XXVIII

Il rejoignit les flics de Bourg à la place du Calvaire. On était en limite de ville, presque à la campagne, au carrefour de trois routes secondaires. Une croix de pierre marquait l’emplacement. Les flics s’activaient autour du corps d’un homme de soixante-dix ans environ, égorgé et déchiré à l’épaule.

Le commissaire Hermel, un homme aussi petit qu’Adamsberg, portant moustaches tombantes et lunettes accrochées à de grandes oreilles, s’avança pour lui serrer la main.

— On m’a prévenu que vous suiviez ça depuis l’origine, dit-il. Heureux de pouvoir bénéficier de votre aide.

Hermel était un homme souple, cordial, que la concurrence éventuelle d’Adamsberg ne gênait pas. Adamsberg lui donna rapidement les informations qu’il possédait. Hermel l’écoutait, tête penchée, frottant sa joue.

— Ça correspond, dit-il. En plus des blessures, on a une empreinte de patte assez nette à gauche du corps, grande comme une soucoupe. Un vétérinaire doit venir examiner tout cela. Mais c’est dimanche, tout le monde a du retard.

— À quelle heure ça s’est produit ?

— Vers deux heures du matin.

— Qui l’a découvert ?

— Un gardien de nuit qui rentrait.

— On sait déjà qui c’est ?

— Fernand Deguy, un ancien guide de montagne. Il est retiré à Bourg depuis une quinzaine d’années. Sa maison est tout près d’ici. Je viens de faire prévenir sa famille. Vous parlez d’une catastrophe. Bouffé par un loup.

— On a une idée de ce qu’il faisait là ?

— On n’a pas encore questionné sa femme à fond. Elle est hors d’état. Mais le gars était un couche-tard. Quand il n’y avait rien à voir, il partait faire un tour dans la campagne.

Hermel désigna les collines d’un geste circulaire.

— À voir où ? demanda Adamsberg.

— À la télé.

— Hier, intervint un lieutenant, il n’y avait rien. C’est samedi soir. Je la regarde quand même, c’est mon seul soir de tranquille.

— Il aurait mieux fait de t’imiter, dit Hermel d’un ton pensif. Au lieu de ça, il est parti dans la nature. Et il a croisé l’homme qu’il ne fallait pas.

— Vous pourriez me rassembler le maximum d’informations sur la vie de ce type ? demanda Adamsberg.

— À quoi ça pourrait servir ? dit Hermel. C’est tombé sur lui. Ça aurait pu tomber sur un autre.

— C’est ce que je me demande. Vous pourriez faire ça, Hermel ? Ramasser tout ce que vous pouvez ? Ceux de Villard-de-Lans font de même avec Sernot. On confrontera.

Hermel secoua la tête.

— Le pauvre vieux était là au mauvais moment, dit-il. À quoi ça mènera de savoir quand il a eu sa première paire de skis ?

— Je ne sais pas. J’aimerais qu’on le fasse.

Hermel réfléchit. Il connaissait Adamsberg de réputation. Sa requête lui paraissait inepte mais il ferait ce qu’il demandait. Un collègue lui avait dit qu’Adamsberg paraissait souvent inepte. Et puis ce flic lui revenait.

— Comme vous voudrez, mon vieux, dit Hermel. On va monter le dossier.

— Commissaire, dit le lieutenant en revenant, il y avait ça dans l’herbe, à côté du corps. C’est tout neuf.

La paume tendue, le lieutenant lui présenta une boulette de papier bleu froissé. Le commissaire enfila ses gants, la déplia.

— Du papier, commenta-t-il d’un ton maussade. Une publicité peut-être. Ça vous dit quelque chose, mon vieux ?

Adamsberg l’attrapa du bout des ongles, l’examina.

— Vous allez parfois à l’hôtel, Hermel ? demanda-t-il.

— Ouais.

— Vous voyez, dans la salle de bains, tous ces petits gadgets qu’on se met dans la poche ?

— Ouais.

— Des micro-savons, des micro-cirages, des micro-dentifrices, des micro-tissus nettoyants pour les mains. Vous voyez ça ?

— Ouais.

— Toutes ces saletés qu’on embarque en partant ?

— Ouais.

— Eh bien c’est ça. C’est un sachet de micro-tissu nettoyant. Ça vient d’un hôtel.

Hermel reprit le papier froissé, chaussa ses lunettes et l’examina de plus près.

— « Le Moulin », lut-il. Il n’y a pas d’hôtel du Moulin à Bourg.

— Faudrait chercher dans les environs, dit Adamsberg. Faudrait faire vite.

— Pourquoi vite ?

— Parce qu’on aurait des chances de trouver la chambre où Massart a dormi.

— Il ne va pas s’envoler, l’hôtel.

— Mais ce serait bien mieux d’arriver avant qu’on ait fait le ménage.

— Vous croyez que ce truc appartient au tueur ?

— C’est possible. C’est un truc qu’on fourre dans sa poche et qui ne tombe que si on se penche vraiment. Qui viendrait se pencher vraiment à cet endroit, au pied de cette croix ?

À dix heures du matin, on localisait un Hôtel du Moulin à Combes, à près de soixante kilomètres de Bourg. Une voiture démarra en trombe du commissariat, emportant Hermel, Adamsberg, le lieutenant et deux techniciens.

— Avisé, commenta Adamsberg. Il tue sur son itinéraire, mais il se planque très en arrière. On peut toujours se brosser pour le chercher sur sa route. Il est partout.

— Si c’est lui, dit Hermel.

— C’est lui, dit Adamsberg.

Un peu avant onze heures, ils garaient devant l’Hôtel du Moulin, un deux-étoiles d’un certain standing.

— Doublement avisé, dit Adamsberg en considérant la façade. Il se figure que les flics le chercheront dans des hôtels borgnes et il n’a pas tort. Il loge donc dans des établissements bourgeois.

La jeune femme qui tenait la réception fut presque incapable de les aider. Un homme avait réservé la veille par téléphone, elle ne l’avait pas vu entrer. On donnait le code de la porte aux clients. Elle avait pris son service à six heures du matin, il était sorti à l’aube, vers six heures et demie. Non, elle ne l’avait pas vu, elle préparait les tables pour le petit déjeuner. Il avait posé sa clef sur le comptoir. Non, il n’avait pas encore signé le registre, ni payé. Il avait prévenu qu’il resterait trois nuits. Non, elle n’avait pas vu sa voiture, ni rien d’autre. Non, il n’avait pas de chien. Un homme, c’était tout.

— Vous ne le reverrez pas, dit Hermel.

— Quelle chambre ? demanda Adamsberg.

— La 24, au second.

— Le ménage a été fait ?

— Pas encore. On commence toujours par le premier étage.

On travailla deux heures dans la chambre.

— Il a tout essuyé, dit le type des empreintes. C’est un prudent, un méticuleux. Il a ôté la taie d’oreiller, il a emporté les serviettes de bain.

— Donne ton maximum, Juneau, ordonna Hermel.

— Oui, répondit Juneau. Ils se croient plus malins que les autres, mais ils laissent toujours quelque chose.

Son collègue appela depuis la salle de bains.

— Il s’est coupé les ongles devant la fenêtre, dit-il.

— Parce qu’il avait du sang dessous, dit Hermel.

— Deux ongles se sont foutus dans la feuillure.

Le type glissa sa pince à épiler dans la fente et extirpa les ongles qu’il enferma dans un sachet plastique. Juneau récupéra un cheveu noir et fin, presque avalé dans le siphon de la douche.

— Il n’a pas tout vu, dit-il. Ils laissent toujours quelque chose.


De retour au commissariat de Bourg, il fallut encore deux heures pour obtenir de la gendarmerie de Puygiron qu’on procède à des prélèvements dans la maison de Massart et qu’on envoie les échantillons récoltés au laboratoire de Lyon, aux fins de comparaisons.

— Qu’est-ce qu’on cherche ? demanda l’adjudant-chef de Puygiron.

— Des cheveux et des ongles, dit Hermel. Tous les ongles que vous pouvez ramasser. Relevez les empreintes aussi, ça peut servir.

— On relève ce qu’on trouve, dit l’adjudant. On n’est pas payés pour vous fabriquer des comment dirais-je preuves.

— C’est bien comme ça que je l’entends, dit Hermel avec calme. Relevez ce que vous trouvez.

— Massart est mort. L’individu s’est perdu sur le mont Vence.

— Il y a ici quelqu’un qui n’en est pas certain.

— Un très grand type ? Athlétique ? Blond avec des cheveux longs ?

Hermel examina Adamsberg.

— Non, dit-il. Pas du tout.

— Je vous le répète, commissaire. Massart a chuté quelque part dans la comment dirais-je montagne.

— Sans doute. Mais autant s’en assurer, n’est-ce pas, pour vous comme pour moi. J’ai besoin de ces échantillons aussi vite que possible.

— C’est dimanche, commissaire.

— Cela veut dire que vous avez largement le temps d’aller ratisser chez Massart cet après-midi et de faire porter les prélèvements à Lyon dès ce soir. Il y a mort d’homme ici, et le tueur bat la campagne. Vous m’entendez bien, mon adjudant ?

Hermel raccrocha peu après en grimaçant.

— Un de ces gars qui fait tout ce qu’il peut pour bloquer les civils. J’espère qu’il fera procéder à une fouille correcte.

— C’est lui qui a bloqué toute l’affaire au départ, dit Adamsberg.

— Je ne peux pas me permettre d’envoyer quelqu’un à moi. Ça foutrait le feu au baril.

— Vous connaissez quelqu’un au Parquet de Nice ?

— Je connaissais, mon vieux. Il n’y est plus depuis deux ans.

— Essayez quand même. On serait plus à l’aise avec un de vos hommes là-bas.

Adamsberg se leva, serra la main de son collègue.

— Tenez-moi au courant, Hermel. Les analyses et le dossier. Le dossier surtout.

— Le dossier, je sais.

— À propos de cette tueuse que j’ai aux fesses, prévenez vos hommes de la boucler. N’oubliez pas.

— Dangereuse ?

— Très.

— Ça m’arrange de ne pas vous citer. Prenez garde à vous, mon vieux.


Le lendemain matin, un lundi, presque toute la presse faisait sa une du loup-garou. Soliman revint en sueur de la ville, balança sa mobylette sur le bas-côté, jeta le pain frais et une brassée de journaux sur la caisse en bois.

— Tout est dans ces putain de journaux ! cria-t-il. Tout ! Une catastrophe ! Une fuite monumentale ! Putain de flics et putain de journaux ! Le loup-garou, les brebis, les victimes, tout y est ! Même la carte ! L’itinéraire ! Il n’y a que le nom de Massart qui ne soit pas cité ! C’est foutu ! C’est cuit ! Massart va se barrer dès qu’il aura lu ça. Il est peut-être déjà en train de se barrer ! Il nous échappe, bon sang de merde ! Faudrait contrôler les frontières, bloquer les routes ! Connards de flics ! Elle avait raison, ma mère ! Connards de flics !

— Calme-toi, Soliman, dit Adamsberg. Bois ton café.

— Vous ne comprenez pas ? cria le jeune homme. Ce n’est plus un filet qu’on lui tend, c’est un tapis rouge pour qu’il puisse s’envoler !

— Calme-toi, répéta Adamsberg. Montre ça.

Adamsberg déplia les journaux, en passa un à Camille, un au Veilleux. Il hésita, puis il en posa un sur les pattes d’Interlock.

— Tiens, le chien, lis ça.

— Est-ce que c’est tellement le moment de rire ? demanda Soliman, mauvais, en plissant les yeux. Est-ce que c’est tellement le moment de rire quand Massart va se barrer et que ma mère va rester coincée dans le marigot puant ?

— On n’est sûr de rien, pour le marigot, dit le Veilleux.

— Oh merde, le vieux ! cria Soliman. Tu ne comprends rien toi non plus ?

Le Veilleux leva son bâton et toucha sans violence Soliman à l’épaule.

— Ta gueule, Sol, dit-il. Respecte.

Soliman se tut, souffla et s’assit, un peu étourdi, les bras ballants. Le Veilleux lui versa un café.

Camille examinait les journaux, parcourant les gros titres. Un loup-garou se dirige vers Paris — Retour de la lycanthropie — La Bête du Mercantour guidée par un dément — La course folle de l’homme au loup.

Plusieurs d’entre eux révélaient le détail de l’itinéraire rouge tracé par Massart, accompagné d’une carte. Des étoiles signalaient les lieux des précédents massacres. Après avoir ravagé les Alpes-Maritimes, les Alpes-de-Haute-Provence, l’Isère et l’Ain, où elle a fait sa dernière victime, la bête, partie du Mercantour voici neuf jours, se dirigerait à présent plein nord. Menée par un psychopathe sanguinaire atteint de lycanthropie, l’animal longerait par trente kilomètres à l’ouest l’Autoroute du Soleil jusqu’à la hauteur de Chaumont avant d’obliquer plein ouest vers la capitale, via Bar-sur-Aube et Provins. On suppose que l’homme procède par petites étapes, de soixante à deux cents kilomètres, et qu’il se déplace de nuit, accompagné d’un loup et d’un dogue allemand, probablement au volant d’une fourgonnette aux vitres aveugles. Il aurait à ce jour trois victimes à son actif et aurait égorgé plus de quarante brebis. Il est conseillé à tous les éleveurs d’ovins de mettre en place un dispositif dissuasif visant à protéger le cheptel, chien de garde ou clôture électrifiée. Il est expressément recommandé à toutes les personnes, hommes et femmes, résidant en bordure ou à proximité immédiate des départementales signalées, d’éviter de sortir non accompagnées après la tombée de la nuit. Toute personne susceptible de fournir une information de nature à aider la police dans ses investigations est priée de contacter la gendarmerie ou le poste de police le plus proche de son domicile.

Camille reposa le journal, désolée.

— La fuite vient des flics, dit-elle. Ils ont convoqué la presse. Soliman n’a pas tort. Si Massart a trois grains de bon sens, il va disparaître avant qu’on ait eu le temps de souffler.

— Les flics ont cru bien faire, dit le Veilleux. Ils ont préféré alerter les populations pour éviter de nouvelles victimes. Tendre un piège à Massart, c’est exposer des vies. On peut comprendre.

— Que dalle, dit Soliman. C’est une énorme connerie. Je voudrais tenir le taré qui a lâché tout ça.

— C’est moi, dit Adamsberg.

Il se fit un pesant silence dans le camion. Adamsberg se pencha vers le chien et lui extirpa le journal déchiré hors des crocs.

— Interlock a bien aimé ça, dit-il en souriant. Vous devriez vous fier au chien. Ça a beaucoup de flair, les chiens.

— Je ne peux pas le croire, dit Soliman, atterré. Je ne peux pas le croire.

— Tu ferais aussi bien de le croire, dit doucement Adamsberg.

— Fais pas répéter, dit le Veilleux. Puisqu’il te le dit.

— J’ai appelé l’AFP hier, dit Adamsberg, et je leur ai raconté exactement ce que j’ai voulu.

— C’est quoi l’AFP ? demanda le Veilleux.

— Une sorte d’énorme brebis de tête pour les journalistes, expliqua Soliman. Tous les journaux suivent ce que dit l’AFP.

— Bien, dit le Veilleux. J’aime bien comprendre.

— Mais l’itinéraire ? dit Camille, tendue. Pourquoi tu leur as filé l’itinéraire ?

— Justement. C’est surtout l’itinéraire que je voulais leur donner.

— Pour que Massart se barre ? demanda Soliman. C’est cela ? C’est cela, un flic sans principes ?

— Il ne se barrera pas.

— Et pourquoi ça ?

— Parce qu’il n’a pas terminé son boulot.

— Quel boulot ?

— Son boulot. Son boulot de tueur.

— Il va aller le faire ailleurs, son boulot ! cria à nouveau Soliman en se dressant. En Amazonie, en Patagonie, aux Hébrides ! Il y en a partout des ovins !

— Je ne parle pas des ovins. Je parle des hommes.

— Il en tuera ailleurs.

— Non. C’est ici, son boulot.

Il y eut un nouveau silence.

— On ne comprend pas, dit Camille, résumant l’impression générale. Tu sais ces choses ou bien tu les penses ?

— Je ne sais rien, dit Adamsberg. Je veux voir. J’ai déjà dit que l’itinéraire de Massart était précis et compliqué. À présent que sa route est connue et qu’il est recherché, il a tout intérêt à en changer.

— Et il va en changer ! dit Soliman. Il est en train d’en changer !

— Ou pas, dit Adamsberg. C’est le point névralgique de l’histoire. Tout repose là-dessus. Va-t-il s’écarter de son itinéraire ? Ou va-t-il s’y tenir ? Tout est là.

— S’il s’y tient ? dit Camille.

— Ça changera tout.

Soliman eut une moue d’incompréhension.

— S’il s’y tient, expliqua Adamsberg, c’est qu’il n’a pas le choix. C’est qu’il doit suivre cette route, c’est qu’il ne peut pas faire autrement que de la suivre, quels que soient les risques.

— Et pourquoi ? dit Soliman. Folie ? Hantise ?

— Nécessité, calcul. En ce cas, il ne serait plus question de hasard. Ni pour la mort de Sernot ni pour celle de Deguy.

Soliman secoua la tête, incrédule.

— On divague, dit-il.

— Évidemment, dit Adamsberg. Qu’est-ce qu’on sait faire d’autre ?

Загрузка...