9

« Nous avons réussi, fit sèchement Gwen. Ils nous prennent en chasse.

— Tu crois qu’ils nous ont vus ?

— Ils ont certainement aperçu nos lumières quand nous sommes passés devant la grille. »

Ils s’enfonçaient à grande vitesse dans une obscurité épaisse ; les feuilles bruissaient au-dessus de leurs têtes.

« On prend la fuite ? s’enquit Dirk.

— Leur appareil doit posséder des lasers en état de marche, contrairement au nôtre. Le boulevard extérieur est notre seule option. L’engin des Braiths va nous poursuivre, et des chasseurs nous attendent quelque part dans les hauteurs de Défi. Nous n’en avons tué que deux, trois peut-être. Il doit en rester un bon nombre – nous sommes pris entre deux feux. »

Dirk y réfléchit un instant. « On pourrait faire une seconde fois le tour du rond-point et sortir par la grille après qu’ils auront pénétré à l’intérieur de la cité.

— Ce serait une manœuvre logique – trop, sans doute. Je parie qu’un deuxième appareil nous attend à l’extérieur. Non, j’ai une meilleure idée. » Tout en parlant, elle avait fait ralentir la raie d’acier, qui finit par s’immobiliser complètement. La route devant eux se divisait en deux dans le flot éblouissant de leurs projecteurs. Sur la gauche, elle s’incurvait pour former une boucle sans fin : sur leur droite s’ouvrait le boulevard extérieur qui entamait son ascension de deux kilomètres.

Gwen coupa les projecteurs ; l’obscurité les engloutit aussitôt. Dirk s’apprêta à parler, mais la jeune femme l’en dissuada d’un petit geste brusque. « Chut ! »

Il faisait complètement noir. Dirk était devenu aveugle – Gwen, leur véhicule, Défi… tout avait disparu. Il n’y avait plus rien, à part le bruit provoqué par le friselis du feuillage. T’Larien crut un instant entendre un autre appareil – celui des Braiths, forcément. Mais ce devait être le fruit de son imagination. Ils n’auraient pas manqué d’apercevoir les lumières de ses projecteurs.

Un léger mouvement de roulis, comme s’ils se trouvaient dans une petite embarcation. Quelque chose de dur toucha le bras de t’Larien, le faisant sursauter. Puis d’autres objets vinrent frôler son visage.

Des feuilles.

Ils s’élevaient dans les épaisses frondaisons du gigantesque arbre émereli.

Entraînée par leur mouvement ascensionnel, une branche se libéra et vint lui lacérer la joue, y laissant une trace sanglante. Les feuilles se pressaient autour de lui.

Un léger bruit mat se fit soudain entendre quand les ailes de la raie rencontrèrent une branche massive. Leur appareil ne pouvait monter plus haut. Ils flottaient, aveugles, enveloppés par la nuit et le feuillage invisible.

Une tache de lumière passa sous eux presque aussitôt après, avant de virer sur la droite pour remonter le boulevard. Une autre en provenance de la gauche vint la remplacer sitôt qu’elle eut disparu, tournant à l’embranchement selon un angle aigu pour suivre la première. Dirk se réjouit que Gwen ait repoussé sa suggestion.

Ils demeurèrent dans l’abri offert par le feuillage durant ce qui leur parut être une éternité, mais aucun nouvel engin n’apparut. Gwen fit redescendre la raie pour la poser sur la route. « Il ne faut pas s’attendre à ce que notre ruse reste bien longtemps efficace, dit-elle. Une fois qu’ils auront rejoint leurs comparses dans les étages supérieurs, ils constateront que nous avons disparu et commenceront à se poser des questions. »

Dirk tapota la substance humide qui couvrait sa joue avec un pan de sa chemise. Lorsque ses doigts lui eurent appris que la fine couche de sang avait séché, il se tourna vers l’endroit d’où provenait la voix de Gwen. « Ils vont se lancer à notre recherche, dit-il. C’est une excellente chose. Au moins ne massacreront-ils pas d’Émereli pendant qu’ils se perdront en conjectures sur notre disparition. Or, Jaan et Garse ne devraient pas tarder à arriver. Je crois bien que le moment est venu de nous cacher.

— De nous cacher ou de fuir », fit remarquer Gwen depuis l’obscurité. Elle n’avait toujours pas rallumé les projecteurs de l’appareil.

« J’ai une idée, lança alors t’Larien. Pendant que tu faisais le tour du rond-point, j’ai remarqué une rampe d’accès surmontée d’un panneau indicateur. Je ne l’ai vue qu’un bref instant, dans le faisceau des projecteurs, mais elle m’a rappelé quelque chose. Worlorn possédait bien un réseau souterrain de transport, n’est-ce pas ? Un réseau qui reliait entre elles les cités ?

— C’est vrai. Mais il ne fonctionne plus depuis longtemps.

— Les rames ne circulent plus, je sais – je veux parler des tunnels. Est-ce qu’ils ont été comblés ?

— Je l’ignore, mais ça me semble peu probable. Montre-moi ce panneau. » Les projecteurs de l’appareil s’allumèrent brusquement ; la soudaine clarté fit cligner Dirk des yeux. Ils firent le tour du rond-point qui contournait l’arbre central.

Il s’agissait effectivement d’une entrée du réseau souterrain de transport, ainsi que Dirk l’avait supposé. Une rampe en pente douce descendait dans l’obscurité. Gwen stoppa le véhicule et le laissa flotter à quelques mètres du passage, ses projecteurs braqués sur le poteau indicateur. « On va devoir abandonner la raie, dit-elle. Notre unique arme.

— Oui. » L’entrée était bien trop étroite pour permettre à leur véhicule de passer. Les bâtisseurs de ce tunnel n’avaient visiblement pas prévu d’y voler. « Mais c’est peut-être préférable, ajouta-t-il. On ne peut pas quitter Défi, et de toute façon cet engin limite nos déplacements à l’intérieur de la cité. Exact ? » Comme Gwen tardait à lui répondre, il se frotta le front d’un geste las. « C’est mon avis, en tout cas, mais je pourrais aussi bien avoir tort. Je suis totalement épuisé, et je crèverais littéralement de peur si d’aventure je m’avisais de penser à notre situation. Mon corps est couvert de bleus et d’égratignures, et tout ce que j’aimerais, c’est dormir.

— Ma foi, c’est sans doute notre meilleure chance. On pourrait mettre quelques kilomètres entre nous et Défi, puis dormir un peu. Les Braiths ne penseront pas à nous pourchasser dans ces anciens tunnels.

— Alors, c’est décidé. »

Ils procédèrent avec méthode. Après avoir posé l’appareil juste à côté de l’entrée, Gwen entreprit de décharger le bloc détecteur et le matériel de survie qui se trouvaient à l’arrière. Ils prirent aussi les glisseurs, et échangèrent leurs chaussures contre des bottines de vol. Gwen alla prendre dans la boîte à outils fixée sous le capot du banshee une barre de métal et de plastique aussi longue que son avant-bras – une lampe, qui émettait une lumière extrêmement brillante.

Une fois tous deux prêts, Gwen les pulvérisa à nouveau avec le déodorant, puis demanda à Dirk de l’attendre à l’entrée du souterrain. Elle conduisit leur appareil de l’autre côté du rond-point et l’abandonna au centre de la route, à proximité d’un des plus grands couloirs du premier niveau. L’idée était de faire croire aux Braiths qu’ils s’étaient aventurés dans le labyrinthe intérieur de Défi, afin de les mettre sur une fausse piste.

Dirk attendait dans l’obscurité. Gwen contourna le grand arbre en éclairant sa route avec sa torche, puis tous deux descendirent la rampe en direction de la gare désaffectée. Cela leur prit davantage de temps que Dirk l’aurait imaginé. Ils s’enfoncèrent dans le sous-sol sur au moins deux niveaux. La lumière de la torche se reflétait sur d’anonymes murs bleu pastel tandis qu’ils arpentaient les lieux d’un pas tranquille. T’Larien songea à Bretan Braith, qui se trouvait cinquante niveaux plus bas ; il espéra un court instant (un moment de folie, sans doute) que les tunnels soient toujours alimentés en énergie, puis il se prit à rêver qu’ils se retrouvent enfin hors de la tour-cité des Émereli, hors d’atteinte du Kavalar.

Mais, naturellement, le réseau souterrain avait cessé d’être alimenté bien avant que Bretan et ses kethi de l’étau de Braith n’arrivent sur Worlorn. Ils ne découvrirent rien dans les profondeurs, à l’exception d’un immense quai rempli d’échos, et des tunnels en pierre massive qui s’éloignaient à l’infini. Mais dans le noir, l’infini pouvait paraître très proche. La gare était silencieuse, un silence qui semblait saturé de mort, bien plus encore que celui des couloirs déserts de Défi – au point qu’ils avaient l’impression de progresser dans un caveau. Tout était couvert de poussière, ce qui fit prendre conscience à Dirk que la Voix avait scrupuleusement veillé à ce qu’il n’y en ait pas le moindre grain à l’intérieur de la cité. Mais le réseau souterrain ne faisait pas partie de Défi, il n’était pas dû au labeur émereli.

Sous leurs pas, le sol résonnait bien trop fort.

Gwen étudia soigneusement un plan du réseau avant qu’ils ne s’engagent dans un tunnel. « Il existait deux lignes, murmura-t-elle. L’une effectuait un grand circuit entre toutes les cités du Festival. Les rames devaient circuler dans les deux sens. La seconde était un service de navette reliant Défi au spatioport. Chaque cité disposait de la sienne propre. Alors, de quel côté allons-nous ? »

L’épuisement le rendait irritable. « Je m’en fiche complètement. On ne pourra jamais atteindre d’autre ville, de toute façon. Même avec les glisseurs. Les distances sont bien trop importantes. »

Gwen, qui étudiait toujours le plan du réseau, hocha pensivement la tête. « D’un côté : deux cent trente kilomètres jusqu’à Esvoch. De l’autre : trois cent quatre-vingts jusqu’à Kryne Lamiya. La ligne du spatioport est quant à elle encore plus longue. Tu n’as sans doute pas tort. » La jeune femme se tourna, choisit une direction au hasard. « Par ici. »

Ils voulaient aller le plus loin possible, et ce en un minimum de temps. Assis au bord du quai, au-dessus du plan de roulement, ils verrouillèrent leurs bottines sur les plates-formes mi-tissu, mi-métal de leurs glisseurs puis partirent dans la direction choisie par Gwen.

Celle-ci volait devant lui à environ vingt-cinq centimètres du sol. Sa main gauche frôlait la paroi du tunnel, sa droite tenait la torche. Dirk demeurait derrière elle, un peu plus haut, afin de pouvoir regarder par-dessus son épaule. Le tunnel qu’ils avaient choisi suivait une courbe légère qui virait imperceptiblement sur leur gauche. Il n’y avait rien à voir, rien à noter. Dirk perdait parfois toute impression de mouvement, tant leur vol était calme et régulier. Puis il lui sembla qu’ils flottaient dans les limbes, hors du temps.

Ils se posèrent après s’être éloignés de trois bons kilomètres de Défi. Aucun des deux ne parlait – ils n’avaient rien à se dire. Après que Gwen eut posé la torche contre un mur de pierres grossièrement taillées, ils s’assirent dans la poussière pour ôter leurs bottines. Toujours sans prononcer le moindre mot, ils sortirent le nécessaire de survie et se décidèrent à utiliser le sac comme oreiller. La jeune femme s’endormit dès que sa tête s’y fut posée. Elle se trouvait à nouveau loin de lui.

Et bien d’autres choses encore les séparaient.

Sa propre fatigue ne disparaissait pas, mais il éprouvait pourtant bien du mal à trouver le sommeil. Gwen avait laissé sa torche allumée ; Dirk s’assit à la limite du pâle cercle de lumière pour l’observer. Il la regardait respirer, il scrutait les ombres qui jouaient sur ses joues ou dans ses cheveux quand elle s’agitait dans son sommeil. À peine quelques centimètres les séparaient ; t’Larien prit alors confusément conscience qu’il n’avait même pas effleuré la jeune femme depuis Défi, qu’ils ne s’étaient même pas adressé la parole. Ce n’était pas véritablement une pensée construite, peur et fatigue embrumaient par trop son esprit pour qu’il puisse encore penser. Mais il percevait cela comme un poids sur sa poitrine. L’obscurité exerçait elle aussi son influence dans ce long boyau poussiéreux.

Dirk éteignit la torche, et sa Jenny disparut. Le sommeil finit par l’emporter, accompagné néanmoins d’horribles cauchemars. T’Larien rêva qu’il se trouvait avec Gwen, qu’il l’embrassait, qu’il la serrait tout contre lui. Mais il ne s’agissait plus d’elle lorsque ses lèvres rencontraient les siennes ; c’était désormais Bretan Braith, Bretan aux lèvres parcheminées, Bretan dont l’œil de pierrelueur luisait horriblement près de lui, dans l’obscurité.

Ensuite, il se mettait à courir, à descendre un tunnel sans fin vers… nulle part ? Mais il pouvait entendre le bruit des flots derrière lui ; et en regardant par-dessus son épaule, il crut entrevoir la silhouette solitaire d’un bâtelier qui poussait une péniche vide. L’embarcation descendait un fleuve noir et huileux, alors que Dirk courait quant à lui sur de la pierre sèche. Mais dans son rêve, cela n’avait aucune importance. Il courait, courait, mais la péniche se rapprochait de plus en plus. Pour finalement se retrouver si proche qu’il put voir que le batelier n’avait pas de visage – aucun visage.

Puis tout s’apaisa, et plus aucun rêve ne vint hanter son sommeil.

Une lumière brillait, là où il n’aurait dû y avoir que l’obscurité.

Dirk la voyait malgré ses yeux encore fermés. Une clarté jaune, oscillante, qui s’approcha très près de lui avant de s’éloigner. Il n’en prit pas vraiment conscience quand elle vint la première fois interrompre son sommeil durement mérité ; il se contenta de marmonner quelques paroles avant de se tourner. Des voix murmuraient près de lui, quelqu’un lâcha un petit rire aigu. Dirk l’ignora. Puis il reçut un violent coup de pied en plein visage. Sa tête fut projetée de côté, la douleur vint briser les chaînes du sommeil. Désorienté, incapable de savoir où il se trouvait, t’Larien essaya de se redresser. Sa tempe battait, tout était bien trop lumineux. Alors qu’il plaçait son bras devant ses yeux pour faire écran à la lumière, mais aussi pour les protéger contre d’autres coups, il entendit s’élever un nouveau rire.

Lentement, le monde prit forme.

Les Braiths, évidemment.

L’un d’eux, osseux, dégingandé, aux cheveux noirs crêpés, s’était posté de l’autre côté du tunnel. Il tenait Gwen d’une main, et un laser de l’autre. Il en avait un second en bandoulière – un fusil. Gwen, à qui on avait lié les mains derrière le dos, demeurait immobile, silencieuse ; les yeux baissés vers le sol.

Le Braith qui surplombait Dirk n’avait pas dégainé son laser, mais il tenait dans sa main gauche une lampe très puissante qui emplissait le tunnel de lumière jaune. L’éclat empêchait Dirk de distinguer ses traits, mais il était grand, comme tous les Kavalars, plutôt corpulent, et aussi chauve qu’un œuf.

« Nous avons enfin réussi à attirer votre attention », fit l’homme à la lampe. L’autre éclata aussitôt de rire – le même rire que Dirk avait entendu un peu plus tôt. Il se leva tant bien que mal, recula d’un pas pour s’éloigner des Kavalars et s’appuyer contre la paroi du tunnel afin de retrouver son équilibre ; mais la douleur persistait à marteler son crâne, rendant la scène confuse. La clarté aveuglante de la lampe torturait ses yeux.

« Tu as abîmé le gibier, Pyr, fit remarquer le Kavalar au laser – celui qui se trouvait de l’autre côté du tunnel.

— Pas trop, j’espère.

— Est-ce que vous allez me tuer ? » s’enquit Dirk. Des paroles incroyablement faciles à prononcer, compte tenu de leur signification. Il commençait à se remettre du coup de pied.

Gwen se tourna vers lui. « Ils te tueront, Dirk. Et ça n’aura rien d’agréable. Je suis désolée.

— Silence, betheyn-catin », lui ordonna le plus gros des Kavalars, celui qui s’appelait Pyr. Dirk avait vaguement conscience d’avoir déjà entendu prononcer ce nom. L’homme l’avait regardée d’un air désinvolte, avant de fixer à nouveau son prisonnier.

« Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? » reprit Dirk, avec nervosité. Collé contre la paroi de pierre, il essayait de bander imperceptiblement ses muscles. Pyr se tenait à moins d’un mètre de lui. Le Braith semblait trop sûr de lui, ne pas se tenir sur ses gardes, mais Dirk se demandait jusqu’à quel point cette impression était fondée. Sa main gauche ne lâchait pas sa lampe, mais la droite tenait un bâton d’environ un mètre de longueur, en bois sombre, avec un pommeau de bois dur à une extrémité et une courte lame à l’autre. Il s’amusait à la frapper en rythme contre sa jambe.

« Vous nous avez honorés d’une chasse pleine d’intérêt, simulacre, déclara Pyr. Je ne dis pas cela à la légère, ni même pour me moquer de vous. Rares sont mes égaux, à la chasse, et personne ne m’est supérieur. Même Lorimaar noble de Braith Arkellor a deux fois moins de trophées que moi. Quand je vous parle d’une chasse passionnante, vous pouvez donc me croire. Je me réjouis qu’elle ne soit pas encore terminée.

— Pas terminée ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » Le Kavalar restait campé tout près de lui, au point que Dirk se demandait s’il allait pouvoir l’attaquer par surprise, tout comme celui qui tenait le laser. Peut-être parviendrait-il à écarter de lui la lame tranchante du bâton, et à prendre l’arme de Pyr dans son étui.

« Quel plaisir prendrait-on à tuer un simulacre endormi ? Quelle fierté pourrait-on en tirer ? Non, vous allez encore devoir courir, Dirk t’Larien.

— Il fait de toi son korariel ! s’emporta Gwen, qui défiait les deux Braiths du regard. Plus personne n’a désormais le droit de te chasser, hormis lui et son teyn. »

Pyr se retourna vers elle. « Silence, j’ai dit ! »

Elle éclata de rire. « Je vous connais, Pyr, la chasse va se dérouler dans la plus pure tradition braith. Dirk, ils vont te libérer en forêt – entièrement nu, sans aucun doute –, déposer leurs lasers et laisser leurs aéronefs pour te pourchasser à pied, avec des couteaux, des épées de jet et leur meute. Après m’avoir livrée à mes maîtres, bien sûr. »

Pyr la fusillait des yeux. L’autre Braith leva son pistolet et s’en servit pour assener un coup violent sur la bouche de la jeune femme.

Dirk banda ses muscles. Il hésita un peu trop longtemps avant de bondir.

Même à un mètre, le Kavalar se trouvait toujours trop loin. Pyr tourna la tête, l’air satisfait. Le bâton s’éleva à une vitesse prodigieuse, atteignant Dirk au niveau du bas-ventre. Courbé en deux, le prisonnier tenta malgré tout de poursuivre son attaque. Pyr recula d’un pas et enfonça son pommeau dans l’aine de t’Larien. Le monde disparut dans un brouillard sanglant.

Dirk percevait encore vaguement la présence de Pyr après s’être effondré par terre, juste au-dessus de lui. Le Braith le frappa une troisième fois – un coup de bâton presque désinvolte sur le côté de la tête. Ensuite, il n’y eut plus rien.

La souffrance. Ce fut la première chose dont il prit conscience. Il avait la tête qui tournait, sentait ses veines battre sous son crâne selon un rythme étrange. Une douleur sourde lui tordait les entrailles, et ses jambes étaient totalement engourdies. La souffrance marquait en cet instant les frontières de son univers – pendant très longtemps, il ne perçut d’ailleurs rien d’autre.

Une sorte de conscience confuse lui revenait néanmoins graduellement. Il commençait à pouvoir remarquer certaines choses. Sa douleur, tout d’abord, qui l’envahissait et disparaissait par vagues successives. Elle montait, puis descendait ; tout comme lui, comprit-il. Il était ballotté en tous sens, allongé sur quelque chose. On le tirait, ou bien on le portait. Il tenta de bouger les mains – impossible ; la souffrance semblait balayer toute perception normale de ce qui l’entourait. Sa bouche était emplie de sang et ses oreilles tintaient, bourdonnaient, brûlaient.

Oui, on le transportait, et il pouvait entendre plusieurs voix discuter autour de lui, sans pour autant parvenir à distinguer les paroles. Une lumière dansait quelque part devant eux ; tout le reste demeurait plongé dans une brume grisâtre.

La confusion verbale s’estompa peu à peu, et il recommença à distinguer des mots.

« … pas être content », disait une voix qu’il ne connaissait pas. Il n’aurait pu la reconnaître, de toute façon. Tout était trop lointain, les secousses semblaient ne jamais vouloir cesser, la douleur venait puis disparaissait, pour renaître et mourir aussitôt.

« Assurément », répondit une voix forte, rapide et posée.

D’autres bourdonnements, plusieurs personnes parlant en même temps. Dirk ne comprenait rien.

Puis un homme fit taire les autres. « Ça suffit ! » Une voix plus lointaine encore que les deux premières. Elle provenait d’un point situé quelque part devant lui, là où s’agitait la lumière. Pyr ? Pyr. « Je n’ai pas peur de Bretan Braith Lantry, Roseph. N’oublie pas qui je suis. J’avais déjà tranché trois têtes dans la brousse alors que Bretan Braith tétait encore le sein des femmes. Le simulacre m’appartient en vertu de nos anciennes lois.

— C’est vrai, répondit la première voix inconnue. Nul n’aurait pu contester tes droits si tu l’avais tué dans le tunnel. Et pourtant tu as choisi d’attendre.

— J’ai envie d’une véritable chasse. Comme celles qui se pratiquaient dans le passé. »

Quelqu’un fit une remarque en ancien kavalar. Un rire général vint l’accueillir.

« Durant notre jeunesse, dit l’étrange voix, nous avons chassé ensemble bien des fois. Ton attitude envers les femmes aurait-elle été différente que nous aurions pu devenir teyn, tous les deux. Je ne te donnerai jamais de mauvais conseils, tu le sais. Bretan Braith Lantry tient vraiment à cet homme.

— Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un homme : ce n’est qu’un simulacre. Toi-même l’as déclaré tel, Roseph. Ce que peut désirer Bretan Braith m’importe peu.

— Je l’ai effectivement déclaré simulacre, car c’est ce qu’il est. Pour toi comme pour moi, il se résume à cela – une proie parmi d’autres, sans plus d’importance que les fils de la gelée, ou les Émereli. Tu n’as pas besoin de lui, Pyr, alors que Bretan Braith a pour sa part de bonnes raisons de vouloir se venger de lui. Il s’est rendu dans le carré de la mort, et s’est retrouvé couvert de ridicule quand l’homme qu’il avait défié a fait la démonstration par son absence qu’il n’en était pas un.

— Tu dis vrai, je le reconnais, mais ce n’est qu’une partie de la vérité. T’Larien est un gibier de choix. Il a tué deux de nos kethi, et Koraat est en train d’agoniser, la colonne vertébrale brisée. Aucun simulacre ne s’est jamais défendu ainsi. Cette proie m’appartient, ainsi que le veut la loi. C’est moi qui l’ai capturée, moi et personne d’autre.

— Oui, approuva la voix lourde et rapide. C’est là un fait incontestable. Comment l’as-tu retrouvé, Pyr ? »

Le Kavalar semblait se réjouir de cette occasion de vanter ses exploits. « Contrairement à vous, et même à Lorimaar, je ne me suis pas laissé berner par l’emplacement de leur appareil. Non, ce simulacre est bien trop malin, tout comme la betheyn-catin qui l’accompagne. Ils n’auraient jamais laissé leur banshee nous indiquer la direction qu’ils avaient prise. Quand vous vous êtes égaillés avec vos chiens dans les corridors de la cité, mon teyn et moi sommes allés examiner la promenade avec nos torches, en quête d’une trace quelconque. Les chiens ne serviraient à rien, je le savais – il n’existe pas meilleur pisteur que moi. J’ai suivi les traces des simulacres sur les pierres nues des collines de Lameraan, à travers les cités mortes, et même dans les étaux abandonnés de Taal, de Poingdebronze et du Mont de Pierrelueur. Nous avons examiné chaque corridor, sur plusieurs mètres, pour enfin trouver leurs traces dans le dernier. Des marques presque imperceptibles sur le sol, à l’extérieur de la rampe d’accès, puis de véritables traces de pas dans la poussière. Bien sûr, la piste s’interrompait là où ils avaient emprunté leurs jouets volants. Il a alors fallu choisir entre deux directions. Je craignais qu’ils n’essaient de voler d’une seule traite jusqu’à Esvoch, ou Kryne Lamiya, mais fort heureusement il n’en a rien été. Ça nous a pris la majeure partie de la journée, on a marché pendant des heures, mais nous avons réussi à les capturer. »

Dirk avait presque retrouvé l’intégralité de ses moyens, malgré le linceul de douleur qui enveloppait toujours son corps. Il voyait les choses avec netteté, à présent. Pyr Braith marchait en tête de la petite colonne, la lampe torche à la main. Il discutait avec un homme bien plus petit que lui, vêtu de blanc et de pourpre. Ce devait être Roseph, l’arbitre du duel qui n’avait jamais eu lieu. Gwen marchait entre eux, sans aide, les mains liées. Elle restait silencieuse – t’Larien se demanda s’ils l’avaient bâillonnée. Il ne voyait que son dos.

Il était couché sur une sorte de civière, ballotté à chaque pas. Un Braith vêtu de blanc et de pourpre tenait l’avant du brancard, ses poings aux fortes jointures serrés sur les barres de bois. L’homme osseux qui riait souvent, le teyn de Pyr, devait probablement se trouver derrière lui, à l’autre extrémité de la civière. Ils continuaient à progresser dans le tunnel, qui semblait ne pas avoir de fin. Dirk ignorait totalement combien de temps il était resté inconscient. Un bon moment, supposa-t-il. Il n’avait vu aucune civière quand il avait essayé d’attaquer Pyr par surprise, pas plus que Roseph, dans le tunnel. De cela, il était certain. Ses ravisseurs avaient probablement attendu sur place, après avoir demandé de l’aide à leurs frères d’étau.

Personne ne semblait avoir remarqué que Dirk avait rouvert les yeux. Mais peut-être n’y accordaient-ils pas la moindre importance. Il n’était pas en état de tenter quoi que ce soit, hormis peut-être appeler à l’aide.

Pyr et Roseph poursuivaient leur conversation, parfois interrompue par les commentaires des deux autres Kavalars. Dirk essayait de comprendre ce qu’ils disaient, mais la douleur l’empêchait de se concentrer. Roseph semblait vouloir convaincre Pyr de laisser Bretan Braith s’occuper de t’Larien – le Kavalar borgne voudrait certainement tuer ce simulacre de ses propres mains. Mais Pyr n’y attachait pas la moindre importance. À en juger par ses commentaires, il ne concevait guère de respect pour Bretan, plus jeune de deux générations que les autres Braiths, et par conséquent considéré comme inférieur. À aucun moment les chasseurs ne parlèrent des Jadefer ; de deux choses l’une, soit Jaan et Garse n’avaient pas encore atteint Défi, soit ces quatre hommes ignoraient tout de leur venue.

Cessant bientôt ses efforts, t’Larien se laissa glisser dans un demi-sommeil. Les voix, à nouveau indistinctes, parvinrent à son esprit embrumé pendant ce qui lui sembla être des siècles avant que le petit groupe ne se décide enfin à s’arrêter. Un Kavalar lâcha brutalement une extrémité de la civière ; le choc ramena aussitôt Dirk à la conscience. Des mains puissantes le prirent sous les bras pour le soulever.

Ils avaient atteint la gare de Défi, et le teyn de Pyr était en train de le hisser sur le quai. T’Larien ne faisait bien évidemment aucun effort pour lui faciliter la tâche, restant le plus inerte possible, le laissant le transporter comme un cadavre.

Ils l’allongèrent à nouveau sur la civière sans faire preuve de la moindre douceur et le hissèrent par la rampe jusqu’à la cité proprement dite. Alors qu’ils longeaient les murs bleu pastel, Dirk se remémora leur descente de la veille au soir. Pour une raison qui lui échappait désormais, se cacher dans les tunnels du réseau de transport leur avait paru être une excellente idée.

Les murs disparurent, et ils se retrouvèrent à l’intérieur de Défi. Dirk se retrouva à nouveau devant le grand arbre émereli – dans toute sa splendeur imposante, cette fois. C’était un géant noueux, bleu et noir, dont les branches descendaient très bas sur la partie visible de la courbe du rond-point, alors que le haut de sa ramure effleurait le plafond plongé dans l’ombre. Il faisait jour, comprit-il. Par la grille toujours ouverte, il pouvait voir Grand Satan briller au-dessus de l’horizon, accompagné d’une unique étoile. Mais sa désorientation était telle qu’il n’aurait su dire si tous deux se couchaient ou se levaient.

Deux aéronefs trapus étaient posés sur la route, à côté de la rampe d’accès au réseau souterrain. Une fois qu’on l’eut posé par terre, t’Larien tenta en vain de se redresser – ses membres perclus de douleur refusaient de lui obéir.

Il renonça donc à bouger.

« Appelle les autres, disait Pyr. Il faut régler cette question ici même, sans attendre, afin que nous puissions préparer mon korariel pour la chasse. » Il se tenait au-dessus de Dirk. Tous s’étaient réunis autour de la civière, même Gwen. Mais elle seule regardait le blessé. Ses yeux rencontrèrent les siens. Elle était bâillonnée, lasse et manifestement désespérée.

Il leur fallut plus d’une heure pour réunir les autres Braiths. Une heure pendant laquelle les ennemis de Dirk s’affaiblissaient, alors que lui-même en profitait pour recouvrer des forces. C’était le crépuscule, s’avisa-t-il. Grand Satan était en train de lentement disparaître au-delà de la grille. L’obscurité ne cessait de s’amplifier autour d’eux, elle devenait plus épaisse, plus dense, au point que les Kavalars furent bientôt contraints d’allumer les projecteurs de leurs véhicules. Dirk, cependant, ne s’était pas encore totalement remis. Après lui avoir lié les mains derrière le dos, Pyr l’obligea à s’asseoir contre l’un des appareils, pour ensuite installer Gwen à côté de lui – sans lui ôter son bâillon.

Rien n’aurait dès lors empêché t’Larien de lui parler, mais il préférait rester assis en silence, le dos appuyé contre le métal glacé, à observer, à écouter ce qui se disait. Il tournait de temps à autre les yeux en direction de la jeune femme, qui gardait obstinément la tête baissée.

Ils arrivèrent seuls, ou deux par deux. Les kethi de Braith. Les chasseurs de Worlorn. Tels des spectres livides, ils sortaient des ombres et des recoins obscurs – se résumant tout d’abord à une forme indistincte, pour ensuite redevenir des hommes quand ils mettaient le pied dans le petit cercle de lumière. Même alors, cependant, ils étaient à la fois plus et moins que des humains.

Le premier menait une meute de quatre molosses à face de rat ; Dirk reconnut en lui l’homme qui avait fait cet incroyable plongeon, devant eux, alors qu’ils descendaient le boulevard extérieur. Après avoir enchaîné ses chiens au pare-chocs du véhicule de Roseph, il salua brièvement Pyr, Roseph et leurs teyns, puis s’assit, jambes croisées sur le sol, à quelques mètres des prisonniers. Il ne parla pas, pas une seule fois. Ses yeux se fixèrent sur Gwen et ne la quittèrent plus une seule seconde ; il restait absolument immobile. Non loin de là les molosses grondaient dans l’ombre, en faisant cliqueter leurs chaînes de fer.

Puis les autres arrivèrent. Lorimaar noble de Braith Arkellor, un géant brun dans un costume noir d’étoffe caméléon fermé par des boutons en os, descendit d’un appareil massif entièrement clos, de couleur rouge foncé. Dirk pouvait entendre à l’intérieur les aboiements d’une autre meute de molosses. Un Braith accompagnait Lorimaar, un homme gras, massif, au visage blême et porcin. Ensuite se présenta un vieillard d’aspect fragile, chauve et ridé, presque édenté. Une de ses mains était de chair et d’os, l’autre avait été remplacée par trois griffes de métal sombre. La tête d’un enfant était accrochée à sa ceinture – une longue traînée brunâtre maculait une jambe de son pantalon. Du sang séché.

Chell arriva à son tour, escorté d’un unique molosse. Aussi grand que Lorimaar, il avait des cheveux blancs et une moustache taillée en brosse. Il paraissait très las. Le Kavalar s’immobilisa dans la mare de lumière et cligna des yeux.

« Où se trouve votre teyn ? demanda Pyr.

— Ici », répondit une voix rauque depuis l’obscurité. Une unique pierrelueur brillait faiblement quelques mètres plus loin. Bretan Braith Lantry vint se placer à côté de Chell, le visage agité de tics.

« Nous sommes tous réunis, annonça Roseph noble de Braith à Pyr.

— Non ! protesta quelqu’un. Il manque Koraat. »

Le chasseur silencieux prit la parole : « Il n’est plus. Il m’a demandé de l’achever, et j’ai accédé à son désir. En vérité, il était gravement blessé. C’est le second keth dont j’ai assisté à l’agonie, aujourd’hui. Le premier n’était autre que mon teyn : Terrien Braith Nalarys.

— Trois d’entre nous sont morts, dit le vieil homme.

— Nous allons respecter un instant de silence à leur mémoire », déclara Pyr, qui tenait toujours son bâton, avec lequel il se frappait nerveusement la jambe tout en parlant, ainsi qu’il l’avait fait dans le tunnel.

Gwen essaya alors de crier malgré son bâillon. Le teyn de Pyr, le Kavalar dégingandé aux cheveux noirs ébouriffés, s’avança vers elle, le regard menaçant.

Mais Dirk avait deviné ses intentions. « Non, je ne me tairai pas ! » Ses cordes vocales restaient néanmoins encore trop faibles pour lui permettre de hurler autant qu’il l’aurait voulu. « C’étaient des assassins abjects, qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient ! »

Tous les Braiths se tournèrent vers lui.

« Bâillonne-le », ordonna Pyr à son teyn qui s’exécuta aussitôt. Puis, une fois Dirk réduit au silence, il ajouta : « Vous aurez tout le temps de crier, Dirk t’Larien, quand vous courrez nu dans la forêt pourchassé par mes chiens ! »

Bretan tourna maladroitement la tête. La lumière se reflétait sur ses cicatrices. « Non, j’ai un droit sur lui ! »

Pyr lui fit face. « J’ai capturé ce simulacre, il m’appartient. »

Bretan tressaillit. Chell, qui retenait toujours le gros chien par une chaîne enroulée autour de sa main droite, posa l’autre sur son épaule.

« Votre différend ne me concerne pas, dit une autre voix (celle du Braith assis par terre). Seule cette catin m’intéresse. »

Mal à l’aise, les autres lui accordèrent leur attention. « Elle n’est pas en cause, Myrik, répondit Lorimaar noble de Braith. Elle appartient toujours à l’étau de Jadefer. »

Les lèvres de l’homme se retroussèrent, un rictus qui un court instant transforma son visage en une horrible face de bête féroce. Puis ses traits retrouvèrent leur sérénité – il avait repris le contrôle de ses émotions. « Je tuerai cette femme, dit-il. Terrien était mon teyn. Par la faute de cette betheyn-catin, il erre à présent dans une contrée sans âme.

— Elle ? fit Lorimaar, incrédule. Est-ce là la vérité ?

— Je l’ai vue, répondit l’homme qu’ils appelaient Myrik. Je lui ai tiré dessus alors qu’elle poursuivait sa route en laissant Terrien agoniser. C’est la stricte vérité, Lorimaar noble de Braith. »

Dirk essaya de se lever, mais le grand Kavalar le repoussa avec force – puis, histoire de souligner sa désapprobation, lui frappa la tête contre le métal du véhicule.

Le vieillard fragile parla à son tour, le vieil homme à la main griffue qui avait pris comme trophée la tête d’un enfant. « C’est ta proie personnelle, dit-il d’une voix aussi tranchante que la lame du couteau à écorcher glissé dans son ceinturon. La sagesse des étaux est ancienne, mes frères. Ce n’est plus une femme véritable, pour peu qu’elle l’ait jamais été. Ni une cro-betheyn, ni même une eyn-kethi. Qui pourrait bien se porter garant d’elle ? Elle a renoncé à la protection d’un noble pour s’enfuir avec un simulacre ! Si autrefois elle a pu revendiquer sa qualité d’être humain, il n’en est plus question désormais. Vous connaissez aussi bien que moi les méthodes qu’emploient les simulacres – leur propension au mensonge, à la tromperie. Seul avec elle dans l’obscurité, ce simulacre qui se fait appeler Dirk t’Larien l’aura certainement assassinée pour la remplacer par un démon façonné à son image. »

Chell hocha la tête, puis fit un bref commentaire en ancien kavalar. Les autres Braiths ne semblaient guère convaincus. Lorimaar fronça les sourcils à l’intention de son teyn, le grand homme corpulent. Le visage hideux de Bretan ne trahissait aucune émotion, moitié masque d’horreur, moitié innocence. Quant à Pyr, il continuait à frapper sa jambe de son bâton.

Ce fut Roseph qui répondit : « J’ai déclaré Gwen Delvano humaine, quand j’ai servi d’arbitre au carré de la mort.

— C’est exact, approuva Pyr.

— Je ne prétends pas qu’elle n’a jamais été humaine, fit remarquer le vieil homme. Mais elle a goûté au sang humain, elle a couché avec un simulacre. Qui peut encore la considérer comme telle ? »

Les quatre molosses que Myrik avait enchaînés à son appareil entamèrent alors un concert de hurlements, auquel vint bientôt se joindre la meute qui se trouvait à l’intérieur du véhicule de Lorimaar. L’énorme chien de Chell se mit à gronder en tirant sur sa chaîne. Le plus âgé des Braiths la tira d’un coup sec, avec colère, ce qui convainquit l’animal de s’asseoir et d’ajouter sa voix à celle de ses congénères.

La plupart des chasseurs regardèrent en direction de l’obscurité silencieuse qui entourait le petit cercle éclairé ; tous portèrent la main à leur arme, à l’unique exception de Myrik, qui garda un visage impassible. Ses yeux ne quittèrent pas Gwen Delvano une seule seconde.

Les deux Jadefer se tenaient côte à côte, dans l’ombre, au-delà de la mare lumineuse dans laquelle baignaient les appareils.

La souffrance de Dirk, dont la tête semblait sur le point d’éclater, lui parut soudain sans importance. Son corps tout entier tremblait, frissonnait. Gwen, quant à elle, fixait les nouveaux venus – et plus spécialement Jaan.

Quand ce dernier pénétra dans la zone de lumière, Dirk nota qu’il dévisageait Gwen presque aussi fixement que Myrik. Il semblait se déplacer très lentement, comme une silhouette issue d’un rêve à demi oublié. Garse Janacek, à son côté, était quant à lui bien vivant.

Vikary avait revêtu un costume moucheté d’étoffe caméléon, qui arborait mille nuances de noir quand ils pénétrèrent dans le cercle de leurs ennemis – et avait pris une couleur gris poussière le temps que les chiens se taisent. Les manches de sa chemise s’arrêtaient juste au-dessus des coudes. Le fer et la pierrelueur enlaçaient son avant-bras droit, le jade et l’argent le gauche.

Jaan continua d’avancer durant un instant qui parut durer une éternité, grandissant sans cesse. Quand bien même Chell et Lorimaar le dépassaient d’une tête, pendant un très bref instant il donna l’impression de les dominer entièrement. Il traversa sans les voir les rangs des Braiths, tel un spectre irréel, pour s’arrêter devant Gwen et Dirk.

Mais ce n’était qu’une illusion. Jaan Vikary était redevenu un homme, plus imposant que certains, mais bien moins que d’autres. Les Braiths continuaient à parler entre eux.

« Vous allez trop loin, Jadefer, fit Lorimaar avec colère. Personne ne vous a invités à venir en ce lieu. Vous n’avez aucun droit de vous trouver ici.

— Simulacres ! cracha Chell. Faux Kavalars ! »

Bretan Braith Lantry émit son grognement caractéristique.

« Je vous rends votre betheyn, Jaantony noble de Jadefer, dit Pyr d’une voix résolue, alors même que la manière dont son bâton s’agitait trahissait sa nervosité. Et débrouillez-vous pour lui apprendre à obéir, comme votre devoir vous y contraint. Mais le simulacre m’appartient. »

Garse Janacek s’était arrêté quelques mètres plus loin. Son regard parcourait un à un tous les membres du petit groupe – Dirk crut d’ailleurs à deux occasions qu’il allait prendre la parole. Jaan Vikary, quant à lui, semblait ignorer jusqu’à la présence des Braiths. « Ôtez-leur leurs bâillons », ordonna-t-il en désignant les prisonniers.

Le teyn de Pyr se tenait au-dessus de Dirk et de Gwen, faisant face au noble de Jadefer. Il hésita longuement, pour enfin se baisser et dénouer les deux bâillons.

« Merci », fit Dirk.

Gwen secoua la tête afin de chasser une mèche de cheveux de ses yeux. Elle se releva péniblement sur ses jambes tremblantes, ses mains toujours liées dans son dos. « Jaan, dit-elle d’une voix incertaine. Tu as entendu ce qu’ils ont dit ?

— Oui. » Il se tourna vers les Braiths. « Déliez-lui les mains.

— Vous allez trop loin, Jadefer », riposta Lorimaar.

Pyr, qui semblait follement s’amuser de la situation, s’appuya sur son bâton et se tourna vers son teyn. « Libère-lui les mains. »

Ledit teyn fit brutalement pivoter Gwen et trancha ses liens avec son couteau.

« Montre-moi tes bras », dit Vikary.

Il s’était adressé à Gwen, qui hésita avant de ramener ses bras devant elle. Elle les tendit, paumes vers le bas. Sur l’avant-bras gauche miroitaient le jade et l’argent. Elle n’avait pas ôté son bracelet.

Myrik était demeuré assis, jambes croisées, les yeux rivés sur la jeune femme. Vikary le toisa. « Levez-vous ! »

L’homme se tourna face au Jadefer, quittant Gwen des yeux pour la première fois depuis son arrivée. Vikary s’apprêta à parler.

« Non », fit la jeune femme. Cessant de se frotter les poignets, elle posa sa main droite sur son bracelet et parla d’une voix ferme : « Tu ne comprends donc pas, Jaan ? Non. Si jamais tu le défies, si tu le tues, alors je te quitterai. Définitivement. »

Une émotion apparut alors pour la première fois sur le visage de Jaan. De l’angoisse. « Tu es ma betheyn, et si je ne… Gwen…

— Non. »

Un des Braiths éclata d’un rire qui arracha une grimace à Garse Janacek ; Dirk vit en outre un spasme violent traverser le visage de l’homme qu’on appelait Myrik.

Gwen s’en aperçut, mais elle n’y accorda pas le moindre intérêt. « J’ai tué votre teyn. » Elle s’était tournée vers Myrik. « Moi, pas Jaan. Ni ce pauvre Dirk. Je l’ai tué, et je le reconnais volontiers. Il nous pourchassait, tout comme vous. Et il voulait massacrer les Émereli. »

Tous restèrent silencieux, y compris Myrik.

« Si vous voulez vous battre en duel, si vous désirez vraiment me voir morte, alors défiez-moi ! C’est moi qui l’ai tué. Battez-vous en duel avec moi, si vous tenez tellement à venger sa mémoire ! »

Pyr éclata de rire, bientôt imité par son teyn, puis par Roseph. Puis par d’autres Kavalars encore : l’homme gras, le compagnon au visage sévère de Roseph, le vieillard manchot. Tous ceux-là s’esclaffaient.

Le visage de Myrik s’empourpra, pour presque aussitôt prendre une teinte livide. « Betheyn-catin ! » Cette fois, tous purent voir un rictus fendre son visage. « Vous vous moquez de moi. Un duel serait… mon teyn… et vous, une femme ! »

Le Braith conclut sa phrase par un cri qui fit sursauter toutes les personnes présentes, et provoqua un nouveau concert de hurlements parmi les molosses. Puis Myrik perdit tout contrôle de lui-même.

Il leva ses poings au-dessus de sa tête, puis frappa Gwen au visage alors même qu’elle reculait devant sa fureur. Soudain il fut sur la jeune femme. Ses doigts se serrèrent autour de sa gorge, et il la renversa d’un violent plongeon en avant. Tous deux se mirent à rouler sur le sol, jusqu’à aller heurter l’un des aéronefs. Myrik se tenait à califourchon sur elle, la clouant littéralement au sol. Ses mains s’enfonçaient profondément dans la chair de son cou. Gwen le frappa avec force à la mâchoire, mais dans sa rage il semblait à peine s’en apercevoir. Il lui martelait la tête contre le métal du véhicule, tout en l’invectivant en ancien kavalar.

Quand Dirk fut parvenu à se redresser, il resta debout là, immobile, les mains liées. Garse avança de deux pas rapides, Jaan Vikary réagit enfin. Mais ce fut Bretan Braith Lantry qui agit en premier, tirant Myrik en arrière tout en lui passant son bras autour du cou. L’homme se débattit, mais Lorimaar vint aider Bretan à le maîtriser.

Gwen gisait sur le sol, immobile. Sa tête reposait encore sur la porte métallique blindée contre laquelle Myrik l’avait frappée. Vikary s’agenouilla à son côté et passa son bras autour de ses épaules. L’arrière de sa tête laissa une tache de sang sur le carénage de l’engin.

Janacek se baissa à son tour pour prendre le pouls de la jeune femme. Satisfait, il se releva et fit face aux Braiths, le visage rendu méconnaissable par la colère. « Elle portait le jade et l’argent, Myrik. Vous êtes un homme mort. Je vous défie. »

Myrik avait cessé de crier – il haletait littéralement, à présent. L’un des molosses poussa un unique hurlement.

« Est-ce qu’elle vit encore ? » s’enquit Bretan de sa voix crissante.

Jaan Vikary leva les yeux dans sa direction. Son visage étrange, tendu, rappelait à Dirk celui de Myrik, quelques instants plus tôt. « Elle vit.

— C’est une chance, fit Janacek, mais ce n’est certes pas grâce à vous. Et cela ne change rien, de toute façon. Faites vos choix, Myrik !

— Libérez-moi ! » cria Dirk. Nul ne bougea. « Libérez-moi ! » hurla-t-il.

Quelqu’un trancha ses liens.

Il alla à son tour s’agenouiller auprès de la jeune femme afin d’examiner l’arrière de sa tête. Ses cheveux noirs y formaient une masse solide avec le sang coagulé. « Une sévère commotion, dans le meilleur des cas. Au pire, une fracture du crâne. Je ne sais pas. Est-ce qu’il existe encore un service médical, sur cette foutue planète ? » Il les dévisagea tous l’un après l’autre.

Ce fut Bretan qui lui répondit : « il n’y a plus rien à Défi, en tout cas. La Voix m’a combattu. La cité ne m’obéissait plus, aussi ai-je dû la tuer. »

Dirk grimaça. « Il vaudrait mieux ne pas la déplacer. Même dans le cas d’une simple commotion, un blessé doit rester le plus immobile possible. »

À la grande surprise de Dirk, Jaan Vikary abandonna Gwen dans ses bras, se leva, puis fit un geste en direction de Lorimaar et de Bretan qui retenaient Myrik. « Lâchez-le.

— Le lâcher ? » Janacek gratifia Vikary d’un regard déconcerté.

« Oubliez-le, Jaan, lui disait Dirk. Gwen…

— Emmenez-la dans un de ces appareils !

— Je crois qu’on ferait mieux de ne pas la bouger…

— Nous courons un grave danger ici, t’Larien. Transportez-la dans un appareil ! »

Janacek avait pris un air menaçant. « Mon teyn ? »

Vikary se tourna vers les Braiths. « Je vous ai dit de lâcher cet homme. Ce simulacre, comme vous l’appelleriez. Et je dois avouer qu’il en a mérité le nom.

— Que comptez-vous faire, Jaantony noble de Jadefer ? » s’enquit Lorimaar d’une voix sévère.

Dirk partit déposer Gwen sur le siège arrière de l’engin le plus proche. Elle n’avait pas repris conscience, mais sa respiration était régulière. Puis il se glissa sur le siège du conducteur, et entreprit de se masser les poignets afin d’y rétablir la circulation.

Tous semblaient l’avoir oublié. Lorimaar noble de Braith continuait à parler sans lui prêter la moindre attention. « Nous vous reconnaissons le droit d’affronter Myrik, mais en combat singulier, étant donné que Terrien Braith Nalarys nous a quittés. Et comme votre propre teyn l’a défié en premier… »

Jaan Vikary tenait son laser à la main. « Lâchez-le et écartez-vous. »

Stupéfait, Lorimaar libéra le bras de Myrik et fit un pas de côté. Bretan hésita. « Noble de Jadefer, pour votre honneur comme pour le sien, pour votre étau et votre teyn, abaissez votre arme. »

Vikary visa le jeune homme. Un spasme tordit le demi-visage de Bretan, qui lâcha Myrik et recula en haussant grotesquement les épaules.

« Mais que se passe-t-il ? lança le vieillard manchot d’une voix suraiguë. Que se passe-t-il ? » Personne ne prit la peine de le lui expliquer.

« Jaan ! s’écria Garse avec horreur. Aurais-tu perdu la raison ? Abaisse ton arme, mon teyn. C’est moi qui ai défié Myrik. Je le tuerai pour toi. » Il posa sa main sur le bras de Jaan.

Et son teyn s’écarta pour braquer son arme dans sa direction. « Non. Recule. Tu ne dois pas intervenir, pas maintenant. C’est à moi de la venger ! »

Le visage de Janacek s’assombrit. Il n’avait manifestement plus le cœur à ses mots d’esprit cruels. Sa main droite se serra en un poing, qu’il leva lentement devant le visage de son teyn. Le fer et la pierrelueur brillaient entre les deux Jadefer. « Notre lien, dit-il. Réfléchis, mon teyn. Pense à mon honneur, au tien, à celui de tout notre étau. » Sa voix était grave.

« Et que fais-tu de celui de Gwen ? » Vikary jouait impatiemment avec son laser. Il força Janacek à s’éloigner de lui avant de se retourner vers Myrik.

Seul, désorienté, celui-ci semblait ignorer ce que l’on attendait de lui. Si toute rage l’avait abandonné, sa respiration demeurait fort bruyante. Un filet de salive, rosi par le sang, coulait du coin de sa bouche. Après l’avoir essuyé du dos de la main, il regarda, indécis, en direction de Garse Janacek. « Le premier des quatre choix, commença-t-il d’une voix hébétée. Je choisis le mode.

— Les choix sont inutiles, lança Vikary. Tournez-vous vers moi, simulacre ! »

Les yeux de Myrik passèrent de Vikary à Janacek, avant de fixer à nouveau le noble de Jadefer. « Je choisis le mode, répéta-t-il, comme en un rêve.

— Non. Vous n’avez laissé aucun choix à Gwen Delvano. Elle vous aurait pourtant affronté loyalement en duel. »

Le visage de Myrik arborait une expression de sincère stupéfaction. « Elle ?… En duel ?… Je… C’est une femme, un simulacre ! » Il hocha la tête, comme si cela réglait la question. « C’est une femme, Jadefer. Seriez-vous devenu fou ? Elle s’est moquée de moi. Une femme ne se bat pas en duel.

— Et vous non plus. Vous comprenez ? Vous… » Il tira ; un bref rayon de lumière atteignit Myrik entre les jambes. Le Braith hurla de douleur.

« … ne vous… » Il tira à nouveau, au niveau du cou cette fois, juste en dessous du menton. L’homme eut un mouvement de recul ; Vikary attendit que son laser se recharge.

« … battrez pas… » Quinze secondes plus tard, un rai de lumière traversa la silhouette au niveau la poitrine. Puis Vikary pivota sur lui-même et repartit vers l’appareil.

« … en duel », termina-t-il en grimpant dans l’engin.

À peine eut-il prononcé ces mots qu’un quatrième rayon lumineux jaillit de son arme. Lorimaar noble de Braith Arkellor s’écroula, son pistolet en partie dégainé.

Dirk poussa à fond les commandes gravitationnelles sitôt la portière refermée. Ils se trouvaient à mi-chemin de la grille quand les premières décharges de laser commencèrent à pleuvoir sur l’épais blindage du véhicule.

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