CHAPITRE TREIZE

Je réussis donc à faire un petit somme, mais au bout d’un quart d’heure, d’après mes calculs, Lel s’acharna à l’interrompre. Je sentis sa langue sur mes oreilles, sur mes joues, il se mit à me tirailler le bas de mon pantalon et à me secouer ; et pour finir il referma la gueule autour de ma main et entreprit de me mordiller avec insistance. Je n’y tins plus et me redressai, prêt à le mettre en pièces, la gorge frémissant déjà de plaintes et de malédictions sans suite, lorsque soudain mon regard tomba sur la table, et je me pétrifiai aussitôt. Sur le plateau laqué, brillant, juste à côté des paperasses et du boulier que Snevar avait abandonnés, il y avait un monstrueux pistolet noir.

C’était un Lüger calibre 0.45 avec une crosse longue. Il reposait au milieu d’une flaque d’eau ; de la neige le parsemait encore çà et là ; juste au moment où je le considérais, bouche bée, figé, une petite croûte de cette neige en train de fondre se détacha de la culasse et glissa à la surface de la table. Je balayai des yeux l’espace qui m’entourait. Le hall était désert ; seul Lel se tenait près de la table basse, la tête penchée sur le flanc ; il m’observait, d’un air sérieux et interrogateur. De la cuisine me parvenaient le tintement des casseroles, des échos atténués de la voix grave du patron, et un arôme de café matinal…

« C’est toi qui as apporté cela ? » chuchotai-je à Lel.

Il renversa la tête sur le flanc opposé et continua à me fixer. Ses pattes étaient couvertes de neige, l’eau gouttait le long des poils de son ventre. Je soulevai l’arme avec précaution.

Cette fois-ci, il était légitime de parler de pistolet de gangster. Distance de tir deux cents mètres, dispositif permettant d’adjoindre une lunette de visée, cadre pour recevoir une crosse amovible, levier de passage au tir automatique, et toute la gamme possible des perfectionnements techniques… Le canon était obstrué par de la neige. Le pistolet me parut froid, lourd, sa crosse rugueuse s’adaptait bien au creux de la paume. Je me reprochai soudain de ne pas avoir procédé à une fouille corporelle de Heenkus. J’avais examiné ses bagages, sa pelisse, mais Heenkus lui-même était resté en dehors de mes investigations. Sans doute parce que je ne pouvais l’imaginer dans un autre rôle que dans celui de victime.

Je dégageai le chargeur de son logement à l’intérieur de 1a crosse ; le magasin était plein. Je tirai le levier en arrière, et de la culasse gicla une cartouche. Je m’en emparai, afin de la replacer dans le chargeur, et soudain je fus frappé par la couleur extraordinaire du projectile. La balle n’était pas jaune cuivré ou gris mat, comme c’est le cas habituellement. Elle brillait comme si elle était nickelée. Seulement, il ne s’agissait pas de nickel. Elle était en argent. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Avec une certaine précipitation, je me mis à extraire l’une après l’autre les cartouches contenues dans le chargeur. Toutes étaient identiques à là première. Je passai ma langue sur mes lèvres desséchées et arrêtai à nouveau mon regard sur Lel.

« Où as-tu déniché cela, vieux frère ? » demandai-je.

Lel secoua la tête avec enjouement et fit deux pas de galop en direction de la porte. Il ne me tournait pas le dos et courait en biais, sans cesser de me cligner de l’œil.

« D’accord, dis-je. Je comprends. Attends un petit instant. »

Je réintroduisis les cartouches dans le chargeur, puis le chargeur dans la crosse, et marchai vers l’entrée tout en m’arrangeant pour caser le pistolet à l’intérieur de ma poche. Lel avait franchi le seuil et venait de descendre le perron et, à moitié englouti dans la neige, il était parti en bondissant le long de la façade. J’étais à peu près persuadé qu’il allait interrompre sa course sous la fenêtre d’Olaf, mais il n’en fut rien. Il contourna la maison, disparut une seconde puis réapparut, en me jetant un regard impatient depuis l’angle du mur. Je m’emparai de la première paire de skis venue, les fixai tant bien que mal à mes chaussures et m’élançai derrière le saint-bernard.

Nous fîmes le tour du bâtiment, puis Lel partit comme une flèche en direction des montagnes et s’immobilisa à une cinquantaine de mètres. Je le rejoignis et analysai les traces visibles sur le sol. Il y avait là quelque chose de plutôt bizarre. Je voyais dans la neige le trou d’où Lel avait dégagé le pistolet, je voyais la trace de mes skis, je voyais les sillons que le saint-bernard avait laissés derrière lui en traversant les vagues inégales de la neige, mais, cela mis à part, les alentours de la surface blanche étaient vierges. Une seule explication : quelqu’un avait balancé le pistolet depuis la route ou depuis l’hôtel. Ce qui correspondait à une trajectoire impressionnante. L’objet était lourd, nullement conçu pour voler à travers les airs, et il n’était pas sûr que j’aurais pu quant à moi réaliser une performance de ce genre ; du moins, je me serais bien gardé de l’affirmer. Puis je reconstituai ce qui avait dû se produire : on avait dû jeter l’arme à partir du toit. On l’avait retiré des mains de Heenkus et on l’avait envoyée hors de son atteinte. Ou peut-être Heenkus lui-même avait-il craint de se faire piquer avec un pistolet dans ses poches ? Bien entendu, ce pistolet avait pu être jeté là par quelqu’un d’autre que Heenkus… mais depuis le toit, aucun doute. Seul un spécialiste, disons un soldat exercé à balancer des grenades, et encore, à condition qu’il ait été au mieux de sa forme, aurait pu atteindre cet endroit depuis le chemin. Quant à s’y prendre depuis une fenêtre… depuis n’importe quelle fenêtre… Non, c’eût été tout bonnement impossible.

« Tu es vraiment formidable, Lel, dis-je au saint-bernard. Je ne peux pas t’être comparé, hein ? J’aurais dû secouer ce Heenkus comme un prunier, il aurait fallu l’arranger et le cuisiner en utilisant les méthodes directes du vieux Zgoot. Pas vrai ? Heureusement, il n’est pas encore trop tard pour s’y mettre. »

Je n’attendis pas la réponse de Lel et m’arc-boutai sur mes bâtons afin de rentrer au plus vite à la maison. Le chien gambadait à mes côtés, entouré d’éclaboussures de neige ; il s’effondrait dans la couche épaisse et ses oreilles battaient comme des ailes.

J’avais l’intention de me précipiter droit dans la chambre de Heenkus, de réveiller ce fils de chienne et de lui faire cracher son âme par petits morceaux, même si cela devait me coûter un blâme qui figurerait ensuite dans mon dossier de service. Maintenant tout était clair : entre l’affaire Olaf et l’affaire Heenkus le lien était établi et solide. Olaf et Heenkus n’étaient pas arrivés ensemble par un simple effet du hasard ; Heenkus avait pris racine sur le toit, armé d’un pistolet à longue portée, uniquement afin de tenir les environs immédiats sous la menace de son feu, et ainsi d’empêcher quiconque de quitter l’hôtel. À l’évidence c’était lui, Heenkus, et nul autre, qui avait envoyé un message de menaces signé « F » (il est vrai qu’il s’était emmêlé les pinceaux et que le billet s’était retrouvé dans d’autres mains que dans celles de son véritable destinataire, car du Barnstokr ne pouvait être l’objet d’aucun soupçon, si minime fût-il). Autre élément tout à fait limpide : la présence de Heenkus avait énormément contrarié un des hôtes de l’hôtel, et sans doute continuait à déranger — et que je sois damné si je n’arrivais pas sur-le-champ à découvrir de qui il s’agissait, et en quoi Heenkus le gênait. Je reconnais que cette version fourmillait de contradictions. Si Heenkus était, disons, garde du corps d’Olaf, et s’il avait gêné l’assassin de celui-ci, pourquoi avait-on usé d’une telle douceur à son égard ? Pourquoi s’était-on abstenu de lui tordre le cou, à lui aussi ? Pourquoi son adversaire avait-il adopté pour lutter une tactique aussi inoffensive ? Dénonciation, enlèvement presque bienveillant ?… Oh ! d’ailleurs, l’explication se présentait d’elle-même : on n’avait pas voulu se souiller les mains en zigouillant un simple mercenaire… Oui ! Et il fallait aussi savoir à qui il avait envoyé son télégramme. Voilà une piste que j’avais trop tendance à oublier…

Le patron me héla depuis l’office et, sans commentaire, me tendit une tasse de café brûlant, ainsi qu’une sorte de montagne qui se révéla être un délicieux sandwich au jambon posé sur une assiette. C’était juste ce dont j’avais besoin. Pendant que je mordais dedans, il plissa les yeux, m’étudia, et finit par demander :

« Quelque chose de neuf ? »

J’acquiesçai d’un geste du menton. « Oui. Un pistolet. Mais c’est Lel qui l’a trouvé. Pas moi. Moi, je ne suis qu’un imbécile.

— Hum… Oui. Ce chien est vraiment très intelligent. Quel genre de pistolet ?

— Intéressant, dis-je. Une arme de professionnel… À propos, tiens, avez-vous déjà entendu parler de pistolets chargés avec des balles en argent ? »

Le patron observa quelques instants de silence. Sa mâchoire s’était contractée.

« C’est le pistolet en question qui contient des balles en argent ? » articula-t-il lentement.

Je fis « oui » de la tête.

« Hmm… oui, j’ai lu quelque chose à ce sujet…, dit le patron. On utilise des balles en argent quand on se prépare à tirer sur des fantômes.

— C’est reparti pour les momies et les zombis, grommelai-je.

— Oui, c’est reparti. On ne pourrait pas tuer un vampire avec une balle ordinaire. Le loup-garou… la sorcière-renarde… la reine-grenouille… Je vous avais prévenu, Peter ! » il brandit vers le ciel son index massif. « Il y a longtemps que j’attends cela. Et maintenant, vous voyez, je ne suis plus le seul…»

Je finis de déglutir mon sandwich et bus mon café. Je ne pourrais prétendre que j’étais resté insensible aux paroles prononcées par Snevar. Pour des raisons obscures, l’hypothèse du patron de l’hôtel — hypothèse unique, déraisonnable — trouvait sans cesse de quoi s’étayer et se vérifier, tandis que mes hypothèse à moi — nombreuses, réalistes — ne trouvaient que le vide en face d’elles… Vampires, fantômes, apparitions… Désolé, mais dans ce cas je n’aurais plus eu de solution, sinon celle consistant à m’avouer vaincu : comme l’a si bien défini un écrivain, le monde de l’au-delà concerne le ministère de l’Église, et non le ministère de l’intérieur…

« Vous avez réussi à établir à qui appartenait ce pistolet ? s’informa Snevar.

— Dans cet hôtel nous avons un de vos chasseurs de vampires, il répond au nom de Heenkus », lâchai-je, et je sortis.

Au centre du hall, vrillé d’une manière bizarre et non naturelle, se tenait un épouvantail loucheur qui, lui, répondait au nom de M. Luarwick L. Luarwick. Un de ses yeux était dirigé sur moi, l’autre surveillait franchement l’escalier. Son veston penchait selon une oblique particulière, assez inexplicable, son pantalon avait glissé vers le bas, sa manche vide vaguait, avec l’aspect d’un sac en plastique qui aurait été mâchouillé par une vache. Je lui fis un bref salut, dans l’intention de le laisser en plan, mais il claudiqua rapidement en ma direction et me barra le chemin.

« Oui ? dis-je, en marquant un arrêt d’une seconde.

— Une petite, mais importante conversation, déclara-t-il.

— Je suis occupé. Dans une demi-heure, si vous voulez. »

Il m’attrapa par un coude.

« Je vous supplie de les dégager, s’il vous plaît. Tout de suite.

— Je ne comprends pas. De dégager quoi ?

— Dégager quelques minutes. C’est important pour moi.

— Ah ! c’est important pour vous…» répétai-je, en continuant à grimper l’escalier du premier étage. « Eh bien, si c’est important pour vous seulement, pour moi, cela n’a aucune importance. »

Il se hissait derrière moi comme si je l’avais tenu en laisse, et je remarquai sa surprenante manière de placer les pieds — l’un pointant vers l’extérieur, l’autre pointant vers l’intérieur.

« Pour vous aussi, c’est important, dit-il. Vous serez content. Vous recevrez tout ce que vous désirez. »

Nous avions presque terminé l’ascension.

« Enfin, de quoi s’agit-il, exactement ? demandai-je.

— Il s’agit de la valise, exactement.

— Vous êtes prêt à répondre à mes questions ?

— Arrêtons-nous pour discuter, proposa-t-il. Mes pieds marchent mal. »

Ah ! ah ! Le lièvre se sent aux abois, pensai-je. Parfait. J’adore.

« Dans une demi-heure, dis-je. Et lâchez-moi, s’il vous plaît. Vous me gênez.

— Oui, admit-il. Je vous gêne. Je veux gêner. Ma conversation est urgente.

— Urgente ? Qu’est-ce que vous allez chercher ! Objectai-je. Nous avons tout le temps. Dans une demi-heure. Ou, d’ailleurs, dans une heure.

— Non, non ! Je vous supplie, tout de suite. Beaucoup dépend. Et cela va très vite. Entre nous. Un échange, c’est tout. Je donne, vous donnez. »

Nous étions déjà engagés dans le long corridor du premier étage, et j’eus pitié de lui.

« Bien, allons dans ma chambre. Mais dépêchons-nous.

— Oui, oui. Cela sera vite. »

Je le fis entrer chez moi et m’appuyai les fesses sur le rebord de la table.

« Allez, ordonnai-je. Déballez votre sac. »

Mais il ne s’exécuta pas immédiatement. Il commença par inspecter la chambre des yeux. Il espérait probablement que la valise serait quelque part dans la pièce, en évidence.

« La valise n’est pas ici, dis-je. Allez, dépêchons !

— Alors je m’assieds », dit-il, et il s’installa dans mon fauteuil. « J’ai très besoin de la valise. Qu’est-ce que vous voulez pour elle ?

— Je ne veux rien. Prouvez-moi que vous avez le droit de recevoir cet objet, et je vous le remets aussitôt. »

Luarwick L. Luarwick hocha la tête et dit : « Non. Je ne prouverai pas la valise n’est pas ma valise. D’abord je n’ai rien compris. Olaf a volé la valise. J’ai reçu l’ordre de retrouver Olaf et de lui dire : Rends ce que tu as pris. Commandant deux cent vingt-quatre. Je ne sais pas ce que cela signifie. Je ne savais pas quel objet il avait pris. Et ensuite, vous parlez tout le temps d’une valise. Cela m’a trompé. Une valise, non. Un étui, oui. À l’intérieur, un appareil. Avant, je ne savais pas. Quand j’ai vu Olaf, j’ai deviné. Maintenant je sais : Olaf n’a pas été assassiné. Olaf est mort. À cause de l’appareil. L’appareil est très dangereux. Une menace pour tous. Tous seront comme Olaf, ou il peut y avoir une explosion. Tous seront alors comme Olaf, mais pire. Vous comprenez pourquoi il faut faire très vite ? Olaf est un crétin, il est mort. Nous sommes intelligents, nous ne mourrons pas. Donnez la valise. Très vite. »

Il avait dévidé tout ce discours d’une voix monotone, en me regardant alternativement de l’œil droit et de l’œil gauche, et en réduisant sans pitié sa manche vide en lanières. Son visage était resté impassible, à l’exception de ses sourcils clairsemés qu’il haussait et fronçait de temps en temps. Je me tenais en face de lui et je réfléchissais au fait que ses manières étaient restées inchangées, tandis que sa syntaxe et son vocabulaire s’étaient considérablement enrichis. Luarwick s’était mis à parler couramment, ou plutôt sa langue s’était déliée.

« Qui êtes-vous ? demandai-je.

— Je suis émigré, je suis un spécialiste étranger. Un exilé. Victime de la politique. »

Oui, Luarwick s’était mis à parler. Où avait-il puisé tout cela ?

« Émigré en provenance de quel pays ? demandai-je.

— Il ne faut pas des questions comme cette question. Je ne peux pas dire. L’honneur. Aucun mal pour votre nation.

— Mais vous m’avez déjà déclaré que vous étiez suédois.

— Suédois ? Je n’ai pas dit. Émigré, exilé politique.

— Je m’excuse beaucoup, dis-je. Il y a une heure, vous m’avez dit que vous étiez suédois. Et même que vous étiez suédois à l’extrême. Vous refusez de l’être, maintenant ?

— Je ne sais pas… je ne me rappelle plus…, bredouilla-t-il. Je me sens mal. J’ai peur. Il faut la valise, très vite. »

Il se trouve que plus il me bousculait, et moins j’avais tendance à me presser. Je voyais clairement qu’il mentait, et que ses mensonges étaient d’une maladresse incroyable.

« Où habitez-vous ? demandai-je.

— Je ne peux dire.

— Comment êtes-vous arrivé dans la vallée ?

— Véhicule.

— Quelle marque ?

— Marque… Un véhicule noir, grand.

— Vous ne connaissez pas la marque de votre voiture ?

— Je ne sais pas. Elle n’est pas à moi.

— Mais vous êtes mécanicien », lançai-je avec une joie mauvaise. « Comment pouvez-vous continuer à prétendre que vous êtes mécanicien, et même conducteur, si vous n’y connaissez rien en automobiles ?

— Donnez-moi la valise, autrement il y aura un malheur.

— Qu’allez-vous en faire ?

— Je vais vite emporter loin la valise.

— Où ? Vous savez bien que la route est obstruée par un éboulement.

— C’est égal. Je transporterai la valise le plus loin possible. J’essaierai de désamorcer la valise. Si je ne réussis pas, je courrai. Elle restera là-bas, c’est mieux.

— Bien », dis-je, et je quittai l’appui de la table. « Allons là-bas.

— Comment ?

— En prenant ma voiture. J’ai une bonne voiture, un véhicule de marque Moskvitch. Prenons la valise, transportons-la à l’écart. Nous regarderons ensemble à l’intérieur. »

Il ne bougea pas de son fauteuil.

« Vous, pas besoin. C’est très dangereux.

— Aucune importance. J’assume le risque. Eh bien ? »

Il n’avait pas bougé d’un millimètre et il se taisait. Je l’apostrophai : « Qu’est-ce que vous avez à prendre racine dans ce fauteuil ? Vous m’avez dit que c’était dangereux, qu’il fallait faire vite !

— Ça ne va pas, dit-il enfin. Essayons d’une autre manière. Vous ne voulez pas donner la valise, alors vendez la valise. Hein ?

— C’est-à-dire ? » m’intéressai-je, en m’appuyant à nouveau sur le rebord de la table.

« J’offre de l’argent, beaucoup d’argent. Vous m’offrez la valise. Personne ne sait rien, tous sont contents. Vous avez trouvé la valise, j’ai acheté la valise. C’est tout.

— Et combien allez-vous m’offrir ? demandai-je.

— Beaucoup. Autant que vous voulez. Tenez. »

Il mit la main à l’intérieur de sa veste et en ressortit une liasse de billets d’une épaisseur considérable. Je n’avais eu l’occasion de voir des liasses comparables qu’une seule fois dans ma vie — à la Banque nationale, au cours d’une enquête sur de la fausse monnaie.

« Combien y a-t-il dans votre main ? demandai-je.

— Insuffisant ? Alors, encore cela, tenez. »

Il fit glisser sa main dans une poche latérale et en retira une deuxième liasse tout aussi énorme, qu’il jeta sur la table à côté de la première. À côté de moi.

« Et ici, combien y a-t-il ? dis-je.

— Quelle importance ? fit-il, étonné. Tout est pour vous.

— L’importance est de taille. Vous pouvez dire quelle somme ceci représente ? »

Il conserva le silence. Ses yeux roulaient en tous sens, divergeaient, convergeaient.

« Bien. Donc vous ne pouvez pas le dire. Et où avez-vous pris cet argent ?

— Il est à moi.

— Ça suffit, Luarwick. Qui vous l’a donné ? Quand vous êtes entré à l’hôtel, vos poches étaient vides. C’est Moses, ce ne peut être que lui. N’est-ce pas ?

— Vous ne voulez pas l’argent ?

— Voilà, dis-je. Voilà ce que nous allons faire. L’argent, je le confisque, et vous, je vous poursuis pour tentative de corruption de fonctionnaire. Vous avez fourré les pattes dans une sale histoire, Luarwick. Il ne vous reste plus qu’une seule issue : tout raconter sans omettre le moindre détail. Qui êtes-vous ?

— Vous avez pris l’argent ? se renseigna Luarwick.

— Je l’ai confisqué.

— Confisqué… Bien, dit-il. Et où est la valise ?

— Vous ne comprenez pas ce que signifie le mot “confisqué” ? demandai-je. Demandez donc à Moses. Je reprends : qui êtes-vous ? »

Sans dire un mot, il se leva et se dirigea vers la porte. Je ratissai les billets en tas sur la table et partis derrière lui. Nous parcourûmes le couloir et commençâmes à descendre l’escalier.

« Cela ne vous sert à rien si vous ne donnez pas la valise, dit Luarwick. Cela ne vous apportera rien.

— Inutile de me menacer, précisai-je.

— Vous serez cause d’un grand malheur.

— Assez de bobards, dis-je. Si vous refusez de dire la vérité, libre à vous. Mais vous êtes déjà mouillé dans cette affaire jusqu’au cou, Luarwick, et vous avez mouillé Moses par la même occasion. Vous aurez du mal à vous en sortir, maintenant. D’un moment à l’autre la police va arriver ici, et à partir de là vous serez obligé de dire la vérité, que cela vous plaise ou non… Stop ! Non, pas par ici. Suivez-moi. »

Je le tirai par sa manche vide et le conduisis dans le bureau de l’hôtel. Puis j’appelai le patron et fis le compte de l’argent en sa présence. Pendant que je rédigeais le procès-verbal, Snevar à son tour compta les billets — il y en avait pour plus de quatre-vingt mille couronnes, soit, en salaire, l’équivalent de dix ans de travail irréprochable. Puis j’apposai ma signature à la fin du procès-verbal.

Luarwick se tenait à l’écart, et il dansait maladroitement d’un pied sur l’autre, comme un homme qui aurait eu envie de s’éloigner au plus vite.

« Signez ici », dis-je en lui tendant un stylo.

Il saisit le stylo, l’examina attentivement, puis le reposa sur la table comme si je venais de lui confier une pièce de musée.

« Non, dit-il. Je m’en vais.

— Comme vous voulez, dis-je. Votre situation ne s’en trouvera pas modifiée pour autant. »

Aussitôt, il pivota et sortit, non sans se heurter violemment l’épaule contre le chambranle de la porte. Snevar et moi échangeâmes un regard.

« Pourquoi a-t-il voulu vous acheter ? demanda le patron. Que désirait-il obtenir ?

— La mallette, dis-je.

— Quelle mallette ?

— Celle d’Olaf, qui est enfermée dans votre coffre…» Je sortis la clé et tirai à moi la porte blindée. « Vous la voyez ?

— Ne me dites pas que ceci vaut quatre-vingt mille couronnes ? » s’étonna le patron. Une note très perceptible de respect vibrait dans sa voix.

« Elle vaut probablement beaucoup plus, Alek. C’est une sombre histoire. » J’empilai les liasses dans le coffre, poussai à nouveau la lourde porte et glissai le procès-verbal dans ma poche.

« Qui est ce Luarwick ? » fit le patron d’un air pensif. « D’où tient-il des sommes pareilles ?

— Luarwick n’avait pas un sou. C’est Moses qui lui a donné cet argent, Moses et personne d’autre. »

Snevar leva l’index droit à la hauteur de ses yeux, comme s’il s’apprêtait à faire un commentaire, puis se ravisa. Il se frotta vigoureusement le menton et au lieu du commentaire attendu laissa échapper un aboiement. « Kaïssa ! » hurla-t-il. Puis il sortit. Je m’attardai un moment derrière le comptoir. J’avais entrepris de réexaminer tous les éléments que j’avais en mémoire. Je me mis à trier l’un après l’autre les plus petits détails, les événements les plus insignifiants, tout ce dont j’avais été témoin depuis que j’avais posé le pied dans cette auberge. Et en fait, je me rappelais une foule de choses.

Par exemple, je me rappelais que lors de notre première rencontre Simonet portait un costume gris, et qu’à la soirée d’hier il avait une tenue bordeaux, et que ses boutons de manchettes ressemblaient à deux petites pierres jaunes. Je me rappelais que quand Brunn mendiait une cigarette à son oncle, celui-ci choisissait toujours son oreille droite pour la faire apparaître. Je me rappelais que Kaïssa possédait un grain de beauté minuscule sur la narine droite ; que du Barnstokr, lorsqu’il se servait de sa fourchette, levait l’auriculaire ; que la clé de ma chambre avait la même forme que celle de la chambre d’Olaf ; et mille autres détails anodins de ce genre. Dans cette montagne de fumier, je découvris cependant deux perles. Premièrement, quand l’avant-veille au soir Olaf, tout saupoudré de neige, s’était avancé au centre du hall avec sa mallette noire, il avait regardé autour de lui avec cet air caractéristique des gens qui savent qu’on va les accueillir ; j’avais noté que son regard s’était arrêté derrière mon épaule, vers les tentures fermant le passage qui menait à l’aile occupée par les Moses ; j’avais alors cru voir la tenture bouger, et j’en avais conclu qu’elle avait été soulevée par un courant d’air. Deuxième souvenir : lorsque je faisais la queue devant la salle de douche, j’avais vu Olaf et Moses descendre l’escalier ensemble, bras dessus, bras dessous…

Tous ces éléments convergeaient. Et aboutissaient avec constance à une conclusion dépourvue d’ambiguïté : Olaf, Moses, et maintenant Luarwick — tous ces types constituaient une seule et même bande, et cette bande évitait de s’afficher en tant que telle. Et si l’on se souvenait que j’avais surpris Moses dans la chambre-musée, à côté de ma propre chambre, cinq minutes à peine avant de découvrir chez moi la table saccagée et surtout, au milieu de la colle, ce papier qui parlait de gangster et de maniaque ; si l’on se souvenait que la montre en or de Moses avait été placée subrepticement — subrepticement, oui, de toute évidence, et ensuite retirée de la même manière — dans les affaires de Heenkus… et si l’on se souvenait que Mme Moses avait été la seule personne (en dehors de Kaïssa, peut-être) absente de la salle à manger au moment précis où Heenkus était ficelé comme un saucisson et jeté sous la table du musée… si l’on mettait bout à bout tous ces souvenirs, on obtenait un tableau extrêmement curieux.

Dans ce tableau s’imbriquaient assez bien deux pièces supplémentaires du puzzle : la déclaration de Heenkus qui prétendait que l’une de ses valises s’était métamorphosée en faux bagage, et la circonstance qui faisait de Mme Moses l’unique témoin ayant aperçu de près le double de Heenkus. Certes, Brunn aussi avait vu quelqu’un, mais on ne pouvait certifier qu’il s’était bien agi du sosie de Heenkus. Elle avait aperçu la pelisse de Heenkus, d’accord. Mais pas la personne qui s’était emmitouflée à l’intérieur.

Bien entendu, il subsistait dans ce tableau bon nombre de taches inexplorées, des blancs totalement inexplicables… Mais au moins, maintenant, la répartition des forces en présence devenait plus claire : dans un camp Heenkus, dans l’autre les Moses, Olaf et Luarwick. Et d’ailleurs, si l’on prenait en considération la conduite tout à fait absurde de Luarwick, ainsi que l’impudence maladroite avec laquelle Moses avait muni Luarwick de billets de banque, on pouvait estimer que l’affaire approchait d’une crise, et d’une crise ouverte… À ce moment de mon analyse, il me vint soudain à l’esprit que j’avais peut-être tort de retenir Heenkus cadenassé à l’intérieur de sa chambre. Dans l’affrontement qui s’annonçait, j’avais certainement avantage à compter sur un allié, fût-ce un personnage aussi douteux, un aussi pur gibier de potence que ce fameux Heenkus.

Voilà mon plan, pensai-je. Je vais leur jeter dans les pattes mon gangster maniaque. Qui sait ? Moses s’imagine peut-être que Heenkus est toujours hors d’état de nuire, sous sa table. Voyons un peu quelle sera sa réaction quand Heenkus arrivera soudain dans la salle à manger pour prendre le petit déjeuner. J’avais décidé d’ajourner la réflexion sur deux thèmes essentiels : qui s’était emparé de Heenkus, et comment ; et qui avait assassiné Olaf, et comment. J’écrasai ma réflexion sur le bord du cendrier et l’abandonnai à son triste sort, qui était de finir de se consumer derrière moi.

« Petit déjeuner ! » piailla Kaïssa quelque part au premier étage. « Le petit déjeuner est servi ! »

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