CHAPITRE 6 PIEDS ET POUSSES


Dans la chaumière, les lits prenaient l’air, les planchers étaient balayés et le panier à bûches rempli.

La table de la cuisine exposait l’inventaire : tant de cuillers, tant de casseroles, tant de plats, tous alignés dans la lumière chiche. Tiphaine fourra quand même quelques fromages dans son sac. C’était elle qui les avait faits, après tout.

Le métier restait silencieux dans son local ; il rappelait le squelette d’un animal mort, mais sous le grand fauteuil se trouvait le paquet dont avait parlé mademoiselle Trahison, enveloppé dans du papier noir. Il contenait une cape en laine d’un brun foncé proche lui aussi du noir. Elle avait l’air chaude.

Ça y était, donc. L’heure du départ. Si elle se mettait à plat ventre et se collait l’oreille contre un trou de souris, elle entendrait un chœur de ronflements monter de la cave. Les Feegle croyaient qu’après de vraiment bonnes funérailles, tout le monde devait se coucher. Ce n’était pas une bonne idée de les réveiller. Ils la retrouveraient. Ils la retrouvaient toujours.

C’était tout ? Ah non, pas encore. Elle descendit le Dictionnaire non expurgé et Mythologie de Commelautre, qui contenait « La dasne des snaisos », puis alla les ranger dans son sac sous les fromages. Pendant l’opération, elle feuilleta les pages comme on le fait de cartes à jouer et plusieurs objets tombèrent sur le sol en pierre. Certains étaient de vieilles lettres décolorées qu’elle remit à leur place pour plus tard.

Il y avait aussi le catalogue Pipo. La couverture affichait un clown souriant de toutes ses dents et le texte :



Oui, on pouvait perdre des années à s’efforcer de devenir une sorcière, ou perdre beaucoup d’argent chez monsieur Pipo et en être une sitôt le facteur passé.

Fascinée, Tiphaine tournait les pages. Il y avait des têtes de mort (lumineuses dans le noir, supplément de 8 piastres), de fausses oreilles, des pages de nez hilarants (affreuse chandelle de morve gratuite pour les nez de plus de 5 piastres) et des masques « à gogo ! ! ! » comme dirait monsieur Pipo. Le n°19, par exemple, était : « Méchante sorcière de luxe », avec cheveux gras en furie, dents pourries et verrues poilues (« fournies à part, vous les collez où vous avez envie ! ! ! »). Mademoiselle Trahison s’était visiblement retenue d’acheter un de ces masques, peut-être parce que le nez ressemblait à une carotte, mais plus sûrement parce que la peau était d’un vert éclatant. Elle aurait aussi pu acheter des « Mains effrayantes de sorcière » (8 piastres la paire, avec peau verte et ongles noirs) et des « Pieds puants de sorcière » (9 piastres).

Tiphaine remit le catalogue dans le livre. Elle ne pouvait pas le laisser et risquer qu’Annagramma le découvre : le secret du pipo de mademoiselle Trahison serait alors éventé.

Et voilà où on en était : une vie parvenue à son terme et soigneusement classée. Une chaumière propre et vide. Une jeune fille qui se demandait ce qui allait maintenant se passer. Des « dispositions » seraient prises.

Clonk-clank.

Elle ne bougea pas, ne se retourna pas. Je ne vais pas me faire pipoter, se dit-elle. Il y a pour ce bruit une explication sans aucun rapport avec mademoiselle Trahison. Voyons voir… j’ai nettoyé la cheminée, non ? Et j’ai appuyé le tisonnier à côté. Mais il suffit qu’on le pose mal pour qu’il finisse tôt ou tard par tomber en sournois. C’est ça. Quand je me retournerai et regarderai derrière moi, je verrai que le tisonnier a basculé, qu’il se trouve à présent dans la cheminée, et que le bruit n’est donc pas dû à une pendule fantomatique.

Elle se retourna lentement. Le tisonnier gisait dans la cheminée.

Et maintenant, se dit-elle, ce serait une bonne idée de sortir respirer de l’air frais. C’est un peu triste et on étouffe ici. C’est pour ça que je veux sortir, parce que c’est triste et que j’étouffe. Nullement parce que j’ai peur de quelconques bruits imaginaires. Je ne suis pas superstitieuse. Je suis une sorcière. Les sorcières ne sont pas superstitieuses. C’est nous qui faisons l’objet de superstitions. Je ne veux pas rester, c’est tout. Je me sentais protégée du vivant de mademoiselle Trahison – c’était comme s’abriter sous un arbre immense – mais je ne crois pas que la chaumière offre désormais autant de sécurité. Si l’hiverrier fait crier mon nom aux arbres, eh bien, je me boucherai les oreilles. La chaumière donne l’impression de mourir, alors moi je sors.

Il ne servait à rien de verrouiller la porte. Les autochtones étaient déjà assez nerveux à l’idée d’y entrer du vivant de mademoiselle Trahison. Ils refuseraient sûrement d’y mettre les pieds à présent, tant qu’une autre sorcière ne s’y serait pas installée.

Une espèce de soleil faiblard et baveux apparaissait maintenant à travers les nuages, et le vent avait chassé le givre. Mais un automne bref virait vite à l’hiver à ces hauteurs ; dorénavant il flotterait toujours une odeur de neige.

Dans les montagnes, l’hiver ne finissait jamais. Même en été, la fonte des neiges glaçait les cours d’eau.

Tiphaine s’assit sur la vieille souche avec sa valise fatiguée et son sac, puis attendit les fameuses dispositions. Annagramma ne tarderait pas à arriver, ça, on pouvait en être sûr.

D’où elle était, la chaumière paraissait déjà abandonnée. Elle ressemblait à…

C’était son anniversaire ! La pensée se fraya un chemin jusqu’au-devant de son esprit. Oui, c’était aujourd’hui. La Mort ne s’était pas trompé. Son grand jour de l’année, son grand jour à elle seule, voilà qu’elle l’avait oublié dans toute cette agitation, et il était déjà aux deux tiers écoulé.

Avait-elle seulement dit à Pétulia et aux autres quand c’était ? Impossible de se rappeler.

Treize ans. Mais, depuis maintenant des mois, elle se donnait dans sa tête « presque treize ans ». Bientôt, elle aurait « presque quatorze ans ».

Elle était à deux doigts de s’apitoyer avec délectation sur son sort quand elle entendit un bruissement furtif dans son dos. Elle se retourna si vite que le fromage Horace fit un bond en arrière.

« Oh, c’est toi, dit Tiphaine. Où tu es allé, vilain gar… fromage ? J’étais malade d’inquiétude, moi ! »

Horace prit un air honteux, mais on était bien en peine de voir comment il y parvenait.

« Tu vas venir avec moi ? » demanda-t-elle.

Il se dégagea aussitôt d’Horace une impression d’approbation.

« D’accord, il faut que tu entres dans le sac. » Tiphaine l’ouvrit, mais Horace recula.

« Ben, si tu veux faire ton vilain from…» Elle se tut brusquement. Sa main la démangeait. Elle leva les yeux… sur l’hiverrier.

C’était forcément lui. D’abord simple tourbillon de flocons, il parut, alors qu’il traversait à grands pas la clairière, s’agglomérer pour devenir humain, se muer en jeune homme vêtu d’une cape qui se gonflait dans son sillage, les épaules et les cheveux blancs de neige. Il n’était pas transparent cette fois, pas complètement, mais des espèces d’ondulations le parcouraient, et Tiphaine crut voir les arbres derrière lui, comme des ombres.

Elle recula précipitamment de quelques pas, mais l’hiverrier s’approchait sur l’herbe morte à la vitesse d’un patineur. Elle pouvait tourner les talons et fuir, mais ça signifierait qu’elle… ben, qu’elle tournait les talons et fuyait, et pourquoi réagirait-elle ainsi ? Ce n’était pas elle qui avait gribouillé sur les fenêtres des maisons !

Que devait-elle dire ? Que devait-elle dire ?

« Vous savez, j’ai beaucoup apprécié que vous retrouviez mon collier, lança-t-elle en reculant encore. Les flocons et les roses aussi, c’était vraiment très… c’était très gentil. Mais… je ne crois pas qu’on… ben, vous êtes fait de… de froid, et moi non… moi, je suis humaine, je suis faite de… de trucs humains…

— Tu dois être elle, dit l’hiverrier. Tu étais dans la danse ! Et maintenant tu es ici, dans mon hiver. »

La voix ne collait pas. Elle sonnait… faux, quoi, comme si l’hiverrier avait appris à restituer la sonorité des mots sans en comprendre le sens.

« Je suis une « elle », répliqua Tiphaine d’une voix mal assurée. Pour le « dois être », je ne sais pas. Euh… s’il vous plaît, je regrette vraiment pour la danse, je ne voulais pas, mais ça m’a paru tellement…»

Il a toujours les mêmes yeux gris-violet, nota-t-elle. Gris-violet, dans un visage sculpté à partir de brouillard givrant. Un beau visage, en plus. « Écoutez, je n’ai jamais voulu vous faire croire…, commença-t-elle à expliquer.

— Voulu ? la coupa l’hiverrier d’un air étonné. Mais nous ne voulons pas. Nous sommes !

— Qu’est-ce que vous… voulez dire ?

— Miyards !

— Oh, non », marmonna Tiphaine tandis que des Feegle jaillissaient de l’herbe.

Les Feegle ne connaissaient pas le sens du mot « peur ». Tiphaine regrettait parfois qu’ils n’aient jamais lu de dictionnaire. Ils se battaient comme des tigres, ils se battaient comme des démons, ils se battaient comme des géants. Mais ils ne se battaient pas comme des êtres dotés de plus d’une cuillerée de cervelle.

Ils attaquèrent l’hiverrier à coups d’épée, de tête et de pied, sans paraître autrement gênés que tout lui passe à travers comme s’il n’était qu’une ombre. Quand un Feegle flanquait un coup de chaussure à une jambe de brume et qu’il se tapait en fin de compte lui-même sur la tête, c’était déjà un bon résultat.

L’hiverrier les ignora, tout comme un promeneur ne prête aucune attention aux papillons.

« Où est ton pouvoir ? Pourquoi portes-tu ces vêtements ? demanda-t-il. Il ne devrait pas en être ainsi ! »

Il s’avança et saisit le poignet de Tiphaine fermement, beaucoup plus fermement qu’il n’aurait fallu pour une main fantomatique.

« Ce n’est pas normal ! » s’écria-t-il. Au-dessus de la clairière, les nuages défilaient rapidement.

Tiphaine tenta de se dégager. « Lâchez-moi !

— Tu es elle ! » cria l’hiverrier en l’attirant à lui.

Tiphaine ignorait d’où venait le cri, mais ce fut sa main qui flanqua d’elle-même la gifle. Elle frappa la joue si fort que le visage se brouilla l’espace d’un instant, comme si elle avait étalé la peinture d’un tableau.

« Ne vous approchez pas de moi ! Ne me touchez pas ! » hurla-t-elle.

Tiphaine surprit un vacillement derrière l’hiverrier. Elle ne distingua pas nettement à cause de la brume glacée ainsi que de sa propre colère et de sa terreur, mais une silhouette floue et sombre traversait la clairière dans leur direction, tremblotante et déformée, comme vue à travers de la glace. Elle se dressa dans le dos de l’être transparent un bref instant angoissant, puis devint Mémé Ciredutemps, dans le même espace que lui… dans l’hiverrier.

Il hurla une seconde avant d’exploser en brume.

Mémé avança d’un pas titubant en clignant des yeux. « Urrrgh. Va falloir un moment pour m’ôter le goût de ce machin d’la tête, dit-elle. Ferme le bec, ma fille, une bestiole pourrait voler dedans. »

Tiphaine ferma la bouche. Une bestiole pouvait voler dedans. « Qu’est-ce… Qu’est-ce que vous avez fait à cet homme ? réussit-elle à dire.

— Cette chose ! rectifia sèchement Mémé en se frottant le front. C’est une chose, pas un homme ! Et une chose qui s’prend pour un homme ! Maintenant, donne-moi ton collier !

— Quoi ? Mais il est à moi !

— Tu te figures que je cherche une dispute ? cracha Mémé Ciredutemps. Est-ce que j’ai une figure à chercher une dispute ? Donne-le-moi tout d’suite ! T’avise pas de m’tenir tête !

— C’est juste que je ne veux pas…»

Mémé Ciredutemps baissa la voix et parla dans un sifflement perçant bien pire qu’un cri : « C’est comme ça que ce machin te trouve. Tu veux qu’il te retrouve encore ? C’est maintenant que du brouillard. A ton avis, jusqu’où il va se solidifier ? »

Tiphaine réfléchit au curieux visage qui ne bougeait pas comme un vrai, et à la voix étrange qui assemblait les mots comme s’il s’agissait de briques…

Elle ouvrit le petit fermoir d’argent et tendit le collier.

Ce n’est que du pipo, se dit-elle. Chaque baguette est magique, chaque flaque est une boule de cristal. Ce n’est qu’un… qu’un objet. Pas besoin qu’il soit moi.

Eh bien, si.

« Faut que tu me le donnes, insista Mémé d’une voix douce. Je ne peux pas te le prendre. »

Elle avança la main, paume en l’air.

Tiphaine y laissa tomber le cheval et s’efforça de ne pas voir dans les doigts de Mémé Ciredutemps des griffes qui se refermaient.

« Très bien, fit une Mémé satisfaite. Maintenant faut y aller.

— Vous m’avez surveillée, dit Tiphaine d’un air renfrogné.

— Toute la matinée. Tu m’aurais vue si t’avais pensé à regarder. Mais t’as pas fait du mauvais travail à l’enterrement, je peux te l’dire.

— J’ai fait du bon travail.

— C’est ce que j’ai dit.

— Non, répliqua Tiphaine qui tremblait encore. Ce n’est pas ce que vous avez dit.

— J’ai jamais été d’accord avec les têtes de mort et tout ce bazar, poursuivit Mémé en ignorant la remarque. Les artificielles, en tout cas. Mais mademoiselle Trahison…»

Elle se tut, et Tiphaine la vit regarder fixement la cime des arbres. « C’est encore lui ? demanda-t-elle.

— Non, répondit Mémé comme s’il fallait en être déçu. Non, c’est la jeune mademoiselle Falcone. Et madame Laitie Persoreille. Elles ont pas traîné, à c’que j’vois. Et mademoiselle Trahison a tout juste eu le temps de refroidir. » Elle renifla. « Certaines auraient pu avoir la politesse de pas barboter. »

Les deux balais atterrirent un peu à l’écart. Annagramma avait l’air nerveuse. Madame Persoreille, elle, avait son air habituel : grande, pâle, très bien habillée, chargée d’une quantité de bijoux cabalistiques et proclamant par sa mine qu’on l’ennuyait un peu mais qu’elle était assez courtoise pour ne pas le montrer. Et elle regardait toujours Tiphaine – les rares fois où elle prenait la peine de la regarder – comme si la jeune fille était une espèce de bête curieuse qu’elle avait du mal à comprendre.

Madame Persoreille faisait toujours preuve de politesse envers Mémé, mais d’une politesse glaciale et guindée. Ça mettait Mémé Ciredutemps en rage, mais c’était dans la manière des sorcières. Quand elles se détestaient vraiment, elles étaient aussi polies que des duchesses.

Alors que les deux nouvelles venues approchaient, Mémé s’inclina très bas et ôta son chapeau.

Madame Persoreille fit de même, mais un peu plus bas.

Tiphaine vit Mémé lever brièvement les yeux puis s’incliner encore plus bas de quelques centimètres.

Madame Persoreille réussit à descendre d’un demi-centimètre de plus.

Tiphaine et Annagramma échangèrent un regard désespéré par-dessus les dos à la limite du tour de rein. Ces histoires-là pouvaient parfois durer des heures.

Mémé Ciredutemps lâcha un grognement et se redressa.

Madame Persoreille en fit autant, la figure toute rouge.

« Bénie soit notre réunion », dit Mémé d’une voix calme.

Tiphaine grimaça. Mémé lançait les hostilités. Hurler et donner des coups de doigt traduisait une dispute de sorcières parfaitement ordinaire, mais parler calmement et distinctement tenait de la guerre ouverte.

« Vous êtes bien aimable de nous accueillir, dit madame Persoreille.

— J’espère que j’vous trouve en bonne santé ?

— Je vais bien, mademoiselle Ciredutemps. » Annagramma ferma les yeux. Chez les sorcières, ça équivalait à un coup de pied dans le ventre.

« C’est maîtresse Ciredutemps, madame Persoreille, rectifia Mémé. Comme vous l’savez, j’crois, non ?

— Ma foi, oui. C’est maîtresse, évidemment. Je vous demande pardon. »

Ces coups bas échangés, Mémé poursuivit :

« J’espère que mademoiselle Falcone trouvera tout à sa convenance.

— Je suis sûre que…» Madame Persoreille fixa Tiphaine d’un air interrogateur.

« Tiphaine, la renseigna obligeamment la jeune fille.

— Tiphaine. Évidemment. Un joli nom… Je suis sûre que Tiphaine a fait tout son possible, dit madame Persoreille. Toutefois, on va absoudre et consacrer la chaumière, au cas où resteraient… des influences. »

J’ai déjà tout récuré à fond ! songea Tiphaine.

« Des influences ? » répéta Mémé Ciredutemps. Même l’hiverrier n’aurait pas réussi à parler d’une voix aussi glaciale.

« Et des vibrations inquiétantes, ajouta madame Persoreille.

— Oh, celles-là, je les connais, dit Tiphaine. C’est la latte du plancher de la cuisine qui a du jeu. Quand on marche dessus, ça fait trembler le buffet.

— Il est question d’un démon, poursuivit madame Persoreille d’un ton grave en ignorant l’explication. Et… de têtes de mort.

— Mais…» voulut intervenir Tiphaine.

La main de Mémé lui pressa si fort l’épaule qu’elle n’alla pas plus loin.

« Bon sang de bonsoir, fit Mémé sans lâcher sa prise. Des têtes de mort, hein ?

— Il court des histoires très troublantes, dit madame Persoreille en observant Tiphaine. De nature on ne peut plus occulte, maîtresse Ciredutemps. J’ai le sentiment qu’on a très mal servi la population locale, parfaitement. On a libéré des forces obscures. »

Tiphaine avait envie de crier ! Non ! Ce ne sont que des histoires ! Tout ça, c’est du pipo ! Elle veillait sur les villageois ! Elle mettait fin à leurs disputes ridicules, se souvenait de leurs lois, les grondait pour leur bêtise ! Elle n’aurait pas pu faire ça dans la peau d’une vieille dame fragile ! Il fallait qu’elle soit un mythe ! Mais la poigne de Mémé lui fit garder le silence.

« Des forces étranges sont sûrement à l’œuvre, dit Mémé Ciredutemps. J’vous souhaite de réussir dans vos entreprises, madame Persoreille. Vous voulez bien m’excuser ?

— Évidemment, ma… aîtresse Ciredutemps. Que de bonnes étoiles vous assistent.

— Que la route ralentisse au rythme de vos pas », répliqua Mémé. Elle relâcha un peu sa prise sur Tiphaine mais la traîna presque quand même jusque sur le côté de la chaumière. Le balai de feu mademoiselle Trahison était appuyé contre le mur.

« Attache tes affaires dessus en vitesse ! ordonna-t-elle. Faut qu’on y aille !

— Il va revenir ? demanda Tiphaine en se démenant pour fixer le sac et la vieille valise sur les brins du balai.

— Pas encore. Pas tout d’suite, je pense. Mais il va te chercher. Et il sera plus fort. Dangereux pour toi, je crois, et pour ceux qui t’entourent ! T’as tant à apprendre ! T’as tant à faire !

— Je l’ai remercié ! J’ai essayé d’être gentille avec lui ! Pourquoi est-ce qu’il s’intéresse encore à moi ?

— À cause de la danse, répondit Mémé.

— Je regrette d’avoir fait ça !

— Suffit pas. Qu’est-ce qu’une tempête connaît des regrets ? Tu dois te racheter. Tu crois réellement que cette place vide t’était destinée ? Oh, tout est si embrouillé ! Comment vont tes pieds ? »

Tiphaine, furieuse et ahurie, se figea, une jambe à demi passée par-dessus le manche.

« Mes pieds ? Qu’est-ce qu’ils ont, mes pieds ?

— Ils te démangent pas ? Qu’est-ce qui s’passe quand tu te déchausses ?

— Rien ! Je vois mes chaussettes, c’est tout ! Qu’est-ce que mes pieds viennent faire là-dedans ?

— On verra, répondit Mémé d’un ton exaspérant. Maintenant, amène-toi. »

Tiphaine voulut prendre de l’altitude, mais le balai décolla tout juste de l’herbe morte. Elle se retourna. Les brins étaient couverts de Nac mac Feegle.

« Vos ocupeuz pwint de nos, dit Rob Deschamps. On va se crampouneu !

— Et aeviteuz les rbonds, j’ai l’impraession de piaerde le dessus de ma caboche, ajouta Guiton Simpleut.

— On a des aerpas su ce vol ? demanda Grand Yann. J’ai le dandin de bware un ch’tit cop.

— Je ne peux pas vous emmener tous ! dit Tiphaine. Je ne sais même pas où je vais ! »

Mémé Ciredutemps jeta un regard noir aux Feegle. « Vous devrez faire le chemin à pied. On va à la ville de Lancre. L’adresse, c’est : Tir Noun Ogg, Grand-Place.

— Tir Noun Ogg, répéta Tiphaine. Ce n’est pas… ?

— Ça veut dire la maison de Nounou Ogg, la coupa Mémé tandis que les Feegle sautaient du balai. T’y seras en sécurité. Enfin, plus ou moins. Mais faudra s’arrêter en cours de route. On doit éloigner ce collier le plus possible de toi. Et j’sais comment m’y prendre ! Oh oui ! »


Les Nac mac Feegle couraient au petit trot dans les bois de l’après-midi. La faune locale avait appris à connaître les Feegle, aussi les bêtes à poil de la forêt avaient-elles toutes plongé au fond de leurs terriers et grimpé en haut des arbres, mais Grand Yann ordonna une halte au bout d’un moment et déclara : « Quaet chose nos swit à la trace !

— Swayeuz pwint ridicule, dit Rob Deschamps. Il raesse pus rieu dans ces bwas asseuz fou pour traqueu les Feegle !

— Je sais parfaitmaet ce que je sens, répliqua Grand Yann d’un air buté. Je le sens dans mes bouyos. Quaet chose s’en vieut su nos discreutmaet en ce moumaet !

— Ben, je vais pwint discuteu aveu les bouyos d’un gars, dit Rob d’un ton las. D’accord, tout le monde, rapandeuz-vos en un grand chaerke ! »

L’épée au clair, les Feegle s’éparpillèrent, mais des marmonnements s’élevèrent au bout de quelques minutes. Il n’y avait rien à voir, rien à entendre. Quelques oiseaux chantaient à distance prudente. Partout régnaient la paix et le calme, inhabituels dans les parages des Feegle.

« J’argraete, Grand Yann, mais je crwas que tes bouyos ont cafouyeu cette fwas », conclut Rob Deschamps.

C’est alors que le fromage Horace se laissa tomber d’une branche sur sa tête.


Beaucoup d’eau coulait sous le grand pont de Lancre, mais on avait du mal à la distinguer d’en haut à cause des embruns qui montaient des cascades un peu plus loin et qui restaient en suspension dans l’atmosphère glacée. Ce n’était qu’écume blanche tout au long de la gorge encaissée, puis la rivière bondissait de la cascade comme un saumon et s’abattait sur les plaines en contrebas comme une pluie d’orage. Depuis le pied des chutes, on pouvait suivre son cours jusque de l’autre côté du Causse, mais elle s’écoulait en larges méandres paresseux et il était plus rapide de voler en ligne droite.

Tiphaine avait remonté la rivière à balai en une seule occasion, la première fois où mademoiselle Niveau l’avait amenée dans les montagnes. Elle avait depuis toujours fait le grand tour pour descendre, en volant juste au-dessus de la route zigzagante de la diligence. Passer par-dessus le bord de ce torrent furieux pour chuter brutalement dans un air humide et froid, puis pointer le balai presque en piqué, se trouvait dans le peloton de tête des expériences qu’elle avait l’intention de ne jamais, jamais tenter.

Pour l’heure, Mémé Ciredutemps se tenait debout sur le pont, le cheval d’argent dans la main.

« La seule solution, dit-elle. Il va finir au fond de la mer. Que l’hiverrier aille donc te chercher là-bas ! »

Tiphaine hocha la tête. Elle ne pleurait pas, ce qui n’est pas pareil que… ben, ne pas pleurer. Les gens se baladaient tout le temps sans pleurer et n’y pensaient même pas. Mais elle, aujourd’hui, elle y pensait. Elle se disait : Je ne pleure pas…

C’était logique. Évidemment, tiens. Tout était du pipo ! Chaque bâton est une baguette magique, chaque flaque une boule de cristal. Tout avait le pouvoir qu’on voulait bien y mettre. Fourbis, têtes de mort et baguettes magiques, c’était comme… des pelles, des couteaux et des lunettes. C’était comme… des leviers. Avec un levier, on pouvait soulever un gros rocher, mais le levier n’effectuait aucun travail.

« Il faut que ce soit ta décision, expliqua Mémé. J’peux pas la prendre pour toi. Mais c’est pas grand-chose, et tant que tu le garderas, il sera dangereux.

— Vous savez, je ne crois pas qu’il me voulait du mal. Il était seulement contrarié, dit Tiphaine.

— Ah oui ? Tu veux le rencontrer encore une fois contrarié ? »

Tiphaine se remémora le visage étrange. Elle y avait reconnu des traits humains – plus ou moins – mais c’était comme si l’hiverrier avait entendu parler de l’idée d’humain sans avoir encore trouvé le moyen d’en devenir un.

« Vous croyez qu’il va faire du mal à d’autres gens ? demanda-t-elle.

— Il est l’hiver, petite. Ça s’limite pas à de jolis flocons, hein ? »

Tiphaine tendit la main. « Redonnez-le-moi, s’il vous plaît. »

Mémé lui remit le cheval en haussant les épaules.

L’objet reposait dans la paume de Tiphaine sur la curieuse cicatrice blanche. C’était le premier cadeau qu’on lui avait offert qui n’avait pas d’utilité, qui n’était censé servir à rien.

Je n’en ai pas besoin, songea-t-elle. Mon pouvoir vient du Causse. Mais la vie va-t-elle ressembler à ça ? À quelque chose dont on n’a pas besoin ?

« On devrait l’attacher à quelque chose de léger, dit-elle d’une voix neutre, sinon il va rester coincé au fond. »

Après avoir fouillé un moment dans l’herbe près du pont, elle mit la main sur un bout de bois et enroula la chaîne d’argent autour.

Il était midi. Tiphaine avait inventé l’expression « clair de l’allume » pour l’heure où le soleil brille le plus parce qu’elle en aimait la sonorité. N’importe qui pouvait être une sorcière au clair de la lune, avait-elle réfléchi, mais il fallait être vraiment forte pour en être une au clair de l’allume.

Forte en sorcellerie, en tout cas, songea-t-elle tandis qu’elle revenait sur le pont. Pas forte en bonheur.

Elle jeta le collier du haut du pont.

Elle n’en fit pas tout un roman. Il aurait été agréable de dire que le cheval d’argent scintilla à la lumière, parut rester un instant en suspension dans les airs avant d’entamer sa longue chute. C’est peut-être ce qu’il fît, mais Tiphaine ne regarda pas.

« Bien, commenta Mémé Ciredutemps.

— Tout est fini, maintenant ? demanda Tiphaine.

— Non ! Par ta danse, t’es entrée dans une histoire, petite, une histoire qui se raconte au monde tous les ans. C’est l’histoire de la glace et du feu, de l’hiver et de l’été. Tu l’as faussée. Faut que tu restes jusqu’à la fin pour t’assurer qu’elle se termine comme il faut. Le cheval t’accorde un délai, c’est tout.

— Un délai de combien ?

— J’sais pas. Ça s’est encore jamais produit jusqu’à présent. Le temps de réfléchir, au moins. Comment vont tes pieds ? »


L’hiverrier circulait lui aussi dans le monde, mais sans se déplacer au sens humain du terme. Partout où se trouvait l’hiver, il se trouvait aussi.

Il s’efforçait de réfléchir. Il n’avait encore jamais eu à en venir là, et c’était douloureux. Jusqu’ici, les humains n’étaient que des éléments du monde qui s’agitaient curieusement et allumaient des feux. Aujourd’hui l’hiverrier se fabriquait un esprit, et tout était nouveau.

Un être humain… fait de matière humaine… c’était ce qu’elle avait dit.

De la matière humaine. Il fallait qu’il se fasse en matière humaine pour la bien-aimée. L’hiverrier hanta le froid des morgues et les naufrages de bateaux à la recherche de matière humaine. Et en quoi consistait-elle ? En terre et en eau, principalement. Qu’on abandonne un humain assez longtemps, et même l’eau disparaîtrait pour ne laisser que quelques poignées de poussière vite emportées par le vent.

Donc, puisque l’eau ne réfléchissait pas, c’était la poussière qui faisait tout le travail.

L’hiverrier était logique, parce que la glace était logique. L’eau était logique. Le vent était logique. Il y avait des règles. Donc, un humain, ça revenait à… de la poussière correctement choisie !

Et, pendant qu’il chercherait cette poussière, il pourrait montrer sa puissance à la bien-aimée.


Ce soir-là, assise au bord de son nouveau lit, alors que les nuages du sommeil lui obscurcissaient peu à peu l’esprit comme autant de cumulonimbus, Tiphaine bâillait et se contemplait les pieds.

Ils étaient roses et avaient cinq orteils chacun. De bons pieds, finalement.

En temps normal, quand les gens vous rencontrent, ils vous lancent des : « Comment ça va ? » Nounou Ogg, elle, avait juste dit : « Entre donc. Comment vont tes pieds ? »

Tout le monde s’intéressait soudain à ses pieds. Évidemment, les pieds, c’est important, mais que croyaient-elles toutes qu’il allait leur arriver ?

Elle les fit pivoter d’un côté puis de l’autre. Ils n’eurent aucune réaction anormale, aussi se mit-elle au lit.

Elle n’avait pas dormi convenablement depuis deux nuits. Elle ne l’avait pas compris avant d’arriver à Tir Noun Ogg, quand son cerveau s’était mis en marche tout seul. Elle avait parlé à madame Ogg, mais elle avait du mal à se souvenir de quoi. Des voix lui avaient retenti dans les oreilles. À présent, enfin, elle n’avait rien d’autre à faire que dormir.

C’était un bon lit, le meilleur dans lequel elle avait jamais dormi. C’était la meilleure chambre qu’elle avait jamais occupée, même si elle s’était sentie trop fatiguée pour l’explorer à fond. Les sorcières n’étaient pas très portées sur le confort, surtout dans les chambres d’amis, mais Tiphaine avait grandi sur un vieux lit dont les ressorts lâchaient des gloing chaque fois qu’elle bougeait ; en se concentrant, elle pouvait jouer des mélodies dessus.

Ce matelas-ci était épais et moelleux. Elle s’enfonça dedans comme dans des sables mouvants très doux, très chauds et très lents.

L’ennui, c’est qu’on peut fermer les yeux, mais pas l’esprit. Alors que Tiphaine était étendue dans le noir, il lui gribouilla des images dans la tête : de pendules qui faisaient clong-clang, de flocons à son effigie, de mademoiselle Trahison traversant en pleine nuit la forêt à grands pas, en quête de mauvaises gens, son ongle de pouce jaune prêt à l’emploi.

Le mythe Trahison…

Elle sombra à travers ces souvenirs embrouillés jusque dans une blancheur terne. Mais la blancheur se fit plus vive et des détails apparurent, de petites zones de noir et de gris. Qui commencèrent à bouger doucement d’un bord à l’autre…

Tiphaine ouvrit les yeux, et tout devint clair. Elle se tenait debout sur un… sur un bateau… non, sur un voilier. De la neige recouvrait les ponts, et des stalactites de glace pendaient du gréement. Le voilier voguait dans la lumière eau-de-vaisselle de l’aube, sur une mer grise et silencieuse encombrée de glaçons flottants et de nuages de brume. Le gréement grinçait, le vent soupirait dans les voiles. Il n’y avait personne en vue.

« Ah. Un rêve, on dirait. Fais-moi sortir, s’il te plaît, demanda une voix familière.

— Tu es qui ? répliqua Tiphaine.

— Toi. Tousse, s’il te plaît. »

Tiphaine se dit : Ma foi, si c’est un rêve… Et elle toussa.

Une silhouette s’éleva de la neige sur le pont. C’était elle-même. Elle promena un regard songeur à la ronde.

« Tu es moi, toi aussi ? » demanda Tiphaine. Bizarrement, là, sur ce pont glacial, ça ne paraissait pas si… ben, bizarre que ça.

« Hmm. Oh oui, répondit l’autre Tiphaine sans cesser de tout observer attentivement. Je suis ton troisième degré. Tu te souviens ? La part de toi qui n’arrête jamais de réfléchir. Celle qui remarque les petits détails. Ça fait du bien de sortir à l’air frais. Hmm.

— Quelque chose ne va pas ?

— Ben, il s’agit manifestement d’un rêve. Si tu voulais te donner la peine de regarder, tu verrais que le timonier en ciré jaune là-bas à la barre, c’est le Joyeux Marin des paquets de tabac que fumait Mémé Patraque. Il nous vient toujours à l’esprit quand on pense à la mer, non ? »

Tiphaine tourna les yeux vers la silhouette barbue, qui la salua gaiement de la main.

« Oui, c’est lui, c’est sûr ! dit-elle.

— Mais je ne crois pas que ce soit exactement notre rêve, reprit le troisième degré. Il est trop… réel. »

Tiphaine baissa le bras et ramassa une poignée de neige.

« Ça paraît réel, dit-elle. C’est froid. » Elle façonna une boule de neige et se la jeta sur elle-même.

« J’aimerais autant que j’évite de faire ça, protesta l’autre Tiphaine en époussetant la neige de son épaule. Mais tu vois ce que je veux dire ? Les rêves ne sont jamais aussi… ben, peu oniriques que ça.

— Je sais ce que je veux dire, fit Tiphaine. Je crois qu’au moment où ils deviennent réels quelque chose de bizarre se produit.

— Exactement. Tout ça ne me plaît pas. Si c’est un rêve, alors quelque chose d’horrible va se produire…»

Elles regardèrent plus loin en avant du bateau. Là-bas, un banc de brouillard sale et lugubre s’étendait sur la mer.

« Il y a quelque chose dans le brouillard ! » s’exclamèrent ensemble les deux Tiphaine.

Elles se retournèrent et grimpèrent à toute vitesse l’échelle jusqu’à l’homme à la barre.

« Tenez-vous à l’écart du brouillard ! S’il vous plaît, ne vous en approchez pas ! » s’écrièrent-elles.

Le Joyeux Marin s’ôta la pipe de la bouche, l’air intrigué.

« Une bonne pipe par tous les temps ? dit-il à Tiphaine.

— Quoi ?

— C’est tout ce qu’il sait dire ! expliqua son troisième degré en empoignant la barre. Tu te souviens ? C’est ce qu’il dit sur l’emballage ! »

Le Joyeux Marin la repoussa doucement. « Une bonne pipe par tous les temps, répéta-t-il d’un ton apaisant. Par tous les temps.

— Écoutez, on veut seulement…» voulut expliquer Tiphaine, mais son troisième degré, sans un mot, lui posa la main sur la tête et la fit pivoter.

Quelque chose sortait du brouillard.

C’était un iceberg, un gros, au moins trois fois plus haut que le bateau, aussi majestueux qu’un cygne. Il était si imposant qu’il générait son propre climat. Il paraissait se déplacer lentement ; de l’eau blanche en ceignait la base. De la neige tombait tout autour. Des lambeaux de brouillard traînaient dans son sillage.

La pipe tomba de la bouche du Joyeux Marin alors que ses yeux s’écarquillaient.

« Une bonne pipe ! » jura-t-il.

L’iceberg, c’était Tiphaine. Une Tiphaine dans les cent mètres de haut, en glace verte scintillante, mais une Tiphaine tout de même. Des oiseaux de mer perchaient sur sa tête.

« Ce n’est pas l’hiverrier qui fait ça ! dit la jeune fille. J’ai jeté le cheval ! » Elle mit ses mains en coupe devant sa bouche et brailla : « J’AI JETÉ LE CHEVAL ! »

Sa voix rebondit en écho sur la gigantesque silhouette de glace. Quelques oiseaux décollèrent de l’immense tête gelée en piaillant. Derrière Tiphaine, la barre du bateau tournait à toute allure. Le Joyeux Marin tapa du pied et montra du doigt les voiles blanches au-dessus d’eux.

« Une bonne pipe par tous les temps ! ordonna-t-il.

— Je regrette. Je ne vois pas ce que vous voulez dire ! » répondit une Tiphaine au désespoir.

L’homme pointa encore le doigt vers les voiles et mima des mouvements frénétiques de traction avec les mains.

« Une bonne pipe !

— Pardon, je ne vous comprends pas ! »

Le marin grogna et courut vers un cordage qu’il hala à la hâte.

« Ça devient bizarre, dit calmement le troisième degré.

— Ben, oui, je trouve qu’un gros iceberg qui me ressemble, c’est…

— Non, ça, c’est seulement étrange. Là, c’est bizarre. On a des passagers. Regarde. » Elle tendit le doigt.

Plus bas, sur le pont principal, Tiphaine vit une rangée d’écoutilles fermées par d’épaisses grilles de fer ; elle ne les avait pas remarquées jusqu’alors.

Des mains par centaines, aussi pâles que des racines sous une souche, tâtonnant et s’agitant, se bousculaient pour se tendre à travers.

« Des passagers ? murmura la jeune fille dans un souffle d’horreur. Oh, non…»

Puis les hurlements commencèrent. Tiphaine aurait préféré, nettement préféré, entendre crier « A l’aide ! » et « Sauvez-nous ! », mais ce n’étaient que hurlements et gémissements, ceux de malheureux en proie à la douleur et à la peur…

Non !

« Reviens dans ma tête, dit-elle d’un ton sinistre. Ça m’empêche de me concentrer de te voir courir dehors. Tout de suite.

— Je vais rentrer par-derrière toi, dit son troisième degré. Ça ne te paraîtra pas aussi…»

Tiphaine sentit un élancement, un changement dans sa tête, et se dit : Bah, j’imagine que ç’aurait pu être beaucoup plus le bazar que ça.

D’accord. Réfléchissons. Réfléchissons au grand complet.

Elle observa les mains désespérées qui s’agitaient comme des algues sous-marines et songea : Je suis dans quelque chose qui ressemble à un rêve, mais je ne crois pas qu’il s’agisse du mien. Je suis sur un bateau, et on va se faire tuer par un iceberg qui est une représentation géante de moi.

Je crois que je me préférais en flocons de neige…

Qui fait ce rêve ?

« À quoi ça rime, hiverrier ? » demanda-t-elle, et son troisième degré, revenu à son poste, commenta : C’est étonnant, tu vois même ton propre souffle dans l’atmosphère…

« C’est un avertissement ? brailla Tiphaine. Qu’est-ce que vous voulez ? »

Je te veux pour femme, répondit l’hiverrier. La réponse arriva comme ça dans ses souvenirs.

Les épaules de Tiphaine s’affaissèrent.

Tu sais que ce n’est pas réel, dit son troisième degré. Mais c’est peut-être l’ombre d’une réalité…

Je n’aurais pas dû laisser Mémé Ciredutemps renvoyer ainsi Rob Deschamps…

« Miyards ! Mille bâbords ! » s’écria une voix dans son dos. Que suivit la clameur habituelle.

« C’eut « sabords », bougrae d’inochaet !

— Win ? Je confonds toujous les deus coteus !

— Que le grand cric me croque ! Guiton Simpleut vieut de basculeu dans l’yo !

— Quaele biaete ! Je li avwas dit : le bandeau su un seul euy !

— Et yo hoho et ho yoyo…»

Des Feegle jaillirent de la cabine derrière Tiphaine, et Rob Deschamps s’arrêta devant elle tandis que le flot de ses congénères la dépassait. Il salua.

« Pardon d’aete un ch’tit peu en aertard, mais falwat qu’on trouve les cache-ieus nwars, dit-il. Rieu de tael que le style, vos saveuz. »

Tiphaine resta sans voix, mais seulement un instant. Elle pointa le doigt.

« Faut qu’on empêche le bateau de percuter cet iceberg !

— C’eut tout ? Nae problemo ! » Rob observa la géante de glace dressée sur la mer et sourit de toutes ses dents. « Il a bieu raeussi vot neuz, hin ?

— Empêchez la catastrophe. S’il vous plaît, implora Tiphaine.

— À vos ordes ! Veneuz, les gars ! »

Regarder travailler les Feegle, c’était comme regarder des fourmis, sauf que les fourmis ne portaient pas de kilts ni ne criaient « miyards » à tout bout de champ. C’était peut-être parce qu’ils donnaient tellement de sens à ce mot qu’ils n’avaient visiblement aucun mal à comprendre les ordres du Joyeux Marin. Ils grouillaient sur le pont comme… ben, des fourmis. Ils halèrent des cordages mystérieux. Des voiles se déplacèrent et se gonflèrent dans un chœur de « Une bonne pipe ! » et « Miyards ! »

L’hiverrier veut maintenant m’épouser, songea Tiphaine. Oh là là.

Elle s’était parfois demandé si elle se marierait un jour, mais il ne faisait à ses yeux aucun doute que « maintenant », c’était trop tôt pour « un jour ». D’accord, sa mère s’était mariée l’année de ses quatorze ans, mais c’était monnaie courante dans le temps. Il y avait beaucoup à faire avant que Tiphaine ne se marie, elle était très claire là-dessus.

Et puis, à bien y réfléchir… beurk. Il n’était même pas humain. Il serait trop…

Chtonk ! fit le vent dans les voiles. Le bateau grinça, donna de la gîte, et tout le monde criait vers Tiphaine. On criait surtout « La barre ! Atrapeuz la barre tout de swite ! » mais on distinguait aussi dans le lot une voix affolée braillant : « Une bonne pipe par tous les temps ! »

Tiphaine se retourna et vit la roue de gouvernail qui tournait si vite que ce n’était qu’une tache. Elle voulut la saisir au vol et reçut une volée de rayons sur les doigts, mais un bout de cordage roulé traînait tout près avec lequel elle réussit à prendre la barre au lasso pour l’immobiliser par à-coups sans trop glisser sur le pont. Après quoi elle l’empoigna et voulut la tourner dans l’autre sens. C’était comme vouloir pousser une maison, mais la roue de gouvernail bougea, d’abord tout doucement, puis plus vite quand Tiphaine y mit toutes ses forces.

Le bateau vira. Elle le sentait s’écarter, la proue se détournait un peu de l’iceberg, elle ne se dirigeait pas droit dessus. Ouf ! Les événements prenaient enfin meilleure tournure ! Elle poussa encore un peu sur la barre, et l’immense mur de glace défila près du bateau, emplissant l’atmosphère de brume. Tout allait bien se passer en fin de…

Le voilier percuta l’iceberg.

Il y eut d’abord un simple crac ! quand un espar accrocha un affleurement, mais d’autres se fracassèrent aussitôt après quand le bateau racla la paroi de glace. Puis des éclatements secs de bois retentirent alors que le bâtiment poursuivait sa route en grinçant, et des morceaux de planche fusèrent sur des colonnes d’eau écumante. Le sommet d’un mât se brisa net et emporta avec lui voiles et gréement. Un bloc de glace s’écrasa sur le pont à quelques pas de Tiphaine, qui essuya une averse d’aiguilles.

« Ça ne devrait pas se passer comme ça ! » haleta-t-elle en se suspendant à la barre. Épouse-moi, dit l’hiverrier.

De l’eau blanche bouillonnante traversait en rugissant le navire en perdition. Tiphaine tint encore un petit moment, puis une déferlante glacée la recouvrit… sauf que l’eau n’était soudain pas froide mais tiède. Elle l’empêchait malgré tout de respirer. Dans le noir, elle chercha à toute force à regagner la surface, jusqu’à ce que l’obscurité disparaisse brusquement, que ses yeux s’emplissent de lumière et qu’une voix dise : « Je suis sûre que ces matelas sont beaucoup trop mous, mais on ne peut rien lui dire, à madame Ogg. »

Tiphaine battit des paupières. Elle était au lit, et une femme maigrelette aux cheveux tourmentés, au nez passablement rouge, se tenait debout à côté.

« Tu te tournais et retournais comme une folle, reprit la femme en posant une chope fumante sur la table de chevet. Un de ces jours, quelqu’un va s’asphyxier, moi je te le dis. » Tiphaine battit encore des paupières. Je suis censée me rassurer par : Oh, ce n’était qu’un rêve. Mais ce n’était pas qu’un rêve. Pas mon rêve.

« Quelle heure il est ? parvint-elle à demander.

— Dans les sept heures, répondit la femme.

— Sept heures ! » Tiphaine repoussa les draps. « Faut que je me lève ! Madame Ogg va vouloir son petit-déjeuner !

— Ça m’étonnerait. Je le lui ai porté au lit il y a moins de dix minutes, dit la femme en jetant à Tiphaine un drôle de regard. Et je m’en retourne chez moi. » Elle renifla. « Bois ton thé avant qu’il refroidisse. » Sur ces paroles, elle se dirigea vers la porte.

« Madame Ogg est malade ? » demanda Tiphaine en cherchant partout ses chaussettes. Pour ce qu’elle en savait, il fallait être très vieux ou très malade pour prendre un repas au lit.

« Malade ? Je crois qu’elle n’a jamais été malade un seul jour dans toute sa vie », répondit la femme en réussissant à laisser entendre que, de son point de vue, c’était injuste. Elle referma la porte.

Même le plancher de la chambre était doux – non pas adouci par des siècles de pieds qui en avaient usé les lattes et éliminé toutes les échardes, mais parce qu’on l’avait poncé puis verni. Les pieds nus de Tiphaine y adhéraient légèrement. On ne voyait aucune poussière nulle part ni aucune toile d’araignée. La chambre était lumineuse et fraîche, tout le contraire de ce que devait être une chambre dans une chaumière de sorcière.

« Je vais m’habiller, lança-t-elle à la cantonade. Il y a des Feegle dans le coin ?

— Ah, non », répondit une voix sous le lit.

Suivirent des chuchotements frénétiques, et la voix reprit : « Enfin… on est pwint bocop ichi.

— Alors fermez les yeux », ordonna Tiphaine.

Elle s’habilla tout en prenant quelques gorgées de thé de temps en temps. Du thé qu’on vous apportait au lit alors que vous n’étiez pas malade ? Ça n’arrivait qu’aux rois et aux reines, ces choses-là !

Puis elle remarqua les ecchymoses sur ses doigts. Elle n’avait pas mal du tout, mais la peau était bleue là où la barre du bateau l’avait heurtée. Bon…

« Les Feegle ? appela-t-elle.

— Miyards, vos alleuz pwint nos avwar une deuziaeme fwas, dit la voix sous le lit.

— Sors que je te voie, Guiton Simpleut ! ordonna Tiphaine.

— C’eut de la vraie sorcieulrie, mamzaele, vos advineuz toujous que c’eut mi. »

Après d’autres chuchotements précipités, Guiton Simpleut – car c’était bien lui – sortit en compagnie de deux autres Feegle ainsi que du fromage Horace.

Tiphaine écarquilla les yeux. D’accord, c’était un fromage bleu, donc à peu près de la même teinte que les Feegle. Et il se conduisait comme eux, pas de doute là-dessus. Mais pourquoi s’était-il entouré d’une bande crasseuse de tartan feegle ?

« Il nos a pus ou mwins trouveus, expliqua Guiton Simpleut en entourant de son bras autant d’Horace qu’il lui était possible. Je peux le gardeu ? Il comprane tout ce que je dis !

— C’est incroyable, parce que moi, non, répliqua Tiphaine. Au fait, est-ce qu’on était dans un naufrage cette nuit ?

— Oh, win. Si vos voleuz.

— Si je veux ? C’était vrai ou ce n’était pas vrai ?

— Oh, win, répondit le Feegle d’un ton nerveux.

— Lequel des deux, vrai ou pas vrai ? insista Tiphaine.

— Pus ou mwins vrai et pus ou mwins pwint vrai, d’une maniaere vraie pwint vraie, si vos voleuz, dit Guiton Simpleut en ne sachant pas trop où se mettre. Je counwas pwint les mots jusses…

— Vous allez tous bien, les Feegle ?

— Oh win, mamzaele, répondit Guiton Simpleut qui s’égaya. Nae problemo. C’aetwat qu’un batcho de raeve su une maer de raeve, apreus tout.

— Et un iceberg de rêve ?

— Ah, non. L’isbaerg aetwat vrai, maetesse.

— Je m’en doutais ! Tu es sûr ?

— Win. On est forts pour counwate ces afaeres, répondit Guiton Simpleut. C’eut comme cha, hin, les gars ? » Les deux autres Feegle, pétrifiés de crainte respectueuse face à la ch’tite michante sorcieure jaeyante et sans la présence rassurante de centaines de frères autour d’eux, confirmèrent du chef à l’adresse de Tiphaine et voulurent se réfugier chacun derrière l’autre en traînant les pieds.

« Un vrai iceberg à mon image se promène sur la mer ? dit Tiphaine d’un ton horrifié. Et il empêche les bateaux de circuler ?

— Win. Possibe, fit Guiton Simpleut.

— Je vais m’attirer des tas d’ennuis ! » dit Tiphaine en se levant.

Un claquement se produisit ; l’extrémité d’une des lattes bondit du plancher et resta en l’air en se dandinant avec un bruit de fauteuil à bascule. Elle avait arraché deux longues pointes.

« Et maintenant ça », ajouta Tiphaine d’une petite voix. Mais les Feegle et Horace avaient disparu.

Derrière Tiphaine, quelqu’un se mit à rire, mais ça tenait davantage du gloussement, un gloussement sincère, réel, et donnant vaguement à croire qu’on venait de raconter une blague salace.

« Ces p’tits démons, quand ils courent, c’est pas à moitié, hein ? lança Nounou Ogg en entrant d’un pas tranquille dans la chambre. Bon, maintenant, Tiph, j’veux que tu t’retournes lentement et que t’ailles t’asseoir sur ton lit, les pieds décollés du plancher. Tu peux faire ça ?

— Évidemment, madame Ogg, répondit Tiphaine. Écoutez, je vous demande pardon pour…

— Pfff, qu’est-ce que c’est, une latte de plus ou d’moins ? répliqua Nounou Ogg. Esmé Ciredutemps, elle m’inquiète beaucoup plus. Elle a dit qu’il pourrait s’passer des trucs comme ça ! Ha, elle avait raison, et miss Tique avait tort ! On pourra plus la fréquenter, après ce coup-là ! Elle sera tellement hautaine que ses pieds toucheront plus terre ! »

Avec un spioioioiiing ! une autre latte se dressa d’un coup.

« Et ce serait une bonne chose que les tiens en fassent autant, mademoiselle, ajouta Nounou Ogg. J’reviens dans une seconde. »

La seconde en dura en réalité vingt-sept, temps qu’il fallut à Nounou pour rapporter une paire de pantoufles d’un rose agressif décorées de Jeannot Lapin.

« Ma deuxième meilleure paire », dit-elle alors qu’une latte lâchait un plonk ! derrière elle et projetait quatre grosses pointes dans le mur d’en face. Sur les autres lattes déjà dressées commençait à pousser ce qui ressemblait fort à des feuilles. Des feuilles fines à l’air de mauvaises herbes, mais des feuilles quand même.

« C’est moi qui fais ça ? demanda nerveusement Tiphaine.

— Y a des chances qu’Esmé veuille te causer de tout ça elle-même, répondit Nounou en l’aidant à enfiler les pieds dans les pantoufles. Mais ce que tu nous fais là, mademoiselle, c’est un vilain cas de ped fecundis. » Tout au fond de la mémoire de Tiphaine, le docteur Sensibilité Billebaude, D. Phi. Ma., L. ès D. T., s’agita un moment dans son sommeil et se chargea de la traduction.

« Les pieds fertiles ? dit Tiphaine.

— Bravo ! Je m’attendais pas à ce qu’il arrive des trucs aux lames du plancher, remarque, mais c’est logique, quand on y réfléchit. Elles sont en bois, après tout, alors elles veulent pousser.

— Madame Ogg ? fit Tiphaine.

— Oui ?

— S’il vous plaît… Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez ! J’ai toujours les pieds très propres ! Et je crois que je suis un iceberg géant ! »

Nounou Ogg posa sur elle un long regard amical. Tiphaine plongea le sien dans deux yeux sombres et pétillants. N’essaye pas de la rouler ni de cacher quoi que ce soit à ces yeux-là, lui conseilla son troisième degré. Tout le monde raconte qu’elle est la meilleure amie de Mémé Ciredutemps depuis qu’elles étaient gamines. Et ça veut dire que toutes ces rides doivent cacher des nerfs d’acier.

« La bouilloire est sur l’feu en bas, annonça joyeusement Nounou. Pourquoi tu descends pas tout m’raconter ? »

Tiphaine avait cherché le mot « cocotte » dans le Dictionnaire non expurgé et trouvé qu’il désignait « une fille de mauvaise vie » et « une femme facile ». Ça signifiait, conclut-elle après un temps de réflexion, que madame Gytha Ogg, connue sous le nom de Nounou, était une personne très respectable. Elle n’était pas compliquée, déjà, puisqu’elle était facile. Et si la vie avait été mauvaise pour elle quand elle était fille, elle n’en était que plus méritante.

Tiphaine avait le sentiment que ce n’était pas ce qu’avait voulu dire mademoiselle Trahison, mais on ne discutait pas avec la logique.

Nounou Ogg savait écouter, au moins. Elle était tout oreilles et, avant même de s’en rendre compte, Tiphaine lui racontait son histoire par le menu. De A à Z. Nounou, assise de l’autre côté de la grande table de la cuisine, tirait doucement sur une pipe gravée d’un hérisson. De temps en temps, elle posait une petite question comme « Pourquoi donc ? » ou « Et après, qu’est-ce qui s’est passé ? » et ça repartait. Le petit sourire amical de Nounou savait tirer du nez de ses interlocuteurs des vers dont ils ignoraient même l’existence.

Pendant qu’elles discutaient, le troisième degré de Tiphaine passait le salon en revue du coin de l’œil.

Merveilleusement propre et lumineux, il était envahi de bibelots, des bibelots bon marché, amusants, de ceux qui proclament « À la meilleure maman du monde ». Et là où il n’y avait pas de bibelots trônaient des portraits de bébés, d’enfants et de familles.

Tiphaine croyait que seuls les gens fortunés vivaient dans des maisons pareilles. Il y avait des lampes à huile ! Et une baignoire en fer-blanc judicieusement suspendue à un crochet à côté des cabinets ! Et même une pompe carrément en intérieur ! Mais Nounou y évoluait dans sa robe noire passablement usée, sans se donner de grands airs.

Depuis le meilleur fauteuil dans la salle des bibelots, un gros chat gris observait Tiphaine d’un œil entrouvert où luisait le mal absolu. Nounou l’avait présenté : « Gredin… Fais pas attention à lui, c’est qu’un gros minou. » Ce que Tiphaine, avisée, avait traduit par : « Il te plantera ses griffes dans la jambe si tu t’en approches trop près. »

Tiphaine parlait comme elle n’avait encore jamais parlé à quiconque jusque-là. Ce devait être une espèce de magie, conclut son troisième degré. Les sorcières trouvaient vite le moyen de mettre leurs interlocuteurs sous leur emprise par l’effet de leur voix, mais Nounou Ogg, elle, écoutait.

« Ce gars, Roland, qu’est pas ton p’tit ami, dit Nounou alors que Tiphaine marquait un temps pour reprendre son souffle, tu songes à te marier avec, hein ? » Ne mens pas, insista son troisième degré. « Je… Ben, la tête imagine toutes sortes de choses quand on n’y fait pas attention, pas vrai ? répondit Tiphaine. Ce n’est pas ce que j’appelle songer. N’importe comment, tous les autres garçons que j’ai connus se contentent de fixer leurs crétins de pieds ! D’après Pétulia, c’est à cause du chapeau.

— Ben, ça aide de l’enlever, fit observer Nounou Ogg. Remarque, un corsage décolleté aussi, ça aidait, quand j’étais jeune. Ils avaient plus envie de reluquer leurs crétins de pieds, moi j’te l’dis ! »

Tiphaine vit les yeux sombres braqués sur elle. Elle éclata de rire. La figure de madame Ogg se fendit d’un grand sourire qu’on aurait dû mettre sous les verrous pour une question de décence, et Tiphaine se sentit curieusement mieux. Elle avait passé une espèce d’épreuve.

« Remarque, ça marcherait sans doute pas avec l’hiverrier, évidemment, reprit Nounou en plombant à nouveau l’ambiance.

— Les flocons, ça ne me gênait pas, dit Tiphaine. Mais l’iceberg… là, c’était un peu beaucoup, je trouve.

— Faire de l’épate devant les filles, commenta Nounou en tirant sur sa pipe au hérisson. Oui, ils font ça.

— Mais il peut tuer des gens !

— Il est l’hiver. C’est ce qu’il fait. Mais, à mon avis, il panique un peu parce qu’il a jamais été amoureux d’une humaine avant.

— Amoureux ?

— Ben, il croit sans doute l’être. »

Une fois encore, les yeux observèrent attentivement Tiphaine.

« C’est un esprit, et les esprits sont simples, en réalité, poursuivit Nounou Ogg. Mais il essaye d’être un humain. Et ça, c’est compliqué. On est pleins de machins qu’il comprend pas – qu’il peut pas comprendre, par le fait. La colère, par exemple. Un blizzard se met jamais en pétard. La tempête déteste pas les gens qu’elle tue. Le vent est jamais cruel. Mais plus il pense à toi, plus il doit se débattre avec des sentiments comme ça, et personne peut lui apprendre. Il est pas très malin. Il a jamais eu besoin de l’être. Et, le côté intéressant, c’est que tu changes aussi…»

On frappa à la porte. Nounou Ogg se leva et alla l’ouvrir. Mémé Ciredutemps se tenait dans l’embrasure, et miss Tique jetait un coup d’œil interrogateur par-dessus son épaule.

« Bénie soit cette maison, lança Mémé d’une voix laissant entendre que, s’il fallait débarrasser ladite maison des bénédictions, elle pouvait s’en charger aussi.

— Sûrement, fit Nounou Ogg.

— C’est le ped fecundis, alors ? » Mémé montra Tiphaine de la tête.

« M’a l’air d’un cas grave. Les lattes du plancher ont commencé à germer quand elle a marché dessus pieds nus.

— Ha ! Tu lui as donné quelque chose contre ça ? demanda Mémé.

— J’ai prescrit une paire de pantoufles.

— Je ne vois franchement pas comment une avatarisation pourrait se produire quand il s’agit d’esprits… Ça n’a pas de…, intervint miss Tique.

— Arrêtez de causer pour rien dire, miss Tique, la coupa Mémé Ciredutemps. J’ai remarqué que ça vous arrive quand ça va mal, et ça nous aide pas.

— Je ne veux pas inquiéter la petite, c’est tout », répliqua miss Tique. Elle prit la main de Tiphaine, la tapota et ajouta : « Ne t’inquiète pas, Tiphaine, on va…

— C’est une sorcière, rappela durement Mémé. Suffit de lui dire la vérité.

— Vous croyez que je deviens une… une déesse ? » demanda Tiphaine.

Leurs figures valaient le détour. La seule bouche qui ne formait pas un O, c’était celle de Mémé Ciredutemps, qui affichait un petit sourire narquois. Elle rappelait le maître dont le chien vient d’exécuter un bon tour.

« Comment t’as découvert ça ? » demanda-t-elle.

Le docteur Billebaude avait émis une hypothèse : Avatar, incarnation d’un dieu. Mais je ne vais pas te le dire, songea Tiphaine. « Ben, est-ce que c’est vrai ? répliqua-t-elle.

— Oui, confirma Mémé Ciredutemps. L’hiverrier te prend pour… Oh, il manque pas de noms. La Dame des Fleurs, celui-là est joli. Ou la Dame de l’Été. Elle fait l’été, tout comme lui fait l’hiver. Il te prend pour elle.

— D’accord. Mais on sait qu’il se trompe, non ?

— Euh… il ne se trompe pas autant qu’on aimerait », dit miss Tique…


La plupart des Feegle avaient campé dans la grange de Nounou Ogg, où ils tenaient un conseil de guerre, sauf que la guerre n’avait pas grand-chose à voir là-dedans.

« Ce qu’on a dans l’afaere praesente, déclara Rob Deschamps, c’eut un cas d’idylle.

— C’eut kwa, Rob ? demanda un Feegle.

— Win, ce serwat pwint comme cha qu’on faet les ch’tits aefants ? demanda Guiton Simpleut. Vos nos aveuz parleu de cha l’an passeu. C’aetwat traes intaeressant, mais un peu tireu par les cheveus de mon pwint de vue.

— Pwint vraimaet, répondit Rob Deschamps. Et c’eut un peu dur d’aespliqueu. Mais je crwas que l’iverieu veut idyller la ch’tite michante sorcieure jaeyante et qu’elle sait pwint ce qu’elle dwat faere.

— Alors c’eut bieu comme cha qu’on faet les ch’tits aefants ? demanda Guiton Simpleut.

— Non, pasque minme les biaetes savent cha, mais seuls les jaes counwassent l’idylle, répondit Rob. Quand une vake maie renconte une vake fumaele, elle a pwint beswin de dire « Mon keur faet bang-bang-bang quand je vwas vot ch’tit visage » pasque c’eut pour ainsi dire graveu dans leur tchaete. Les jaes ont pus de mal. L’idylle, c’eut traes important, vos saveuz. Fondamentalmaet, c’eut une maniaere pour le garchon de s’aprocheu de la fie sans qu’elle li raetre daedans et li arrache les ieus aveu les ongues.

— Je vwas pwint coumaet on peut lui apraene une afaere paraeye, dit Quasi-Fou Angus.

— La ch’tite michante sorcieure jaeyante lit des lives, rappela Rob Deschamps. Quand elle vwat un live, elle peut pwint s’ertaeni. Et mi, ajouta-t-il fièrement, j’ai un plan. »

Les Feegle se détendirent. Ils se sentaient toujours mieux quand Rob avait un plan, surtout que la plupart de ceux qu’il proposait revenaient à hurler et se ruer à l’assaut.

« Parleuz-nos du plan, Rob, dit Grand Yann.

— Je swis binaese que vos me le demandieuz, répondit Rob Deschamps. Le plan, c’eut : on va lui trouveu un live su l’idylle.

— Et coumaet on va trouveu ce live, Rob ? » lança Guillou Gromenton d’un ton hésitant. C’était un gonnagle loyal, mais il était aussi assez intelligent pour se sentir nerveux chaque fois que Rob Deschamps avait un plan.

Lequel agita une main désinvolte. « Ah, fit-il. On counwat le numaero ! Tout ce qu’il nos faut, c’eut un grand capio, un paltot, un cinte et un manche de balai !

— Oh, win ? fit Grand Yann. Prems pour pwint me retrouveu ’core un cop dans les jaenous ! »


Avec les sorcières, tout est épreuve. Voilà pourquoi elles mirent à l’épreuve les pieds de Tiphaine.

Je parie que je suis la seule au monde sur le point de faire ça, songeait-elle au moment de baisser les pieds dans un bac rempli de terre que Nounou avait prélevée en hâte à la pelle. Mémé Ciredutemps et miss Tique étaient toutes deux assises sur des chaises de bois sans coussin, alors que Gredin, le chat gris, occupait la totalité d’un grand fauteuil défoncé. On ne tenait pas à réveiller Gredin quand lui tenait à dormir.

« Tu sens quelque chose ? demanda miss Tique.

— Un peu de froid, c’est tout… Oh… il se passe un truc…»

Des pousses vertes apparurent autour des pieds de Tiphaine et grandirent rapidement. Puis elles blanchirent à leur base et lui repoussèrent doucement les pieds alors qu’elles commençaient à gonfler.

« Des oignons ? fit Mémé Ciredutemps d’un air dédaigneux.

— Ben, c’est les seules graines que j’ai pu trouver en si peu de temps, répondit Nounou Ogg en tâtant du doigt les bulbes d’un blanc luisant. Bonne taille. Bravo, Tiph. »

Mémé parut scandalisée. « Tu vas pas manger ça, dis, Gytha ? lança-t-elle d’un ton accusateur. Si, c’est ça ? Tu vas pas les manger, tout d’même ! »

Nounou Ogg se releva, une botte d’oignons dans chacune de ses mains potelées, et afficha une mine coupable, mais un instant seulement.

« Et pourquoi j’les mangerais pas ? se défendit-elle d’un air buté. On va pas cracher sur des légumes frais en hiver. Et puis, de toute manière, elle a les pieds tout propres.

— C’est indécent, commenta miss Tique.

— Ça ne m’a pas fait mal, dit Tiphaine. Il m’a suffi de garder les pieds un moment dans le bac.

— Voilà, elle dit que ç’a pas fait mal, insista Nounou Ogg. Tiens, j’crois qu’il me reste des graines de carotte dans le tiroir de la cuisine…» Elle vit les mines de ses consœurs. « Bon, bon, d’accord, pas la peine de tirer cette tête-là. J’voulais juste présenter le bon côté des choses, c’est tout.

— Qu’on m’explique ce qui m’arrive, s’il vous plaît ! gémit Tiphaine.

— Miss Tique va te donner la réponse avec de grands mots, dit Mémé. Mais ça revient à ça : ce qui t’arrive, c’est l’histoire qui se met en place. Elle t’intègre en elle. »

Tiphaine s’efforça de ne pas avoir l’air de celle qui n’a pas compris un mot de ce qu’elle vient d’entendre.

« Je n’aurais rien contre quelques petites précisions, je crois, dit-elle.

— Moi, j’crois que je vais aller préparer du thé », lança Nounou Ogg.

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