7

Devant la pharmacie de Point Reyes Station, à 9 heures du matin. Eldon Blaine attendait. Il avait sous le bras un gros porte-documents usé, fermé à l’aide de ficelle. Cependant, à l’intérieur, le pharmacien remuait des chaînes et luttait contre les portes métalliques. Eldon s’impatientait en écoutant ces bruits.

— Une minute ! lança le pharmacien, d’une voix étouffée. (Quand il eut enfin réussi à ouvrir, il s’excusa :) C’était autrefois le panneau arrière d’un camion. Il faut les mains et les pieds pour le faire fonctionner ! Entrez, monsieur.

Il maintenait écartée la haute porte et Eldon voyait l’intérieur sombre de la pharmacie, avec l’ampoule sans lumière qui pendait du plafond par un vieux fil.

— Ce que je voudrais, dit rapidement Eldon, c’est un antibiotique à gamme étendue, comme on en utilise contre les infections respiratoires.

Il prenait l’air détaché, pour cacher l’urgence de ses besoins. Il ne disait pas au pharmacien combien de bourgs il avait visités en Californie du Nord depuis quelques jours, à pied et en auto-stop, pas plus qu’il n’expliquait l’extrême gravité de l’état de sa fille. Cela n’aurait eu d’autre effet que de faire monter les prix, il le savait. Et de toute façon il ne voyait pas grand stock dans la boutique. Sans doute l’homme n’en avait-il plus ?

Tout en l’observant, le pharmacien dit :

— Je ne vois rien entre vos mains. Qu’avez-vous comme monnaie d’échange au cas où j’aurais ce que vous cherchez ?

Il lissa ses cheveux gris clairsemés, d’un geste nerveux. C’était un petit homme d’un certain âge et probablement soupçonnait-il Eldon de toxicomanie. Comme il soupçonnait sans doute tout le monde.

— Là d’où je viens, on m’appelle l’homme aux lunettes, répondit Eldon.

Il ouvrit son porte-documents et découvrit au pharmacien les rangées de verres intacts et presque intacts, de montures et de lunettes montées, pillés dans toute la Zone de la Baie, surtout dans les grands dépôts proches d’Oakland.

— Je suis en mesure de corriger presque tous les défauts de la vue, poursuivit-il. J’ai ici un bel assortiment. Êtes-vous, presbyte, myope, astigmate ? Je vous arrange ça en dix minutes, rien qu’en essayant un verre ou deux.

— Presbyte, répondit le pharmacien, mais je ne crois pas avoir ce que vous désirez.

Il contemplait avec envie les rangées de verres.

Eldon se mit en colère :

— Pourquoi ne le disiez-vous pas tout de suite, que je puisse m’en aller ? Il faut que j’arrive aujourd’hui à Petaluma où il y a des tas de drugstores… Il suffirait que je trouve un camion de foin qui aille dans cette direction.

— Vous ne pouvez pas me donner deux verres en échange de quelque chose d’autre ? demanda le pharmacien d’un ton plaintif, en le suivant. J’ai un remède de haute valeur pour le cœur, du gluconate de quinidine. On vous donnerait n’importe quoi en échange. Je suis absolument le seul à en avoir dans le comté de Marin.

— Y a-t-il un médecin dans le coin ? s’informa Eldon, s’immobilisant au bord de la route envahie de mauvaises herbes et bordée de boutiques et d’habitations.

— Oui, fit le pharmacien avec une certaine fierté. Le Dr Stockstill. Il est ici depuis plusieurs années mais il n’a pas de produits. Je suis le seul…


Serviette sous le bras, Eldon Blaine avançait sur la route départementale, écoutant avec espoir les pétarades d’un véhicule à gazogène, dans le calme matinal de la campagne californienne. Mais le bruit diminuait. Le camion allait, hélas, dans l’autre direction.

Cette région, située juste au nord de San Francisco, avait appartenu autrefois à quelques riches éleveurs. Des vaches paissaient dans ces prairies, mais elles avaient à présent disparu, de même que les taureaux et les moutons. Comme chacun le savait, un arpent de terre était plus rentable, planté en céréales ou en légumes. Autour de lui, il voyait des rangs serrés de maïs, un hybride à maturation rapide et, entre ces rangs, de grandes plantes velues qui produisaient d’étranges potirons jaunes, comme des boules de bowling. C’était une variété orientale qu’on pouvait manger intégralement, écorce, pulpe et graines. En un temps on la dédaignait dans les vallées californiennes… mais les temps avaient changé.

Devant lui, un petit groupe d’enfants traversa en courant la route peu fréquentée pour se rendre à l’école. Eldon Blaine voyait leurs livres abîmés, leurs gamelles pour le déjeuner, il entendait leurs voix et songeait combien c’était apaisant de voir d’autres enfants, bien portants et actifs, contrairement à sa propre fille. Si Gwen mourait, d’autres la remplaceraient. Il le reconnaissait sans émotion. On apprenait. Il le fallait.

L’école était un peu à l’écart sur la droite, dans le creux entre deux hauteurs. Elle occupait ce qui restait d’un bâtiment moderne à un seul étage, sans doute construit juste avant la guerre par une municipalité ambitieuse et dévouée qui s’était endettée pour dix ans sans se douter que ses membres ne vivraient pas assez pour s’acquitter. Ainsi les édiles avaient-ils obtenu sans le chercher leur école primaire pour rien.

Les fenêtres le mirent en joie. Récupérées dans les vieilles maisons campagnardes de tous les modèles, elles étaient ou minuscules ou immenses, avec des planches trop décorées pour les tenir en place. Bien sûr, les croisées d’origine avaient été tout de suite soufflées. Le verre, songea-t-il. Si rare maintenant… si on possédait du verre sous une forme quelconque, on était riche. Et il serra plus fort sa serviette en allongeant le pas.

Plusieurs des enfants, à la vue d’un inconnu, s’arrêtèrent pour le dévisager avec une inquiétude doublée de curiosité. Il leur sourit en se demandant ce qu’ils pouvaient bien étudier, et avec quels maîtres. Quelque très vieille dame, arrachée à la retraite pour se retrouver derrière une chaire ? Un habitant du secteur nanti d’un diplôme universitaire ? Ou, plus vraisemblablement, quelques mères de bonne volonté avec les précieux bouquins de la bibliothèque locale.

Derrière lui, une voix appelait. C’était une femme. En se retournant, il perçut le grincement d’une bicyclette.

— C’est vous, l’homme aux lunettes ? cria-t-elle, sévère et pourtant séduisante avec ses cheveux noirs, malgré son pantalon et sa chemise de coton masculine.

(Elle pédalait à sa poursuite, cahotant au gré des ornières.) Attendez-moi, je vous prie ! Je bavardais justement avec notre pharmacien Fred Quinn il y a un moment et il m’a dit que vous veniez de passer. (Elle parvint jusqu’à lui et descendit de sa machine en haletant.) Nous n’avons pas vu le marchand de lunettes depuis des mois. Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ?

— Je ne suis pas ici pour vendre, répondit Eldon Blaine. Je cherche à me procurer des antibiotiques. (Il était irrité.) Il faut que j’aille à Petaluma.

Il se rendit alors compte qu’il regardait la bicyclette avec envie. Il sentait que cela se lisait sur son visage.

— Nous pouvons les obtenir pour vous, dit la femme. (Elle était plus âgée qu’il ne l’avait d’abord cru ; elle avait des rides, la peau un peu tachée et il devina qu’elle approchait de la quarantaine.) Je fais partie du Comité de Planning de West Marin. Je suis sûre que nous dénicherons ce qu’il vous faut, si vous consentez à revenir avec moi et à attendre. Accordez-nous deux heures. Nous avons besoin de plusieurs paires… Je ne vous laisse pas repartir. (La voix était ferme et absolument pas enjôleuse.)

— Ne seriez-vous pas Mrs Raub ? demanda-t-il.

— Si. Vous me reconnaissez ? Comment cela ?

— Je suis de la région de Bolinas. Nous sommes au courant de vos activités ici. J’aimerais que nous ayons une personne comme vous à notre Comité.

Il avait eu un peu peur d’elle. Mrs Raub finissait toujours par avoir raison, disait-on. Elle et Larry Raub avaient réorganisé West Marin après le Refroidissement. Avant, dans les temps anciens, elle n’était pas grand-chose et c’était le Cataclysme qui lui avait fourni – comme à nombre d’autres gens – l’occasion de montrer de quoi elle était capable.

Tandis qu’ils cheminaient côte à côte dans l’autre sens, elle s’enquit :

— Pour qui, les antibiotiques ? Pas pour vous ? Vous me semblez en parfaite santé.

— Ma petite fille est en train de mourir.

Elle ne se perdit pas en expressions de sympathie. Il n’y avait plus assez de mots pour cela dans le monde ! Elle fit seulement un signe de tête. Puis elle demanda :

— Hépatite infectieuse ? Comment êtes-vous approvisionnés en eau ? Avez-vous un système javellisant ?

— Cela ressemble plutôt à une infection de la gorge.

— Nous avons appris hier soir par le satellite que quelques usines pharmaceutiques allemandes fonctionnent de nouveau ; par conséquent, avec de la chance, nous reverrons des produits médicaux allemands sur le marché, au moins sur la côte Est.

— Vous prenez le satellite ? (Il était tout excité.) Notre radio est en panne et notre dépanneur est quelque part du côté de San Francisco-Sud pour récupérer des pièces de réfrigérateurs. On ne le reverra sans doute pas d’un mois. Dites-moi, que lit-il, maintenant ? La dernière fois que nous l’avons entendu… cela fait un sacré bout de temps… c’étaient Les Provinciales de Pascal.

— Dangerfield lit à présent Servitude Humaine.

C’est là-dedans que le type ne peut pas se débarrasser de la fille qu’il a rencontrée ? fit Eldon. Je crois m’en souvenir, quand il l’a lu la première fois, il y a plusieurs années. Elle revenait tout le temps se mêler à sa vie. Elle n’a pas fini par la lui gâcher complètement ?

— Je n’en sais rien. Nous n’avons pas entendu la première lecture.

— Ce Dangerfield est vraiment un bon disc jockey, affirma Eldon, le meilleur à ma connaissance – même avant le Cataclysme. On ne le manque jamais. En général, on est plus de deux cents tous les soirs, à la caserne des pompiers, pour écouter. Je pense qu’un d’entre nous pourrait arranger cette fichue radio, mais notre Comité a décidé que non, qu’il fallait attendre le retour du dépanneur. Si jamais il revient… celui d’avant a déjà disparu pendant une expédition de récupération.

Mrs Raub sauta sur l’occasion :

— Maintenant, votre communauté comprendra peut-être la nécessité des stocks de remplacement, que j’ai toujours préconisés comme indispensables.

— Pourrions-nous envoyer un représentant qui écouterait avec votre groupe et nous rendrait compte ?

— Naturellement, mais…

— Ce ne serait pas la même chose, acheva-t-il pour elle. Ce n’est pas…

Il fit un geste. Qu’est-ce qu’avait donc de spécial ce Dangerfield, qui les survolait tous les jours dans son satellite ? Eh bien, il était leur liaison avec le monde… Dangerfield regardait en bas et voyait tout, la reconstruction, les changements bons et mauvais. Il écoutait toutes les émissions, les enregistrait, les classait et les rediffusait, si bien qu’ils étaient unis par son intermédiaire.

Dans son esprit, la voix bien connue que sa communauté n’entendait plus depuis si longtemps… il pouvait encore l’évoquer, percevoir le rire bas et fourni, le ton sérieux, l’intimité, et jamais rien de truqué. Pas de slogans, pas de remontrances patriotiques, aucun de ces discours qui les avaient conduits où ils étaient à présent.

Il avait une fois entendu Dangerfield déclarer : « Voulez-vous connaître la véritable raison pour laquelle je n’ai pas fait la guerre ? Pourquoi on m’a soigneusement expédié dans l’espace un tout petit peu à l’avance ? On savait bien qu’il valait mieux ne pas me donner de fusil… J’aurais tué un officier. » Et il avait gloussé comme si c’eût été une blague, mais c’était vrai, ce qu’il avait dit, tout ce qu’il leur disait était vrai, même quand il le présentait avec drôlerie. Dangerfield n’avait pas été politiquement sûr, et pourtant, à présent, il les dominait tous, passant et repassant au-dessus de leurs têtes d’année en année. Et c’était un homme en qui ils avaient foi.


Accrochée au flanc d’une hauteur, la maison des Raub dominait le comté de West Marin, avec ses champs de légumes et ses fossés d’irrigation et, par-ci, par-là, une chèvre attachée à un piquet, et naturellement des chevaux. Debout à la fenêtre du salon, Eldon Blaine contemplait en contrebas, près d’une ferme, un percheron qui devait généralement tirer la charrue… et parfois aussi une auto débarrassée de son moteur, le long de la route de Sonoma, quand venait le temps d’aller aux approvisionnements.

Une voiture passait sur la route, traînée par un cheval. Elle l’aurait recueilli si Mrs Raub ne lui avait pas d’abord mis le grappin dessus et il n’aurait pas tardé à parvenir à Petaluma.

Mrs Raub dévalait à bicyclette la colline pour aller chercher ses antibiotiques. À son grand étonnement, elle l’avait laissé seul dans la maison, libre de voler tout ce qui s’y trouvait. Il se retourna pour voir. Des fauteuils, des livres. Dans la cuisine, des aliments et même une bouteille de vin. Des vêtements dans tous les placards. Il parcourut la demeure, examinant tout. C’était presque comme avant la guerre, sauf bien entendu que tous les appareils électriques, devenus inutiles, avaient été mis au rebut depuis longtemps.

Par les fenêtres de derrière, il aperçut les flancs de bois verdi d’un grand réservoir d’eau. Ainsi les Raub étaient indépendants pour l’eau, constata-t-il. Il sortit et découvrit un ruisseau clair, sans pollution.

Dans le courant se dressait une structure bizarre qui ressemblait à une charrette sur ses roues. Il l’examina ; il en partait des prolongements qui emplissaient des seaux. Au milieu de la mécanique était assis un homme sans bras ni jambes. L’homme hochait la tête comme s’il eût dirigé un orchestre et la machine fonctionnait en cadence. Eldon comprit que c’était un phocomèle monté sur sa phocomobile, chariot et pinces tenant lieu de mains, l’ensemble remplaçant les membres inexistants. Que faisait-il ? Volait-il l’eau des Raub ?

— Hé ! lança Eldon.

Le phocomèle se retourna immédiatement ; ses yeux étincelants de peur se portèrent sur Eldon qui encaissa un choc en plein ventre… Il en fut rejeté en arrière. Tandis qu’il chancelait et tentait de reprendre l’équilibre, il s’aperçut qu’il avait les bras immobilisés le long du corps. Un filet métallique, parti en coup de fouet de la phocomobile, s’était refermé sur lui. Le moyen de défense du phocomèle !

— Qui êtes-vous ? demanda l’infirme, que l’énervement faisait bégayer. Vous n’habitez pas le secteur. Je ne vous connais pas.

— Je suis de Bolinas, répondit Eldon. Le filet de métal se resserrait à lui couper le souffle. Je suis l’homme aux lunettes. C’est Mrs Raub qui m’a dit de l’attendre ici.

Le filet parut se détendre un peu.

— Je ne peux me permettre de courir des risques, dit le phocomèle. Je ne vous lâche pas avant le retour de June Raub.

Les seaux se remirent à puiser l’eau, s’emplissant méthodiquement, jusqu’à ce que le réservoir attaché à la phocomobile déborde.

— Y êtes-vous autorisé ? demanda Eldon. Je veux dire, à prendre de l’eau dans le ruisseau des Raub ?

— J’en ai le droit. Je donne à tous plus que je ne leur prends, dans le coin.

— Libérez-moi, fit Eldon. Je cherche seulement des médicaments pour ma fille qui est mourante.

— Ma fille qui est mourante ! l’imita le phocomèle, avec une justesse de ton stupéfiante.

Il s’écarta du ruisseau en roulant et se rapprocha d’Eldon. La phocomobile étincelait. Toutes les pièces en paraissaient neuves. C’était l’une des constructions mécaniques les mieux conçues qu’eût jamais vues Eldon Blaine.

— Lâchez-moi, proposa Blaine, et je vous fais cadeau d’une paire de lunettes, n’importe laquelle parmi celles que j’ai.

— Ma vue est parfaite, répondit l’infirme. Tout est parfait en moi. Il me manque des pièces, oui, mais je n’en ai nul besoin. Je me débrouille mieux sans. Par exemple, je suis capable de descendre de cette colline plus vite que vous.

— Qui a construit votre engin ? s’enquit Eldon. (Certainement qu’en sept ans il aurait dû se ternir et s’user en partie, comme toutes autres choses.)

— C’est moi qui l’ai fabriqué, répondit le phocomèle.

— Comment pourriez-vous construire votre propre véhicule ? C’est une contradiction !

— Autrefois, les fils étaient branchés sur mon corps. Maintenant, c’est au cerveau que se font les liaisons. C’est moi aussi qui les ai implantées. Ces vieilles pinces mécaniques que le Gouvernement fournissait avant la guerre… elles n’étaient même pas aussi bonnes que vos trucs de chair, vos mains.

Le phocomèle grimaça. Il avait un visage étroit et mobile, le nez pointu et des dents très blanches, un visage auquel convenait bien l’expression déplaisante qu’il laissait voir en ce moment à Blaine.

— Dangerfield dit que les hommes à tout faire – les dépanneurs – sont les gens les plus précieux au monde, fit Eldon. Il a décrété une Semaine Mondiale des Dépanneurs, une fois que nous l’écoutions, et il a mentionné quelques dépanneurs particulièrement renommés. Comment vous appelez-vous ? Il a peut-être parlé de vous ?

— Hoppy Harrington, se présenta l’infirme. Mais je sais qu’il ne m’a pas mentionné parce que je reste encore dans l’ombre. Le moment n’est pas encore venu de me tailler une réputation mondiale, comme je le ferai sûrement. Je laisse voir aux gens du coin un peu de ce dont je suis capable, mais ils sont censés se taire à ce sujet.

— Bien sûr qu’ils se taisent, opina Eldon. Ils ne tiennent pas à vous perdre. En ce moment, nous sommes privés de dépanneur et cela se sent durement. Pensez-vous que vous pourriez vous charger du secteur de Bolinas pour un temps ? Nous avons beaucoup de matières d’échange. Lors du Cataclysme, très peu de gens ont franchi les montagnes pour nous envahir, aussi sommes-nous relativement peu atteints.

— J’y suis allé, à Bolinas, affirma Hoppy. D’ailleurs je me suis promené un peu partout, et jusque dans l’intérieur, à Sacramento. Personne n’a vu ce que j’ai vu. Je peux parcourir quatre-vingts kilomètres par jour avec mon engin. (Son visage maigre se convulsa, puis il bégaya :) Je n’ai pas envie de retourner à Bolinas, parce qu’il y a des monstres marins dans l’océan.

— Qui dit cela ? s’emporta Blaine. Ce n’est que de la superstition… Dites-moi, qui vous a raconté pareille chose de notre communauté ?

— Je crois que c’est Dangerfield.

— Non, c’est impossible. On peut compter sur lui pour ne pas répandre des bêtises pareilles. Je ne l’ai jamais entendu soutenir des absurdités dans ses programmes. Il devait plaisanter. Je parie qu’il blaguait et que vous l’avez pris au sérieux !

— Les bombes à hydrogène ont réveillé les monstres marins de leur sommeil dans les profondeurs, soutint Hoppy en hochant la tête avec force.

— Venez plutôt visiter notre communauté. Nous sommes organisés et évolués, plus que n’importe quelle ville. Nous avons même de nouveau des réverbères dans les rues, quatre ! Qui fonctionnent tous les soirs pendant une heure. Je suis surpris qu’un dépanneur accorde foi à des superstitions pareilles !

Le phocomèle parut contrarié.

— On n’est jamais sûr de rien, murmura-t-il. Peut-être n’est-ce pas Dangerfield que j’ai entendu en parler.

Au-dessous d’eux, un cheval montait la pente. Ils se retournèrent. Le cavalier était un homme de forte corpulence, au visage rouge. Il les regardait, les yeux mi-clos. Il cria :

— Eh ! l’homme aux lunettes ? C’est vous ?

— Oui, répondit Eldon tandis que le cheval tournait dans l’allée recouverte d’herbe. Avez-vous les antibiotiques ?

— June Raub va vous les apporter, répondit le nouveau venu et tirant sur les rênes de sa monture. Lunetier, voyons un peu ce que vous avez. Je suis myope, mais j’ai aussi un astigmatisme prononcé de l’œil gauche. Pouvez-vous me venir en aide ?

Il s’approcha à pied, les paupières toujours mi-closes.

— Je ne peux pas m’occuper de vous, expliqua Eldon. Hoppy Harrington m’a fait prisonnier.

— Au nom du ciel, Hoppy ! protesta le gros homme, soudain agité. Libère l’homme aux lunettes, qu’il s’occupe de moi. Il y a des mois que j’attends et j’en ai assez !

— C’est bon, Leroy, fit Hoppy d’un ton boudeur.

Le filet de métal se desserra, se déroula, puis glissa sur le sol jusqu’au phocomèle qui attendait au centre de sa phocomobile complexe et scintillante.


Alors que le satellite survolait la région de Chicago, ses sondes ouvertes comme des ailes recueillirent un appel. Walter Dangerfield entendit dans ses écouteurs la voix faible, lointaine, creuse, qui venait d’en bas.

« … et voudriez-vous jouer Mathilda que nous sommes nombreux à aimer. Et aussi le thème de Woody Woodpecker. Et… » Le son s’éteignit et il ne perçut plus que de la friture. Ce n’était sûrement pas un faisceau laser ! songea-t-il avec ironie.

Il prit le micro :

— Eh bien, mes amis, on me réclame Mathilda. (Il tendit la main pour interrompre le déroulement d’un magnétophone :) Voici le grand baryton-basse Peter Dawson – c’est aussi le nom d’un excellent whisky écossais – dans Mathilda.

Il choisit grâce à sa mémoire bien exercée la bobine appropriée qui, l’instant d’après, tourna sur le plateau.

Tandis que s’élevait la musique, Walt Dangerfield manipulait son matériel récepteur dans l’espoir de capter de nouveau le bref message. Mais au contraire, il surprit un échange radio entre deux unités militaires participant à une opération de police quelque part dans le nord de l’Illinois. Leur conversation animée l’intéressait. Il l’écouta jusqu’à la fin du morceau.

— Bonne chance les baroudeurs ! lança-t-il. Chopez-les, ces incendiaires qui grillent le fric ! Et Dieu vous bénisse tous !

Il gloussa, car si jamais être humain avait été à l’abri des représailles, c’était bien lui. Nul sur la Terre ne pouvait l’atteindre… On l’avait tenté six fois depuis le Cataclysme, mais sans succès.

— Attrapez-moi ces sales types… ou devrais-je plutôt dire ces braves types ? (Son récepteur recueillait depuis quelques semaines une quantité de plaintes contre la brutalité des forces armées.) Maintenant, permettez-moi de vous donner un conseil, les gars, dit-il d’un ton égal. Méfiez-vous de leurs vieilles pétoires à écureuils ! C’est tout. (Il se mit à chercher dans la phonothèque la bande enregistrée de Woody Woodpecker.) Salut, frères !

Il déclencha la musique. Sous lui le monde était dans les ténèbres, le côté non éclairé tourné vers lui. Il voyait pourtant le liséré clair du jour sur le bord du globe, et bientôt il entrerait de nouveau dans la zone éclairée. Quelques points lumineux ressemblaient à des trous percés dans la matière de la planète qu’il avait abandonnée sept ans auparavant dans un but différent, avec des projets beaucoup plus nobles.

Son satellite n’était pas le seul à tourner autour de la Terre, mais il était le seul où il y eût un être vivant. Tous les autres astronautes avaient péri depuis longtemps. Évidemment, ils n’avaient pas été équipés, comme Lydia et lui, pour subsister dix ans dans un autre monde. Il avait de la chance : outre de la nourriture, de l’eau et de l’air, il disposait d’un million de kilomètres de bandes enregistrées visuelles et sonores pour le distraire. Et maintenant, avec tout ce matériel, c’était lui qui amusait les autres, les quelques survivants de la civilisation qui l’avait bombardé là-haut. Ils avaient saboté le boulot qui consistait à le faire parvenir sur Mars… Heureusement pour eux ! Leur échec leur payait des dividendes extraordinaires depuis lors.

— La, la, la, chantonnait-il dans le micro, utilisant l’émetteur qui aurait dû diffuser sa voix à des millions de kilomètres de distance et non à trois cents. Ce qu’on peut faire avec la minuterie d’une vieille machine à laver-sécheuse ! Ce tuyau nous est communiqué par un dépanneur de la région de Genève ; merci. Georg Schilper… Je sais que tout le monde sera ravi d’entendre cette précieuse information de votre propre bouche.

Il fit passer par l’émetteur l’enregistrement de la voix du dépanneur lui-même. Toute la région des Grands Lacs, aux États-Unis, allait maintenant apprendre la trouvaille de Georg Schilper et sans aucun doute l’appliquer avec sagesse sans perdre de temps. Le monde était avide des connaissances cachées dans de petits coins, çà et là, des connaissances qui – sans Dangerfield – seraient restées confinées à leur point d’origine, peut-être à jamais.

Après cet interlude, il mit en place sa lecture enregistrée de Servitude Humaine et se leva de son siège, les membres engourdis.

Une douleur dans la poitrine le tourmentait ; elle lui était venue un jour, au-dessous du sternum et, pour la centième fois, il prit l’un des classeurs de renseignements médicaux pour étudier tout ce qui traitait du cœur. Est-ce que cela me fait l’effet d’une main qui me coupe le souffle ? se demandait-il. Quelqu’un qui appuierait de tout son poids ? D’ailleurs, c’était difficile de se rappeler la sensation de « poids ». Ou est-ce simplement une impression de brûlure ? Et dans ce cas, quand apparaît-elle ? Avant ou après les repas ?

La semaine précédente il était entré en liaison avec un hôpital de Tokyo et avait décrit ses symptômes. Les médecins ne savaient trop que lui dire. Ce qu’il vous faut, avaient-ils répondu, c’est un électrocardiogramme. Mais comment pratiquer sur lui-même un tel test dans sa capsule ? Les médecins japonais devaient vivre dans le passé, ou alors le Japon s’était relevé mieux et plus vite qu’on ne s’en était rendu compte, lui ou les autres !

Étonnant que j’aie survécu si longtemps, songea-t-il soudain. Pourtant cela ne lui semblait pas si long, car son sens de la durée s’était altéré. Et il était très occupé. En ce moment, six de ses magnétophones étaient à l’enregistrement sur six fréquences très utilisées, et avant la fin de la lecture de l’œuvre de Maugham, il faudrait encore qu’il les écoute lui-même. Il n’y trouverait peut-être rien d’intéressant ou peut-être lui apporteraient-ils plusieurs heures d’émission utile. On ne sait jamais. Si seulement j’avais pu employer la diffusion à grande vitesse, songeait-il… mais en bas les appareils de décodage nécessaires n’existaient plus. Les heures auraient pu se comprimer en autant de secondes et il aurait pu donner tour à tour à chaque région un compte rendu complet. Dans l’état actuel des choses, il devait débiter ce qu’il savait par petits paquets, en se répétant souvent. Il fallait parfois des mois pour lire un seul roman dans ces conditions.

Du moins avait-il réussi à ramener la fréquence d’émission du satellite dans une bande que les gens d’en bas pouvaient recevoir sur une radio courante en modulation d’amplitude. C’était sa grande réussite. Rien que cela avait fait de lui ce qu’il était.

La lecture de Maugham cessa, puis recommença automatiquement depuis le début à l’intention du nouveau secteur de terre que survolait le satellite. Walt Dangerfield ne se dérangea pas et continua de consulter les microfilms médicaux. Je pense que ce sont seulement des contractions du pylore, décida-t-il. Si j’avais des barbituriques… Mais il n’y en avait plus depuis des années. Sa femme les avait entièrement absorbés durant sa dernière crise de dépression… et elle s’était suicidée malgré les barbituriques. Ç’avait été le silence soudain de la station spatiale soviétique qui, assez étrangement, l’avait déprimée. Jusque-là, elle avait cru qu’on réussirait à les atteindre et à les ramener en sûreté à la surface. Les Russes étaient morts de faim – tous les dix – mais personne ne l’avait prévu car ils avaient débité en conscience leurs données scientifiques jusqu’aux heures ultimes.

— La, la, la, murmurait Dangerfield en lisant les informations relatives à la valve du pylore et à ses spasmes. Si vous éprouvez des douleurs, murmura-t-il, après avoir trop bien mangé, prenez ces petites pilules qui vous soulagent de quatre façons différentes… (Il coupa le déroulement de la bande en cours et activa son micro.) Chers auditeurs… Vous rappelez-vous la publicité d’antan ? demanda-t-il au monde enténébré. Avant la guerre… Voyons… Comment était-ce ? Ah ! Fabriquez-vous toujours davantage de bombes H, mais y prenez-vous moins de plaisir ? (Il émit un rire.) La guerre nucléaire vous déprime-t-elle ? Allô, New York, m’entendez-vous ? Je veux que vous tous, à portée de ma voix, les soixante-cinq que vous êtes, vous frottiez une allumette pour que je sache que vous êtes bien là.

Un signal puissant vibra dans son casque.

— Dangerfield, ici le Commandant du Port de New York. Pouvez-vous nous donner une idée de la météo ?

— Oh ! répondit Dangerfield, nous avons du beau temps en perspective. Vous pouvez prendre la mer sur vos petits bateaux pour pêcher vos petits poissons radioactifs. Aucun danger.

Une autre voix, plus faible, lui parvint.

— Mr Dangerfield, voudriez-vous s’il vous plaît nous jouer quelques airs d’opéra ? Nous aimerions particulièrement Que cette main est froide, de La Bohème.

— Du diable ! Je pourrais vous le chanter moi-même ! dit-il, prenant néanmoins la bobine voulue tout en fredonnant l’air dans le micro.


Rentré à Bolinas, au soir, Eldon Blaine administra une première dose d’antibiotique à son enfant puis attira sa femme à l’écart.

— Écoute, ils ont un dépanneur de première, à West Marin, et ils en ont gardé le secret, à peine à trente kilomètres de nous ! Je pense que nous devrions envoyer une délégation pour l’enlever et le ramener ici. (Il ajouta :) C’est un phoco. Et je voudrais que tu voies la phocomobile qu’il s’est fabriquée ! Aucun des dépanneurs que nous avons eus n’aurait fait quelque chose de moitié aussi bien. (Il remit sa veste de laine pour gagner la porte de la chambre.) Je vais demander au Comité de mettre ma proposition aux voix.

— Mais notre ordonnance contre les anormaux ! protesta Patricia. Et c’est Mrs Wallace la présidente, ce mois-ci. Tu connais ses idées : jamais elle ne permettra que d’autres phocos viennent s’installer ici. On en a déjà quatre et elle passe tout son temps à s’en plaindre.

— Cette ordonnance ne vise que les normaux risquant de tomber à la charge de la communauté, rétorqua Eldon. Je le sais, j’ai participé à sa rédaction. Mais Hoppy Harrington n’est pas une charge. C’est un placement sûr. L’ordonnance ne le vise en rien. Et je suis prêt à tenir tête à Mrs Wallace. J’obtiendrai l’autorisation officielle. J’ai déjà imaginé comment nous procéderons à l’enlèvement. Nous sommes invités à aller dans leur région pour écouter le satellite, ce que nous ferons. Nous irons donc, mais pas seulement pour écouter Dangerfield. Pendant que leur attention sera fixée sur la radio, nous capturerons Hoppy. Nous mettrons sa phocomobile hors d’usage et nous le ramènerons ici. Et ils ne sauront jamais rien. Ni vu ni connu. D’ailleurs, notre force de police nous protégera.

— Moi, j’ai peur des phocos, dit Patricia. Ils ont des pouvoirs spéciaux, surnaturels, tout le monde le sait. C’est sans doute en recourant à la magie qu’il a bâti son véhicule.

Eldon Blaine eut un rire moqueur et reprit :

— Tant mieux ! C’est peut-être ce qu’il nous faut dans la communauté, de la sorcellerie et un dépanneur-magicien ! Je suis pour !

— Je vais près de Gwen, fit Patricia en se tournant vers la partie de la pièce – isolée par un paravent – où la fillette gisait sur sa couchette. Je ne veux pas être mêlée à tout cela. Je trouve que c’est affreux, ce que tu fais.

Eldon Blaine sortit dans la nuit sombre. Il s’engagea sur le chemin qui menait chez les Wallace.


Tandis que les citoyens de West Marin entraient un à un à Foresters’ Hall pour s’asseoir, June Raub réglait le condensateur variable de la radio de voiture en douze volts. Elle remarqua que cette fois encore Hoppy Harrington n’était pas venu écouter le satellite. Qu’avait-il dit ? « Je n’aime pas écouter les malades. » Curieuse chose à dire, songeait-elle, surtout de sa part. Le haut-parleur émettait de la friture ; puis il y eut quelques aigus émanant du satellite. Dans quelques minutes, la réception serait claire… à moins que les accumulateurs à acide décident une fois encore de les lâcher, comme l’autre jour, pendant un court instant.

Les gens assis en rangées écoutaient déjà attentivement quand les premières paroles de Dangerfield tranchèrent sur les parasites.

— … on dit que le typhus exanthématique a fait son apparition de Washington à la frontière canadienne, disait Dangerfield. Alors n’allez pas par là, mes amis. Si ce compte rendu est exact, c’est très alarmant. Par ailleurs, une nouvelle plus réconfortante nous vient de Portland en Oregon. Deux navires y sont arrivés, en provenance de l’Orient. Bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Deux grands cargos, bourrés d’articles manufacturés dans les petites usines de Chine et du Japon, selon ce que j’ai entendu.

L’assemblée attentive s’agita, très intéressée.

— Et voici un tuyau pour les ménagères, fourni par un conseiller alimentaire de Hawaii, reprit Dangerfield, mais sa voix s’éteignit et une fois encore il n’y eut plus que de la friture. June Raub augmenta le volume, sans résultat. Tous les visages manifestaient clairement le désappointement.

Si Hoppy était ici, songeait-elle, il réglerait l’appareil tellement mieux que moi ! Inquiète, elle se tourna pour chercher l’appui de son mari.

— Mauvaises conditions atmosphériques, dit-il, du premier rang où il avait pris place. Il faut être un peu patient.

Mais plusieurs personnes regardaient déjà June avec hostilité, comme si c’était sa faute que le satellite se fût tu. Elle fit un geste d’impuissance.

La porte s’ouvrit, livrant passage à trois hommes qui s’avancèrent gauchement. Deux d’entre eux lui étaient inconnus, mais le troisième était l’homme aux lunettes. Mal à l’aise, ils cherchaient du regard où s’asseoir tandis que tous les gens présents s’étaient retournés pour les observer.

— Qui êtes-vous donc, messieurs ? leur demanda Mr Spaulding, qui dirigeait la grange aux provisions. Quelqu’un vous a-t-il permis d’entrer ici ?

June Raub intervint :

— C’est moi qui ai invité cette délégation de Bolinas à faire le déplacement pour venir écouter avec nous. Leur récepteur ne fonctionne plus.

— Chut ! firent plusieurs voix, car de nouveau on entendait le satellite.

— … de toute façon, disait Dangerfield, je souffre surtout après avoir dormi et avant de manger. Cela semble disparaître pendant que je mange, ce qui me fait croire à un ulcère plutôt qu’à un trouble cardiaque. Par conséquent, s’il y a des médecins à l’écoute et s’ils ont accès à un émetteur, peut-être voudront-ils me lancer un appel et me communiquer leur opinion. Je peux leur fournir davantage de renseignements si cela doit les aider.

June Raub était plongée dans la stupeur en écoutant l’homme du satellite décrire avec force détails les symptômes qu’il éprouvait. Était-ce cela que Hoppy voulait dire ? Dangerfield était devenu hypocondriaque sans que personne ne s’aperçoive du changement, sauf Hoppy dont les sens étaient particulièrement aiguisés. Elle frissonna. Ce pauvre homme, là-haut, condamné à tourner sans cesse autour de la Terre jusqu’à ce qu’enfin, comme les Russes, il meure faute de nourriture ou d’air.

Et que deviendrons-nous alors ? se demanda-t-elle, sans Dangerfield… Comment continuer à vivre ?

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