Il plut durant la plus grande partie de l’après-midi le premier jour de leur veille. Les nuages, qui s’étaient amoncelés à l’est durant toute la matinée, s’étaient progressivement faits plus denses, plus menaçants, pour finalement masquer Grand Satan et ses serviteurs – et rendre cette journée plus sombre encore qu’à l’accoutumée. La tempête éclata aux environs de midi. Les vents soufflaient avec une telle violence que la tour de guet paraissait en trembler, des torrents d’eau brune se formaient dans les rues et les caniveaux de pierrelueur. Les soleils étaient sur le point de se coucher lorsqu’ils se décidèrent enfin à réapparaître. Larteyn luisait littéralement – ses murs et ses tours brillaient d’humidité, plus propres que jamais. Le Fort de Feu en devenait presque accueillant. Mais ce n’était que leur première journée en ces lieux.
Le deuxième jour, tout redevint normal. L’Œil de Satan suivait lentement sa trajectoire dans le ciel, Larteyn rougeoyait sombrement au pied de la tour. Le vent avait ramené la poussière des Terres communes que la pluie de la veille avait chassée. Au crépuscule, t’Larien aperçut un aéronef. Il se matérialisa à très haute altitude au-dessus des montagnes, tel un simple point noir, pour ensuite virer dans leur direction. Dirk l’observa attentivement avec ses jumelles, les coudes sur l’appui de la fenêtre étroite. Il ne l’avait jamais vu auparavant. C’était une chose noire et morte, une petite chauve-souris stylisée avec de larges ailes et d’énormes projecteurs à la place des yeux. Vikary montait la garde avec lui ; Dirk l’appela à la meurtrière, mais le Kavalar ne manifesta guère d’intérêt pour ce qu’il avait à lui montrer. « Oui, je connais cet appareil, dit-il. Cela ne nous concerne pas, t’Larien. Ce sont les chasseurs de l’Union Shanagate. Gwen m’a dit les avoir vus partir, tôt ce matin. » Le véhicule avait disparu parmi les immeubles de Larteyn ; Vikary retourna presque aussitôt s’asseoir, laissant Dirk à ses pensées.
Durant les jours qui suivirent, il vit les Shanagates à plusieurs reprises sans jamais parvenir à vraiment les considérer comme réels. Il trouvait décidément étrange qu’ils puissent ainsi aller et venir comme si de rien n’était, vivre comme si Larteyn était une paisible cité à l’agonie, comme si personne n’avait péri. Ils étaient tellement proches d’eux, et à la fois si lointains, tellement étrangers… Il s’imaginait leur retour dans leurs étaux, sur Haut Kavalaan ; le rapport qu’ils y feraient sur la vie calme et monotone de Worlorn. Pour eux, rien n’avait changé : Kryne Lamiya devait toujours chanter son hymne funèbre et Défi encore se dresser, ardent de lumière, de vie et de promesses. Il les enviait.
Le troisième jour, Dirk s’éveilla d’un cauchemar particulièrement éprouvant, dans lequel il affrontait Bretan. Incapable de se rendormir, il alla donc rejoindre Gwen, qui n’était pas de garde et faisait les cent pas dans la cuisine. T’Larien l’écouta un instant en se versant une chope de bière. « Ils devraient être là, disait-elle. Je n’arrive pas à croire qu’ils soient encore à la recherche de Jaan. Ils ont forcément compris ce qui s’était passé ! Pourquoi ne sont-ils pas revenus ? » Dans un haussement d’épaules, Dirk se borna à souhaiter qu’aucun Kavalar ne revienne jamais. Le Teric neDahlir allait arriver – et, avec lui, leur salut. La jeune femme se tourna aussitôt vers lui à ces mots, les yeux emplis de colère. « Je m’en fiche ! » Puis, rougissant de honte, elle alla s’asseoir à la table, le regard désormais hagard sous son large bandeau frontal. Elle lui prit la main, lui expliqua que Vikary ne l’avait pas touchée depuis la mort de Janacek. Dirk affirma que tout s’arrangerait après l’arrivée du vaisseau, lorsqu’ils seraient en sécurité loin de Worlorn. Sans doute avait-il raison, reconnut la jeune femme, qui finit néanmoins par se mettre à pleurer. Lorsqu’elle le quitta, Dirk descendit dans sa chambre y chercher le joyau-qui-murmure. Il le prit dans sa main et se remémora le passé.
Le quatrième jour, Gwen et Arkin Ruark se querellèrent durant leur tour de garde pendant que Vikary se trouvait à l’extérieur pour l’une de ses dangereuses promenades matinales. Elle se servit de la crosse de son fusil laser pour frapper avec force son visage tuméfié, où l’ecchymose n’avait que récemment commencé à réagir à l’application de glace et d’onguents. Le Kimdissi descendit l’échelle qui donnait accès au poste de guet en marmonnant qu’elle avait sombré à nouveau dans la folie, qu’elle voulait le tuer. Il s’immobilisa aussitôt à la vue de t’Larien, qui avait investi la pièce commune après s’être éveillé de son profond sommeil. Ils n’échangèrent pas une seule parole, mais Ruark perdit toute contenance, donnant ainsi à Dirk la confirmation de ce qu’il n’avait jusque-là que supposé.
Le matin du sixième jour, Ruark et Dirk étaient en train de monter une garde silencieuse quand le petit homme, dans un accès de colère, jeta brusquement son fusil laser à l’autre extrémité de la pièce. « Une chose immonde ! s’exclama-t-il. Braiths, Jadefer, que m’importe ! Des bêtes, voilà ce que sont tous les Kavalars, oui ! Et vous, un homme cultivé d’Avalon, hein ? Ha ! Vous ne valez pas mieux qu’eux, pas mieux. Regardez-vous ! J’aurais dû vous laisser vous battre en duel – tuer ou être tué, c’est bien ça que vous désiriez, non ? Cela vous aurait comblé de bonheur, pas vrai ? Sans aucun doute, oui, sans aucun doute. J’aimais ma douce Gwen, et je vous ai traité en ami. Où est votre gratitude, hein ? Où est-elle ? Je vous le demande. » Ses joues grasses s’étaient creusées, il avait le visage hâve. Ses yeux pâles bougeaient constamment.
Comme Dirk ignorait ses jérémiades, le Kimdissi finit par se taire. Mais plus tard dans la matinée, après qu’il eut ramassé le laser et fut resté plusieurs heures à fixer le mur, il se tourna à nouveau vers lui : « Vous saviez que j’avais moi aussi été son amant ? Elle ne vous l’a jamais dit, j’imagine. Mais c’est la vérité, la stricte vérité. Sur Avalon, bien avant qu’elle ne rencontre Jaantony et n’accepte cette saleté de jade et d’argent. Elle était ivre. Nous parlions, parlions, et elle n’arrêtait pas de boire. On a couché ensemble, ensuite. Elle ne s’en souvenait même pas le lendemain, non, même pas. Mais c’est sans importance, puisque ça a eu lieu. J’ai été moi aussi l’amant de Gwen. » Il tremblait. « Je ne le lui ai jamais dit, t’Larien. Et jamais je n’ai tenté de faire revivre le passé. Je suis moins stupide que vous, j’ai parfaitement conscience de ce que je vaux. Ça n’aura duré qu’un instant fugitif. Mais ça a bel et bien eu lieu, et nous avons partagé bien des choses par la suite. J’étais son ami, un ami très valable sur le plan professionnel, qui plus est. » Le Kimdissi s’interrompit pour reprendre sa respiration, puis s’en fut de la tour. Il restait encore une heure avant que Gwen ne vienne le relever de son poste.
Lorsqu’elle monta, la jeune femme s’empressa de demander à Dirk ce qu’il avait dit à Arkin. « Rien », lui répondit-il, avant de lui-même l’interroger sur ce qui l’avait poussée à lui poser cette question. Elle lui expliqua qu’un Ruark en larmes l’avait réveillée, pour maintes fois lui répéter que peu importait ce qui allait se passer, elle devrait veiller à ce que leurs travaux soient publiés – et que son nom y figure, quoi qu’il ait fait entre-temps. Dirk hocha la tête, pour ensuite lui laisser les jumelles de même que sa place auprès de la meurtrière. Puis ils abordèrent d’autres sujets.
Le septième jour, le dernier tour de garde de la nuit revint à Dirk et à Jaan Vikary. La cité kavalar était parée de la luminescence rougeâtre des pierrelueurs, les boulevards faisaient penser à des feuilles de cristal noir sous lesquelles brûlaient faiblement, très faiblement, des flammes rouges. Aux alentours de minuit, une lumière apparut au-dessus des montagnes. Dirk l’étudia tandis qu’elle survolait la cité. « Je n’en suis pas certain, dit-il sans lâcher les jumelles. Il est difficile à distinguer nettement, mais on dirait bien les contours d’un dôme : Lorimaar ? »
Vikary se tenait devant lui. L’appareil grandit, puis glissa silencieusement au-dessus de la ville. Sa silhouette était très nette à présent. « Oui, fit Jaan, c’est bien son véhicule. »
L’engin vira au-dessus des Terres communes avant de revenir vers la paroi abrupte de la falaise, là où se trouvait l’entrée du grand garage souterrain. Vikary semblait pensif. « Jamais je ne l’aurais cru », avoua-t-il. Ils descendirent réveiller leurs compagnons.
L’homme se retrouva face à deux lasers lorsqu’il émergea de la noirceur du passage. Gwen tenait son pistolet braqué sur lui, d’une façon presque désinvolte. Dirk, qui avait braqué le canon de son fusil de chasse en direction de l’entrée des souterrains, gardait le viseur pressé contre sa joue – il était prêt à tirer. Seul Jaan Vikary maintenait son fusil dirigé vers le bas. Il avait laissé son pistolet dans son étui.
Les portes de l’ascenseur se refermèrent doucement derrière l’homme. Il s’immobilisa, effrayé à juste titre. Ce n’était pas Lorimaar. Non, aucun doute. Dirk ne l’avait jamais vu. Il abaissa son arme.
L’inconnu les regarda à tour de rôle, puis il fixa Jaan Vikary. « Noble de Jadefer, murmura-t-il presque, pourquoi m’attendiez-vous ? » C’était un homme de taille moyenne, au visage chevalin et barbu, avec de longs cheveux blonds et un corps décharné. Il portait un vêtement d’étoffe caméléon qui avait pris une teinte rouge sale, sombre, empourprée et fiévreuse – comme les blocs de pierrelueur du dallage.
Vikary vint doucement écarter le pistolet laser de Gwen, un geste qui parut la réveiller. Elle fronça les sourcils, puis rengaina son arme. « Nous attendions Lorimaar noble de Braith, dit-elle.
— C’est exact. Nous n’entendions aucunement vous offenser, Shanagate, ajouta Vikary. Honneur à votre étau, honneur à votre teyn. »
L’homme au visage chevalin hocha la tête, manifestement soulagé. « Honneur à votre étau, honneur à votre teyn, noble de Jadefer. Je ne m’estime pas offensé. » Il tiraillait sur son nez avec nervosité.
« Mais ne pilotiez-vous pas un appareil appartenant à l’étau de Braith ? »
Le Shanagate hocha la tête. « En vérité, il est nôtre par droit de récupération. Mon teyn et moi l’avons découvert dans la jungle, alors que nous poursuivions un cornefer en fuite. L’animal s’est arrêté pour boire sur la rive d’un lac, juste à côté de ce véhicule abandonné.
— Abandonné ? En êtes-vous absolument certain ? »
L’homme se mit à rire. « Je connais Lorimaar noble de Braith, ainsi que le gros Saanel. Jamais je n’aurais pris le risque d’un duel avec eux. Non, nous avons également découvert leurs cadavres. Quelqu’un a dû les attendre dans leur camp, à l’intérieur de leur propre appareil. Et quand ils sont revenus de leur chasse… » Il fit un geste désinvolte. « Eh bien, ils ne couperont plus de têtes, qu’elles soient de simulacres ou d’animaux.
— Morts ? » Gwen avait à peine desserré les dents.
« Morts, répéta le Kavalar, et depuis plusieurs jours. Les nécrophages se sont attaqués aux cadavres, bien sûr, mais ils ne les avaient pas défigurés au point de les rendre méconnaissables. Nous avons découvert un autre appareil à proximité, dans le lac. Inutilisable – les dégâts étaient trop importants. Nous avons relevé des traces dans le sable, elles indiquaient que d’autres appareils s’étaient posés avant de repartir. Le véhicule de Lorimaar était toujours en état de marche, mais il était rempli de molosses morts. Nous nous le sommes approprié après l’avoir nettoyé, ainsi que nous y autorisait le code. Mon teyn me suit à bord de notre propre véhicule. Il se passe sur Worlorn des événements pour le moins inhabituels. » Le Shanagate leur lança un regard inquisiteur – il ne prenait nullement la peine de leur dissimuler sa méfiance.
Il fixa longuement Dirk, puis le bracelet de fer nu de Gwen, sans pour autant faire le moindre commentaire.
« Il nous semblait déjà que les Braiths étaient moins nombreux que d’habitude, ajouta-t-il, et voici que nous découvrons deux nouveaux cadavres.
— Si vous vous en donnez la peine, dit Gwen, vous en trouverez encore.
— Ils créent un nouvel étau, précisa Dirk. En enfer. »
Après le départ du Shanagate, ils regagnèrent leur tour de guet d’un pas lourd, sans que personne ne parle. Les longues ombres qui naissaient sous leurs pieds les suivaient fidèlement dans les sombres rues pourpres. À en croire sa démarche, la jeune femme était épuisée. Vikary, quant à lui, semblait presque apeuré. Il tenait son fusil en position de tir, prêt à le redresser et à tirer si d’aventure Bretan Braith apparaissait brusquement devant eux.
Ses yeux scrutaient chaque allée et chaque place le long de leur chemin.
Dirk et Gwen s’assirent par terre une fois de retour dans la clarté de la salle commune, tandis que Jaan attendait un instant à l’extérieur, l’air pensif, avant de poser ses armes et de rentrer déboucher une bouteille de vin – le même cru capiteux qu’il avait partagé avec Garse et Dirk, la nuit ayant précédé le duel qui n’avait jamais eu lieu. Il remplit trois verres et leur en tendit deux. « Buvez, dit-il en levant son propre verre. Nous approchons du dénouement. Il ne reste plus que Bretan Braith, et il ira bientôt rejoindre Chell – à moins que ce ne soit moi qui aille retrouver Garse. Mais, d’une façon ou d’une autre, tout sera terminé. » Il but son verre d’un trait. Les autres se contentèrent d’une seule gorgée.
« Il faut que Ruark vienne boire avec nous », annonça brusquement Vikary en remplissant son verre. Le Kimdissi ne les avait pas accompagnés à leur rendez-vous nocturne. Sa réticence à les suivre ne paraissait cependant pas due à la peur – c’était du moins ce que Dirk avait pensé, sur l’instant. Ruark s’était habillé en même temps que les autres après que Jaan l’eut réveillé, revêtant son plus bel ensemble de soie ainsi qu’un petit béret écarlate. Mais lorsque Vikary lui avait tendu un fusil, à la porte, il l’avait regardé en le gratifiant d’un petit sourire curieux, pour ensuite refuser l’arme en précisant : « Je possède mon propre code, Jaantony, et je dois le respecter. Merci, mais je préfère attendre ici. » Ses yeux paraissaient presque joyeux sous ses cheveux blond clair. Jaan lui avait alors demandé de monter la garde dans la tour ; le Kimdissi avait accepté.
« Arkin déteste le vin kavalar, répondit Gwen d’une voix lasse à la suggestion de Jaan.
— Peu importe, répliqua ce dernier. Nous scellons les liens qui unissent des kethi. Ce n’est pas une réception mondaine. Il doit boire avec nous. » Il posa son verre et grimpa avec agilité l’échelle qui conduisait au poste de guet.
À son retour, un instant plus tard, le Kavalar avait perdu tout allant. « Ruark ne viendra pas boire avec nous, déclara-t-il. Il s’est pendu. »
Ce matin-là, à l’aube du huitième jour de leur veille, ce fut Dirk qui sortit.
À la cité proprement dite, il préféra les remparts extérieurs de Larteyn. Les murailles de pierre noire recouverte d’épaisses dalles de pierrelueur faisaient trois mètres de large, aussi ne risquait-il guère de tomber. Il était seul. Après avoir tranché la corde qui retenait le corps de Ruark, Gwen était allée se coucher avec Jaan. Dirk était en train de monter la garde, avec son laser inutile à la main et les jumelles pendues autour du cou, quand le premier soleil jaune s’éleva et que les feux nocturnes commencèrent à s’estomper. Il avait brusquement ressenti le besoin impérieux d’aller prendre l’air. Bretan Braith ne reviendrait pas dans cette cité, il le savait. Leur surveillance se résumait désormais à une formalité inutile. Il avait donc abandonné le fusil contre le mur, près de la fenêtre, puis s’était chaudement vêtu pour sortir.
D’autres tours de guet semblables à la leur se dressaient à intervalles réguliers le long des remparts. Après en avoir dépassé six, il estima la distance qui les séparait à approximativement trois cents mètres. Chacune était surmontée d’une gargouille spécifique. Il les reconnut soudain. Elles n’avaient rien de traditionnel, ce n’étaient pas des copies de leurs ancêtres terrestres. Il s’agissait des démons des mythes kavalars, de versions grotesques et fantastiques des dactyloïdes, des Hruuns et des suceurs d’âmes githyanki. Elles étaient très réalistes, en un sens. Quelque part, dans la galaxie, chacune de ces races perdurait.
La galaxie, les étoiles… Dirk fit halte, puis leva les yeux. L’Œil de Satan avait commencé à poindre au-dessus de l’horizon, la plupart des étoiles avaient disparu. Il n’en vit qu’une, très pâle : un minuscule point rouge encadré de fins nuages gris qui disparut tandis qu’il l’observait. C’était l’étoile de Haut Kavalaan, pensa-t-il. Celle que Garse Janacek lui avait indiquée. Elle l’avait guidé durant toute sa fuite.
Ce ciel, de toute façon, manquait d’étoiles. Cette planète ne pouvait convenir aux hommes, pas plus que les autres mondes extérieurs comme Haut Kavalaan ou Aubenoire. La Grande Mer noire était trop proche, le Voile du Tentateur masquait la majeure partie de la galaxie. Leurs cieux étaient tristes, vides. Il fallait que la nuit soit agrémentée d’étoiles.
Et un homme devait posséder un code. Un ami, un teyn, une cause à défendre… quelque chose au-delà de lui-même.
Dirk s’avança jusqu’à la bordure extérieure des murailles pour contempler l’abîme. C’était profond, très profond. La première fois qu’il avait franchi ces remparts, sur un glisseur, le simple fait de le regarder lui avait fait perdre l’équilibre. Les murs descendaient sur une certaine distance, pour ensuite être remplacés par la falaise qui s’enfonçait jusqu’à la rivière courant au sein de la végétation et des brumes matinales.
T’Larien resta là à regarder le paysage, immobile, les mains dans les poches, dans le vent qui ébouriffait ses cheveux et le faisait frissonner. Puis il prit le joyau-qui-murmure et le frotta entre son pouce et son index, comme s’il s’était agi d’un porte-bonheur. Jenny, pensa-t-il. Où était-elle ? Même le joyau ne pouvait la lui rendre.
Dirk entendit des bruits de pas non loin de lui, puis une voix. « Honneur à votre étau, honneur à votre teyn. »
Il se retourna, le joyau-qui-murmure toujours dans sa main. Un vieil homme se tenait près de lui. Aussi grand que Jaan, aussi vieux que Chell, massif, léonin. Sa tête était couverte de cheveux blancs ébouriffés qui allaient rejoindre une barbe tout aussi broussailleuse pour former une magnifique toison. Son visage, par contre, était las et flétri, comme trop vieux d’un siècle. Seuls ses yeux semblaient vivants – un peu fous, d’un bleu intense, assez semblables à ceux de feu Garse Janacek. Ils brûlaient de fièvre sous ses sourcils broussailleux.
« Je n’ai pas d’étau, répondit Dirk, et je n’ai pas de teyn.
— J’en suis sincèrement désolé. Vous venez d’un autre monde, n’est-ce pas ? »
Dirk fit une révérence.
Le vieil homme gloussa. « En ce cas, vous ne hantez pas la bonne cité, spectre.
— Spectre ?
— Un spectre du Festival. Que pourriez-vous être d’autre ? Nous nous trouvons sur un monde mort, et tous les vivants ont regagné leurs demeures. » L’homme portait une cape de laine noire dotée de grandes poches, sur des vêtements d’un bleu passé. Un lourd disque inoxydable pendait au-dessous de sa barbe, suspendu à une lanière de cuir. Lorsqu’il sortit les mains de ses poches, Dirk put constater qu’il lui manquait un doigt, et qu’il ne portait aucun bracelet.
« Vous n’avez pas de teyn, vous non plus, fit-il remarquer.
— Bien sûr que j’en ai un, grommela le vieil homme. Je suis un poète, spectre, pas un prêtre. Quelle sorte de question est-ce là ? Prenez garde. Je pourrais m’estimer offensé.
— Vous ne portez ni le fer ni le feu.
— C’est vrai, mais à quoi cela rimerait-il ? Les spectres auraient-ils besoin de bijoux ? Mon teyn est mort, voici une trentaine d’années. Il doit hanter quelque étau d’Acierrouge, à présent, me laissant seul ici à hanter Worlorn – Larteyn, du moins, toute une planète serait au-delà de mes forces.
— Oh, ainsi donc vous aussi vous êtes un spectre ? »
Dirk souriait de toutes ses dents.
« Parfaitement. Et si je reste ici, à vous parler, c’est parce que je n’ai aucune chaîne à traîner derrière moi. Qui croyez-vous que je sois ?
— Je pense que vous êtes Kirak Acierrouge Cavis.
— Kirak Acierrouge Cavis, psalmodia le vieil homme d’un ton bourru. Je le connais. C’est le plus spectral de tous les spectres. Son destin est de hanter la poésie kavalar. Il sort la nuit réciter des vers, les lamentations de Jamis-Lion Taal ou certains des meilleurs sonnets d’Erik noble de Jadefer Devlin. Lorsque la lune est pleine, il entonne des chants de guerre braiths, et parfois le vieil hymne cannibale de la Loge de Noir Charbon. Un spectre, en vérité, et le plus pathétique de tous. Lorsqu’il désire vraiment tourmenter une de ses victimes, il lui récite quelques-uns de ses propres poèmes. Croyez-moi, quand on entend Kirak Acierrouge déclamer, on regrette qu’il ne se contente pas de faire cliqueter des chaînes.
— Vraiment ? Je ne vois pas ce que la poésie a de spectral, je dois bien l’avouer.
— Kirak Acierrouge écrit des poésies en ancien kavalar, et cela me suffit amplement. C’est une langue qui se meurt, personne ne lira ce qu’il couche sur le papier. Les hommes de son antique étau ne parlent désormais que le langage standard des étoiles. Peut-être quelqu’un finira-t-il par traduire son œuvre – mais ce serait peine perdue, si vous voulez mon avis. Les rimes disparaîtraient, leur cadence boiterait comme un simulacre à la colonne vertébrale brisée. Non, rien de ce qu’il écrit ne vaudrait grand-chose, une fois traduit. La dure cadence de Galen Pierrelueur, les doux hymnes de Laaris-Aveugle noble de Kenn, les écrits de ces chers petits Shanagates qui exaltent le fer et le feu, même les chants des eyn-kethi… Après une retranscription en standard, on pourrait difficilement encore qualifier cela de poésie. Tout est mort, absolument tout. Kirak Acierrouge reste le seul à en conserver la mémoire.
« Oui, cet homme est un spectre. Pourquoi serait-il venu sur Worlorn, autrement ? Ce monde ne convient qu’aux apparitions. » Le vieil homme se mit à tirailler sur sa barbe. « Vous-même êtes le fantôme d’un touriste qui s’est égaré alors qu’il cherchait la salle de bains – et depuis lors vous errez…
— Non, répondit Dirk. Je cherchais autre chose. » Tout sourire, il lui montra son joyau-qui-murmure.
Les yeux bleus du vieil homme louchèrent dessus, tandis que le vent froid faisait battre sa cape. « Quoi que ce soit, c’est probablement mort. » En contrebas, près de la rivière miroitante qui serpentait à travers les Terres communes, un son s’éleva alors – le gémissement distant d’un banshee. Dirk pivota aussitôt la tête pour tenter de découvrir d’où il provenait. Mais hormis les deux hommes, il n’y avait rien au sommet des remparts balayés par le vent, avec l’Œil de Satan qui les fixait dans le ciel crépusculaire. Aucun banshee. Leur espèce s’était éteinte, sur cette planète.
« Mort ? répéta Dirk.
— Worlorn n’abrite plus que des choses mortes, et des hommes en quête de choses mortes. » Il marmonna quelques mots en ancien kavalar, que Dirk ne put comprendre. Puis il s’éloigna lentement.
T’Larien jeta un coup d’œil en direction de l’horizon lointain, obscurci par un banc de nuages bleu-gris. Quelque part, là-bas, se trouvaient le spatioport et – il en avait la certitude – Bretan Braith. « Ah, Jenny ! » dit-il en s’adressant au joyau-qui-murmure. Qu’il jeta loin de lui, comme un enfant lancerait un galet. La pierre fila, fila, avant d’entamer une chute interminable. T’Larien songea un instant à Gwen, à Jaan – ainsi qu’à Garse, plus longtemps.
Il se tourna vers la silhouette qui s’éloignait. « Spectre ! lui cria-t-il. Attendez ! Il faudrait que vous rendiez un service à un autre fantôme. »
Le vieil homme s’immobilisa.