CHAPITRE DOUZE

Dès qu’il m’eut aperçu, l’inconnu pencha vivement le buste en avant et dit : « Vous êtes Olaf Andvaravors ? »

Je ne m’attendais pas à cette question. Non, vraiment pas. Je cherchai un siège du regard, approchai la chaise du lit, m’y assis sans hâte, et seulement alors levai les yeux sur l’inconnu. La tentation était forte de répondre par l’affirmative et de voir ce qui allait en sortir. Mais je n’étais ni détective privé, ni membre du contre-espionnage. J’étais un honnête fonctionnaire de police. C’est pourquoi je répondis : « Non. Je ne suis pas Olaf Andvaravors. Je suis inspecteur de police, mon nom est Peter Glebski.

— Oui ? » dit-il, en marquant sa surprise, mais sans la moindre inquiétude. « Mais, où est Olaf Andvaravors ? » Apparemment, il avait totalement récupéré après l’accident de la veille. Son visage émacié avait repris des couleurs, et l’extrémité de son long nez, hier soir si pâle, possédait à présent une teinte rouge vif. Il était dressé sur son séant, la couverture remontée jusqu’à la taille. La chemise de nuit d’Alek lui était manifestement trop large, le col pendouillait comme un harnais de cheval, découvrant ses côtes saillantes et la peau de sa poitrine, blanche et glabre. Le masque qu’il tournait en ma direction n’était pas moins dépourvu de poils, à l’exception d’une petite touffe maigrichonne à la place des sourcils, et de cils clairsemés, grisâtres. Il se tenait assis sur le matelas, le haut du corps incliné vers l’avant, avec sa manche droite vide enroulée par mégarde autour du bras gauche.

« Veuillez m’excuser, dis-je, mais pour commencer je vais devoir vous poser une série de questions. »

L’inconnu ne réagit nullement aux paroles que je venais de prononcer. Sa physionomie avait pris un aspect étrange. Si étrange que je ne parvins pas tout de suite à définir ce qui clochait. Puis j’y parvins. Le problème était lié à ses yeux ; le plus proche me regardait fixement, tandis que l’autre avait pivoté vers le plafond, l’iris à moitié caché sous la paupière. Il y eut un silence.

« Voilà, dis-je. Avant tout, j’aimerais savoir qui vous êtes, et comment vous vous appelez.

— Luarwick, dit-il rapidement.

— Luarwick… Et votre prénom ?

— Prénom ? Luarwick.

— M. Luarwick Luarwick ? »

Il y eut une nouvelle pause. Je luttais contre le sentiment de gêne que l’on éprouve toujours quand on s’adresse à un homme qui louche horriblement.

« Environ, oui, dit-il enfin.

— Environ ? Qu’entendez-vous par là ?

— Luarwick Luarwick.

— Bien. Admettons. Vous êtes quoi, dans la vie ?

— Luarwick, dit-il. Je suis Luarwick. » Il se tut un instant. « Luarwick L. Luarwick. »

Il avait l’air en assez bonne forme et extrêmement sérieux, et c’est ce qui me stupéfia le plus. Enfin, je n’étais pas médecin.

« Je voulais savoir quelle était votre profession.

— Je suis mécanicien, dit-il. Conducteur-mécanicien.

— Conducteur de quoi ? » interrogeai-je.

Ses deux yeux convergèrent sur moi et s’y arrêtèrent. Il était évident qu’il n’avait pas compris ma question.

« Bien, laissons cela, dis-je en hâte. Vous êtes étranger ?

— Beaucoup, dit-il. À l’extrême.

— Suédois, probablement ?

— Probablement. Suédois, à l’extrême. »

Il se fiche de moi, ou quoi ? pensai-je. Il n’en avait pourtant pas l’air. Il donnait plutôt l’impression d’un homme acculé, aux abois.

« Pour quelle raison êtes-vous venu ici ? demandai-je.

— Ici il y a Olaf Andvaravors. Il vous racontera tout. Je ne peux pas.

— Vous veniez voir Olaf Andvaravors ?

— Oui.

— Vous avez été pris sous l’avalanche ?

— Oui.

— Vous étiez en voiture ? »

Il réfléchit.

« Véhicule, dit-il.

— Pourquoi avez-vous besoin de voir Olaf Andvaravors ?

— J’ai une affaire avec lui.

— Quelle affaire ?

— J’ai une affaire avec lui, insista-t-il. Avec lui. Il racontera. »

Dans mon dos la porte grinça. Je me retournai. Sur le seuil, la chope suspendue devant la figure, Moses venait de faire un pas.

« Entrée interdite », précisai-je avec sévérité.

De dessous ses épais sourcils, Moses examinait l’étranger. Il ne s’occupait absolument pas de moi. Je bondis de mon siège et marchai sur lui, en élargissant la poitrine comme s’il s’était agi d’un bouclier.

« Monsieur Moses ! Je vous prie de sortir immédiatement !

— Ne me hurlez pas après », répliqua Moses, avec une intonation paisible qui me surprit, venant de sa part. « Il est tout de même naturel que je veuille faire connaissance avec une personne que vous avez installée chez moi.

— Pas tout de suite, plus tard…» Je le repoussai lentement en fermant la porte sur lui. Lentement, mais sans céder d’un millimètre.

« Permettez, permettez…», grommelait Moses, qui se retrouvait peu à peu rejeté dans le couloir. « Je pourrais me plaindre, bien sûr, protester…»

J’achevai de clore la porte et revins à Luarwick L. Luarwick.

« L’homme était Olaf Andvaravors ? demanda celui-ci.

— Non, dis-je. Olaf Andvaravors a été assassiné hier soir.

— Assassiné », répéta Luarwick. Dans sa voix ne filtrait pas le moindre soupçon d’émotion. Ni d’étonnement, ni de peur, ni de chagrin. C’était comme si je venais de lui annoncer qu’Olaf était sorti faire un tour et allait revenir d’une minute à l’autre. « Mort ? Olaf Andvaravors ?

— Oui.

— Non, dit Luarwick. Inexactement vous savez.

— Je sais très exactement. Je l’ai vu mort. De mes yeux vu.

— Moi, je veux voir.

— Qu’est-ce que cela pourra vous apporter ? Si j’ai bien compris, vous ne connaissez même pas son visage.

— J’ai une affaire avec lui, dit Luarwick.

— Mais puisque je vous dis qu’il a été assassiné ! Il est mort. On l’a tué.

— Bien. Je veux voir. »

Je fus soudain traversé par une illumination. Je venais de me souvenir de la valise.

« Il devait vous remettre un objet ?

— Non, répondit-il avec indifférence. Nous devons parler. Moi, avec lui.

— À quel sujet ?

— Moi, avec lui. Avec lui.

— Écoutez, monsieur Luarwick, dis-je. Olaf Andvaravors est mort. Il a été tué. Je mène l’enquête sur le meurtre. Je cherche l’assassin. Vous comprenez ? Je dois savoir le maximum de choses sur Olaf Andvaravors. Je vous demande d’être sincère. Tôt ou tard vous serez bien obligé de tout raconter. Mieux vaut le faire maintenant que plus tard. »

Sans crier gare, il s’enfila sous les draps en se tortillant et se tordant, jusqu’à ce que seul son nez dépasse. Ses yeux recommençaient à errer dans des directions opposées.

« Je ne peux rien vous raconter », articula-t-il de manière trouble et pâteuse, la couverture en barrage devant la bouche.

« Pourquoi ?

— Seul à Olaf Andvaravors, je peux dire.

— D’où veniez-vous ? » demandai-je.

Il conserva le silence.

« Où habitez-vous ? »

Silence. Sous la couverture, j’entendais ses narines aspirer et expulser l’air. Un œil était orienté vers moi, l’autre observait le plafond.

« Vous obéissez à des ordres ?

— Oui.

— De qui, précisément ?

— Dans quel but vous voulez savoir ? demanda-t-il. Avec vous je n’ai pas une affaire. Avec nous, vous n’avez pas une affaire.

— J’aimerais que vous compreniez bien », dis-je, d’un ton pénétré. « Si nous obtenons ne serait-ce qu’une seule indication valable sur Olaf, nous saurons qui est l’assassin. Bien. Visiblement, vous ne connaissez pas Olaf. Mais ceux qui vous ont envoyé savent peut-être quelque chose à son sujet ?

— Ils ne connaissent pas Olaf, eux aussi, non, dit-il.

— Comment cela ?

— Ils ne connaissent pas Olaf. Dans quel but ? »

Je me promenai la main sur les joues. Ma barbe avait poussé pendant la nuit.

« Votre histoire ne tient pas debout », remarquai-je avec un soupir maussade. « Des gens qui ne connaissent pas Olaf vous envoient, vous, qui ne connaissez pas non plus Olaf, et vous chargent d’une mission concernant Olaf. Vous trouvez cela possible ?

— Cela est possible, oui. Cela est ainsi.

— Qui sont ces gens ? »

Silence.

« Où habitent-ils ? »

Silence.

« Monsieur Luarwick, vous pourriez avoir de gros ennuis.

— Dans quel but ? demanda-t-il.

— Lors d’une enquête criminelle, tout honorable citoyen est tenu de fournir à la police le témoignage qu’on lui réclame, dis-je, d’un ton sentencieux. Un refus peut être assimilé à un délit de complicité. »

Luarwick L. Luarwick n’eut aucune réaction.

« Il n’est pas exclu que l’on doive vous incarcérer », ajoutai-je. Mais comme il s’agissait d’une menace très nettement illégale, je m’empressai de la tempérer : « En tout cas, votre obstination à ne rien dire vous nuira beaucoup au moment du procès.

— Je veux revêtir des vêtements, dit soudain Luarwick. Je ne veux pas rester couché. Je veux voir Olaf Andvaravors.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Je veux le voir.

— Mais vous ne sauriez même pas reconnaître sa tête !

— Je ne veux pas sa tête, dit Luarwick.

— Quel besoin avez-vous donc de le voir ? »

Luarwick rampa à l’extérieur de la couverture et se remit sur son séant.

« Je yeux voir Olaf Andvaravors ! » s’exclama-t-il, d’une voix très forte. Son œil droit tressautait et roulait en tous sens. « Dans quel but ces questions ? Dans quel but ces questions ? Beaucoup, beaucoup de questions. Pourquoi je ne vois pas Olaf Andvaravors ? »

Je perdis patience à mon tour.

« Vous voulez identifier le cadavre ? C’est cela que je dois comprendre ?

— Identifier… reconnaître ?

— Oui ! Reconnaître !

— Cela, oui. Je veux voir.

— Comment pouvez-vous le reconnaître, si vous ne savez même pas à quoi ressemblent ses traits ?

— Quels traits ? se mit à hurler Luarwick. Dans quel but, ses traits ? Je veux voir que l’homme n’est pas Olaf Andvaravors, que l’homme est un autre !

— Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit d’un autre ? demandai-je vivement.

— Pourquoi pensez-vous que l’homme est Olaf Andvaravors ? » objecta-t-il.

Nous nous mesurâmes mutuellement du regard, en silence. J’étais bien forcé d’admettre que, d’un certain point de vue, cet individu étrange n’avait pas tort. Je n’aurais pas pu jurer que le Viking au cou brisé, allongé dans une chambre du premier étage, était effectivement l’Olaf Andvaravors que recherchait Luarwick L. Luarwick. Ce pouvait être un autre Olaf Andvaravors, ce pouvait être aussi, après tout, quelqu’un qui ne s’appelait pas Olaf Andvaravors. D’un autre côté, je ne saisissais pas à quoi rimait de montrer le cadavre à un homme qui n’avait aucune raison de pouvoir l’identifier, puisqu’il ne s’était jamais trouvé en sa présence… Mais pourquoi, aussi, vouloir à tout prix que l’identification fasse intervenir les traits du visage ? Peut-être Luarwick devait-il reconnaître autre chose, un vêtement, une bague, ou que sais-je encore… un tatouage ?…

On frappa, et aussitôt retentit le piaillement aigu de Kaïssa : « Les habits sont prêts…» J’ouvris la porte et reçus des mains de la servante le costume de l’inconnu, sec et repassé.

« Habillez-vous », dis-je, en posant le costume sur le lit. J’allai ensuite à la fenêtre et m’y figeai, le dos tourné à la chambre ; je me mis à admirer la falaise dentelée de l’Alpiniste mort, auréolée déjà d’une lumière rose, due au soleil levant ; j’examinai la tache pâle de la lune, le ciel propre, dégagé, encore bleu marine. Dans mon dos j’entendais une succession de chuintements, des froissements d’étoffe, un marmonnement inarticulé, et le bruit d’une chaise que l’on déplaçait de côté et d’autre. Ce ne devait pas être une mince affaire que de s’habiller avec un seul bras valide et, pour ne rien arranger, avec des yeux qui louchaient de façon aussi délirante. À deux reprises, je sentis que j’allais me retourner et proposer mon aide, mais je me retins. Puis j’entendis la voix de Luarwick : « J’ai revêtu. » Je pivotai. Il y avait de quoi être surpris. Et même de quoi rester bouche bée pendant un bon moment. Mais je me rappelai toutes les épreuves que cet homme avait subies quelques heures auparavant, et mon étonnement se dissipa. Je m’approchai de lui, redressai son col, le boutonnai, redéfis les boutons de sa veste et les replaçai à la bonne hauteur, puis, du bout du pied, fis glisser vers lui les pantoufles du patron. Pendant que je m’affairais à rendre le désastre plus présentable, il resta immobile et docile, en écartant son bras unique. Je fourrai dans sa poche droite l’extrémité de sa manche vide. Il observa les pantoufles puis déclara, comme submergé de perplexité :

« Cela n’est pas à moi. Je n’en ai pas ainsi.

— Vos chaussures ne sont pas encore sèches, dis-je. Enfilez ceci, et allons-y. »

On aurait pu croire que pour la première fois de sa vie l’occasion lui était offerte de mettre, ou même de voir une paire de savates. À deux reprises il s’élança pour introduire ses pieds dans les pantoufles, et les deux fois il rata l’opération, en perdant l’équilibre par-dessus le marché. Son équilibre était de toute façon vacillant, même lorsqu’il ne se livrait pas à des acrobaties aussi périlleuses ; cet homme avait été ébranlé par son aventure de la veille, et il était encore très loin d’avoir recouvré toutes ses facultés. Je n’avais aucun mal à compatir : je me sentais moi-même dans un état comparable…

Pendant tout ce temps des rouages avaient probablement dû continuer sans bruit à fonctionner à l’intérieur de mon inconscient, car soudain un éclair aveuglant perça les ténèbres du paysage. L’espace d’un instant. Mais oui ! Si Olaf n’était pas Olaf, mais Heenkus… et si Heenkus n’était pas Heenkus, mais Olaf… et si le télégramme avait été envoyé pour qu’arrive à l’auberge cet homme bizarre !… Alors… Mais, au bout d’une seconde, il n’y avait déjà plus de suite logique à mon raisonnement. Je chassai l’idée de cette inversion de noms, et les ténèbres retombèrent sur le paysage.

Épaule contre épaule, nous débouchâmes dans le hall et fîmes mouvement en direction du premier étage. Le patron était toujours assis à son poste de garde. Il nous accompagna d’un regard pensif. Quant à Luarwick, il n’avait pas accordé d’attention au directeur de l’hôtel. Son attention était tout entière concentrée sur les marches de l’escalier qu’il devait escalader. À tout hasard, je me mis à le guider en le soutenant sous le coude.

Avant d’entrer dans la chambre d’Olaf, nous marquâmes une petite pause. J’inspectai sous toutes les coutures les scellés que j’avais apposés la veille : rien n’avait bougé. Je pris alors la clé et ouvris la porte. Je fus aussitôt frappé par une odeur forte et désagréable — une odeur très étrange, assez proche de celle qui subsiste à l’intérieur d’un local que l’on vient de désinfecter. Je restai quelques secondes sur le seuil ; cette odeur me crispait l’estomac. Mis à part cela, la pièce n’avait pas subi de changement, tout était resté comme je l’avais laissé. Seul le visage du mort me sembla s’être assombri ; peut-être était-ce à cause de l’éclairage différent ; les taches des hématomes s’étaient presque complètement estompées. Luarwick me poussa dans le bas du dos, avec un geste qui me parut plutôt équivoque. Je fis un pas dans l’entrée et m’écartai, afin qu’il s’avance et puisse regarder le cadavre tout à loisir.

Je n’avais plus à côté de moi un conducteur-mécanicien, mais un employé de la morgue. Avec un air d’indifférence absolue, il s’immobilisa au-dessus du corps et, son bras unique replié derrière le dos, s’inclina très bas vers le sol. Aucun dégoût, aucune peur, aucun respect religieux. J’assistais à un examen effectué par un homme de l’art. D’autant plus étranges me parurent les paroles par lesquelles il conclut ses observations.

« Je suis étonné », dit-il. Il avait une intonation égale, dépourvue de toute couleur. « L’homme est bien Olaf Andvaravors. Je ne comprends pas.

— À quoi l’avez-vous reconnu ? » interrogeai-je aussitôt.

Il ne se redressa pas, mais tourna la tête vers moi et m’étudia du coin de l’œil. Du coin d’un seul œil. Il restait penché en avant, les jambes écartées et fixes, et il me regardait par en dessous sans mot dire. Cette scène se prolongea si longtemps que je finis par sentir des élancements me parcourir les muscles du cou. Comment pouvait-il se maintenir dans une pose aussi incommode, aussi saugrenue ? Fallait-il penser qu’il était victime d’une brusque attaque de lumbago ?… Finalement, il articula :

« Je me souviens. J’ai vu l’homme, avant. Quand j’ai vu l’homme, je n’ai pas su qu’il est Olaf Andvaravors.

— Où l’avez-vous déjà vu ? demandai-je.

— Là-bas. » Sans modifier son invraisemblable posture, il fit un geste. Un vague geste qui montrait une vague direction au-delà de la fenêtre. « Cela n’est pas le principal. »

Soudain il se déplia, se releva et se mit à clopiner dans la pièce, en tordant la tête à droite et à gauche de manière assez comique. J’étais aux aguets, et je ne détachais pas les yeux de sa silhouette. Il était évident qu’il était en train de chercher quelque chose, et je me doutais de ce dont il s’agissait.

« Ailleurs est mort Olaf Andvaravors ? » demanda-t-il, en se mettant en arrêt devant moi.

« Pourquoi pensez-vous cela ? demandai-je.

— Je ne pense pas. Je fais une question.

— Vous cherchez quelque chose ?

— Olaf Andvaravors avait un objet, dit-il. Où ?

— Vous cherchez la valise ? C’est pour cette valise que vous avez effectué le voyage ?

— Où est la valise ? insista Luarwick.

— Elle est entre mes mains, dis-je.

— Cela est bien, me félicita-t-il. Je veux avoir la valise, ici. Apportez. »

Je négligeai de m’offusquer du ton qu’il avait adopté et je dis : « Je pourrais vous la remettre, mais vous devez d’abord répondre à mes questions.

— Dans quel but ? » fit-il, avec une stupéfaction qui ne semblait pas avoir de bornes. « Dans quel but à nouveau des questions ?

— Eh bien, expliquai-je patiemment, dans le but de s’assurer que vous avez bel et bien des droits sur cet objet. Je ne vous le confierai que si vos réponses le démontrent de façon indubitable.

— Je ne comprends pas, dit-il.

— Je ne sais pas, dis-je, si la valise est à vous ou à un autre. Si elle est à vous, si Olaf l’a apportée ici pour vous, prouvez-le. Prouvez-le, et je vous la donnerai. »

Ses yeux roulèrent dans des directions contradictoires, puis convergèrent à nouveau, comme déterminés à viser pour longtemps l’arête de son nez.

« Pas besoin, dit-il. Je ne veux pas. J’ai la fatigue. Partons. »

Quelque peu intrigué, je sortis à sa suite dans le corridor. L’air y paraissait étonnamment pur, net de toute odeur de renfermé. D’où venait donc cette puanteur de produit pharmaceutique qui avait envahi la chambre ? Peut-être une quelconque substance y avait-elle été renversée avant cette histoire, peut-être n’avait-on pas pu s’en apercevoir à cause de la fenêtre ouverte ? Je donnai un tour de clé à la serrure. Pendant les minutes où je fus occupé à aller dans ma chambre pour en rapporter colle et papier, puis à apposer une deuxième série de scellés, Luarwick conserva une immobilité de statue ; il était apparemment plongé dans une réflexion intense.

« Alors ? demandai-je. Vous allez répondre à mes questions ?

— Non, dit-il d’un ton sans réplique. Des questions, je ne veux pas. Je veux me coucher. Où, je peux me coucher ?

— Retournez dans votre chambre », dis-je avec indolence. De terribles maux de tête m’avaient soudain assailli. Je ne pensais plus qu’à m’étendre, à me laisser aller, à fermer les yeux. Toute cette absurde affaire, monstrueuse, démente, ne ressemblant à rien de connu, tout cela paraissait s’être incarné dans cet absurde Luarwick L. Luarwick, monstrueux, dément, ne ressemblant à rien de connu.

Nous descendîmes l’escalier, et tandis que Luarwick L. Luarwick claudiquait en direction de sa chambre, je m’écroulai sur un des confortables sièges du hall, m’étirai et m’autorisai enfin à ne plus garder les paupières ouvertes. Dans mes oreilles ronflait le bruit régulier de la mer, auquel se superposait une mélasse chaotique, quelque chose comme une musique poussée à fond ; devant mes yeux passait un flux et un reflux de taches brouillardeuses. Quant à l’intérieur de ma bouche, il donnait l’impression d’avoir servi pendant de nombreuses heures à pétrir et mâchonner de l’ouate hydrophile. Puis quelqu’un vint me renifler l’oreille avec son museau humide, et appuyer sur mes genoux une mâchoire pesante, qui débordait d’amitié. J’eus le temps de penser que ce quelqu’un se nommait Lel.

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