballée, effrayée, et… passionnée.

« Ce n’est pas moi qui décide, tu sais », a-t-elle enfin répondu sans cesser son va-et-vient. Dan et moi avons échangé des sourires malicieux. Elle marchait.

« Je sais », ai-je reconnu. Alors que c’était pourtant bien elle qui décidait, enfin, presque… son opinion comptait beaucoup dans l’adhoc de Liberty Square : elle connaissait les systèmes sur le bout des doigts, prenait des décisions aussi bonnes que raisonnables, et gardait la tête froide en situation de crise. Ce n’était pas une tête brûlée. Pas le genre à préconiser des changements radicaux. Ce plan consumerait cette réputation et le whuffie qui allait avec, mais le temps que ça se produise, elle aurait récupéré beaucoup de whuffie avec la nouvelle adhoc, forte de milliers de personnes.

« Je veux dire, je ne peux rien garantir. J’aimerais étudier les plans que réalisera l’Imagineering, procéder à quelques simulations… »

J’ai voulu protester, lui rappeler que tout reposait sur la rapidité, mais elle m’a coiffé au poteau.

« … mais je ne le ferai pas. Il faut foncer. Je marche. »

Elle ne m’a pas serré dans ses bras, ne m’a pas embrassé ni dit que tout était pardonné, mais elle avait été convaincue, ce qui suffisait.


Mes systèmes se sont rétablis dans le courant de la journée, mais je m’en suis à peine aperçu, tant j’étais occupé par la nouvelle Mansion. Merde, c’était vraiment audacieux : depuis l’ouverture de la première Mansion, en 1969 en Californie, personne n’avait jamais eu le cran d’y toucher vraiment. Bon, d’accord, Phantom Manor, la version parisienne, propose un scénario un peu différent, mais il ne s’agissait guère à l’époque que d’une variation mineure destinée à satisfaire le marché européen. Personne ne voulait bousiller la légende.

Mais qu’est-ce qui rendait la Mansion si chouette, au juste ? J’avais visité Disney World de très nombreuses fois avant de m’y installer et, pour dire la vérité, la Mansion n’avait jamais été mon attraction préférée.

Mais quand je suis retourné à Disney World, moi-même en personne, abruti par le vol de trois heures en tempsréel depuis Toronto, la foule m’a conduit à elle.

Je suis un compagnon de visite vraiment épouvantable, dans les parcs à thèmes. Depuis mon enfance où, petit vaurien, je m’insinuais dans la cohue des quais de métro avant de me glisser sur le seul siège disponible d’un wagon bondé, Battre La Foule m’obsède.

Aux tout débuts de la Société Bitchun, j’ai connu un joueur de black-jack, un compteur compulsif de cartes, un idiot savant des statistiques. Cet ingénieur modeste et dodu avait connu une modeste réussite en fondant une start-up de haute technologie ayant elle-même eu son petit succès en faisant quelque chose d’ésotérique avec des agents logiciels. Malgré ce succès modeste, il était fabuleusement riche : il n’avait jamais eu besoin de chercher le moindre financement pour sa société, dont il possédait toutes les parts quand il l’a revendue pour une montagne d’argent. Son secret, c’était le feutre vert des tables de Las Vegas, où il partait en pèlerinage à chaque faiblesse de son compte en banque, histoire de compter les figures et les dix, de calculer ses chances et de Battre La Banque.

Bien longtemps après avoir vendu sa société informatique, bien longtemps après avoir assuré ses arrières, il revêtait des déguisements idiots pour rejoindre les tables de black-jack, où il jouait main après main pour le seul plaisir de Battre La Banque. Pour lui, c’était une simple question de plaisir cérébral, une rasade de jus de bonheur chaque fois que le croupier sautait ou que lui-même doublait sur tout un sabot de figures.

Je n’avais jamais ne serait-ce qu’acheté un ticket de loterie, mais j’ai aussitôt attrapé sa manie, sauf que pour moi il fallait Battre La Foule, trouver le chemin de moindre résistance, remplir les intervalles, deviner la file d’attente la plus rapide, esquiver la circulation, changer de voie pour gagner un cheveu… évoluer avec précision, grâce et, pardessus tout, opportunisme.

Le jour de ce retour décisif, je suis allé planter ma tente au Fort Wilderness Campground, le camping de Disney World, et j’ai presque couru à l’embarcadère prendre le ferry pour aller au Parc.

Il n’y avait pas trop de monde jusqu’à ce que j’approche des caisses, devant l’entrée principale. Réprimant mon premier réflexe (foncer à la file la plus éloignée en devançant les gens arrivés avec moi en ferry, dans l’application de la méthode empirique qui déterminait l’attente la plus courte), je me suis arrêté le temps de procéder à une rapide inspection visuelle des vingt kiosques et d’évaluer la composition de la file d’attente de chacun. Avant Bitchun, je me serais surtout intéressé à l’âge des gens mais, celui-ci n’étant plus guère significatif que de leur apparence, j’ai préféré examiner avec soin leur manière d’attendre, leur mise et, plus que tout, leur chargement.

Rien ne vous en révèle davantage sur les capacités d’une personne à négocier efficacement les complexités d’une file d’attente que ce qu’elle transporte… il faudrait que davantage de monde en ait conscience. Le cas classique demeure bien entendu celui du citoyen à vide, d’une personne sans même un petit sac à bandoulière ou une sacoche banane. Aux yeux du profane, un tel spécimen peut paraître le garant d’une transaction rapide, mais une étude informelle m’avait conduit à la conclusion que ces braves iconoclastes étaient souvent les plus inconstants de tous, souriant avec une perplexité bovine, tâtant leurs poches dans leur recherche infructueuse de quelque chose pour écrire, d’une pièce d’identité, d’une carte-clé, d’une patte de lapin, d’un rosaire, d’un sandwich au thon.

Non, à mon avis, il faut toujours choisir ce que j’appelle les Inquiets de la Route, qui ont tendance à se barder avec soin de quatre ou cinq contenants de diverses sortes, depuis les proéminentes poches cargo jusqu’aux malignes petites sacoches Velcro de type militaire munies de fermetures à accord biométrique. C’est la considération ergonomique accordée à ces transports qu’il convient de surveiller : sont-ils équilibrés, sont-ils disposés de manière à minimiser leur gêne et maximiser leur facilité d’accès ? Quelqu’un qui a apporté un tel soin à son équipement va sans doute profiter de son attente dans la file pour déterminer tout ce dont il aura besoin arrivé au bout de celle-ci, et le tiendra prêt pour que l’opération se déroule le plus vite possible une fois son tour venu.

C’est une évaluation délicate à cause de la présence d’imposteurs ayant la même apparence, des goinfres d’équipement qui emportent tout par manque des capacités organisationnelles leur permettant de déterminer ce dont ils devraient se munir… ils ont tout autant tendance à se barder de sacs, pochettes et sacoches, mais c’est l’efficacité de ceux-ci qui sera révélatrice. Ces mules à bagages ploieront sous leur charge, jonglant avec ceci et cela en remontant des sangles trop lâches sur leurs épaules.

J’ai repéré une file constituée d’un groupe d’Inquiets de la Route, une file un peu plus longue que les autres. Je m’y suis joint néanmoins et j’ai observé avec des tics nerveux la progression de ma file par rapport aux autres que j’aurais pu choisir. Les faits ont confirmé mon évaluation, ce qui était de bon augure pour un Disney World sans attente, et je flânais sur Main Street, USA, bien avant les personnes arrivées en ferry avec moi.

Revenir à Disney World me donnait l’impression de rentrer au pays. Mes parents m’avaient emmené là pour la première fois quand j’avais rien moins que dix ans, juste au moment où les premières idées de la Société Bitchun s’insinuaient dans la conscience de chacun : la mort de la pénurie, la mort de la mort, la lutte pour réarranger une économie dont le développement ne s’était concentré que sur la pénurie et la mort. J’ai de vagues mais chaleureux souvenirs de ce voyage : l’apaisant climat floridien, un océan de visages souriants ponctué de moments magiques et sombres à bord de wagonnets, longeant un diorama après l’autre.

J’y suis retourné à ma sortie du lycée, et j’ai été impressionné par la richesse des détails, par la grandiose magnificence du Parc. J’y ai passé une semaine tel un bovin abasourdi, à sourire et me promener d’un coin à l’autre. Un jour, je le savais, je viendrais y vivre.

Le Parc est devenu une pierre de touche pour moi, une constante dans un monde où tout changeait. Je n’ai cessé d’y revenir encore et encore, établissant mes racines, communiant avec tous ceux que j’avais été.

Ce jour-là, j’ai papillonné entre les « lands » et les attractions, à la recherche de files d’attente courtes, de l’œil du cyclone qui remplissait le Parc. Je me plaçais en hauteur, debout sur un banc ou perché sur une clôture, pour une reco visuelle de toutes les files en vue, en essayant de repérer les courants dominants dans l’écoulement de la foule, me comportant globalement comme un obsédé. À vrai dire, j’ai sans doute passé autant de temps à observer les files d’attente que je n’en aurais passé à y prendre place comme un bon petit mouton, mais je me suis davantage amusé et j’ai pris plus d’exercice.

La Haunted Mansion connaissait un important passage à vide : la Spectaculaire Parade du Samouraï Virtuel venait de passer dans Liberty Square et se dirigeait vers Fantasyland, entraînant avec elle des hordes de visiteurs, dansant sur les sons japrap de la comique Sushi K et imitant les mouvements du courageux Hiro Protagoniste. Leur départ a transformé Liberty Square en ville fantôme, ce dont j’ai profité pour faire la Mansion cinq fois de suite sans file d’attente.

De la manière dont je le raconte à Lil, je l’ai remarquée d’abord elle, puis la Mansion, mais en réalité, ça s’est produit dans l’autre sens.

Les deux premières fois, j’ai juste profité de l’énergique climatisation et de cette délicieuse sensation de sueur en train de sécher sur ma peau. Mais, à mon troisième passage, j’ai commencé à remarquer que l’attraction était sacrement chouette. Elle ne contenait pas le moindre appareil technique plus évolué qu’un projecteur de film en boucle, mais tout était combiné avec tant d’astuce que l’illusion d’une maison hantée s’avérait parfaite : les fantômes tourbillonnant dans la salle de bal étaient des fantômes, tridimensionnels, éthérés, fantasmatiques. Ceux chantant dans les tableaux vivants comiques étaient tout aussi convaincants, véritablement amusants et en même temps effrayants.

Lors de mon quatrième passage, j’ai remarqué les détails, les yeux hostiles dans le motif du papier peint, le thème répété dans les moulures, les chandeliers, la galerie de photos. J’ai commencé à distinguer les paroles de « Grim Grinning Ghosts{Littéralement : « fantômes lugubres et souriants »} », la chanson répétée d’un bout à l’autre de l’attraction, soit en sinistres notes d’orgue reproduisant troppo troppo le thème principal, soit dans le chant, évoquant celui d’un lutin, produit par les quatre bustes musicaux du cimetière.

C’est une mélodie entraînante, que j’ai fredonnée lors de mon cinquième passage, remarquant cette fois qu’en fait de climatisation énergique il s’agissait de mystérieux courants d’air glacé soufflant dans les pièces quand les esprits vagabonds faisaient sentir leur présence. Quand j’en suis ressorti pour la cinquième fois, je sifflais l’air avec des improvisations jazzy sur un rythme confus.

C’est à ce moment-là que Lil et moi sommes tombés l’un sur l’autre. Elle ramassait un emballage de crème glacée – j’avais vu une dizaine de castmembers ramasser des déchets ce jour-là, j’en avais vu si souvent que je commençais à les imiter. Elle m’a adressé un petit sourire au moment où je retrouvais l’arôme de friture et de désinfectant du Parc, les mains dans les poches, tout à fait satisfait de moi-même après avoir si complètement vécu l’expérience d’une œuvre artistique vraiment belle.

Je lui ai rendu son sourire, parce que j’estimais tout naturel qu’un des rois du whuffie ayant le privilège de s’occuper d’une partie de cette merveilleuse distraction remarque à quel point j’appréciais son travail.

« C’est vraiment, vraiment Bitchun », lui ai-je lancé en admirant les gigantesques montagnes de whuffie que ma VTH lui attribuait.

Le rôle qu’elle jouait ne lui imposait pas de se montrer joyeuse, mais les castmembers de sa génération ne peuvent s’empêcher d’être aimables. Elle a transigé entre un comportement sérieux et son caractère naturellement enjoué avant de me décocher un grand sourire puis de se plier en une révérence de mort-vivant tout en gémissant : « Merci… nous essayons vraiment de la garder pleine d’esprits. »

J’ai poussé un grognement appréciateur, et commencé à le trouver vraiment très mignon, ce petit bout de femme, avec sa tenue pourrissante de bonne et son plumeau qui perdait ses plumes. Elle était si propre, rayonnante, pimpante et heureuse de tout que j’ai eu envie de lui pincer les joues… et les fesses.

La balle étant dans mon camp, je lui ai dit : « Quand laissent-ils partir les goules comme vous ? J’aimerais beaucoup vous emmener boire un zombie ou un bloody mary. »

Ce qui a conduit à un scandaleux badinage et à ce que je l’emmène boire quelques verres à l’Adventurer’s Club, en apprenant son âge au passage, information qui a torpillé mon assurance : je me suis dit qu’on ne pouvait rien avoir à se dire avec une différence d’un siècle.

Quand je dis à Lil que je l’ai d’abord remarquée elle et ensuite la Mansion, l’inverse est donc vrai. Il n’en est pas moins vrai, et je ne lui ai jamais dit, que ce que je préfère dans la Mansion, c’est…

… que j’y ai rencontré Lil.


Dan et moi avons passé la journée à parcourir la Mansion en écrivant des débuts de scripts pour les téléacteurs que nous espérions recruter. Nous étions en plein trip créatif, et les répliques fusaient aussi vite qu’il arrivait à les retranscrire. Difficile de trouver une manière plus géniale de passer le temps que d’amasser des idées avec Dan.

J’étais tout à fait pour qu’on divulgue tout de suite le plan sur le Réseau, histoire d’obtenir suggestions et encouragements de la part de notre cœur de cible, mais Lil a refusé.

Elle allait passer les jours suivants à faire discrètement campagne auprès du reste de l’adhoc, à obtenir du soutien pour l’idée, et mettre des personnes extérieures au courant avant l’adhoc aurait semblé inconvenant.

Parler aux adhocs, les convaincre… je n’avais jamais vraiment maîtrisé ce talent-là. Dan savait très bien le faire, Lil aussi, mais moi, je devais être trop égocentrique pour arriver à développer de réelles capacités conciliatrices. Dans ma jeunesse, je supposais que c’était parce que j’étais plus malin que tout le monde et que je manquais de la patience nécessaire pour expliquer avec des mots simples aux imbéciles les choses qu’ils n’arrivaient pas à comprendre.

En vérité, je suis un type assez brillant, mais loin du génie. Surtout en ce qui concerne les gens. Sans doute à cause de mon obsession de Battre La Foule, sans jamais voir les individus, juste la masse… l’ennemie de l’opportunisme.

Seul, je n’aurais jamais accédé à l’adhoc de Liberty Square. J’y suis arrivé grâce à Lil, bien avant que nous commencions à coucher ensemble. J’avais présumé que ses parents seraient mes meilleurs alliés pour m’intégrer à l’adhoc, mais ils étaient trop blasés, trop décidés à plonger dans le long sommeil pour prêter vraiment attention à un nouveau venu comme moi.

Lil m’a pris sous son aile, m’invitant aux fêtes d’après travail, vantant mes mérites auprès de ses camarades, faisant mine de rien circuler des exemplaires de ma thèse. Et elle se livrait au même travail dans l’autre sens, me chantait avec sincérité les louanges des autres que je rencontrais, afin que je connaisse leurs qualités et ne puisse m’empêcher de les traiter comme des individus. Au fil des ans, j’avais ensuite perdu ce respect à leur égard. Je n’avais guère d’autres copains que Lil, puis Dan après son arrivée, et des e-potes du monde entier. Les adhocs avec qui je travaillais toute la journée me témoignaient une courtoisie de base mais peu d’amitié.

J’imagine qu’ils pouvaient en dire autant de moi. Lorsque je me les représentais en esprit, je voyais une masse anonyme et passive-agressive, trop occupée par le monde guindé de l’obtention de consensus pour réaliser véritablement quoi que ce soit.

Dan et moi avons démarré à toute allure, récupérant sur le Réseau les listes d’adresses des ota-kus de la Mansion un peu partout dans le monde, les intégrant dans une feuille de calcul avec leur fuseau horaire, leur tempérament et, bien entendu, leur whuffie.

« Bizarre », ai-je lancé en levant les yeux du terminal à l’ancienne que j’utilisais – mes systèmes étaient à nouveau hors ligne. Ils fonctionnaient par intermittence depuis désormais deux jours et j’avais l’intention d’aller consulter le médecin, mais n’y arrivais jamais. De temps en temps, saisi d’un sentiment d’urgence, je me souvenais que cela signifiait que ma sauvegarde commençait à dater, mais la Mansion avait toujours priorité.

« Quoi ? » a demandé Dan.

J’ai tapoté l’affichage. « Tu vois ça ? » Il s’agissait d’un site de fans affichant un ensemble de maillages animés en 3D de divers éléments de la Mansion, sous-ensemble d’un immense projet collaboratif lancé des décennies auparavant avec comme objectif de construire une représentation tridimensionnelle du Parc dans ses moindres détails. Je m’étais servi de ces maillages pour élaborer mes propres simulations de tests.

« C’est génial, a estimé Dan. Ce type doit être complètement enragé. » L’auteur des maillages avait minutieusement modelé, enchaîné et animé tous les fantômes de la salle de bal, avec la cinématique nécessaire à l’animation intégrale. Là où un fan « normal » aurait a priori utilisé une bibliothèque de cinématique humaine standard, celui-ci en avait développé spécifiquement une afin que les fantômes évoluent avec une fluidité spectrale n’ayant absolument rien d’humain.

« Qui est-ce ? a demandé Dan. On l’a déjà sur notre liste ? »

J’ai fait défiler l’écran. « Ça c’est le bouquet », a soufflé Dan en découvrant le nom de l’auteur.

Il s’agissait de Tim, le camarade elfe de Debra. Il l’avait mis en ligne une semaine avant mon assassinat.

« Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ? ai-je demandé à Dan même si j’avais quelques idées sur la question.

— Tim est dingue de la Mansion. Je le savais déjà.

— Tu le savais ? »

Il s’est plus ou moins mis sur la défensive. « Bien sûr. Je te l’ai dit à l’époque où tu m’as demandé de traîner avec la bande de Debra. »

Je lui avais demandé de traîner avec Debra, moi ?

Pour autant que je m’en souvenais, la suggestion venait de lui. Je commençais à m’embrouiller avec tout ça.

« Mais qu’est-ce que ça signifie, Dan ? C’est un allié ? On devrait essayer de le recruter ? Ou bien est-ce lui qui a convaincu Debra qu’il fallait s’emparer de la Mansion ? »

Dan a secoué la tête. « Je ne suis même pas sûr qu’elle veuille s’en emparer. Je connais Debra : elle ne s’intéresse qu’à la concrétisation de ses idées dans la réalité, une concrétisation aussi rapide et aussi abondante que possible. Elle choisit soigneusement ses projets. Elle est avide, bien entendu, mais prudente. Elle a eu une excellente idée pour le Hall, et elle s’en est donc emparée. Je ne l’ai jamais entendue parler de la Mansion.

— Évidemment. Elle est prudente. Tu l’avais entendue parler du Hall Of Presidents ? »

Dan a bafouillé. « Pas vraiment… je veux dire, pas explicitement, mais…

— Mais rien, ai-je tranché. Elle veut la Mansion, elle veut le Royaume Enchanté, elle veut le Parc. Elle s’empare de tout, nom de Dieu, et il faut croire que je suis le seul à l’avoir remarqué. »


J’ai révélé mon problème de systèmes à Lil ce soir-là, pendant une dispute. Nous disputer était devenu notre passe-temps habituel du soir, si bien que Dan avait préféré aller dormir dans un des hôtels du Parc.

Bien entendu, celle-là a commencé par ma faute. « On va se faire tuer si on ne se magne pas le cul pour commencer la rénovation », ai-je dit en m’affalant sur le canapé tout en décochant un coup de pied à la table basse éraflée. J’ai perçu l’hystérie et l’aliénation dans ma voix, ce qui m’a mis encore davantage en rogne. J’étais frustré de ne pas pouvoir suivre ce que faisaient Suneep et Dan, et, comme d’habitude, la soirée était trop avancée pour appeler quelqu’un afin de remédier à la situation. Au matin, j’aurais à nouveau oublié.

« Je fais ce que je peux, Jules, a répliqué d’un ton agressif Lil depuis la cuisine. Si tu connais un meilleur moyen, je serais ravie que tu m’en fasses part.

— Arrête tes conneries. Moi, je fais ce que je peux, à planifier les choses. Je suis prêt à y aller. C’était ton boulot de t’occuper des adhocs, mais tu n’arrêtes pas de me dire qu’ils ne sont pas prêts. Ils le seront quand ?

— Nom de Dieu, tu ne veux pas arrêter de rouspéter ?

— Je ne rouspéterais pas si tu faisais avancer les choses, bordel. Tu fais quoi toute la journée, d’ailleurs ? Tu prends tes postes à la Mansion ? Tu ranges les chaises longues sur le Great Titanic Adventure ?

— Je me casse le cul, merde. Cette semaine, j’en ai causé au moins deux fois à chaque adhoc.

— Ouais ouais, bien sûr, ai-je braillé en direction de la cuisine.

— Putain, ne me crois pas sur parole, si tu préfères. Vérifie mon journal d’appels. »

Elle a attendu.

« Eh bien ? Vérifie !

— Plus tard », ai-je temporisé, redoutant où cela allait nous mener.

« Oh non, pas question, a-t-elle répondu en entrant d’un air furieux dans la pièce. Tu ne peux pas me traiter de menteuse et refuser ensuite de regarder les preuves. » Elle a posé d’un air résolu ses mains sur ses petites hanches et m’a fusillé du regard. Elle avait pâli, je pouvais compter toutes les taches de rousseur sur son visage, sa gorge, ses clavicules et le renflement dans le décolleté en V du vieux maillot que je lui avais offert lors d’une excursion à Nassau.

« Eh bien ? » a-t-elle demandé. Elle semblait prête à me tordre le cou.

« Je ne peux pas, ai-je admis en évitant de croiser son regard.

— Mais si tu peux, tiens, je te le mets dans ton répertoire public. »

Elle a eu une expression perplexe quand elle n’est pas parvenue à me localiser sur son réseau. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Alors je lui ai dit. Hors ligne, proscrit, en panne.

« Eh bien, pourquoi n’es-tu pas allé voir le médecin ? Ça fait des semaines, enfin ! Je l’appelle tout de suite.

— Laisse tomber. Je le verrai demain. Inutile de le tirer du lit. »

Mais je ne suis pas allé le voir le lendemain, ni le surlendemain. Trop à faire, et les seuls moments où je me souvenais d’appeler quelqu’un, je me trouvais trop loin d’un terminal public, ou bien il était trop tard, ou trop tôt. Mes systèmes sont revenus en ligne une fois ou deux, et j’étais trop occupé avec les plans pour la Mansion. Lil s’est habituée aux amoncellements de sorties papier dans la maison, à devoir imprimer ses remarques sur mes plans et à les laisser sur ma chaise préférée… à vivre comme avaient vécu les hommes des cavernes de l’ère de l’information, entourés d’arbres morts et d’horloges tictaquant. Être hors ligne m’aidait à me concentrer. Enfin, peut-être vaudrait-il mieux parler d’obsession que de concentration. Jour après jour, je restais assis du matin au soir devant le terminal que j’avais rapporté à la maison, à brasser des plans, à dicter des messages vocaux. Quand on voulait me contacter, il fallait ramener son cul à la maison et me parler.

Mon obsession a pris trop d’ampleur pour que je continue à me disputer avec Lil, si bien que Dan est revenu habiter à la maison et que ç’a été mon tour d’aller dormir à l’hôtel pour ne pas gêner son sommeil avec le crépitement de mon clavier. Lil et lui travaillaient à plein temps à rallier les adhocs à notre cause, et j’ai commencé à avoir l’impression que nous étions enfin en harmonie, sur le point d’atteindre notre but.

Je suis rentré à la maison un après-midi avec une liasse de sorties papier à la main et j’ai fait irruption dans le salon en déversant un flot de paroles sur une variation de mes plans initiaux qui permettrait d’ajouter une troisième section à l’attraction, accroissant le nombre d’équipements de téléprésence qu’on pourrait utiliser sans diminuer le débit.

J’étais en train de discourir quand mes systèmes sont revenus en ligne. Le bavardage public en cours dans la pièce est apparu sur ma VTH.

Ensuite, je vais t’arracher tes vêtements jusqu’au dernier et te sauter dessus.

Et après ?

Je vais te baiser jusqu’à ce que tu en aies les jambes en coton.

Mon Dieu, Lil, t’as vraiment le feu au cul !

Mes yeux se sont fermés, me coupant de tout sauf des lettres brillantes. Elles ont vite disparu. J’ai rouvert les yeux sur Lil, qui rougissait et semblait affolée. Dan, lui, semblait avoir peur.

« Qu’est-ce qui se passe, Dan ? » ai-je tranquillement demandé. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, mais je me sentais calme et indifférent.

« Jules… », a-t-il commencé avant de renoncer et de regarder Lil.

Celle-ci avait entre-temps compris que j’étais à nouveau en ligne, que leur échange de messages n’avait plus rien de secret.

« Alors, Lil, tu t’éclates bien ? » ai-je interrogé.

Elle a secoué la tête et m’a lancé un regard furieux. « Le plus simple est que tu t’en ailles, Julius. Je te ferai parvenir tes affaires à l’hôtel.

— Tu veux que je parte, hein ? Pour pouvoir le baiser jusqu’à ce qu’il en ait les jambes en coton ?

— C’est ma maison, Julius. Je te demande d’en partir. Je te verrai demain au boulot… à l’assemblée générale des adhocs réunie pour voter ou non la rénovation. »

C’était sa maison.

« Lil, Julius…, a commencé Dan.

— C’est entre lui et moi, l’a interrompu Lil. Ne t’en mêle pas. »

J’ai laissé tomber mes papiers… je voulais les lancer, mais je les ai lâchés, floum, j’ai tourné les talons et suis sorti sans prendre la peine de refermer la porte derrière moi.


Dan est arrivé à l’hôtel dix minutes après moi et a frappé à ma porte. Je lui ai ouvert tout transi. Il avait apporté une bouteille de tequila – de ma tequila – de la maison dans laquelle j’avais vécu avec Lil.

Il s’est assis sur le lit, les yeux fixés sur le papier peint logomarqué. Je lui ai pris la bouteille, j’ai récupéré deux verres dans la salle de bains et je les ai remplis.

« C’est ma faute, a-t-il affirmé.

— Je n’en doute pas.

— On s’est mis à boire, un soir, il y a quelques jours de ça. Elle était vraiment bouleversée. Elle ne t’avait pas vu depuis des jours et, quand elle te voyait, tu la faisais flipper. Tu lui parlais avec agressivité. Tu te disputais avec elle. Tu l’insultais.

— Alors tu te l’es faite. »

Il a secoué puis hoché la tête, et a bu une gorgée. « Oui. Il y avait longtemps que…

— Tu as couché avec ma copine, chez moi, pendant que j’avais le dos tourné à cause du travail.

— Jules, je suis désolé. Je l’ai fait, et j’ai continué ensuite. Je suis un bien mauvais ami, pour toi comme pour elle.

« Elle est un peu perdue. Elle voulait que je vienne ici te dire que tout ça n’était qu’une erreur, rien que de la paranoïa de ta part. »

Nous sommes restés assis en silence un long moment. J’ai rempli à nouveau son verre, puis le mien.

« Je ne pouvais pas, a-t-il dit. Je m’inquiète pour toi. Tu n’es pas bien, depuis quelques mois. Je ne sais pas ce qui ne va pas, mais tu devrais aller voir un médecin.

— Je n’ai pas besoin de médecin », ai-je aboyé.

L’alcool avait dissipé mon engourdissement, ne laissant que la brûlure de la colère et de la bile, mes fidèles compagnons. « J’ai besoin d’un ami qui ne saute pas ma copine dès que je tourne le dos. »

J’ai jeté mon verre contre le mur, sur lequel il a rebondi, maculant de tequila le papier peint avant d’aller rouler sous le lit. Dan a sursauté, mais est resté assis. S’il s’était levé, je l’aurais frappé. Dan sait comment se comporter en situation de crise.

« Si ça peut t’être d’une quelconque consolation, a-t-il dit, je m’attends à mourir bientôt. » Il m’a adressé un sourire ironique. « Mon whuffie se porte bien. La rénovation devrait lui faire atteindre des sommets. Je serai prêt à partir. »

Cela m’a arrêté. D’une manière ou d’une autre, j’avais réussi à occulter le fait que Dan, mon grand ami Dan, allait se tuer.

« Tu vas le faire », ai-je dit en m’asseyant près de lui. Je souffrais d’y penser. J’aimais sincèrement ce salopard. Je n’avais peut-être jamais eu de meilleur ami.

On a frappé à la porte. Je l’ai ouverte sans jeter un coup d’oeil par le judas. C’était Lil.

Elle semblait plus jeune que jamais. Jeune, petite et malheureuse. Une remarque narquoise s’est éteinte sur mes lèvres. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras.

Elle est passée devant moi pour rejoindre Dan qui a échappé d’un tortillement à son étreinte.

« Non », a-t-il dit avant de se lever pour aller s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, d’où il a baissé les yeux sur les eaux du Seven Seas Lagoon.

« Dan m’expliquait justement qu’il prévoyait de mourir dans deux mois, ai-je dit. Voilà qui contrarie quelque peu tes plans à long terme, Lil, non ? »

Des larmes ont dévalé sur son visage et elle a semblé se replier sur elle-même. « Je me contenterai de ce que je peux avoir », a-t-elle dit.

Une boule de tristesse s’est formée dans mon gosier et je me suis rendu compte que c’était de perdre Dan, et non Lil, qui me bouleversait le plus.

Prenant Dan par la main, Lil l’a tiré à l’extérieur.

J’imagine que je me contenterai moi aussi de ce que je peux avoir, ai-je pensé.

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