24

Malgré tout, quand Vandoosler entra dans sa chambre suivi de Leguennec le lendemain à huit heures du matin, Marc fut pris de panique.

– C'est l'heure, lui dit Vandoosler. Je dois filer avec Leguennec. Tu n'as qu'à faire comme hier, ça ira très bien.

Vandoosler disparut aussitôt. Marc resta hébété dans son lit, avec l'impression d'avoir échappé de justesse à une inculpation. Mais jamais le parrain n'avait été chargé de le réveiller. Il devenait cinglé, Vandoosler le Vieux. Non, ce n'était pas ça. Pressé d'accompagner Leguennec, il lui avait signifié de reprendre la surveillance en son absence. Le parrain ne tenait pas Leguennec au courant de toutes ses combines. Marc se leva, passa sous la douche et descendit au réfectoire du rez-de-chaussée. Déjà debout depuis on ne sait quelle heure, Mathias rangeait des bûches dans la caisse à bois. Il n'y avait vraiment que lui pour se lever à l'aube alors que personne ne le lui demandait. Abruti, Marc se fit un café serré.

– Tu sais pourquoi Leguennec est venu? lui demanda Marc.

– Parce qu'on n'a pas le téléphone, dit Mathias. Ça l'oblige à se déranger chaque fois qu'il veut parler à ton oncle.

– Ça, je l'ai compris. Mais pourquoi si tôt? Il t'a dit quelque chose?

– Rien du tout, dit Mathias. Il avait la tête du Breton préoccupé par l'annonce d'un coup de vent mais je suppose qu'il est souvent comme ça, même sans coup de vent. Il m'a fait un petit signe de la tête et a filé dans l'escalier. J'ai cru l'entendre râler contre cette baraque sans téléphone et à quatre étages. C'est tout.

– Il va falloir attendre, dit Marc. Et moi, il faut que je reprenne mon poste à la fenêtre. Pas de quoi se marrer. Je ne sais pas ce qu'il espère, le vieux. Des femmes, des hommes, des parapluies, le facteur, le gros Georges Gosselin, c'est tout ce que je vois passer.

– Et Alexandra, dit Mathias.

– Tu la trouves comment? demanda Marc, hésitant.

– Adorable, dit Mathias.

Satisfait et jaloux, Marc posa sur un plateau sa tasse et deux tranches de pain coupées par Mathias, monta le tout jusqu'au second étage et tira un tabouret haut jusqu'à la fenêtre. Au moins ne serait-il pas debout toute la journée.

Ce matin, il ne pleuvait pas. Une lumière de juin très correcte. Avec de la chance, il pourrait voir à temps Lex sortir pour conduire son fils à l'école. Oui, juste à temps. Elle passa, la démarche un peu endormie, tenant par la main Cyrille qui avait l'air de lui raconter des tas d'histoires. Comme hier, elle ne leva pas la tête vers la baraque. Et, comme hier, Marc se demanda pourquoi elle l'aurait fait. D'ailleurs c'était mieux ainsi. Si elle l'avait aperçu posté immobile sur un tabouret en train de bouffer du pain beurré en regardant la rue, cela n'aurait sans doute pas été à son avantage. Marc ne repéra pas la voiture de Pierre Reli-vaux. Il avait dû partir tôt ce matin. Honnête travailleur ou assassin? Le parrain avait dit que l'assassin était un tueur. Un tueur, c'est quand même autre chose, moins minable et bien plus dangereux. Ça fout plus la trouille. Marc ne trouvait pas à Relivaux l'étoffe d'un tueur et il n'en avait pas peur. Tiens, Mathias, en revanche, aurait été parfait. Grand, vaste, solide, imperturbable, homme des bois, idées silencieuses et parfois saugrenues, fin connaisseur d'opéra sans qu'on s'en doute. Oui, Mathias aurait été parfait.

De petite pensée en petite pensée, il fut neuf heures et demie. Mathias entra pour lui rendre sa gomme. Marc lui dit qu'il le verrait très bien en tueur et Mathias haussa les épaules.

– Ça marche, ta surveillance?

– Zéro, dit Marc. Le vieux est cinglé et moi j'obéis à sa folie. Ça doit être de famille.

– Si jamais ça dure, dit Mathias, je te monterai un déjeuner avant de partir au Tonneau.

Mathias ferma doucement la porte et Marc l'entendit s'installer à son bureau à l'étage en dessous. Il changea de position sur son tabouret. Il lui faudrait prévoir un coussin pour l'avenir. Il s'imagina un instant bloqué pour des années devant sa fenêtre, installé dans un fauteuil spécial, capitonné pour l'attente inutile, avec Mathias comme seul visiteur avec des plateaux. La femme de ménage de Relivaux entra avec sa clef à dix heures. Marc reprit le tortillon de ses petites pensées. Cyrille avait le teint mat, les cheveux qui bouclaient, le corps rond. Peut-être le père était-il gros et rnoche, pourquoi pas? Merde. Qu'est-ce qu'il avait à penser toujours à ce type? Il secoua la tête, regarda à nouveau vers le front Ouest. Le jeune hêtre était flo rissant. L'arbre était content qu'on soit en juin. Marc n'arrivait pas non plus à oublier cet arbre et il semblait bien être le seul dans son cas. Encore qu'il avait vu Mathias s'arrêter l'autre jour devant la grille de Relivaux et regarder de côté. Il lui avait semblé qu'il observait l'arbre, ou plutôt le pied de l'arbre. Pourquoi Mathias expliquait-il si peu ce qu'il faisait? Mathias savait sur la carrière de Sophia des quantités de choses inouïes. Il savait qni elle était quand elle était venue les voir la première fois. Ce type savait des tas de trucs et il ne les disait jamais. Marc se promit, dès que Van-doosler lui laisserait" quitter son tabouret, d'aller un jour rôder près de l'arbre. Comme l'avait fait Sophia.

Il vit passer une dame. Il nota: «10 h 20: une dame affairée passe avec son panier à provisions. Qu'y a-t-il dans le panier?» II avait décidé de noter tout ce qu'il voyait pour moins s'emmerder. Il reprit sa feuille et ajouta: «En fait, ce n'est pas un panier, c'est ce qu'on appelle un cabas. "Cabas" est un drôle de mot, qui n'est plus réservé qu'aux vieilles gens et à la province. Voir son étymologie.» Cette idée de rechercher l'étymologie du mot «cabas» réveilla un peu son énergie. Cinq minutes plus tard, il reprit sa feuille. C'était une matinée très agitée. Il nota: «10 h 25: un type efflanqué sonne chez Relivaux.» Marc se redressa brusquement. C'était vrai, un type efflanqué sonnait chez Relivaux, un type qui n'était ni le facteur, ni le releveur de l'E.D.F. ni un gars du coin.

Marc se leva, ouvrit sa fenêtre et se pencha. Beaucoup d'énervement pour pas grand-chose. Mais à force que Vandoosler attache tant d'importance à cette surveillance de la crotte de pigeon, Marc se sentait gagné à son insu par l'importance de sa mission de guetteur et commençait à confondre crotte de pigeon et pépite d'or. Ce qui fait que ce matin, il avait piqué chez Mathias des jumelles de spectacle. Preuve que Mathias avait dû aller sérieusement à l'Opéra. Il ajusta ses petites jumelles et scruta. C'était un type, donc. Avec une sacoche de professeur, un pardessus clair et propre, des cheveux rares, une silhouette de long maigre. La femme de ménage lui ouvrit et, aux mouvements qu'elle faisait, Marc comprit qu'elle disait que mon-sieur n'était pas là, qu'il faudrait revenir une autre fois. Le type efflanqué insistait. La femme de ménage reprit ses dénégations et accepta la carte que le type avait sortie de sa poche et sur laquelle il avait griffonné quelque chose. Elle ferma la porte. Bon. Un visiteur pour Pierre Relivaux. Aller voir la femme de ménage? Demander à lire la carte de visite? Marc écrivit quel-ques notes sur sa feuille. En relevant les yeux, il vit que le type n'était pas parti, qu'il faisait du surplace devant la grille, indécis, déçu, réfléchi. Et s'il était venu pour Sophia? Finalement, il repartit en balançant sa sacoche. Marc se leva d'un bond, dévala l'escalier, cou-rut jusqu'à la rue où il rattrapa le type maigre en quelques foulées. Depuis le temps qu'il se figeait à sa fenêtre, il n'allait pas laisser échapper le premier événement dérisoire qui lui tombait du ciel.

– Je suis son voisin, dit Marc. Je vous ai vu sonner. Est-ce que je peux être utile?

Marc était essoufflé, il tenait toujours à la main son stylo. Le type le regarda avec intérêt, et même, sembla-t-il à Marc, avec un certain espoir.

– Je vous remercie, dit le type, je voulais voir Pierre Relivaux, mais il n'est pas là.

– Repassez ce soir, dit Marc. Il rentre vers six ou sept heures.

– Non, dit le type, sa femme de ménage m'a dit qu'il était parti en déplacement pour quelques jours et qu'elle ne savait pas où, ni quand il rentrerait. Peut-être vendredi, ou samedi. Elle ne peut pas dire. Cela m'ennuie beaucoup, je viens de Genève.

– Si vous voulez, dit Marc, anxieux à l'idée de voir disparaître son événement dérisoire, je peux tâcher de me renseigner. Je suis sûr d'obtenir l'information très vite.

Le type hésita. Il avait l'air de se demander ce que Marc venait faire dans ses affaires.

– Avez-vous une carte de téléphone? demanda Marc.

Le type hocha la tête et le suivit sans réelle résistance jusqu'à une cabine au coin de la rue.

– C'est que je n'ai pas le téléphone, expliqua Marc. – Ah bon, dit le type.

Une fois dans la cabine, surveillant l'efflanqué d'un œil, Marc demanda les renseignements et le numéro d'appel du commissariat du 13e arrondissement. Coup de chance, ce stylo. Il nota le numéro sur sa main et appela Leguennec.

– Passez-moi mon oncle, inspecteur, c'est urgent. Marc pensait que le mot «urgent» était un terme

clef et décisif quand on voulait quelque chose d'un flic. Il eut Vandoosler en ligne quelques minutes plus tard.

– Que se passe-t-il? dit Vandoosler. Tu as mis la main sur quelque chose?

Marc réalisa à ce moment qu'il n'avait mis la main sur rien du tout.

– Je ne crois pas, dit-il. Mais demande à ton Breton où est parti Relivaux et quand il doit rentrer. Il a forcément dû déclarer son absence à la police.

Marc attendit quelques instants. Il avait laissé exprès la porte ouverte pour que le type entende tout ce qu'il disait et il n'avait pas l'air surpris. Il était donc au courant de la mort de Sophia Siméonidis.

– Note, dit Vandoosler. Il est parti ce matin en déplacement professionnel pour Toulon. Ça a été vérifié auprès du ministère, ce n'est pas une blague. Le jour de son retour n'est pas fixé, ça dépend du tour que prend sa mission là-bas. Il peut revenir demain comme lundi prochain. Les flics peuvent le joindre en cas d'urgence via le ministère. Mais pas toi.

– Merci, dit Marc. Et de ton côté?

– Ça pioche sur le père de la maîtresse de Relivaux, tu te souviens, Elizabeth. Son père est en tôle depuis dix ans pour avoir lardé de coups de couteau un amant supposé de sa femme. Leguennec se dit qu'ils ont peut-être le sang chaud dans la famille. Il a reconvoqué Elizabeth et il la travaille là-dessus, savoir de quel côté elle penche. Exemple paternel ou modèle maternel.

– Parfait, dit Marc. Dis à ton Breton qu'il y a une sacrée tempête dans le Finistère, ça lui fera peut-être une distraction, s'il aime les tempêtes.

– Il le sait déjà. Il m'a dit «tous les bateaux sont à quai. On en attend dix-huit qui sont encore en mer».

– Très bien, dit Marc. À plus tard.

Marc raccrocha et revint vers le type maigre.

– J'ai le renseignement, dit-il. Venez avec moi. Marc tenait à faire entrer le type chez lui pour savoir

au moins ce qu'il attendait de Pierre Relivaux. C'était sûrement une affaire de boulot, mais on ne savait jamais. Pour Marc, Genève impliquait nécessairement des affaires de boulot, très emmerdantes d'ailleurs.

Le type suivit, toujours avec ce petit espoir dans le regard, ce qui intrigua Marc. Il le fit asseoir au réfectoire et, après avoir sorti deux tasses et mis du café à chauffer, il prit le balai et frappa un bon coup au plafond. Depuis qu'on avait pris l'habitude d'appeler Mathias de cette manière, on tapait toujours au même endroit, pour ne pas bousiller le plafond sur toute sa surface. Le manche du balai laissait des petites cupules dans le plâtre, et Lucien disait qu'il faudrait le rembourrer avec un chiffon et de la ficelle. Ce qui n'avait toujours pas été fait.

Pendant ce temps-là, le type avait posé sa sacoche sur une chaise et regardait la pièce de cinq francs qui était clouée sur la poutre. Ce fut sans doute à cause de cette pièce que Marc entra sans préambule dans le vif du sujet.

– On cherche l'assassin de Sophia Siméonidis, dit-il, comme si cela pouvait expliquer la pièce de cinq.

– Moi aussi, dit le type.

Marc versa le café. Ils s'assirent ensemble. C'était donc bien ça. Il était au courant et il cherchait. Il n'avait pas l'air triste, Sophia n'était pas une intime. Il cherchait pour une autre raison. Mathias entra dans la pièce et prit place sur le banc avec un petit signe de tête.

– Mathias Delamarre, présenta Marc. Moi, c'est Marc Vandoosler.

Le type était obligé de se présenter.

– Je m'appelle Christophe Dompierre. J'habite Genève.

Et il leur tendit une carte, comme il l'avait fait tout à l'heure.

– Vous avez été très aimable de rechercher ce renseignement pour moi, reprit Dompierre. Quand rentre-t-il?

– Il est à Toulon, mais le ministère ne peut dire la date de son retour. Entre demain et lundi. Ça dépend de son boulot. Nous, on ne peut pas le joindre en tous les cas.

Le type hocha la tête et se mordit les lèvres.

– Très ennuyeux, dit-il. Vous enquêtez sur la mort de Mme Siméonidis? dit-il. Vous n'êtes pas… inspecteurs?

– Non. C'était notre voisine et on s'intéressait à elle. Nous espérons un résultat.

Marc se rendait compte qu'il prononçait des phrases très convenues et le regard de Mathias le lui confirma.

– M. Dompierre cherche aussi, dit-il à Mathias.

– Quoi? demanda Mathias.

Dompierre l'observa. Les traits tranquilles de Mathias, le bleu maritime de ses yeux durent le mettre en confiance car il s'installa mieux sur sa chaise et retira son pardessus. Il se passe quelque chose sur le visage de quelqu'un, qui dure une fraction de seconde, mais qui suffit à savoir s'il s'est décidé ou non. Marc savait très bien capter cette fraction et il considérait que cet exercice était plus facile que de savoir faire grimper un trottoir à un caillou. Dompierre venait de se décider.

– Vous allez peut-être pouvoir me rendre un service, dit-il. Me faire signe aussitôt que Pierre Relivaux rentrera. Est-ce que cela vous ennuierait?

– Ça sera facile, dit Marc. Mais que lui voulez-vous? Relivaux dit ne rien savoir de l'assassinat de sa femme. Les flics l'ont à l'œil mais pour le moment, rien de bien sérieux contre lui. Vous savez quelque chose de plus?

– Non. J'espère que c'est lui qui sait quelque chose de plus. Une visite reçue par sa femme, un truc comme ça.

– Vous n'êtes pas très clair, dit Mathias.

– C'est que je suis encore dans le noir, dit Dom-pierre. Je doute. Je doute depuis quinze ans et la mort de Mme Siméonidis me donne l'espoir de trouver ce qui me manque. Ce que les flics n'ont pas voulu entendre à l'époque.

– À l'époque de quoi? Dompierre s'agita sur sa chaise.

– C'est trop tôt pour parler, dit-il. Je ne sais rien. Je ne veux pas commettre d'erreur, ce serait grave. Et je ne veux pas qu'un flic s'en mêle, vous comprenez? Aucun flic. Si j'y arrive, si je trouve cette marche qui manque, j'irai les voir. Ou plutôt, je leur écrirai. Je ne veux pas les voir. Ils m'ont causé trop de tort, à moi, à ma mère, il y a quinze ans. Ils ne nous ont pas écoutés quand il y a eu cette affaire. C'est vrai qu'on n'avait presque rien à dire. Notre petite conviction. Notre misérable croyance. Et ça, c'est rien pour un flic.

Dompierre remua l'air avec sa main.

– J'ai l'air de tenir un discours sentimental, dit-il, un discours en tout cas qui ne vous concerne pas. Mais j'ai toujours ma misérable croyance, plus celle de ma mère, qui est morte. Ça m'en fait deux à présent. Et je ne vais pas laisser un flic me les balayer. Non, plus jamais ça.

Dompierre se tut et les regarda tour à tour.

– Vous, ça va, dit-il après son examen. Je crois que vous n'êtes pas du genre à balayer. Mais je préfère attendre un peu avant de vous demander un appui. J'ai été voir le père de Mme Siméonidis le week-end dernier, à Dourdan. Il m'a ouvert ses archives et je pense avoir mis la main sur quelques petites choses. Je lui ai laissé mes coordonnées pour le cas où il trouverait de nouveaux documents, mais il n'a pas semblé m'écouter du tout. Il est assommé. Et l'assassin m'échappe toujours. Je cherche un nom. Dites-moi, vous êtes ses voisins depuis longtemps?

– Depuis le 20 mars, dit Mathias.

– Ah, ça ne fait pas beaucoup. Elle ne vous aura sans doute pas fait ses confidences. Elle a disparu le 20 mai, n'est-ce pas? Avant cette date, quelqu'un est-il passé la voir? Quelqu'un d'inattendu pour elle? Je ne parle pas d'un vieil ami ou d'une connaissance de salon. Non, quelqu'un qu'elle ne pensait plus revoir ou même quelqu'un qu'elle ne connaissait pas?

Marc et Mathias secouèrent la tête. Ils avaient eu peu de temps pour connaître Sophia mais on pouvait demander aux autres voisins.

– Il y a pourtant quelqu'un de très inattendu qui est venu la voir, dit Marc, les sourcils froncés. Pas quelqu'un en fait, mais quelque chose.

Christophe Dompierre alluma une cigarette et Mathias nota que ses mains maigres tremblaient légèrement. Mathias avait décidé qu'il aimerait bien ce type. Il le trouvait trop maigre, pas beau, mais il était droit, il suivait son truc, sa petite conviction. Comme lui, quand Marc se foutait de sa gueule en lui parlant de sa chasse à l'aurochs. Ce type tout frêle ne lâcherait pas son arc, c'était sûr.

– Il s'agit d'un arbre, en fait, continua Marc, d'un jeune hêtre. Je ne sais pas si ça peut vous intéresser puisque je ne sais pas ce que vous cherchez. Moi, j'en reviens toujours à cet arbre mais tout le monde s'en fout. Je raconte?

Dompierre fit signe que oui, et Mathias lui approcha un cendrier. Il écouta l'histoire avec une attention concentrée.

– Oui, dit-il. Mais je ne m'attendais pas à ça. Pour l'instant, je ne vois pas le rapport.

– Moi non plus, dit Marc. Je crois en fait qu'il n'y a pas de rapport. Et pourtant j'y pense. Tout le temps. Je ne sais pas pourquoi.

– J'y penserai aussi, dit Dompierre. Faites-moi signe, je vous prie, dès que Relivaux réapparaîtra. Il a peut-être reçu la personne que je cherche sans se ren-dre compte de l'importance de cette visite. Je vous laisse mon adresse. Je suis descendu dans un petit hôtel dans le 19e, l'Hôtel du Danube, rue de la Prévoyance. J'ai habité là, enfant. N'hésitez pas à me joindre, même de nuit, car je peux être rappelé à Genève à tout moment. Je suis aux missions européennes. Je vous note le nom de l'hôtel, l'adresse, le téléphone. Ma chambre est la 32.

Marc lui tendit sa carte et Dompierre inscrivit ses coordonnées. Marc se leva et coinça la carte sous la pièce de cinq francs, sur la poutre. Dompierre le regarda faire. Pour la première fois, il eut un sourire et cela rendit son visage presque charmant.

– C'est le Péquod fci?

– Non, dit Marc en souriant aussi. C'est le pont de la recherche. Toutes périodes, tous hommes, tous espaces. De moins 500 000 avant J.-C. à 1918, de l'Afrique à l'Asie, de l'Europe à l'Antarctique.

– «Ainsi, cita Dompierre, Achab pouvait espérer trouver sa proie, non seulement grâce au juste choix de l'époque et du lieu de séjour du cachalot en des territoires alimentaires déterminés mais il pouvait même espérer l'y croiser, grâce à la subtilité de ses calculs, en traversant les vastes étendues qui séparaient ces zones.»

– Vous connaissez Moby Dick par cœur? lui demanda Marc, épaté.

– Juste cette phrase parce qu'elle m'a souvent servi.

Dompierre serra avec vivacité les mains de Marc et Mathias. Il jeta un dernier coup d'œil à sa carte coincée sur la poutre, comme pour vérifier qu'il n'avait rien oublié, prit sa sacoche et sortit. Chacun posté dans une fenêtre en plein cintre, Marc et Mathias le regardèrent s'éloigner vers la grille.

– Intrigant, dit Marc.

– Très, dit Mathias.

Une fois qu'on était installé dans une de ces grandes fenêtres, il était difficile d'avoir envie de bouger. Le soleil de juin éclairait sans violence le jardin en friche. L'herbe poussait à toute vitesse. Marc et Mathias restèrent dans leur fenêtre sans rien dire pendant un bon moment. Ce fut Marc qui parla le premier.

– Tu es en retard pour le service de midi, dit-il. Juliette doit se demander ce que tu fous.

Mathias sursauta, monta à son étage pour endosser ses habits de serveur et Marc le vit sortir en courant, serré dans son gilet noir. C'était la première fois que Marc voyait Mathias courir. Et il courait bien. Splendide chasseur.

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