XIX

Arrivé la veille au soir en Avignon, Jean-Baptiste Adamsberg avait trouvé un recoin idéal, de l’autre côté du Rhône, pour aller faire tanguer ses pensées. Où qu’il soit, une sorte de maître-instinct lui permettait de repérer en quelques heures les recoins nécessaires à sa survie. Il ne s’en faisait donc jamais, quand il voyageait, sur l’endroit où il allait atterrir. Il savait qu’il trouverait. Ces recoins de survie se ressemblaient un peu tous, quels que soient le relief, le climat, la végétation de l’endroit, que ce fût ici, en Avignon, ou à l’autre bout du monde. Il s’agissait de trouver un lieu assez vide, assez sauvage, assez dissimulé pour que son esprit puisse se distendre sans contrainte, mais assez modeste aussi pour qu’on ne soit pas obligé de regarder ce lieu, de lui dire qu’il est beau. Les paysages à vous couper le souffle sont très gênants pour la pensée. On est obligé de s’occuper d’eux, on n’ose pas s’asseoir dessus sans un minimum d’égards.

Adamsberg avait passé la journée entière dans les locaux du commissariat d’Avignon, à encercler cet homme d’affaires résistant, le beau-frère du jeune garçon assassiné rue Gay-Lussac. Le commissaire n’avait pas encore abattu son jeu, c’était trop tôt. Il avait mené le gars dans une conversation fluide, onctueuse, qui avait fait dériver le type bien plus loin qu’il ne l’aurait souhaité, comme un canot s’éloigne insensiblement du rivage, vague après vague. Et quand le type regarde, c’est trop tard, c’est trop loin, il ne peut plus revenir à la grève. Adamsberg procédait souvent de la sorte lors d’interrogatoires difficiles, appliquant cette méthode enveloppante qu’il n’avait jamais su exposer, ni même nommer, même quand un collègue aussi cher que Danglard lui en avait demandé les rudiments.

Il ne savait pas. Il l’appliquait, c’est tout, parce que avec certains types, il n’y avait pas d’autres méthodes envisageables. Quels types ? Eh bien, des types dans le genre de ce type d’Avignon par exemple.

Pour le moment, l’homme se rendait encore vaguement compte que le commissaire l’emmenait là où il ne devait surtout pas aller, dans des eaux dangereuses où il n’avait plus pied. Il réagissait. Il se défilait par à-coups. Adamsberg estimait avoir encore besoin d’une douzaine d’heures pour pouvoir le déséquilibrer et le vaincre. Quand il l’entendrait avouer le meurtre du jeune homme, il éprouverait cette joie brève qui naissait en lui chaque fois que l’intuition entrait en contact avec la raison. Adamsberg sourit. Il doutait souvent, mais pas sur cette affaire. Le type boirait la tasse, c’était une question de temps.

Assis dans l’herbe au bord du Rhône, à l’écart d’une petite route qui longeait la berge, dans une sorte de clairière à l’horizon bouché par des haies de saules, Adamsberg plongeait dans la rivière une longue branche et luttait du bout de cette branche contre le courant. Le flux se rompait avant l’obstacle, se reconstituait après, des feuilles mortes passaient en courant dessus ou dessous la branche. Bien sûr, cela n’allait pas l’occuper toute la vie.

Il avait appelé Paris. Sabrina Monge n’avait encore rien tenté pour connaître son refuge. N’ayant pas vu le commissaire rentrer chez lui la veille, elle avait laissé une de ses jeunes esclaves à son poste et établi son campement non loin de la seconde sortie, par les caves. L’autre esclave les ravitaillait toutes deux. Mais, avait dit Danglard, Adamsberg n’étant apparu ce matin ni par l’un ni par l’autre de ces deux accès, elle avait l’air de commencer à s’en faire.

— Elle se fait même un sacré souci, avait dit Danglard. On ne sait plus, à force, si elle veut vous tuer ou vous épouser.

Adamsberg, lui, ne se faisait aucun souci. Sabrina Monge voulait le tuer.

Il leva la branche hors du fleuve, consulta sa montre intérieure. Entre huit heures vingt et la demie. Il avait oublié d’écouter la radio à huit heures.

Il était donc sans nouvelles du grand loup.

Il déposa la branche le long de la berge, un peu dissimulée dans l’herbe. Il serait peut-être content de la revoir demain, qui sait, qui peut dire. C’était une longue et solide branche, très pratique pour discuter paisiblement avec les fleuves. Il se leva, frotta vaguement son pantalon froissé pour le débarrasser des herbes. Il irait manger quelque chose en ville, retrouver du bruit, du monde, peut-être une tablée d’Anglais, avec de la chance.

Il secoua la tête. Il était un peu désolé d’avoir raté le grand loup.

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