5

Le pardessus sur le bras, Bruno Bluthgeld remontait Oxford Street, dans le campus de l’université de Californie ; la tête inclinée, il ne regardait rien ; il connaissait bien son chemin et il n’avait pas envie de voir des étudiants, des jeunes. Il ne s’intéressait ni aux voitures qui passaient ni aux bâtiments dont un si grand nombre étaient neufs. Il ne voyait pas la ville de Berkeley parce qu’elle ne l’intéressait en rien. Il réfléchissait et il avait maintenant l’impression de comprendre très clairement ce qui le rendait malade. Il ne doutait plus d’être malade ; il se sentait profondément entamé… Il lui suffisait maintenant de découvrir la source du mal.

Il pensait que cela lui venait du dehors, cette maladie, cette infection terrible qui l’avait finalement poussé à consulter le Dr Stockstill. Est-ce que le psychiatre, sur la foi de cette première visite, avait établi quelque théorie acceptable ? Bruno Bluthgeld en doutait.

C’est alors, tout en marchant, qu’il remarqua que les allées transversales sur la gauche s’inclinaient, comme si la ville se fût enfoncée de ce côté, comme si elle eût progressivement chaviré. Bluthgeld en éprouva un certain amusement, car il reconnut cette déformation ; c’était son astigmatisme qui devenait aigu chaque fois qu’il était en état de tension nerveuse. Pourtant, il avait aussi la sensation de marcher sur un trottoir penché, soulevé d’un côté, si bien que tout avait tendance à glisser ; il se sentait lui-même glisser peu à peu, à tout petits coups, et il avait du mal à mettre un pied devant l’autre. Il avait tendance à virer, à tituber vers la gauche, lui aussi, comme toutes les autres choses.

Les données des sens sont si essentielles, songeait-il. Non seulement ce qu’on perçoit, mais la façon de percevoir. Il gloussait. Facile de perdre l’équilibre quand on souffre d’astigmatisme prononcé. Comme le sens de l’équilibre se diffuse dans toute la connaissance que nous avons de l’univers qui nous entoure… l’ouïe découle du sens de l’équilibre, qui est un sens élémentaire et non reconnu, sous-jacent à tous les autres. Peut-être ai-je attrapé une petite labyrinthite, une infection virale de l’oreille moyenne. Il faudra que je me fasse examiner.

Mais oui, à présent… la rupture de son sens de l’équilibre… commençait à affecter son sens auditif, comme il l’avait prévu. C’était fascinant comme l’œil et l’oreille s’unissaient pour créer un Gestalt ; d’abord la vue, puis l’équilibre, et maintenant il entendait de travers !

Tout en avançant, il entendait un écho sourd mais profond qui naissait de ses propres pas, du choc de ses semelles sur le revêtement ; non pas le claquement vif et sec d’une chaussure féminine, mais un son bas, évocateur d’ombre, un roulement qui se fût en quelque sorte élevé d’un puits, d’une caverne.

Ce n’était pas un bruit agréable ; cela lui faisait mal à la tête, cela créait en lui une douleur aiguë qui se répercutait dans tout son crâne. Il ralentit, modifiant son pas, observant ses chaussures quand elles frappaient le sol, comme pour se préparer au son.

Je sais d’où cela provient, se dit-il. Il avait déjà eu cette impression dans le passé, ces échos des bruits normaux qui se propageaient dans ses conduits auditifs. Tout comme la distorsion de la vue, cela avait un fondement purement physiologique, bien qu’il en eût été intrigué et effrayé durant des années. La cause en était toute simple : la position pénible, la tension du squelette, notamment à la base du cou. En fait, il pouvait vérifier sa théorie rien qu’en tournant la tête dans un sens puis dans l’autre ; il entendait un petit craquement de ses vertèbres cervicales, un bruit bref et cassant qui déclenchait aussitôt les répercussions les plus atrocement pénibles dans ses oreilles.

Il faut que je sois rudement tourmenté aujourd’hui, se disait Bruno Bluthgeld. En effet, une altération plus profonde de ses perceptions sensorielles s’emparait de lui, sous une forme qui lui était inconnue. Une brume terne, fumeuse, se mettait à envelopper tout ce qui l’entourait, transformant bâtiments et voitures en des masses inertes, sinistres, sans couleur ni mouvement.

Et où étaient les gens ? Il paraissait peiner tout seul contre l’inclinaison dangereuse d’Oxford Street pour gagner l’endroit où il avait rangé sa Cadillac. Étaient-ils donc (quelle étrange idée ?) tous rentrés à l’intérieur ? Comme pour fuir la pluie… cette pluie de fines particules de suie qui semblait saturer l’air, le gêner dans sa respiration, dans sa vision, dans sa progression.

Il s’immobilisa. Planté là au milieu d’un croisement, contemplant la rue latérale qui plongeait dans les ténèbres, puis se tournant vers la droite où elle remontait et cessait net comme si on l’eût tordue et rompue, il constata avec stupéfaction – et il n’y trouva pas d’explication immédiate dans l’arrêt subit du fonctionnement de quelque organe particulier – que des crevasses s’étaient ouvertes. À sa gauche, les bâtisses s’étaient fendues. Il y avait des fissures anguleuses, comme si la plus dure des matières, le béton même qui soutenait la ville, qui constituait les rues et les maisons, s’était désintégré.

Grand Dieu ! songea-t-il. Que se passe-t-il ? Il scrutait le brouillard de suie. Maintenant, le ciel avait disparu, entièrement caché par la pluie de ténèbres.

Ce fut alors qu’il aperçut, se mouvant au hasard dans la sinistre pénombre, parmi les blocs de ciment fendus, parmi les décombres, de petites silhouettes ratatinées : des gens, des piétons qui étaient d’abord là puis avaient disparu… Ils étaient de retour, mais tous paraissaient atteints de nanisme, ils restaient bouche bée, sans le voir, ils ne parlaient pas, mais tâtonnaient seulement en tous sens, sans but.

Que se passe-t-il ? se demanda-t-il de nouveau, mais à voix haute, et il entendit sa voix résonner sourdement. Tout est brisé ; la ville est fragmentée. Par quoi a-t-elle été frappée ? Que lui est-il arrivé ? Il quitta alors la chaussée pour se frayer passage parmi les parties séparées et aplaties de Berkeley. Ce n’est pas moi, se rendait-il compte ; c’est une vaste et terrible catastrophe. Maintenant le bruit lui tonnait aux oreilles et la suie s’agitait, déplacée par les ondes sonores. Un avertisseur de voiture se déclencha, continua sa plainte, mais c’était très lointain et très faible.


Debout devant la vitrine de Modern TV, à regarder le reportage du vol de Walter et Lydia Dangerfield, Stuart McConchie vit à sa grande surprise l’écran s’assombrir.

— Ils ont perdu l’image, fit Lightheiser, dégoûté.

Le groupe des spectateurs s’agitait, contrarié. Lightheiser mâchonnait son cure-dents.

— Cela va revenir, dit Stuart en se baissant pour changer de chaîne.

Après tout, l’événement était suivi par tout le réseau. Toutes les chaînes étaient sans image. Et il n’y avait pas de son non plus. Il actionna le commutateur. Rien.

Un des ouvriers arriva du sous-sol en courant, se précipita vers le devant de la boutique et hurla :

— Alerte Rouge !

— Comment ? fit Lightheiser, sidéré, tandis que son visage devenait vieux et malsain.

À cette vue, Stuart McConchie comprit sans que les mots se formulent ou que les pensées même naissent dans son cerveau. Il n’avait pas à réfléchir ; il savait. Il sortit à toutes jambes dans la rue, puis il s’arrêta sur le trottoir. Et les spectateurs, le voyant courir, ainsi que le dépanneur, prirent à leur tour le pas de course en diverses directions, les uns pour traverser la rue en pleine circulation, d’autres en rond, quelques-uns en ligne droite, comme si chacun eût vu quelque chose de différent et qu’il n’arrivât pas la même chose à chacun d’eux.

Stuart et Lightheiser longèrent le trottoir jusqu’aux portes de métal gris-vert qui fermaient le local souterrain dans lequel, il y avait très longtemps, une pharmacie conservait ses stocks, mais qui était à présent vide. Stuart et Lightheiser s’efforcèrent de les soulever et tous deux hurlèrent qu’ils n’y parvenaient pas. Impossible d’ouvrir, sinon par en dessous. Un employé apparut sur le seuil du magasin de confection pour hommes et les regarda. Lightheiser lui cria de foncer en bas pour ouvrir les trappes dans le trottoir.

— Ouvre le trottoir ! hurlait-il, de même que Stuart, auxquels s’étaient maintenant jointes plusieurs personnes, toutes debout ou accroupies autour des battants, attendant de voir le trottoir s’ouvrir.

Alors l’employé pivota et rentra dans la boutique. Un instant après, Stuart entendit un vacarme métallique sous ses pieds.

— Écartez-vous ! commanda un homme trapu, d’un certain âge. Ne restez pas sur les portes !

Les gens plongèrent alors les regards dans une pénombre froide, une cavité déserte, une caverne sous le trottoir. Ils y sautèrent tous, tombant jusqu’au fond où ils se retrouvèrent sur un sol de ciment humide, roulés en boule ou étalés de tout leur long… Ils se tortillaient et tentaient de s’enfoncer dans le revêtement qui s’émiettait, parmi les cloportes morts, dans l’odeur de pourriture.

— Refermez, disait un homme.

Il ne semblait pas qu’il y eût de femmes ou, s’il y en avait, elles restaient silencieuses. La tête coincée dans un angle de béton, Stuart tendait l’oreille, mais il n’entendait que des hommes, qui s’accrochaient aux trappes et s’efforçaient de les rabattre. D’autres gens descendaient encore, tombant, roulant, poussant des cris, comme si on les eût jetés d’en haut.

— Dans combien de temps, ô Seigneur ? implora quelqu’un.

— Tout de suite, dit Stuart.

Il le savait ; il savait que les bombes éclataient déjà, il le sentait. Cela paraissait se passer en lui. Boum-boum-boum-boum, faisaient les bombes, ou peut-être étaient-ce des engins envoyés par l’Armée pour intercepter les bombes ? Peut-être était-ce la défense. Que je descende, songeait Stuart. Le plus profond possible. Que je m’enfonce dans le sol. Il se tassait, lovait son corps pour creuser une niche. Il y avait maintenant sur lui de l’humanité, des manteaux, des manches qui l’étouffaient, et il en était satisfait, peu lui importait… il ne voulait pas de vide autour de lui, il lui fallait du solide tout autour. Il n’avait pas besoin de respirer. Il avait les yeux fermés, comme toutes les autres ouvertures de son organisme : la bouche, le nez, les oreilles, tout était bouché. Il s’était emmuré ; il attendait.

Boum-boum-boum.

Le sol sursautait.

On s’en tirera, se répétait Stuart. Ici, en bas, en sûreté dans la terre. En sûreté à l’intérieur où on ne risque rien. Ça nous passera au-dessus de la tête. Le vent.

Le vent, au-dessus d’eux, en surface, passait à une vitesse énorme. Et Stuart le savait : l’air se déplaçait d’un bloc, comme un corps.


Dans l’ogive de Dutchman IV, Walt Dangerfield, tout en subissant encore la pression de bien des gravités, percevait dans ses écouteurs les voix d’en bas, de l’abri de contrôle.

— Troisième étage réussi, Walt. Vous êtes en orbite. Nous mettrons à feu l’étage final à 15 h 45 au lieu de 15 h 44, m’annonce-t-on.

Vitesse orbitale, se dit Dangerfield, en s’efforçant de voir sa femme. Elle avait perdu connaissance. Il détourna aussitôt les yeux, pour se concentrer sur sa propre alimentation en oxygène. Il savait que tout irait bien pour elle, mais il ne voulait pas être le témoin de ses souffrances. Ça colle, songeait-il, tout va bien pour nous deux. En orbite, en attendant la poussée finale, ce n’est pas tellement désagréable.

La voix reprit dans les écouteurs :

— Déroulement parfait jusqu’à présent, Walt. Le Président est encore ici. Il vous reste huit minutes et six secondes avant les premières corrections pour la mise à feu du quatrième étage. Si en rectifiant de petites…

Les parasites noyèrent la voix. Il ne l’entendit plus.

Si en rectifiant des erreurs mineures de position, se répétait Dangerfield, nous n’aboutissons pas au succès complet, on nous ramènera au sol, comme on a déjà fait pour les essais avec des robots. Et plus tard, on recommencera. Il n’y a pas de danger. Le retour dans l’atmosphère est déjà de l’histoire ancienne. Il attendit.

La voix retentit de nouveau dans son casque.

Walter, nous subissons une attaque, ici, au sol.

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? fit-il.

— Dieu nous garde, dit la voix. (C’était celle d’un homme déjà mort, une voix dénuée de sentiment, vide et maintenant silencieuse. Disparue.)

— Une attaque de qui ? lança-t-il quand même dans le micro.

Il pensait à des grévistes, à des émeutiers, il évoquait des foules en colère armées de briques. Une attaque par des cinglés, par qui ?

Il se leva péniblement, se dégagea des harnais et regarda par le hublot le monde d’en bas. Les nuages, l’océan, le globe lui-même. Ici et là, on faisait flamber des allumettes, il voyait la fumée, les flammes. La frayeur l’envahit tandis qu’il filait en silence dans l’espace, contemplant les incendies éparpillés. Il savait ce que c’était.

La mort, songea-t-il. La mort qui allume des projecteurs, qui brûle la vie du monde, de seconde en seconde.

Il continua d’observer.


Le Dr Stockstill savait qu’il y avait un abri collectif sous l’une des grandes banques, mais il ne se rappelait plus laquelle. Il prit sa secrétaire par la main et quitta l’immeuble en courant, traversant Center Street en cherchant des yeux le panneau noir et blanc qu’il avait aperçu un millier de fois et qui faisait partie intégrante du paysage dans son existence quotidienne de praticien. Le panneau s’était fondu dans l’immuable et maintenant, il en avait besoin ! Il aurait voulu le voir s’avancer de lui-même pour qu’il le remarque comme il l’avait fait au début, comme une indication de valeur, un signe essentiel qui lui permettrait de sauver sa vie.

Ce fut sa secrétaire qui le tirailla par la manche pour lui montrer le chemin. Elle lui hurlait sans arrêt quelque chose dans l’oreille. Alors il vit le panneau. Il pivota et tous deux traversèrent la chaussée, parmi les voitures immobilisées et les piétons affolés. Puis ils se retrouvèrent en train de lutter, de se battre pour pénétrer dans l’abri, qui était constitué par le sous-sol du bâtiment.

Tandis qu’il s’enfonçait de plus en plus bas, dans l’abri, dans la masse de gens qui s’y pressaient, il songeait au patient qu’il venait de voir. Il pensait à Mr Tree et, dans son esprit, une voix disait avec netteté : c’est vous qui êtes cause de ceci. Voyez ce que vous avez fait : vous nous avez tous tués.

Sa secrétaire avait été séparée de lui et il était seul parmi des inconnus, leur soufflant au visage et recevant leurs souffles en retour. Et tout le temps il entendait des lamentations, des femmes avec leurs enfants, probablement, des ménagères qui étaient accourues des grands magasins, des mères en promenade. Les portes sont-elles fermées ? se demandait-il. Est-ce commencé ? Oui, le moment est venu. Il ferma les yeux et se mit à prier à voix haute, très fort, pour entendre ses propres paroles, mais elles se perdaient quand même.

— Cessez ce boucan ! lui cria quelqu’un… une femme, en plein dans l’oreille, si près qu’il en eut mal.

Il ouvrit les yeux. La femme le fusilla du regard comme si cela seul importait, comme si elle n’avait conscience que de cette prière vociférée. Elle mettait toute son énergie à le faire taire, et il en fut si surpris qu’il se tut en effet.

Est-ce là tout ce qui vous intéresse ? s’étonnait-il intérieurement, intimidé par elle, par sa concentration farouche, par la folie de son attitude.

— Bien sûr, lui déclara-t-il, espèce d’idiote ! (Mais elle ne l’entendit pas.) Est-ce que je vous dérangeais ? poursuivit-il, sans qu’elle lui prête attention. (Elle regardait à présent tout aussi méchamment quelqu’un d’autre qui avait dû la pousser, ou la heurter.) Navré, dit-il, navré, vieille corneille stupide, espèce de…

Il insultait la femme, plutôt que de prier, et il en retirait plus de soulagement, plus de satisfaction.

Puis, en plein milieu de ses imprécations, il lui vint une idée fantastique mais tenace. La guerre avait commencé ; on les bombardait et ils allaient sans doute mourir, mais c’était Washington qui leur larguait les bombes sur la tête et non pas les Chinois ou les Russes. Quelque chose s’était détraqué dans le système automatique de défense spatiale et le cycle de réaction se déroulait… et personne ne pouvait y mettre fin. C’était la guerre et la mort, bien sûr, mais c’était par erreur ; il y manquait l’intention. Il ne sentait aucune hostilité au-dessus de lui. Les forces, là-haut, agissaient sans mobile, sans idée de vengeance, elles étaient creuses, vides, absolument froides. C’était comme si sa propre voiture lui eût passé d’elle-même sur le corps ; c’était vrai, mais cela n’avait aucun sens. Ce n’était pas de la politique, c’était une panne, un échec, un hasard.

Il se trouvait ainsi totalement dépouillé de haine envers l’ennemi parce qu’il ne pouvait en projeter, en comprendre le concept, ni même y croire. C’était comme si son dernier malade, Mr Tree ou le Dr Bluthgeld, eût pris et absorbé tout cela, n’en laissant pas une miette pour les autres. Bluthgeld avait fait de Stockstill un autre être, qui ne pouvait plus penser de cette manière, même à présent. Bluthgeld, par la démence, avait rendu incroyable le concept de l’ennemi.

On ripostera, on ripostera, on ripostera, chantonnait un homme près de Stockstill.

Ce dernier le dévisagea avec étonnement en se demandant contre qui il riposterait. Des choses leur tombaient dessus ; cet homme avait-il l’intention de tomber à l’envers dans le ciel pour une revanche quelconque ? Renverserait-il la marche des forces naturelles, comme on projette un film à l’envers ? C’était une idée curieuse, un non-sens. Comme si cet homme était devenu la proie de son inconscient. Il ne vivait plus une existence rationnelle tendue vers son bien-être personnel ; il avait capitulé devant quelque idée primitive.

C’est l’impersonnel qui nous a attaqués, songeait le docteur Stockstill. Voilà ce que c’est : il nous attaque du dedans et du dehors. La fin de la coopération à laquelle nous nous efforcions tous ensemble. Maintenant il n’y a plus que les atomes. Discrets, certes, car on ne les voyait pas. Ils s’entrechoquaient, mais sans autre bruit qu’un bourdonnement généralisé.

Il se mit les doigts dans les oreilles pour tenter de ne plus entendre les bruits autour de lui. Et c’était ridicule : les bruits paraissaient être au-dessous de lui, monter au lieu de descendre. Il avait envie de rire.


Quand l’attaque se déclencha, Jim Fergesson venait tout juste de descendre dans l’atelier de réparation de Modern TV. Il était face à Hoppy Harrington et vit l’expression du phocomèle quand on annonça l’alerte rouge sur la modulation de fréquence et que le système conalrad entra immédiatement en application. Il perçut sur le visage étroit et osseux un sourire qui évoquait l’avidité, comme si en entendant et en comprenant ce qui se passait, Hoppy était envahi de joie, de joie de vivre ! Il avait été illuminé pendant un instant, il avait rejeté toute inhibition, écarté tout ce qui le retenait à la surface de la terre, toutes les forces qui le freinaient. Ses yeux étincelaient et ses lèvres se tordaient. Il avait l’air de tirer la langue pour se moquer de Fergesson.

— Sale petit monstre ! lui lança ce dernier.

— C’est la fin ! hurla le phoco.

L’expression s’était déjà effacée de son visage. Peut-être n’avait-il même pas entendu les paroles de Fergesson. Il semblait s’être absorbé en lui-même. Il frissonnait et les prolongements manuels de son chariot dansaient et fendaient l’air comme des fouets.

— Écoutez-moi ! dit Fergesson. Nous sommes au-dessous du niveau de la rue. (Il empoigna l’ouvrier, Bob Rubenstein.) Toi, espèce d’idiot congénital, reste où tu es. Moi, je monte pour faire descendre tous ces gens. Dégage le plus d’espace possible. Fais-leur de la place.

Il lâcha l’ouvrier et courut jusqu’à l’escalier. Alors qu’il montait les marches deux par deux, en s’appuyant sur la rampe pour se propulser, il lui arriva quelque chose aux jambes. Sa partie inférieure tomba et il fila en arrière, roulant au bas des marches tandis que des tonnes de plâtre blanc s’abattaient sur lui. Sa tête heurta le sol cimenté et il se rendit compte que l’immeuble avait été frappé, emporté, ainsi que les gens. Et lui aussi était atteint, coupé en deux, et seuls Hoppy et Bob Rubenstein survivraient… et peut-être pas même eux.

Il tenta de parler mais il n’y parvint pas.


Resté devant son établi, Hoppy ressentit l’onde de choc et vit l’embrasure de la porte comblée par les débris du plafond, les éclats de bois de l’escalier, et parmi ces derniers quelque chose de mou, des morceaux de chair. Cette chair, c’était Fergesson. L’immeuble tremblait et retentissait comme si on y eût claqué des portes. Nous sommes emmurer, pensa Hoppy. L’ampoule du plafond s’écrasa avec un bruit sourd. Maintenant, il ne distinguait plus rien. Les ténèbres. Bob Rubenstein poussait des cris aigus.

Le phoco fit reculer son chariot dans la noire cavité du sous-sol, en se guidant du bout de ses prothèses. Il tâtonnait parmi les stocks de réserve, les grands récepteurs de télé dans leurs cartons. Il alla le plus profondément possible, se creusant un tunnel, lentement et avec soin, pour s’éloigner le plus possible de l’entrée. Rien ne lui tomba sur la tête. Fergesson ne s’était pas trompé. On était en sûreté, ici, au-dessous du niveau de la rue. En haut, les autres n’étaient plus que chair déchiquetée, mêlée à la poudre blanche et sèche qui avait été la bâtisse. Ici, c’était différent.

Pas le temps, songeait-il. On nous a avertis et c’était commencé. Et ça continue. Il sentait le vent qui courait en surface au-dessus de lui. Il courait sans entraves parce que tout ce qui se dressait auparavant était maintenant rasé. Il ne faudra pas remonter, même plus tard, se dit-il, à cause de la radioactivité. C’était l’erreur qu’avaient commise les Japonais ; ils étaient remontés tout de suite en souriant.

Combien de temps vais-je vivre ici ? Un mois ? Pas d’eau, à moins qu’une canalisation crève. Pas d’air avant un certain temps, sauf si des particules s’infiltrent entre les débris. Pourtant cela vaut mieux que de tenter de sortir. Je ne sortirai pas, se répéta-t-il. Je sais, moi, je ne suis pas aussi idiot que les autres.

Il n’entendait plus rien, maintenant. Plus de chocs, plus d’objets retombant en pluie dans l’obscurité autour de lui, les petits objets arrachés des rayonnages. Rien que le silence. Il n’entendait plus Bob Rubenstein. Des allumettes. Il en prit dans sa poche et en frotta une. Il constata alors que de grands carions s’étaient écroulés et l’avaient isolé. Il était seul, dans un coin bien à lui.

Vingt dieux ! jubilait-il. Tu parles d’une veine ! Un espace à ma mesure. Je vais me tasser là. Je peux tenir des jours et m’en tirer. Je sais qu’il était dit que je survivrais. Fergesson, lui, il ne pouvait que mourir tout de suite. C’est la volonté de Dieu. Dieu sait ce qu’il a à faire. Il observe. Il n’y a pas de hasard là-dedans. C’est le grand nettoyage du monde. Il faut faire de la place, dégager de nouveaux espaces pour des gens comme moi, par exemple.

Il éteignit l’allumette et l’obscurité revint. Peu lui importait. Il attendait, immobile sur son chariot, il songeait. Voici ma chance, volontairement créée à mon intention. Tout sera différent quand j’émergerai. Le Destin était à l’œuvre dès le départ, bien avant que je naisse. Maintenant, je comprends tout ; même pourquoi j’étais si différent des autres. J’en sais la raison.

Combien s’est-il écoulé de temps ? se demanda-t-il bientôt. Il commençait à s’impatienter. Une heure ? Je ne peux supporter l’attente. Je sais qu’il faut attendre, mais je voudrais que cela se dépêche. Il tendait l’oreille pour capter des bruits humains au-dessus de lui, des équipes de sauveteurs de l’Armée en train de dégager les victimes. Mais pas encore. Rien jusqu’à présent.

J’espère que ce ne sera pas trop long, se dit-il. Il y a beaucoup à faire. J’ai du pain sur la planche.

En sortant d’ici, il faudra que je m’occupe tout de suite de l’organisation, parce que c’est de ça qu’on aura besoin. Organisation et direction. Tout le monde tournera en rond. Peut-être puis-je déjà dresser des plans.

Il faisait des projets dans le noir. Il lui venait toutes sortes d’inspirations. Il ne perdait pas son temps, il ne restait pas à ne rien faire simplement parce qu’il devait rester immobile. Sa tête fourmillait d’idées originales ; il s’impatientait en y réfléchissant ; il se demandait comment elles s’appliqueraient, quand il les mettrait à l’épreuve. La plupart portaient sur les méthodes de survie. Personne ne dépendrait plus d’une vaste société ; il n’y aurait plus que de petits bourgs et des individus, comme dans les livres d’Ayn Rand. Ce serait la fin du conformisme, de l’esprit collectif et de tout ce fatras. Plus de camelote en série comme ces cartons de récepteurs télé en trois dimensions qui s’étaient écroulés tout autour de lui.

Son cœur battait d’ardeur impatiente ; il avait du mal à rester sur place… C’était comme si un million d’années s’étaient déjà écoulées, songeait-il. Et on ne l’avait pas encore découvert, bien qu’il y eût des gens en train de chercher. Il le savait. Il sentait la présence des sauveteurs ; ils se rapprochaient.

— Vite ! s’écria-t-il, en détendant ses pinces dont les extrémités grattèrent les cartons dans un bruit sourd.

Énervé, il se mit à frapper sur les emballages. Un roulement de tambour emplit l’obscurité, comme s’il y eût là de nombreuses vies emprisonnées, toute une nichée de gens et pas uniquement Hoppy Harrington, seul.


Dans sa maison à flanc de coteau, à West Marin, Bonny Keller se rendit compte que la musique classique avait cessé sur le récepteur stéréo du salon. Elle sortit de la chambre, essuyant ses mains tachées d’aquarelle. Elle se demandait si c’était encore la même lampe qui s’était « coupée » – comme disait George.

C’est alors que, se tournant vers la fenêtre, elle vit se dresser dans le ciel du sud une colonne de fumée aussi dense et brune qu’un tronc d’arbre. Elle en resta la bouche ouverte, puis la fenêtre éclata. Les vitres se pulvérisèrent, Bonny fut projetée en arrière et elle glissa sur le plancher parmi la poussière de verre. Tous les objets de la maison se renversèrent, tombèrent, se fracassèrent. Les débris glissaient avec elle comme si la maison se fût inclinée presque à la verticale.

La Fissure de San Andréas, pensa-t-elle. Un terrible tremblement de terre comme celui d’il y a quatre-vingts ans. Tout ce que nous avons construit… tout est détruit. En tourbillonnant, elle se heurta au mur du fond, qui était maintenant à l’horizontale alors que le plancher se dressait en muraille. Elle vit pleuvoir lampes, tables et chaises qui finalement s’écrasaient et elle était stupéfaite que tout fût si fragile. Elle ne comprenait pas que des objets qu’elle possédait depuis des années puissent se briser si aisément. Seul le mur même, maintenant sous ses pieds, restait solide.

Ma maison, songeait-elle. Disparue. Tout ce qui m’appartient, qui a un sens pour moi. Oh ! ce n’est pas juste.

Elle gisait, pantelante, elle avait mal à la tête. Elle lissa son pantalon, de ses mains couvertes d’une fine poudre blanche et qui tremblaient, elle vit du sang sur son poignet : une blessure qu’elle ne distinguait pas ? À la tête, pensa-t-elle. Elle se frotta le front et des plâtras lui tombèrent des cheveux. Maintenant… elle ne comprenait plus… le plancher était de nouveau à plat et le mur à la verticale comme avant. Retour à la normale. Mais les objets étaient tous brisés. Cela persistait. Un véritable dépotoir, se dit-elle. Il va falloir des semaines et des mois. Jamais nous ne reconstruirons tout. C’est la fin de notre vie, de notre bonheur.

Elle se releva et se mit à marcher ; elle repoussa du pied les débris d’une chaise. Elle partit vers la porte en décochant des coups de pied dans les décombres. Des particules tournoyaient dans l’air et elle les avalait ; elle s’étouffait, elle était furieuse. Du verre partout et ses belles fenêtres, disparues ! Des trous carrés, vides, avec quelques éclats qui se détachaient encore pour tomber sous ses yeux. Elle découvrit une porte… que la torsion des cloisons avait ouverte. Elle y appliqua l’épaule, puis tout son poids, et réussit à écarter le battant juste assez pour sortir de la maison, le pas mal assuré, et aller se placer à quelques mètres pour contempler la scène.

Son mal de tête empirait. Suis-je devenue aveugle ? se demanda-t-elle, car elle avait du mal à garder les yeux ouverts. Ai-je perçu une lumière ? Elle avait le souvenir d’un unique éclair lumineux, comme un obturateur photographique qui s’ouvre et se referme si vite que les nerfs optiques ne réagissent pas… elle ne l’avait pas vu en réalité. Et pourtant ses yeux étaient blessés, elle sentait la blessure. Son corps, tout son être paraissait endommagé. Pas étonnant. Mais le sol ? Elle ne voyait pas de crevasse. Et la maison était debout. Seuls les fenêtres et les objets ménagers étaient détruits. La charpente restait, mais il n’y avait plus rien dedans !

Tout en marchant lentement, elle songeait : il faut que je trouve du secours. J’ai besoin de soins médicaux. Puis, alors qu’elle trébuchait et manquait tomber, elle jeta un coup d’œil circulaire et vit de nouveau la colonne de fumée brune dans le sud. Est-ce que San Francisco est déjà en feu ?

Cela brûle, conclut-elle. C’est une calamité. La ville même a été atteinte et pas seulement West Marin. Pas seulement la population du comté, mais tous les habitants de la ville. Il doit y avoir des milliers de morts. Ils vont décréter l’état d’urgence nationale et faire appel à la Croix-Rouge et à l’Armée. Nous nous en souviendrons jusqu’à notre dernier jour. Tout en avançant, elle se mit à pleurer, le visage dans les mains, ne voyant plus où elle allait, et ne s’en souciant plus. Ce n’était plus sur elle-même et la ruine de sa maison qu’elle pleurait. C’était pour la ville au sud. Pour tous ses habitants et tout ce qui s’y trouvait et ce qui y était arrivé.

Elle savait qu’elle ne la verrait jamais plus. Il n’y avait plus de San Francisco. Fini. La fin était survenue ce jour même. Les larmes aux yeux, elle errait mais se rapprochait quand même du bourg. Elle entendait déjà des voix monter de la plaine. Elle se guida sur le son.

Une voiture s’arrêta près d’elle. La portière s’ouvrit. Un homme lui tendit la main. Elle ne le connaissait pas. Elle ignorait même s’il vivait dans la région ou ne faisait que passer. De toute façon, elle se serra contre lui.

— Ça ira, lui dit l’homme en la prenant par la taille.

Elle se rapprocha encore de lui en sanglotant, se tassant contre le siège et l’attirant sur elle.

Plus tard, elle se retrouva en marche, cette fois sur un chemin étroit bordé de chênes, les vieux troncs rabougris qu’elle aimait tant. Le ciel était gris, sinistre, traversé de lourds nuages qui dérivaient en une monotone procession vers le nord. Ce doit être le chemin du Ranch de la Vallée de l’Ours, se dit-elle. Elle souffrait des pieds et, quand elle s’immobilisa, elle constata qu’elle était déchaussée ; elle avait perdu ses chaussures quelque part en chemin.

Elle portait encore le pantalon taché de peinture qu’elle avait quand s’était produit le séisme, quand la radio s’était arrêtée. Mais était-ce bien un séisme, après tout ? L’homme, dans la voiture, effrayé et balbutiant comme un bébé, avait parlé d’autre chose, mais c’était trop embrouillé, trop chargé de panique pour qu’elle ait compris.

Je veux rentrer à la maison, se dit-elle. Je veux être chez moi et je veux mes chaussures. Je parie que cet homme les a emportées. Je parie qu’elles sont restées dans sa voiture. Et je ne les reverrai pas.

Elle continua de peiner, grimaçant de douleur, souhaitant rencontrer quelqu’un, se posant des questions sur ce ciel écrasant et se sentant de plus en plus seule à chaque seconde qui passait.

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