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Le phocomèle Hoppy Harrington arrivait en général à Modern TV vers 11 heures du matin. Il roulait jusque dans la boutique, immobilisait son chariot près du comptoir et, si Jim Fergesson était là, lui demandait la permission de descendre regarder travailler les deux dépanneurs. Cependant, quand le patron était absent, Hoppy abandonnait et partait assez rapidement, sachant bien que les vendeurs ne lui permettraient pas de descendre ; ils riaient de lui, ils le « chambraient ». Peu lui importait. Du moins, autant qu’en puisse juger Stuart McConchie, il s’en fichait.

Mais en fait, Stuart se rendait compte qu’il ne comprenait pas Hoppy, Hoppy et son visage aigu aux yeux brillants, sa façon de parler vive, nerveuse, qui tournait souvent au bégaiement. Il ne le comprenait pas du point de vue psychologique. Pourquoi Hoppy désirait-il réparer des appareils de télé ? Qu’est-ce que cela avait de si intéressant ? À la manière qu’avait le phoco de tourner autour de la boutique, on aurait dit que c’était le plus beau de tous les métiers. En réalité, la réparation, c’était dur, sale et ça ne payait pas lourd.

Mais Hoppy était décidé à devenir dépanneur télé ; il avait d’ailleurs réussi, à présent, car Fergesson était résolu à faire ce qu’il fallait pour tous les groupes minoritaires du monde. Fergesson était membre de l’Union Américaine pour les Libertés Civiles, de la NAACP et de la Ligue de Secours aux Défavorisés… Cette dernière association n’étant guère – selon Stuart – qu’un groupe politique à l’échelle internationale, constitué en vue de fournir des situations de tout repos à toutes les victimes de la médecine et de la science modernes, par exemple la multitude des victimes de la Catastrophe Bluthgeld en 1972.

Et dans ce cas-là, qu’est-ce que je suis moi-même ? se demandait Stuart, assis dans le bureau à l’étage, pour mettre à jour son carnet de commandes. Je veux dire maintenant qu’il y a un phoco qui boulonne ici… Cela revient à faire de moi un monstre tout comme si j’avais été irradié, comme si d’avoir la peau teintée était un genre primitif de brûlure radioactive. En réfléchissant, il devenait triste.

En un temps, songeait-il, tous les peuples de la Terre étaient blancs, puis un couillon a fait péter une bombe à grande altitude, disons dix mille ans auparavant. Alors certains d’entre nous ont été brûlés et c’est devenu permanent ; les gènes en ont été transformés. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui.

Un autre vendeur, Jack Lightheiser, vint s’asseoir à la table en face de lui et alluma un Corona.

— Il paraît que Jim a embauché le môme avec ses roulettes, dit-il. Tu sais pourquoi, n’est-ce pas ? Pour la publicité ! Les journaux de science-fiction vont en faire tout un plat. Jim adore voir son nom dans le journal. C’est très astucieux, quand on y pense. Le premier détaillant d’East Bay à employer un phoco !

Stuart grogna.

— Jim se fait de lui-même une image idéalisée, poursuivit Lightheiser. Ce n’est pas qu’un commerçant, c’est un Romain des temps modernes, il a l’esprit de civisme. Après tout, il est instruit… il a un doctorat de Stanford.

— Cela n’a plus aucune valeur, intervint Stuart qui avait lui-même obtenu en 1975 un doctorat de l’université de Californie… Pour ce que cela lui avait rapporté !

— Cela en avait encore à l’époque, insista Lightheiser. Il l’a eu en 1947, grâce aux facilités qu’on accordait aux anciens combattants pour terminer leurs études.

Au-dessous d’eux, devant la porte de Modern TV, un chariot apparut ; au centre, devant le tableau de commandes, était installée une mince silhouette. Stuart grogna de nouveau et Lightheiser le regarda.

— C’est un emmerdeur, dit Stuart.

— Il ne le sera plus quand il commencera à travailler. Ce petit, c’est tout cerveau, et presque pas de corps. Et il est puissant, son intellect ; en plus, il a de l’ambition. À peine dix-sept ans, et tout ce qu’il désire, c’est bosser ! Vingt dieux ! Quitter l’école et boulonner ! Je trouve ça admirable.

Ils observaient tous les deux Hoppy sur sa mécanique ; l’infirme roulait vers l’escalier qui descendait à l’atelier de réparation.

— Les gars d’en bas sont-ils déjà au courant ? demanda Stuart.

— Bien sûr. Jim les a avertis hier soir. Ils prennent ça avec philosophie ; tu connais les dépanneurs… ils râlent mais cela ne veut rien dire. D’ailleurs, ils râlent tout le temps.

En entendant la voix du vendeur, Hoppy leva brusquement la tête. Son visage étroit et triste les confronta ; ses yeux étincelaient. Il demanda en bégayant :

— Hé ! Est-ce que Mr Fergesson est ici ?

— Non, répondit Stuart.

— Mr Fergesson m’a embauché, déclara le phoco.

— Oui, dit Stuart.

Ni lui ni Lightheiser ne bougèrent ; ils restèrent assis à leur bureau, à regarder le phoco.

— Est-ce que je peux descendre ? demanda Hoppy.

Lightheiser haussa les épaules.

— Je vais prendre un café, dit Stuart en se levant. Je reviens dans dix minutes. Tu surveilles pour moi, d’accord ?

— Normal ! fit Lightheiser en tirant sur son cigare.

Quand Stuart parvint au rez-de-chaussée, le phoco y était encore : il n’avait pas entamé la difficile descente vers le sous-sol.

— 72, fit Stuart au passage.

Le phoco rougit et balbutia :

— Je suis né en 1964 ; rien à voir avec cette explosion.

Alors que Stuart franchissait le seuil pour s’engager sur le trottoir, le phoco lui cria d’une voix insistante :

— C’est à cause de la drogue ! La thalidomide ! Tout le monde le sait.

Stuart ne répondit pas ; il continua vers son café.


Le phocomèle éprouvait de la difficulté à manœuvrer son chariot pour descendre jusqu’au sous-sol où les ouvriers travaillaient à leur établi, mais au bout d’un certain temps, il réussit dans son entreprise en s’accrochant à la rampe par les prothèses en forme de mains que lui avait généreusement fournies le Gouvernement des États-Unis. Ces extensions n’étaient en réalité pas fameuses ; il y avait des années qu’on les lui avait adaptées et elles étaient non seulement usées en partie, mais aussi tout à fait dépassées, comme il l’avait appris en lisant les publications spécialisées. En théorie, le Gouvernement devait remplacer ce matériel périmé par des modèles plus récents ; c’était spécifié dans le Décret Remington ; aussi Hoppy avait-il écrit en ce sens au sénateur le plus ancien de la Californie, Alf M. Partland. Toutefois il n’avait pas jusqu’à présent reçu de réponse. Mais il était patient. Il avait souvent écrit à des sénateurs sur des sujets très divers et souvent les réponses arrivaient très en retard, ou bien c’étaient de simples circulaires, ou encore il n’y avait pas du tout de réponse.

Cependant, dans ce cas précis, Hoppy Harrington avait le droit de son côté et ce n’était qu’une question de temps pour qu’il force une autorité quelconque à lui donner ce qui lui revenait. Il se sentait intransigeant sur ce point, patient et intransigeant. Il fallait qu’on l’aide, qu’on le veuille ou non. Son père, éleveur de moutons dans la vallée de Sonoma, l’avait bien dressé à toujours exiger ce à quoi il avait droit.

Des sons rugissants. Les réparateurs étaient à l’œuvre. Hoppy fit halte, ouvrit la porte et se trouva face aux deux hommes derrière le long établi encombré d’instruments de mesure, de cadrans, d’outils et de récepteurs de télé à tous les stades du déshabillage. Aucun des deux dépanneurs ne fit attention à lui.

Et, tout d’un coup, l’un d’eux le surprit en lui adressant la parole :

— Écoute. Le travail manuel est méprisé. Pourquoi ne prends-tu pas une profession d’intellectuel ? Tu n’as qu’à retourner à l’école passer tes examens !

L’ouvrier le regardait fixement.

Non, se disait Hoppy, je préfère travailler avec… mes mains.

— Tu pourrais devenir un savant, dit le second ouvrier sans cesser de s’affairer ; il vérifiait un circuit au voltmètre.

— Comme Bluthgeld, répondit Hoppy.

Le réparateur éclata d’un rire de sympathie et de compréhension.

— Mr Fergesson a dit que vous me donneriez quelque chose à faire, reprit Hoppy. Une réparation facile, pour commencer. D’accord ? (Il attendait, inquiet parce qu’ils ne réagissaient pas ; puis l’un d’eux désigna un tourne-disques à changeur :) Qu’est-ce qu’il a ? s’enquit Hoppy en examinant l’étiquette de devis. Je sais que je peux l’arranger.

— Ressort cassé, dit un des hommes. Il ne s’arrête plus après le dernier disque.

— Je vois, dit Hoppy. (Il souleva le tourne-disques à l’aide de ses prothèses et roula jusqu’au bout de l’établi où il y avait un espace libre :) Je vais travailler ici.

Les dépanneurs ne protestèrent pas ; aussi ramassa-t-il une paire de pinces. C’est facile, songeait-il. Je me suis exercé à la maison ; il se concentrait sur le tourne-disques mais sans pour autant cesser d’observer les deux hommes du coin de l’œil. Je me suis exercé souvent ; cela marche presque toujours, et c’est mieux, plus précis chaque fois. Plus prévisible. Un ressort, c’est petit, se dit-il, aussi petit que n’importe quoi. Si léger qu’il suffirait de souffler dessus. Je vois la cassure en toi, songeait-il. Les molécules de métal qui ne se touchent plus comme avant. Il se concentra sur ce point, tenant la pince de façon que l’ouvrier le plus proche ne voie rien ; il feignit de tirer comme pour essayer de déloger le ressort.

Quand il eut terminé, il sentit que quelqu’un se tenait debout derrière lui, qui l’observait depuis un temps ; il se tourna, c’était Jim Fergesson, le patron, qui ne disait rien, mais qui restait planté là, les mains enfoncées dans les poches, une curieuse expression sur le visage.

— C’est fait, dit Hoppy, inquiet.

— Voyons ça, déclara Fergesson.

Il prit le tourne-disques, l’éleva dans la lumière des tubes fluorescents.

M’a-t-il vu ? se demandait Hoppy. Comprend-il, et alors que pense-t-il ? Est-ce que cela le contrarie, l’embête vraiment ? Est-il… horrifié ?

Le silence se prolongea tandis que Fergesson inspectait le tourne-disques.

— Où as-tu trouvé le ressort neuf ? fit-il soudain.

— Il traînait là, répondit aussitôt Hoppy.

Cela marchait. Si Fergesson avait vu, il n’avait pas compris. Le phocomèle se décontracta, heureux ; un plaisir d’ordre supérieur remplaçait son inquiétude ; il sourit aux deux ouvriers, cherchant des yeux le nouveau travail qu’on allait lui confier.

— Cela ne t’énerve pas qu’on te regarde ? lui demanda Fergesson.

— Non. Les gens peuvent m’examiner autant qu’ils le veulent ; je sais que je suis différent. On me regarde depuis ma naissance.

— Je voulais dire pendant que tu travailles ?

— Non, répondit-il d’une voix qui lui sembla peut-être un peu trop forte. Avant que j’aie un chariot, avant que le Gouvernement m’ait fourni quelque chose, mon père me transportait sur son dos dans une sorte de havresac. Comme un bébé indien. (Il eut un rire mal assuré.)

— Je vois, dit Fergesson.

— C’était du côté de Sonoma, reprit Hoppy. C’est là que j’ai été élevé. On avait des moutons. Une fois un bélier m’a filé un coup de corne et j’ai volé dans les airs. Comme un ballon. (Il rit de nouveau ; les deux dépanneurs avaient interrompu leur travail et le regardaient en silence.)

— Je parie que t’as continué à rouler quand t’es retombé au sol, finit par dire l’un d’eux.

— Oui, dit Hoppy sans cesser de rire.

Tout le monde riait à présent, lui, et Fergesson, et les deux réparateurs ; ils imaginaient le spectacle : Hoppy Harrington, sept ans, sans bras ni jambes, rien qu’un torse et une tête, roulant par terre en hurlant de frayeur et de douleur… Mais c’était drôle, il le savait. Il le racontait de façon amusante ; il rendait la chose comique.

— Tu es tout de même en bien meilleure posture maintenant, avec ton chariot, dit Fergesson.

— Oh ! oui. Et je suis en train d’en préparer un nouveau, de ma conception ; entièrement électronique… J’ai lu un article sur les liaisons cervicales ; ils les appliquent en Suisse et en Allemagne. Les connexions sont établies directement avec les centres moteurs du cerveau, si bien qu’il n’y a pas de délai ; on arrive à se déplacer même plus vite qu’un… qu’un organisme physiologique normal. (Il avait failli dire qu’un humain !) J’aurai mis le mien au point d’ici deux ans. Et ce sera un perfectionnement même par rapport aux modèles suisses. Alors je pourrai me débarrasser de toute cette ferraille gouvernementale.

Fergesson adopta son ton officiel et solennel :

— J’admire ton courage.

En riant, Hoppy bégaya un peu :

— Mm… merci, Mr Fergesson.

Un des ouvriers lui tendit un syntonisateur multiple en modulation de fréquence.

— Il y a de la dérive. Essaie de régler ça.

— D’accord, dit Hoppy en prenant l’objet dans ses doigts métalliques. Je trouverai bien. J’ai l’habitude ; j’en ai fait, des réglages, à la maison !

C’était le travail qu’il trouvait le plus facile de tous : il avait à peine besoin de se concentrer sur l’instrument.

On eût dit un boulot sur mesure pour lui-même et ses aptitudes.


En regardant le calendrier au mur de sa cuisine, Bonny Keller vit que c’était le jour où son ami Bruno Bluthgeld devait voir le psychiatre Stockstill dans son cabinet de Berkeley. En fait, Bluthgeld avait déjà vu Stockstill, avait subi sa première séance de thérapeutique et était parti. Il devait sans doute rouler à présent en direction de Livermore pour regagner son propre bureau au Laboratoire de Radioactivité, où elle avait elle-même travaillé il y avait bien des années, avant d’être enceinte ; c’était là qu’elle avait fait la connaissance du Dr Bluthgeld, en 1975. Maintenant, elle avait trente et un ans et vivait à West Marin, où son mari, George, était directeur adjoint de l’école primaire, et elle était très heureuse.

Ou plutôt, non, pas très heureuse. Seulement heureuse de façon modérée, supportable. Elle continuait de se faire psychanalyser – une fois par semaine au lieu de trois, maintenant – et sous de nombreux angles, elle comprenait mieux sa nature, ses impulsions inconscientes et ses déformations systématiques de la réalité, exprimées en parataxes. Six ans d’analyse lui avaient fait du bien, mais elle n’était pas guérie : Il n’existait d’ailleurs pas de guérison ; la « maladie », c’était la vie même, et il fallait une croissance constante (ou plutôt une adaptation croissante à la vie), sinon il en résulterait la stagnation du psychisme.

Elle était résolue à ne pas stagner. Pour le moment, elle lisait Le Déclin de l’Occident[1] dans l’original allemand. Elle en avait absorbé cinquante pages et cela valait vraiment la peine. Qui donc l’avait lu, parmi ses relations, même en traduction anglaise ?

Son intérêt envers la culture allemande, sa production littéraire et philosophique, s’était éveillé des années auparavant, quand elle avait rencontré le Dr Bluthgeld. Bien qu’elle eût fait trois ans d’allemand à l’Université, elle n’y avait pas vu un domaine essentiel pour sa vie adulte. Comme un tas d’autres choses qu’elle avait consciencieusement apprises, c’était tombé dans l’inconscient dès qu’elle avait obtenu ses diplômes et pris un emploi. La présence magnétique de Bluthgeld avait ranimé et élargi nombre de ses curiosités académiques, son amour de la musique et des arts… elle devait beaucoup à Bluthgeld et lui en était reconnaissante.

Maintenant, bien sûr, Bluthgeld était malade, et presque tout le monde le savait à Livermore. Cet homme avait une conscience exigeante et il n’avait plus cessé de souffrir depuis l’erreur de 1972… qui, tous ceux qui étaient à Livermore à l’époque le savaient, ne lui incombait pas particulièrement ; ce n’était pas son fardeau personnel, mais il l’avait fait sien, et il s’en était rendu malade, un peu plus chaque année.

Bien des gens qualifiés et des instruments de premier ordre ainsi que les meilleurs ordinateurs de l’époque avaient eu leur part dans les calculs erronés… erronés non pas en fonction de la somme des connaissances disponible en 1972, mais par rapport à la situation réelle. Les masses énormes de nuages radioactifs n’avaient pas dérivé comme prévu mais avaient été attirées par le champ de gravité terrestre et étaient rentrées dans l’atmosphère. Personne n’en avait été plus étonné que le personnel de Livermore. Naturellement, on comprenait mieux à présent les effets de la Couche Jamison-French ; même les magazines populaires comme Time et US News étaient en mesure d’expliquer clairement ce qui s’était passé, et pourquoi. Mais neuf ans s’étaient écoulés.

En songeant à la Couche Jamison-French, Bonny se rappela l’événement du jour, qu’elle était en train de manquer. Elle alla aussitôt au salon mettre le contact du récepteur de télévision. Était-elle déjà partie ? se demandait-elle en consultant sa montre. Non, pas avant une demi-heure. L’écran s’éclaira et la fusée était bien là, encadrée de sa tour de lancement, entourée de gens, de camions, d’appareils ; elle était encore au sol et il était probable que Walter Dangerfield et Mrs Dangerfield n’avaient même pas encore embarqué.

Le premier couple à émigrer vers Mars, se dit-elle avec malice, se demandant quels pouvaient être les sentiments de Lydia Dangerfield en un pareil moment… Cette grande blonde qui savait que leurs chances de parvenir sur Mars s’établissaient autour de soixante pour cent. Un matériel formidable, des excavations et des constructions de grande ampleur les attendaient, mais s’ils étaient carbonisés en route ? De toute façon, cela impressionnerait le Bloc Soviétique, qui n’avait pas réussi à implanter sa colonie sur la Lune ; les Russes étaient morts avec entrain, de suffocation ou de faim… personne ne le savait au juste. Bref, la colonie avait disparu. Elle était sortie de l’Histoire avec autant de mystère qu’elle y était entrée.

L’idée que la NASA n’envoyait qu’un couple, homme et femme, au lieu d’un groupe, l’effarait ; elle sentait d’instinct que c’était courir à l’échec que de ne pas répartir les chances un peu au hasard. Il aurait dû y avoir quelques personnes partant de New York, quelques autres de Californie, songeait-elle en observant sur l’écran les techniciens qui procédaient aux dernières vérifications. Comment appelait-on cela ? Compenser les risques ? Bref, on ne devait pas mettre tous ses œufs dans le même panier… Et pourtant, la NASA avait toujours procédé de la même manière : un seul astronaute à la fois, dès les débuts, et beaucoup de publicité.

— Comme vous le voyez, disait le commentateur de la NBC d’une voix douce mais insistante, on procède aux ultimes préparatifs. On attend d’un instant à l’autre Mr et Mrs Dangerfield. À titre de simple récapitulation, énumérons une fois encore les énormes efforts entrepris pour garantir…

Des salades, se dit Bonny Keller, qui, en frissonnant, éteignit le poste. Je ne peux pas regarder ça.

Pourtant qu’avait-elle d’autre à faire ? Se ronger les ongles pendant les six heures à venir… les deux semaines à venir, en fait ? La seule solution aurait été de ne pas se rappeler que c’était le jour du lancement du Premier Couple. Toutefois, il était un peu tard pour n’y plus penser !

Elle aimait les évoquer en ces termes, le premier couple… comme dans une ancienne histoire sentimentale de science-fiction. Adam et Ève revus et corrigés, sauf qu’en réalité Walt Dangerfield n’avait rien d’un Adam ; il donnait plutôt l’impression d’être le dernier des hommes, avec son esprit retors et mordant, sa façon de parler entrecoupée, presque cynique, devant les reporters. Bonny l’admirait ; Dangerfield n’était pas une demi-portion, pas un jeune automate blond aux cheveux taillés en brosse, attelé à la dernière mission. Walt avait une personnalité, et c’est sans doute pourquoi la NASA l’avait choisi. Ses gènes… ils étaient certainement bourrés à déborder d’une culture de quatre mille ans, l’héritage de l’humanité tout empaqueté ! Walt et Lydia fonderaient une Terra Nova… il y aurait sur Mars des tas de petits Dangerfield compliqués qui se baladeraient en déclamant des choses intellectuelles, avec pourtant ce trait amusant de pure moquerie qui caractérisait Dangerfield.

— Imaginez que c’est une longue autoroute, avait une fois répondu Dangerfield à un reporter, qui lui parlait des dangers du voyage. Un million de kilomètres, dix voies de passage… pas de circulation venant d’en face, pas de camions lents. Imaginez qu’il est 4 heures du matin… qu’il n’y a que votre seule voiture, aucune autre. Alors, comme on dit, pourquoi se casser ? (Puis il avait eu son bon sourire.)

Bonny se pencha pour rallumer la télé.

Sur l’écran se présentait la ronde figure à lunettes de Walt Dangerfield ; il était en combinaison spatiale (à l’exception du casque) et Lydia se tenait près de lui, silencieuse, pendant qu’il répondait aux questions.

— Il paraît… (Walt parlait d’un ton traînant en remuant la mâchoire comme pour mastiquer la question avant de répondre :)… qu’il y a à Boise, dans l’Idaho, une charmante vieille dame… comme il y en a toujours une partout… peut-être même sur Mars, où elle sera notre voisine… Bref, celle de Boise, si je comprends bien, est un peu inquiète à notre sujet, Lydia et moi. Elle a peur qu’il nous arrive quelque chose. Alors elle nous a envoyé un porte-bonheur. (Il le montra, le tenant gauchement dans le gros gant de sa combinaison. Les reporters murmuraient entre eux, amusés.) Joli, n’est-ce pas ? fit Dangerfield. Je vais vous dire à quoi il sert. C’est bon contre les rhumatismes. (Les journalistes éclatèrent de rire.) Au cas où nous souffririons de rhumatismes sur Mars. Ou serait-ce plutôt la goutte ? Oui, je crois que c’est de la goutte qu’elle parle dans sa lettre. (Il jeta un coup d’œil à sa femme :) C’est la goutte, n’est-ce pas ?

J’imagine, songea Bonny, qu’on ne fabrique pas encore de porte-bonheur pour éviter les météores ou la radioactivité. Elle était attristée comme si un pressentiment se fût emparé d’elle. Ou était-ce uniquement à cause de la première visite de Bluthgeld au psychiatre ? Ce fait lui amenait des pensées chagrines, des pensées de mort, de radioactivité, d’erreurs de calcul, de maladie affreuse et sans fin.

Je ne crois pas que Bruno soit devenu schizophrène et paranoïaque, se dit-elle. Ce n’est qu’une aggravation de la situation, et avec un peu d’assistance psychiatrique – quelques pilules par-ci, par-là – il se remettra tout à fait. C’est un trouble endocrinien qui se manifeste dans le psychisme, et cela se soigne très bien à présent ; ce n’est ni un trouble caractériel ni un terrain de psychose qui se révélerait sous un état de tension critique.

Mais ce que je sais, songeait-elle sombrement, c’est qu’il a fallu que Bruno vienne nous raconter ici « qu’ils » empoisonnaient son eau de table pour que George et moi comprenions la gravité de son mal… il paraissait tout au plus déprimé.

En cet instant, elle imaginait Bruno nanti d’une ordonnance pour des pilules qui stimuleraient le cortex ou isoleraient le diencéphale ; bref, l’équivalent moderne occidental de la médication chinoise contemporaine par les plantes serait mis en œuvre pour modifier le métabolisme cervical de Bruno, le débarrassant de ses obsessions comme d’autant de toiles d’araignée. Et tout rentrerait dans l’ordre ; elle, George et Bruno seraient de nouveau réunis pour leurs concerts de musique baroque à West Marin : ils joueraient le soir du Bach et du Haendel… comme autrefois. Les deux flûtes de la Forêt-Noire, en bois (et authentiques !), et elle-même au piano. Le salon rempli d’harmonie baroque, de l’odeur du pain cuit à la maison… et avec cela, une bouteille de vin de Buena Vista, le vignoble le plus ancien de Californie…

Sur l’écran de la télé, Walt Dangerfield plaisantait dans son style évolué, mélange de Voltaire et de Will Rogers.

— Oh ! oui, disait-il à une journaliste qui portait un étrange et vaste chapeau. Nous espérons bien découvrir sur Mars des tas de formes de vie inconnues. (Il lorgnait le chapeau comme pour dire : « Tenez, en voici justement une ! » Et les reporters se mirent à rire de nouveau.) Je crois que cela a bougé, reprit Dangerfield à l’adresse de sa femme qui restait calme, le regard froid. Cela va nous attaquer, chérie !

Il est vraiment amoureux d’elle, se dit Bonny en observant le couple. Je me demande si George a jamais eu pour moi les mêmes sentiments que Dangerfield envers sa femme ? Et franchement, j’en doute. Sinon, il ne m’aurait jamais autorisée à faire pratiquer ces deux avortements thérapeutiques. Voilà qu’elle se sentait encore plus triste ! Elle se leva et s’éloigna de la télévision, lui tournant le dos.

C’est George qu’ils devraient envoyer sur Mars, songeait-elle avec amertume. Ou mieux encore, nous tous, George et moi et les Dangerfield ; George pourrait avoir une liaison avec Lydia Dangerfield (à condition qu’il en soit capable) et moi je coucherais avec Walt ; je serais une partenaire assez acceptable dans la grande aventure. Pourquoi pas ?

Je voudrais qu’il se passe quelque chose, se répétait-elle. Je voudrais que Bruno me téléphone que le Dr Stockstill l’a guéri, ou que Dangerfield refuse soudain de partir, ou que les Chinois déclenchent la Troisième Guerre mondiale, ou que George dénonce vraiment à la direction de l’école cet affreux contrat, comme il a dit qu’il le ferait. Quelque chose, n’importe quoi ! Peut-être que je devrais ressortir mon tour et fabriquer des poteries ; retour à la prétendue création, ou aux jouissances anales… appelons ça comme on veut. Je pourrais fabriquer une poterie porno. La dessiner, la cuire dans le four de Violet Clatt, la vendre à San Anselmo, à la Compagnie des Arts créateurs, cette association de femmes du monde qui ont refusé mes bijoux en soudure l’an dernier. Je sais qu’elles accepteraient une poterie porno, si elle était vraiment porno.


Une petite foule s’était rassemblée devant la vitrine de Modern TV pour regarder l’appareil stéréo en couleurs à grand écran, car partout on montrait aux Américains le vol des Dangerfield, chez eux comme sur leurs lieux de travail. Stuart McConchie regardait, lui aussi, planté, les bras croisés, derrière la foule.

— Le fantôme de John L. Lewis, disait Walt Dangerfield de sa voix sèche, comprendrait bien ce que signifie le salaire continu… Sans lui, je toucherais sans doute dans les cinq dollars par jour pour effectuer ce voyage, en partant du principe que mon boulot ne commencera réellement qu’une fois arrivé là-bas. (Il avait l’air plus sérieux à présent ; le moment était presque venu pour lui et Lydia d’entrer dans la cabine de la fusée.) Rappelez-vous seulement ceci… s’il nous arrive quoi que ce soit, si nous nous perdons, ne venez pas à notre recherche. Restez tranquillement chez vous, et je suis certain que Lydia et moi nous nous retrouverons bien quelque part !

— Bonne chance, murmuraient les journalistes, tandis qu’officiels et techniciens de la NASA arrivaient et entraînaient les Dangerfield hors du champ des caméras.

— Ça sera vite fait, dit Stuart à Lightheiser qui l’avait rejoint pour regarder la télé.

— Il est dingue, dit Lightheiser en mâchonnant un cure-dents. Il n’en reviendra jamais. Ça ne pardonne pas.

— Pourquoi voudrait-il revenir ? protesta Stuart. Qu’est-ce qu’on a de si fameux ici ?

Il sentait qu’il enviait Walt Dangerfield. Il aurait aimé être lui-même devant les objectifs : Stuart McConchie sous les yeux du monde entier !

Hoppy Harrington remonta du sous-sol sur son chariot, plein de fougue.

— Est-ce qu’ils l’ont lancée ? demanda-t-il à Stuart, d’un ton pressé, anxieux, tout en observant l’écran. Ils seront brûlés ; ce sera comme le type en 65 ; bien sûr, je ne m’en souviens pas, mais…

— Ta gueule, veux-tu ? fit à voix basse Lightheiser, et le phocomèle se tut, rougissant.

Ils s’absorbèrent dans les images, chacun avec ses propres réflexions. La dernière équipe d’inspecteurs fut enlevée par un treuil sorti de l’ogive de la fusée. Le compte à rebours n’allait plus tarder ; la fusée avait fait le plein, elle avait subi toutes les vérifications, et maintenant les deux voyageurs y pénétraient. Le petit groupe rassemblé devant la vitrine s’agita en murmurant.

Un peu plus tard dans l’après-midi, leur patience aurait sa récompense, car Dutchman IV prendrait son essor ; elle resterait en orbite autour de la terre durant une heure environ et les gens suivraient sur leur écran les évolutions de la fusée. Enfin la décision serait prise, et en bas, dans l’abri de béton, quelqu’un procéderait à la mise à feu de l’élément final. La fusée orbitale changerait de trajectoire pour quitter le monde. Ils avaient déjà vu cela ; c’était à peu près la même chose chaque fois, mais il y avait cette fois un aspect nouveau : les gens de la fusée ne reviendraient jamais. Cela valait bien la peine de passer la journée devant la télé ; la masse des gens était prête à attendre.

Stuart McConchie songeait au déjeuner ; ensuite il reviendrait regarder ; il s’installerait une fois de plus parmi les autres. Il ne ferait guère de boulot de la journée, il ne vendrait pas de récepteurs. Mais cet événement était plus important. Il ne pouvait le manquer. Ce sera peut-être moi, un jour, se disait-il. Peut-être que j’émigrerai plus tard quand je gagnerai assez pour me marier ; j’emmènerai ma femme et mes gosses pour entamer une nouvelle vie là-haut, sur Mars, quand la colonie sera bien démarrée, qu’il y aura autre chose que des machines.

Il s’imagina, sanglé dans l’ogive, comme Walt Dangerfield, près d’une femme très excitante. En pionniers, lui et elle fonderaient une civilisation nouvelle sur une nouvelle planète. Mais son estomac se mit à protester et il se rendit compte de sa faim ; il ne pourrait plus beaucoup retarder son déjeuner.

Même alors qu’il avait les yeux fixés sur l’écran et la grande fusée verticale, ses pensées se portèrent sur un potage, des petits pains, du bœuf bouilli et de la tarte aux pommes garnie de crème glacée, chez Fred.

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