4. PARLEUR-AUX-ANIMAUX

« Je veux faire partie de l’opération », dit Teela devant l’écran vidéo.

Le Marionnettiste poussa un long hurlement en mi bémol.

« Pardon ? »

— « Excusez-moi », fit le Marionnettiste. « Soyez à Outback Field, Australie, demain matin à huit heures. Vos bagages personnels ne devront pas excéder vingt-cinq kilos, poids terrestre. Louis, même chose pour vous. Ahh !… » Le Marionnettiste leva ses têtes et se mit à hurler.

Louis demanda d’un air inquiet : « Êtes-vous malade ? »

— « Non. J’entrevois ma propre mort. Louis, je pourrais souhaiter que vous ayez été moins persuasif. Adieu. Nous nous retrouverons à Outback Field. »

L’écran s’obscurcit.

— « Tu vois ? » triompha Teela. « Tu vois ce que tu récoltes pour avoir été si persuasif ? »

— « Moi et ma grande gueule ! Enfin, j’ai fait de mon mieux côté oratoire. Ne t’en prends pas à moi si tu meurs d’une façon horrible. »

Cette nuit-là, en apesanteur dans l’obscurité, Louis l’entendit dire : « Je t’aime. Je vais avec toi parce que je t’aime. »

— « T’aime aussi », lui retourna-t-il avec une politesse ensommeillée. L’idée s’infiltra doucement, et il demanda : « C’est cela, ce que tu gardais pour toi ? »

— « Mm hmm. »

— « Tu m’accompagnes à deux cents années-lumière d’ici parce que tu ne peux pas supporter de me quitter ? »

— « Ouaip ! »

— « Chambre à coucher, demi-éclairage ! » commanda Louis. Une pâle lumière bleue envahit la pièce.

Ils flottaient à trente centimètres l’un de l’autre entre les plaques de couchage. En prévision du voyage, ils s’étaient débarrassés des teintures épidermiques et traitements capillaires de style plat-terrien. La natte de Louis Wu était maintenant noire et raide et son cuir chevelu ombré de cheveux ras. Les tons brun-jaune de sa peau et ses yeux marron désormais non bridés changeaient considérablement son apparence.

Chez Teela, la transformation était aussi radicale. Sa peau était d’une pâleur nordique ; sa chevelure, maintenant sombre et ondulée, était tirée en arrière, dégageant un visage ovale dominé par de grands yeux bruns et une petite bouche sérieuse ; on distinguait à peine son nez. Elle flottait dans le champ de couchage comme de l’huile sur de l’eau, parfaitement décontractée.

« Mais tu n’es même pas allée jusqu’à la Lune. »

Elle opina.

« Je ne suis pas le meilleur amant du monde. Tu me l’as dit toi-même. »

Elle opina encore. Il n’y avait en Teela Brown aucune réticence. En deux jours et deux nuits, elle n’avait pas menti une seule fois, ni déguisé la vérité, ni même éludé une question. Louis s’en serait rendu compte. Elle lui avait parlé de ses deux premiers amours : celui dont elle s’était lassée après six mois et l’autre, un cousin, auquel on avait proposé d’émigrer pour le Mont Lookitthat, juste avant qu’elle ne rompe avec lui. Louis lui avait dit peu de chose de sa propre expérience, et elle avait semblé, accepter sa réticence. Mais elle-même n’en avait aucune. Et elle posait les questions les plus embarrassantes.

« Pourquoi moi, alors ? » demanda-t-il.

— « Je ne sais pas », confessa-t-elle. « Peut-être ton auréole ?

Tu es un héros, tu sais. »

Il était le seul Homme vivant à avoir établi les premiers contacts avec une race étrangère. Oublierait-il jamais l’époque des Trinocs ?

Il fit encore un essai. « Écoute, je connais le meilleur amant du monde. Un ami à moi. C’est son dada. Il écrit même des livres sur le sujet. Il a des doctorats en physiologie et en psychologie. Depuis cent trente ans, il… »

Teela avait les mains sur les oreilles. « Arrête ! » cria-t-elle. « Arrête ! »

— « Mais je ne veux pas que tu te fasses tuer quelque part ! Tu es trop jeune ! »

Elle eut alors un air interloqué, celui-là, celui qui signifiait qu’il avait utilisé des mots d’interworld corrects dans une séquence incompréhensible. Coup de fouet au cœur ? Tuée quelque part ? Louis soupira en lui-même. « Chambre à coucher, fusionnement des lignes nodales ! » commanda-t-il, et le champ commença à se modifier. Les deux zones d’équilibre stable qui empêchaient Louis et Teela de tomber hors du champ se déplacèrent l’une vers l’autre et fusionnèrent. Louis et Teela suivirent, glissant sur la « pente » jusqu’à ce qu’ils se rencontrent ; ils s’étreignirent.

— « J’avais vraiment sommeil, Louis. Mais ça ne fait rien… »

— « Pense à l’intimité, avant de partir au pays des rêves. Les vaisseaux spatiaux ont tendance à en être dépourvus. »

— « Tu veux dire qu’on ne pourra pas faire l’amour ? Tanj, Louis, peu m’importe qu’ils regardent. Ce sont des étrangers. »

— « Il m’importe, à moi ! »

Elle le regarda à nouveau de son air étonné. « Suppose qu’ils ne soient pas étrangers, objecterais-tu encore, en ce cas ? »

— « Oui. À moins de bien les connaître. Suis-je vieux jeu ? »

— « Un peu. »

— « Tu sais, cet ami que j’ai mentionné ? Le meilleur amant du monde ? Eh bien, il avait une collègue », souffla Louis. « Et elle m’a appris certaines choses qu’il lui enseignait. Mais la gravité est nécessaire, pour cela », ajouta-t-il. « Chambre à coucher, annulation du champ de couchage ! » Ils retrouvèrent leur poids.

— « Tu essaies de changer de sujet », remarqua Teela.

— « Oui. Je renonce. »

— « Très bien, mais n’oublie pas une chose. Une seule chose. Ton ami Marionnettiste aurait pu choisir quatre espèces, au lieu de trois. Tu pourrais bien être en train de serrer une Triloc, plutôt que moi. »

— « Horrible vision ! Donc, on fait ça en trois étapes, à partir de la position à califourchon… »

— « La position à califourchon ? »

— « Je vais te montrer… »

Quand le matin fut venu, Louis envisageait leur voyage ensemble sous de meilleurs auspices. Lorsque ses doutes revinrent, il était trop tard. En fait, il était déjà trop tard depuis pas mal de temps.

Les Outsiders faisaient commerce d’informations. Ils achetaient et vendaient à prix élevés, mais ils revendaient indéfiniment ce qu’ils avaient acheté une fois, car leur champ d’action couvrait la spirale galactique tout entière. Dans les banques de l’espace humain, leur crédit était virtuellement illimité.

On pensait qu’ils s’étaient développés sur quelque satellite froid et léger d’une géante gazeuse ; un monde assez semblable à Néréide, le plus gros satellite de Neptune. Ils vivaient à présent dans les espaces entre les étoiles, à bord de vaisseaux grands comme des villes, dont la technique variait des voiles photoniques à des moteurs théoriquement impossibles pour la science humaine. Partout où un système planétaire recelait d’éventuels clients, et lorsque ce système comportait une planète à leur convenance, les Outsiders louaient de la place pour établir des centres commerciaux, des lieux de repos et de détente et des silos d’approvisionnement. Un demi-millénaire plus tôt ils avaient loué Néréide.

« Et ceci doit être leur principal centre de transactions », dit Louis Wu. « Le voilà ; juste là. » Il pointa une main, gardant l’autre sur les commandes du vaisseau de transport.

Sous la lueur vive des étoiles, Néréide était une plaine glacée et rocailleuse. Sol, un gros point blanc, donnait autant de lumière qu’une pleine lune ; et cette lumière éclairait un labyrinthe de murs bas. Il y avait des constructions hémisphériques et un groupe de petits vaisseaux sol-orbite à servo-propulseurs dont les compartiments à passagers étaient grands ouverts ; mais plus de la moitié de la plaine était couverte de ces murs bas.

Parleur-aux-Animaux, qui dominait Louis d’une façon impressionnante, marmonna : « Je me demande à quoi sert ce labyrinthe. Défense ? »

— « Bains de soleil », expliqua Louis. « Les Outsiders vivent de thermoélectricité. Ils s’allongent la tête au soleil et la queue à l’ombre, et la différence de température entre les deux établit un courant. Les murs sont destinés à créer plus d’alternances ombre-soleil. »

Nessus s’était calmé au cours des dix heures de voyage. Il parcourait le système de subsistance du vaisseau de transport, inspectant ici et là, glissant une tête et un œil dans les recoins, jetant des commentaires ou répondant aux questions par-dessus son épaule. Sa tenue spatiale, un ballon bouffant rembourré autour de la bosse qui abritait son cerveau, paraissait légère et confortable ; les régénérateurs d’air et de nourriture paraissaient anormalement réduits.

Juste avant le décollage, il avait fait quelque chose de surprenant. De la musique avait soudain déferlé dans la cabine, une musique complexe et merveilleuse, riche en tons mineurs, pareille à l’appel triste d’un ordinateur en mal d’amour. Nessus sifflait. Avec ses bouches jumelles, abondamment dotées en nerfs et en muscles aptes à en faire aussi des mains, le Marionnettiste était un véritable orchestre ambulant.

Il avait insisté pour que Louis pilotât l’appareil, et sa confiance était telle qu’il ne s’était même pas attaché. Louis soupçonnait ce vaisseau, construit par les Marionnettistes, de receler des gadgets secrets destinés à protéger ses passagers.

Parleur avait embarqué avec un bagage de dix kilos qui, une fois ouvert, avait révélé un four repliable à micro-ondes pour le chauffage de la viande. Cela et un cuissot cru de provenance inconnue, plutôt kzinti que terrienne. Sans trop savoir pourquoi, Louis s’était attendu à ce que la tenue spatiale du Kzin ressemblât à une armure médiévale. Pas du tout. C’était un ballon multiple transparent avec un sac dorsal énorme et un casque en forme de bocal à poissons rouges et plein de dispositifs de contrôle à l’aspect ésotérique que le Kzin pouvait manipuler directement avec sa langue. Bien qu’on ne pût y distinguer aucune arme identifiable, le sac dorsal avait un air guerrier, et Nessus avait insisté pour qu’il fût mis de côté.

Le Kzin avait passé presque tout le voyage à dormir. À présent, ils étaient tous debout, regardant par-dessus l’épaule de Louis.

« Je vais nous poser près du vaisseau outsider », dit Louis.

— « Non. Allez vers l’est. Nous avons parqué le Long Shot dans un espace isolé. »

— « Pourquoi ? Craignez-vous que les Outsiders vous espionnent ? »

— « Non. Mais le Long Shot utilise des propulseurs à fusion au lieu de servo-propulseurs. La chaleur des décollages et des atterrissages importunerait les Outsiders. »

— « Pourquoi Long Shot ? »

— « Il a été ainsi baptisé par Beowulf Shaeffer, le seul être intelligent à l’avoir piloté. Il a pris les seuls hologrammes encore existants de l’explosion du Noyau. Long Shot n’est-il pas une expression de joueur ? »

— « Peut-être ne comptait-il pas en revenir. Il vaut mieux que je vous dise, je n’ai jamais rien piloté qui se propulse à fusion. Mon vaisseau personnel utilise des servo-propulseurs sans réaction, exactement comme celui-ci. »

— « Vous apprendrez vite », le rassura Nessus.

— « Attendez », intervint Parleur-aux-Animaux. « Moi, j’ai déjà piloté des vaisseaux spatiaux à fusion. Je piloterai donc le Long Shot. »

— « Impossible. La couchette anti-g du pilote est conçue pour un squelette humain. De plus, le tableau de bord et les panneaux de contrôle répondent eux aussi aux normes humaines. »

Du fond de sa gorge, le Kzin émit quelques sons irrités.

« Là, Louis. Juste devant nous. »

Le Long Shot était une bulle transparente de plus de trois cents mètres de diamètre. Tout en contournant le monstre, Louis constata que l’appareillage vert et bronze des propulseurs du nouveau shunt hyperspatial en occupait jusqu’au dernier centimètre cube. La coque était une Taille 4 des Produits Généraux, facilement identifiable pour quiconque était familier d’astronautique, si grande qu’on l’utilisait habituellement pour transporter des colonies préfabriquées entières. Mais elle n’avait pas l’air d’un vaisseau spatial. C’était l’équivalent gigantesque de quelque primitif satellite orbital, construit par une race dont les ressources limitées et la technologie réduite exigeaient l’utilisation de la moindre parcelle d’espace.

« Et où nous mettrons-nous ? » demanda Louis. « Sur le dessus ? »

— « La cabine est en dessous. Atterrissez sous la courbe de la coque.

Louis amena le vaisseau près de la glace sombre, puis le fit glisser prudemment en avant, sous le ventre renflé du Long Shot.

Les lumières qui éclairaient le système de subsistance luisaient à travers la coque du Long Shot. Louis aperçut deux cabines minuscules ; la cabine inférieure, à peine assez grande pour contenir une couchette anti-g, un indicateur de masse et un tableau de bord en forme de fer à cheval ; la cabine supérieure n’était pas plus grande. Il sentit le Kzin se lever derrière lui.

« Intéressant », dit celui-ci. « Je présume que Louis est supposé voyager dans le compartiment inférieur, et nous trois dans l’autre ? »

« Oui. Nous avons eu beaucoup de mal à loger trois couchettes anti-g dans un espace si réduit. Chacune est équipée d’un champ de stase, pour accroître la sécurité au maximum. Étant donné que nous voyagerons en stase, il importe peu que nous ne puissions pas nous déplacer. »

Le Kzin grogna et Louis le sentit se détacher de son épaule. Il laissa le vaisseau franchir les quelque derniers centimètres puis releva une série d’interrupteurs.

« J’ai une petite réclamation à formuler », dit-il alors. « Teela et moi recevons à nous deux les mêmes honoraires que Parleur seul.

— « Voulez-vous une indemnité supplémentaire ? J’examinerai vos suggestions.

— « Je veux quelque chose dont vous n’avez plus besoin », dit Louis au Marionnettiste. « Quelque chose que votre race a maintenant abandonné. » Il avait choisi le moment opportun pour marchander. Il n’était pas sûr du tout que ça marcherait, mais cela en valait la peine. « Je veux connaître l’emplacement de la planète marionnettiste.

Les têtes de Nessus jaillirent hors de ses épaules, puis se firent face. Nessus se regarda dans les yeux pendant un moment avant de demander : « Pourquoi ? »

— « Il fut un temps où l’emplacement du monde des Marionnettistes était le secret le plus précieux de l’Espace connu. Les vôtres ont dû payer une fortune en chantage pour le maintenir secret », dit Louis. « C’est ce qui en a fait la valeur. Des aventuriers ont exploré toutes les étoiles G et K accessibles, à la recherche de votre monde. Même maintenant, Teela et moi pourrions vendre l’information pour un bon prix à n’importe quelle organisation de renseignements. »

— « Mais, et si ce monde se trouvait hors de l’Espace connu ? »

— « Ah ! » soupira Louis… « Mon professeur d’histoire avait coutume de s’interroger à ce sujet. Le renseignement aurait quand même une certaine valeur. »

— « Avant de partir pour notre ultime destination », dit prudemment le Marionnettiste, « vous connaîtrez les coordonnées de notre monde. Je pense que vous trouverez le renseignement plus surprenant qu’utile. » De nouveau, l’espace d’un instant, le Marionnettiste se regarda dans les yeux.

Il quitta la pose. « J’attire votre attention sur quatre saillies coniques… »

— « Ouais. » Louis avait déjà remarqué les cônes béants qui pointaient vers le bas à l’extérieur, autour de la double cabine. « Ce sont les propulseurs à fusion ? »

— « Oui. Vous verrez que le vaisseau se comporte pratiquement comme un appareil à servo-propulseurs sans réaction, sauf qu’il n’y a pas de gravité interne. Nos ingénieurs ne disposaient pas d’assez de place pour cela. En ce qui concerne le fonctionnement du second quantum d’hyperpropulsion, il y a une chose dont je dois vous prévenir… »

— « J’ai une épée variable », dit Parleur-aux-Animaux. « Je vous conseille le calme. »

Il fallut un moment pour que les mots prennent leur sens. Louis se retourna alors doucement, évitant tout geste brusque.

Le Kzin se tenait contre un mur incurvé. D’une main griffue, il tenait un objet pareil à une énorme poignée de corde à sauter. À trois mètres de la poignée, maintenue de façon experte à hauteur de ses yeux, flottait une petite boule rouge lumineuse. Le fil qui joignait la boule à la poignée était trop fin pour qu’on pût le voir, mais Louis ne doutait pas de son existence. Le fil, protégé et rendu rigide par un champ de stase Négrier, était capable de couper la plupart des métaux, y compris — au cas où Louis aurait voulu s’y abriter — l’armature de sa couchette anti-g. Et le Kzin avait choisi une position d’où il pouvait frapper n’importe où dans la cabine.

Aux pieds du Kzin gisait le cuissot d’une viande inconnue. Il avait été ouvert et, bien sûr, il était creux.

« J’aurais préféré une arme moins définitive », reprit Parleur-aux-Animaux. « Un tétaniseur eût été parfait, mais je n’ai pas eu le temps de m’en procurer un. Louis, lâchez les commandes et posez les mains sur le dessus de votre couchette. »

Louis obéit. Il avait pensé jouer avec la gravité de la cabine ; mais le Kzin l’aurait coupé en deux à la moindre velléité.

« Maintenant, si vous restez tranquilles, je vais vous dire ce qui va se passer. »

— « Dites-nous plutôt pourquoi », suggéra Louis. Il essayait d’évaluer les risques. La boule rouge indiquait à Parleur où finissait sa lame invisiblement fine. Si Louis parvenait à saisir cette extrémité sans perdre ses doigts dans la tentative… Non. La boule était trop petite.

— « Mes raisons devraient être évidentes », répondit Parleur. Les marques noires, autour de ses yeux, ressemblaient à un masque de gangster dans une bande dessinée. Le Kzin n’était ni tendu ni décontracté. Et il se tenait à un endroit où il était pratiquement impossible de l’attaquer.

J’ai l’intention de donner aux miens le contrôle du Long Shot. En le prenant pour modèle, nous construirons d’autres vaisseaux semblables, lesquels nous assureront la supériorité dans la prochaine guerre Homme-Kzin, à condition que les Hommes ne possèdent pas les plans du Long Shot. Est-ce clair ? »

Louis remarqua d’une voix sarcastique : « Ce n’est pas la perspective de notre voyage qui vous effraierait, par hasard ? »

— « Non ! » L’insulte ne l’avait même pas effleuré. Comment un Kzin aurait-il pu reconnaître le sarcasme ? « Vous allez tous vous dévêtir immédiatement ; je veux m’assurer que vous n’êtes pas armés. Ensuite, je demanderai au Marionnettiste d’enfiler sa tenue spatiale. J’embarquerai avec lui sur le Long Shot. Louis et Teela, vous resterez ici. Je prends vos vêtements, vos bagages et vos tenues spatiales aussi. Je mettrai ce vaisseau hors d’usage. Soyez sûrs que les Outsiders, curieux de savoir pourquoi vous n’êtes pas repartis vers la Terre, viendront à votre secours bien avant que le système de subsistance ne vous lâche. Vous avez tous bien compris ? »

Louis Wu était détendu mais néanmoins prêt à mettre à profit la moindre faute du Kzin… Il jeta un coup d’œil en coin à Teela Brown et ce qu’il vit l’horrifia. Teela se ramassait pour bondir sur le Kzin.

Parleur la couperait en deux.

Louis devait agir le premier.

« Pas d’idioties, Louis. Levez-vous doucement et allez vous mettre contre le mur. Vous serez le premier à… à… »

Le mot s’éteignit dans une sorte de plainte.

Louis s’arrêta dans son élan, surpris par un événement qui le dépassait.

Parleur-aux-Animaux rejeta en arrière sa grosse tête orange et miaula : un glapissement presque supersonique. Il écarta les bras comme pour étreindre l’univers. La lame invisiblement fine de son épée variable sectionna sans résistance un réservoir d’eau qui se mit à dégorger de tous côtés. Parleur ne s’en aperçut pas. Ses yeux ne voyaient rien, ses oreilles n’entendaient pas.

— « Prenez son arme », dit calmement Nessus.

Louis s’en chargea. Il s’approcha prudemment, prêt à plonger au moindre mouvement de l’épée variable que Parleur balançait doucement, comme un bâton. Il retira la poignée de la main docile du Kzin. Il trouva la touche de commande, et la boule rouge vint rejoindre la poignée.

« Gardez-la », reprit Nessus. Il referma ses mâchoires sur les bras de Parleur et conduisit celui-ci vers une couchette anti-g. Le Kzin n’offrait aucune résistance. Il n’émettait plus aucun son ; ses yeux plongeaient dans l’infini et son imposante face orange ne reflétait qu’un calme immense.

— « Que s’est-il passé ? Qu’avez-vous fait ? »

Parleur-aux-Animaux, totalement détendu, fixait l’infini en ronronnant.

— « Regardez bien », dit Nessus. Il s’éloigna avec précaution de la couchette du Kzin. Il maintenait ses têtes dans une position haute et rigide, pointées dans une direction constante, sans quitter le Kzin des yeux un seul instant.

Les yeux de Parleur clignèrent soudain. Ils sautèrent de Louis à Teela, puis à Nessus. Il émit quelques grognements plaintifs, s’assit, et se remit à parler en interworld.

— « C’était très, très agréable. J’aimerais… »

Il s’interrompit, se reprenant. « Quoi que vous ayez fait », dit-il au Marionnettiste, « ne recommencez jamais. »

— « Je vous avais jugé très évolué », dit Nessus. « J’avais raison. Seul un individu très évolué peut redouter un tasp. »

— « Ah !… » S’exclama Teela.

Louis s’enquit : « Un tasp ? »

Le Marionnettiste continuait à s’adresser à Parleur-aux-Animaux. « Sachez que j’utiliserai à nouveau le tasp si vous m’y forcez. Je l’utiliserai chaque fois que votre attitude m’inquiétera. Si vous vous montrez trop violent, ou si vous m’effrayez trop souvent, vous ne pourrez bientôt plus vous en passer. Comme il est implanté en moi chirurgicalement, vous ne pourriez vous en emparer qu’en me tuant. Et vous n’en seriez pas moins ignoblement asservi par le tasp lui-même. »

— « Très astucieux », reconnut Parleur. « Tactique inorthodoxe mais brillante. Je ne vous importunerai plus.

— « Tanj ! Quelqu’un va-t-il me dire ce qu’est un tasp ? »

L’ignorance de Louis sembla surprendre tout le monde. Ce fut Teela qui répondit. « Il stimule le centre du plaisir dans le cerveau. »

— « À distance ? » Louis ne savait même pas que c’était théoriquement possible.

— « Mais oui. Ça a le même effet qu’un choc électrique sur un planaire ; mais on n’a pas besoin de s’enfoncer une électrode dans le cerveau. Un tasp est en général assez petit pour être manié d’une seule main. »

— « As-tu déjà été touchée par un tasp ? Ça ne me regarde pas, bien sûr. »

Teela eut un sourire de dérision pour sa délicatesse. « Oui. J’en connais l’effet. Un instant de… ah ! C’est impossible à décrire. Mais on n’utilise pas un tasp sur soi-même ; on l’utilise sur quelqu’un qui ne s’y attend pas. Et c’est là que ça devient drôle. La police arrête continuellement des taspeurs dans les parcs. »

— « Vos tasps », remarqua Nessus, « induisent moins d’une seconde de courant. Le mien en induit environ dix secondes. »

L’effet sur Parleur-aux-Animaux avait dû être formidable. Mais Louis y voyait d’autres implications. « Oh ! Mais c’est fantastique. C’est merveilleux ! Qui d’autre qu’un Marionnettiste utiliserait une arme qui produit sur l’ennemi un effet agréable ? »

— « Qui d’autre qu’un orgueilleux très évolué craindrait l’excès de plaisir ? Le Marionnettiste a parfaitement raison », dit Parleur-aux-Animaux. « Je ne veux pas risquer le tasp à nouveau. Trop de chocs feraient de moi l’esclave consentant du Marionnettiste. Moi, un Kzin, esclave d’un herbivore ! »

— « Embarquons sur le Long Shot », conclut Nessus avec grandeur. « Nous avons perdu assez de temps en futilités. »

Louis monta le premier à bord du Long Shot.

Il ne fut pas surpris lorsque ses pieds esquissèrent un pas de danse sur la surface rocheuse de Néréide. Il savait comment se déplacer sous une faible pesanteur. Mais son subconscient avait stupidement escompté un changement de gravité dans le sas du Long Shot. Paré pour une transition qui ne se produisit pas, il trébucha et faillit tomber.

« Je sais qu’ils utilisaient autrefois la gravité artificielle », grommela-t-il en entrant dans la cabine. « … Oh ! »

L’aménagement de la cabine était vraiment primitif. Il y avait partout des angles vifs où se cogner les coudes et les genoux. Tout était plus volumineux qu’il n’eût fallu. Les cadrans étaient mal placés…

Mais, plus que primitive, la cabine était petite. Le Long Shot avait été construit sous gravité artificielle ; pourtant, même dans un vaisseau large de trois cents mètres, il n’y avait pas eu assez de place pour les appareils nécessaires. Il y en avait à peine pour un pilote.

Le tableau de bord, un indicateur de masse, une autocuisine et un espace, derrière la couchette, où un Homme pouvait se rencogner, la tête baissée à cause du plafond bas.

Louis se ramassa dans cet espace et ouvrit l’épée variable du Kzin à un mètre.

Parleur-aux-Animaux monta à bord, avec des mouvements volontairement ralentis. Il passa près de Louis sans s’arrêter et grimpa dans le compartiment supérieur.

Celui-ci avait été prévu pour la détente du pilote lorsqu’il était seul à bord. Des appareils d’exercice et un écran de lecture en avaient été retirés pour faire place à trois couchettes anti-g supplémentaires. Parleur s’installa dans l’une d’elles.

Louis l’avait suivi, se tenant aux barreaux d’une seule main, l’autre maintenant l’épée variable en évidence. Il referma le couvercle sur la couchette du Kzin et actionna un interrupteur.

La couchette anti-g devint pareille à un miroir en forme d’œuf. À l’intérieur, le temps cesserait de s’écouler jusqu’au moment où Louis couperait le champ de stase. En cas de collision avec un astéroïde d’antimatière, la coque des Produits Généraux elle-même ne serait plus que de la vapeur ionisée ; mais la couchette anti-g du Kzin garderait intact son poli de miroir.

Louis se détendit. Tout cela avait ressemblé à une sorte de danse rituelle ; mais les motifs en étaient réels. Le Kzin avait de bonnes raisons de voler le vaisseau, et le tasp ne les avait en rien diminuées. Il ne fallait laisser à Parleur aucune nouvelle chance.

Louis retourna dans le poste de pilotage. Il utilisa le circuit de transmission du vaisseau pour appeler les autres.

Quelque cent heures plus tard, Louis Wu était sorti du système solaire.

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