14

Dirk n’entendait aucun bruit, dans la jungle, hormis la respiration laborieuse de Vikary et la course légère des spectres arboricoles.

Il retourna le corps de Janacek. Les fragments de mousse qui y étaient collés absorbaient son sang, telles des éponges. Les spectres arboricoles avaient déchiqueté sa gorge, aussi sa tête ballotta-t-elle horriblement lorsque Dirk déplaça son cadavre. Ses épais vêtements ne lui avaient offert aucune protection. Les spectres les avaient déchirés, réduisant l’étoffe caméléon en lambeaux rouges et visqueux. Ses jambes, toujours unies à la plate-forme de métal argenté du glisseur, s’étaient brisées lors de la chute, et des fragments d’os aux arêtes vives émergeaient de chaque mollet. Mais le plus horrible restait la bouche… rongée. L’œil droit avait disparu. De son orbite vide sortait du sang qui glissait lentement de sa joue pour tomber sur le sol.

Ils ne pouvaient plus rien pour lui. Dirk fixait le cadavre, désemparé. Après avoir glissé sa main dans une poche de la veste déchirée de Janacek pour s’emparer de la pierrelueur, il se releva et fit face à Jaan Vikary.

« Vous m’aviez dit…

— Que je ne pourrais jamais tirer sur lui, je sais, termina le Kavalar. Je sais ce que j’ai dit, tout comme je sais ce que j’ai fait. » Il parlait très lentement, prononçant chaque mot avec difficulté. « Je ne voulais pas le tuer, ajouta-t-il. Juste l’obliger à s’arrêter, rendre son glisseur inutilisable. Mais il est tombé dans un nid de spectres arboricoles. Oui, dans un nid de spectres arboricoles… »

Dirk serrait avec force la pierrelueur, sans mot dire.

Vikary tremblait de tous ses membres. Sa voix s’anima soudain, empreinte d’un profond désespoir. « Il me pourchassait. Je le savais. Arkin Ruark m’en avait averti, quand je l’ai contacté à Larteyn grâce au système de communications intérieures. Oui, il m’a dit que Garse s’était joint aux Braiths et qu’il avait juré de me rattraper. Je ne l’ai pas cru… Non, je ne l’ai pas cru ! C’était la vérité, pourtant. Janacek m’a bel et bien poursuivi, il s’est joint aux chasseurs, ainsi que Ruark me l’avait dit. Le Kimdissi… le Kimdissi ne se trouve pas avec moi… nous n’avons pas pu… les Braiths sont arrivés. J’ignore si… Ruark… peut-être l’ont-ils tué. Je ne sais pas. »

Il semblait épuisé, totalement désorienté. « Il fallait empêcher Garse de nuire, t’Larien. Il connaissait l’emplacement de la caverne. Je devais penser à Gwen. Ruark m’a appris que Garse, dans sa folie, avait promis de me livrer à Lorimaar. Je l’ai pris pour un menteur – jusqu’à ce que mon teyn finisse par surgir derrière moi. Gwen est ma betheyn, et vous mon korariel. Je suis responsable de votre sécurité. Il me faut donc rester en vie. Vous comprenez ? Je ne voulais pas sa mort – je me suis même précipité à sa rescousse en me frayant un chemin dans la jungle à coups de laser… Mais toutes les larves s’étaient agglutinées sur lui dans le nid, ainsi que des adultes… Je les ai grillés, je les ai tous fait griller et je l’ai tiré hors du nid… »

Le corps de Vikary fut agité par des sanglots sans larmes. Il n’aurait pu se permettre de pleurer. « Regardez ! Il portait le fer nu. Il est venu pour me chasser. Je l’aimais, et il est venu pour me chasser ! »

Ne sachant que faire de la pierrelueur qu’il tenait dans son poing fermé, Dirk baissa une fois encore les yeux sur Garse Janacek, dont la couleur des vêtements s’était estompée pour s’assortir au sang séché et à la mousse en décomposition. Puis il releva les yeux vers Jaan Vikary. Ce dernier était bien près de s’effondrer. Son visage était livide, ses larges épaules agitées de contractions nerveuses. Donne un nom à une chose, songea Dirk. C’était en cet instant à lui que revenait la tâche de donner un nom à Jaantony.

T’Larien fit glisser son poing dans l’obscurité de sa poche. Il avait décidé de mentir : « Vous n’aviez pas le choix, Jaan. Il vous aurait tué, avant de faire subir le même sort à Gwen. Il me l’a dit. Je suis vraiment heureux que Ruark ait pu vous avertir avant qu’il ne soit trop tard. »

Ces paroles semblèrent réconforter Vikary, qui hocha la tête en silence.

« Comme vous ne reveniez pas à Kryne Lamiya, ajouta Dirk, je suis parti à votre recherche. Gwen était très inquiète. Je venais vous prêter main-forte lorsque Garse m’a pris par surprise et désarmé, pour ensuite me livrer à Lorimaar et à Pyr. En leur disant que j’étais un don de sang.

— Un don de sang ? répéta Vikary d’une voix incrédule. Il était devenu fou, t’Larien. C’est la vérité. Garse Jadefer Janacek n’était pas homme à faire des dons de sang – ce n’était pas un Braith. Vous devez absolument me croire.

— Oui. Son esprit était troublé. Vous avez raison. Ça ne fait aucun doute, ne serait-ce qu’à la façon dont il parlait. » Il se sentait au bord des larmes, et se demandait si cela pouvait se voir. C’était comme s’il avait brusquement pris sur lui toutes les peurs et les angoisses de Jaan.

Le Jadefer semblait de plus en plus résolu, alors même que son chagrin passait dans les yeux de Dirk.

Les yeux de Vikary allèrent se poser sur le corps immobile qui gisait sous les arbres. « Je le pleurerai pour ce qu’il était et pour ce que nous avons été l’un pour l’autre. Mais le temps presse. Les chasseurs nous poursuivent avec leurs chiens, et nous devons nous hâter. » Il s’agenouilla à côté du cadavre de Janacek ; après avoir tenu un instant sa main sanglante et flasque dans la sienne, il embrassa les restes du visage du défunt, sur les lèvres, tout en caressant ses cheveux de sa main libre.

Mais le Kavalar tenait le bracelet de fer noir dans son poing lorsqu’il se releva. Dirk ressentit un profond chagrin à voir le bras nu de Janacek. Il s’efforça de retenir ses larmes – et sa langue – lorsque Vikary glissa le fer dans sa poche.

« Nous devons partir.

— Vous ne comptez quand même pas le laisser ainsi ?

— Le laisser ? Oh, je comprends. Enterrer les morts ne fait pas partie des coutumes kavalars, t’Larien. Nous avons pour tradition de les abandonner dans la jungle, et nous n’éprouvons aucune honte à ce que les bêtes sauvages dévorent leurs restes. La vie doit nourrir la vie. N’est-il pas préférable que sa chair donne des forces à un noble prédateur plutôt qu’à l’engeance grouillante et répugnante des asticots et des vers des cimetières ? »

Après avoir abandonné le corps de Janacek là où Vikary l’avait fait tomber, dans la petite clairière qui s’ouvrait au sein des bois sans fin, ils partirent dans les sous-bois obscurs en direction de Kryne Lamiya. Dirk, qui devait porter son glisseur, s’efforçait de maintenir un pas aussi rapide que celui de Jaan. Ils n’avaient que fort peu avancé quand leur progression se retrouva bloquée par une falaise abrupte de roche noire.

Jaan se trouvait déjà à mi-chemin du sommet quand Dirk atteignit la muraille. Le sang de Janacek avait séché, formant sur ses vêtements une croûte brune que t’Larien pouvait voir du bas de la falaise. Le reste de ses habits était devenu noir. Son fusil en bandoulière, le Kavalar grimpait avec facilité, ses mains puissantes passant avec aisance d’une prise à l’autre.

Dirk déploya le glisseur argenté, puis vola jusqu’au sommet de l’escarpement.

Il venait à peine de dépasser la cime des étouffeurs quand le cri du banshee lui parvint aux oreilles. La petite clairière dans laquelle ils avaient laissé le corps de Janacek était facilement visible du point où il se trouvait – elle se résumait à une petite tache sombre, très proche. Mais t’Larien ne parvenait pas à voir le cadavre. Une masse grouillante de créatures jaunes lui masquait le centre de la trouée. Alors même qu’il observait la scène, d’autres formes minuscules jaillirent des bois alentour pour se joindre au festin.

Le banshee sortit de nulle part pour s’immobiliser au-dessus de la clairière. Il poussa un gémissement terrifiant, qui n’empêcha pourtant pas les spectres arboricoles de poursuivre leur folle mêlée. Ceux-ci ne cessaient de se mordre en piaillant, sans lui prêter la moindre attention.

Le banshee fondit alors sur eux, son ombre les couvrant entièrement juste avant que ses grandes ailes ne se plissent et se replient. Les spectres et le cadavre se retrouvèrent enveloppés dans son étreinte vorace, ce que t’Larien trouva étrangement réconfortant.

Mais un instant seulement. Car Dirk entendit aussitôt un cri aigu, pour voir ensuite une petite chose indistincte tomber droit sur la noire créature. Une autre vint bientôt la rejoindre, puis une autre, puis une douzaine en même temps. Le nombre de spectres semblait doubler chaque fois qu’il clignait des yeux. Le banshee déplia ses vastes ailes, se mit à les agiter tant bien que mal, mais sans réussir pour autant à s’envoler. Les spectres le recouvraient, le mordaient, le griffaient, le maintenaient sous leur poids et le déchiquetaient. Cloué au sol, il ne parvenait même plus à hurler son angoisse. Ce fut donc en silence qu’il mourut, son repas toujours pris au piège sous ses ailes.

Le temps que Dirk se libère de son glisseur, au sommet de l’escarpement, une grouillante masse jaunâtre qui ne cessait d’enfler masquait à nouveau la clairière, comme la première fois qu’il l’avait vue. Plus rien n’indiquait que le banshee s’y était posé. La forêt était redevenue totalement silencieuse. Une fois que Jaan l’eut rejoint, ils reprirent leur voyage sans mot dire.

La caverne était sombre, incroyablement silencieuse. Des heures s’écoulèrent sous terre tandis que Dirk suivait la petite lueur en mouvement de la torche de Jaan Vikary. La lumière le guida à travers des galeries souterraines tortueuses, des salles emplies d’échos où la noirceur s’étalait à l’infini, des passages assez étroits pour rendre quiconque claustrophobe – et dans lesquels ils étaient contraints de ramper. L’univers tout entier de t’Larien se résuma bientôt à cette lumière, au point qu’il finit par perdre toute notion du temps et de l’espace. Les deux hommes n’avaient rien à se dire, aussi n’ouvraient-ils pas la bouche. Seuls le raclement de leurs bottes sur le sol poussiéreux et les rares échos renvoyés par les parois venaient rompre le silence. Vikary connaissait manifestement cette grotte sur le bout des doigts. Il n’hésita pas une seule fois, ne se trompa jamais de chemin. Tous deux progressaient péniblement au cœur même de l’âme secrète de Worlorn.

Ils émergèrent sur le flanc d’une colline couverte d’étouffeurs, au sein d’une nuit de feu et de musique.

Kryne Lamiya était en flammes. Les tours osseuses hurlaient un chant d’angoisse.

Des langues de feu s’élevaient de toutes parts dans la pâle nécropole, telles de brillantes sentinelles errant dans les rues. La cité miroitait, étrange mirage dans les vagues de chaleur et de lumière. Elle ressemblait à un spectre orangé, sans substance. Un des ponts filiformes s’écroula tandis qu’ils observaient l’incendie. Son centre noirci s’effondra en premier, bientôt suivi par le reste des pierres. Le feu s’éleva plus haut encore. Il crépitait et hurlait, jamais rassasié. Un immeuble tout proche gronda faiblement, avant d’imploser dans un grand nuage de fumée et de flammes.

À trois cents mètres de la colline sur laquelle ils se tenaient, une tour-main crayeuse qui surplombait de toute sa hauteur les bois d’étouffeurs restait encore épargnée par l’immense brasier. Elle se découpait sur la clarté aveuglante – on aurait presque pu la croire vivante, à voir la manière dont elle se tordait et se crispait de douleur.

Dirk percevait encore la musique légère de Lamiya-Bailis, malgré le rugissement des flammes. La disparition de certaines tours avait brisé la symphonie aubienne. Des notes manquaient, le chant était entrecoupé de silences surnaturels. Le crépitement des flammes répondait en contrepoint aux gémissements, sifflements et autres lamentations. Les vents aubiens soufflaient inlassablement des montagnes pour faire chanter la Ville Sirène et attiser l’immense brasier où se consumait Kryne Lamiya, assombrissant son masque mortuaire de cendres et de suie avant de la faire taire à tout jamais.

Jaan Vikary fit glisser le fusil laser de son dos. Les reflets de l’incendie démesuré baignaient son visage étrangement inexpressif. « Que… ?

— L’appareil-loup », leur dit Gwen.

Elle se trouvait un peu plus bas, à quelques mètres dans la pente. La voir ne leur causa aucune surprise. Derrière elle, à l’ombre d’un veuf bleu à la ramure tombante, Dirk pouvait apercevoir le petit véhicule jaune de Ruark.

« Bretan Braith », précisa Vikary.

Gwen vint les rejoindre à l’entrée de la grotte. « Son engin a survolé la cité à plusieurs reprises, leur dit-elle en le leur confirmant d’un signe de tête. Il faisait feu de tous ses lasers.

— Chell est mort, dit Vikary.

— Mais vous, vous êtes vivants, répliqua Gwen. Je commençais à m’inquiéter.

— Nous sommes en vie, oui… bredouilla Jaan avant de laisser le fusil glisser de ses doigts. Gwen… j’ai tué mon teyn.

— Garse ? » Elle fronçait les sourcils, perplexe.

« Il m’avait livré aux Braiths, se hâta d’expliquer Dirk, dont les yeux rencontrèrent ceux de Gwen. Il pourchassait Jaan aux côtés de Lorimaar. Jaan n’a pas eu le choix. »

La jeune femme fixa alors le Kavalar droit dans les yeux. « C’est vrai ? Arkin m’a effectivement raconté quelque chose de ce genre, mais j’ai refusé de le croire.

— C’est pourtant la vérité, répondit Vikary.

— Arkin se trouve ici ? » intervint Dirk.

Gwen hocha la tête. « À l’intérieur de son véhicule. L’un de vous a dû lui indiquer où je me trouvais, car il est venu directement ici après sa fuite de Larteyn. Il a essayé de me faire avaler de nouveaux mensonges, mais je l’ai assommé – il est inoffensif, pour l’instant.

— Gwen, nous nous sommes gravement trompés sur le compte d’Arkin. » Dirk sentait le fond de sa gorge empli de bile. « Tu comprends ce que je te dis, Gwen ? Il a averti Jaan que Garse comptait le trahir – il n’en aurait rien su sans cet avertissement providentiel. Il aurait fait confiance à Janacek, jamais il ne l’aurait abattu. Il aurait été capturé, puis tué. » Sa voix se faisait rauque, pressante. « Est-ce que tu comprends ce que je veux dire, Gwen ? Arkin… »

Le feu projetait des reflets glacés dans les yeux de la jeune femme. « Je comprends », fit-elle d’une voix mal assurée, pour ensuite se tourner vers Vikary. « Oh, Jaan… » Elle lui ouvrit ses bras.

Le Kavalar s’avança vers elle, posa sa tête sur son épaule, la serra de toutes ses forces. Puis il se mit à pleurer.

Décidant de les laisser seuls, Dirk descendit vers la larme jaune.

Arkin Ruark, vêtu d’une lourde combinaison de travail, le menton affaissé sur sa poitrine, avait été étroitement ligoté sur son siège. Il eut toutes les peines à lever les yeux sur t’Larien. Le côté droit de son visage était enflé, rendu méconnaissable par une ecchymose rougeâtre. « Dirk », murmura-t-il non sans mal.

Après avoir posé son sac à dos sur le plancher de la cabine, t’Larien alla s’appuyer contre le panneau des instruments de bord. « Arkin, fit-il d’une voix égale.

— Aidez-moi.

— Janacek est mort. Jaan a abattu son glisseur et il est tombé dans un nid de spectres arboricoles.

— Garsey », articula Ruark avec difficulté. Ses lèvres étaient enflées, sanglantes. Sa voix tremblait. « Il vous aurait tous tués. C’est la vérité, la stricte vérité. J’ai averti Jaan. Oui, je l’ai mis en garde. Croyez-moi, Dirk.

— Oh ! je vous crois.

— J’ai fait tout mon possible pour vous aider, oui. Mais Gwen est devenue folle. J’étais présent quand les Braiths ont retrouvé Jaan. J’étais parti le rejoindre, mais les Kavalars l’ont trouvé en premier. J’avais peur pour elle, oui. C’est pour l’aider que je me suis rendu à Kryne Lamiya, mais je n’y ai gagné qu’une chose, me faire frapper. Elle m’a traité de menteur, puis elle m’a ligoté et m’a conduit ici. Elle est folle, Dirk, mon ami. Aussi folle qu’un Kavalar. Presque autant que Garsey. Elle n’a plus rien de la douce Gwen que nous avons connue. Je crois qu’elle veut me tuer. Vous aussi, peut-être, je ne sais pas. J’ai appris qu’elle comptait retourner auprès de Jaan. Aidez-moi, Dirk, vous devez m’aider. Il faut l’empêcher de faire pareille folie.

— Rassurez-vous, Gwen ne tuera personne. Nous sommes là, Jaan et moi. Ne vous inquiétez pas, Arkin, vous êtes en sécurité. Nous réglerons tout ça plus tard. Nous vous devons beaucoup, n’est-ce pas ? Surtout Jaan. Sans votre avertissement, nul ne sait ce qui aurait pu se produire.

— Oui, répondit un Ruark dans un sourire. Oui, c’est la stricte vérité. »

Gwen apparut brusquement dans l’encadrement de la porte. « Dirk », fit-elle sans prêter la moindre attention au Kimdissi.

Il se tourna vers elle. « Oui ?

— J’ai forcé Jaan à aller se reposer un peu. Il est très fatigué, tu sais. Viens dehors, je dois te parler.

— Attendez ! cria le Kimdissi. Commencez déjà par me libérer ! Libérez-moi ! Mes bras, Dirk, mes bras… »

Mais t’Larien s’en fut sans se retourner. Jaan était allongé non loin, la tête appuyée contre un arbre, occupé à fixer sans le voir l’incendie dans le lointain. Dirk et Gwen s’éloignèrent de lui pour s’enfoncer dans la noirceur des étouffeurs. La jeune femme fit alors halte et se tourna vers son ex-amant. « Jaan ne doit jamais apprendre la vérité. » De sa main droite, elle repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front.

« Ton bras… »

Gwen, qui portait toujours le bracelet de fer, noir et dénudé à présent, s’immobilisa aussitôt. « Oui. Les pierrelueurs viendront ensuite.

— Je vois. Teyn et betheyn à la fois. »

La jeune femme fit un signe de tête affirmatif, puis prit les mains de son ancien amant dans les siennes. Sa peau était froide, sèche. « Réjouis-toi pour moi, Dirk, dit-elle d’une petite voix triste. Je t’en prie. »

T’Larien voulait se montrer rassurant. « Bien sûr », lui répondit-il, sans grande conviction. Il y eut ensuite un long silence, empli d’amertume.

La jeune femme s’efforçait de sourire. « Tu fais vraiment peur à voir. Toutes ces égratignures. La façon dont tu tiens ton bras. Celle dont tu parles. Tu tiens le coup ? »

Il haussa les épaules. « Les Braiths ne font pas des compagnons de jeux très agréables. Mais je survivrai. » Il lâcha les mains de la jeune femme pour chercher quelque chose dans sa poche. « Gwen… j’ai quelque chose à te donner. »

Il y avait deux gemmes au creux de sa paume. La pierrelueur ronde aux facettes grossières, qui luisait faiblement, et le joyau-qui-murmure, plus petit, plus sombre – lugubrement froid.

Gwen les prit sans mot dire, les fit rouler un instant dans sa main. Puis elle fit glisser la pierrelueur dans sa poche et rendit le joyau-qui-murmure à Dirk.

Qui l’accepta. « La dernière chose qui me reste de ma Jenny », dit-il. Sa main se referma sur la goutte glacée, qu’il fit de nouveau disparaître dans ses vêtements.

« Je sais, répondit-elle. Merci de me l’avoir offerte, mais elle ne me parle plus à présent. J’ai trop changé, je suppose. Ça fait bien longtemps que je n’ai pas entendu le moindre murmure.

— Ouais. Je m’en doutais un peu. Mais il fallait quand même que je te l’offre… elle et sa promesse. Qui tient toujours, Gwen, si un jour tu as besoin de moi. Appelle ça mon fer et mon feu. Tu n’aimerais pas que je devienne un simulacre, pas vrai ?

— Non. Mais la pierrelueur…

— Garse l’a cachée quand il a été contraint de se débarrasser des autres. Je me suis dit que tu voudrais peut-être la faire ressertir avec les nouvelles. Jaan n’y verra que… du feu. »

Gwen poussa un soupir. « D’accord… À ma grande surprise, je découvre que la mort de Garse m’emplit de chagrin – malgré tout. N’est-ce pas étrange ? Durant toutes ces années que nous avons vécues ensemble, pas un seul jour ne s’est écoulé sans que nous nous sautions à la gorge – prenant ainsi ce pauvre Jaan entre deux feux, lui qui nous aimait tous les deux. J’ai même parfois pensé que la seule chose qui me séparait du bonheur, c’était Garse Jadefer Janacek. Mais maintenant qu’il n’est plus… Je m’attends toujours à ce qu’il revienne sourire aux lèvres à bord de son véhicule, armé jusqu’aux dents, prêt à me mordre et à me remettre à ma place. Je m’attends même à le pleurer, quand j’aurai enfin pris conscience qu’il a bel et bien disparu à jamais. Curieux, non ?

— Non, absolument pas.

— Pour un peu, ajouta-t-elle, le sort d’Arkin me ferait aussi pleurer. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Après que je l’ai traité de menteur, après que je l’ai frappé et assommé… Tu sais ce qu’il m’a dit ? »

Comment Dick l’aurait-il pu ? Il secoua la tête.

« Qu’il m’aimait. Oui, il m’a dit qu’il m’aimait depuis le jour où nous nous sommes rencontrés, sur Avalon. Comment savoir si c’est la vérité ? Garse ne cessait de me mettre en garde contre l’habileté des manipulateurs kimdissi, et Arkin n’a pas besoin d’être un génie pour comprendre à quel point une révélation pareille peut me troubler. J’ai d’ailleurs bien failli le libérer – il avait l’air si petit, si pitoyable. Il pleurnichait. Mais au lieu de trancher ses liens, j’ai… Tu as vu son visage ? » Elle hésita.

« Oui, répondit-il. Ce n’est pas beau à voir.

— Au lieu de ça, je l’ai frappé. Mais je le crois, à présent. À sa façon triste et résignée, il m’aimait bel et bien. Il a vu le mal que je me faisais, et il savait que livrée à moi-même je ne quitterais jamais Jaan. Il a donc décidé de se servir de toi, d’utiliser les choses que je lui avais apprises, que je lui avais confiées, pour me pousser à quitter Jaantony. Il devait s’imaginer que toi et moi finirions par nous séparer à nouveau, comme sur Avalon, puis que je me tournerais vers lui. Je ne sais pas. Il prétend n’avoir pensé qu’à moi, qu’à mon bonheur. Qu’il ne pouvait supporter de me voir porter le jade et l’argent. Qu’il a agi ainsi par amitié. » Elle soupira de désespoir. « Par amitié…

— Ne sois pas triste pour lui, Gwen. Il m’aurait envoyé à la mort sans la moindre hésitation. Garse Janacek est mort, ainsi que plusieurs Braiths et les Émereli innocents de Défi… Et ton “ami” Arkin en est le seul responsable, ne l’oublie pas.

— C’est toi qui parles comme Garse, maintenant. Qu’est-ce que tu m’as dit, déjà ? Que j’avais des yeux de jade ? Tu n’imagines pas les tiens ! Mais tu dois avoir raison, je suppose.

— Qu’allons-nous faire de lui ?

— Le libérer. Pour l’instant du moins. Jamais Jaan ne devra se douter de ce qu’il a fait. Ça le détruirait, Dirk. Il faut absolument qu’Arkin Ruark redevienne notre ami. Tu comprends ?

— Oui. » Le rugissement des flammes s’était réduit à un léger crépitement. Tout était redevenu silencieux. T’Larien se tourna en direction du véhicule ; l’incendie infernal était en train de s’éteindre. Seuls quelques rares foyers disséminés ici et là continuaient à projeter leurs lueurs mouvantes sur les ruines fumantes de la cité. La plupart des tours élancées s’étaient écroulées, celles qui restaient encore debout n’émettaient plus le moindre bruit. Le vent n’était plus que du vent.

« L’aube va bientôt se lever, dit Gwen. Nous devrions partir.

— Partir ?

— Retourner à Larteyn, à condition que Bretan Braith n’ait pas également détruit cette cité.

— Il a une manière plutôt violente de porter le deuil de son teyn, reconnut Dirk. Mais tu crois vraiment que nous serons en sécurité, dans la cité kavalar ?

— Le temps de la fuite est révolu, répondit Gwen. Je ne suis plus une betheyn sans défense qui aurait besoin qu’on la protège. » Elle leva son bras droit ; les ultimes flammes lointaines vinrent illuminer le fer nu. « Je suis la teyn de Jaan Vikary. J’ai pris goût au sang, et je possède une arme. Et toi… toi aussi tu as changé, Dirk. Tu n’es plus le korariel de personne, tu sais. Tu es un keth.

« Nous sommes ensemble, pour l’instant. Nous savons qui sont nos ennemis, et comment les retrouver. Aucun de nous ne redeviendra un Jadefer. Je suis une femme, Jaan un proscrit – et toi, tu n’es qu’un simulacre. Garse était le dernier des Jadefer, sa mort signifie la fin de cette lignée. Les mérites et les défauts de Haut Kavalaan comme ceux du Rassemblement de Jadefer ont disparu avec lui. Sur ce monde, en tout cas. Il n’existe aucun code sur Worlorn, t’en souviens-tu ? Il n’y a plus ni Braiths ni Jadefer, juste des créatures qui cherchent à s’entretuer.

— Que veux-tu dire ? lui demanda Dirk, qui pensait néanmoins le savoir.

— Que j’en ai assez d’être pourchassée, traquée et menacée. » Son visage, plongé dans l’ombre, ressemblait à un masque de fer. Ses yeux brillants rappelaient ceux d’un fauve. « Que désormais, c’est à notre tour de devenir les chasseurs ! »

Dirk la regarda sans rien dire pendant ce qui lui parut être une éternité. Il la trouvait très belle, de cette étrange beauté qui avait également caractérisé Garse Janacek. Et qui rappelait aussi un peu celle d’un banshee, d’une certaine manière. Il se prit à regretter sa Jenny, sa Guenièvre qui n’avait jamais existé. « Tu as raison », fit-il d’une voix rauque.

La jeune femme s’approcha de lui et le prit dans ses bras sans lui laisser le temps de réagir, l’étreignant de toutes ses forces. D’un geste empreint de lenteur, Dirk se résolut à en faire de même. Tous deux restèrent ainsi durant de longues minutes, écrasés l’un contre l’autre, la joue froide et lisse de Gwen collée contre la barbe naissante de son ex-amant. Elle releva les yeux après s’être écartée de lui, s’attendant manifestement à ce qu’il l’embrasse – ce qu’il fit, ses propres yeux clos. Les lèvres de celle qui fut jadis sa Jenny étaient sèches, dures.

Le Fort de Feu était plongé dans la froideur d’une aube grise, nuageuse. Le vent tournoyait autour de lui en rafales violentes.

Sur le toit de leur immeuble, ils découvrirent un cadavre.

Jaan Vikary sortit prudemment du véhicule, le fusil laser à la main, tandis que Gwen et Dirk le couvraient depuis la cabine, qui leur offrait une sécurité relative. Ruark resta quant à lui assis sur le siège arrière, silencieux, effrayé. Ils l’avaient libéré avant de quitter Kryne Lamiya, et le Kimdissi s’était montré tour à tour effondré et presque hystérique sur le chemin du retour, ne sachant trop à quoi s’en tenir.

Vikary examina le corps qui gisait devant les cages d’ascenseurs, puis revint vers ses compagnons. « Roseph noble de Braith Kelcek, annonça-t-il.

— Noble de Larteyn, corrigea Dirk.

— Exact, reconnut Jaan, noble de Larteyn. » Il se renfrogna. « Il est mort depuis plusieurs heures, à mon avis. La moitié de sa poitrine a été arrachée par une arme à feu. Son propre pistolet se trouve toujours à l’intérieur de son étui.

— Une arme à feu ? » répéta Dirk.

Vikary hocha la tête. « Bretan Braith Lantry est célèbre pour en avoir utilisé lors de certains de ses duels. C’est un duelliste habile, mais je crois qu’il n’a choisi une telle arme qu’à deux occasions, quand il ne voulait pas se contenter de blesser son adversaire. Un laser de duel est une arme propre et précise, contrairement au pistolet de Bretan Braith. Pareil engin est conçu pour tuer, malgré son manque de précision. C’est un instrument cruel, qu’on utilise uniquement pour des duels à mort. »

Gwen regardait l’endroit où Roseph gisait, comme un ballot de chiffons. Ses vêtements, qui avaient pris la couleur poussiéreuse du toit, flottaient par intermittence dans le vent. « Ce n’était pas un duel, dit-elle.

— Non, reconnut Vikary.

— Mais pourquoi ? lança Dirk. Roseph ne représentait pas une menace pour Bretan Braith. Et n’oubliez pas le code de duel… Bretan est toujours un Braith, n’est-ce pas ? Ne reste-t-il pas lié par vos us et coutumes ?

— Bretan Braith est toujours membre de son étau, confirma Vikary, et cela explique justement bien des choses. L’époque des duels est à présent révolue. C’est la guerre, Dirk. Braith contre Larteyn – et il existe fort peu de conventions à respecter au cours d’une guerre. N’importe quel mâle adulte de l’étau ennemi devient alors une simple proie, qu’on peut abattre sans davantage de procès, jusqu’au retour de la paix.

— Une croisade, gloussa Gwen. Ça ne ressemble guère à Bretan.

— Mais énormément au vieux Chell, répliqua Vikary. Alors qu’il agonisait, son teyn a dû lui jurer d’entreprendre une guerre sainte. Auquel cas Bretan ne tue pas simplement pour le venger, mais pour honorer le serment qu’il lui a fait. Il se montrera sans merci. »

Arkin Ruark, toujours assis sur le siège arrière, se pencha vers eux avec impatience. « Mais tout va pour le mieux, dans ce cas ! s’exclama-t-il. Oui, écoutez-moi, c’est magnifique ! Gwen, Dirk, Jaan, mes amis, écoutez-moi ! Bretan va les tuer à notre place, non ? Il va les abattre les uns après les autres. C’est l’ennemi de nos ennemis, notre meilleur espoir. Croyez-moi, c’est la stricte vérité !

— En l’occurrence, répliqua Jaan Vikary, votre proverbe kimdissi ne peut s’appliquer à nous. Le différend qui oppose Bretan Braith aux Larteyn n’en fait pas pour autant notre allié, si ce n’est incidemment. Les dettes de sang ne s’oublient pas si facilement, Arkin.

— Oui, ajouta Gwen, ce n’est pas Lorimaar qu’il soupçonnait de se cacher à Kryne Lamiya. S’il a incendié toute cette cité, c’est uniquement dans l’espoir de nous tuer.

— Une supposition, murmura Ruark. Une simple supposition. Peut-être avait-il d’autres raisons pour faire une chose pareille, qui peut le dire ? Peut-être était-il fou, fou de chagrin.

— Écoutez, Arkin, intervint Dirk, nous allons vous laisser à découvert ; si d’aventure Bretan passe dans les parages, vous pourrez lui demander ce qui l’a motivé. »

Le Kimdissi recula, puis le dévisagea d’une étrange façon. « Non, non ! Il serait bien plus prudent que je reste avec vous, mes amis. Oui, je préfère rester sous votre protection !

— Nous vous protégerons, lui dit Jaan Vikary. Rassurez-vous. Vous avez tant fait pour nous. » Dirk et Gwen échangèrent un regard.

Vikary mit brusquement leur appareil en marche. Après quoi ils s’élevèrent de la terrasse pour aller survoler les rues pâles de Larteyn.

« Où allons-nous ? demanda Dirk.

— Roseph est mort, répondit Vikary. Mais il reste de nombreux chasseurs. Nous allons procéder à un recensement, mes amis. Oui, un recensement. »

L’immeuble que Roseph noble de Braith Kelcek avait partagé avec son teyn s’élevait non loin de la résidence des Jadefer, tout près également d’une des entrées du réseau souterrain de communications. C’était un grand bâtiment carré, avec un dôme métallique en guise de toit et un portique supporté par des colonnes de fer noir. Ils se posèrent à proximité, puis s’en approchèrent avec prudence.

Il y avait deux molosses morts devant, enchaînés aux piliers qui se dressaient de chaque côté de la porte. Vikary alla les examiner. « Ils ont eu la gorge transpercée par une décharge de fusil laser de chasse, leur expliqua Jaan. On a tiré d’assez loin. C’était absolument imparable. »

Il resta monter la garde à l’extérieur, le fusil laser à la main. Ruark demeura à son côté tandis que Gwen et Dirk pénétraient dans l’immeuble.

Ils découvrirent d’innombrables pièces vides, ainsi qu’une petite salle des trophées dans laquelle étaient exposées quatre têtes, trois d’entre elles vieilles et sèches, leur peau tendue et momifiée, leurs traits presque bestiaux. Gwen lui expliqua que la quatrième avait appartenu à un fils de la gelée vinnoir. D’après son aspect, on l’avait tranchée depuis peu. Dirk toucha avec suspicion le cuir qui recouvrait certains meubles, mais la jeune femme secoua la tête.

Une pièce adjacente était emplie de figurines miniatures : des banshees et des meutes de loups, des soldats luttant avec des dagues et des épées, des hommes affrontant des monstres grotesques en d’étranges combats. Autant de scènes finement exécutées dans le fer, le cuivre et le bronze.

« L’œuvre de Roseph », expliqua brièvement Gwen. Dirk s’arrêta malgré lui pour examiner une figurine. Gwen lui intima de la suivre.

Ils découvrirent le teyn de Roseph dans la salle à manger, abattu pendant son repas – une épaisse bouillie de viande et de légumes dans un bouillon sanglant, avec des quignons de pain noir posés à côté du plat. Le tout était froid, à demi consommé. Un pichet d’étain empli de bière brune trônait sur la longue table de bois. Le corps du Kavalar gisait à un mètre de là, toujours sur sa chaise renversée par terre. Une tache sombre maculait le mur situé derrière elle. L’homme n’avait plus de visage.

Gwen, postée au-dessus de lui, fronça les sourcils. Son fusil pendait négligemment sous son bras, le canon braqué en direction du sol. Elle prit le pichet de bière et en but une gorgée avant de le tendre à Dirk.

La boisson était tiède, aigre. Sa mousse avait disparu depuis longtemps.

« Lorimaar et Saanel ? lança Gwen lorsqu’ils se retrouvèrent sous les piliers de fer.

— Je doute qu’ils soient déjà revenus de la forêt, dit Vikary. Bretan Braith se trouve peut-être dans cette cité, à nous guetter. Il a dû voir Roseph et Chaalyn revenir à bord de leur appareil, hier. Peut-être se cache-t-il quelque part, très près de nous, en espérant éliminer ses ennemis un à un, dès leur retour à Larteyn. Ça me paraît néanmoins peu probable.

— Pourquoi ?

— Rappelez-vous que nous sommes arrivés à l’aube, à bord d’un appareil non blindé. Or, personne ne nous a attaqués. Soit Bretan dormait, soit il ne se trouvait plus dans les parages.

— Où pensez-vous qu’il puisse être ?

— Sans doute dans la jungle, occupé à chasser les derniers Larteyns. Il n’en reste que deux, mais Bretan Braith n’a aucun moyen d’être au courant – pour ce qu’il en sait, Pyr, Arris et même le vieux Raymaar Une-Main sont encore de ce monde. Il doit toujours compter avec eux. Je suppose qu’il est parti les attaquer par surprise, peut-être par crainte qu’ils ne reviennent en force à Larteyn et ne découvrent leurs kethi massacrés. Ce qui les avertirait de ses intentions.

— Nous ferions mieux de fuir avant son retour, lança en hâte Arkin Ruark. De trouver un endroit sûr, loin de la folie kavalar. Douzième Rêve, oui, Douzième Rêve. Ou Musquel, ou Défi, n’importe où. Un vaisseau stellaire va bientôt arriver, et nous serons sauvés. Qu’en dites-vous ?

— Je m’y oppose, répliqua Dirk. Bretan finirait par nous retrouver. N’oubliez pas la facilité presque surnaturelle avec laquelle il nous a découverts, à Défi. » Ses yeux ne lâchaient pas Ruark ; à son crédit, le Kimdissi resta imperturbable.

« Nous allons rester à Larteyn, déclara Vikary d’une voix décidée. Bretan Braith Lantry ne peut compter que sur lui-même alors que nous sommes quatre, avec trois armes à notre disposition. Rien de fâcheux ne pourra nous arriver si nous restons ensemble. Nous monterons la garde à tour de rôle, et nous serons prêts à l’accueillir. »

Gwen hocha la tête, puis prit Jaan par le bras. « Je suis d’accord. Sans compter la possibilité qu’il soit tué par Lorimaar.

— Non. Non, Gwen, lui répondit le Kavalar, je crois que tu te trompes. Bretan Braith ne sera pas tué par Lorimaar. De cela, j’en suis certain. »

Pressés par Vikary, ils se rendirent avant leur départ dans le grand garage souterrain de l’immeuble de Roseph. La supposition du Kavalar était fondée. Leur propre aéronef avait été volé à Défi pour ensuite être détruit, Roseph et son teyn avaient emprunté l’appareil de Pyr pour rentrer de leur chasse dans la jungle. Jaan s’appropria donc l’engin garé dans le sous-sol. Bien qu’en aucune façon comparable à la massive relique de guerre vert olive de Janacek, c’était de loin un véhicule plus sûr que le petit appareil de Ruark.

Ensuite, ils se mirent en quête d’un logement. Des tours de guet se dressaient le long des remparts de Larteyn, en surplomb de la falaise abrupte qui dominait les lointaines Terres communes. Elles comprenaient un poste de veille garni de meurtrières à l’étage supérieur et un appartement juste en dessous, à l’intérieur des murs. Les tours, sur lesquelles étaient juchées d’énormes gargouilles de pierre, avaient une fonction purement ornementale – des fioritures destinées à donner une touche véritablement kavalar à cette partie du Festival. Mais ces postes de guet semblaient faciles à défendre, tout en offrant une vue excellente sur l’ensemble de la cité. Gwen en choisit un au hasard, et ils s’y installèrent après être passés dans leur ancien appartement pour récupérer leurs effets personnels, de la nourriture, et les dossiers des recherches écologiques (que Dirk avait pratiquement oubliées) effectuées par Gwen et Ruark dans les régions sauvages de la planète.

Une fois en sécurité, ils s’organisèrent pour l’attente.

Dirk devait estimer par la suite qu’ils avaient ce faisant commis la pire des erreurs. Le poids de l’inaction allait mettre au jour toutes les failles qui ne demandaient qu’à apparaître.

Ils établirent un emploi du temps, de sorte que deux personnes montent en permanence la garde avec des lasers et les jumelles de Gwen. Larteyn était une cité grise, déserte et désolée. Les veilleurs n’avaient absolument rien à faire, hormis étudier le lent déclin de Worlorn et les flots de lumière qui s’élevaient des rues de pierrelueur une fois la nuit tombée. La plupart du temps, ils discutaient entre eux.

Arkin Ruark effectuait lui aussi des tours de garde. Il accepta à contrecœur le fusil que Vikary l’obligea à prendre. Il ne cessait de répéter que jamais il ne parviendrait à s’habituer à toute cette violence, qu’utiliser un laser était au-dessus de ses forces, quelles qu’en soient les conséquences. Mais parce que c’était Vikary qui le lui avait demandé, il consentit néanmoins à garder l’arme. Ses relations avec le reste du groupe avaient radicalement changé. Il venait se placer à proximité du Kavalar aussi souvent qu’il le pouvait, ayant reconnu en lui son véritable et unique protecteur. Avec Gwen, il se montrait encore cordial. Cette dernière lui avait demandé de bien vouloir lui pardonner ce qui s’était passé à Kryne Lamiya, prétextant une réaction paranoïaque engendrée par la peur et la douleur. Mais elle avait manifestement cessé d’être à ses yeux la douce jeune femme qu’il avait connue. La rancune qui les séparait remontait chaque jour un peu plus à la surface. Envers Dirk, le Kimdissi se comportait à présent avec une espèce de gêne suspicieuse. Il l’avait étouffé sous des manifestations exubérantes d’amitié, pour ensuite adopter une réserve exagérée dès qu’il était devenu évident que Dirk n’éprouvait plus la moindre sympathie pour lui. Des commentaires que lui fit Ruark dès le premier tour de garde qu’ils effectuèrent ensemble, Dirk conclut que le petit écologiste kimdissi attendait désespérément l’arrivée de la navette des Marches : le Teric neDahlir, qui devait normalement se poser sur Worlorn la semaine suivante. Il semblait ne désirer qu’une chose : pouvoir rester caché jusqu’au moment où il pourrait quitter cette satanée planète, pour ne plus jamais y revenir.

Gwen Delvano, quant à elle, semblait attendre tout autre chose. Alors que Ruark scrutait l’horizon avec une appréhension grandissante, la jeune femme brûlait visiblement d’impatience. Dirk se rappelait les paroles qu’elle avait prononcées dans les ombres mouvantes de Kryne Lamiya dévorée par le feu. « Désormais, avait-elle dit, c’est nous qui serons les chasseurs. » À l’évidence, son état d’esprit n’avait nullement changé. Lorsqu’elle et Dirk partageaient un tour de garde, Gwen restait obstinément assise devant l’étroite fenêtre, faisant preuve d’une patience presque infinie. Les jumelles pendaient entre ses seins, ses bras reposaient sur l’appui de la fenêtre. La jeune femme s’adressait à Dirk sans même le regarder ; toute son attention restait focalisée sur l’extérieur, elle refusait de quitter la meurtrière à part pour se rendre à la salle de bains. À intervalles réguliers, elle prenait les jumelles pour scruter quelque immeuble lointain, où il lui avait semblé avoir décelé un mouvement. Parfois elle demandait à Dirk de lui apporter une brosse afin de peigner ses longs cheveux noirs, que le vent venait constamment ébouriffer.

« J’espère que Jaan se trompe, dit-elle un soir alors qu’elle se peignait les cheveux. Je préférerais voir revenir Lorimaar et son teyn plutôt que Bretan. » Dirk ne put qu’approuver ; Lorimaar – plus âgé, et blessé – représenterait un danger bien moindre que le duelliste borgne qui le pourchassait. « Non, lui expliqua-t-elle en posant sa brosse, les yeux perdus dans l’obscurité. Ce n’est pas du tout à cause de ça. »

Quant à Jaantony Riv Loup noble de Jadefer Vikary, il semblait plus que tout autre affecté par l’attente interminable. Tant qu’il avait été contraint à l’action, tant qu’il lui avait fallu se battre, il était resté l’ancien Jaan Vikary : un homme fort et décidé, un chef. Mais l’oisiveté l’avait totalement changé. N’ayant plus aucun rôle à tenir, il passait son temps à ruminer de sombres pensées, ce qui ne lui faisait aucun bien. Garse Janacek n’avait été que rarement mentionné durant ces derniers jours, mais Jaan était clairement obsédé par le spectre de son teyn à la barbe rousse. Il sombrait régulièrement dans des silences lugubres qui duraient parfois des heures.

Dans un premier temps, il avait insisté pour qu’aucun d’eux ne s’éloigne seul de la tour. Or lui-même allait faire de longues marches à l’aube ou au crépuscule quand il n’était pas de garde. Durant ses heures de veille, dans la tour de guet, la plupart de ses conversations se rapportaient à des souvenirs décousus de son enfance dans les étaux du Rassemblement de Jadefer, aux légendes qui tenaient lieu d’histoire à Haut Kavalaan, aux héros martyrs tels que Vikor noble d’Acierrouge ou Aryn noble de Pierrelueur. Il ne parlait jamais de l’avenir, et rarement du présent. Dirk avait presque l’impression de voir les tourments intérieurs de cet homme. En quelques jours, Vikary avait tout perdu : son teyn, son monde et ses semblables. Même le code selon lequel il avait vécu – le fondement même de son existence. Voilà ce qu’il combattait. Il avait déjà reconnu en Gwen son nouveau teyn, il avait accepté son nouveau statut avec un empressement dont il n’avait jamais fait preuve à son égard auparavant. Il semblait pourtant à Dirk que Jaan continuait désespérément à essayer de respecter son code, qu’il se raccrochait aux fragments de l’honneur kavalar qui étaient encore siens. C’était Gwen et non Vikary qui parlait de tuer les chasseurs, qui voyait en Worlorn une planète désormais uniquement peuplée d’animaux prêts à s’entretuer, à présent que plus aucun code n’y était en vigueur. C’était comme si elle parlait à la place de son teyn, autant que pour elle-même. Dirk, cependant, doutait qu’il en fût véritablement ainsi. Quand Vikary abordait ce sujet, il laissait toujours entendre qu’il comptait bien se battre en duel avec Bretan Braith. Au cours de ses longues promenades dans la cité, il ne cessait de s’entraîner au fusil et au pistolet. « S’il me faut affronter Bretan, disait-il, je serai prêt. » Il effectuait ses exercices journaliers tel un automate, habituellement en vue de la tour. Il se préparait pour chaque mode de duel kavalar. Un jour, il arpenta un carré de la mort imaginaire, dix pas au terme desquels il avait abattu tous ses adversaires. Le lendemain, ce fut sur un mode libre qu’il franchit la ligne – pour ne tirer qu’une unique décharge. Le jour suivant, à nouveau le carré de la mort. Ceux qui l’observaient depuis la tour priaient pour qu’aucun ennemi n’aperçoive la lumière des lasers. Même Dirk avait peur. Jaan était leur force, or il se perdait dans des illusions martiales, dans la supposition que Bretan allait revenir et lui accorder une rencontre dans les règles. Pourtant, malgré toutes les prouesses qu’on lui attribuait, malgré son entraînement journalier, il paraissait de plus en plus improbable que le Jadefer parvienne à vaincre Bretan en combat singulier.

Le sommeil de Dirk était hanté par des cauchemars du Braith au demi-visage : Bretan, avec son étrange voix, son œil rougeoyant et son tic grotesque ; un Bretan élancé, à la joue lisse et à l’air innocent. Bretan, le destructeur de villes. Dirk s’éveillait de ces rêves prisonnier de ses draps, en sueur, épuisé. Il se souvenait des cris de Gwen, de ses gémissements aigus semblables à ceux des tours de Kryne Lamiya, de la façon dont Bretan l’avait regardée. Il ne pouvait compter que sur Jaan pour chasser ces visions, or un halo de fatalisme nimbait désormais celui-ci, quand bien même le Kavalar continuait machinalement à effectuer ses tâches.

T’Larien attribuait cela à la mort de Garse et, plus que tout, aux circonstances de cette mort. Janacek aurait-il péri autrement que Vikary serait devenu un vengeur implacable, plus calme et plus fort que Myrik et Bretan réunis. Mais Jaan était convaincu que son teyn l’avait trahi, qu’il l’avait pourchassé comme un simple animal, ou un simulacre, et cette certitude le détruisait lentement. Plus d’une fois, assis dans la salle de garde avec le Jadefer, Dirk ressentit le besoin impérieux de lui avouer la vérité, de se précipiter vers lui pour crier : « Non, non ! Garse était innocent. Garse vous aimait. Il était prêt à sacrifier sa vie pour vous ! »

Et pourtant il se taisait. Vikary agonisait, rongé par la mélancolie, l’impression d’avoir été trahi, par cet ultime manque de foi. La vérité l’aurait achevé plus rapidement encore.

Les fissures grandirent à mesure que les jours s’écoulaient. Dirk observait ses trois compagnons avec une appréhension croissante. Ruark était impatient de fuir, Gwen attendait sa vengeance – et Jaan Vikary sa mort.

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