6. RUBAN DE NOEL

— « Je me suis fait avoir », dit Louis Wu. « Je sais maintenant où se trouve le monde marionnettiste. Très fort, Nessus, vous avez tenu votre promesse. »

— « Je vous avais prévenu que vous trouveriez le renseignement plus surprenant qu’utile. »

— « Une bonne plaisanterie », confirma le Kzin. « Votre sens de l’humour me surprend, Nessus. »

Ils descendaient au-dessus d’une île minuscule en forme d’anguille, entourée par la mer noire. L’île s’élevait vers eux comme une salamandre de feu et Louis eut l’impression qu’il aurait pu attraper les constructions élancées. Apparemment, on ne leur faisait pas assez confiance pour les accueillir sur le continent.

— « Nous ne plaisantons jamais », dit Nessus. « Ma race n’a aucun sens de l’humour. »

— « Étrange. J’aurais pensé que l’humour était un aspect de l’intelligence. »

— « Non. L’humour est associé à l’interruption d’un mécanisme de défense. »

— « Il n’en reste… »

— « Parleur, aucun être raisonnable n’interrompt jamais un mécanisme de défense. »

À mesure que le vaisseau descendait, les lumières se précisèrent : des panneaux solaires au niveau des rues, les fenêtres des bâtiments, des sources de lumière dans ce qui ressemblait à des parcs. Au dernier moment, Louis entrevit des constructions effilées comme des lames d’épées, hautes de plusieurs kilomètres. Puis la ville les engloutit en un éclair, et ils furent au sol.

Ils avaient atterri dans un parc plein de plantes inconnues aux riches couleurs.

Personne ne bougeait.

Pratiquement aucun être, dans l’Espace connu, n’avait l’air plus inoffensif que les Marionnettistes. Ils étaient trop timides, trop petits, trop bizarres pour sembler dangereux. Ils étaient simplement drôles.

Mais, soudain, Nessus devenait un membre de sa race ; et la puissance de sa race dépassait tout ce que les Hommes avaient pu rêver. Le Marionnettiste était assis, immobile ; ses cous ondulaient pour observer les subordonnés qu’il s’était choisis. Nessus n’avait plus l’air drôle. Sa race déplaçait les mondes par groupes de cinq.

De sorte que les gloussements de Teela parurent assez déplacés.

« J’étais juste en train de penser », expliqua-t-elle. « La seule façon de ne pas avoir trop de petits Marionnettistes est de n’avoir aucun rapport sexuel. N’est-ce pas, Nessus ? »

— « Oui. »

Elle gloussa de nouveau. « Pas surprenant que les Marionnettistes n’aient aucun sens de l’humour. »

Ils suivirent une lumière bleue flottante à travers un parc trop régulier, trop symétrique, trop apprivoisé. L’air était chargé de l’odeur chimique épicée des Marionnettistes. Le parfum était partout. Dans la salle unique du système de subsistance du vaisseau de transfert, il était fort et artificiel. Quand le sas s’était ouvert, il n’avait pas diminué. Un billion de Marionnettistes avaient parfumé l’air de la planète pour l’éternité.

Nessus dansait ; ses petits sabots fourchus semblaient à peine effleurer la surface élastique de l’allée. Le Kzin glissait à la manière d’un chat, sa queue rose fouettant rythmiquement l’air autour de lui. Le bruit des pas du Marionnettiste évoquait une danse à claquettes en trois temps. La démarche du Kzin restait parfaitement silencieuse.

Celle de Teela l’était presque autant. Sa façon de marcher paraissait toujours maladroite, mais en fait elle ne l’était pas. Elle ne trébuchait jamais, ne heurtait jamais rien. Louis était donc le moins gracieux des quatre.

Mais pourquoi Louis Wu aurait-il été gracieux ? Un singe modifié, que son évolution n’était pas parvenue à adapter entièrement à la marche sur un sol plat. Pendant des millions d’années, ses pères avaient marché à quatre pattes la plupart du temps, utilisant les arbres quand ils le pouvaient.

Le pléistocène, avec ses millions d’années glaciales, avait mis fin à cela. Les forêts avaient abandonné les ancêtres de Louis Wu, grands, secs et affamés. En désespoir de cause, ils s’étaient mis à manger de la viande. Ils se perfectionnèrent en découvrant le secret du fémur de renne, dont le joint double a laissé son empreinte sur tant de crânes fossiles.

Et maintenant, sur des pieds encore pourvus de vestiges de doigts, Louis Wu et Teela Brown marchaient en compagnie des étrangers.

Étrangers ? Ils étaient tous étrangers ici, même Nessus le fou, l’exilé, avec sa crinière brune hirsute et ses têtes toujours en mouvement à la recherche de quelque chose. Parleur, lui aussi, était mal à l’aise. Ses yeux, au milieu des lunettes de fourrure noire, fouillaient là végétation étrangère en quête de choses aux dards empoisonnés ou à dents pointues ; l’instinct, sans doute. Les Marionnettistes n’auraient jamais laissé vivre des animaux dangereux dans leurs parcs.

Ils arrivèrent devant un dôme qui brillait comme une énorme perle à demi enterrée. La lumière bleue se scinda en deux.

« Je dois vous quitter », les avertit Nessus. Et Louis vit que le Marionnettiste était terrifié.

« Je vais affronter Ceux-qui-dirigent. » Il parlait d’une voix basse et pressante. « Parleur, dites-moi vite. Si je ne revenais pas, me chercheriez-vous pour vous venger de l’insulte que je vous ai faite au restaurant Krushenko ? »

— « Y a-t-il un risque pour que vous ne reveniez pas ? »

— « Oui. Ceux-qui-dirigent peuvent ne pas aimer ce que j’ai à leur dire. Je vous demande encore, vous lanceriez-vous à ma poursuite ? »

— « Ici, dans un monde étranger, parmi des êtres qui détiennent une puissance aussi terrifiante et ont si peu de confiance dans les intentions pacifiques d’un Kzin ? » Parleur souligna ses paroles d’un fouettement de queue. « Non. Mais je ne poursuivrais pas non plus l’expédition. »

— « Cela me suffira. » Nessus s’en alla en trottinant, tremblant visiblement, à la suite de son guide lumineux.

— « Qu’est-ce qui l’effraie » demanda Teela. « Il a fait tout ce qu’ils lui avaient ordonné. Pourquoi lui en voudraient-ils ? »

— « Je pense qu’il a quelque chose derrière la tête », dit Louis. « Une idée tortueuse. Mais quoi ? »

La lumière bleue repartit. Ils la suivirent à l’intérieur de l’hémisphère iridescent…

Le dôme avait disparu. Depuis leurs divans disposés en triangle, deux Humains et un Kzin observaient l’approche d’un étrange Marionnettiste au milieu d’une jungle bien ordonnée de luxuriantes plantes inconnues. Ou le dôme lui-même était invisible de l’intérieur ou l’image du parc était une projection.

Les effluves de nombreux Marionnettistes emplissaient l’air.

L’étrange Marionnettiste se frayait un chemin à travers une dernière frange de vrilles écarlates. (Louis se rappela qu’il avait tout d’abord pensé à Nessus en disant : « ça ». Quand s’était-il élevé au rang de : « lui » ? Mais Parleur, un étranger familier, avait été « lui » depuis le début). Le Marionnettiste s’arrêta à la lisière présumée du dôme nacré. Alors que la crinière de Nessus était brune et hirsute, la sienne était argentée et soigneusement coiffée en boucles compliquées ; mais sa voix avait le même contralto saisissant que celle de Nessus.

« Je dois m’excuser de ne pas vous accueillir en personne. Vous pouvez m’appeler Chiron. ? »

C’était donc une projection. Louis et Teela protestèrent poliment. Parleur-aux-Animaux découvrit ses dents.

« Celui que vous appelez Nessus sait déjà tout ce que vous allez apprendre. Sa présence était nécessaire ailleurs. Quoi qu’il en soit, il a mentionné vos réactions à la découverte de nos compétences techniques. »

Louis sourcilla. Le Marionnettiste poursuivit : « Cela est peut-être heureux. Vous comprendrez mieux quand vous connaîtrez nos propres réactions devant une prouesse technique beaucoup plus ambitieuse. »

La moitié du dôme s’obscurcit.

C’était la partie opposée à la projection du Marionnettiste. Louis trouva une commande qui permettait de faire pivoter son siège ; mais il se rendit compte qu’il aurait eu besoin de deux têtes pivotantes munies d’yeux indépendants pour pouvoir observer à la fois les deux moitiés du dôme. Le côté obscur devint un espace étoilé servant de toile de fond à un petit disque flamboyant.

Un disque entouré d’un anneau. C’était un agrandissement de l’hologramme que Louis avait gardé dans sa poche.

La source lumineuse était petite et d’un blanc brillant, assez semblable à une vue de Sol depuis les environs de Jupiter. Le diamètre de l’anneau était énorme, couvrant la moitié de la partie sombre du dôme ; mais l’anneau lui-même était étroit, pas beaucoup plus épais que le disque lumineux en son centre. Le côté le plus rapproché était noir et, à l’endroit où il tranchait sur la lumière, l’arête était parfaitement nette. Le côté opposé apparaissait comme un ruban bleu pâle traversant l’espace.

Si Louis commençait à s’habituer aux miracles, il n’était pas encore assez blasé pour émettre des suppositions plus ou moins absurdes. Il se contenta de dire : « Cela ressemble à une étoile entourée d’un anneau. Qu’est-ce que c’est ? »

La réponse de Chiron ne le surprit pas.

— « C’est une étoile entourée d’un anneau », affirma le Marionnettiste. « Un anneau de matière solide. Un anneau artificiel. »

Teela applaudit et se mit à glousser. Au bout d’un moment, elle réprima son rire et parvint à prendre un air merveilleusement solennel ; mais ses yeux brillaient. Louis comprenait parfaitement sa réaction. Il ressentait un peu la même joie. Le soleil à l’anneau était leur jouet à eux : une chose nouvelle dans un univers banal.

(Prenez un ruban de Noël bleu pâle large de trois centimètres, de celui qu’on utilise pour empaqueter les cadeaux. Posez une bougie allumée sur un sol nu. Comptez quinze mètres de ruban et posez-le en cercle en prenant la bougie pour centre ; de chant, de façon que le côté intérieur du ruban soit éclairé par la bougie.)

Mais la queue du Kzin fouettait l’air autour de lui, sans arrêt.

(Après tout, ce n’était pas une bougie qui était au milieu, c’était un soleil !)

« Vous savez maintenant », reprit Chiron, « qu’il y a deux cent quatre années terrestres que nous progressions vers le nord, au long de l’axe galactique. En années kzinti… »

— « Deux cent dix-sept ! »

— « Oui. Durant ce temps, nous avons bien sûr observé l’espace en avant de nous afin de déceler tout danger ou tout imprévu. Nous savions que l’étoile EC-1752 était entourée d’un anneau de matière noire étrangement dense et étroit. On présumait que l’anneau était composé de poussière ou de roc. Pourtant il était incroyablement régulier.

« Il y a environ quatre-vingt-dix jours, notre flotte a atteint une position telle que l’anneau occultait l’étoile elle-même. Nous vîmes qu’il était nettement défini. Un examen plus approfondi révéla qu’il n’était pas composé de gaz ni de poussière, ni même de roc astéroïdal, mais d’une bande de matière dont la résistance à la tension était considérable. Naturellement, cette découverte nous terrifia. »

Parleur-aux-Animaux demanda : « Comment avez-vous pu juger de sa résistance à la tension ? »

— « L’analyse spectrale et les changements de fréquence nous ont indiqué des différences de vélocité. Il est clair que l’anneau tourne autour de son soleil à 1 250 kilomètres par seconde, une vitesse assez grande pour annuler l’attraction du soleil et procurer une accélération centripète supplémentaire de 9,73 mètres par seconde. Imaginez la résistance nécessaire pour empêcher la structure de se désintégrer sous une telle tension ! »

— « Pesanteur », laissa tomber Louis.

— « Apparemment. »

— « Pesanteur. Légèrement inférieure à celle de la Terre. Il y a des gens qui vivent là, sur la surface intérieure. Hooo !… » S’écria-t-il. Il commençait à réaliser, et de petits poils se hérissaient le long de sa colonne vertébrale. Il entendit le sifflement que faisait la queue du Kzin en fouettant l’air. Ce n’était pas la première fois que les Hommes rencontraient des races supérieures. Jusque-là, ils avaient eu de la chance…

Brusquement, Louis se leva et se dirigea vers le mur du dôme. L’Anneau et l’étoile reculèrent jusqu’au moment où il vint en contact avec une surface lisse. Mais il vit quelque chose qu’il n’avait pas encore remarqué.

L’Anneau ressemblait à une bande de damier. Des ombres rectangulaires régulières apparaissaient sur le bleu de la face intérieure.

« Pouvez-vous me donner une meilleure vue ? »

— « Nous pouvons l’agrandir », dit la voix de contralto. L’étoile K9 bondit en avant, puis s’en alla flamboyer un peu plus loin sur la droite, de sorte que Louis se retrouva devant la surface interne éclairée de l’Anneau. À cause du flou, il ne pouvait que faire des suppositions : les zones les plus blanches et les plus lumineuses devaient être des nuages, alors que celles d’un bleu plus profond devaient être les continents, opposés au bleu plus pâle des mers.

Mais les zones d’ombre étaient bien visibles. L’Anneau semblait composé de rectangles : une longue tranche de bleu ciel, puis une tranche plus courte de bleu marine profond, suivie d’une autre tranche longue de bleu ciel. Une case noire, une case blanche.

— « Quelque chose crée ces ombres », dit-il. « Une chose placée en orbite ? »

— « Oui, exactement. Vingt formes rectangulaires en rosace de Kemplerer, sur une orbite beaucoup plus proche du primaire. Nous ignorons leur raison d’être. »

— « Évidemment, il y a trop longtemps que vous n’avez plus de soleil. Ces rectangles sur orbite sont destinés à séparer le jour de la nuit. Sans cela, il serait toujours midi, sur l’Anneau. »

— « Vous comprenez maintenant pourquoi nous vous avons appelés à l’aide. Vos points de vue d’étrangers seront sûrement précieux. »

— « Hon, hon. Quelle est la taille de l’Anneau ? L’avez-vous étudié plus à fond ? Avez-vous envoyé des sondes ? »

— « Nous l’avons étudié du mieux que nous pouvions sans diminuer notre vitesse et sans attirer d’aucune façon l’attention sur nous. Nous n’avons bien sûr envoyé aucune sonde. Le fait qu’elles devraient être contrôlées à distance par hyper-ondes permettrait de remonter jusqu’à nous. »

— « On ne peut pas suivre un signal d’hyper-ondes. C’est théoriquement impossible. »

— « Ceux qui ont construit l’Anneau ont peut-être développé des théories différentes. »

— « Mmm. »

— « Mais nous avons étudié l’Anneau à l’aide d’autres instruments. » Tandis que Chiron parlait, la projection passa à une composition de noirs, gris et blancs. Les contours variaient en ondulant. « Nous avons pris des photographies et des hologrammes dans toutes les fréquences électromagnétiques. Si cela vous intéresse. »

— « Elles ne révèlent pas beaucoup de détails. »

— « Non. La lumière subit trop de distorsions causées par les champs gravifiques, les vents solaires et les gaz et poussières de rencontre. Nos télescopes n’ont pu déceler plus de détails. »

— « Vous n’avez donc pas appris grand-chose. »

— « Je pense que nous en avons appris déjà pas mal. Oh ! Une chose déconcertante : apparemment, l’Anneau arrête environ quarante pour cent de neutrons. »

Teela eut simplement l’air interloqué ; mais Parleur émit un son de surprise, et Louis siffla, tout bas.

Cela changeait tout.

La matière normale, même la matière terriblement compressée qui compose le cœur d’une étoile, n’arrête pratiquement aucun neutron. Un neutron quelconque a une chance sur deux de traverser une épaisseur de plomb de plusieurs années-lumière.

Un objet placé dans un champ de stase Négrier réfléchit tous les neutrons. De même qu’une coque des Produits Généraux.

Mais rien n’arrêterait quarante pour cent de neutrons, en laissant passer le teste.

— « Une matière inconnue », rêva Louis. « Chiron, quelle est la taille de l’Anneau, quelle est sa masse ? »

— « Sa masse est de deux fois dix puissance trente grammes, son rayon de 1,54 fois dix puissance huit kilomètres, et sa largeur d’un peu moins de 1,6 fois dix puissance six kilomètres. »

Louis avait du mal à penser en puissance abstraites de dix. Il essaya de convertir les nombres en images.

Il ne s’était pas trompé en imaginant un ruban large de trois centimètres, posé sur sa tranche et disposé en cercle. L’Anneau avait un rayon de plus de cent cinquante millions de kilomètres — environ neuf cent soixante-dix millions de kilomètres de circonférence, estima-t-il — mais moins d’un million six cent mille kilomètres de large, d’une arête à l’autre. Sa masse était légèrement supérieure à celle de Jupiter…

— « D’une certaine façon, cette masse me paraît insuffisante », dit-il. « Un objet aussi grand devrait avoir le poids d’un soleil de taille respectable. »

Le Kzin approuva. « Je trouve ridicule l’image de milliards d’êtres essayant de vivre sur une construction pas plus épaisse qu’un film enregistreur. »

— « Vous faites erreur », dit le Marionnettiste aux boucles argentées. « Considérez les dimensions. Si l’Anneau était un ruban de métal-coque, par exemple, son épaisseur serait d’à peu près quinze mètres. »

Quinze mètres ? C’était difficile à croire.

Mais Teela, qui avait gardé les yeux au plafond en remuant rapidement les lèvres, dit « Le calcul est juste. Mais pourquoi ? Pourquoi construire une telle chose ? »

— « Pour avoir de la place. »

— « De la place ? »

— « De la place pour vivre », expliqua Louis. « Seize cents billions de kilomètres carrés représentent trois millions de fois la surface de la Terre. C’est comme si on avait trois millions de mondes mis à plat et réunis ensemble bord à bord. Trois millions de planètes à portée d’aérocar. Cela résoudrait n’importe quel problème de population.

» Et leur problème devait être de taille ! On ne se lance pas dans une telle entreprise juste pour le plaisir. »

— « Un question », intervint le Kzin. « Chiron, avez-vous exploré les étoiles voisines à la recherche d’autres anneaux similaires ? »

— « Oui, nous… »

— « Et vous n’en avez trouvé aucun. C’est ce que je pensais. Si la race qui a construit l’Anneau avait pu se déplacer plus vite que la lumière, ils se seraient installés sur d’autres étoiles. Ils n’auraient pas eu besoin de l’Anneau. Il n’y en a donc qu’un. »

— « Oui. »

— « Je suis rassuré. Nous sommes supérieurs à ces constructeurs sur au moins un point. » Le Kzin se leva d’un seul coup. « Allons-nous explorer la surface habitable de l’Anneau ? »

— « Un atterrissage physique serait peut-être un peu trop ambitieux. »

— « Absurde. Bon ! Il nous faut maintenant aller vérifier le vaisseau que vous nous avez préparé. Peut-il se poser n’importe où ? Dans n’importe quelles conditions ? Quand pourrons-nous partir ? »

Chiron siffla, une explosion surprise de désaccord. « Vous devez être fou. Pensez à la puissance de ceux qui ont construit cet Anneau ! A côté d’eux, ma civilisation a l’air d’une horde de sauvages ! »

— « Ou de poltrons ! »

— « Très bien. Vous pourrez aller examiner votre appareil dès que celui que vous appelez Nessus reviendra. En attendant, j’ai d’autres renseignements à vous fournir au sujet de l’anneau. »

— « Vous mettez ma patience à rude épreuve », assura Parleur. Mais il s’assit.

Espèce de menteur, pensa Louis. Tu joues bien la comédie, et je suis fier de toi. Il se sentait lui-même mal à l’aise en retournant s’asseoir. Un ruban bleu ciel entre les étoiles ; l’Homme avait rencontré des êtres supérieurs à lui… encore une fois.

Les Kzinti avaient été les premiers.

Quand les Hommes commencèrent à utiliser des propulseurs à fusion pour franchir les espaces entre les étoiles. Les Kzinti propulsaient déjà leurs vaisseaux de guerre interstellaires à l’aide de polariseurs gravifiques, ce qui les rendait plus rapides et plus maniables que les vaisseaux humains. La résistance de l’Homme face à la flotte kzinti eût été négligeable sans la Leçon Kzinti elle-même : un propulseur à réaction est une arme dont la puissance dévastatrice est directement proportionnelle à son efficacité en tant que propulseur.

Leur première incursion dans l’espace humain fut pour les Kzinti un choc terrible. La civilisation humaine était en paix depuis des siècles, depuis si longtemps qu’elle en avait pratiquement oublié la guerre. Mais les vaisseaux interstellaires humains utilisaient des propulseurs photoniques à fusion, le lancement se faisant à l’aide d’une combinaison de voile photonique et de canons laser basés sur les astéroïdes.

Les rapports des télépathes kzinti continuèrent donc à affirmer que les mondes humains, démunis de propulseurs à réaction, ne possédaient aucune arme… et dans le même temps, les canons laser géants hachaient menu leurs vaisseaux de guerre.

Ralentie par la résistance inattendue des Humains et par la barrière qu’opposait la vitesse de la lumière, la guerre dura des décennies au lieu de quelques années. Mais les Kzinti auraient quand même fini par gagner.

Seulement, un jour, un vaisseau outsider rencontra la petite colonie humaine de Nous-Y-Voilà. Ils vendirent au maire, à crédit, leur secret du shunt hyperspatial. Nous-Y-Voilà ignorait tout de la guerre kzinti ; mais ils l’apprirent très vite dès qu’ils eurent construit quelques vaisseaux plus rapides que la lumière.

Contre l’hyperpropulsion, les Kzinti n’avaient aucun recours.

Plus tard, les Marionnettistes vinrent installer des centres commerciaux dans l’espace humain…

L’Homme avait eu beaucoup de chance. Trois fois, il avait rencontré des races qui lui étaient technologiquement supérieures. Les Kzinti l’auraient écrasé sans l’hyperpropulsion des Outsiders. Les Outsiders eux-mêmes lui étaient nettement supérieurs ; mais ils ne voulaient rien de ce que possédait l’Homme, à part des bases de ravitaillement et des informations, mais cela, ils pouvaient l’acheter. De toute façon, les Outsiders, êtres fragiles dont le métabolisme issu d’Hélium II était très vulnérable à la chaleur et à la gravité, auraient fait de piètres guerriers. Et les Marionnettistes, puissants au-delà de toute conception, étaient trop poltrons.

Qui avait construit l’Anneau-Monde ? Et… étaient-ils des guerriers ?

Des mois plus tard, Louis devait considérer que le mensonge de Parleur avait été son point de non-retour, à lui. Il aurait encore pu reculer à ce moment-là… en prenant Teela comme prétexte, bien sûr. L’Anneau-Monde était suffisamment terrifiant en tant qu’abstraction mathématique. Quant à penser à s’en approcher en astronef, à y atterrir

Louis avait vu la terreur du Kzin face aux mondes volants des Marionnettistes. Le mensonge de Parleur était un acte de courage magnifique. Louis pouvait-il maintenant se conduire en lâche ?

Il s’assit et se tourna vers la projection lumineuse ; lorsque ses yeux effleurèrent Teela, il la traita silencieusement d’idiote. Son visage reflétait une délectation émerveillée. Elle était aussi avide que le Kzin prétendait l’être. Était-elle trop stupide pour avoir peur ?

Le côté intérieur de l’Anneau était pourvu d’une atmosphère. L’analyse spectrale avait indiqué que l’air était aussi dense que celui de la Terre, et avait à peu près la même composition : indiscutablement respirable pour Homme, Kzin et Marionnettiste. On ignorait ce qui l’empêchait de s’échapper. Il faudrait y aller voir.

Le système du soleil K9 ne comportait rien d’autre que l’Anneau. Ni planètes, ni astéroïdes, ni comètes.

« Ils l’ont nettoyé », dit Louis. « Ils ne voulaient pas que quelque chose pût entrer en collision avec l’Anneau. »

— « Naturellement », approuva le Marionnettiste aux boucles argentées. « Si quelque chose percutait l’Anneau, ce serait à un minimum de 1 250 kilomètres à la seconde, la vitesse de rotation de l’Anneau lui-même. Peu importe la solidité du matériau dont il est composé, il y a toujours le danger qu’un objet évite la surface extérieure et, croisant le soleil, aille s’écraser sur la surface interne habitée et sans protection. »

— « Non », dit Chiron. « La température de la surface interne est tout à fait tolérable pour chacune de nos races. »

— « Qu’en savez-vous ? »

— « La fréquence des radiations infrarouges émises par la surface extérieure… »

— « Vous devez penser que je suis bête. »

— « Pas du tout. Nous étudions l’Anneau depuis sa découverte, alors que vous, vous n’avez eu que quelques huitaines de minutes. La fréquence d’infrarouges indique une température moyenne de 290 degrés absolus, ce qui, bien sûr, est valable pour la surface intérieure comme pour la surface extérieure de l’Anneau. Pour vous, Parleur-aux-Animaux, cette température est de dix degrés supérieure à votre température optimum. Pour Louis et Teela, elle est optimum.

» Que notre souci du détail ne vous trompe ni ne vous effraie », ajouta Chiron. « Nous n’envisageons pas d’atterrissage à moins que les Ingénieurs de l’Anneau eux-mêmes ne le suggèrent. Nous tenons simplement à ce que vous soyez prêts à toute éventualité. »

— « Vous n’avez aucun détail sur la configuration du sol ? »

— « Malheureusement non. La puissance de résolution de nos télescopes est insuffisante. »

— « Nous pouvons émettre quelques hypothèses », intervint Teela. « Le cycle journalier de trente heures, par exemple. Leur planète d’origine devait tourner à cette vitesse. Pensez-vous que ce soit là leur système d’origine ? »

— « Nous le présumons, puisqu’ils ne connaissent apparemment pas l’hyperpropulsion », répondit Chiron. « Mais ils pourraient avoir déplacé leur planète vers un autre système, en utilisant nos propres techniques. »

— « Et ils auraient dû le faire », gronda le Kzin, « plutôt que de détruire leur propre système afin de construire leur Anneau. Je pense que nous trouverons leur ancien système dans les parages, aussi dépourvu de planètes que celui-là. Ils ont dû les terraformer toutes avant de recourir à cet expédient désespéré. »

Teela s’étonna : « Désespéré ? »

— « Puis, quand ils eurent achevé la construction de leur Anneau autour du soleil, il leur a sans doute fallu amener leurs planètes dans ce système pour transférer leurs populations. »

— « Peut-être pas », dit Louis. « Ils ont pu utiliser pour le transfert de gros vaisseaux à fusées, à condition que l’Anneau ait été assez près de leur propre système. »

— « Pourquoi désespéré ? »

Ils la regardèrent.

« J’aurais pensé qu’ils avaient construit l’Anneau pour… pour… » Teela s’embarrassait. « …Parce qu’ils le voulaient. »

— « Pour le plaisir ? Pour le paysage ? Poing du Manigant ! Teela, réfléchis aux ressources qu’ils ont dû investir. N’oublie pas qu’ils devaient avoir un sacré problème de population. Quand ils eurent vraiment besoin de l’Anneau pour se procurer suffisamment d’espace vital, ils ne pouvaient sans doute plus se permettre de le construire. Et ils l’ont construit, néanmoins, parce qu’ils en avaient terriblement besoin. »

— « Mmm », dit Teela, l’air dérouté.

— « Nessus est de retour », annonça Chiron. Sans ajouter un mot, le Marionnettiste fit demi-tour et s’éloigna en trottinant à travers le parc.

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