La cinquième tête de Cerbère

Quand la touffe de lierre ploie sous la neige,

Le jeune hibou hulule en voyant le loup

Qui dévore les petits de la louve.

Samuel Taylor Coleridge

La Ballade du vieux marin.


Quand j’étais un petit garçon, mon frère David et moi, nous devions aller nous coucher de bonne heure, que nous ayons sommeil ou pas. En été particulièrement, l’heure de monter au lit venait souvent avant le coucher du soleil ; et comme notre dortoir était situé dans l’aile orientale de la maison, avec une large baie donnant sur la cour centrale et donc orientée à l’ouest, il arrivait que la lumière dure et rosée du couchant nous baigne pendant des heures, tandis que nous regardions de nos lits le singe infirme de mon père perché sur un parapet écaillé, ou que nous nous racontions des histoires, d’un lit à l’autre, par gestes silencieux.

Le dortoir était au dernier étage de la maison, et la fenêtre était protégée par une épaisse grille que nous avions l’interdiction de retirer. La théorie était je suppose qu’un voleur aurait pu, par un matin pluvieux (c’était le seul moment où il pouvait espérer découvrir le toit, aménagé en une espèce de jardin d’agrément abandonné), laisser descendre une corde et s’introduire dans le dortoir par cette fenêtre.

L’objet de cette hypothétique et courageuse intrusion n’aurait pas été simplement, il va sans dire, de nous voler. Les enfants, garçons ou filles, avaient un cours extraordinairement bas à Port-Mimizon ; et l’on m’avait dit que mon père, qui jadis en faisait commerce, ne s’intéressait plus à cette branche d’activité en raison de la précarité du marché. Que ce fût vrai ou pas, tout le monde — ou presque tout le monde — connaissait un professionnel prêt à fournir ce qu’on lui demandait, dans des limites raisonnables, pour un prix très peu élevé. Ces hommes s’intéressaient aux enfants des pauvres et des négligents, et si vous leur demandiez, par exemple, une petite fille rousse à la peau brune, ou bien une boulotte avec un cheveu sur la langue, ou un petit garçon blond comme David, ou pâle aux cheveux bruns et aux yeux bruns comme moi, ils pouvaient vous l’amener en quelques heures seulement.

Il était pratiquement exclu également que ce voleur imaginaire cherche à nous enlever pour exiger une rançon, bien que mon père fût considéré dans certaines sphères comme immensément riche. Il y avait plusieurs raisons à cela. Les rares personnes qui savaient que nous existions savaient aussi, ou du moins avaient été amenées à penser, que nous ne comptions pas du tout aux yeux de mon père. Je ne saurais dire si c’était vrai ou non. Sans aucun doute, c’est ce que je croyais, et jamais mon père ne m’avait donné la moindre raison d’en douter, bien qu’à cette époque la pensée de l’assassiner ne m’eût encore jamais effleuré.

Et si ces raisons n’étaient pas suffisamment convaincantes, n’importe qui ayant tant soit peu de connaissance du milieu dont il était devenu peut-être l’élément le plus stable comprendrait aisément que pour lui, qui était déjà forcé de distribuer des pots-de-vin considérables à la police secrète, accepter seulement une fois de lâcher de l’argent de cette manière était ouvrir la porte à mille attaques ruineuses ; et c’était peut-être — cela et la peur qu’il inspirait — la véritable raison pour laquelle nous n’avions jamais été volés.

La grille de fer est (car j’écris cela maintenant dans mon ancien dortoir) façonnée de manière à évoquer plus ou moins les branches un peu trop symétriques d’un saule. Dans mon enfance, elle était envahie de jasmin de Virginie (arraché depuis) qui avait grimpé le long du mur de la cour, et je souhaitais toujours qu’il recouvre entièrement la fenêtre de manière à empêcher d’entrer le soleil qui nous gênait quand nous voulions dormir. Mais David, dont le lit était juste sous la fenêtre, était perpétuellement en train de casser des branches pour se fabriquer une sorte de flûte de Pan avec quatre ou cinq tiges creuses. Le bruit qu’il faisait en jouant plus fort à mesure que David prenait de l’audace, finissait naturellement par attirer l’attention de Mr Million, notre précepteur. Mr Million entrait dans le dortoir sans faire le moindre bruit, ses grandes roues glissant sur le sol inégal tandis que David faisait semblant de dormir. La flûte de Pan était alors cachée sous l’oreiller, ou sous les draps, ou même sous le matelas, mais Mr Million la trouvait quand même.

Ce qu’il faisait avec ces petits instruments de musique une fois qu’il les avait confisqués, je l’avais oublié jusqu’à hier, bien qu’en prison, quand le mauvais temps nous retenait à l’intérieur, j’aie souvent occupé mes moments à essayer de me le rappeler. Les briser ou les jeter à travers la grille dans le patio en bas n’aurait pas ressemblé à Mr Million. Il ne brisait jamais rien intentionnellement, il ne gaspillait jamais rien. Je me rappelais parfaitement l’expression à moitié désolée avec laquelle il sortait le petit assemblage de tiges (le visage qui paraissait flotter derrière son écran ressemblait beaucoup à celui de mon père) et la manière dont il se retournait pour sortir de la pièce silencieusement, comme il était venu. Mais que pouvait-il en faire ?

Hier, comme je l’ai dit (c’est le genre de chose qui me redonne confiance), je me suis brusquement souvenu. Il me parlait à cet endroit même, pendant que j’étais en train de travailler, et lorsqu’il me quitta il me sembla — mon regard, distraitement, avait suivi son mouvement — que quelque chose, une sorte de fioriture, dont je me souvenais depuis ma prime enfance, manquait à son départ. Fermant les yeux, j’essayai de trouver en quoi l’image que j’avais gardée consistait, éliminant tout scepticisme, toute tentative abstraite de deviner d’avance ce que logiquement j’avais dû remarquer, et j’en arrivai à la conclusion que l’élément manquant était un bref éclat, un reflet métallique, au-dessus de la tête de Mr Million.

Une fois cela établi, je compris qu’il devait s’agir d’un mouvement de son bras vers le haut, comme un salut, au moment où il quittait le dortoir. Pendant une heure ou plus, je cherchai vainement la raison d’un tel geste. Je ne pouvais que supposer que, quelle qu’elle fut, elle avait dû être détruite par le temps. J’essayai de me rappeler si le couloir devant notre dortoir avait, dans ce passé pas tellement lointain, abrité quelque chose de disparu maintenant, une tenture ou un store ou un mécanisme quelconque dont la mise en marche pouvait fournir l’explication. Mais il n’y avait rien.

Je sortis dans le couloir et examinai minutieusement le sol pour essayer de trouver des marques de meubles. Je cherchai des clous ou des crochets dans les murs, j’écartai les vieilles tapisseries. Au risque d’attraper le torticolis, je scrutai le plafond sous tous les angles. Puis, au bout d’une heure de recherches vaines, je pensai à examiner la porte elle-même et vis ce que je n’avais pas remarqué les milliers de fois où je l’avais franchie : comme toutes les portes de cette maison, qui est très ancienne, elle possédait un cadre massif constitué par d’épais panneaux de bois, et l’un d’eux, formant linteau, était suffisamment saillant par rapport au mur pour former une étroite étagère au-dessus de la porte.

Je poussai mon fauteuil dans le couloir et je grimpai dessus. L’étagère était couverte d’une épaisse couche de poussière dans laquelle se trouvaient quarante-sept flûtes de Pan ayant appartenu à mon frère ainsi que d’innombrables autres petits objets dont certains évoquaient pour moi des souvenirs mais dont d’autres n’ont pas encore à ce jour allumé la moindre lueur de réminiscence dans les recoins de ma mémoire.

Le petit œuf bleu, tacheté de brun, d’un oiseau chanteur… Je suppose que l’oiseau devait nicher dans le jardin devant notre fenêtre, et que David ou moi avions dû piller le nid pour nous faire dévaliser à notre tour par Mr Million. Mais je ne me souviens pas du tout de l’incident.

Il y a aussi un puzzle (cassé) fait des viscères séchés d’un petit animal, et — que de merveilleuses évocations une de ces grandes clés ciselées que l’on vend tous les ans et qui, pendant l’année de leur validité, donnent à leur possesseur l’accès de certaines salles de la bibliothèque municipale après la fermeture. Mr Million, je suppose, nous l’avait confisquée quand, après l’expiration de sa validité, il s’était aperçu qu’elle continuait à nous servir de jouet. Mais que de souvenirs !

Mon père avait sa propre bibliothèque, maintenant en ma possession ; mais nous n’avions pas le droit d’y entrer. J’ai le souvenir imprécis — je ne saurais dire à quel âge — de m’être trouvé devant cette énorme porte sculptée, de l’avoir vue s’ouvrir et d’avoir eu devant moi le singe infirme de mon père perché sur son épaule tout contre son visage d’aigle, avec le foulard noir et la robe de chambre écarlate au-dessous et les rangées et rangées de vieux volumes derrière eux, et l’odeur douceâtre de formaldéhyde qui provenait du Laboratoire derrière le miroir coulissant.

Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit alors, ni si c’était moi ou quelqu’un d’autre qui avait frappé, mais je me rappelle qu’une fois que la porte se fut refermée, une dame vêtue de rose que je jugeais très jolie s’était penchée jusqu’à ce que son visage fût à la hauteur du mien et m’avait assuré que tous les livres que je venais de voir avaient été écrits par mon père, et que cela n’avait pas soulevé le moindre doute dans mon esprit.


Mon frère et moi, ainsi que je l’ai déjà dit, n’avions pas le droit d’entrer dans cette salle ; mais lorsque nous fûmes un peu plus grands, Mr Million nous accompagna, environ deux fois par semaine, à la bibliothèque municipale. C’étaient à peu près les seules occasions que nous avions de quitter la maison, et comme notre précepteur détestait plier les branches articulées de ses modules de métal pour les faire entrer dans une voiture de louage et qu’aucune chaise à porteurs n’aurait pu contenir son volume ou supporter sa masse, ces expéditions se faisaient toujours à pied.

Longtemps, le chemin de la bibliothèque resta la seule partie de la ville que nous connaissions. Nous descendions la rue Saltimbanque, où nous demeurions, puis nous prenions la rue de l’Asticot, qui était la quatrième sur la droite, jusqu’au marché aux esclaves et, deux rues plus loin, la bibliothèque. Les enfants, ne sachant distinguer l’extraordinaire du plus banal, se tiennent habituellement au milieu des deux ; ils trouvent de l’intérêt à des incidents que les adultes ne se soucient même pas de remarquer, et acceptent avec sérénité les événements les plus improbables. Mon frère et moi, nous étions fascinés par les antiquités frelatées et les bonnes affaires douteuses de la rue de l’Asticot, mais le marché aux esclaves où Mr Million insistait souvent pour s’arrêter une heure nous laissait totalement indifférents.

Il n’était pas très grand. Port-Mimizon n’est pas un centre important pour ce genre de commerce, et souvent les commissaires-priseurs et leur marchandise entretenaient d’excellents rapports pour s’être retrouvés maintes fois lorsqu’une succession de propriétaires découvrait l’un après l’autre le même défaut. Mr Million n’enchérissait jamais ; il se contentait de suivre la vente, immobile, tandis que nous nous impatientions en grignotant le pain frit qu’il nous avait acheté à un éventaire. Il y avait des porteurs de chaises, aux jambes musclées et noueuses, des garçons de bains au sourire minaudier, des esclaves lutteurs couverts de chaînes, au regard obscurci par la drogue ou éclatant de férocité stupide ; des cuisiniers, des domestiques et cent autres encore. Pourtant, David et moi nous demandions la permission de continuer tout seuls jusqu’à la bibliothèque.

C’était un bâtiment beaucoup trop vaste pour sa destination actuelle. Il avait abrité les bureaux du gouvernement à l’époque de l’influence française. Le parc au milieu duquel il se dressait jadis avait été peu à peu grignoté, et la bibliothèque s’élevait maintenant au milieu d’un enchevêtrement d’échoppes et d’habitations. Un passage étroit conduisait à l’entrée principale, et une fois à l’intérieur on oubliait les ruelles sordides qui faisaient place à une sorte de sentiment de grandeur éclatée. Le comptoir principal se trouvait juste au-dessous de la coupole, auquel s’accrochait un passage en spirale bordé par la collection principale de la bibliothèque. La coupole flottait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes, tel un ciel de pierre dont le moindre fragment en tombant aurait pu tuer sur le coup l’un des bibliothécaires.

Tandis que Mr Million accomplissait majestueusement son ascension vers le haut de la spirale, David et moi nous courions jusqu’à ce que nous ayons plusieurs tours d’avance et que nous puissions faire ce que nous voulions. Quand j’étais encore tout petit, il me venait souvent l’idée que, puisque mon père avait écrit (selon la dame en rose) assez de livres pour meubler toute une pièce, il devait bien y en avoir quelques-uns ici ; et je grimpais résolument jusqu’à la coupole presque, où je commençais à fouiller. Comme les bibliothécaires ne remettaient généralement pas les livres à leur place, il semblait toujours y avoir la possibilité de tomber sur quelque chose qui n’était pas là la dernière fois. Les rayons s’élevaient bien au-dessus de ma tête, mais quand personne ne m’observait, je grimpais dessus comme après une échelle, mettant parfois le pied sur les livres quand il n’y avait pas assez de place pour mes petites chaussures marron. J’en faisais quelquefois tomber, et ils restaient à terre jusqu’à notre visite suivante et même plus longtemps, prouvant le peu d’enthousiasme du personnel à gravir la longue pente spiralée.

Les rayons supérieurs étaient dans un état encore pire si possible que ceux qui étaient situés à portée de la main, et un jour glorieux où j’avais réussi à atteindre le plus élevé de tous, je trouvai, au milieu d’une épaisse couche de poussière, à côté d’un texte sur l’astronautique qui n’était pas à sa place — Le Vaisseau spatial d’un kilomètre, écrit par un Allemand dont j’ai oublié le nom — un exemplaire oublié de Lundi ou mardi, un livre sur l’assassinat de Trotski et un volume décrépit de nouvelles de Vernon Vinge qui devait sa présence ici, je suppose, à l’erreur de quelque préposé aujourd’hui depuis longtemps disparu qui avait pris le V. Vinge à demi effacé au dos du volume pour Winge.

Je ne découvris pas une fois un livre écrit par mon père, mais je ne regrettai jamais les longues ascensions au sommet de la coupole. Quand David était avec moi, nous faisions la course le long de la rampe inclinée, ou bien nous nous penchions pour observer la lente progression de Mr Million tout en discutant de la possibilité de lui mettre un terme à l’aide d’un pesant volume judicieusement envoyé. Si David préférait poursuivre d’autres occupations un peu plus bas, je montais tout en haut là où la calotte de la coupole s’incurvait juste au-dessus de ma tête ; et là, sur une passerelle en fer pas plus large que l’un des rayons après lesquels j’avais grimpé (et pas plus solide non plus, j’imagine), j’ouvrais l’un après l’autre une série de petits hublots disposés en cercle — des hublots dans un mur de fer, mais un mur si peu épais que lorsque j’avais fait glisser les plaques de protection rouillées, je pouvais passer ma tête en entier à travers et j’avais l’impression d’être vraiment à l’extérieur, avec le vent et les oiseaux et l’étendue courbée du dôme au-dessous de moi.

À l’ouest, comme elle était plus grande que les maisons voisines et reconnaissable aux orangers qui poussaient sur le toit, je distinguais notre maison. Au sud, les mâts des navires dans le port, et par temps clair — si c’était la bonne heure — les moutons que causait Sainte-Anne à marée montante entre les péninsules dénommées Pouce et Index. (Une fois même, je m’en souviens comme si c’était hier, j’aperçus en regardant vers le sud le grand geyser illuminé que soulevait un stellaris en plongeant.) À l’est et au nord s’étendait la ville proprement dite, avec sa citadelle, le grand marché, et les forêts et les montagnes à l’arrière-plan.

Tôt ou tard, cependant, que David soit avec moi ou non, Mr Million nous appelait. Nous étions alors forcés d’aller avec lui dans l’une des ailes pour examiner telle ou telle collection scientifique. Cela signifiait des livres pour nos cours. Mon père insistait pour que nous apprenions la biologie, l’anatomie et la chimie à fond, et sous la tutelle de Mr Million nous ne pouvions qu’apprendre. Il ne considérait que nous avions maîtrisé une matière que lorsque nous étions capables de discuter de chaque sujet mentionné dans chaque œuvre classée sous ce titre. Les sciences de la vie étaient mon domaine préféré, mais David aimait mieux les langues, la littérature et le droit. Car on nous inculquait aussi cela, en plus de l’anthropologie, de la cybernétique et de la psychologie.

Quand il avait choisi les livres qui constitueraient notre sujet d’études pendant les quelques jours qui allaient suivre et après nous avoir engagés à en choisir d’autres par nous-mêmes, Mr Million se retirait avec nous dans un coin tranquille de l’une des salles de lecture de la section scientifique, là où il y avait des fauteuils et une table et suffisamment de place pour qu’il puisse y insérer les parties articulées de son corps, ou les aligner contre un mur ou des rayons de manière à laisser libre le passage. Pour marquer le commencement officiel de notre classe, il faisait l’appel, en me nommant toujours le premier.

Je répondais : « Présent », pour montrer qu’il avait toute mon attention.

« Et David. »

« Présent. » (David a un exemplaire illustré des Contes et légendes de l’Odyssée ouvert sur ses genoux, là où Mr Million ne peut pas le voir, mais il fixe Mr Million en simulant un vif intérêt. Un rai de soleil descend jusqu’à la table d’une haute fenêtre, et fait danser les poussières dans l’air.)

« J’aimerais savoir si l’un de vous deux a remarqué les outils de pierre taillée dans la pièce où nous sommes passés tout à l’heure ? »

Nous hochons gravement la tête, chacun espérant que ce sera l’autre qui parlera.

« Ont-ils été fabriqués sur la Terre, ou ici sur notre planète ? »

C’est une question piège, mais facile. C’est David qui répond : « Ni l’un ni l’autre. Ils sont en plastique. » Et nous gloussons tous les deux.

Mr Million reprend patiemment : « Oui, ce sont des reproductions en plastique, mais d’où venaient les originaux ? » Son visage, si semblable à celui de mon père, mais que j’avais pris l’habitude de considérer comme le sien propre, de sorte que cela faisait une impression effrayante de le retrouver sur quelqu’un de vivant au lieu d’un écran, n’était ni intéressé, ni fâché, ni indifférent mais froidement distant.

C’est encore David qui répond : « De Sainte-Anne. » Sainte-Anne est la planète-sœur de la nôtre, elle tourne avec nous selon un foyer commun autour du soleil. « C’est ce qui était écrit, et ce sont les aborigènes qui les ont faits. Il n’y avait pas d’abos ici. »

Mr Million hoche la tête, et tourne vers moi son visage impalpable. « Crois-tu que ces outils de pierre occupaient une place importante dans la vie de leurs créateurs ? Réponds non. »

« Non. »

« Pourquoi pas ? »

Je réfléchis frénétiquement, guère aidé par David qui me donne un coup de pied dans le tibia sous la table. Une lueur vient.

« Parle. Réponds tout de suite. »

« C’est évident. » (Toujours une bonne chose à dire, même quand on ne sait pas ce qu’on va dire ensuite.) « D’abord, ça ne peut pas être d’excellents outils, aussi pourquoi les abos auraient-ils compté dessus ? On pourrait penser qu’ils avaient besoin des pointes de flèches en obsidienne ou des hameçons en os pour se procurer de la nourriture, mais ce n’est pas vrai. Ils pouvaient empoisonner l’eau avec le jus de certaines plantes, et pour les peuples primitifs le moyen le plus efficace de pêcher est probablement de construire des barrages ou d’utiliser des filets de cuir ou de fibres végétales. De la même façon, il est plus intéressant de fabriquer des pièges ou de diriger les animaux à l’aide du feu que de chasser et, de toute manière, ils n’avaient pas besoin d’outils de pierre pour cueillir des baies et ramasser les racines des plantes comestibles et des choses de ce genre, qui constituaient probablement la partie la plus importante de leur nourriture. S’il n’y a que des pierres dans nos vitrines, c’est parce que les pièges et les filets se sont décomposés, et il ne reste que les pierres, et les gens qui gagnent leur vie avec ça font comme si elles étaient très importantes. »

« Bien. David ? Et tâche d’être original. Ne répète pas simplement ce que vient de dire ton frère. »

David lève les yeux de son livre. Ses yeux bleus sont dédaigneux. « Si on avait pu le leur demander, ils auraient répondu que leur magie et leur religion, leurs chants et les traditions de leur peuple étaient ce qu’il y avait d’important. Ils tuaient les animaux de leurs sacrifices avec des fléaux de coquillages coupants comme des rasoirs, et ils ne laissaient pas leurs hommes procréer tant qu’ils ne s’étaient pas mutilés pour la vie en subissant l’épreuve du feu. Ils s’accouplaient avec des arbres et noyaient leurs enfants pour honorer leurs fleuves. C’est cela qui était important. »

Sans cou, le visage de Mr Million acquiesça. « À présent, nous allons débattre de l’humanité de ces aborigènes. David d’abord. Négatif. »

(Je lui envoie un coup de pied, mais il a retiré ses tibias sous lui ou derrière les barreaux de son siège, ce qui n’est pas de jeu.) « L’humanité », déclare-t-il de sa voix la plus contestable, « dans l’histoire de la pensée humaine implique que l’on remonte à ce que l’on peut appeler pour plus de commodité Adam ; c’est-à-dire à la souche terrestre originelle, et si vous ne voyez pas ça tous les deux vous êtes des idiots ».

J’attends qu’il continue, mais il a fini. Pour me donner le temps de penser, je dis : « Mr Million, ce n’est pas juste de le laisser m’insulter dans un débat. Dites-lui qu’un débat n’est pas un combat. »

Mr Million acquiesce : « Pas de prise à partie, David. » (David est déjà en train de reluquer Ulysse et Polyphème le cyclope, en espérant que j’en aurai pour longtemps. Je décide de relever le défi.)

Je commence : « L’argument qui tient la descendance à partir de la souche terrestre pour fondamentale n’est ni valable ni concluant. Il n’est pas concluant parce que la possibilité existe que les aborigènes de Sainte-Anne soient les descendants d’une vague d’expansion humaine antérieure, précédant peut-être même les Grecs d’Homère. »

Mr Million fait remarquer doucement : « À ta place, je me cantonnerais dans des arguments de plus haute probabilité. »

Cela ne m’empêche pas de gloser à cœur joie sur les Étrusques, l’Atlantide et l’opiniâtreté et les tendances expansionnistes d’une hypothétique culture technologique occupant le Gondwana. Lorsque j’ai fini, Mr Million déclare : « Maintenant l’inverse. David, affirmatif sans répétition. »

Mon frère, bien sûr, regardait son livre au lieu d’écouter, et je lui lance un coup de pied enthousiaste en espérant que cette fois-ci il est coincé. Mais il répond : « Les abos sont humains parce qu’ils sont tous morts. »

« Développe. »

« S’ils étaient vivants, il serait dangereux de les laisser être humains, parce qu’ils demanderaient des choses ; mais étant morts, il est plus intéressant qu’ils le soient, et aussi les colons les ont tous tués. »

Et cela continue ainsi. La tache de lumière voyage sur la surface rouge rayée de noir de la table. Elle a fait cent fois le même voyage. Nous sortons par l’une des petites portes et nous passons par un secteur abandonné entre deux ailes. Il y a là des bouteilles vides et des papiers de toutes sortes éparpillés par le vent, et une fois même nous avons vu un mort en haillons de couleurs vives et nous l’avons enjambé tandis que Mr Million le contournait silencieusement. Et comme nous quittions les sous-sols pour déboucher dans une ruelle, les trompettes de la garnison de la citadelle (résonnant malgré la distance) appelaient les hommes à la soupe du soir. Dans la rue de l’Asticot, l’allumeur de réverbères était déjà au travail, et les échoppes avaient baissé leur rideau de fer. Les trottoirs, magiquement libérés de leurs vieux meubles, paraissaient vastes et nus.

Dans notre rue Saltimbanque, c’était très différent, avec l’arrivée des premiers noceurs. Des hommes aux cheveux blancs, gaillards, guidant des jeunes hommes et des garçons très jeunes, athlétiques et beaux mais peut-être un peu trop nourris, et qui faisaient des plaisanteries embarrassées en leur souriant de leurs dents éclatantes. C’étaient toujours ceux qui arrivaient les premiers, et quand je fus un peu plus grand je me demandai souvent si c’était parce que les hommes aux cheveux blancs voulaient avoir en même temps leur plaisir et une bonne nuit de sommeil qu’ils arrivaient tôt, ou parce qu’ils savaient que les jeunes hommes qu’ils amenaient pour la première fois dans l’établissement de mon père seraient fatigués et irritables après minuit, comme des enfants qu’on a fait trop veiller.

Comme Mr Million ne voulait pas utiliser les petites rues après la tombée de la nuit, nous arrivions par la grande porte en même temps que les hommes aux cheveux blancs et leurs fils et neveux. Il y avait là un jardin, guère plus grand qu’une petite pièce et enfoncé dans la façade aveugle de la maison. Il contenait de petits lits de fougères de la taille d’une tombe et un petit jet d’eau qui retombait sur des baguettes de verre dans un tintement cristallin continuel, et qu’il fallait protéger des gamins de la rue. Il y avait aussi, le socle solidement planté et presque enterré dans la mousse, la statue de fer d’un chien à trois têtes.

C’est cette statue, je suppose, qui avait donné à notre maison son nom populaire de Maison du Chien, bien qu’il y ait sans doute aussi une référence à notre patronyme. Les trois têtes étaient fines et puissantes, avec un museau et des oreilles en pointe. L’une d’elles était menaçante et une autre, celle du centre, paraissait contempler le monde du jardin et de la rue avec un intérêt tolérant. La troisième, la plus proche du sentier dallé qui conduisait à notre porte, était — il n’y a pas d’autre terme — franchement sardonique. Et c’était la coutume parmi les clients de mon père de toucher cette tête entre les oreilles en remontant l’allée. Le contact d’innombrables doigts avait donné à cet endroit la consistance et l’aspect du verre noir.


Tel était donc mon univers lorsque j’étais âgé de sept des longues années de notre monde. Je passais la plus grande partie de mes journées dans la petite classe sur laquelle veillait Mr Million, et mes soirées dans le dortoir où David et moi jouions et nous disputions dans un silence total. Les seules variations étaient les visites à la bibliothèque ou, en de très rares occasions, autre part. De temps à autre, j’écartais les feuilles du jasmin grimpant pour observer les filles et leurs bienfaiteurs dans le jardin en bas, ou j’entendais leurs conversations venant de la terrasse, mais ce qu’ils faisaient ou disaient était sans grand intérêt pour moi. Je savais que le personnage au visage émacié qui régnait sur notre maison et était appelé « Maître » par les filles et les domestiques était mon père. Je savais, aussi loin que mes souvenirs remontaient, qu’il y avait quelque part une femme horrible — les domestiques en avaient une sainte terreur — qu’on appelait « Madame », mais que ce n’était ni ma mère, ni celle de David, ni la femme de mon père.

Cette existence et mon enfance, tout au moins ma prime enfance, se terminèrent un soir après que David et moi, fatigués de lutter et de nous disputer en silence, avions fini par nous endormir. Quelqu’un me secouait par les épaules en appelant mon nom, et ce n’était pas Mr Million mais un des domestiques, un petit homme au dos voûté portant une veste rouge élimée. « Il veut te voir », m’informa-t-il. « Lève-toi. »

J’obéis, et il vit que je portais des vêtements de nuit. Cela, je crois, n’avait pas été prévu dans ses instructions, et pendant un instant au cours duquel je restai devant lui à bâiller, il dut se livrer à un débat intérieur. « Habille-toi », dit-il enfin. « Coiffe-toi. »

Je fis ce qu’il me demandait. Je remis le pantalon de velours noir que j’avais porté la veille mais (guidé par un quelconque instinct) je pris une chemise propre. La pièce où il me conduisit alors (par des corridors tortueux vides maintenant des derniers clients, et d’autres, sentant le moisi et les crottes de rats, où les clients n’étaient jamais admis) était la bibliothèque de mon père, celle qui avait la grande porte sculptée devant laquelle j’avais reçu les confidences chuchotées de la dame en rose. Je n’y étais jamais entré, mais quand mon guide frappa quelques coups discrets sur la porte elle pivota vers l’intérieur et je me trouvai dans la bibliothèque avant de m’être rendu compte de ce qui s’était passé.

Mon père, car c’était lui qui avait ouvert la porte, la referma derrière moi et, me laissant planté là où j’étais, marcha jusqu’à l’extrémité très éloignée de cette longue salle pour se laisser tomber dans un gigantesque fauteuil. Il portait la robe de chambre rouge et le foulard noir dont je l’avais presque toujours vu vêtu, et ses longs cheveux clairsemés étaient coiffés en arrière. Il m’examina sans rien dire, et je me souviens que j’étais sur le point d’éclater en sanglots.

« Alors », dit-il au bout d’un long moment, « te voilà donc. Et comment vais-je t’appeler ? »

Je lui dis mon nom, mais il secoua la tête. « Pas ça. Il faut que tu aies un autre nom pour moi. Un nom privé. Tu peux en choisir un si tu veux. »

Je ne répondis rien. Il me semblait absurde et impossible d’avoir un autre nom que les deux mots que, d’une façon mystique, je respectais sans les comprendre, mon nom.

« Je choisirai pour toi, dans ce cas », dit mon père. « Tu seras Numéro Cinq. Approche, Numéro Cinq. »

Je m’approchai, et quand je fus assez près de lui pour le toucher, il me dit : « Maintenant, nous allons jouer à quelque chose. Je vais te montrer des images, tu comprends ? Et pendant tout le temps que tu les auras devant toi, tu devras dire quelque chose. Tu parleras de ce que tu vois. Tant que tu parles, tu as gagné. Mais si tu t’arrêtes, c’est moi qui ai gagné. Tu saisis ? »

Je répondis affirmativement.

« Bien. Je sais que tu es un garçon sérieux. En fait, Mr Million m’a communiqué tous les examens qu’il t’a fait passer, et toutes les bandes qu’il enregistre quand il discute avec toi. Est-ce que tu le savais ? Est-ce que tu te demandais ce qu’il en faisait ? »

« Je croyais qu’il les jetait », dis-je, et je remarquai que mon père se penchait en avant pour m’écouter, détail que je jugeai flatteur à l’époque.

« Non, je les ai là. » Il appuya sur un bouton. « Maintenant, n’oublie pas, tu ne dois pas t’arrêter de parler. »

Mais pendant les premiers instants, j’étais bien trop intéressé pour dire quelque chose.

Comme par magie étaient apparus dans la pièce un petit garçon beaucoup plus jeune que moi et un soldat de bois peint presque aussi grand que moi qui, lorsque j’avançai la main pour les toucher, se révélèrent aussi insubstantiels que de l’air. « Dis quelque chose », me pressa mon père. « À quoi penses-tu, Numéro Cinq ? »

Je pensais au soldat, naturellement, et le petit garçon aussi. Il paraissait avoir trois ans. Il flotta à travers mon bras comme un fantôme et essaya de le renverser.

C’étaient des hologrammes — des images à trois dimensions formées par les interférences de deux fronts d’ondes de lumière — des choses qui m’avaient paru très ternes quand je les avais vues illustrées par des images plates de pièces d’échecs dans mon livre de physique ; mais il me fallut quelque temps avant de faire la liaison entre ces pièces et les fantômes qui peuplaient la nuit la bibliothèque de mon père. Et celui-ci n’arrêtait pas de répéter : « Parle donc ! Dis quelque chose ! Que crois-tu que le petit garçon pense ? »

« Eh bien, le petit garçon aime bien le gros soldat, mais il voudrait le renverser s’il peut, parce que le soldat n’est qu’un jouet, en fait, mais il est plus grand que lui et… » et ainsi je parlai, pendant longtemps, des heures, peut-être, sans discontinuer. La scène changeait sans cesse. Le soldat géant était remplacé par un poney, un lapin, une assiette de soupe et des gâteaux secs. Mais le petit garçon de trois ans demeurait la figure centrale. Quand le serviteur voûté à la veste élimée revint, en bâillant, me chercher pour me reconduire au lit, ma voix n’était plus qu’un souffle rauque et ma gorge était sèche. Dans mes rêves cette nuit-là, je revis le petit garçon passant d’une activité à l’autre, sa personnalité étrangement confondue avec la mienne et celle de mon père, de sorte que j’étais à la fois observateur, observé et une troisième présence observant les deux premières.

Le lendemain soir, je m’endormis presque au moment même où Mr Million nous envoya nous coucher, ne gardant ma lucidité que suffisamment longtemps pour me féliciter de le faire. Je me réveillai quand le serviteur voûté entra dans le dortoir, mais ce fut David et pas moi qu’il secoua pour le tirer du lit. Je feignis de dormir (car il m’était venu à l’idée, et cela me semblait raisonnable à l’époque, que s’il s’avisait que je ne dormais pas, il nous ferait lever tous les deux) et j’épiai mon frère qui s’habillait et essayait de mettre un semblant d’ordre dans la masse embrouillée de ses cheveux blonds. Je dormais profondément quand il rentra, et je n’eus pas l’occasion de l’interroger jusqu’à ce que Mr Million nous laisse seuls, comme il arrivait fréquemment, devant notre petit-déjeuner. Je lui avais raconté tout naturellement ma propre expérience, et tout ce qu’il avait à me dire c’était qu’il avait passé une soirée à peu près semblable à la mienne. Il avait vu les représentations holographiques, apparemment les mêmes que moi : les soldats de bois, le poney. Il avait été forcé de parler sans interruption, comme Mr Million nous l’avait si souvent demandé au cours de débats et d’interrogations orales. La seule chose qui différait de ma propre entrevue avec notre père, pour autant que je puisse l’établir, se révéla quand je lui demandai quel nom il lui avait donné.

Il me regarda sans comprendre, un morceau de toast à demi levé vers sa bouche.

Je redemandai : « Comment t’a-t-il appelé quand il te parlait ? »

« Il m’a appelé David. Comment veux-tu qu’il m’appelle ? »

Avec l’apparition de ces entretiens, le cours de mon existence se modifia. Les ajustements que j’estimais temporaires devinrent imperceptiblement permanents, établissant de nouvelles structures dont ni David ni moi n’étions conscients au début. Nos jeux et nos disputes après le coucher cessèrent, et David ne fit presque plus de flûtes de Pan avec les tiges du jasmin de Virginie. Mr Million nous laissait dormir un peu plus tard et nous nous sentions, de façon subtile, entrer progressivement dans le domaine des adultes. C’est à peu près vers cette époque-là aussi qu’il commença à nous emmener dans un parc où il y avait un stand de tir à l’arc et des installations pour divers autres sports. Ce petit parc, qui n’était pas très loin de chez nous, était bordé d’un côté par un canal. Et là, tandis que David décochait des flèches à des oies empaillées ou jouait au tennis, je m’asseyais souvent tranquillement pour regarder l’eau presque propre ou pour attendre le passage de l’un des bateaux blancs — de grands bateaux à l’étrave aussi tranchante que le bec aiguisé d’un martin-pêcheur et à quatre ou cinq, ou même sept mâts — qui étaient quelquefois halés depuis le port par dix ou douze paires de bœufs.


Pendant l’été de ma onzième ou douzième année — la douzième plutôt — nous eûmes la permission pour la première fois de rester dans le parc après la tombée de la nuit, assis sur la berge glissante du canal, pour regarder des feux d’artifice. Le premier lancer de fusées ne s’était pas plus tôt perdu à un kilomètre au-dessus de la ville que David se trouva malade. Il courut jusqu’à l’eau et se mit à vomir, plongeant ses mains jusqu’aux coudes dans la vase tandis que des étoiles rouges et blanches brillaient de toute leur gloire éphémère au-dessus de lui. Mr Million le prit dans ses bras et quand le pauvre David eut fini de se vider, il nous ramena précipitamment à la maison.

Le mal ne dura pas plus longtemps que le sandwich avarié qui l’avait occasionné, mais tandis que notre précepteur mettait David au lit, je décidai de ne pas me laisser frustrer du reste de l’exhibition, dont j’avais entrevu une partie pendant que nous rentrions. Je n’avais pas le droit d’aller sur la terrasse après la tombée de la nuit, mais je savais très bien trouver l’escalier proche. La sensation de pénétrer dans un monde interdit de feuillage et d’ombre tandis que des fleurs de lumière pourpre et or éclataient dans le ciel noir m’affectait comme les suites d’une fièvre et me laissait tremblant, l’haleine sèche et frissonnant de froid au milieu de l’été.

Il y avait beaucoup plus de monde sur la terrasse que je ne m’y étais attendu. Les hommes étaient sans leurs capes, chapeaux ou cannes (qu’ils avaient laissés au vestiaire de mon père) et les filles employées par mon père portaient des costumes qui mettaient en évidence leur poitrine fardée dans des corsets de fil torsadé qui ressemblaient à des cages, ou qui leur donnaient une apparence de grande taille (qui ne disparaissait que quand quelqu’un se tenait très près d’elles), ou bien des robes dont le bas reflétait le visage et le buste de celles qui les portaient comme la surface de l’eau calme reflète les arbres qui poussent au bord de la rive, de sorte qu’elles apparaissaient, dans les éclairs de lumière intermittents, comme les reines costumées d’un étrange tarot.

On me voyait, bien sûr, car j’étais bien trop excité pour me dissimuler avec succès ; mais personne ne me demanda de partir, et je suppose qu’ils pensaient que j’avais la permission de monter ici voir le feu d’artifice.

Il se poursuivit longtemps. Je me souviens d’un certain client, un gros homme au visage carré et à l’air stupide qui paraissait être quelqu’un d’important et qui était si impatient de jouir de la compagnie de sa protégée — qui refusait de rentrer tant que le spectacle n’était pas terminé — que, puisqu’il insistait pour préserver son intimité, il fallut redisposer vingt ou trente buissons et arbustes autour d’eux pour leur faire un petit bosquet. J’aidai les serviteurs à transporter quelques-uns des bacs les plus légers, et je m’arrangeai pour me glisser à l’intérieur de l’enclave quand elle fut terminée. De là, je pouvais continuer à observer les fusées qui explosaient à travers les branches, et en même temps le patron et sa nymphe du bois, qui, je dois le dire, regardait avec beaucoup plus d’intérêt que je ne le faisais.

Mes motivations, pour autant que je m’en souvienne, n’avaient rien de lubrique. C’était la simple curiosité qui me poussait. J’étais à l’âge où l’on s’intéresse passionnément, mais scientifiquement. Et ma curiosité était sur le point d’être satisfaite lorsque je me sentis saisi par-derrière par le col de ma chemise et expulsé du boqueteau.

Lorsqu’on me relâcha, je me tournai, en m’attendant à voir Mr Million. Mais ce n’était pas lui. J’avais été capturé par une petite femme aux cheveux gris dont la robe noire tombait, je l’avais remarqué même dans ces circonstances, verticalement au sol à partir de la taille. Je pense que je dus m’incliner devant elle, car il était clair qu’elle n’était pas une domestique, mais elle ne me retourna pas mon salut. Au lieu de cela, elle me dévisagea avec acuité d’une manière qui me fit penser qu’elle y voyait aussi clair pendant les glorieux déchaînements de lumière que durant leurs intervalles. Finalement, dans ce qui devait être le bouquet, une grande fusée déchira le ciel sur une rivière de feu, et pendant un instant, elle consentit à lever les yeux. Puis, quand la fusée eut explosé en une orchidée mauve incroyablement lumineuse, cette extraordinaire petite femme me saisit de nouveau et me conduisit d’une main ferme vers l’escalier.

Tant que nous étions sur le dallage de pierre de la terrasse, elle ne paraissait pas marcher mais glisser horizontalement comme une pièce d’échecs en onyx sur un échiquier poli. Et c’est ainsi, en dépit de tout ce qui s’est passé depuis, que je me la rappelle toujours : une Reine Noire, une reine d’échecs ni sinistre ni bénéfique, noire seulement par opposition à la Reine Blanche qu’il n’entra jamais dans mon destin de rencontrer.

Lorsque nous eûmes atteint l’escalier, cependant, le glissement majestueux se transforma en une série de sautillements verticaux qui amenaient cinq ou six centimètres de l’ourlet de sa robe noire en contact avec chaque marche, comme si son torse les descendait à la manière d’un bateau affrontant un rapide, tantôt fonçant, tantôt immobile, tantôt reculant presque dans les contre-courants.

Elle se maintenait en équilibre sur ces marches en s’appuyant sur moi et en s’agrippant au bras d’une servante qui nous attendait en haut de l’escalier et qui l’assistait de l’autre côté. J’avais supposé, quand nous avions traversé la terrasse, que son mouvement glissant était le résultat simplement d’une démarche merveilleusement contrôlée et d’un maintien parfait, mais je comprenais maintenant qu’elle devait être d’une manière ou d’une autre handicapée ; et j’avais l’impression que sans l’aide de la servante et la mienne, elle serait tombée la tête la première.

Lorsque nous arrivâmes en bas de l’escalier, elle reprit sa progression harmonieuse. La servante fut congédiée d’un mouvement de tête, et la dame en noir me conduisit le long du corridor dans la direction opposée à celle du dortoir et de la salle de classe jusqu’à ce que nous arrivions en vue d’une cage d’escalier située tout à fait à l’extrémité de la maison, un colimaçon rarement utilisé, très abrupt, avec seulement une petite rampe basse entre les marches et un plongeon de cinq étages dans les sous-sols. Là, elle me relâcha et me demanda sèchement de descendre. Je descendis plusieurs marches, puis je me retournai pour voir si elle avait de la difficulté.

Elle n’en avait pas, mais elle n’utilisait pas non plus les marches. Avec sa longue robe pendant autour d’elle comme une tenture, elle flottait, suspendue, les yeux fixés sur moi, au milieu de la cage d’escalier. Je fus si interloqué que je m’arrêtai, ce qui lui fit relever furieusement le menton, puis me mis à courir. Tandis que je dévalais la spirale, elle pivotait en même temps que moi, en tournant dans ma direction un visage qui ressemblait extraordinairement à celui de mon père, une main toujours sur la rampe. Quand nous fûmes arrivés au premier étage, elle se baissa et me cueillit aussi facilement qu’une chatte ramasse son chaton, puis me mena dans des couloirs et des salles où je n’avais jamais eu l’autorisation d’aller, jusqu’à ce que je sois aussi désorienté que si je me trouvais dans une maison inconnue. Finalement, nous nous arrêtâmes devant une porte qui ne différait en rien des autres.

Elle l’ouvrit avec une vieille clé de bronze à l’extrémité découpée comme une scie, et me fit signe d’entrer.

La pièce était brillamment éclairée, et je pus voir nettement ce dont je m’étais seulement douté sur la terrasse et dans les couloirs : que l’ourlet de sa robe arrivait à cinq centimètres au-dessus du sol quelle que soit la façon dont elle se déplaçait, et qu’il n’y avait rien du tout entre l’ourlet et le sol. Elle me fit signe d’aller vers un petit tabouret recouvert de dentelle et me dit : « Assieds-toi. » Puis elle glissa jusqu’à une berceuse à grand dossier où elle s’assit face à moi. Au bout d’un moment, elle me demanda : « Quel est ton nom ? » Je lui répondis, et elle haussa un sourcil en me regardant bizarrement puis mit la berceuse en mouvement en poussant du bout des doigts un lampadaire massif qui se trouvait à côté d’elle. Après un long silence, elle reprit : « Et lui, comment t’appelle-t-il ? »

« Lui ? » Le manque de sommeil, je suppose, me rendait stupide.

Elle fronça les lèvres. « Mon frère. »

Je me détendis un peu : « Oh, je suppose que vous êtes ma tante, dans ce cas. Je me disais que vous ressembliez à mon père. Il m’appelle Numéro Cinq. »

Pendant quelques instants, elle continua à me fixer, les coins de sa bouche abaissés, comme faisait souvent mon père. Puis elle dit : « Ce chiffre est ou trop bas, ou trop haut. De vivant, il y a lui et moi, et je suppose qu’il compte le simulateur. As-tu une sœur, Numéro Cinq ? »

Mr Million nous avait fait lire David Copperfield, et quand elle disait cela, elle me rappelait de façon si frappante et imprévue tante Betsey Trotwood que j’éclatai de rire.

« Il n’y a rien d’absurde à cela. Ton père a une sœur. Pourquoi pas toi ? Tu n’en as pas ? »

« Non, madame, mais j’ai un frère. Il s’appelle David. »

« Tu peux m’appeler tante Jeannine. Est-ce que David te ressemble, Numéro Cinq ? »

Je secouai la tête. « Ses cheveux sont blonds et bouclés au lieu d’être comme les miens. Peut-être qu’il me ressemble un peu, mais pas beaucoup. »

« Je suppose », murmura ma tante entre ses lèvres, « qu’il s’est servi d’une de mes filles ».

« Pardon, ma tante ? »

« Sais-tu qui était la mère de David, Numéro Cinq ? »

« Comme nous sommes frères, je suppose que c’est la même que la mienne, mais Mr Million dit qu’elle s’en est allée il y a longtemps. »

« Ce n’est pas la même », dit ma tante. « Non. Je peux te montrer une photo de la tienne. Est-ce que ça t’intéresse de la voir ? » Elle agita une clochette, et une servante arriva en faisant une courbette d’une pièce située plus loin que la nôtre. Ma tante lui dit quelque chose à l’oreille, et elle ressortit. Quand ma tante se tourna de nouveau vers moi, elle me demanda : « Et que fais-tu toute la journée, Numéro Cinq, à part courir sur la terrasse où tu ne devrais pas te trouver ? Est-ce que tu étudies ? »

Je lui parlai de mes expériences (j’étais en train d’essayer de conduire des œufs de batracien à une évolution asexuelle suivie d’un doublement de chromosomes par traitement chimique pour assurer l’apparition d’une nouvelle génération asexuée) et des dissections que Mr Million m’encourageait à faire, et au cours de mon exposé je lançai une remarque sur l’intérêt qu’il y aurait à pratiquer une biopsie sur l’un des aborigènes de Sainte-Anne s’il en existait encore, étant donné que les descriptions des premiers explorateurs différaient tellement entre elles et que quelques pionniers avaient affirmé que les abos pouvaient changer de forme.

« Ah », fit ma tante. « Tu as entendu parler de ça. Nous allons te tester, Numéro Cinq. Qu’est-ce que c’est que l’Hypothèse de Veil ? »

Nous avions appris cela il y avait plusieurs années, aussi je répondis : « Selon l’hypothèse de Veil, les abos auraient possédé la faculté d’imiter à la perfection le genre humain. Veil pensait que quand les vaisseaux sont arrivés de la Terre, les abos ont tué tout le monde et se sont mis à vivre comme eux, de sorte que ce n’est pas eux qui sont morts, mais nous. »

« Tu veux dire les Terriens », fit ma tante. « Les êtres humains. »

« Pardon, ma tante ? »

« Si Veil disait vrai, alors toi et moi nous sommes des abos de Sainte-Anne, tout au moins par notre origine ; je suppose que c’est ce que tu veux dire. Crois-tu qu’il avait raison ? »

« Je ne crois pas que cela fasse une grande différence. Il disait que l’imitation serait nécessairement parfaite, et si elle l’est, ils sont exactement ce que nous étions, de toute façon. » Je me croyais habile, mais ma tante se contenta de sourire en se balançant un peu plus vigoureusement. Il faisait très chaud dans la petite chambre illuminée.

« Numéro Cinq, tu es trop jeune pour la sémantique, et j’ai peur que tu n’aies été induit en erreur par le concept de perfection. Le Dr Veil, j’en suis certaine, donnait à ce terme un sens beaucoup plus large et beaucoup moins précis que tu ne semblés croire. L’imitation ne pouvait être exacte, puisque les humains ne possèdent pas ce talent, et que pour les imiter à la perfection les abos auraient été obligés d’y renoncer. »

« Qu’est-ce qui les en empêchait ? »

« Mon cher enfant, les facultés de toutes sortes doivent évoluer. Et quand elles le font, elles doivent être utilisées, ou elles s’atrophient. Si les abos avaient été capables d’un mimétisme parfait au point de renoncer à lui-même, cela aurait signifié leur fin, et cela sans aucun doute bien avant l’arrivée des premiers vaisseaux. Mais bien sûr, il n’existe pas la moindre preuve qu’ils aient été capables d’une chose pareille. Ils sont morts simplement avant d’avoir pu être étudiés complètement, et Veil, cherchant à expliquer la cruauté et l’irrationalité qu’il constate autour de lui, a suspendu cinquante kilos de théorie sur du vide. »

Cette dernière remarque, particulièrement dans la mesure où ma tante paraissait d’humeur familière, semblait m’offrir l’occasion idéale de poser une question sur son remarquable mode de locomotion. J’étais sur le point de la formuler lorsque je fus interrompu, presque simultanément, de deux côtés à la fois. La servante était de retour, portant un gros album relié de cuir repoussé, et elle ne l’avait pas plus tôt donné à ma tante qu’on entendit frapper à la porte. Ma tante fit distraitement un « va voir » qui aurait pu aussi bien s’adresser à la servante qu’à moi, aussi je satisfis ma curiosité sous une autre forme en me précipitant le premier pour ouvrir la porte.

Deux des demi-mondaines de mon père étaient dans le couloir, fardées et costumées au point de paraître plus exotiques que des abos, droites comme des peupliers de Lombardie et inhumaines comme des spectres, avec des yeux jaune et vert maquillés pour avoir la taille d’un œuf et des seins gonflés qui leur remontaient presque aux épaules. Bien que leur attitude ne laissât rien voir, j’eus le sentiment agréable qu’elles étaient surprises que ce soit moi qui leur ouvre la porte. Je m’inclinai pour les faire entrer, mais lorsque la servante referma la porte derrière elles, ma tante leur dit d’un ton distrait : « Un petit instant, les filles. Je voudrais montrer quelque chose à ce jeune garçon avant qu’il s’en aille. »

Ce « quelque chose » était une photographie utilisant, je le supposais, quelque nouvelle technique qui faisait disparaître toutes les couleurs à l’exception d’un brun très clair. La photo était petite et, d’après son aspect général et ses bords écaillés, très vieille. Elle montrait une fille d’environ vingt-cinq ans, mince et pour autant que je puisse en juger assez grande, debout à côté d’un jeune homme trapu sur une allée asphaltée et tenant un bébé dans ses bras. L’allée passait devant une maison remarquable, un très long bâtiment en bois sans étages, avec, tous les huit ou dix mètres, un porche ou une véranda qui changeaient de style architectural de façon à donner l’impression d’un grand nombre de maisons fort étroites construites côte à côte. Si je mentionne ce détail, que j’avais à peine remarqué à l’époque, c’est parce que j’ai souvent, depuis ma sortie de prison, essayé de retrouver la trace de cette maison. Lorsque je vis la photo pour la première fois, j’étais beaucoup plus intéressé par le visage de la femme et celui du bébé. Ce dernier en réalité était à peine visible car il était presque entièrement enfoui dans des couvertures de laine blanche. La femme avait de larges traits et un sourire brillant qui évoquait ce charme rare, à la fois détendu, poétique et espiègle. Une Gitane, fut ma première pensée, mais son teint était beaucoup trop clair pour cela. Comme sur notre monde, nous descendons tous d’un groupe relativement restreint de colons, nous formons une population assez uniforme. Mais mes études m’avaient valu une certaine familiarité avec les races terriennes originales, et ma seconde pensée, presque une certitude, fut la race celtique. « Le pays de Galles », dis-je tout haut. « Ou l’Écosse. Ou l’Irlande. »

« Comment ? » fit ma tante. L’une des filles gloussa. Elles s’étaient assises sur le divan, leurs longues jambes luisantes croisées devant elles comme la hampe vernie d’un drapeau.

« Ça ne fait rien. »

Ma tante me lança un regard perçant et dit : « Tu as raison. Je t’enverrai chercher et nous parlerons de tout ça quand nous aurons un peu plus de temps tous les deux. Pour l’instant, ma femme de chambre va te reconduire. »

Je ne me souviens pas du long parcours que la femme de chambre et moi nous dûmes effectuer pour regagner le dortoir, ni de l’excuse que je donnai à Mr Million pour justifier mon absence. Quelle qu’elle fût, je suppose qu’il ne fut pas dupe, et qu’il découvrit la vérité en questionnant les domestiques, car on ne vint pas me chercher pour retourner dans les appartements de ma tante, bien que j’eusse attendu ce moment tous les jours pendant les semaines qui suivirent.

Cette nuit-là — je suis à peu près sûr qu’il s’agissait du même soir — je rêvai des abos de Sainte-Anne, dansant avec des huppes d’herbe sur la tête et aux bras et aux chevilles, agitant leurs boucliers de joncs tressés et leurs javelots à pointe de jade jusqu’à ce que le mouvement se communique à mon lit et se transforme en la manche rouge du valet de mon père venu me réveiller, comme presque tous les soirs maintenant, pour me conduire à la bibliothèque.

Cette nuit-là, et cette fois-ci je suis tout à fait certain qu’il s’agissait de la même nuit, c’est-à-dire celle où j’ai rêvé pour la première fois des abos, la structure de mes entretiens avec lui, qui depuis quelque temps étaient devenus une succession que je croyais immuable de conversation, hologrammes, associations libres et enfin congé, se modifia. Après la conversation préliminaire qui avait pour but, j’en suis sûr, de me mettre à l’aise (ce à quoi elle échouait régulièrement), il me demanda de remonter une de mes manches et de m’allonger sur une vieille table d’auscultation. Puis il me fit regarder le mur, c’est-à-dire une série d’étagères chargées de volumes défraîchis. Je sentis qu’une aiguille s’enfonçait à l’intérieur de mon bras, mais ma tête étant maintenue, je ne pouvais ni me redresser ni regarder ce qu’il faisait. Puis l’aiguille fut retirée et je reçus l’ordre de rester tranquillement allongé.

Après ce qui me parut être une période de temps considérable, au cours de laquelle mon père me soulevait parfois les paupières pour examiner mes yeux, ou me prenait le pouls, quelqu’un se mit à parler dans un endroit éloigné de la pièce et à raconter une histoire très longue et très confuse. Mon père prenait des notes sur ce qui était dit et de temps en temps se penchait pour me poser une question à laquelle je jugeais inutile de répondre puisque celui qui parlait s’en chargeait pour moi.

La drogue qu’il m’avait injectée ne perdait pas, comme je l’avais imaginé, graduellement sa force à mesure que les heures passaient. Au contraire, elle semblait m’éloigner de plus en plus de la réalité et du mode de conscience le plus apte à préserver l’individualité de la pensée. Le cuir râpé de la table d’auscultation disparut de dessous moi pour être remplacé tantôt par le pont d’un navire, tantôt par l’aile d’une colombe battant bien haut au-dessus du monde ; quant à la voix que j’entendais, je ne me souciais plus de savoir si c’était la mienne ou celle de mon père. Elle était d’une tonalité parfois haute, parfois basse, mais parfois j’avais l’impression de parler des profondeurs d’une poitrine bien plus vaste que la mienne, et sa voix, accompagnée par le bruissement des pages de son carnet, pouvait ressembler aux cris aigus et perçants des enfants qui jouaient dans les rues tels que je les entendais l’été quand je passais la tête par les hublots à la base de la coupole de la bibliothèque.


Cette nuit-là, le cours de mon existence changea de nouveau. Les drogues — car il semblait y en avoir plusieurs, et bien que l’effet que je viens de décrire fût le plus habituel, il y avait aussi des moments où il m’était impossible de rester allongé, où je courais de tous les côtés pendant des heures tout en parlant et où je sombrais dans des rêves délicieux ou incroyablement effrayants — avaient des répercussions sur ma santé. Je me réveillais souvent le matin avec un mal de tête qui me faisait atrocement souffrir toute la journée, et j’étais sujet à des périodes de nervosité et d’appréhension extrêmes. Ce qui était le plus terrifiant de tout, c’était que des sections entières de la journée disparaissaient parfois, et que je me retrouvais éveillé, habillé, en train de lire ou de me promener ou même de parler sans avoir aucun souvenir de tout ce qui s’était passé depuis le moment où j’étais allongé murmurant des choses au plafond dans la bibliothèque de mon père la nuit précédente.

Les cours que je prenais avec David ne cessèrent pas complètement, mais d’une certaine manière le rôle de Mr Million et le mien se trouvaient maintenant inversés. C’était moi, désormais, qui insistais pour que les cours aient lieu chaque fois que c’était possible ; et c’était moi aussi qui choisissais les matières et qui, la plupart du temps, posais les questions à David et à Mr Million. Mais souvent, quand ils étaient à la bibliothèque ou dans le parc, je restais à lire dans mon lit, et plus d’une fois, je crois, je restai à lire et à étudier au lit depuis le moment où j’avais repris conscience entre mes draps jusqu’à celui où le valet de mon père venait à nouveau me chercher.

Les entretiens de David avec mon père, je dois le faire remarquer ici, connurent les mêmes modifications que les miens, et aux mêmes époques ; mais comme ils étaient moins fréquents — ils le devinrent de moins en moins à mesure que les cent jours de l’été s’étiraient en automne et se transformaient finalement en un long hiver — et qu’il paraissait dans l’ensemble présenter moins de réactions néfastes aux drogues, leur effet sur lui était beaucoup moins important.

S’il doit y avoir un moment où cela fut concrétisé, c’est au cours de cet hiver-là que mon enfance prit fin. Mon nouvel état de santé précaire m’empêchait de me livrer à des activités enfantines, et m’encourageait dans mes expériences sur les petits animaux et dans mes dissections des corps que Mr Million me fournissait, succession sans fin d’yeux et de bouches béants. Également, je lisais ou j’étudiais comme je l’ai dit, pendant des heures interminables ; ou bien je restais simplement allongé, les mains croisées sous la nuque, en essayant de me rappeler, des jours durant peut-être, les récits que je m’entendais faire à mon père. Ni David ni moi ne pouvions nous souvenir de suffisamment de choses pour bâtir même une théorie cohérente sur la nature des questions qu’il nous posait, mais je conserve encore, fixées dans ma mémoire, certaines scènes que je suis sûr de n’avoir jamais vues en fait, et je suis convaincu qu’il s’agit là de visualisations de suggestions chuchotées tandis que je plongeais et remontais dans ces états de conscience altérés.

Ma tante, qui antérieurement s’était tenue tellement à distance, me parlait maintenant dans les couloirs et me rendait même visite au dortoir. J’avais appris que c’était elle qui s’occupait des arrangements intérieurs de notre maison, et par son entremise je pus faire installer un petit laboratoire personnel dans la même aile. Mais je passai l’hiver, ainsi que je l’ai dit, presque entièrement à ma table de dissection et dans mon lit. La neige s’accumulait jusqu’à la moitié de la fenêtre et s’accrochait aux tiges nues du jasmin de Virginie. Les clients de mon père, lors des rares occasions que j’avais de les voir, arrivaient avec des bottes mouillées et de la neige sur leurs épaules et leur chapeau, et soufflaient, le visage rouge, en époussetant leur veste. Les orangers n’étaient plus là, la terrasse ne servait plus et la cour sous notre fenêtre n’était animée que tard dans la nuit quand une demi-douzaine de clients et leurs protégées, poussant des clameurs d’hilarité sous l’effet du vin, se livraient à des batailles de boules de neige qui se terminaient invariablement par le déshabillage des filles qu’ils faisaient rouler nues dans la neige.


Le printemps me surprit, comme c’est toujours le cas avec ceux qui passent la plus grande partie de leur vie à l’intérieur. Un jour, alors que je pensais, si tant est que j’étais encore capable de penser, en termes d’hiver, David ouvrit toute grande la fenêtre et insista pour que je descende avec lui dans le parc — et ce fut avril. Mr Million nous accompagna, et je me souviens que lorsque nous sortîmes dans le petit jardin qui donnait sur la rue, un jardin que j’avais vu pour la dernière fois envahi par la neige mais qui maintenant resplendissait de bulbes précoces et du tintement cristallin du jet d’eau, David tapota le chien de fer sur son museau sardonique et récita :

Et le chien à quatre têtes, du haut de son socle de fer,

Contemple notre royaume de lumière.

Je fis une remarque banale sur son erreur de calcul. « Oh non. Le vieux Cerbère a quatre têtes, tu ne le sais pas ? La quatrième, c’est son pucelage, et il est si cabot qu’aucune chienne n’a voulu le lui ôter. » Même Mr Million gloussa de rire, mais je pensai par la suite, en voyant le teint resplendissant de David et les prémices de l’âge adulte déjà apparentes dans le maintien de ses épaules, que si, comme je l’avais toujours pensé, les trois têtes représentaient Maître, Madame et Mr Million, c’est-à-dire mon père, ma tante et mon précepteur, alors il faudrait bientôt en ajouter une autre pour David lui-même.

Le parc devait être un paradis pour lui, mais j’étais si peu en forme que je le trouvai sinistre et passai la plus grande partie de la matinée recroquevillé sur un banc à regarder David jouer au squash. Vers midi, je fus rejoint, pas sur mon banc, mais sur un autre suffisamment près pour que s’établisse un lien de proximité, par une fille aux cheveux bruns qui avait une cheville dans le plâtre. Elle avait été amenée là, sur des béquilles, par une sorte de nurse ou de gouvernante qui s’assit, délibérément j’en suis sûr, entre elle et moi. Cette femme déplaisante, cependant, était trop raide pour que son manège réussisse entièrement. Elle était assise au bord du banc, tandis que la jeune fille, avec sa jambe plâtrée tendue devant elle, s’appuyait contre le dossier et me laissait apercevoir son profil, qui était très beau. De temps à autre, quand elle se tournait vers la créature qui l’accompagnait pour faire une remarque, je pouvais étudier son visage tout entier : lèvres carminées, yeux violets, un visage rond plutôt qu’ovale, avec une pointe de cheveux noirs qui divisaient son front ; des sourcils arqués et délicats, et de longs cils recourbés. Lorsqu’une vendeuse ambulante, une vieille femme, arriva en vendant des rouleaux cantonais (plus longs que la main, et encore si chauds qu’il fallait les manger avec de grandes précautions, comme s’ils étaient vivants en quelque sorte), je fis d’elle ma messagère et en même temps que j’en achetais un pour moi je l’envoyai avec deux de ces friandises brûlantes vers la jeune fille et le monstre qui l’escortait.

Le monstre, bien sûr, refusa ; la jeune fille, je fus charmé de le constater, supplia ; ses grands yeux et ses joues brillantes proclamaient éloquemment des arguments que j’étais malheureusement trop loin pour entendre, mais que je pouvais suivre comme une pantomime : ce serait une insulte gratuite à un inconnu sans reproche que de refuser ; elle avait faim, et de toute façon elle avait voulu s’en acheter un — quel gaspillage que de les rejeter alors qu’ils étaient offerts gratuitement ! La marchande, visiblement heureuse de son rôle d’intermédiaire, se déclara sur le point de pleurer à l’idée d’être obligée de me rembourser mon or (en réalité un tout petit billet presque aussi graisseux que le papier dans lequel elle enveloppait sa marchandise, et considérablement plus sale), et finalement leurs voix devinrent assez fortes pour que je puisse entendre celle de la jeune fille, qui était claire et bien timbrée.

Elles finirent, naturellement, par accepter ; le monstre m’accorda un signe de tête glacé, et la jeune fille me fit un clin d’œil derrière son dos.

Une demi-heure plus tard quand David et Mr Million, qui le regardait jouer, me demandèrent si je voulais aller déjeuner, je répondis oui, pensant que quand nous reviendrions je pourrais m’asseoir un peu plus près de la jeune fille sans paraître trop audacieux. Nous mangeâmes (très impatiemment pour ma part, je le crains) dans une petite taverne près du marché aux fleurs ; mais quand nous fûmes de retour au parc, la jeune fille et sa gouvernante n’étaient plus là.

Nous rentrâmes à la maison, et environ une heure plus tard mon père m’envoya chercher. Je partis avec une certaine appréhension, car il était beaucoup plus tôt qu’à l’accoutumée pour notre entretien. Les premiers clients n’étaient pas encore arrivés, en fait, alors qu’habituellement je ne le voyais qu’après le départ du dernier. Mais mes craintes n’étaient pas fondées. Il commença par me demander des nouvelles de ma santé, et quand je lui répondis qu’elle semblait meilleure qu’elle ne l’avait été pendant le reste de l’hiver, il commença, d’une voix affectée et même grandiloquente, aussi différente de son ton abrupt habituel qu’on peut l’imaginer, à me parler de ses affaires et de la nécessité où se trouvait un jeune homme de mon âge de préparer son avenir. Il ajouta : « Je crois que tu es un érudit en matière de sciences. »

Je répondis que j’espérais en être un de manière modeste et je me préparai aux reproches habituels sur l’inutilité d’étudier la chimie ou la biophysique dans un monde comme le nôtre où les bases industrielles étaient si étroites, et pour entrer dans l’administration on n’a pas besoin de ça, et ça ne vous apprend même pas le commerce, et ainsi de suite. Mais au lieu de cela, il me dit : « Je suis heureux de t’entendre parler ainsi. Pour être franc, j’avais demandé à Mr Million de t’encourager dans cette voie autant qu’il pouvait. C’est ce qu’il aurait fait de toute façon, j’en suis sûr ; il avait déjà agi ainsi avec moi. Ces études ne seront pas seulement une grande source de satisfaction pour toi, mais elles… » il s’interrompit, s’éclaircit la voix et passa ses deux mains sur son visage et sur son crâne… « te serviront d’innombrables manières. Elles constituent, pour ainsi dire, une tradition de famille ».

Je déclarai, très sincèrement, que j’étais heureux de l’entendre dire cela.

« As-tu vu mon labo ? Derrière ce grand miroir, là. »

Je ne l’avais pas vu, mais je connaissais l’existence d’une série de pièces derrière le miroir coulissant de la bibliothèque, et les domestiques parlaient parfois du « dispensaire » de mon père, où il examinait chaque mois les filles qu’il employait et à l’occasion prescrivait des traitements pour les « amis » de ceux de nos clients qui, fort imprudemment, n’avaient pas confiné leurs visites à notre seul établissement. Je déclarai que je serais très heureux de le visiter.

Il sourit : « Mais nous nous écartons de notre sujet. La science est d’une grande valeur, mais tu t’apercevras, comme je l’ai fait, qu’elle consomme beaucoup plus d’argent qu’elle n’en produit. Tu auras besoin de livres et d’appareils et de nombreuses autres choses, en même temps que de gagner ta vie. Nous avons une affaire qui n’est pas infructueuse, et bien que j’espère vivre encore longtemps — en partie grâce à la science — tu en es l’héritier, et elle sera à toi un jour…

(Ainsi j’étais plus vieux que David !)

« … chaque phase de notre activité. Aucune, crois-moi, n’est sans importance. »

J’avais été si surpris, et en fait transporté, par ma découverte, que j’avais manqué une partie de ce qu’il avait dit. Je hochai gravement la tête, ce qui me paraissait la meilleure chose à faire.

« Parfait. Je veux que tu commences par répondre à la porte d’entrée. C’est une des domestiques qui s’en chargeait, et pendant le premier mois environ elle restera avec toi, car il y a beaucoup plus à apprendre que tu ne crois. Je vais le dire à Mr Million, et il prendra toutes les dispositions. »

Je le remerciai, et il m’indiqua que l’entretien était terminé en ouvrant la porte de la bibliothèque. J’avais peine à croire, en sortant, que c’était le même homme qui avait dévoré ma vie aux petites heures de presque chaque matin.


Je n’avais pas fait de rapprochement entre cette soudaine élévation de statut et les événements du parc. Mais je me rends compte maintenant que Mr Million, qui a, littéralement, des yeux derrière la tête, dut annoncer à mon père que j’avais atteint l’âge où les désirs de l’enfance, subliminalement attachés aux figures parentales, commencent de manière à demi consciente à s’évader du cercle de la famille.

Quoi qu’il en soit, je débutai le soir même dans mes nouvelles fonctions et devins ce que Mr Million appelait « l’hôte d’accueil » et David le « portier » de l’établissement, assumant ainsi de manière pratique le rôle symboliquement exécuté par le chien de fer du jardin. La servante qui avait précédemment exercé ces fonctions, une jolie fille appelée Nerissa, qui avait été choisie pas seulement pour sa beauté mais aussi parce qu’elle était solidement charpentée, avec des épaules plus larges que celles de la plupart des hommes et un visage large et souriant, resta, comme mon père l’avait promis, pour m’aider. Notre travail n’était pas difficile, car les clients de mon père étaient tous des hommes jouissant d’une certaine position sociale, peu enclins aux discussions ou aux démonstrations bruyantes, sauf quand ils étaient particulièrement ivres ; et pour la plupart, ils avaient déjà visité notre maison des douzaines, sinon dans quelques cas des centaines de fois même. Nous les appelions par des surnoms utilisés seulement ici (dont Nerissa m’informait à voix basse tandis qu’ils remontaient l’allée), et nous pendions leurs manteaux avant de les diriger — ou si nécessaire, les conduire — vers les différentes parties de l’établissement. Nerissa se trémoussait (spectacle formidable, observais-je, pour la plupart des clients à l’exception des plus héroïquement bâtis), se laissait pincer les fesses, acceptait des pourboires, et me parlait ensuite, pendant les périodes creuses, des fois où elle avait été « appelée en haut » à la requête de quelque amateur de proportions, et de l’argent qu’elle s’était fait alors. Je riais des plaisanteries et je refusais les pourboires de façon à bien faire comprendre aux clients que je faisais partie de la direction. La plupart n’avaient pas besoin qu’on le leur rappelle, et je m’entendais souvent dire que je ressemblais de façon incroyable à mon père.

Je servais ainsi de réceptionniste depuis peu de temps, trois ou quatre soirs seulement, je crois, lorsque nous eûmes un visiteur inhabituel. Il arriva un soir de bonne heure, mais la journée avait été si sombre, une des dernières vraies journées d’hiver, en fait, que nous avions allumé les lampadaires du jardin depuis plus d’une heure déjà, et que les voitures qui passaient dans la rue, si elles faisaient du bruit, étaient à peine visibles. Je répondis à son coup de sonnette, et comme nous faisions toujours avec les inconnus, m’enquis poliment du but de sa visite.

« Je voudrais parler au Dr Aubrey Veil. »

Je dus prendre un air d’incompréhension.

« C’est bien le 666, rue Saltimbanque ? » reprit l’inconnu.

C’était bien cela, naturellement, et le nom du Dr Veil, bien que je fusse incapable de le situer, me disait quelque chose. Je conclus que l’un de nos clients avait utilisé la maison de mon père comme adresse de complaisance, et comme ce visiteur était recevable et qu’il n’était pas souhaitable de discuter sur le seuil de la porte malgré l’abri partiel offert par le jardin, je lui demandai s’il voulait entrer ; puis j’envoyai Nerissa nous chercher du café afin que nous puissions avoir une petite conversation dans la salle de réception obscure qui donnait sur le hall d’entrée. C’était une pièce que l’on utilisait rarement, et les domestiques avaient négligé d’y faire la poussière, comme je le constatai dès que j’ouvris la porte. Je pris mentalement note d’en parler à ma tante à la première occasion, et en même temps je me rappelai où j’avais entendu mentionner le nom du Dr Veil. C’était ma tante qui, à notre première rencontre, avait fait allusion à la théorie de Veil selon laquelle nous serions en fait les descendants des aborigènes de Sainte-Anne qui auraient exterminé les colons de la Terre et pris si complètement leur place qu’ils auraient oublié leurs propres origines.

L’inconnu s’était assis dans l’un des fauteuils moites à dorures. Il avait une barbe, plus noire et plus fournie que le style à la mode, et il était jeune, je pense, bien que considérablement plus âgé que je ne l’étais. Il aurait pu être beau si la peau de son visage — la partie qui en était visible, tout au moins — n’avait été d’un blanc si incolore que c’était presque choquant. Ses vêtements sombres semblaient anormalement épais, comme du feutre, et je me rappelai avoir entendu dire par un client qu’un stellaris venu de Sainte-Anne avait plongé dans la baie la veille. Je lui demandai si par hasard il n’était pas arrivé à bord. Il parut un instant surpris, puis il se mit à rire.

« Vous êtes perspicace, je vois. Et vivant sous le même toit que le Dr Veil, sa théorie vous est familière. Non ; je suis de la Terre. Je m’appelle Marsch. » Il me tendit sa carte, et je dus m’y reprendre à deux fois avant que la signification des petites abréviations délicatement gravées s’imprime dans mon esprit. Mon visiteur était un homme de science, un docteur en philosophie et en anthropologie venu de la Terre.

« Je n’essayais pas d’être perspicace », dis-je. « Je pensais réellement que vous arriviez de Sainte-Anne. Ici, nous avons presque tous un visage planétaire, à l’exception des gitans et des tribus de criminels, et je n’arrivais pas à situer le vôtre. »

« J’ai remarqué ce que vous voulez dire ; vous semblez avoir cette particularité vous-même. »

« On dit que je ressemble beaucoup à mon père. »

« Ah », fit-il. Il me dévisagea ; puis : « Vous êtes un clonotype ? »

« Un clonotype ? »

J’avais déjà lu ce terme, mais dans un contexte de botanique, et comme cela m’arrive fréquemment quand je me trouve devant quelqu’un que je désire impressionner par mon intelligence, je fus incapable de prononcer un mot. Je me faisais l’impression d’être un enfant niais.

« Reproduit parthénogénétiquement de telle sorte que le nouvel individu — ou les nouveaux individus, on peut en avoir un millier si on veut — ait une structure génétique exactement identique à celle de son parent. C’est un procédé antiévolutionnaire, et donc illégal sur la Terre, mais ici je ne pense pas que les choses soient surveillées d’aussi près. »

« Vous parlez d’êtres humains ? »

Il hocha affirmativement la tête.

« Je n’avais jamais entendu parler de ça. Réellement, je doute que vous trouviez ici la technologie nécessaire ; nous sommes très en retard en comparaison de la Terre. Naturellement, mon père verra ce qu’il peut faire pour vous. »

« Ce n’est pas quelque chose que je veux faire faire. »

À ce moment-là, Nerissa arriva avec le café, interrompant les explications que le Dr Marsch allait donner. En fait, j’avais parlé de mon père plus par habitude qu’autre chose, et j’estimais très peu probable qu’il soit capable de réussir un tel tour de force biologique. Mais il y avait toujours une possibilité, particulièrement si une forte somme était offerte. Pour l’instant, nous gardâmes le silence tandis que Nerissa disposait les tasses et nous versait le café. Quand elle fut sortie, le Dr Marsch fit d’un ton appréciateur : « Peu commune, cette fille. » Je remarquai que ses yeux étaient d’un vert vif, sans les nuances de marron qu’ont la plupart des yeux.

Je brûlais de lui poser des questions sur la Terre et sur l’évolution récente de la science, et il m’était déjà venu à l’esprit que les filles pourraient être un moyen efficace de le retenir, ou tout au moins de le faire revenir. Je lui dis :

« Vous devriez monter en voir quelques-unes. Mon père a beaucoup de goût. »

« Je préférerais voir le Dr Veil. Ou bien est-ce que le Dr Veil est votre père ? »

« Oh, non. »

« Voici son adresse, ou plutôt la dernière adresse que l’on m’a donnée. Numéro 666, rue Saltimbanque, Port-Mimizon, Département de la Main, Sainte-Croix. »

Il paraissait sérieux, et peut-être que si je lui disais carrément qu’il faisait erreur, il se lèverait et partirait.

« C’est ma tante qui m’a parlé de l’hypothèse de Veil », lui dis-je. « Elle paraissait très au courant. Peut-être qu’un peu plus tard dans la soirée vous pourriez en discuter avec elle. »

« Ne pourrais-je pas la voir tout de suite ? »

« Ma tante reçoit très peu de visites. Pour parler franchement, on m’a dit qu’elle s’était disputée avec mon père avant ma naissance, et elle quitte rarement ses appartements. Les domestiques lui font leurs rapports, et elle dirige de chez elle ce qui pourrait être appelé, je suppose, notre économie domestique. Mais il est très rare de rencontrer Madame en dehors de ses appartements, ou d’y voir admettre un étranger. »

« Et pourquoi me dites-vous cela ? »

« Pour que vous compreniez qu’avec la meilleure volonté du monde il ne m’est guère possible de vous organiser un entretien avec elle ; tout au moins, pas en cet instant. »

« Vous pourriez simplement lui demander si elle connaît l’adresse actuelle du Dr Veil, et si elle veut bien me la donner. »

« Je fais tout mon possible pour vous aider, Dr Marsch. Je vous assure. »

« Mais vous ne pensez pas que ce soit la meilleure façon de procéder ? »

« Franchement, non. »

« En d’autres termes, si vous demandiez simplement le renseignement à votre tante, sans lui donner le temps de se former un jugement sur moi, vous ne pensez pas qu’elle me le communiquerait, même si elle l’avait ? »

« Il serait préférable que nous parlions d’abord un peu. Il y a beaucoup de choses que j’aimerais apprendre au sujet de la Terre. »

L’espace d’un instant, je crus discerner un sourire amer sous la barbe noire. Puis il dit : « Et si je vous demandais d’abord… »

Il fut interrompu — de nouveau — par Nerissa, sans doute parce qu’elle voulait savoir si nous avions besoin de quelque chose d’autre de la cuisine. Je l’aurais étranglée quand le Dr Marsch s’arrêta au milieu de sa phrase pour dire : « Cette fille ne pourrait-elle pas demander à votre tante si elle veut bien me recevoir ? »

Je dus penser rapidement. J’avais prévu d’y aller moi-même et, au bout d’un laps de temps raisonnable, de revenir lui annoncer que ma tante le recevrait un peu plus tard, ce qui m’aurait donné l’occasion de le questionner à loisir pendant qu’il aurait attendu. Mais il y avait au moins la possibilité (sans doute agrandie à mes yeux par mon impatience d’entendre parler des nouvelles découvertes de la Terre) qu’il refuse d’attendre, ou que, lorsqu’il verrait enfin ma tante, il fasse mention de l’incident. Au moins, si j’envoyais Nerissa, je pourrais profiter de lui pendant qu’elle ferait la commission, et il y avait de fortes chances — du moins c’est ce que j’imaginais — pour que ma tante soit retenue par une quelconque affaire qu’elle voudrait conclure avant de voir un étranger. Je priai donc Nerissa d’y aller, et le Dr Marsch lui donna une de ses cartes après avoir griffonné quelques mots au dos.

« Maintenant », fis-je, « que vouliez-vous me demander ? »

« La raison pour laquelle cette maison, sur une planète peuplée depuis moins de deux cents ans, paraît si ridiculement vieille. »

« Elle a été construite il y a cent quarante ans, mais vous devez en avoir beaucoup sur la Terre qui sont bien plus vieilles. »

« J’imagine. Des centaines. Mais pour chacune d’elles, nous en avons dix mille qui sont sorties de terre il y a moins d’un an. Ici, presque toutes les constructions que je vois paraissent à peu près aussi anciennes que celle-ci. »

« Il n’y a jamais eu foule ici, et nous n’avons pas eu à démolir ; c’est ce que Mr Million dit. Et il y a moins de monde maintenant qu’il y a cinquante ans. »

« Mr Million ? »

Je lui expliquai qui était Mr Million. Quand j’eus fini, il déclara :

« Il semble que vous ayez ici un simulateur dix-neuf non relié, ce qui devrait être intéressant. Il en existe seulement quelques modèles.

« Un simulateur dix-neuf ? »

« Un milliard ; dix à la puissance neuf. Le cerveau humain possède plusieurs milliards de synapses, naturellement ; mais on s’est aperçu qu’on pouvait très bien simuler son action… »

Il me semblait qu’aucune seconde ne s’était écoulée depuis le départ de Nerissa, mais elle était déjà de retour. Elle fit une courbette au Dr Marsch et lui dit :

« Madame va vous recevoir. »

Je bafouillai : « Maintenant ? »

« Oui », fit Nerissa sans malice. « Madame a dit tout de suite. »

« Je l’accompagnerai, dans ce cas. Reste à la porte. »

J’escortai le Dr Marsch le long des corridors obscurs, prenant un chemin détourné pour avoir plus de temps, mais il semblait, tandis que nous passions devant les miroirs ternis et les petites tables bancales de noyer, qu’il était occupé à préparer dans sa tête les questions qu’il allait poser à ma tante, car il ne répondait que par monosyllabes quand j’essayais de l’interroger sur la Terre.

Arrivé à la porte de l’appartement de ma tante, je frappai pour lui. Elle ouvrit elle-même, le bas de sa robe noire flottant à quelques centimètres de la moquette, mais je ne pense pas qu’il le remarqua. Il dit :

« Je suis vraiment désolé de vous déranger, Madame, et je ne me suis permis de le faire que parce que Monsieur votre neveu pensait que vous pourriez m’aider à trouver l’auteur de l’Hypothèse de Veil. »

Ma tante répondit : « Je suis le Dr Veil. Donnez-vous la peine d’entrer. » Et elle referma la porte derrière lui, en me laissant bouche bée dans le couloir.


Je racontai l’incident à Phaedria à notre rencontre suivante, mais elle préférait apprendre des détails sur la maison de mon père. Phaedria, si je n’ai pas encore cité son nom, était la fille qui s’était assise non loin de moi pendant que David jouait au squash. Elle m’avait été présentée à ma visite suivante au parc par son ange gardien en personne, qui l’avait aidée à s’asseoir près de moi et qui — miracle de miracle — s’était promptement retirée en un point qui, s’il n’était pas hors de vue, était au moins hors de portée d’oreille. Phaedria avait allongé sa cheville plâtrée devant elle, à moitié en travers de l’allée de gravier, et m’avait fait son plus charmant sourire : « Ça ne vous dérange pas que je m’assoie ici ? »

« J’en suis ravi. »

« Et vous êtes surpris également. Vos yeux s’agrandissent quand vous êtes étonné. Vous le saviez ? »

« C’est vrai que je suis étonné. Cela fait plusieurs fois que je viens ici dans l’espoir de vous rencontrer, mais vous n’y étiez pas. »

« Nous sommes venues également pour vous rencontrer et vous n’étiez pas là non plus. Mais je suppose qu’on ne peut pas passer toute sa vie dans un parc. »

« Je l’aurais fait », dis-je, « si j’avais su que vous vouliez me voir. J’y suis venu chaque fois que je l’ai pu. J’avais peur qu’elle ne… » je levai le menton en direction du monstre… « qu’elle ne vous empêche de revenir. Comment avez-vous fait pour la persuader ? »

« Je n’ai rien fait », dit tranquillement Phaedria. « Vous ne devinez pas ? Vous n’êtes pas au courant ? »

J’avouai que je ne l’étais pas. Je me sentais stupide, et j’étais stupide, au moins dans mes paroles, car une grande partie de mon esprit était employée non à formuler des réponses à ses remarques, mais à mémoriser le bercement de sa voix, le pourpre de ses yeux, et même le faible parfum de sa peau et le contact doux et chaud de son haleine sur ma joue froide.

« Voilà donc », était en train de dire Phaedria, « comment les choses se sont passées. Lorsque tante Uranie — ce n’est qu’une cousine pauvre de ma mère, en fait — est rentrée à la maison et lui a parlé de vous, il a découvert qui vous étiez, et c’est comme ça que je suis ici ».

« Oui », dis-je, et elle se mit à rire.

Phaedria était une de ces filles élevées entre l’espoir d’un mariage et la pensée d’une vente. Les affaires de son père, comme elle le disait elle-même, étaient « instables ». Il spéculait sur des cargaisons de navires, principalement en provenance du Sud — des textiles et de la drogue. Il devait, la plupart du temps, de fortes sommes d’argent que ses créditeurs ne pouvaient espérer récupérer que s’ils acceptaient de l’aider à investir de nouveau. Il mourrait peut-être pauvre, mais en attendant, il avait élevé sa fille en lui donnant toute l’éducation et la chirurgie plastique qu’une jeune fille de bonne famille pouvait espérer. Si, quand elle serait d’âge à se marier, il pouvait la pourvoir d’une bonne dot, elle l’unirait à quelque famille fortunée. Si au contraire il avait des besoins d’argent, une fille élevée de la sorte pouvait lui rapporter cinquante fois le prix d’une vulgaire enfant des rues. Notre famille, naturellement, était idéale dans les deux cas.

« Parlez-moi de votre maison », me dit-elle. « Savez-vous comment les copains l’appellent ? “La Cave Canem” ou, parfois, seulement “La Cave”. Ils pensent tous que c’est quelque chose d’extraordinaire d’y avoir été, et ils s’en vantent. Mais la plupart n’y ont jamais mis les pieds. »

J’aurais préféré lui parler du Dr Marsch et des progrès scientifiques de la Terre, et j’étais aussi curieux d’entendre parler du monde où elle évoluait, des « copains » dont elle faisait mention d’un air si naturel, de l’école et de sa famille, qu’elle l’était du nôtre. Mais si je voulais bien lui détailler les services que les protégées de mon père rendaient à leurs bienfaiteurs, il y avait des détails, tels que la manière dont ma tante flottait dans sa cage d’escalier, que je préférais ne pas évoquer. Nous achetâmes des rouleaux cantonais à la même marchande pour les manger sous un soleil pâle et nous échangeâmes d’autres confidences avant de nous séparer pas seulement amoureux mais amis, en nous promettant de nous revoir le lendemain.

À un moment de la nuit, à peu près quand je regagnai — ou plus exactement, quand on me fit regagner, car je pouvais à peine marcher — mon lit après une séance de plusieurs heures avec mon père, le temps changea. Les exhalaisons musquées d’un printemps tardif ou d’un été précoce filtrèrent à travers les volets, et les flammes de notre petit foyer semblèrent s’éteindre de honte aussitôt. Le valet de mon père ouvrit la fenêtre toute grande, et il se déversa dans la pièce une senteur évocatrice des dernières neiges qui fondent sous les conifères les plus noirs et les plus profonds des versants nord des montagnes. Nous étions convenus avec Phaedria de nous voir à dix heures, et avant d’aller dans la bibliothèque de mon père, j’avais placé une note en évidence sur le secrétaire à côté de mon lit demandant d’être réveillé une heure plus tôt. Cette nuit-là, je dormis environné de parfums, avec dans ma tête la pensée — moitié rêve, moitié projet — que Phaedria et moi, nous trouverions quelque moyen d’échapper complètement à sa tante et de nous réfugier au creux d’une prairie déserte où l’herbe courte serait parsemée de fleurs bleues et jaunes.

Quand je me réveillai, il était une heure de l’après-midi et la pluie ruisselait sourdement sur les vitres. Mr Million, qui était en train de lire à l’autre extrémité de la pièce, m’annonça qu’il pleuvait comme cela depuis six heures du matin, et que pour cette raison il n’avait pas voulu me déranger. J’avais une migraine lancinante, comme c’était souvent le cas après une séance avec mon père, et je pris une poudre qu’il m’avait prescrite. C’était une substance grise qui sentait l’anis.

« Tu n’as pas l’air bien », me dit Mr Million.

« J’espérais pouvoir aller au parc. »

« Je sais. » Il roula vers moi, et je me souvins que le Dr Marsch l’avait appelé un simulateur « non relié ». Pour la première fois depuis que, tout petit, j’avais satisfait ma curiosité à leur sujet, je me penchai (au grand détriment de ma migraine) pour lire les plaques presque effacées de son compartiment principal. Elles portaient seulement le nom d’une compagnie de cybernétique de la Terre et, en français, comme je l’avais toujours supposé, son nom à lui, Mr Million — Monsieur Million. Puis, comme un coup sur la nuque tombant par surprise sur quelqu’un en train de rêvasser dans un fauteuil confortable, il me vint à l’idée qu’un point dans les formules algébriques peut indiquer une multiplication. Il remarqua aussitôt mon changement d’expression.

« Une capacité de mille millions de mots », dit-il. « Un milliard. La lettre signifie mille, naturellement. Je croyais que tu l’avais compris depuis longtemps. »

« Vous êtes un simulateur non relié. Qu’est-ce qu’un simulateur relié, et que simulez-vous ? Mon père ? »

« Non. » Le visage sur l’écran, celui qui restait pour moi le visage de Mr Million, se tourna vers moi : « Disons que je suis — que cette personne simulée est — au moins ton arrière-grand-père. Il est — je suis — mort. Pour pouvoir réaliser la simulation, il est nécessaire d’examiner les cellules du cerveau, couche par couche, avec un faisceau de particules accélérées afin de pouvoir reproduire les configurations neurales — nous disons neurographier — dans l’ordinateur. Le processus est fatal. »

Je demandai au bout d’un moment : « Et un simulateur relié ? »

« Si la simulation doit prendre la forme d’un corps humain, le corps mécanique doit être “relié” à un centre extérieur, car même la plus petite unité d’un milliard de mots est sans commune mesure avec la taille d’un cerveau humain. » Il s’interrompit de nouveau, et pendant un instant son visage se décomposa en une myriade de petits points brillants, tourbillonnant comme des particules de poussière dans un rayon de lumière. « Pardonne-moi. Pour une fois, tu voudrais écouter mais je ne peux pas te faire un cours. On m’avait dit, il y a bien longtemps, juste avant l’opération, que mon simulacre serait capable d’émotions en certaines circonstances. Jusqu’à présent, j’avais toujours cru qu’ils m’avaient menti. » Je l’aurais arrêté, si j’avais pu, mais il sortit précipitamment avant que j’aie eu le temps de revenir de ma surprise.

Pendant longtemps, une heure ou plus, je suppose, je restai là à écouter le martèlement sourd de la pluie et à penser à Phaedria et à ce que Mr Million avait dit, tout cela confusément mêlé aux questions de mon père de la nuit précédente, questions qui semblaient me voler leurs réponses de sorte qu’elles me laissaient vide et que mes rêves se heurtaient au néant, rêves de barrières et de murs, et de fossés appelés hahas, qui cachent une clôture qu’on ne voit que quand on est sur le point de trébucher dessus. Une fois, j’avais rêvé que je me trouvais au milieu d’une cour pavée bordée de colonnes corinthiennes si étroitement serrées que je ne pouvais me glisser entre elles, bien que dans mon rêve je n’eusse pas plus de trois ou quatre ans. Après avoir essayé longtemps à des endroits multiples, je m’étais aperçu que chaque colonne portait un mot gravé — le seul dont je me souvienne est carapace — et que les dalles qui pavaient la cour étaient des dalles mortuaires comme celles que l’on trouve dans le sol de certaines vieilles églises françaises, avec mon nom et une date différente sur chacune.

Ce rêve me poursuivait même quand j’essayais de penser à Phaedria, et quand une servante m’apporta de l’eau chaude — car je me rasais maintenant deux fois par semaine — je m’aperçus que je tenais déjà mon rasoir à la main et que je m’étais coupé avec d’une telle manière que le sang avait coulé sur mes vêtements de nuit et maculé mes draps.


Lorsque je revis Phaedria, quatre ou cinq jours plus tard, elle avait la tête pleine d’un nouveau projet pour lequel elle voulait s’assurer le concours de David et le mien. Il s’agissait de rien de moins que de fonder une compagnie théâtrale, principalement composée de filles de son âge, et qui devait présenter des pièces pendant l’été dans un amphithéâtre naturel qui se trouvait dans le parc. Comme la compagnie, ainsi que je viens de le dire, était surtout composée d’actrices, les acteurs occupaient une place de choix et David et moi nous nous trouvâmes bientôt étroitement engagés là-dedans. La pièce avait été écrite par un comité des actrices, et portait — inévitablement — sur la décadence politique des premiers colons de langue française. Phaedria, dont la cheville ne serait pas remise à temps pour la représentation, jouerait le rôle de la fille infirme du gouverneur français ; David, son soupirant (un fringant capitaine des chasseurs), et moi le gouverneur — rôle que j’acceptai volontiers car il était nettement plus important que celui de David, et offrait la perspective de débordements d’affection paternelle envers Phaedria.

Le soir de la représentation, au début du mois de juin, me laissa un souvenir vivace, pour deux raisons. Ma tante, que je n’avais plus vue depuis le jour où elle avait refermé sa porte sur le Dr Marsch, me fit savoir au dernier moment qu’elle souhaitait y assister et que je lui servirais de chevalier servant. Et comme nous avions tous peur de jouer devant une salle vide, j’avais demandé à mon père s’il ne pouvait pas envoyer un certain nombre de ses filles, qui ne perdraient ainsi que le début de la soirée, à l’heure où il n’y avait pas encore tellement de monde. À ma grande surprise (je suppose qu’il pensait que ce serait une bonne publicité) il accepta, stipulant seulement qu’elles devraient rentrer à la fin du troisième acte s’il leur envoyait dire qu’on avait besoin d’elles.

Comme il fallait que j’arrive au moins une heure à l’avance pour me préparer, j’allai chercher ma tante assez tôt en fin d’après-midi. Elle m’ouvrit la porte elle-même, et me demanda immédiatement d’aider sa femme de chambre qui essayait de descendre un lourd objet de l’étagère supérieure d’un placard. Il s’agissait d’un fauteuil roulant pliable, et nous le montâmes selon les instructions de ma tante. Lorsque ce fut terminé, elle dit abruptement : « Aidez-moi, vous deux. » Et, prenant appui sur nos deux bras, elle s’assit. Sa robe noire, plaquée contre le montant du fauteuil, révélait des jambes pas plus épaisses que mes poignets, mais aussi une étrange forme, un peu comme une selle, au-dessous de ses hanches. Remarquant mon regard, elle dit sèchement : « Je ne vais pas avoir besoin de ça jusqu’à mon retour. Soulève-moi un peu. Mets-toi derrière moi et prends-moi sous les bras. »

J’obéis, et la femme de chambre, passant la main sans cérémonie sous la robe de ma tante, la ressortit avec un petit socle rembourré de cuir sur lequel elle reposait. « Nous pouvons y aller », fit ma tante. « Nous allons être en retard. »

Je la poussai jusque dans le couloir, tandis que la femme de chambre nous tenait la porte. Je ne sais pas pourquoi, d’apprendre que la faculté de ma tante de flotter dans les airs comme de la fumée reposait sur des bases physiques, mécaniques, en fait, rendait pour moi la chose encore plus troublante. Quand elle me demanda pourquoi je me taisais, je le lui expliquai et ajoutai que j’avais toujours cru que personne n’avait réussi à maîtriser l’antigravité.

« Et tu crois que je l’ai maîtrisée ? Alors, pourquoi ne l’utiliserais-je pas pour aller voir ta pièce ? »

« Parce que je suppose que tu ne veux pas que ça se sache. »

« Ridicule. C’est un appareil de prothèse tout à fait normal. Ça s’achète dans les magasins spécialisés. » Elle se tortilla dans son fauteuil pour tourner vers moi un visage qui ressemblait étonnamment à celui de mon père, et des jambes sans vie pareilles aux bâtons que David et moi nous utilisions étant petits garçons quand, nous faisant des tours de magie, nous voulions faire croire à Mr Million que nous étions couchés alors qu’en fait nous étions à quatre pattes au-dessous de nos lits. « Il émet un champ superconducteur qui produit un courant de Foucault dans les poutrelles de renfort des planchers. Le flux de courant induit s’oppose au flux de la machine et je flotte, plus ou moins. On se penche en avant pour avancer, on se redresse pour s’arrêter. Tu parais soulagé. »

« Je le suis. Je crois que l’antigravité me faisait un peu peur. »

« Je me suis servie de la rampe de fer, un jour que je suis descendue avec toi ; elle a une forme de bobine très pratique. »

La représentation marcha très bien, et nous eûmes droit aux applaudissements habituels des spectateurs qui étaient en majorité, ou du moins qui voulaient le faire croire, des descendants de la vieille aristocratie française. Le théâtre, en fait, était bien plus rempli que nous n’avions osé l’espérer. Il devait y avoir cinq cents personnes, en plus de l’inévitable cortège de policiers, pickpockets et prostituées. L’incident dont je me souviens avec le plus d’acuité se produisit dans la deuxième moitié du premier acte, quand pendant une dizaine de minutes je devais rester en scène devant mon bureau sans pratiquement aucune réplique à prononcer. La scène était orientée à l’ouest, et le soleil qui venait à peine de se coucher avait laissé dans le ciel un chaos de traînées sinistres : pourpres badigeonnés d’or, noirs aux reflets de feu. Et sur ce fond violent, qui aurait pu représenter les bannières de l’enfer, commencèrent à apparaître, en file unique ou double, telles des ombres étirées de fantastiques grenadiers crénelés et empanachés, les têtes, les cous graciles et les épaules étroites d’une compagnie de demi-mondaines de mon père : arrivant en retard, elles allaient occuper les derniers gradins libres, tout en haut de l’amphithéâtre, qu’elles semblaient encercler comme les soldats d’un ancien et bizarre gouvernement investissant une foule soupçonnée de rébellion.

Elles finirent par s’asseoir, je réintégrai le feu de l’action, et je les oubliai. C’est tout ce que je me rappelle de notre première représentation, à part un moment où une de mes attitudes dut suggérer aux spectateurs un maniérisme de mon père, et il y eut un éclat de rire à contretemps. Et aussi, au début du second acte, Sainte-Anne se leva, avec ses fleuves paresseux et ses grandes prairies d’eau clairement visibles, et inonda les spectateurs d’une lumière blafarde ; et à la fin du troisième acte, je vis le petit valet bossu de mon père se glisser dans les gradins supérieurs et repartir suivi des filles, silhouettes noires bordées de vert, à la queue leu leu.

Nous montâmes trois autres pièces cet été-là, toutes avec un certain succès, et David, Phaedria et moi nous devînmes des partenaires reconnus. Phaedria — par inclination personnelle ou sur ordre de ses parents, je ne saurais le dire — se partageait plus ou moins également entre David et moi. Quand sa cheville fut guérie, elle fut une adversaire à la hauteur de David au tennis et à tous les autres sports qui se pratiquaient dans le parc ; mais souvent elle laissait tomber tout le reste pour venir s’asseoir à côté de moi et discuter (bien qu’elle ne s’y intéressât pas directement) de botanique ou de biologie, ou simplement bavarder. Elle adorait me faire briller devant ses amies, car mes lectures m’avaient conféré une sorte de talent pour les plaisanteries et les reparties.

C’est Phaedria qui suggéra, lorsqu’il devint apparent que les recettes de notre première pièce ne suffiraient pas à financer les costumes et les décors que nous convoitions pour la seconde, qu’à la fin des représentations suivantes la troupe circule parmi la salle pour faire une collecte. C’était naturellement l’occasion, dans le désordre propice ainsi créé, d’accomplir quelques larcins pour la bonne cause. La plupart des gens, cependant, n’étaient pas assez fous pour venir dans notre théâtre, le soir, dans l’obscurité du parc, avec plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour acheter leurs billets et peut-être une glace ou un verre de vin pendant l’entracte ; aussi nous avions beau être malhonnêtes, les profits restaient maigres et nous parlâmes bientôt, surtout Phaedria et David, de nous aventurer dans des entreprises plus dangereuses et plus lucratives.

À peu près vers cette époque, conséquence, je suppose, de l’exploration intense et continue par mon père de mon subconscient, opération dont j’ignorais toujours le but et sur laquelle, y étant trop habitué, je posais rarement des questions, je devins progressivement sujet à d’effrayantes pertes de contrôle de mon activité consciente. Je paraissais, me disaient David et Mr Million, être tout à fait moi-même, quoique peut-être un peu plus calme qu’à mon habitude, répondant aux questions un peu distraitement mais normalement, et soudain je reprenais mes esprits, je sursautais et je regardais d’un air hébété le décor familier, les visages familiers parmi lesquels je me retrouvais, l’après-midi par exemple, sans le moindre souvenir de m’être éveillé, levé, rasé, habillé, et d’être allé manger puis faire un tour dehors.

J’avais toujours pour Mr Million la même affection que lorsque j’étais enfant, mais cependant je n’avais jamais pu, après la conversation où j’avais appris la signification de la petite plaque qu’il portait sur le côté, le considérer tout à fait comme avant. J’avais conscience, et j’ai toujours conscience maintenant, que la personnalité que j’aimais avait péri des années avant ma naissance, et que je m’adressais à une imitation, de nature fondamentalement mathématique, qui réagissait de la même manière que cette personnalité aurait pu le faire aux stimuli de la parole et de l’action humaines. Je n’ai jamais pu établir si Mr Million est vraiment conscient au sens où il aurait véritablement le droit de dire, comme il l’a toujours fait, « je sens » ou « je crois ». À mes questions, il répondait toujours qu’il ne le savait pas lui-même et que, ne disposant d’aucun critère de comparaison, il était incapable d’affirmer que son processus de pensée représentait un véritable mode de conscience. Et je ne pouvais pas savoir non plus, naturellement, si cette réponse était le fruit de la méditation d’une âme, vivante je ne sais comment dans les dansantes abstractions de la simulation, ou si elle était simplement déclenchée, automatiquement et phonographiquement, par ma question.

Notre théâtre, comme je l’ai dit, fonctionna tout l’été et donna sa dernière représentation lorsque les feuilles mortes volèrent, telles de vieilles lettres obscures et parfumées que le vent emporte d’un coffre abandonné, jusque sur notre scène. Après avoir salué une dernière fois le public, nous qui avions écrit et joué les pièces de la saison étions trop las pour pouvoir faire autre chose que retirer nos costumes et notre maquillage et prendre, avec les derniers spectateurs attardés, le chemin de la maison, hanté par le cri nocturne de l’engoulevent. J’étais prêt, je m’en souviens, à prendre mes fonctions à la porte de la maison de mon père, mais cette nuit-là son valet m’attendait dans le hall d’entrée, avec pour instructions l’ordre de me conduire directement à la bibliothèque, où mon père m’expliqua avec brusquerie qu’il était obligé de consacrer une partie de la nuit à ses affaires et que pour cette raison il préférait s’occuper de moi (comme il disait) plus tôt. Il paraissait fatigué et en mauvaise santé, et il me vint à l’idée, pour la première fois je crois, qu’il mourrait un jour, et que je deviendrais ce jour-là en même temps riche et libre.

Ce que les drogues me firent dire cette nuit-là, je ne m’en souviens pas, bien sûr, mais je me rappelle avec autant de clarté que si je venais d’en sortir le rêve que je fis ensuite. J’étais sur un bateau, un bateau blanc pareil à ceux que les bœufs tirent, si lentement que leur étrave pointue ne trace aucun sillage, dans les eaux vertes du canal à côté du parc. J’étais le seul membre de l’équipage, et en fait le seul homme vivant à bord. À l’arrière, tenant la roue du gouvernail d’une façon si molle que c’était elle qui semblait le soutenir et le guider plutôt que le contraire, se tenait le cadavre d’un homme grand et maigre dont le visage, quand il se présenta de profil à moi, était exactement celui qui flottait sur l’écran de Mr Million. Ce visage, comme je l’ai dit, ressemblait beaucoup à celui de mon père, mais je savais que le mort qui tenait le gouvernail n’était pas mon père.

Je restai longtemps à bord de ce navire. Il semblait dériver, sous un vent fort qui venait de bâbord. Quand je grimpais dans la mâture la nuit, les mâts et les espars et les agrès frémissaient et chantaient au vent, les voiles s’étageaient au-dessus de ma tête et au-dessous de moi, et j’avais d’autres mâts drapés de voiles blanches devant et derrière. Quand je travaillais sur le pont dans la journée, les embruns mouillaient ma chemise et laissaient des traces en forme de larmes sur les planches qui séchaient rapidement au soleil.

Je ne me souviens pas être jamais monté sur un navire de ce genre, mais il est possible que je l’aie fait étant tout jeune, car tous les bruits, le grincement des mâts dans leur socle, le sifflement du vent dans les milliers de cordages, le fracas des vagues contre la coque de bois, étaient aussi distincts, aussi réels, aussi eux-mêmes que les bruits de rires et de verres brisés que j’entendais le soir, enfant, avant de m’endormir, ou que les clairons de la citadelle qui me réveillaient parfois le matin.

Je faisais un travail, je ne sais pas lequel au juste, à bord de ce navire. Je portais des seaux d’eau avec lesquels je nettoyais les traces de sang séché sur le pont, je halais des filins qui ne semblaient attachés à rien — ou plutôt, fermement attachés à des objets impossibles à déplacer encore plus haut dans les gréements. Je scrutais la surface de l’eau depuis la proue et la rambarde, du haut des mâts et du sommet d’une grande cabine qui se trouvait au milieu du navire, mais quand un stellaris, ses panneaux d’entrée dans l’atmosphère aveuglants de chaleur, plongeait en sifflant dans la mer, je n’avais de rapport à faire à personne.

Et pendant tout ce temps, le mort qui tenait le gouvernail me parlait. Sa tête pendait mollement, comme s’il avait le cou brisé, et les secousses de la roue chaque fois que le gouvernail heurtait une lame l’envoyaient d’une épaule à l’autre, ou la relevaient vers le ciel, ou la penchaient vers le pont. Mais elle continuait de me parler, et les rares mots que je saisissais suggéraient que le mort était en train de m’exposer une théorie d’éthique dont les postulats paraissaient douteux même à lui. J’étais terrorisé à l’idée d’entendre ce qu’il disait, et je me tenais le plus possible à l’avant. Mais il y avait des moments où le vent me portait ses paroles avec une grande clarté, et chaque fois que je levais les yeux de mon travail je me retrouvais beaucoup plus près de l’arrière, parfois juste à côté du timonier fantôme, que je ne l’avais supposé.

Lorsque j’eus séjourné longtemps sur ce navire, au point de me sentir très seul et très fatigué, une des portes de la cabine s’ouvrit et ma tante en sortit, flottant bien droite à une cinquantaine de centimètres du pont incliné. Sa robe ne pendait pas verticalement, comme d’habitude, mais battait au vent comme une banderole, et semblait sur le point de s’envoler. Je ne sais pas pourquoi, je lui dis : « N’approchez pas de cet homme qui tient le gouvernail, ma tante. Il pourrait vous faire du mal. »

Elle répondit, aussi naturellement que si nous nous étions rencontrés dans le couloir devant ma chambre :

« Ridicule. Il y a longtemps qu’il ne peut plus faire ni de bien ni de mal à personne, Numéro Cinq. C’est de mon frère qu’il faut nous inquiéter. »

« Où est-il ? »

« En bas. » Elle indiqua du doigt le pont, comme si elle voulait dire qu’il était dans la cale. « Il essaye de découvrir pourquoi le navire n’avance pas. »

Je courus vers la lisse, et regardai par-dessus bord. Et au lieu de voir la mer, je vis le ciel nocturne. Les étoiles — d’innombrables étoiles — s’étendaient sur une distance infinie au-dessous de moi, et en les regardant, je m’aperçus que le navire, comme venait de le dire ma tante, n’avançait pas, et ne roulait même pas, mais restait stable et immobile. Je me tournai vers elle, et elle me dit : « Il n’avance pas parce qu’il l’a amarré jusqu’à ce qu’il découvre pourquoi il n’avance pas. » Et à ce moment-là, je me trouvai en train de glisser le long d’un filin vers ce que je supposai être la cale du navire. Il y avait une odeur de bêtes. Je m’étais réveillé, bien qu’au début je ne m’en fusse pas aperçu.

Mes pieds touchèrent le sol, et je vis que David et Phaedria étaient à côté de moi. Nous étions dans une sorte d’énorme grenier, et lorsque mon regard se porta sur Phaedria, qui était ravissante mais tendue et inquiète, un coq lança son cri.

David demanda : « Où croyez-vous que se trouve l’argent ? » Il portait avec lui une trousse à outils.

Et Phaedria, qui sans doute s’était attendue à l’entendre dire quelque chose d’autre, ou bien faisant écho à ses propres pensées, déclara : « Nous avons largement le temps, Marydol fait le guet. » Marydol était l’une des filles qui faisaient partie de notre troupe.

« Si elle ne se sauve pas. Où peut être l’argent ? »

« Pas là-haut. Plutôt en bas, derrière son bureau. » Elle était accroupie, mais elle se redressa et commença à avancer. Elle était entièrement en noir, depuis les ballerines jusqu’au ruban noué dans ses cheveux, et son visage et ses bras blancs formaient un contraste violent tandis que ses lèvres carminées ne pouvaient être qu’une erreur, un morceau de couleur oublié par inadvertance. David et moi nous la suivîmes.

Il y avait des caisses éparpillées un peu partout, et quand nous passâmes devant je vis qu’elles servaient de poulaillers, et qu’elles abritaient chacune une volaille. Ce n’est que lorsque nous fûmes presque arrivés à l’échelle qui descendait par une trappe à l’extrémité opposée du grenier que je réalisai que les volailles étaient des coqs de combat. Puis un rayon de soleil filtrant par une des lucarnes éclaira une caisse, et le coq se dressa puis s’étira en révélant de féroces yeux rouges et un plumage aussi éclatant que celui d’un ara. « Venez », dit Phaedria. « Maintenant, ce sont les chiens. » Et nous descendîmes l’échelle à sa suite. L’enfer se déchaîna à l’étage au-dessous.

Les chiens étaient enchaînés dans des boxes avec des séparations assez hautes de chaque côté pour les empêcher de voir leurs voisins, et de larges allées entre les rangées de boxes. C’étaient tous des chiens de combat, mais leur taille allait du terrier de dix livres au molosse plus grand qu’un poney. Ils avaient des têtes aussi difformes que les excroissances qui apparaissent sur les arbres très vieux, et des mâchoires capables de trancher les jambes d’un homme d’un seul coup. Le tintamarre de leurs aboiements était incroyable, et nous faisait trembler tandis que nous descendions l’échelle. Arrivé en bas, je saisis le bras de Phaedria et essayai de lui indiquer par signes — car j’étais certain que nous n’avions pas le droit d’être là — que nous devions quitter cet endroit au plus vite. Elle secoua la tête et, quand je me révélai incapable de comprendre ce qu’elle me disait même en exagérant le mouvement de ses lèvres, écrivit sur un mur poussiéreux avec son index humecté : « Ils font ça tout le temps. Un bruit dans la rue. N’importe quoi. »

L’accès à l’étage inférieur se faisait par un escalier et par une porte massive mais non verrouillée, qui avait été placée là, supposai-je, surtout pour isoler le bruit. Je me sentis mieux quand nous l’eûmes refermée derrière nous, bien que le tintamarre fût encore appréciable. J’avais repris totalement mes esprits à présent, et j’aurais dû expliquer à Phaedria et à David que je ne savais pas où j’étais ni ce que nous faisions ici, mais la honte m’en empêchait. Et de toute façon, il n’était pas très difficile de deviner ce qui nous avait amenés ici. David avait demandé où se trouvait l’argent, et nous avions souvent parlé — propos que j’avais considérés à l’époque comme des vantardises plus qu’à moitié creuses — d’organiser un grand coup qui nous dispenserait en une seule fois de nous livrer à davantage de petits larcins.

Je découvris plus tard, en partant, à quel endroit nous nous trouvions ; et grâce à des recoupages de conversations, j’appris les circonstances qui nous avaient amenés ici. Le bâtiment avait été conçu à l’origine comme un entrepôt et se trouvait rue des Égouts, non loin de la baie. Son propriétaire était fournisseur des aficionados de combats en tous genres, et avait la réputation de posséder la plus grande collection de ces créatures de tout le Département. Le père de Phaedria avait entendu dire que cet homme avait récemment embarqué une partie de son stock le plus précieux. Il avait emmené Phaedria avec lui quand il était allé lui rendre visite. Comme il était connu que l’endroit n’ouvrait pas ses portes avant la fin du dernier angélus, nous étions venus le lendemain un peu après le second et nous étions entrés par une lucarne.

Il m’est difficile de décrire le spectacle que nous découvrîmes en descendant de l’étage des chiens à l’étage inférieur, qui était le premier du bâtiment. J’avais déjà vu de nombreuses fois des esclaves de combat quand Mr Million, David et moi avions traversé le marché aux esclaves pour nous rendre à la bibliothèque ; mais jamais plus d’un ou deux à la fois, et toujours enchaînés. Ici, ils étaient partout, assis, couchés, debout, et pendant un moment je me demandai pourquoi ils ne se mettaient pas en pièces, et nous trois également par la même occasion. Puis je vis que chacun d’eux était retenu par une courte chaîne scellée dans le plancher, et il n’était pas difficile de dire d’après les marques et les éraflures circulaires dans le bois jusqu’où l’esclave qui était au centre pouvait aller. Les rares objets qu’ils avaient, des paillasses et quelques chaises et bancs, étaient ou bien trop légers pour servir de projectiles, ou massifs et scellés eux aussi dans le plancher. Je m’attendais à les voir nous menacer en hurlant, comme on m’avait dit qu’ils se menaçaient dans l’arène avant de s’affronter, mais ils paraissaient comprendre que tant qu’ils étaient enchaînés, ils ne pouvaient rien faire. Toutes les têtes s’étaient tournées vers nous quand nous avions descendu les marches, mais nous n’avions rien à leur donner à manger ; et après ce premier examen, ils manifestaient encore moins d’intérêt pour nous que les chiens.

« Ce ne sont pas des êtres humains, n’est-ce pas ? » demanda Phaedria. Elle marchait avec raideur comme un soldat en train de défiler, et elle regardait les esclaves avec intérêt ; en l’étudiant, il me vint à l’esprit qu’elle était beaucoup plus grande et moins boulotte que la « Phaedria » que j’imaginais quand je pensais à elle. Elle n’était pas seulement jolie, c’était véritablement une belle fille. « Ce sont des sortes d’animaux, en fait », ajouta-t-elle, comme pour se convaincre elle-même.

Du fait de mes études, j’étais mieux informé, et je lui expliquai qu’ils avaient été humains étant bébés — et dans certains cas enfants même — et que s’ils différaient des gens normaux, c’était le résultat de modifications chirurgicales (en partie sur le cerveau) ou chimiques pratiquées sur leur système endocrinien. Et bien sûr, il y avait les cicatrices aussi.

« Ton père fait ça aux petites filles, n’est-ce pas ? Pour son établissement ? »

« Seulement une fois de temps en temps », répondit David. « Ça prend beaucoup de temps, et la plupart des gens préfèrent les normales, même si elles sont drôlement bizarres comme normales. »

« J’aimerais en voir quelques-unes. Je veux dire, celles qu’il a opérées. »

J’étais encore en train de penser aux esclaves autour de nous, et je lui demandai : « Tu n’en avais pas entendu parler ? Je croyais que tu étais déjà venue. Tu savais, pour les chiens. »

« Oh, je les avais déjà vus, et le type m’en a parlé. Je suppose que je ne faisais que penser tout haut. Ce serait affreux s’ils étaient encore des êtres humains, vous ne croyez pas ? »

Leurs regards nous suivaient, et je me demandais s’ils comprenaient ce que nous disions.

Le rez-de-chaussée était différent des étages au-dessus. Les murs étaient lambrissés, et il y avait partout des tableaux représentant des chiens, des coqs, des esclaves et de curieux animaux. Les fenêtres, qui donnaient sur la rue des Égouts et la baie, étaient hautes et étroites et ne laissaient entrer que de minces pinceaux de lumière qui faisaient ressortir de la pénombre le bras seulement d’un riche fauteuil de cuir rouge, un rectangle de tapis marron, un carafon à moitié plein. Je fis trois pas dans cette pièce, et je m’aperçus que nous étions découverts. Venant vers nous, il y avait un jeune homme grand, aux épaules pointues, qui s’arrêta, l’air surpris, juste en même temps que moi. C’était mon propre reflet dans un trumeau orné de dorures, et j’éprouvai ce désarroi momentané que l’on ressent lorsqu’un étranger, une silhouette que l’on ne connaît pas, tourne la tête et qu’on s’aperçoit qu’il s’agit d’un ami familier aperçu, pour la première fois peut-être, de l’extérieur. Le garçon pâle au menton osseux que j’avais aperçu alors que je ne savais pas qu’il était moi était moi-même, tel que Phaedria, David, ma tante et Mr Million me voyaient.

« C’est là qu’il discute avec ses clients », nous expliqua Phaedria. « S’il essaie de leur vendre quelque chose, il le fait amener ici, un spécimen à la fois, pour qu’ils ne voient pas les autres ; mais on entend les chiens aboyer, même d’en bas, et il nous a conduits là-haut, papa et moi, pour nous faire visiter. »

« Est-ce qu’il vous a montré où il garde l’argent ? » demanda David.

« Là, derrière. Tu vois cette tapisserie ? C’est un rideau, en fait ; parce que pendant que papa lui parlait, un homme est entré, qui lui devait une somme ; et quand il l’a payée, il est entré par là avec l’argent. »

La porte qui était derrière la tapisserie s’ouvrait sur un petit bureau, avec une autre porte dans le fond. Il n’y avait aucune trace de coffre-fort. David fit sauter la serrure avec un levier de sa trousse à outils, mais il n’y avait là que la montagne de papiers habituelle. J’étais sur le point d’ouvrir la porte du fond quand j’entendis du bruit, une sorte de frottement ou de grattement, qui venait de derrière la porte.

Pendant une minute ou deux, personne ne bougea. J’avais toujours la main sur la poignée. Phaedria, derrière moi et à ma gauche, avait soulevé le tapis à la recherche d’une cache dans le plancher, et elle restait à quatre pattes, sa robe étalée comme une fleur noire autour d’elle. Quelque part au-dessous du bureau fracturé, j’entendais la respiration de David. Le frottement se fit de nouveau entendre, et une latte du plancher craqua. David murmura doucement : « C’est une bête. »

Je retirai ma main de la poignée et le regardai. Il tenait toujours le levier et son visage était blême, mais il sourit : « Une bête attachée là-dedans, et qui remue les pattes. C’est tout. »

« Comment peux-tu en être sûr ? » demandai-je.

« N’importe qui nous aurait entendus, particulièrement quand nous avons forcé le bureau. Une personne serait sortie, ou si elle avait peur, elle se serait cachée sans faire de bruit. »

« Je crois qu’il a raison », dit Phaedria. « Ouvre la porte. »

« Et si ce n’était pas une bête ? »

« C’en est une », dit David.

« Si ce n’en était pas une ? »

Je lus la réponse sur leur visage. David crispa les doigts sur son levier, et j’ouvris la porte.

La pièce qui s’ouvrait derrière était beaucoup plus grande que je ne m’y étais attendu, mais nue et sale. L’unique lumière provenait d’une haute fenêtre percée dans le mur du fond. Au milieu du plancher se trouvait une grande caisse de bois marron cerclée de fer, et devant cette caisse était posé ce qui ressemblait à un tas de chiffons. Quand je franchis le seuil, le tas de chiffons se mit à bouger et un visage, un visage triangulaire comme celui d’une mante, se tourna vers moi. Le menton était à moins de cinq centimètres du plancher, mais sous des sourcils épais, les yeux étaient de minuscules charbons ardents.

« Ce doit être ça », dit Phaedria. Elle ne regardait pas le visage, mais le coffre cerclé de fer. « David, tu crois que tu peux en venir à bout ? »

« Je pense », fit David ; mais comme moi, il avait les yeux fixés sur la chose en haillons. « Et ça ? » dit-il au bout d’un moment en faisant un geste vers elle.

Avant que Phaedria ou moi nous ayons pu répondre, la chose ouvrit une bouche où pointaient de longues et étroites dents jaunes : « Maaal », dit-elle.

Aucun de nous trois, je pense, n’avait imaginé qu’elle puisse s’exprimer. C’était comme si une momie s’était mise à parler. Dehors, une voiture passa, ses roues cerclées résonnant sur les pavés.

« Partons », fit David. « Allons-nous-en d’ici. »

« Vous ne voyez pas qu’il est malade » ? dit Phaedria. « Son propriétaire l’a amené ici pour le surveiller et s’occuper de lui. Il doit être très malade. »

« Et il a enchaîné son esclave à son coffre ? » David haussa les sourcils dans sa direction.

« Tu ne comprends pas ? C’est la seule chose qui soit assez lourde dans cette pièce. Tu n’as qu’à t’avancer et donner un bon coup sur la tête de cette malheureuse créature. Si tu as peur, passe-moi le levier et je le ferai moi-même. »

« J’irai. »

Je le suivis jusqu’à un mètre ou deux du coffre. Il brandit impérieusement le levier en direction de l’esclave : « Hé, toi ! Pousse-toi d’ici ! »

L’esclave émit une sorte de gargouillement et se traîna sur le côté, en tirant ses chaînes avec lui. Il était enveloppé dans une couverture crasseuse et déchirée, et ne semblait pas plus grand qu’un enfant. Mais je remarquai ses mains immenses.

Je me tournai et fis un pas vers Phaedria pour lui dire qu’il faudrait nous en aller si David ne réussissait pas à ouvrir le coffre d’ici quelques minutes, mais je me souviens qu’avant d’entendre ou de sentir quoi que ce soit je remarquai ses yeux béants, et je me demandais encore pourquoi quand la trousse à outils de David tomba par terre avec fracas et David lui-même s’écroula avec un cri étouffé et un choc sourd. Phaedria hurla, et les chiens du deuxième étage se mirent à aboyer.

Tout cela, naturellement, s’était passé en moins d’une seconde. Je me tournai pour regarder presque en même temps que David tombait. L’esclave avait lancé son bras et saisi mon frère à la cheville, et en une fraction de seconde avait rejeté sa couverture et bondi — c’est le seul terme que je trouve pour décrire cela — sur lui.

Je saisis l’esclave par le cou et le tirai en arrière, pensant qu’il s’agripperait à David et qu’il serait nécessaire de l’en arracher, mais dès l’instant où il sentit ma poigne, il lâcha David et se tordit comme une araignée dans mes mains. Je vis alors qu’il avait quatre bras.

Ils battaient l’air en essayant de m’attraper, mais je le lâchai en faisant un bond en arrière, comme si on m’avait lancé un rat à la figure. Cette réaction de dégoût instinctive me sauva la vie ; au même instant, il projeta ses pieds en arrière dans une ruade féroce qui, si j’avais continué à le maintenir solidement en lui donnant un point d’appui, m’aurait sûrement fait éclater la rate ou le foie.

Au lieu de cela, il fut projeté en avant, et moi haletant, en arrière. Je tombai et roulai en dehors du cercle que lui laissait sa chaîne. David s’était déjà traîné hors de sa portée, et Phaedria était à l’abri.

Pendant quelques instants, pendant que je frissonnais en essayant de me relever, nous le regardâmes sans rien dire. Puis, David cita tout de travers :

Je chante les armes et le héros qui, chassé par le destin

Et le ressentiment de la cruelle Junon,

Expulsé et exilé, quitta le rivage de Troie.

Cela ne nous fit pas rire ni Phaedria ni moi, mais elle poussa un long soupir et me demanda : « Comment ont-ils fait ça ? Comment ont-ils fait pour le rendre comme ça ? »

Je lui répondis que je supposais qu’ils avaient transplanté la paire de bras supplémentaire après avoir neutralisé la résistance naturelle de son corps à l’implantation de tissus étrangers, et que l’opération avait probablement remplacé quelques-unes de ses côtes par des tissus de l’épaule du donneur. « Je me suis exercé à faire la même chose avec des souris — sur un plan bien moins ambitieux, naturellement — et ce qui m’étonne le plus, c’est qu’il paraît avoir l’usage complet des membres greffés. À moins de travailler sur de vrais jumeaux, les terminaisons nerveuses ne se raccordent presque jamais correctement, et celui qui a fait cela a probablement essuyé une centaine d’échecs avant d’arriver à ce qu’il voulait. Cet esclave doit valoir une fortune. »

« Je croyais que tu avais laissé tomber tes souris », dit David. « Tu ne travailles pas sur des singes maintenant ? »

Je n’avais pas encore commencé, mais j’espérais le faire bientôt. Cependant, il était clair que parler de tout cela ici ne nous mènerait à rien. J’expliquai cela à David.

« Est-ce que tu n’étais pas pressé de partir ? »

Je l’étais tout à l’heure, mais maintenant, je désirais quelque chose de beaucoup plus important. Je voulais examiner cette créature plus encore que David et Phaedria voulaient trouver l’argent. David aimait à penser qu’il était plus audacieux que moi, et je savais que quand je lui aurais dit : « Peut-être que tu veux t’en aller, David, mais ne me prends pas pour prétexte », la question serait réglée.

« Très bien. Comment allons-nous faire pour le tuer ? » fit-il en me jetant un regard mauvais.

« Il ne peut nous atteindre », dit Phaedria. « Nous n’avons qu’à lui lancer des choses. »

« Et si nous le manquons, il nous les relancera. »

Pendant que nous parlions, la créature à quatre bras nous regardait en ricanant. J’étais presque sûr qu’elle pouvait comprendre au moins une partie de ce que nous disions, et je fis signe à Phaedria et à David de me suivre dans le petit bureau. Nous sortîmes en refermant la porte derrière nous.

« Je ne voulais pas qu’il entende ce que nous disons », expliquai-je. « Si nous pouvions accrocher quelque chose au bout d’un long manche, pour faire une espèce de lance, nous arriverions peut-être à le tuer sans avoir à nous en approcher. Que pourrions-nous prendre comme manche ? Vous avez une idée ? »

David secoua négativement la tête, mais Phaedria dit : « Attendez, je me souviens d’avoir vu quelque chose. » Nous la regardâmes, et elle arqua les sourcils pour faire semblant de fouiller sa mémoire, ravie d’être le point de mire.

« Alors ? » pressa David.

Elle fit claquer ses doigts. « Ça y est. J’ai trouvé. Les perches pour les fenêtres. Vous vous rappelez, les fenêtres du salon où il reçoit ses clients ? Elles sont très hautes. Pendant qu’il parlait avec papa, un des types qui travaillent pour lui en a apporté une et il a ouvert une fenêtre. Elles devraient se trouver par là quelque part. »

Nous en trouvâmes deux au bout de cinq minutes de recherches. Elles avaient l’air de faire l’affaire : un mètre quatre-vingts de long environ sur trois centimètres de diamètre, en bois dur. David commença à faire des moulinets avec la sienne, en faisant semblant de vouloir attaquer Phaedria. Puis, il me demanda : « Et qu’est-ce que nous allons mettre au bout ? »

Le scalpel que j’avais toujours sur moi était dans son étui dans une de mes poches, et je l’attachai à la perche avec du fil électrique que David portait heureusement à sa ceinture au lieu de l’avoir mis dans la trousse à outils. Mais nous ne trouvâmes rien pour faire une seconde lance, jusqu’à ce que David lui-même ait l’idée d’un morceau de verre.

« Vous ne pouvez pas briser un carreau », dit Phaedria. « On vous entendrait de dehors. En outre, est-ce qu’il ne risque pas de se casser quand vous l’utiliserez ? »

« Pas si c’est du verre très épais. Regardez donc. »

Je suivis le regard de David, et je vis — une fois de plus — mon propre visage. Il avait pensé au miroir qui m’avait tellement surpris quand j’étais arrivé par l’escalier. Pendant que je le contemplais, la chaussure de David le heurta et il se brisa avec un fracas qui fit de nouveau aboyer les chiens. David ramassa un éclat presque droit, rectangulaire, et le porta à la lumière d’un rayon de soleil, où il jeta des feux comme une pierre précieuse. « C’est presque aussi parfait que ceux qu’ils faisaient sur Sainte-Anne avec du jaspe et de l’agate », nous dit-il.


Selon ce que nous avions convenu, nous nous approchâmes chacun d’un côté. L’esclave bondit sur le coffre et de là nous observa calmement, ses yeux enfoncés tournant sans cesse de David à moi jusqu’à ce que nous soyons tout près. David fonça le premier.

L’esclave pivota tandis que l’éclat de miroir lui éraflait les côtes, et saisit le manche de bois de David qu’il tira violemment vers lui. Je lançai mon arme en avant, mais je le manquai et avant que j’aie pu recommencer, il avait bondi du coffre sur David et ils avaient roulé ensemble de l’autre côté. Je me penchai par-dessus le coffre et lançai de nouveau mon scalpel, mais lorsque David poussa un hurlement, je me rendis compte que je l’avais enfoncé dans sa cuisse. Je vis le sang couler, du sang clair, artériel, qui giclait sur le manche de bois. Je lâchai tout et me jetai par-dessus le coffre dans la mêlée.

Le monstre m’attendait, ricanant, sur le dos, ses jambes et ses quatre bras levés comme les pattes d’une araignée morte. Je suis sûr qu’il m’aurait étranglé en quelques secondes si David, consciemment ou pas, n’avait passé son bras autour des yeux de la créature qui, aveuglée, manqua sa prise et me laissa tomber entre ses deux mains tendues.

Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Il se dégagea d’une secousse de David et m’attirant à lui, essaya de planter ses dents dans ma gorge ; mais j’enfonçai mon pouce dans une de ses orbites et réussis à l’en empêcher. Phaedria, avec plus de courage et de présence d’esprit que je ne l’aurais crue capable, mit dans ma main libre la lance de David et je la lui plantai dans le cou. Je dus lui trancher les deux jugulaires et la trachée avant qu’il meure. Nous improvisâmes un tourniquet sur la jambe de David et nous partîmes sans l’argent et sans les renseignements techniques que j’avais espéré retirer du corps de l’esclave. Marydol nous aida à ramener David à la maison, et nous racontâmes à Mr Million qu’il était tombé pendant que nous explorions un bâtiment vide. Je doute qu’il nous crut.

Il y a encore une autre chose à dire sur cet incident — je veux parler de la mort de l’esclave — bien que je sois tenté de poursuivre mon récit en racontant à la place une découverte que je fis immédiatement après et qui eut à l’époque une influence beaucoup plus grande sur moi. Ce n’est qu’une impression, et je suis sûr qu’avec le temps, elle a dû s’amplifier et se déformer dans ma mémoire. Pendant que je plongeais l’éclat de miroir dans la gorge de l’esclave, ma tête était tout près de la sienne et je vis (je suppose que la lumière de l’une des hautes fenêtres derrière nous tombait juste dessus) la double réflexion de mon propre visage dans la cornée de ses yeux : il me parut alors que son visage et le mien étaient très ressemblants. Je n’avais jamais oublié ce que le Dr Marsch m’avait dit sur la production d’un nombre illimité d’individus par parthénogenèse, ni la réputation qu’avait mon père, dans ma jeunesse, de négocier des enfants. J’ai essayé, depuis ma sortie de prison, de retrouver la trace de ma mère, la femme de la photo que m’avait montrée ma tante, mais cette photo devait dater de bien avant ma naissance — peut-être même avait-elle été prise sur la Terre.

La découverte dont je parlais survint presque au moment où nous quittâmes le bâtiment où j’avais tué l’esclave, et elle consistait simplement en ceci : nous n’étions plus en automne, mais en plein cœur de l’été ! Nous étions tellement tous les quatre — Marydol s’était jointe à nous — occupés par David et l’histoire qu’il fallait inventer pour expliquer sa blessure, que le choc fut quelque peu escamoté. Mais il ne pouvait y avoir aucun doute. Il faisait chaud, de cette chaleur lourde et humide propre à l’été. Les arbres que j’avais vus pour la dernière fois presque nus étaient verdoyants et remplis d’oiseaux. Le jet d’eau de notre jardin ne renvoyait plus, comme il le faisait toujours quand il y avait un danger de gel et de conduites éclatées, de l’eau chaude : je trempai ma main dans le bassin tandis que nous aidions David à remonter l’allée, et elle était fraîche comme de la rosée.

Mes périodes d’action inconsciente, donc, mon somnambulisme, s’étaient aggravées au point de dévorer tout un hiver et un printemps entier, et j’avais l’impression d’être complètement égaré.

Quand nous entrâmes dans la maison, un singe, que je pris tout d’abord pour celui de mon père, me sauta sur l’épaule. Plus tard, Mr Million me dit que c’était le mien, un des animaux de mon laboratoire auquel je m’étais attaché. Je ne connaissais pas cette petite créature, mais des cicatrices sous son poil et les déformations de ses membres indiquaient qu’elle me connaissait.

(Depuis, j’ai toujours gardé Popo, et Mr Million en a pris soin pendant que j’étais en prison. Il grimpe toujours quand il fait beau aux murs gris et croulants de notre vieille maison ; et quand il court le long du parapet, et que je vois sa silhouette difforme se profiler contre le ciel, j’ai l’impression parfois que mon père est encore vivant et qu’il va me garder de longues heures dans sa bibliothèque. Mais je pardonne à Popo de m’évoquer ces souvenirs.)


Mon père ne fit pas venir un médecin pour David. Il le soigna lui-même ; et s’il était curieux de savoir comment il avait reçu cette blessure, il ne le montra pas. Je crois — mais ma supposition vaut ce qu’elle vaut, après tout ce temps — qu’il pensait que c’était moi qui l’avais poignardé à la suite de quelque dispute. Je dis cela parce qu’il parut, par la suite, redouter de rester tout seul avec moi. Ce n’était pas un homme craintif, et il était habitué depuis des années à avoir affaire de temps à autre à des criminels de la pire espèce ; mais il n’était plus à l’aise avec moi — il se tenait sur ses gardes. Naturellement, c’était peut-être dû à quelque chose que j’avais dit ou fait pendant mon hiver oublié.

Marydol et Phaedria, de même que ma tante et Mr Million, rendaient fréquemment visite à David, de sorte que sa chambre de convalescence devint pour nous un lieu de réunions qui n’était troublé que par les rares visites de mon père. Marydol était une petite blonde assez frêle, gentille, et je l’aimais beaucoup. Souvent, quand venait l’heure de rentrer chez elle, je la raccompagnais, et en rentrant, je m’arrêtais au marché aux esclaves, comme nous l’avions fait si souvent, Mr Million, David et moi, pour acheter du pain frit et du café noir sucré et pour regarder les enchères. Le visage de ces esclaves est ce qu’il y a de plus terne au monde ; mais j’étais capable de les contempler pendant des heures, et il me fallut longtemps, un mois au moins, pour comprendre — d’un seul coup, quand je saisis ce que je cherchais — ce qui me poussait à le faire. Un jeune mâle avait été amené sur l’estrade. Son visage et son dos avaient été marqués par le fouet, et il avait des dents brisées, mais je le reconnus : le visage meurtri était le mien, ou bien celui de mon père. Je lui parlai, et j’étais prêt à l’acheter et à l’affranchir, mais il me répondit à la manière servile des esclaves et je me détournai, écœuré, puis je rentrai.

Cette nuit-là, quand mon père me fit venir dans sa bibliothèque — ce qui ne s’était pas produit depuis plusieurs soirs — je contemplai son image et la mienne que nous renvoyait le miroir qui dissimulait l’entrée du laboratoire. Il paraissait plus jeune qu’il ne l’était, et moi plus vieux. Nous aurions presque pu être le même homme, et quand il me fit face et que, regardant par-dessus son épaule, je ne vis pas mon propre corps mais seulement ses bras et les miens, nous aurions pu être l’esclave que j’avais tué.

Je ne saurais dire qui émit le premier l’idée de tuer mon père. Je me souviens seulement qu’un soir, tandis que je me préparais à me mettre au lit après avoir raccompagné chez elles Marydol et Phaedria, il me vint à l’esprit qu’un peu plus tôt, alors que nous étions tous les trois assis, en compagnie de ma tante et de Mr Million, autour du lit de David, nous avions parlé de ça.

Pas ouvertement, bien sûr. Peut-être que nous ne nous étions pas avoués, même en notre for intérieur, que c’était à cela que nous pensions. Ma tante avait fait allusion au magot qu’il avait dû cacher quelque part. Phaedria avait parlé d’un yacht luxueux, et David de safaris grand style ; et du pouvoir politique que l’argent pouvait acheter.

Je ne disais rien, mais je pensais aux heures, aux semaines et aux mois qu’il m’avait volés ; à la destruction de mon moi, qu’il avait rongé nuit après nuit. Un soir, peut-être, j’entrerais dans cette bibliothèque pour m’apercevoir en me réveillant que j’étais devenu un vieillard, un mendiant impotent.

Je compris alors que je devais le tuer sans plus attendre, car si je lui révélais de telles pensées pendant que j’étais allongé drogué sur la vieille table au cuir pelé, c’était lui qui me tuerait sans hésitation.

Tout en attendant l’arrivée de son valet, je préparai un plan. Il n’y aurait pas d’enquête ni de certificat de décès pour mon père. Je prendrais sa place. Pour notre clientèle, il n’y aurait rien de changé en apparence. Phaedria dirait à ses amis que je m’étais querellé avec lui et que j’avais quitté la maison. Pendant un certain temps, je ne verrais personne, et par la suite, grimé, dans une pièce sombre, je recevrais de temps en temps un visiteur. C’était un plan impossible, mais à l’époque, je le croyais praticable sans difficulté. Mon scalpel était prêt dans ma poche. Le cadavre pouvait être détruit sans laisser de traces au laboratoire même.

Il lut mes intentions sur mon visage. Il me parla comme d’habitude, mais il savait. Il y avait des fleurs dans la bibliothèque, chose qui ne s’était jamais produite avant, et je me demandais s’il ne l’avait pas su depuis bien plus longtemps et s’il ne les avait pas fait mettre là pour marquer une occasion spéciale. Au lieu de me demander de m’allonger sur la table de cuir, il m’indiqua un siège et s’assit lui-même derrière son bureau.

« Nous allons avoir de la compagnie, ce soir », me dit-il.

Je le regardai sans comprendre.

« Tu m’en veux. J’ai vu cela grandir en toi. Ne sais-tu pas qui… »

Il allait ajouter quelque chose lorsqu’il y eut un coup frappé à la porte, et il cria : « Entrez ! »

La porte fut ouverte par Nerissa, qui fit entrer une demi-mondaine et le Dr Marsch. J’étais surpris de le voir ; et encore plus surpris de voir une des protégées de mon père dans sa bibliothèque. Elle s’assit à côté de Marsch d’une manière qui indiquait qu’il était son bienfaiteur pour la nuit.

« Bonsoir, docteur », lui dit mon père. « Êtes-vous content de votre séjour ? »

Marsch sourit, découvrant de grandes dents carrées. Il portait maintenant un costume à la dernière mode, mais le contraste entre sa barbe et la blancheur de sa peau était toujours aussi frappant. « À la fois sensuellement et intellectuellement », répondit-il. « J’ai vu une fille nue, une géante qui fait deux fois ma taille, passer à travers un mur. »

« C’est fait avec des hologrammes », dis-je.

Il sourit de nouveau : « Je sais. Et j’ai vu beaucoup d’autres choses aussi. Je vous les énumérerais bien si je n’avais pas peur d’ennuyer mon auditoire. Je me contenterai de dire que vous tenez un établissement remarquable — mais vous le savez déjà. »

« Il est toujours flatteur de l’entendre dire », fit mon père.

« Et maintenant, allons-nous discuter de ce dont nous avons parlé plus tôt ? »

Mon père regarda la demi-mondaine : elle se leva, embrassa le Dr Marsch, et quitta la pièce. La lourde porte de la bibliothèque se referma derrière elle avec un cliquetis.


Comme le bruit d’un interrupteur, ou du vieux verre qui se casse.


J’ai repensé depuis, de nombreuses fois, à cette fille que je voyais partir : ses hauts talons et ses jambes grotesquement longues, sa robe nue dans le dos qui descendait un centimètre au-dessous du coccyx. Sa nuque découverte ; sa coiffure en hauteur, élaborée, parsemée de rubans et de petites lumières. Quand elle referma la porte, elle mettait fin, sans le savoir, à un monde qu’elle et moi avions connu.

« Elle attendra que vous ayez fini », dit mon père au Dr Marsch.

« Et si elle n’attend pas, je suis sûr que vous pouvez en fournir d’autres. » Les yeux verts de l’anthropologue semblaient briller à la lumière de la lampe. « Mais en quoi puis-je vous être utile ? »

« Vous étudiez les races. Pourriez-vous appeler un groupe d’hommes similaires ayant des pensées similaires une race ? »

« Et de femmes », fit Marsch en souriant.

« Et ici », poursuivit mon père, « ici sur Sainte-Croix. Vous réunissez des matériaux que vous ramènerez sur la Terre ? »

« Je réunis des matériaux, c’est certain. Mon retour à la planète mère est plus problématique. »

Je dus le regarder d’un drôle d’air, car il orienta son sourire vers moi et prit, si la chose est possible, un air encore plus protecteur qu’auparavant. « Cela vous surprend ? »

« J’ai toujours considéré la Terre comme le centre de la pensée scientifique », lui dis-je. « J’imagine aisément qu’un savant la quitte provisoirement pour effectuer des recherches sur le terrain, mais… »

« Mais il est inconcevable qu’il veuille rester sur ce même terrain ? Mettez-vous à ma place. Vous n’êtes pas le seul — heureusement pour moi — à respecter la sagesse et les cheveux gris de la planète mère. En tant que savant formé sur la Terre, je me suis vu offrir une chaire par votre université pour un salaire pratiquement de mon choix, avec une année sabbatique tous les deux ans. Et le voyage d’ici à la Terre demande vingt ans de temps newtonien. Seulement six mois de temps subjectif, il est vrai, mais quand je rentrerai, si je le fais, mes connaissances seront en retard de quarante ans. Non, j’ai bien peur que votre planète n’ait acquis un nouveau flambeau intellectuel. »

« Nous nous écartons du sujet, je crois », dit mon père.

Marsch fit un signe d’acquiescement, puis ajouta : « Mais je voulais vous dire qu’un anthropologue est particulièrement équipé pour se sentir à l’aise dans n’importe quel type de culture, y compris les plus étranges, comme celle que cette famille a bâtie autour d’elle. Je peux utiliser le terme de famille, je suppose, étant donné qu’il y a deux autres membres résidents en plus de vous-même. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je m’adresse à vous deux au singulier ? »

Il se tourna vers moi comme s’il attendait une protestation, puis comme je ne disais rien : « Je parlais de votre fils David, car telle est sa véritable parenté avec votre personnalité continuée, et de la femme que vous appelez votre tante. C’est en réalité, la fille d’une de vos précédentes… dirons-nous versions ? »

« Vous essayez de m’expliquer que je suis un clonotype de mon père, et je vois que vous vous attendez tous les deux à ce que je sois choqué par cette révélation. Ce n’est pas le cas. Cela fait quelque temps que je le soupçonnais. »

« Je suis heureux de te l’entendre dire », fit mon père. « Franchement, quand j’avais ton âge, la découverte m’avait ébranlé. J’étais venu trouver mon père dans sa bibliothèque — cette pièce où nous sommes — dans l’intention de le tuer. »

« L’avez-vous fait ? » demanda Marsch.

« Là n’est pas la question. Le fait est que c’était mon intention. J’espère que votre présence ici facilitera les choses à Numéro Cinq. »

« C’est ainsi que vous l’appelez ? »

« C’est plus pratique, puisque son nom est le même que le mien. »

« C’est votre cinquième clonotype ? »

« Ma cinquième expérience ? Non. » Les épaules osseuses de mon père, drapées dans sa robe de chambre écarlate, le faisaient ressembler à un étrange oiseau de proie ; et je me souvenais d’avoir lu dans un livre d’histoire naturelle la description du faucon à dos rouge. Son singe familier, dont le poil était maintenant rendu gris par l’âge, avait grimpé sur son bureau. « Plutôt ma cinquantième, si vous voulez savoir. À une époque, je le faisais pour garder la main. Vous croyez, parce que vous n’avez jamais essayé, que la technique est simple, puisque cela a déjà été fait. Mais vous ne pouvez pas savoir à quel point il est difficile d’empêcher l’apparition de modifications spontanées. Chaque gène dominant chez moi doit rester dominant, et les gens ne sont pas des petits pois — peu de choses sont gouvernées par de simples paires mendéliennes. »

« Vous avez détruit vos échecs ? » demanda Marsch.

« Il les a vendus », répondis-je à sa place. « Lorsque j’étais enfant, je me demandais pourquoi Mr Million s’arrêtait toujours pour regarder les esclaves au marché. Maintenant, je le sais. » Mon scalpel était toujours dans son étui dans ma poche ; je le sentais.

« Mr Million », déclara mon père, « est peut-être un peu plus sentimental que je ne le suis. De plus, je n’aime pas sortir. Voyez-vous, docteur Marsch, votre théorie selon laquelle nous serions tous le même individu devra être modifiée un peu. Nous avons nos petites variations ».

Le Dr Marsch était sur le point de répondre lorsque je l’interrompis : « Pourquoi ? Pourquoi David et moi ? Pourquoi tante Jeannine, bien avant ? Pourquoi continuer ? »

« Oui », fit mon père, « pourquoi ? Nous posons la question pour poser la question ».

« Je ne comprends pas. »

« Je recherche la connaissance de soi. Si tu préfères, nous recherchons cette connaissance. Tu es ici parce que je l’ai fait avant et je le fais toujours, et je suis ici parce que l’individu qui m’a précédé l’avait fait avant moi — et lui-même avait été créé par celui dont l’esprit est simulé par Mr Million. Et l’une des questions dont nous recherchons la réponse, c’est : Pourquoi cherchons-nous ? Mais il y a autre chose. » Il se pencha en avant, et le petit singe leva son museau blanc et ses yeux étonnés pour examiner de près son visage. « Nous voulons découvrir pourquoi nous échouons, pourquoi les autres s’élèvent et changent, alors que nous restons ici. »

Je pensai au yacht dont nous avions parlé avec Phaedria. « Je ne resterai pas ici », dis-je. Le Dr Marsch sourit.

« Tu ne me comprends pas », dit mon père. « Je ne parle pas nécessairement de présence physique, mais sociale et intellectuelle. J’ai voyagé, et tu le feras peut-être, mais… »

« Mais cela se termine ici », fit le Dr Marsch.

« Cela se termine au même niveau ! » C’est l’unique fois, je crois, où je vis mon père dans un état d’excitation quelconque. Il en perdait la parole, presque, tandis qu’il gesticulait en montrant les dossiers et les bandes magnétiques qui tapissaient les murs. « Au bout de combien de générations ? Nous n’avons ni la célébrité ni même le pouvoir sur cette misérable petite planète coloniale. Il y a quelque chose à changer, mais quoi ? » Il tourna vers le Dr Marsch un regard de défi.

« Vous n’êtes pas unique », fit le Dr Marsch, puis il sourit. « Cela sonne comme un truisme, n’est-ce pas ? Mais je ne voulais pas parler de vos duplicatas. Je voulais dire que depuis que la technique est devenue possible, vers la fin du vingtième siècle, de telles chaînes ont été réalisées de nombreuses fois. Nous avons emprunté un terme à la technique industrielle pour décrire cela. Nous l’appelons le processus de relaxation — ce n’est pas très heureux, mais c’est tout ce que nous avons. Savez-vous ce que c’est que la relaxation au sens industriel ? »

« Non. »

« Il y a des problèmes que l’on ne peut résoudre directement, mais par une série d’approximations. Dans le transfert de chaleur, par exemple, il n’est pas toujours possible de calculer au départ la température de chaque point de la surface d’un corps à la forme inhabituelle. Mais l’ingénieur, ou son ordinateur, peut prendre comme bases des valeurs vraisemblables, déterminer leur degré de stabilité, puis faire de nouvelles estimations en fonction des résultats obtenus. À mesure que les niveaux d’approximation se succèdent, les séries successives deviennent de plus en plus semblables, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différences sensibles. C’est pourquoi je disais que tous les deux vous formez essentiellement un seul individu. »

« Ce que je voudrais », dit mon père avec impatience, « c’est que vous fassiez comprendre à Numéro Cinq que les expériences que j’ai pratiquées sur lui, particulièrement les séances de narcothérapie pour lesquelles il m’en veut tellement, sont indispensables. Que si nous voulons devenir un peu plus que nous n’avons été, nous devons trouver… » Il hurlait presque, et il s’interrompit abruptement pour maîtriser sa voix. « C’est la raison pour laquelle il a été créé, c’est la raison aussi pour David — j’espérais apprendre quelque chose d’un croisement extérieur. »

« C’était aussi la raison, sans aucun doute », fit le Dr Marsch, « de l’existence du Dr Veil, une génération plus tôt. Mais en ce qui concerne l’examen de votre jeune duplicata, ne croyez-vous pas qu’il serait tout aussi utile que ce soit lui qui vous examine ? »

« Une minute », dis-je. « Vous ne faites que répéter que lui et moi nous sommes identiques. C’est inexact. Je vois très bien que nous nous ressemblons sous certains aspects, mais je ne suis pas vraiment comme mon père. »

« Il n’y a aucune différence que l’âge ne puisse expliquer. Vous avez quoi ? Dix-huit ans ? Et vous », il regarda mon père, « vous devez approcher de la cinquantaine. Il n’existe que deux forces, voyez-vous, qui s’exercent pour différencier les êtres humains : l’hérédité et le milieu. La nature et l’éducation. Et comme la personnalité se forme en grande partie pendant les trois premières années de la vie, c’est l’environnement fourni par le foyer qui est décisif. Chaque personne se trouve placée à sa naissance dans un certain environnement, même s’il arrive qu’il soit si dur qu’elle en meure ; et personne, excepté dans cette situation que nous appelons relaxation anthropologique, ne se fournit son propre environnement. Il est fourni par la génération précédente ».

« Ce n’est pas parce que nous avons grandi tous les deux dans cette maison… »

« Que vous avez construite et décorée et remplie de personnes de votre choix. Mais attendez. Parlons un peu de quelqu’un que vous n’avez vu ni l’un ni l’autre ; quelqu’un né dans un lieu fourni par des parents très différents de lui-même. Je veux dire le premier de la lignée… »

Je n’écoutais plus. J’étais venu ici pour tuer mon père, et il était nécessaire que le Dr Marsch s’en aille. Je le regardais, penché en avant sur son siège, ses longues mains blanches faisant de petits gestes incisifs, ses lèvres cruelles remuant dans un cercle de barbe noire. Je le regardais, mais je n’entendais pas ce qu’il disait. C’était comme si j’étais devenu sourd, ou qu’il ne pouvait communiquer que par la pensée, et moi, sachant que ses pensées n’étaient que de stupides mensonges, je leur avais fermé mon esprit. Je lui dis :

« Vous êtes de Sainte-Anne. »

Il me regarda, surpris, s’interrompant au milieu d’une phrase vide de sens. « J’y ai séjourné, oui. J’ai passé plusieurs années sur Sainte-Anne avant de venir ici. »

« Vous y êtes né. Vous avez étudié l’anthropologie là-bas, dans des livres écrits sur la Terre, il y a vingt ans. Vous êtes un abo, ou tout au moins un semi-abo ; mais nous sommes des hommes. »

Marsch jeta un coup d’œil à mon père, puis répondit : « Les abos ont disparu. Il est reconnu scientifiquement sur Sainte-Anne qu’ils sont éteints depuis près d’un siècle. »

« Vous ne pensiez pas cela quand vous êtes venu voir ma tante. »

« Je n’ai jamais accepté l’hypothèse de Veil. J’ai rendu visite ici à tous ceux qui avaient publié quelque chose dans le domaine qui m’intéresse. Réellement, je n’ai pas le temps d’écouter ce genre de choses… »

« Vous êtes un abo, vous n’êtes pas de la Terre. »

Et peu de temps après, nous restions seuls, moi et mon père.


Je purgeai la plus grande partie de ma peine dans un camp de travail des Montagnes Déchiquetées. C’était un camp de dimensions réduites, abritant généralement seulement cent cinquante prisonniers — quelquefois moins de quatre-vingts quand l’hiver avait fait ses ravages. Nous coupions du bois et nous faisions brûler du charbon. Quand nous trouvions un bon bouleau, nous fabriquions des skis. Au-dessus de la limite où poussaient les arbres, nous ramassions une mousse saline supposée avoir des vertus médicinales, et nous élaborions de longs plans pour provoquer des éboulements qui écraseraient les machines patrouilleuses qui nous gardaient. Mais le moment ne venait jamais, les rochers ne s’éboulaient pas. Le travail était dur, et nos gardiens nous administraient exactement la dose de sévérité et d’humanité décidée une fois pour toutes par quelque comité qui les avait programmés. Ainsi, le problème des brutalités et du favoritisme pratiqués par les sous-ordres se trouvait résolu, et seuls des messieurs bien habillés siégeant dans des séances solennelles pouvaient être cruels ou gentils.

C’est du moins ce qu’ils pensaient. Parfois, il m’arrivait de parler pendant des heures à mes gardiens de Mr Million, et de temps en temps je trouvais un morceau de viande, ou un pain de sucre noir, dur et craquant comme du sable, caché dans le coin où je dormais.

Un criminel n’a pas le droit de profiter de son crime, mais les juges — je l’appris beaucoup plus tard — n’avaient pas pu établir la preuve que David était bien le fils de mon père, et c’était ma tante qui avait été instituée héritière.

Elle mourut, et une lettre d’un avoué m’informa que j’héritais d’elle « une vaste demeure dans la cité de Port-Mimizon, ainsi que tous les biens et effets y attenant ». Et cette demeure, « sise au numéro 666 de la rue Saltimbanque, est présentement confiée aux soins d’un serviteur robot ». Comme les serviteurs robots aux soins de qui je me trouvais présentement confié ne me donnaient pas de quoi écrire, je ne pus répondre.

Le temps passa à tire-d’aile. Je trouvais des alouettes mortes au pied des falaises orientées au nord en automne, et au pied des falaises orientées au sud au printemps.

Je reçus une lettre de Mr Million. La plupart des protégées de mon père étaient parties pendant l’enquête qui avait suivi sa mort ; il avait été obligé de congédier le reste à la mort de ma tante lorsqu’il avait vu qu’il ne pouvait exercer sur elles une autorité suffisante. David était parti pour la capitale. Phaedria avait fait un beau mariage. Marydol avait été vendue par ses parents. La lettre était datée de trois ans après mon procès, mais je ne savais pas combien de temps elle avait mis pour arriver jusqu’à moi. L’enveloppe avait été ouverte et recachetée plusieurs fois. Le papier était sale et déchiré.

Un oiseau de mer, un fou je crois, arriva en voletant jusqu’au camp, épuisé après une tempête. Nous le tuâmes et nous le fîmes rôtir.

Un de nos gardiens devint fou, carbonisa quinze détenus et tint tête aux autres gardiens toute la nuit, qui fut zébrée de flammes blanches et bleues. Il ne fut pas remplacé.

On me transféra avec quelques autres dans un camp encore plus au nord, d’où le regard plongeait dans des abîmes de roche rouge si profonds que lorsque j’y jetais une pierre je l’entendais rouler pendant une minute, jusqu’à ce que le son s’affaiblisse et meure, sans jamais toucher le fond.

Je faisais comme si tous ceux que j’avais connus étaient autour de moi. Quand je m’asseyais, abritant du vent ma gamelle de soupe, Phaedria était assise sur un banc non loin de moi et me parlait en souriant de ses amies. David jouait au squash pendant des heures dans la cour poussiéreuse du camp, et dormait contre le mur près du coin où j’étais. Marydol me donnait la main quand j’allais dans la montagne avec ma scie.

Avec le temps, ils s’estompèrent un peu ; mais même la dernière année, je ne m’endormais jamais sans me dire que le lendemain matin, Mr Million nous conduirait à la bibliothèque municipale ; et je ne me réveillai jamais sans trembler à l’idée que c’était le valet de mon père qui était venu me chercher.


Un jour, on m’annonça que je devais être transféré, avec trois autres détenus, dans un nouveau camp. Nous partîmes munis de vivres, et nous faillîmes mourir de faim et de froid en chemin. À notre arrivée, on nous envoya dans un troisième camp où nous fûmes questionnés par des hommes qui n’étaient pas des détenus comme nous, mais des hommes libres en uniforme, qui prirent note de nos réponses. Ils nous ordonnèrent finalement de nous laver et de brûler nos vieux vêtements, puis ils nous servirent un épais brouet d’orge et de viande.

Je me souviens très bien que c’est à ce moment-là que je laissai mon esprit s’imprégner de la signification de ce nouveau genre de traitement. Je trempai mon pain dans ma soupe et le ressortis imbibé de bouillon odorant, avec des grains d’orge et des morceaux de viande qui y adhéraient ; et je pensai alors au pain frit et au café sucré du marché aux esclaves, non pas comme à une chose appartenant au passé mais comme à une chose appartenant à l’avenir, et mes mains se mirent à trembler jusqu’à ce que je me trouve incapable de tenir mon bol de soupe et que je me lève presque pour aller hurler jusqu’à la clôture.

Deux jours plus tard, on nous fit monter, nous étions six maintenant, dans une charrette tirée par une mule. La route descendait, descendait et tournait, et nous laissâmes l’hiver agonisant derrière nous. Les bouleaux et les sapins furent remplacés par des chênes et des châtaigniers en fleur au bord de la route.

Les rues de Port-Mimizon étaient grouillantes de monde, et il ne m’aurait pas fallu longtemps pour me perdre si Mr Million ne m’avait loué une chaise à porteurs. Mais je fis arrêter les porteurs dès que je pus pour acheter (avec de l’argent qu’il me donna) un journal à un marchand ambulant afin de savoir enfin la date exacte.

Ma peine avait été, selon le code, de deux à cinquante ans, et si je connaissais le mois et l’année de mon emprisonnement, je n’avais jamais pu savoir avec certitude, dans les camps, en quelle année nous étions. Tout le monde comptait, mais personne n’était d’accord. Quelqu’un attrapait une fièvre et dix jours plus tard, quand il était assez remis pour travailler, il disait que deux ans s’étaient écoulés ou n’avaient jamais existé. Puis vous attrapiez la fièvre à votre tour. Je ne me souviens d’aucun titre, d’aucun article de ce journal. Seulement la date, tout en haut, que je lus sur le chemin de la maison.

Cela faisait neuf ans.

J’avais dix-huit ans quand j’avais tué mon père. J’étais maintenant âgé de vingt-sept ans. Avant de lire le journal, j’étais sûr que j’en avais au moins quarante.


Les murs gris et écaillés de notre maison n’avaient pas changé. Le chien de fer, avec ses trois têtes, montait toujours la garde dans le jardin, mais le jet d’eau était silencieux et les parterres de mousses et de fougères étaient envahis d’herbes folles. Mr Million paya mes porteurs et ouvrit avec une clé la porte qui était toujours munie d’une chaîne de sécurité, mais jamais verrouillée, du temps de mon père. Pendant qu’il l’ouvrait, une femme géante et maigre qui vendait des pralines sur le trottoir se mit à courir vers nous. C’était Nerissa. J’avais maintenant une servante, et une compagne de lit, si je le désirais, mais je ne pouvais pas la payer.


Il faudrait, je suppose, que j’explique ici pourquoi j’ai entrepris la rédaction de ce récit il y a plusieurs jours déjà. Je dois même expliquer pourquoi je donne ces explications. Très bien. J’ai écrit pour me révéler à moi-même, et j’écris maintenant parce que je lirai un jour, je le sais, ce que j’écris ici, et je serai surpris.

Peut-être que d’ici là j’aurai résolu mon propre mystère ; ou peut-être que la solution ne m’intéressera plus.

Cela fait trois ans qu’ils m’ont relâché. Cette maison, quand Nerissa et moi y sommes rentrés, était dans un état de désordre indescriptible, ma tante ayant passé ses derniers jours, ainsi que me l’a dit Mr Million, à la fouiller de fond en comble à la recherche du magot de mon père. Elle ne l’a pas trouvé, et je ne crois pas qu’on le trouve un jour. Connaissant son caractère mieux que quiconque, je suis persuadé qu’il dépensait tout ce que les filles lui rapportaient en matériel et en expériences. Moi-même, j’avais cruellement besoin d’argent, au début, mais la réputation de la maison attira rapidement des femmes qui cherchaient à se vendre et des hommes qui cherchaient à les acheter, et je n’avais rien de plus à faire, comme je me disais quand nous avons commencé, que de les présenter les uns aux autres. Je possède une bonne équipe, maintenant. Phaedria vit avec nous, et elle travaille aussi. Son brillant mariage a été un échec, finalement. Hier soir, pendant que je faisais des expériences dans mon laboratoire, je l’ai entendue à la porte de la bibliothèque. J’ai ouvert la porte, et elle avait l’enfant avec elle. Un jour, ils auront besoin de nous.

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