V. R. T.

N’allez pas vous imaginer que c’est vous qui m’intéressez. Vous m’avez réconforté, et maintenant je vais ressortir écouter les voix des ténèbres.

Karel Capek.


C’était une mallette de cuir marron en état de décomposition, aux coins renforcés de cuivre. Le métal avait été peint en brun verdâtre quand la mallette était neuve, mais la peinture était presque entièrement partie et le soleil mourant qui filtrait par la fenêtre faisait ressortir contre la surface pelée les traces claires d’entailles récentes. L’esclave posa la mallette avec précaution, sans presque faire de bruit, à côté de la lampe de l’officier junior.

« Ouvre-la », dit l’officier. La serrure avait été brisée depuis longtemps, la mallette était étroitement entourée par des cordes faites avec des chiffons recyclés.

L’esclave — un homme aux épaules pointues, au menton saillant et au visage surmonté d’une touffe de cheveux noirs — regarda l’officier et celui-ci fit un signe d’acquiescement de sa tête aux cheveux coupés court. Son menton avait dû bouger d’un millimètre. L’esclave sortit le poignard de l’officier de la ceinture qui pendait au dos de son siège, coupa les cordes, embrassa respectueusement la lame et la remit en place. Quand il fut sorti, l’officier frotta les paumes de ses mains sur les cuisses de son short d’uniforme qui lui arrivait aux genoux, puis souleva le couvercle et fit tomber le contenu de la mallette sur la table.

Des cahiers, des bobines et des bobines de bande magnétique. Rapports, imprimés, lettres. Il vit un cahier d’écolier en papier jaune à bon marché, la couverture à moitié déchirée, et il le ramassa. Une main maladroite avait tracé dessus des initiales : V.R.T. Les lettres étaient élaborées et très grandes, mais formées d’une façon grossière, comme si un sauvage illettré les avait dessinées d’après un modèle qu’il avait sous les yeux.


J’ai vu aujourd’hui des oiseaux. Aujourd’hui j’en ai vu deux. Le premier était une pie tête de mort, et le second un oiseau que la pie avait…


L’officier replaça le cahier au bout de la table. Son regard en voyageant avait identifié au milieu des affaires éparses l’écriture précise et penchée qu’affectionnaient les gens de la Fonction publique.


Monsieur,

Les pièces que je vous adresse…

… est mon opinion.

… de la Terre.


L’officier haussa légèrement les sourcils, reposa la lettre et reprit le cahier d’écolier. Au bas de la page de couverture, il lut, en lettres sombres et maculées : Fournitures Médaillon, Frenchman’s Landing, Sainte-Anne. Et à l’intérieur de la couverture :


nom: Salle E2 S14 Place 18

école: Institution Armstrong

ville: Frenchman’s Landing


Il prit une des bobines de bande magnétique, cherchant une étiquette, mais il n’y en avait pas. Les étiquettes étaient éparpillées au milieu du reste, décollées par l’humidité mais parfaitement lisibles et toutes datées et signées.


Deuxième interrogation.

Troisième interrogation.

Dix-septième interrogation. Troisième bobine.


L’officier soupesa plusieurs bobines, puis en choisit une au hasard et la mit sur son magnétophone.


R : Est-ce que ça enregistre, maintenant ?

Q : Oui. Votre nom, je vous prie ?

R : Vous le savez déjà, il est dans tous les dossiers.

Q : Vous nous avez donné ce nom un grand nombre de fois.

R : Oui.

Q : Comment vous appelez-vous ?

R : Je suis le prisonnier de la cellule 143.

Q : Ah, je vois que vous êtes un philosophe. Nous vous avions pris pour un anthropologue, et vous ne semblez pas assez âgé pour être les deux.

R :

Q : Mes instructions sont de me familiariser avec votre dossier. J’aurais pu le faire sans vous faire venir de votre cellule, je pense que vous vous en rendez compte. À cause de vous, je m’expose aux dangers du typhus et de plusieurs autres maladies contagieuses. Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?

R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.


L’officier sourit intérieurement et arrêta le ruban magnétique. L’avidité contenue dans la voix de R lui avait fait éprouver une sensation plaisante, et il spéculait maintenant sur la réponse que R allait recevoir. Il rembobina quelques centimètres de bande, puis appuya de nouveau sur la touche PLAY.


Q : Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?

R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.

Q : Nous vous avons donné du papier, en quantité.

Et voyez l’usage que vous en avez fait : couvert de gribouillages. Vous rendez-vous compte que si votre dossier devait être transmis aux autorités supérieures, il faudrait le retranscrire en entier ? Cela représenterait des heures de travail.

Q : Vous pourriez le photocopier.

Q : Ah, cela vous plairait, n’est-ce pas ?


L’officier toucha le bouton de contrôle du volume, réduisant les voix à un murmure presque inaudible, et brassa les matériaux qui encombraient son bureau. Un registre particulièrement volumineux attira son regard. Il le prit pour l’examiner.

Il devait faire trente-cinq centimètres de long sur trente de large et trois d’épaisseur. Il était relié de toile brune épaisse que le soleil et le temps avaient décolorée sur les bords. Les feuilles étaient épaisses et rigides, réglées de lignes bleu pâle. La première page commençait au milieu d’une phrase. En y regardant de plus près, cependant, l’officier remarqua que trois pages avaient été prélevées du début du registre, comme avec une lame de rasoir ou un couteau à lame très fine. Il tira son poignard et l’essaya sur la quatrième page. La lame était soigneusement affûtée — l’esclave l’entretenait avec amour — mais ne coupait pas aussi nettement que celle qui avait été utilisée avant. Il lut :


… quelque chose de trompeur, même à la lumière du jour, et qui donne prise à l’imagination, de sorte que parfois je me demande quelle proportion de ce que je vois ici existe seulement dans mon esprit. Cela me donne un sentiment de déséquilibre, que les jours trop longs et les nuits qui n’en finissent pas contribuent à accentuer. Ici comme à Roncevaux, je me lève plusieurs heures avant l’aube.

La température est fraîche — c’est du moins ce que me dit le thermomètre — mais on se croirait sous les tropiques. Le soleil, incroyablement rose, brille d’un éclat insoutenable, sans chaleur et tout en lumière, et il émet si peu à l’extrémité bleue du spectre qu’il rend le ciel derrière lui presque noir, et c’est cette couleur sombre qui est — ou qui me paraît — tropicale. Comme un visage africain, ou les ombres vert foncé de la jungle à midi ; et les plantes, les insectes et les animaux, même cette ville construite n’importe comment, contribuent à donner cette impression. Cela me fait penser à l’entelle des neiges, ce singe qui vit dans les vallées glacées de l’Himalaya, ou à ces éléphants et rhinocéros poilus qui durant les glaciations subsistaient encore aux extrémités gelées de l’Europe et de l’Amérique du Nord. De la même manière, ils ont ici des oiseaux au plumage éclatant et des plantes aux feuilles larges et aux fleurs rouges et jaunes (comme si on était à la Martinique ou à Tumaco) à profusion partout où le niveau du sol est suffisamment haut pour s’affranchir de l’emprise monotone des roseaux salés des prairies marécageuses.

L’espèce humaine est à l’œuvre. Notre ville (comme vous le voyez, quelques jours dans une de ces métropoles nouvelles et déjà croulantes suffisent à faire de vous un vieux résident, et j’étais considéré comme un Pionnier avant d’avoir transféré le contenu de mes valises dans la commode branlante de ma chambre) est en grande partie construite avec le bois de ces espèces de cyprès qui poussent dans les marécages aux alentours, et les toits sont en plastique ondulé, ce qui fait qu’il ne manque plus rien que le bruit des tam-tams au loin. (Et comme cela me faciliterait la tâche, si je pouvais en entendre quelques-uns ! En fait, certains des premiers explorateurs un peu plus au sud, sont censés avoir établi l’existence d’un tel mode de communication à l’aide de troncs creux verticaux. Les Saint-Annois devaient frapper le tronc de leurs mains nues, et comme tous les primitifs ils devaient plus ou moins imiter, en frappant, les sons de leur langage.)


L’officier passa plusieurs pages épaisses en les feuilletant rapidement du pouce. Il y en avait encore beaucoup du même genre, et il mit le registre provisoirement de côté pour prendre une liasse de feuillets reliés à leur point d’origine (il lut un nom : Port-Mimizon) avec une agrafe métallique qui était tombée. Les feuillets, couverts de l’écriture nette et régulière d’un employé de l’administration, étaient numérotés, mais il ne prit pas la peine de les remettre dans l’ordre.


Maintenant que j’ai de nouveau du papier, il m’a été possible de déchiffrer le code des signaux tapés contre les murs par les autres prisonniers. Comment, demanderez-vous. Très bien, je vais vous le dire. Pas parce que j’y suis obligé, mais pour que vous admiriez mon intelligence. Il le faut, voyez-vous. J’en ai un grand besoin.

En écoutant attentivement les coups, il a été facile de séparer des groupes de signaux qui devaient représenter chacun une lettre. J’étais grandement aidé, bien sûr, parce que je savais que ce code était fait pour être compris et non pour induire en erreur, et aussi qu’il était destiné à être souvent employé par des personnes sans éducation. En notant des séries entières, je pus déterminer la fréquence d’emploi de chaque groupe ; jusqu’ici, aucun problème, et n’importe qui aurait pu en faire autant. Mais quelle était la fréquence des lettres de l’alphabet ? Personne ne sait cela par cœur, à part un spécialiste en cryptographie, et c’est là que j’eus l’idée d’une solution à laquelle je suis sûr que vous n’auriez jamais pensé si vous étiez, comme je crains bien de l’être, enfermé dans cette cellule jusqu’à ce que les murs s’écroulent en poussière : J’analysai ma propre conversation. J’ai toujours eu une excellente mémoire pour tout ce que j’ai entendu dire, et encore plus pour les paroles que j’ai prononcées moi-même. Je me souviens encore, par exemple, de certaines conversations que j’ai eues avec ma mère quand j’avais quatre ans, et le plus étrange c’est que je comprends maintenant des choses qu’elle m’a dites et qui étaient parfaitement obscures sur le moment, soit parce que j’ignorais même les mots simples qu’elle utilisait, soit parce que les idées et les émotions qu’elle exprimait étaient au-delà de la compréhension d’un enfant.

Mais nous étions en train de parler des fréquences. Je me faisais la conversation à moi-même — comme ça, assis sur ma paillasse ; mais pour éviter qu’inconsciemment je ne favorise certaines lettres, je ne notais rien. Ensuite, j’écrivais l’alphabet et je repassais dans ma tête tout ce que je m’étais dit, en épelant chaque mot et en mettant une croix à côté de chaque lettre.

Maintenant, lorsque je colle mon oreille au tuyau qui descend le long du mur de ma cellule, je comprends tout.

Au début c’était difficile, naturellement. Il fallait que je retranscrive les coups, et ensuite que je déchiffre un fragment de message qui souvent n’avait aucune signification : VOUS AVEZ ENTENDU CE QU’ILS…

Souvent, j’avais encore moins que ça. Et je me demandais pourquoi une si grande partie de ce que je captais était constituée de nombres : DEUX CENT DOUZE À LA MONTAGNE… Puis je me rendis compte qu’ils s’appelaient par leur numéro de cellule, ce qui indique leur emplacement et est la chose la plus importante de toute façon pour un prisonnier, je suppose.


Le feuillet s’arrêtait là. L’officier ne rechercha pas le suivant, mais se leva et repoussa son siège. Au bout d’un moment, il sortit par la porte ouverte. Au-dehors, une légère brise soufflait et Sainte-Anne, au-dessus de sa tête, baignait le monde d’une lumière verte diffuse. Il pouvait voir, à plus d’un kilomètre de là, les mâts des navires qui étaient au port. L’air était chargé de l’odeur douceâtre des fleurs de nuit que le commandant précédent avait fait planter autour du bâtiment. À quinze mètres de là, à l’ombre d’un arbre à fièvre, l’esclave était assis adossé au tronc, suffisamment caché pour qu’on puisse dire qu’il était invisible quand on n’avait pas besoin de lui et suffisamment près pour entendre quand l’officier appelait ou frappait dans ses mains. L’officier le regarda d’une manière significative, et il accourut sur la pelouse sèche et saturée de vert en faisant des courbettes.

« Cassilla », lui dit l’officier.

L’esclave baissa la tête. « Avec le major… Peut-être, Maître, une fille de la ville… »

D’un geste automatique, l’officier, qui était plus jeune que lui, frappa de sa main gauche la joue droite de l’esclave. D’une manière non moins automatique, l’esclave se laissa tomber à genoux et commença à sangloter. L’officier le poussa rudement avec son pied jusqu’à ce qu’il reste couché dans l’herbe à moitié morte, puis il rentra dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Quand il eut disparu, l’esclave se releva, brossa ses vêtements élimés et regagna son poste au pied de l’arbre à fièvre. Le major n’en aurait pas terminé avec Cassilla avant deux heures ou plus.


Il y avait une race autochtone. Les récits sont trop répandus, trop circonstanciés, trop bien documentés pour qu’il s’agisse d’une sorte de mythe d’une planète neuve. L’absence d’artefacts légitimes reste à expliquer, mais il doit y avoir une raison.

Pour ce peuple indigène, la race humaine et la culture technologique ont dû être plus toxiques que pour n’importe quel autre groupe aborigène dans l’histoire. D’un groupe de primitifs omniprésents quoique relativement dispersés, ils sont devenus moins qu’un souvenir en un laps de temps d’à peine plus d’un siècle, et cela sans catastrophe spécifique pire que la destruction des archives du premier atterrissage français par la guerre.

Mon problème est donc de rechercher tout ce qu’il y a à apprendre sur quelques primitifs qui n’ont pratiquement laissé aucune trace physique (pour autant que nous le sachions) et sur quelques légendes passablement ornées. Je serais tout à fait découragé, n’était le fait que le parallèle avec les Pygmées paléolithiques caucasoïdes qui avaient fini par se faire appeler le Bon peuple (et qui survécurent, comme il fut démontré plus tard, en Scandinavie et en Irlande jusqu’aux derniers jours du dix-huitième siècle) est presque exact.

Jusqu’à quelle époque, alors, a-t-il existé des Saint-Annois ? Bien que j’aie interrogé tous ceux qui ont bien voulu me répondre, et écouté tous les récits qu’ils avaient à me rapporter (de troisième ou énième main, je crois toujours qu’il y a quelque chose à glaner, et il est inutile de se faire un ennemi de quelqu’un qui pourra peut-être plus tard me diriger vers de meilleures informations), j’ai sans cesse recherché particulièrement des témoignages datables et de première main. J’ai tout enregistré sur bandes, mais il est peut-être sage d’en retranscrire ici quelques-unes parmi les plus représentatives et les plus intéressantes en même temps. Après tout, les bandes magnétiques peuvent être perdues ou détériorées. Pour éviter toute confusion, j’indique les dates selon le calendrier local.


Le 13 mars. Dirigé par Mr Judson, le patron de l’hôtel, et porteur d’une introduction verbale de sa part, j’ai pu parler à Mrs Mary Blount, une femme de quatre-vingts ans qui vit avec sa petite-fille et le mari de celle-ci dans une ferme située à une trentaine de kilomètres de Frenchman’s Landing. Le mari me prévint avant de me mettre en présence de la vieille dame que son esprit vagabondait parfois et déclara pour prouver son assertion qu’elle affirmait à certains moments être née sur la Terre, mais qu’à d’autres elle soutenait avoir vu le jour à bord d’un des vaisseaux colonisateurs. Je débutai l’entretien en l’interrogeant sur ce point. Ses réponses, je le crains, montrent à quel point les personnes âgées sont peu écoutées dans notre culture.

Mrs Blount : « Où je suis née ? À bord du vaisseau, parfaitement, jeune homme. Je fus la première à venir au monde à bord du vaisseau, et la dernière sur l’ancien monde. Les femmes qui attendaient un enfant n’étaient pas admises dans l’expédition, voyez-vous, mais plusieurs réussirent à s’embarquer quand même. Ma mère avait envie de partir, aussi elle décida de ne rien dire à personne. C’était une femme assez forte, comme vous pouvez l’imaginer, et je suppose que j’étais un tout petit bébé. Oui, tout le monde avait dû subir une visite médicale, mais c’était des mois et des mois avant, parce que le départ avait été ajourné, voyez-vous. Toutes les femmes devaient porter ces vêtements qu’ils appelaient des combinaisons spatiales, comme les hommes, et maman avait demandé la sienne très ample. Personne ne savait donc. Elle a eu ses premières douleurs, m’a-t-elle dit, en montant dans la tour d’accès, mais le médecin du bord était l’un d’entre eux et il garda le secret. Lorsque je suis née, il nous a endormies, ma mère et moi, comme tout le monde, et quand nous nous sommes réveillées vingt et un ans avaient passé. Le vaisseau où nous étions était le 986, c’est-à-dire un des plus anciens. J’ai entendu dire qu’avant, ils utilisaient des noms au lieu de numéros, ce qui devait quand même être plus joli.

« Oui, il restait encore quelques Français quand nous sommes arrivés. Presque tous à l’exception des jeunes enfants étaient affreusement estropiés ou blessés. Ils savaient qu’ils avaient perdu, et nous venions en conquérants, nous prenions leurs terres et leur bétail, tout ce que nous voulions. J’étais très jeune, bien sûr, et je ne me rendais compte de rien, mais maman m’a tout expliqué par la suite. Je grandis en même temps que les petites Françaises, et vous ne pouvez pas imaginer comme elles étaient mignonnes. Elles avaient tous les beaux garçons autour d’elles, et les plus riches aussi. Vous mettiez votre plus belle robe pour aller au bal, et une de ces filles arrivait, vêtue d’un bout de chiffon, mais avec un ruban et une fleur dans les cheveux, et tous les regards des garçons étaient sur elle.

« Les Saint-Annois ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Ah, eux, nous les appelions les abos, ou les sauvages. Ce n’étaient pas des personnes, voyez-vous. Seulement des animaux qui avaient l’apparence de personnes.

« Bien sûr que j’en ai vu. Quand j’étais gosse, je jouais avec ceux qui avaient mon âge. Maman me l’interdisait, mais quand j’étais toute seule, j’allais au bout du pré et ils venaient jouer avec moi. Maman disait qu’ils allaient me manger (rires), mais je ne peux pas dire qu’ils aient jamais essayé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient être voleurs, cependant ! Tout ce qu’il y avait à manger. Ils étaient toujours affamés. Ils se sont mis à voler dans le fumoir à poissons, et un soir papa en a tué trois, entre la grange et le fumoir, avec sa carabine. J’avais quelquefois joué avec l’un des trois, et j’ai pleuré. Les enfants sont ainsi.

« Non, je ne sais pas où il les a enterrés, s’il l’a fait. Il a dû plutôt les traîner à l’écart pour que les bêtes sauvages s’en chargent. »


Un frère officier entra. L’officier posa le registre, et une bouffée d’air fit voler les pages.

« Regarde-moi ça », fit le frère officier. « C’est pendant la journée qu’on en aurait besoin. »

L’officier haussa les épaules : « Tu veilles tard, ce soir. »

« Pas autant que toi. Je vais me coucher. »

« Regarde tout ce que j’ai. » Les lèvres de l’officier se tendirent en un sourire amer. Il fit un geste en direction du fouillis de papiers et de bandes qui encombrait le bureau.

Le frère officier remua les papiers du bout des doigts. « Politique ? »

« Criminel. »

« Ils n’ont qu’à secouer la poussière de leur garrot, et te laisser dormir. »

« Il faut que je découvre d’abord de quoi il s’agit. Tu connais le commandant. »

« Tu es bon pour la pelle demain. »

« Je me lèverai tard. Je ne suis pas de service de toute façon. »

« Tu as toujours été un oiseau de nuit, n’est-ce pas ? »

Le frère officier sortit en bâillant. L’officier se versa un verre de vin qui s’était réchauffé maintenant à la température de la pièce. Il reprit sa lecture à l’endroit où le vent avait laissé le registre ouvert.

« Je ne sais pas. Peut-être il y a quinze ans, peut-être moins. Nos années sont plus longues que les vôtres — vous ne le saviez pas ? »

Moi : « Oui, oui, inutile de m’expliquer cela. »

Mr D. : « Eh bien, ces Français racontaient toutes sortes d’histoires sur eux ; je n’ai jamais cru à la plupart d’entre elles.

« Quelles sortes d’histoires ? Oh, n’importe quoi. Ces Français sont un peuple d’ignorants, c’est moi qui vous le dis. »

(Fin de l’entretien.)


On m’avait dit que l’un des derniers survivants parmi les premiers colons français était un certain Robert Culot, décédé depuis quarante ans maintenant. En enquêtant sur lui, j’ai appris que son petit-fils (qui s’appelle également Robert Culot) faisait souvent allusion à des histoires que lui avait racontées son grand-père sur ses premiers jours à Sainte-Anne. Il doit avoir cinquante-cinq années terriennes et tient une boutique de vêtements, la meilleure de Frenchman’s Landing.


M. Culot : « Oui, le vieux racontait des tas de choses sur ceux que vous appelez les Saint-Annois, Dr Marsch. Il connaissait des histoires de toutes sortes. »

« C’est vrai, il pensait qu’il y avait plusieurs races. Pour les autres, disait-il, ils étaient tous pareils, mais les autres en savaient beaucoup moins que lui. Il vous aurait dit que pour un aveugle, tous les chats sont noirs. Parlez-vous français, docteur ? Quel dommage. »

Moi : « Savez-vous à quelle date approximative votre grand-père a vu un Saint-Annois pour la dernière fois, monsieur Culot ? »

M. C. : « Quelques années avant sa mort. Laissez-moi réfléchir… Oui, trois ans je pense avant sa mort. Il fut cloué au lit l’année suivante, et la mort l’emporta deux ans plus tard. »

Moi : « Cela ferait donc quarante-trois ans ? »

M. C. : « Ah, vous ne me croyez pas ! Ce n’est pas gentil. Ces Français, vous dites-vous, on ne peut pas leur faire confiance. »

Moi : « Au contraire, je suis intrigué. »

M. C. : « Mon grand-père venait d’assister à l’enterrement d’un ami, et cela l’avait déprimé. Il décida d’aller faire un tour. Quand il était un peu moins vieux, voyez-vous, c’était un grand marcheur. Il avait dû renoncer à ce plaisir quelques années seulement avant la dernière maladie. Mais maintenant, avec ce chagrin dans son cœur, il partit faire une promenade. J’étais en train de jouer aux dames avec mon père, son fils, quand il rentra.

« Comment il a décrit son indigène ? Ah ! (Rire.) J’espérais que vous ne me poseriez pas la question. Voyez-vous, mon père se moqua de lui, et cela le mit en fureur. Il invectiva mon père dans son mauvais anglais, pour le mettre à son tour en colère, et il lui dit qu’évidemment s’il était assis toute la journée il ne pouvait rien voir. Mon père avait perdu ses deux jambes à la guerre. Heureusement pour moi, n’est-ce pas, qu’il n’a pas perdu autre chose.

« Je lui ai alors demandé ce que vous voudriez savoir : Quel était son aspect ? Je vais vous dire exactement ce qu’il m’a répondu, mais vous n’allez pas le croire. »

Moi : « Pensez-vous qu’il aurait pu simplement vouloir vous taquiner, vous ou votre père ? »

M. C. : « C’était un homme intègre. Il n’aurait jamais menti à quiconque, comprenez-vous ? Mais il pouvait… dire la vérité d’une telle manière qu’il la faisait paraître impertinente. Quand je lui ai demandé comment se présentait cette créature, il m’a répondu parfois comme un homme, et parfois comme le piquet d’une clôture. »

Moi : « Un piquet de clôture ? »

M. C. : « Ou un arbre mort. Quelque chose de ce genre. Laissez-moi me concentrer un instant. Il a dû dire quelque chose comme : “Parfois l’apparence d’un homme, et parfois celle du vieux bois.” Non, je ne peux vraiment pas vous dire ce qu’il entendait par là. »


M. Culot m’adressa à plusieurs membres de la colonie française autour de Frenchman’s Landing qui, disait-il, seraient peut-être prêts à coopérer avec moi. Il mentionna en particulier un certain médecin, le Dr Hagsmith, qui d’après ce qu’il avait compris s’intéressait aux vieilles traditions des Saint-Annois. Je pus m’arranger pour avoir un entretien le soir même avec le Dr Hagsmith. Ce dernier est un anglophone, et il se présenta lui-même comme un folkloriste amateur.


Dr Hagsmith : « Vous et moi avons des conceptions opposées sur la question. Loin de moi l’idée de dénigrer ce que vous faites — mais ce n’est pas la même chose que moi. Vous souhaitez découvrir la vérité, et j’ai bien peur que vous ne trouviez très peu de choses. Moi, je cherche des choses fausses et j’en ai trouvé en quantité. Vous voyez ? »

Moi : « Vous voulez dire que votre collection comporte un grand nombre de documents sur les Saint-Annois ? »

Dr H. : « Des milliers. J’étais un jeune médecin quand je suis arrivé ici il y a vingt ans. À cette époque-là, nous pensions qu’aujourd’hui ce serait une grande cité. Ne me demandez pas pourquoi nous le pensions. Nous avions tout prévu, un stade, de parcs, des musées. Nous avions le sentiment d’avoir tout ce qu’il fallait, et c’était vrai — à part les hommes et l’argent. Nous avons encore tout ce qu’il faut. (Rire.)

« J’ai commencé à rassembler toutes ces histoires à l’occasion de l’exercice de ma profession. J’avais compris, voyez-vous, que ces légendes sur les abos avaient un effet sur l’esprit des gens, et leur esprit exerce une influence sur leurs maladies. »

Moi : « Mais vous n’avez jamais vu vous-même d’aborigène ? »

Dr H. (En riant) : « Bien sûr que non. Mais je suis probablement le plus grand expert sur les aborigènes que vous pourrez trouver. Demandez-moi n’importe quoi, et je vous renseignerai. »

Moi : « Très bien. Est-ce que les Saint-Annois existent toujours ? »

Dr H. : « Autant qu’ils ont jamais existé. » (Rire.)

Moi : « Alors, où habitent-ils ? »

Dr H. : « Vous voulez dire quelle localité ? Ceux qui vivent derrière l’au-delà poursuivent une existence vagabonde. Ceux qui vivent à proximité des fermes ont généralement leur habitation dans les endroits les plus éloignés, mais parfois ils peuvent s’abriter dans une étable, ou sous l’auvent de la ferme. »

Moi : « Est-ce qu’on ne les verrait pas ? »

Dr H. : « Oh, cela porte malheur de les voir. D’ailleurs, ils prennent généralement la forme de quelque ustensile ménager si quelqu’un les regarde — ou bien celle d’une meule de foin, par exemple. »

Moi : « Les gens les croient vraiment capables de faire des choses pareilles ? »

Dr H. : « Vous pas ? S’ils n’en étaient pas capables, où voudriez-vous qu’ils aillent ? » (Rire).

Moi : « Vous dites que la plupart des Saint-Annois vivent “derrière l’au-delà” ? »

Dr H. : « Dans le désert, les zones incultes. C’est une expression locale. »

Moi : « Et quel aspect ont-ils ? »

Dr H. : « Ils ressemblent à des gens. Mais leur peau a la couleur de la pierre, et ils ont de grandes tignasses désordonnées, à part ceux qui n’ont pas de cheveux du tout. Certains sont plus grands que vous et moi, et très forts, et d’autres sont plus petits que des enfants. Ne me demandez pas quelle taille font les enfants. »

Moi : « Supposons pour l’instant que les Saint-Annois existent. Si je voulais en voir, où me conseilleriez-vous de chercher ? »

Dr H. : « Vous pourriez aller sur les quais. (Rire.) Ou bien près des endroits sacrés, je suppose. Ah, je vous vois surpris ! Vous ne saviez pas qu’ils avaient des lieux sacrés ? Il y en a plusieurs, oui, et leur religion est très élaborée et très déroutante. Quand je suis arrivé, on parlait beaucoup d’un grand prêtre — ou d’un grand chef, comme vous voudrez. De toute façon, un personnage plus magique que les autres. La voie ferrée venait d’être construite, et naturellement les animaux sauvages n’y étaient pas habitués et se faisaient écraser. On voyait ce type-là arpenter la voie la nuit et les ressusciter. Les gens le surnommaient Coureur des cendres, et d’autres noms du même genre. Une fois, la femme d’un bouvier a eu un bras sectionné par le train. Sans doute qu’elle était ivre et qu’elle s’était allongée sur les rails. Le bouvier l’a conduite aussitôt à l’hôpital. Eh bien, ils en ont pris un à la banque des organes, et ils le lui ont greffé normalement. Mais Coureur des cendres trouva ensuite celui qu’elle avait perdu, et il fit pousser avec une nouvelle femme, de sorte que le bouvier eut deux épouses. Naturellement, la seconde, celle que Coureur des cendres avait créée, était abo à l’exception d’un bras. La partie qui était abo volait tout ce qu’elle pouvait, et ensuite le bras humain restituait ce qu’elle avait pris. Eh bien, finalement les Dominicains accusèrent le pauvre bouvier de polygamie, et il décida de chasser celle qui avait été créée par Coureur des cendres. Comme elle n’avait qu’un seul bras humain, elle était incapable de couper le bois comme il faut, voyez-vous…

« Vous dites que je vous surprends ? Les abos ne sont pas vraiment humains, voyez-vous, et ils sont incapables de manier un outil quelconque. Ils peuvent en prendre un dans leurs mains, mais ils n’accompliront rien avec. Ce sont des animaux magiques, si vous voulez, mais des animaux quand même. (Rire.) Pour un anthropologue, vous n’êtes vraiment pas très informé. On raconte que les Français faisaient passer ce test au gué nommé Sang qui court — ils arrêtaient tous ceux qui passaient et leur demandaient de creuser le sol avec une pelle… »


Un chat sauta sur le rebord éclaté de la fenêtre. C’était un énorme matou noir avec un seul œil et des griffes doubles — le chat du cimetière de Vienne. L’officier lui lança un chapelet d’invectives et, voyant qu’il ne s’en allait pas, fit glisser sa main, lentement et sans bruit, vers le pistolet qu’il portait à sa ceinture. Mais à l’instant où ses doigts se refermèrent sur la crosse, le chat siffla comme un morceau de fer porté au rouge qu’on laisse tomber dans l’eau, et s’enfuit d’un bond.


M. de F. : « Les lieux sacrés, monsieur ? Oui, ils en avaient beaucoup, à ce qu’on dit. Partout où un arbre poussait dans la montagne, c’était un endroit sacré pour eux, par exemple. Particulièrement, s’il y avait de l’eau stagnante au milieu des racines, comme c’était presque toujours le cas. Là où le fleuve local — le Tempus — se jette dans la mer, c’était aussi un endroit sacré. »

Moi : « Pouvez-vous m’en citer quelques autres ? »

M. de F. : « Il y avait une caverne, plus en amont au bord de la rivière, dans les falaises. Je ne pense pas qu’elle ait été explorée. Et près de l’embouchure, il y avait un cercle de grands arbres. La plupart ont été coupés, mais les souches sont encore visibles. Trenchard, le clochard qui prétend être un abo, vous montrera l’endroit en échange de quelques sous, ou son fils vous accompagnera.

« Vous n’aviez jamais entendu parler de lui ? Oui, près des docks. Tout le monde ici le connaît. C’est un simulateur, vous comprenez, un farceur. Ses mains (il montre ses mains) sont abîmées par l’arthrite et il ne peut pas travailler, aussi il prétend qu’il est un abo et il se comporte comme un déséquilibré. On dit que cela porte chance de lui donner quelques pièces.

« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre malheureuse qu’on ne voit presque jamais, et ils ont un fils, d’une quinzaine d’années. »


L’officier tourna vingt ou trente pages, et ne reprit sa lecture que lorsqu’une modification de la présentation attira son regard.


Un fusil lourd (cal. 35) pour la défense contre les gros animaux. À porter moi-même. 200 cartouches.

Un fusil léger (cal. 225) pour pourvoir à la nourriture. À faire porter par le jeune garçon. 500 cartouches.

Une carabine (cal. 20) pour le petit gibier à poil et à plume. Porté par la mule de tête. 160 charges.

Un carton (200 boîtes) d’allumettes.

Farine (20 kg).

Levure.

Thé (local) : 1 kg.

Sucre (5 kg).

Sel (5 kg).

Ustensiles de cuisine.

Multi vitamines.

Trousse de première urgence.

Tente, avec nécessaire de réparation et cordeau et piquets supplémentaires.

Deux sacs de couchage.

Bâche à utiliser comme tapis de sol.

Paire de bottes de rechange (pour moi).

Vêtements, nécessaire de rasage, etc.

Une caisse de livres — certains amenés de la Terre, la plupart achetés à Roncevaux.

Magnétophone, caméra et appareil de photo. Pellicule. Ce registre. Stylos.

Seulement deux gourdes, mais nous serons toujours à proximité du Tempus.


C’est tout ce que je vois pour l’instant. Nul doute qu’il manquera un grand nombre de choses. La prochaine fois je saurai mieux m’organiser, mais il faut un début à tout. Lorsque j’étais étudiant à Columbia, je lisais les récits des expéditions de l’époque victorienne avec casques coloniaux et bandes molletières, et des centaines de porteurs et de défricheurs ou je ne sais pas quoi. Plein du courage de Gutenberg, je rêvais de commander une telle expédition. M’y voilà donc : pour la dernière fois je dors sous un toit. Demain c’est le départ : trois mules, le jeune garçon (en haillons) et moi (pantalon de toile bleue et chemise de sport de chez Culot). Au moins, je n’aurai pas à redouter une mutinerie parmi mes porteurs, à moins qu’une mule ne lance un mauvais coup de sabot ou que le gosse ne m’égorge pendant mon sommeil !



6 avril. Notre première nuit dehors. Je suis devant notre petit feu de camp, sur lequel le gosse a fait cuire notre dîner. C’est un cuistot de premier ordre (délicieuse découverte), mais avare de bois pour le feu, comme le sont tous les broussards d’après mes lectures. Je crois que je le trouverais sympathique s’il n’avait pas cette espèce de lueur sournoise dans ses grands yeux.

Il s’est déjà endormi, mais j’ai l’intention de veiller un peu pour faire le compte rendu de cette première journée et contempler les étoiles étrangères. Il m’a indiqué les constellations, et j’ai l’impression que je connais mieux le ciel de Sainte-Anne que je n’ai jamais connu celui de la Terre — ce qui n’était pas difficile. Quoi qu’il en soit, le gosse prétend qu’il connaît tous les noms saint-annois, et bien qu’il y ait de fortes chances pour que ce soient de simples inventions de son père, je vais les noter ici en espérant en avoir une confirmation indépendante plus tard.

Il y a les Mille tentacules et le Poisson (une nébuleuse qui paraît vouloir attraper une étoile brillante isolée), la Femme à la chevelure de flammes, le Lézard qui combat (le soleil de la Terre étant l’une des étoiles de la queue du lézard), et les Enfants de l’ombre. Je ne trouve plus les Enfants de l’ombre maintenant, mais le gosse me les a montrés tout à l’heure : deux paires d’yeux brillants. Il y en a d’autres, mais je les ai déjà oubliées. Il faudra que j’enregistre ces conversations avec lui.

Mais reprenons au commencement. Nous sommes partis de bonne heure ce matin. Le gosse m’a aidé à charger les mules, ou plutôt, c’est moi qui l’ai aidé. Il est très fort avec les cordes. Il fait des nœuds larges et compliqués qui paraissent tenir bon jusqu’au moment où il les défait au simple contact de sa main. Son père est venu nous dire adieu (ce qui m’a surpris), et j’ai eu droit à un grand discours destiné à me soutirer encore un peu plus d’argent à titre de compensation pour l’absence du jeune garçon. Finalement, je lui ai donné une pièce pour que ça me porte chance.

Les mules vont bon train, ce sont des animaux qui paraissent robustes et pas plus vicieux qu’on ne peut raisonnablement s’y attendre. Elles sont plus grosses que des chevaux et beaucoup plus fortes, leur tête est plus longue que mon bras et elles ont de grandes dents jaunes qui apparaissent lorsqu’elles retroussent leurs lèvres pour grignoter un chardon au bord de la route. Il y en a deux grises et une noire. Le gosse les a entravées quand nous avons fait halte, et on les entend maintenant dans tout le camp. De temps à autre, on voit la fumée de leur haleine qui flotte comme un esprit pâle dans l’air froid.



7 avril. Je croyais hier que nous avions bel et bien commencé notre voyage, mais je me rends compte maintenant que nous étions encore dans la zone défrichée — ou tout au moins semi-défrichée — qui entoure Frenchman’s Landing, et que nous aurions pu presque certainement, si nous avions gravi l’une des petites éminences à proximité de notre camp d’hier soir, apercevoir les lumières d’une ferme. Ce matin, nous avons même traversé un minuscule village de pionniers que le gosse appelle « Frogtown{De frog, grenouille, allusion aux Français. N.d.T.} », nom que les habitants, je suppose, ne doivent pas tellement trouver recommandable. Je lui ai demandé s’il ne se sentait pas honteux d’utiliser un nom pareil alors qu’il est lui-même de descendance française, mais il me répondit avec un grand sérieux que non, que son sang appartenait à moitié au Peuple libre (c’est ainsi qu’il désignait les Saint-Annois), et que c’était vers là que ses affinités portaient. En somme, il croit son père, bien qu’il soit sans doute la seule personne au monde à le faire. Et pourtant, il ne manque pas d’intelligence. Telle est la force de l’influence des parents.

Une fois franchie Frogtown, le chemin disparut purement et simplement. Nous étions arrivés à la limite de « derrière l’au-delà », et les mules le sentirent tout de suite, devenant moins têtues et plus craintives, en un mot devenant un peu moins comme des hommes et un peu plus comme des animaux. Nous coupons maintenant vers l’est en même temps que vers le nord, traçant une longue diagonale vers la rivière au lieu de la rejoindre directement. De cette façon, nous espérons éviter les prairies marécageuses le plus possible (je les ai assez explorées avec le vieux clochard pour ne plus avoir envie d’essayer de les traverser avec mes mules !) et nous contenter des petits cours d’eau qui s’y jettent à intervalles raisonnables pour satisfaire nos besoins en eau. De toute manière, le Tempus, dit-on, est trop saumâtre pour être potable jusqu’à une assez grande distance de la côte.

J’aurais dû mentionner hier (mais j’ai oublié de le faire) que lorsque nous avons dressé la tente, je me suis aperçu que nous n’avions emporté ni hache ni maillet pour enfoncer les piquets. Je le fis remarquer au gosse, qui se contenta de sourire et d’arranger les choses en les enfonçant avec une pierre. Il trouve des quantités de bois mort pour faire le feu, et il le brise sur son genou avec une force surprenante. Pour faire le feu, il édifie une espèce d’abri ou de tonnelle de brindilles qu’il remplit de feuilles et d’herbe sèche, et cela en moins de temps qu’il ne m’en a fallu déjà pour l’écrire. Il me demande toujours (c’est-à-dire, en fait, hier soir et ce soir) de l’allumer, car il considère apparemment ce geste comme une haute fonction qui ne saurait être accomplie que par le chef de l’expédition. Je suppose qu’un feu de camp doit avoir quelque chose de sacré, si les préceptes de Dieu ont encore cours si loin de la Terre. C’est peut-être pour ne pas nous écraser sous le poids du divin mystère qu’il alimente si peu le nôtre, au point que c’est pour moi une véritable prouesse qu’il arrive à faire cuire nos aliments dessus. Même ainsi, il trouve le moyen de se brûler régulièrement les doigts, et je le vois avec amusement les porter à sa bouche comme un enfant et sauter à cloche-pied autour du feu en murmurant des imprécations.



8 avril. Le gosse est le plus mauvais tireur que j’aie jamais vu. C’est presque l’unique chose qu’il est incapable de bien faire. Je lui ai fait porter le fusil léger, mais après l’avoir vu tirer je le lui ai retiré au bout de trois jours. Sa conception semble être de pointer l’arme dans la direction générale de n’importe quel animal que je lui indique, et de presser sur la détente après avoir fermé les yeux. Je crois honnêtement qu’au fond de son cœur (s’il en a un) il est persuadé que c’est le bruit qui tue. Jusqu’à présent, tout le gibier que nous avons mangé a été tué par moi, soit que je lui arrache son fusil après son premier coup pour viser (à la volée) l’animal qu’il avait raté avant qu’il ne soit hors de vue, soit que j’utilise le gros fusil que je porte, ce qui est une perte de munitions coûteuses aussi bien que de viande.

D’un autre côté, le gosse (je ne sais vraiment pas pourquoi je l’appelle ainsi, excepté que c’est le nom que lui donnait son père ; c’est presque un homme, et à bien y penser il n’a que huit ou neuf ans, physiologiquement tout au moins, de moins que moi) a le meilleur œil pour le gibier blessé que je connaisse. Il est meilleur qu’un très bon chien, à la fois pour trouver et pour rapporter — ce qui n’est pas une mince qualité — et il a souvent voyagé « derrière l’au-delà », bien qu’il n’ait jamais remonté la rivière jusqu’à la caverne sacrée (et non pas mythique, j’espère) que nous cherchons. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il ait passé de longues périodes dans les terres incultes avec sa mère. J’ai eu l’impression que celle-ci n’appréciait pas tellement le genre d’existence qu’elle menait à Frenchman’s Landing, et je ne peux pas dire que je l’en blâme. Mais pour en revenir au gibier, avec le flair du gosse et mon coup de fusil, je ne pense pas que nous manquerons de viande fraîche.

Qu’y a-t-il eu d’autre aujourd’hui ? Ah, oui, le chat. Il y en a un qui nous suit, apparemment depuis Frogtown au moins. Je l’ai aperçu aujourd’hui vers midi, et pendant un instant (le miroitement du soleil renforçant le caractère trompeur et irréel des distances sous le ciel sombre) j’ai cru qu’il s’agissait d’un tigre-tue. La balle est passée trop haut, naturellement, et quand je l’ai vue soulever la poussière la perspective est soudain redevenue normale. Mes arbres étaient des buissons, et la distance que j’avais évaluée à deux cent cinquante mètres au moins faisait en réalité moins d’un tiers, tandis que mon « tigre-tue » était ramené à la taille d’un gros chat domestique de race terrienne, sans doute échappé de l’une des fermes. Il semble nous suivre délibérément, gardant toujours entre lui et nous une distance de quatre à cinq cents mètres. Cet après-midi, je lui ai tiré deux ou trois cartouches à longue portée, ce qui a tellement bouleversé le gosse que j’ai aussitôt regretté mes intentions félicides pour lui dire que s’il réussissait à attirer l’animal au camp, il pourrait le garder comme compagnon. Je suppose qu’il nous suit pour manger les restes de nourriture que nous laissons derrière nous. Demain, il en aura à satiété. J’ai tué un daim ce matin.



10 avril. Deux jours de marche ininterrompue pendant lesquels nous avons rencontré beaucoup de gibier, mais aucune trace de rescapés saint-annois. Nous avons traversé trois petits affluents du Tempus que le gosse appelle le Serpent jaune, la Fille qui court et la Fin des jours, mais qui d’après ma carte sont le Ruisseau des cinquante bornes, la rivière Johnson et la Rougette. Aucun problème pour les franchir. Les deux premiers étaient guéables là où nous sommes arrivés, et la Rougette (qui teinta mes bottes, les jambes du gosse et les mules), à quelques centaines de mètres en amont. Je pense être en vue du Tempus (que le gosse appelle simplement « la Rivière ») demain après-midi, et il m’affirme que la caverne sacrée doit se trouver beaucoup plus haut. En fait, dit-il, jusqu’à présent les berges de la rivière que nous avons passées sont beaucoup trop meubles pour pouvoir contenir une caverne.

Il m’est venu à l’idée que si le gosse a vécu (comme il le prétend) une bonne partie de son existence dans l’arrière-pays sauvage, il pourrait être — malgré l’influence corruptrice de son père et sa conviction d’être en partie d’origine saint-annoise — une excellente source d’information. J’ai enregistré un premier entretien, mais comme je m’efforce de le faire chaque fois que je tombe sur des matériaux intéressants, je le retranscris dans ce journal.



Moi : « Tu m’as dit que ta mère et toi vous avez souvent vécu, particulièrement le printemps et l’été, “derrière l’au-delà”. D’après certaines informations que je possède, les enfants saint-annois venaient souvent jouer, il y a une cinquantaine d’années de cela, avec les enfants humains des fermes les plus reculées. Est-ce que quelque chose de semblable t’est jamais arrivé ? As-tu eu l’occasion de voir quelqu’un d’autre que toi ou ta mère dans ces parages ? Après tout, cela fait quatre jours que nous marchons et nous n’avons pas rencontré âme qui vive. »

V. R. T. : « Nous rencontrions beaucoup d’âmes presque chaque jour. Un grand nombre d’animaux et d’oiseaux ; des arbres qui étaient vivants, exactement comme toi et moi nous avons voyagé, comme tu dis, pendant ces quatre jours. Mais nous ne sommes pas encore arrivés derrière l’au-delà où l’on voit les dieux flotter sur la rivière sur des troncs d’arbres, et où les arbres voyagent. Les dieux ont de petites et grandes têtes, et des fleurs d’hydrangée dans leurs cheveux. Il y a aussi les hommes-élans, dont la tête, les cheveux, la barbe et les bras et aussi le corps étaient semblables à ceux des hommes, mais dont les jambes étaient le corps de l’élan rouge, de sorte qu’ils s’accouplaient avec les femmes-élans une fois comme les animaux et une fois comme les hommes, et ils se battaient en bramant tout le printemps durant sur le flanc des collines. Puis, quand l’oiseau-siffleur remontait du Sud, ils étaient de nouveaux amis et allaient bras dessus, bras dessous voler les œufs de l’épinier ou me lancer des pierres. Et les Enfants de l’ombre, naturellement, venaient chaparder le soir ; ils chevauchaient les bulles et l’écume des ruisseaux, et ma mère — c’était quand j’étais tout petit — ne me laissait pas sortir de sous ses cheveux, après le coucher du soleil. Mais quand je fus plus grand, je pris l’habitude de sortir pour les mettre en fuite par mes cris. Ils croient toujours qu’ils vont vous encercler et se précipiter sur vous pour vous mordre. Mais si vous vous retournez rapidement et si vous vous mettez à crier, ils ne le font jamais. Ils ne sont jamais aussi nombreux qu’ils le pensent, parce que certains n’existent que dans l’esprit des autres, et au moment de se battre ils se fondent les uns dans les autres et restent tout seuls. »

Moi : « Pourquoi n’avons-nous vu aucune de ces choses étranges ? »

V. R. T. : « Moi, si. »

Moi : « Qu’est-ce que tu as donc vu ? Je veux dire, pendant que tu étais avec moi. »

V. R. T. : « Des oiseaux, des animaux, des arbres vivants et les Enfants de l’ombre. »

Moi : « Tu veux parler des étoiles. Si jamais tu vois quelque chose d’extraordinaire, tu me le diras, veux-tu ? »

V. R. T. : (Il acquiesce.)

Moi : « Tu es un garçon étrange. Vas-tu quelquefois à l’école quand tu es avec ton père à Frenchman’s Landing ? »

V. R. T. : « Quelquefois. »

Moi : « Tu es presque un homme maintenant. As-tu songé à ce que tu veux faire dans quelques années ? »

V. R. T. : (Il se met à pleurer.)



Ma dernière question n’a pas reçu de réponse. Il a éclaté en sanglots, et je me suis trouvé si embarrassé qu’après avoir passé mon bras autour de son épaule pendant quelques instants, je me suis retiré pour le laisser pleurer pendant une demi-heure ou plus et aller arpenter les broussailles, où d’énormes vers lumineux mais de la couleur livide des lèvres d’un mort se tortillent sous vos pas la nuit. J’avoue que ma question était misérablement stupide. Que pourrait-il faire, avec un père clochard et le semblant d’éducation qu’il a ? Il est vrai qu’il lit couramment — il m’a emprunté quelques livres d’anthropologie, et lorsque je lui ai posé quelques questions j’ai obtenu de meilleures réponses que je n’en aurais attendu de la part d’un étudiant de niveau moyen. Mais son écriture est très pauvre, comme je l’ai constaté en parcourant un de ses vieux cahiers d’écolier (faisant partie des rares affaires personnelles qu’il a emportées avec lui).



11 avril. Une journée fertile en événements. Voyons si je peux me débarrasser de ma sale habitude de revenir sans cesse en arrière et décrire ce qui s’est passé dans l’ordre. Quand je suis rentré au camp la nuit dernière (je vois en relisant mes notes d’hier que je me suis laissé vagabondant dans la brousse), j’ai trouvé le gosse endormi dans son sac de couchage. J’ai mis un peu de bois sur le feu, j’ai réécouté la bande et j’ai écrit la dernière page du journal. Puis je suis rentré me coucher sous la tente. Environ une heure avant l’aube, nous avons été réveillés par une grande agitation chez les mules. Nous sommes sortis en courant pour voir ce qui se passait, moi avec une torche électrique et mon gros fusil, et le gosse avec deux brandons qu’il avait pris dans le feu. Nous n’avons rien vu, mais nous avons senti une odeur de pourriture infecte et entendu le bruit d’un gros animal (je ne pensais vraiment pas que ce pouvait être une mule) qui s’enfuyait. Les mules, quand nous les retrouvâmes, étaient couvertes d’écume, et l’une d’entre elles avait brisé son entrave. Heureusement, elle n’était pas allée très loin et dès que le jour se leva le gosse put la rattraper, bien qu’il lui ait fallu presque une heure pour cela. Les deux qui étaient restées avec nous semblaient heureuses de nous demander la protection due aux animaux domestiques.

Après avoir battu les buissons suffisamment longtemps pour décider qu’il n’y avait plus rien à trouver, il n’était plus question de se recoucher. Nous pliâmes la tente, chargeâmes les mules et, sur mon insistance, passâmes une heure à revenir sur les traces de la journée précédente pour voir si nous ne pouvions pas retrouver les empreintes d’un gros animal prédateur. Nous aperçûmes le chat (qui s’enhardissait de plus en plus maintenant que j’avais renoncé à lui tirer dessus) et nous trouvâmes les empreintes d’un animal que le gosse appelle un renard de feu et qui, d’après mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne, doit être selon toute probabilité le fennec d’Hutchesson, une créature qui évoque le renard ou le coyote, avec d’immenses oreilles et un goût prononcé pour la volaille ou la charogne.

Après ce petit interlude qui nous a fait perdre du temps, nous avons progressé un peu plus rapidement et une heure environ avant le milieu du jour, j’ai réussi mon plus beau coup de fusil jusqu’ici. Une énorme brute qui ne figure pas dans le Guide pratique et qui ressemble un peu au Karbau asiatique de la Terre. Un seul coup dans la tête avec le gros fusil. J’ai mesuré la distance après que l’animal fut tombé, et elle était de trois cents mètres !

Naturellement, j’étais fier comme tout et j’ai soigneusement examiné le résultat de mon tir, qui avait touché la brute juste derrière l’oreille. Même à cet endroit, le crâne était si massif que la balle n’avait pas pu pénétrer complètement. De sorte qu’il ne devait pas encore être tout à fait mort pendant que j’avais mesuré la distance. Il semblait y avoir eu un épanchement important de liquide lacrymal qui avait laissé de grandes coulées humides dans la terre au-dessous de chaque œil. Je soulevai une paupière après avoir examiné la blessure, et je constatai qu’il y avait une double pupille, comme chez certains poissons de la Terre. La partie inférieure de l’œil frémit légèrement quand je la touchai avec mon doigt, ce qui indiquait que toute vie n’avait peut-être pas encore disparu même à ce moment-là. Les doubles pupilles ne paraissent pas représenter un trait caractéristique de la faune locale, aussi je suppose qu’il s’agit d’un phénomène d’adaptation causé par le mode de vie principalement aquatique de l’animal.

J’aurais vivement désiré faire naturaliser la tête, mais c’était évidemment hors de question. Déjà ainsi, le gosse était au bord des larmes (ses grands yeux sont d’un vert étonnant) à l’idée que j’allais charger toute la bête, qui devait bien peser quatre-vingts kilos, sur les mules, et commençait à m’expliquer qu’on ne pouvait pas leur demander de prendre une telle charge supplémentaire. Finalement, je réussis à le convaincre que j’avais l’intention d’abandonner les entrailles, la tête (comme je regrettais mon trophée !), la peau et les sabots et que nous n’emporterions, en fait, que les meilleurs morceaux de viande. Les mules manifestèrent quand même leur mécontentement devant le poids supplémentaire et l’odeur du sang, et nous eûmes plus de mal avec elles que je ne l’avais imaginé.

Une heure environ après nous être remis en route, nous atteignîmes le bord du Tempus. C’était un fleuve très différent de celui que le gosse m’avait montré quand nous avions visité avec son père le « temple » saint-annois. Là-bas, il faisait plus d’un kilomètre et demi de large, ses eaux étaient saumâtres et il n’y avait presque pas de courant. L’embouchure elle-même n’était pas un fleuve unique, mais une série de ramifications méandreuses qui étiraient paresseusement leur cours au milieu de la boue et des roseaux. Ici, ce n’est plus du tout la même chose : l’eau n’a plus cette couleur jaune, et le courant est si rapide qu’il emporte un bout de bois en quelques secondes.

Nous avons laissé les prairies marécageuses entièrement derrière nous. C’est un nouveau Tempus, vif et limpide, qui court parmi les collines ondoyantes couvertes d’herbe émeraude et parsemées d’arbres et de bosquets. Je comprends maintenant pourquoi le projet que j’avais formé à l’origine de remonter le fleuve en bateau était — comme tout le monde me l’avait dit à Frenchman’s Landing — totalement impraticable, malgré les avantages qu’il aurait présentés pour la recherche d’une caverne le long des berges. Non seulement le courant est si vif que nous aurions épuisé tout notre carburant rien que pour lutter contre lui, mais tout indique qu’il doit y avoir des rapides et des chutes d’eau un peu plus en amont. Un hovercraft aurait sans doute été idéal, mais avec les capacités industrielles réduites qu’il y a ici, je ne pense pas qu’il en existe plus de deux douzaines sur toute la planète, et encore sont-ils (inévitablement) la prérogative sacrée des militaires.

Je ne me plains pas, cependant ; avec un hovercraft, nous aurions peut-être déjà trouvé la caverne, mais quelle chance aurions-nous d’entrer en contact avec d’éventuels groupes survivants de Saint-Annois ? Notre petite et, je l’espère, rassurante expédition, qui se déplace lentement et vit sur le pays, a beaucoup plus de facilités pour établir un tel contact.

De plus, je dois l’avouer, ce n’est pas déplaisant du tout. Après avoir trouvé le fleuve et remonté son cours sur un peu moins de deux kilomètres, le gosse manifesta de grands signes d’excitation et déclara que nous avions atteint un endroit important où il était venu souvent avec sa mère. Je ne voyais rien de particulièrement marquant : un léger coude surplombé par quelques arbres (assez grands), et un rocher à la forme bizarre, mais il répéta à plusieurs reprises que c’était un site d’une beauté particulière, et me montra comme le rocher était confortable : on pouvait s’y asseoir ou s’y allonger dans des positions très diverses, et les arbres formaient une protection contre le soleil, la pluie ou même la neige, qui restait accrochée aux branchages l’hiver pour former une sorte de toit. Il y avait des trous d’eau profonds au pied du rocher, dans lesquels on trouvait du poisson, des moules et des escargots comestibles (toujours sa mère française !) le long du bord. En bref, c’était un véritable jardin fertile. Après l’avoir écouté parler de cette façon pendant quelques minutes, je me rendis compte qu’il considère la nature — ou tout au moins certains endroits privilégiés comme celui-ci — de la même manière que la plupart des gens sont habitués à considérer une maison ou un appartement, ce qui est une drôle d’idée. Je voulais être seul de toute façon ; aussi, je décidai d’abonder dans le sens de son enthousiasme bénin, et je l’envoyai en avant avec les mules en déclarant que je voulais rester contempler les beautés du merveilleux endroit qu’il m’avait révélé. Il se montra ravi, et quelques minutes plus tard, je restai aussi seul qu’il a jamais été donné de l’être à quelqu’un qui est né sur la Terre, avec le vent et le soleil et le murmure des grands arbres aux racines plongées dans l’eau pour seuls compagnons.

J’oubliais le chat qui nous suit à distance et que je chassai à coups de cailloux sur la piste des mules.

Cela me laissa le temps de méditer sur tout. Sur l’animal que j’avais tué ce matin (et qui ferait certainement un trophée d’une valeur inappréciable si j’avais les moyens de ramener son crâne à la civilisation), et sur l’expédition. Ce n’est pas que je ne désire pas autant qu’avant de démontrer que les Saint-Annois n’ont pas encore tout à fait disparu, et retrouver le plus possible de leurs coutumes et de leurs traditions avant qu’elles disparaissent à tout jamais de la connaissance de l’humanité. Je voudrais y parvenir, mais pour des raisons entièrement nouvelles. Quand je suis arrivé ici, sur Sainte-Anne, tout ce qui m’intéressait vraiment c’était d’acquérir par mes travaux sur le terrain une réputation suffisante pour obtenir un poste convenable dans une faculté de la Terre. Maintenant, je sais que l’expérience sur le terrain peut être, et devrait être, une fin en soi ; que ces vieux professeurs distingués dont j’enviais le renom ne cherchaient pas (comme je le croyais) à retourner sur le terrain — même s’il s’agissait de la pauvre et sempiternelle Mélanésie — pour renforcer leur dignité académique, mais plutôt qu’ils se servaient de leur statut pour étayer leurs travaux sur le terrain. Et comme ils avaient raison ! Chacun de nous trouve sa voie, sa place dans l’univers. C’est la vie ; c’est la science, ou quelque chose de mieux que la science.

Lorsque je rattrapai le gosse, il avait déjà établi le campement (plus tôt que d’habitude). J’ai l’impression qu’il s’inquiétait pour moi. Cette nuit, il essaya de faire sécher une partie de la viande du karbau pour la conserver, bien que je lui aie répété que nous jetterions simplement ce qui s’altérera avant que nous ayons le temps de le manger.

J’avais oublié de dire que j’ai tué deux daims en rattrapant le gosse.


L’officier posa le registre relié de toile et, au bout d’un moment, se leva et s’étira. Un oiseau s’était fourvoyé dans la pièce, et il l’aperçut pour la première fois, perché silencieux et terrorisé sur le cadre d’un tableau accroché à bonne hauteur sur le mur opposé à l’entrée. Il cria pour le faire fuir, et comme il ne bougeait pas, essaya de le frapper avec un balai que l’esclave avait laissé appuyé contre un coin. L’oiseau s’envola, mais au lieu de s’enfuir par la porte ouverte, heurta le linteau, tomba à demi assommé sur le sol, puis voleta lourdement devant le nez de l’officier, dont il effleura la joue avec l’une des plumes noires de son aile, pour regagner le cadre qui lui servait de perchoir. L’officier proféra un juron et se rassit, saisissant au hasard une poignée de feuillets, eux au moins décemment couverts d’une nette écriture de bureaucrate.


Il me faudrait un avocat. La question ne fait aucun doute. En plus de celui que le tribunal nommera d’office. Je suis certain que l’université m’avancera les frais d’honoraires d’un avocat privé, et je vais demander qu’on contacte le recteur.

Il semble que les points suivants se dégagent de cette affaire, et je vais les noter ici pour essayer d’en discuter les interprétations possibles, ce qui me préparera pour le procès.

Tout d’abord, il y a la question de concept de culpabilité, qui est au centre de toute procédure criminelle. Ce concept est-il universellement valable ?

S’il n’est pas universellement valable, il doit exister certaines catégories de personnes qui en aucun cas ne peuvent être punies pour des raisons de culpabilité, et un minimum de réflexion suffit à me convaincre de la réalité de l’existence de telles catégories : les enfants, par exemple, ou les faibles d’esprit, les riches, les aliénés, l’entourage immédiat des personnes de statut élevé, ces personnes elles-mêmes, et ainsi de suite.

La question suivante, Votre Honneur, est de savoir si moi-même, l’accusé, je n’appartiens pas à une (ou plusieurs) des catégories exemptées. Il ne fait aucun doute pour moi que je fais partie de toutes les catégories que je viens de citer, mais je me contenterai, pour épargner le temps précieux de cette cour, d’en examiner deux : Je suis exempt parce que je suis un enfant, et je suis exempt parce que je suis un animal. C’est-à-dire, parce que j’appartiens à la première et à la cinquième des catégories que vous venez d’approuver.

Ce qui nous conduit à notre troisième question : Que signifie (en fonction des catégories exemptes déjà citées) la désignation : « enfant » ? Il est clair que nous devons écarter dès le début la simple question d’âge. Que pourrait-il y avoir de plus absurde que de supposer un accusé innocent, même s’il a commis un acte abominable, le mardi, mais coupable s’il l’a commis le mercredi ? Non, non, Votre Honneur, bien que je n’aie moi-même que quelques années de plus que vingt ans, j’avoue que penser de cette façon c’est ouvrir la porte à un carnaval de mort juste avant l’accession de chaque jeune homme et de chaque jeune femme à l’âge que vous aurez choisi comme étant l’âge critique. Et on ne peut pas non plus fonder le concept d’enfance sur des critères subjectifs et internes, car il serait bien difficile de déterminer si ces critères internes existent ou non. Non. Le statut d’enfant doit être établi par la manière dont la société elle-même a traité l’individu. Dans mon cas présent :

Je ne possède aucune propriété foncière, et je n’en ai jamais possédé.

Je n’ai jamais pris part, pas même comme témoin, à aucun contrat ayant force légale.

Je n’ai jamais été appelé à témoigner devant une cour de justice.

Je n’ai jamais contracté de mariage, ni adopté aucun enfant.

Je n’ai jamais occupé de situation rémunératrice sur la base du travail accompli. (Vous élevez une objection, Votre Honneur ? Vous citez mes propres déclarations sur mes liens avec Columbia ? C’est l’avocat général qui les cite ? Non, Votre Honneur, le sophisme est habile mais sans fondement. Le poste d’assistant qu’ils m’ont donné à Columbia était une sinécure manifeste destinée à me permettre de terminer mes études, et pour mon expédition sur Sainte-Anne j’ai été simplement défrayé de mes dépenses. Vous voyez ? Et qui mieux que moi pourrait vous renseigner ?)

Je suis sûr, Votre Honneur, que tous ces points — et je pourrais en citer mille autres — établissent clairement aux yeux de la cour qu’à l’époque du crime, si tant est que l’on m’accuse d’un crime, ce dont je ne suis pas sûr, j’étais un enfant ; et en vertu des mêmes arguments, je suis toujours un enfant, car je n’ai toujours accompli aucune des choses que j’ai énumérées tout à l’heure.

Quant à être un animal — et j’entends animal par opposition à un être humain — la preuve est tellement simple que vous allez peut-être rire que je me donne la peine de la présenter. Est-ce que ceux qui ont le droit d’aller en liberté dans notre société sont les animaux ? Ou bien les êtres humains ? Qui est enfermé dans des porcheries, étables, chenils, clapiers ? Laquelle des deux grandes catégories dort sur une litière jetée à même le sol ? Et laquelle sur un lit ? Laquelle vit dans des conditions d’hygiène décente et des locaux chauffés, et laquelle ne peut compter pour se réchauffer que sur sa propre haleine et pour se laver que sur sa langue ?

Je vous demande humblement pardon, Votre Honneur ; je n’avais pas l’intention d’offenser la cour.



Quarante-sept a tapé un message sur le tuyau. Vous voulez savoir ce qu’il disait ? Voilà.

CENT QUARANTE-TROIS, CENT QUARANTE-TROIS, C’EST VOUS ? ÉCOUTEZ-VOUS ? QUI EST LE NOUVEAU À VOTRE ÉTAGE ?

J’ai ajouté la ponctuation moi-même. Quarante-sept n’utilise jamais de ponctuation, et si j’ai déformé ses intentions j’espère qu’il ne m’en voudra pas. J’ai répondu :

QUEL NOUVEAU ?

J’aimerais bien avoir une pierre, ou un quelconque objet métallique comme Quarante-sept (il dit qu’il utilise la monture de ses lunettes) pour pouvoir frapper le tuyau avec. J’ai les phalanges endolories.

JE L’AI APERÇU CE MATIN PAR MA PORTE OUVERTE. VIEUX, LONGS CHEVEUX BLANCS. PLUS BAS QUE VOUS. QUELLE CELLULE ?

JE NE SAIS PAS.

Avec une pierre, je pourrais taper sur les murs de ma cellule assez fort pour être entendu de chaque côté. Pour l’instant, le prisonnier qui est à ma gauche me tape quelque chose — je ne sais pas avec quoi, mais cela fait de drôles de bruits — et il ne connaît pas le code. Le mur sur ma droite est silencieux. Peut-être qu’il n’y a personne, ou que, comme moi, il n’a rien pour pouvoir s’exprimer.

Vous raconterai-je comment j’ai été arrêté ? J’étais très fatigué. J’étais allé à la Cave Canem, et le résultat c’est que j’avais veillé très tard. Il était presque quatre heures. À midi, j’avais rendez-vous avec le président, et j’étais certain qu’il allait me nommer officiellement à la tête d’un département, avec des conditions très favorables. J’avais l’intention de dormir un peu, et je laissai un mot pour Mme Duclose, ma logeuse, où je lui demandais de me réveiller à dix heures.

Quarante-sept tape :

CENT QUARANTE-TROIS, ÊTES-VOUS DROIT COMMUN OU POLITIQUE ?

POLITIQUE (j’ai envie d’entendre sa réponse).

QUEL CÔTÉ ?

ET VOUS ?

POLITIQUE.

QUEL CÔTÉ ?

CENT QUARANTE-TROIS. C’EST RIDICULE. VOUS AVEZ PEUR DE RÉPONDRE À MA QUESTION ? QUE PEUVENT-ILS FAIRE DE PLUS ? VOUS ÊTES DÉJÀ ICI.

POURQUOI VOUS FERAIS-JE CONFIANCE SI VOUS NE ME FAITES PAS CONFIANCE ? C’EST VOUS QUI AVEZ COMMENCÉ. (J’ai mal aux phalanges.)

LE CINQ SEPTEMBRE.

QUAND J’AURAI PIERRE. MAL AUX DOIGTS.

LÂCHE (Quarante-sept fait trembler le tuyau. Il va casser ses lunettes.)



Où en étais-je ? Oui, mon arrestation. Toute la maison était calme. Je croyais que c’était parce qu’il était tard, mais je me rends compte maintenant que tout le monde devait être réveillé, attendant mon retour, sachant qu’ils étaient là dans ma chambre, osant à peine respirer. Mme Duclose devait se faire du souci pour le grand miroir doré de ma chambre, auquel elle m’a demandé à plusieurs reprises de faire attention. (J’ai constaté que les miroirs, les vrais, ceux qui sont en verre argenté et pas les bouts de métal polis, sont hors de prix à Port-Mimizon.) Ainsi, personne ne ronflait, ni ne titubait dans le couloir pour aller aux toilettes, et aucun soupir de passion étouffée ne filtrait de la chambre de Mlle Étienne, où elle entretenait sa flamme avec un cierge et les fruits de son imagination.

Mais je ne remarquai rien. Je griffonnai mon mot (certains trouvent mon écriture exécrable, mais je ne suis pas de cet avis ; quand j’aurai ma nomination, si j’ai des cours à faire, je laisserai écrire les étudiants au tableau noir pour moi, ou je distribuerai des feuillets polycopiés à l’encre violette sur du papier jaune) à l’intention de Mme Duclose et je montai me mettre au lit, croyais-je.

Ils n’étaient pas très discrets. Ils avaient allumé la lumière dans ma chambre, et je vis un rai de clarté filtrer par-dessous la porte. Il est facile d’imaginer que si j’avais commis un crime, j’aurais eu le temps de rebrousser chemin sur la pointe des pieds et de m’enfuir. Mais je pensai seulement qu’on avait apporté une lettre ou un message pour moi — peut-être le recteur de l’université, ou le patron de la maison close, la « Cave Canem », qui m’avait demandé mon aide au début de la soirée parce qu’il avait un problème avec son « fils » ; et je décidai que si c’était lui, j’attendrais le lendemain soir pour répondre car j’étais très fatigué et j’avais bu assez de brandy pour me sentir inefficace et incapable d’enfiler ma clé dans la serrure sans tâtonner.

C’est alors que je découvris que la porte n’était pas verrouillée. Il y avait trois hommes qui m’attendaient assis à l’intérieur. Deux étaient en uniforme, et le troisième portait un complet sombre qui jadis avait dû être de bonne qualité, mais qui était maintenant râpé et taché de graisse. De plus, il était un peu trop serré pour lui, ce qui le faisait ressembler au valet d’un avare. Il était assis dans mon fauteuil préféré, avec un bras passé négligemment sur le dossier et la petite lampe au globe orné de roses et à l’abat-jour à franges à hauteur de son coude, comme s’il avait été en train de lire. Le miroir de Mme Duclose était juste derrière lui, et je vis qu’il portait ses cheveux courts sur sa nuque et qu’il avait une balafre sur la tête, comme s’il avait été torturé ou opéré du cerveau, ou comme s’il s’était battu avec quelqu’un armé d’un instrument tranchant. Par-dessus son épaule, je m’apercevais, coiffé du haut-de-forme que j’avais acheté ici après mon arrivée à Port-Mimizon, avec mon visage étonné et ma grande cape.

L’un des deux hommes en uniforme se leva à mon entrée et referma la porte derrière moi en mettant le verrou de nuit. Il portait une vareuse grise et un pantalon gris, un képi et un large ceinturon de cuir marron où un énorme revolver à l’air archaïque pendait dans son étui. Quand il se rassit à sa place, je remarquai que ses chaussures étaient des chaussures de civils ordinaires, de qualité médiocre et passablement usées. Le second homme en uniforme me dit :

« Vous pouvez ôter votre chapeau et votre cape si vous le désirez. »

« Naturellement », répondis-je, et je les pendis, comme d’habitude, aux patères derrière la porte.

« Nous allons être obligés de vous fouiller », ajouta le même personnage, qui portait une veste courte de toile kaki avec un grand nombre de poches, et un pantalon kaki serré avec un élastique aux chevilles, comme si une partie de ses fonctions consistait à monter à bicyclette. « Nous pouvons utiliser deux méthodes, selon vos préférences : ou bien vous vous déshabillez, si vous voulez, et nous fouillerons vos vêtements puis vous pourrez vous rhabiller — mais vous devrez le faire devant nous, de manière à ne pas pouvoir dissimuler quoi que ce soit — ou bien nous vous fouillerons tel que vous êtes, ici même. Quelle solution préférez-vous ? »

Je leur demandai si j’étais en état d’arrestation et s’ils étaient de la police. L’homme assis dans le fauteuil en dentelle répondit :

« Non, professeur, certainement pas. »

« Je ne suis pas professeur, du moins pas encore pour autant que je le sache. Si je ne suis pas en état d’arrestation, pourquoi voulez-vous me fouiller ? De quoi m’accuse-t-on ? »

Celui qui avait refermé la porte répondit : « Nous devons vous fouiller pour voir si nous avons une raison de vous arrêter », et regarda l’homme au complet sombre comme s’il attendait une confirmation. Le second homme en uniforme ajouta :

« Vous avez le choix. Comment voulez-vous être fouillé ? »

« Et si je refuse de me soumettre ? »

« Alors, nous vous conduirons à la citadelle », dit l’homme en civil. « Ils vous fouilleront là-bas. »

« Vous voulez dire que vous m’arrêteriez ? »

« Monsieur… »

« Je ne suis pas français. Je suis originaire d’Amérique du Nord, sur la Terre. »

« Professeur, je vous le conseille — en ami —, ne nous forcez pas à vous arrêter. C’est très grave, ici, de se faire arrêter ; mais il est tout à fait possible d’être fouillé, interrogé, même — le cas échéant — retenu quelque temps… »

« Ou peut-être jugé et exécuté », termina pour lui l’homme à la veste kaki.

« … sans avoir été arrêté. Ne nous obligez pas, je vous en conjure, à le faire. »

« Mais il faut que je sois fouillé. »

« Oui », répondirent à la fois les deux hommes en uniforme.

« Dans ce cas, je préfère rester comme je suis, sans me déshabiller. »

Les deux hommes échangèrent un regard, comme si ce que je venais de dire était significatif. L’homme au complet sombre paraissait s’ennuyer et reprit le livre qu’il lisait, et qui m’appartenait, remarquai-je : le Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne.

L’homme au ceinturon s’approcha de moi, un peu gêné, pour me fouiller, et je remarquai pour la première fois que son uniforme était celui de la Compagnie des transports urbains.

« Vous êtes un cocher de fiacre, n’est-ce pas ? » lui dis-je. « Pourquoi portez-vous ce revolver ? »

L’homme au complet sombre répondit à sa place :

« Parce que c’est son devoir de le porter. Je pourrais vous demander également pourquoi vous êtes armé. »

« Je ne le suis pas. »

« Au contraire. Je viens d’examiner ce livre qui vous appartient. Il y a des séries de chiffres écrites au crayon sur les pages de garde. Regardez. Pouvez-vous m’expliquer ce que c’est ? »

« C’est un ancien propriétaire du livre qui a dû faire cela. Je n’ai aucune idée de ce à quoi ça correspond. M’accuseriez-vous d’être une sorte d’espion ? Si vous les regardez bien, vous verrez que les inscriptions sont presque aussi vieilles que le livre lui-même, et à demi effacées. »

« Ce sont des chiffres intéressants. »

« Je les ai déjà vus », dis-je, tandis que l’homme à l’uniforme de la Compagnie des transports urbains me tâtait les poches. Chaque fois qu’il trouvait quelque chose — montre, argent, agenda — il le tendait avec un petit geste obséquieux à l’homme au complet sombre.

« J’ai une tournure d’esprit mathématique. »

« Quelle chance vous avez. »

« J’ai étudié ces chiffres. Ils représentent une assez bonne approximation de la section de cône qu’on appelle parabole. »

« Pour moi cela ne signifie rien. En tant qu’anthropologue, je m’intéresse davantage à la courbe normale de répartition. »

« Quelle chance vous avez », dit l’homme au complet sombre, en me rendant mon sarcasme de tout à l’heure. Il fit un signe aux deux autres, qui se rapprochèrent de lui. Pendant quelques instants, ils chuchotèrent tous les trois, je remarquai à quel point leurs visages se ressemblaient. Tous les trois avaient le menton effilé, les sourcils noirs et les yeux étroits. Ils auraient pu être frères. L’homme au complet sombre étant l’aîné et probablement le plus malin, tandis que le cocher de fiacre devait être le moins imaginatif. Mais ils formaient une même famille.

« De quoi parlez-vous ? » leur demandai-je.

« Nous parlions de vous », dit l’homme au complet sombre tandis que le cocher de fiacre quittait la chambre en refermant la porte derrière lui.

« Et que disiez-vous ? »

« Que vous êtes ignorant des lois locales, et que vous devriez avoir un avocat. »

« C’est sans doute exact. Mais je ne crois pas que c’est ce que vous étiez en train de dire. »

« Vous voyez ? Un avocat vous conseillerait de ne pas nous contredire sur ce ton. »

« Écoutez, êtes-vous de la police ? Ou du Parquet ? »

L’homme en civil se mit à rire : « Non, pas du tout. Je suis ingénieur au ministère des Travaux publics. Mon ami ici présent » — il indiqua l’homme en kaki — « est un signaleur de l’armée. Et mon autre ami, comme vous l’avez deviné, est un cocher de fiacre ».

« Dans ce cas, pourquoi venez-vous m’arrêter comme si vous apparteniez à la police ? »

« Vous voyez comme vous êtes ignorant de nos lois. Sur la Terre, d’après ce que j’ai cru comprendre, les choses ne se passent pas du tout de cette façon-là. Mais ici, tous les fonctionnaires publics forment une seule fraternité, si vous me suivez bien. Demain, mon ami le cocher de fiacre ramassera peut-être les ordures… »

L’homme en kaki l’interrompit pour ricaner : « Vous pouvez dire qu’il le fait déjà ce soir. »

« … et mon ami qui est ici fera peut-être partie de l’équipage de l’un des garde-côtes, tandis que je serai promu inspecteur des chats. Ce soir, on nous a envoyés vous chercher. »

« Avec un mandat d’arrestation ? »

« Je vous répète qu’il vaudrait mieux pour vous que vous ne soyez pas arrêté. Je vous dirai franchement que si vous êtes arrêté, il est très improbable qu’on vous relâche un jour. »

Tandis qu’il terminait sa phrase, la porte s’ouvrit derrière moi et je vis dans le miroir Mme Duclose et Mlle Étienne, avec le cocher de fiacre au milieu d’elles. « Entrez, mesdames », dit l’homme en civil, et le cocher de fiacre les fit entrer dans la chambre, où elles allèrent se mettre, timides et apeurées, à côté du lavabo. Mme Duclose, vieille femme assez grosse et aux cheveux gris, portait une robe de coton aux couleurs fanées qui lui arrivait aux chevilles. (J’ignore si le cocher de fiacre lui avait laissé le temps de la mettre avant de la faire venir, ou si c’était ce qu’elle utilisait en guise de chemise de nuit.) Mlle Étienne, très grande, vingt-sept ou vingt-huit ans, aurait pu passer non pas pour la sœur, mais peut-être pour la demi-sœur ou la cousine des trois hommes. Elle avait leur menton effilé et leurs sourcils noirs, mais les siens avaient été épilés pour former un arc au-dessus de ses yeux, qui n’étaient pas, heureusement pour elle, étroits et noirs comme ceux des trois hommes, mais grands et mauves, comme la peinture sur le visage d’une poupée. Sa chevelure était une touffe de boucles brunes, et elle était, comme je l’ai déjà dit, d’une taille supérieure à la moyenne. Ses jambes, minces comme des bâtons, soutenaient des hanches trop larges pour le reste de son physique aux seins plats et aux épaules étroites. Elle arborait ce soir un déshabillé en tissu aérien et transparent, mais qui comportait tellement de replis et de couches successives que le vêtement était entièrement opaque.

« Vous êtes madame Duclose ? » demanda l’homme en civil en s’adressant à cette dame. « La propriétaire de cette maison ? Avez-vous loué la chambre que nous occupons en ce moment au monsieur ici présent ? »

Elle acquiesça de la tête.

« Il est nécessaire qu’il nous accompagne à la citadelle, où il aura un entretien avec diverses personnalités. Vous fermerez la porte à clé après notre départ, comprenez-vous ? Vous ne toucherez à rien. »

Mme Duclose hocha la tête, faisant trembler ses boucles de cheveux gris.

« Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré au bout d’une semaine, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs, qui déléguera un de ses honorables représentants à cette adresse. Accompagnée par lui, vous serez autorisée à pénétrer dans cette chambre pour déceler d’éventuels dommages causés par les rongeurs, et à ouvrir les fenêtres pendant une période d’une heure, à l’expiration de laquelle vous devrez quitter la pièce avec lui. Comprenez-vous ce que je viens de vous dire ? »

Mme Duclose acquiesça de nouveau.

« Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré à Noël, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs comme précédemment. Le lendemain du jour de Noël — ou bien, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant — un honorable représentant serait délégué comme précédemment. En sa présence, vous serez autorisée à changer les draps et, si vous le désirez, à aérer la literie. »

« Le lendemain du jour de Noël ? » demanda Mme Duclose d’un air égaré.

« Ou, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant. Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré dans un an à compter de la date présente — que vous pouvez considérer, pour plus de commodité, comme le premier du mois en cours, si vous le désirez — vous pouvez vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. Vous pourrez également — si vous le désirez — faire mettre sous garde, à vos frais, les biens et effets personnels de ce monsieur, ou les entreposer chez vous si vous le préférez. Un inventaire sera effectué à ce moment-là par l’Administration des parcs. Vous pourrez ensuite utiliser ce local à votre gré. Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré dans cinquante ans à partir de la date dont je vous ai précédemment expliqué le mode de détermination, il vous appartiendrait — à vous ou à vos héritiers — de vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. À ce moment-là, le gouvernement deviendra le propriétaire de tout article entrant dans l’une des catégories suivantes : articles constitués en tout ou en partie d’or, d’argent ou de tout autre métal précieux ; monnaies ayant cours à Sainte-Croix, Sainte-Anne, la Terre ou d’autres mondes ; antiquités, instruments scientifiques, manuscrits, plans et documents de toute nature ; bijoux ; linge de corps et effets d’habillement. Tout article n’entrant pas dans cette nomenclature deviendra votre propriété ou celle de vos héritiers ou ayants droit. Si demain vous vous apercevez que vous ne vous rappelez pas clairement ce que je viens de vous dire, adressez-vous à moi au ministère des Travaux publics, section des Canalisations et égouts, et je vous répéterai toutes les explications. Vous demanderez l’assistant de l’inspecteur général des Canalisations et égouts. Vous comprenez ? »

Mme Duclose acquiesça.

« À vous, maintenant, mademoiselle », poursuivit l’homme au complet sombre en dirigeant son attention vers Mlle Étienne. « Voyez : je donne un laissez-passer à ce monsieur. » Il sortit un morceau de carton rigide, qui devait faire quinze centimètres sur cinq, de la poche de poitrine de son veston graisseux, et me le tendit. « Il va écrire votre nom dessus et vous le remettre, ce qui vous permettra d’entrer dans la citadelle les deuxième et quatrième mardis de chaque mois pour lui rendre visite entre vingt et une heures et vingt-trois heures. »

« Une minute », m’écriai-je. « Je ne connais même pas cette personne. »

« Mais vous n’êtes pas marié. »

« Non. »

« C’est bien ce que disait votre dossier. Lorsque le détenu n’est pas marié, il est d’usage de donner ce carton à la plus proche résidente de sexe féminin et d’âge correspondant. Voyez-vous, tout cela est fondé sur les probabilités statistiques. La jeune femme est en droit de transmettre le carton à une personne de son ou de votre choix, qui l’utilisera à sa place. C’est une question que vous pourrez régler » (il réfléchit quelques secondes) « dans dix jours. Pas maintenant. Veuillez écrire son nom. »

Je fus obligé de demander à Mlle Étienne quel était son prénom. Il se trouva que c’était Célestine.

« Donnez-lui le carton », dit l’homme au complet sombre.

J’obéis, et il posa lourdement une main sur mon épaule en disant :

« Je vous déclare en état d’arrestation. »



J’ai été transféré. Je continue cette récapitulation de mes pensées — si on peut l’appeler ainsi — dans une nouvelle cellule. Je ne suis plus l’ancien cent quarante-trois, mais un nouveau cent quarante-trois inconnu, car mon vieux numéro a été écrit à la craie sur la porte de cette nouvelle cellule. La transition doit vous paraître très abrupte, à vous qui lisez ces lignes, mais en réalité j’ai l’impression que je n’ai jamais été interrompu tandis que je les écrivais. La vérité est que j’étais fatigué de décrire mon arrestation. Je me suis endormi. J’ai mangé un peu de pain et de soupe que le gardien m’avait apportés et j’ai trouvé un petit os — une côte, sans doute — dedans, ce qui m’a permis d’avoir une longue conversation avec mon voisin du dessus, quarante-sept. J’ai écouté le fou sur ma gauche jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’au milieu de ses cognements et grattements sans queue ni tête je discernais mon propre nom.

Il y eut ensuite un bruit de clés à la porte de ma cellule, et je crus un instant que c’était peut-être Mlle Étienne qui venait me voir. J’essayai dans toute la mesure du possible de me rendre présentable en lissant mes cheveux et ma barbe avec mes doigts. Hélas, ce n’était que le gardien, accompagné d’un homme de stature énorme dont le visage était caché par une cagoule noire. Naturellement, je crus que l’heure de mon exécution était arrivée, et j’essayai de me montrer courageux — je m’aperçus, en fait, que je n’avais pas tellement peur. Mais mes jambes étaient devenues si faibles que j’eus du mal à me mettre debout. Je songeai à m’enfuir (c’est l’idée qui me vient toujours lorsqu’ils m’envoient chercher pour me conduire à l’interrogatoire ; je n’ai pas d’autre occasion, car il est impossible de s’enfuir d’une de ces cellules), mais il n’y avait aucun autre endroit où se réfugier que ce long corridor étroit avec, comme d’habitude, un gardien armé posté devant chaque escalier. L’homme à la cagoule me prit le bras et, sans dire un mot, me conduisit dans un dédale de couloirs et d’escaliers où je me trouvai bientôt complètement désorienté. Nous dûmes marcher pendant des heures. Je vis un grand nombre de visages misérables et sales comme le mien qui regardaient par le minuscule guichet vitré à la porte de chaque cellule. À plusieurs reprises, nous traversâmes des cours, et chaque fois je crus que c’était là que j’allais être exécuté. Il était près de midi. L’éclat du soleil me faisait cligner et emplissait mes yeux de larmes. Puis, dans un corridor qui ressemblait exactement aux autres, nous nous arrêtâmes devant une porte marquée 143, et l’homme à la cagoule souleva une dalle de béton encastrée dans le sol, révélant un étroit passage presque vertical avec une échelle de fer. Je descendis le premier, et nous dûmes parcourir cinquante mètres avant d’arriver au fond. Nous n’avions qu’une torche électrique pour nous éclairer dans une galerie d’où s’élevait une infecte odeur d’urine, et nous atteignîmes enfin la porte de la cellule où je me trouve et où il me fit entrer en me poussant brutalement. J’étais si faible que je m’écroulai sur le sol.

Au début, j’étais presque heureux de ce répit car, comme je l’ai dit, je m’attendais à être exécuté. J’ignore encore si je ne vais pas l’être. L’homme à la cagoule avait certainement l’allure d’un bourreau, mais c’était peut-être seulement pour me faire peur, et peut-être remplit-il d’autres fonctions.


L’officier chercha parmi le fouillis de documents étalés sur son bureau le feuillet suivant, mais avant qu’il ait pu le trouver le frère officier fit une seconde apparition.

« Tiens », dit l’officier. « Je croyais que tu étais allé te coucher. »

« C’est ce que j’ai fait. J’ai dormi un peu, et puis je me suis réveillé et je n’ai pas pu me rendormir. Ce doit être la chaleur. »

L’officier haussa les épaules.

« Qu’est-ce que ça donne, ton enquête ? »

« J’essaie encore de réunir les faits. »

« Ils ne t’ont pas envoyé un résumé ? Je croyais qu’ils le faisaient toujours. »

« Sans doute. Mais je ne l’ai pas encore trouvé dans tout ce fouillis. Il y a juste une lettre, mais peut-être qu’une de ces bandes contient un rapport concis. »

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » Le frère officier avait soulevé le registre à la reliure de toile.

« Un journal. »

« Celui du prévenu ? »

« Je crois. »

Le frère officier haussa un sourcil : « Tu n’en es pas certain ? »

« Je ne sais pas. Parfois, j’ai l’impression que ce registre… »

Le frère officier attendit la suite, mais elle n’arriva pas. Au bout d’un moment, il déclara : « Bon, je vois que tu es occupé. Je crois que je vais aller réveiller le toubib pour voir s’il n’a pas quelque chose à me donner pour dormir. »

« Essaye la bouteille », lui cria l’officier tandis qu’il sortait. Puis il reprit le registre sur son bureau et l’ouvrit au hasard.


« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre femme qu’on ne voit pratiquement jamais, et ils ont un fils d’une quinzaine d’années. »

Moi : « Mais il prétend qu’il est saint-annois ? »

M. de F. : « C’est un imposteur, comprenez-vous. La plus grande partie de ce qu’il raconte sur les abos vient de sa propre imagination. Oh, pour ça, il est capable de vous raconter des histoires merveilleuses. »

(Fin de l’entretien)

Le Dr Hagsmith m’avait lui aussi parlé de ce clochard, et je décidai de le retrouver. Même si ce qu’il prétend sur ses origines saint-annoises est faux — et je ne doute pas que ce le soit — il possède peut-être quelques renseignements utiles. De plus, j’avoue que l’idée de me trouver en face même d’un Saint-Annois contrefait me tente beaucoup.



21 mars. J’ai eu une longue conversation avec le clochard, qui s’appelle Coureur des douze et prétend descendre en ligne droite du dernier shaman saint-annois, ce qui fait de lui un roi — ou toute autre distinction qu’il se trouve convoiter sur le moment.

À mon avis, il aurait plutôt du sang irlandais, sans doute par l’intermédiaire de l’un de ces aventuriers qui ont quitté leur île pour la France à l’époque des guerres napoléoniennes. Quoi qu’il en soit, sa culture semble nettement française, et ses traits nettement irlandais : les cheveux roux, les yeux bleus et la lèvre inférieure protubérante sont des caractères typiques.

Apparemment, même les faux Saint-Annois sont difficiles à dénicher. Tout le monde semblait le connaître, tout le monde me disait que je le trouverais dans telle ou telle taverne, mais personne n’était capable de m’indiquer l’endroit où il vivait. Et naturellement, impossible de le trouver dans les tavernes qu’il fréquentait « toujours ». Finalement, quand je découvris sa cabane, je m’aperçus que j’étais passé devant plusieurs fois sans me rendre compte qu’il s’agissait d’une habitation humaine.

Il faudrait peut-être que j’explique ici que Frenchman’s Landing est bâtie sur les rives du Tempus à environ seize kilomètres de son embouchure. Toute la partie située au bord du fleuve est boueuse et insalubre et donne, de l’autre côté des flots jaunes et salés, sur un quartier de taudis encore plus insalubres dénommé La Fange. Sainte-Croix, la planète jumelle de Sainte-Anne, crée des marées de cinq mètres sur tout le globe, et elles affectent la rivière bien au-dessus de Frenchman’s Landing. À marée haute, l’eau n’est pas du tout potable et le poisson de mer — d’après ce qu’on m’a dit — arrive jusqu’aux docks. À ce moment-là, l’extrémité de ces docks surplombe l’eau de quelques centimètres à peine, l’air y est pur et frais et les prairies marécageuses qui entourent le terrain assez élevé sur lequel se dresse la ville ont l’aspect d’un vaste ouvrage de dentelle, avec leurs petits lacs limpides bordés de roseaux brillants. Mais quelques heures plus tard, quand le flot se retire, toute vitalité semble drainée de la rivière et du pays environnant. Les docks se trouvent à quatre mètres de haut sur des pilotis de bois pourri ; la rivière est parsemée de mille îlots de boue, et les prairies marécageuses sont des étendues désolées de vase malodorante où la nuit des flammèches de gaz lumineux flottent comme les âmes en détresse des Saint-Annois disparus.

Le bord de l’eau n’est pas différent, je suppose, de celui des villes fluviales similaires sur la Terre, excepté peut-être l’absence des grues géantes que l’on s’attend à voir et l’utilisation de matériaux de construction locaux en lieu et place des murs de déchets comprimés que l’on voit partout sur la Terre. Il y a une douzaine d’années, il paraît que les vieux navires à propulsion thermonucléaire venaient fréquemment se ranger le long de ces quais, mais maintenant que la planète a été équipée d’un réseau adéquat de satellites météorologiques, ils utilisent comme sur la Terre des vaisseaux plus sûrs et plus modernes.

La cabane du clochard, lorsque j’y arrivai enfin, était en fait constituée par une vieille barque renversée élevée au-dessus du sol par un assemblage de déchets de toutes sortes. Croyant encore à peine que quelqu’un pût vraiment vivre ici, je frappai sur la coque avec le manche de mon canif, et un jeune garçon aux cheveux bruns qui devait avoir quinze ou seize ans passa immédiatement la tête dehors. Quand il me vit, il passa sous le bord de la coque, mais au lieu de se relever resta sur les genoux les deux mains tendues devant lui, et se lança dans une espèce de litanie de mendiant où je discernais à peine un mot de temps en temps. Je supposai qu’il était mentalement retardé, et peut-être qu’il ne savait même pas marcher, car lorsque je m’éloignai de lui il me suivit, toujours sur ses genoux, en se traînant d’une manière agile qui semblait impliquer que c’était là son mode de locomotion habituel. Au bout d’une minute de ce manège, je lui donnai quelques pièces dans l’espoir de le calmer suffisamment pour lui poser quelques questions, mais les pièces n’avaient pas plus tôt quitté ma main que la tête d’un homme plus vieux, qui se révéla être le clochard aux cheveux roux que je recherchais, apparut de dessous la coque (d’où, j’en suis sûr, il était en train d’observer la technique de son fils).

« Soyez béni, monsieur », dit-il. « Je ne suis pas, vous le comprendrez, un chrétien, mais puisse votre générosité envers mon pauvre garçon être récompensée par Jésus, Marie et Joseph, ou bien dans l’éventualité où vous seriez protestant, monsieur, par Jésus seulement, et par Dieu le Père et aussi le Saint-Esprit. Comme mon propre peuple mille fois décimé le dirait, puissent les Montagnes vous donner leur bénédiction, et aussi la Rivière et les Arbres et l’Océan et toutes les étoiles du Ciel, sans oublier les dieux. Je parle en tant que leur chef religieux. »

Je le remerciai et, pour une raison que je suis incapable d’expliquer tout à fait, je lui tendis une de mes cartes, qu’il accepta avec un geste si élégant que je crus un instant qu’il prenait en même temps la responsabilité de me servir de témoin dans un duel ou de me prêter assistance dans une de mes intrigues amoureuses. Après l’avoir parcourue, il s’écria :

« Ah, vous êtes docteur ! Regarde, Victor, notre visiteur est docteur en philosophie ! »

Et il tint la carte un instant devant les yeux du jeune garçon, qui étaient aussi larges et aussi verts que les siens étaient petits et bleus.

« Docteur, docteur Marsch », reprit-il ; « je n’ai pas beaucoup d’éducation, comme vous le voyez, mais personne autant que moi n’a le respect du savoir et de la science. Ma maison » — il fit un geste large en direction de la coque renversée comme si c’était un palais et qu’il se trouvait à cinq cents mètres de là — « vous appartient ! Mon fils et moi nous sommes entièrement à votre disposition pour le reste de la journée — ou le reste du mois, si tel est votre désir. Et au cas où vous seriez disposé à nous honorer d’une petite gratification en échange de nos services, permettez-moi de vous assurer d’avance pour prévenir toute cause d’embarras possible que nous n’attendons pas du temple du savoir la munificence dorée du commerce triomphant. Nous n’ignorons pas cette loi naturelle bénie par laquelle l’éclat de l’homme de robe vaut plus — j’ai dit plus » (il secoua le jeune garçon d’une bourrade) — « que l’or du marchand. En quoi pouvons-nous vous servir ? »

Je lui expliquai que j’avais cru comprendre qu’il guidait parfois des touristes dans des sites avoisinants qui avaient joué un rôle important pour les Saint-Annois d’avant la découverte, et il m’invita immédiatement à entrer dans sa demeure.

Il n’y avait aucune chaise sous la coque inversée, car il n’y avait pas assez de hauteur, mais de vieux gilets de flottaison et des morceaux de toile à voile pliés faisaient office de sièges, et il y avait une minuscule table (qui aurait pu servir pour une famille japonaise) dont le dessus était à peine à deux empans de distance au-dessus de la bâche goudronnée qui recouvrait le sol. Le vieux clochard alluma une lampe — une simple mèche flottant dans une soucoupe d’huile — et me versa cérémonieusement un petit verre de rhum.

« Vous voulez visiter les lieux sacrés de mes ancêtres, les seigneurs de cette planète ! » fit-il. « Je vais vous les montrer, docteur. En fait, personne d’autre que moi n’est plus qualifié pour vous en expliquer la signification et vous permettre de vous imprégner du véritable esprit de cette époque révolue ! Mais il est déjà trop tard aujourd’hui, docteur ; la marée est en train de monter. Si vous pouviez revenir demain, vers le milieu de la matinée — surtout pas trop tard — nous parcourrons alors les prairies marécageuses aussi joyeusement qu’en gondole. Et sans aucun effort de votre part, docteur, car mon fils et moi nous manierons l’aviron et la perche et nous vous conduirons partout où vous désirerez aller. Vous verrez tout ce qu’il y a d’intéressant à voir, et vous pourrez prendre des photos. Nous poserons pour vous avec plaisir. »

Je lui demandai combien cela me coûterait. Et il cita un chiffre qui me parut raisonnable, tout en ajoutant vivement : « Rappelez-vous, docteur, que vous bénéficierez du labeur de deux hommes pendant cinq heures, et de l’usage de notre embarcation, pour une expérience tout à fait unique ! Personne d’autre que moi ne saurait vous montrer comme il faut ce que vous voulez voir. » Je me déclarai d’accord sur le prix, et il reprit : « Le déjeuner est en plus. Il nous faut à manger pour trois. Si vous désirez me confier une petite somme, je m’occuperai de l’acheter. » Puis, voyant que je fronçais les sourcils, il s’empressa d’ajouter : « Mais vous pouvez vous en charger vous-même, si vous préférez. N’oubliez pas : À manger pour trois. Une volaille, peut-être, et une bouteille de vin.

« Mais maintenant, docteur, j’ai quelques petits morceaux de choix à vous montrer. Attendez une seconde. » Il ouvrit un coffre qui se trouvait derrière lui et en sortit un plateau de fer-blanc dont la surface était couverte de feutre rouge. Sur ce plateau étaient une douzaine de pointes de projectiles, taillées ou meulées dans différentes sortes de pierres, dont plusieurs, j’en aurais mis ma main au feu, n’étaient que du verre coloré, provenant sans doute de bouteilles de whisky brisées. Elles étaient récentes, comme le montraient leurs bords acérés comme la lame d’un rasoir (les pièces authentiques, en silex ou en verre volcanique, sont toujours largement émoussées par leur séjour dans le sol) ; et d’après leurs formes fantaisistes — d’une largeur exagérée, à double ou triple barbelure — en même temps que leur aspect généralement grossier, il paraissait certain qu’elles avaient été fabriquées pour être exposées plutôt qu’utilisées.

« Des vestiges des abos, docteur », fit le clochard. « Mon fils et moi nous allons les chercher quand il n’y a personne pour louer nos services. Des souvenirs uniques et authentiques du pays de Frenchman’s Landing, où comme vous le savez les abos étaient plus évolués que partout ailleurs sur cette planète. C’était un lieu sacré pour mes ancêtres, comme Rome ou Boston peuvent l’être pour vous, et un paradis rempli de poissons et d’animaux de toutes sortes, dont je vous parlerai demain quand nous irons dans les prairies marécageuses. Si vous avez de la chance, le gosse vous fera même une démonstration sur la manière d’attraper du gibier ou du poisson comme les abos, sans même utiliser les outils délicats et maintenant précieux que vous pouvez m’acheter. »

Je lui répondis que je n’avais pas l’intention de lui acheter ce genre de choses, et il insista :

« Vous ne devriez vraiment pas laisser passer une telle occasion, docteur. Elles ont été achetées par le musée de Roncevaux, et des moulages ont été faits là-bas et envoyés sur la planète entière, et même à Sainte-Croix, ce qui fait qu’elles sont universellement connues et respectées, tout au moins dans les limites de ce système. Regardez celle-ci ! » Il me tendit la plus large des pointes, qui aurait sans doute été plus efficace comme massue que comme projectile : « Je pourrais vous monter une épingle derrière, pour qu’une dame puisse la porter en broche. Un beau bijou. »

J’avais vu les pointes à Roncevaux. Je répondis : « Non, merci. Mais je dois avouer que j’admire votre habileté — car il est évident que vous les avez faites vous-même. »

« Oh, non, non ! Regardez ! » Il me montra ses mains. « Nous autres les abos, nous sommes incapables de ce genre de travaux, docteur. Voyez mes mains. »

« Je croyais que vous aviez dit que c’étaient les abos qui les avaient fabriquées. »

Le jeune garçon, qui nous écoutait assis tranquillement, murmura comme pour lui-même : « Avec les dents. » C’étaient les premiers mots que je l’entendais prononcer à part son inintelligible litanie de mendiant de tout à l’heure.

« Mes mains sont pires encore que celles des autres », protesta son père. « Vous voulez rire de moi — moi qui suis à peine capable de lacer mes propres chaussures. Tout ce que je sais faire, docteur, c’est manier la perche de mon bateau. »

« Dans ce cas, c’est votre fils qui les fabrique », dis-je, mais je compris aussitôt que j’avais fait erreur. Le visage du jeune garçon prit une expression peinée si facile à faire apparaître chez les adolescents sensibles, et le vieux clochard croassa de joie :

« Lui ! Il est encore pire que moi, docteur, et bon à rien d’autre qu’à se battre avec les autres garçons, qui le gagnent toujours, ou à lire les livres de la bibliothèque. Il n’arrive même pas à se souvenir comment on ouvre un bocal. »

« Alors, j’avais raison la première fois : vous les faites vous-même. La taille du silex demande une certaine dextérité, mais pas du même ordre que pour jouer du violon. Une main tient le ciseau, une autre le marteau, et tout dépend de l’endroit où la pointe est placée et de la force avec laquelle on frappe. »

« À vous entendre, vous l’avez déjà fait, docteur. »

« J’en ai fait, et de meilleures que celles-là. »

D’une manière inattendue, le jeune garçon déclara : « Le Peuple libre n’utilisait pas ces choses. Ils fabriquaient des filets en nouant des lianes et des herbes, mais s’ils voulaient couper quelque chose, ils se servaient de leurs dents. »

« Il a raison, vous savez », dit le vieux clochard d’une voix différente. « Mais vous ne me trahirez pas, docteur ? »

Je lui répondis que si le musée de Roncevaux me demandait mon opinion, je la lui donnerais, mais que je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une supercherie assez importante pour que je perde mon temps à le dénoncer autrement.

« Il faut bien que nous ayons quelque chose, vous comprenez », me dit-il, et pour la première fois, je n’eus pas l’impression qu’il parlait pour me soutirer de l’argent. « Quelque chose que nous puissions vendre, qu’ils puissent tenir dans leurs mains. La vérité ne se vend pas — c’est ce que je disais à ma femme ; c’est ce que je dis toujours à mon fils. »

Quelques minutes plus tard, je pris congé d’eux, en convenant d’une heure pour le lendemain matin. Mon impression sur eux — bien qu’il ne fasse aucun doute que ce soient des imposteurs — est nettement plus favorable que je ne l’avais escompté. Le père n’est certainement pas, comme on me l’avait laissé entendre, un ivrogne. Aucun alcoolique ne resterait sobre, comme il l’était, avec une bouteille de rhum presque pleine en sa possession. Sans doute mendie-t-il dans les tavernes parce qu’il y trouve davantage d’argent, et boit-il tout ce qu’on lui offre. Le fils m’a semblé intelligent dès qu’il a cessé de feindre d’être retardé pour m’extorquer des sous, et il a une sorte de beauté pleine de sensibilité, avec ses yeux verts, son teint pâle et ses cheveux bruns.



22 mars. Ai rejoint les deux mendiants, le père et le fils, quelques minutes avant dix heures. Cette fois-ci, je n’ai pas oublié mon magnétophone, comme à ma première visite. (Le compte rendu de notre conversation tel que je l’ai rédigé hier a été fait de mémoire juste après mon retour, mais je ne le garantis pas autrement.) Je me suis également muni d’un fusil de chasse, acheté sur place pour le cas où nous rencontrerions du gibier intéressant dans les prairies marécageuses. C’est un calibre 20, et donc un peu insuffisant pour cet usage, mais c’est tout ce qu’on peut trouver à part quelques carabines à un coup dont la finition laisse à désirer et qui sont destinées à être vendues aux fermiers. C’est ma logeuse qui m’a recommandé d’emporter un fusil, en me promettant de me faire cuire tout ce que je rapporterais en échange de la moitié de la viande.

(Pour anticiper légèrement, je dois dire que j’ai eu de la chance car j’ai pu ramener trois spécimens de bonne taille d’un oiseau appelé poule des roseaux, que le clochard m’avait indiqué comme bon à manger. Il est un peu plus petit qu’une oie, et d’une magnifique couleur verte qui évoque le plumage d’un perroquet ou d’une perruche. Le clochard prétend que c’était un mets recherché par les Saint-Annois, et après mon dîner de ce soir, je le crois volontiers, tout en étant persuadé qu’il n’en sait pas beaucoup plus que moi à ce sujet.)

Toute trace de la cabane avait disparu lorsque j’arrivai, et l’endroit où elle s’était dressée n’était plus qu’un morceau de terrain vague comme le reste. Le jeune garçon était adossé, torse nu et pieds nus, contre le mur d’un bâtiment voisin, et m’annonça que son père s’occupait de notre embarcation. Il me prit des mains le panier de pique-nique que j’avais apporté (c’était ma logeuse qui l’avait préparé), et m’aurait porté également le fusil et le magnétophone si je l’avais laissé faire.

Il me conduisit à quelque distance de là le long de la rive jusqu’à un ponton flottant (qu’il appelait une plate-forme), où je vis son père, portant une chemise bleue et un vieux foulard rouge, qui nous attendait dans le bateau qui nous avait servi de toit la veille. Le vieux clochard me demanda aussitôt de lui payer la somme sur laquelle nous nous étions mis d’accord, mais accepta, après quelques palabres, de n’en recevoir que la moitié maintenant, et le reste lorsque notre excursion serait achevée. Je descendis (avec un certain nombre de précautions, je l’avoue) dans l’embarcation, le gosse sauta après moi et nous nous éloignâmes du ponton, le père et le fils maniant chacun un aviron.

Pendant cinq minutes ou plus, nous passâmes au milieu des bateaux qui se trouvaient dans le port, décrivant une courbe presque imperceptible à la surface du fleuve. Puis, entre les coques de deux énormes quatre-mâts, j’aperçus, comme si je regardais à travers la fente d’une falaise une vallée incroyablement verdoyante, les prairies marécageuses sauvages de Sainte-Anne qui avaient constitué, avant l’arrivée des premiers stellaris de la Terre (comme le vieux clochard l’avait bien dit), le paradis des Saint-Annois. Le père et le fils poussèrent plus ferme sur leurs avirons ; un matelot sur un des deux grands navires nous lança quelques jurons peu convaincants, et, passant au milieu des géants, nous gagnâmes les eaux libres du Tempus, gonflées par la marée encore en train de monter.

« Cinq kilomètres pour rejoindre l’Océan », commença d’expliquer le clochard, « et si le docteur est d’accord… »

Il fut interrompu, d’après son expression, par quelque chose qu’il avait vu derrière moi. Je me retournai tant bien que mal sur mon banc de poupe, pour regarder, mais je ne pus rien voir tout d’abord.

« À la vergue de perroquet du navire à gauche », me murmura le jeune garçon. C’est alors que j’aperçus dans le ciel un objet argenté qui ne semblait pas plus gros qu’une feuille morte emportée par le vent. Trois minutes plus tard, elle était au-dessus de nos têtes. C’était un vaisseau militaire au profil de squale, d’environ deux mille mètres de long. Il n’était pas vraiment argenté, mais de la couleur d’une lame de couteau, et on distinguait nettement sur son flanc des alignements de petits points qui pouvaient être soit des hublots d’observation, soit des sabords à lasers, soit les deux. Le clochard me dit : « Restez immobile » ; puis il murmura quelque chose en français à son fils, dont je ne saisis que le début et la fin : « Fais attention… Français ! » Le gosse répondit quelque chose qui m’échappa, et secoua la tête.


Nous commençâmes par faire un tour sur l’Océan, dont le vieux clochard déclara qu’il était lui-même un objet sacré dans la religion des Saint-Annois, en nous engageant dans l’une des ramifications sinueuses du Tempus. Notre petit bateau se comportait bien mieux que je ne l’avais espéré dans la houle, et nous nous échouâmes à un kilomètre ou deux au nord de l’embouchure la plus septentrionale, sur une petite plage de sable fin. « Voilà », nous dit le vieux clochard, « l’endroit historique ». Il me montra une petite borne de pierre avec une inscription en français attestant que c’était à cet emplacement que les premiers humains avaient débarqué après avoir plongé dans l’océan à vingt-cinq kilomètres au large. Je crois que sur cette petite plage je fus réellement conscient plus que je ne l’avais jamais été de me trouver sur un monde différent du mien. Le sable fin était jonché un peu partout de coquillages si particuliers que même si j’en avais découvert un sur une plage de la Terre, je crois que je l’aurais identifié sans hésiter comme n’ayant jamais été roulé sur le rivage par aucun océan terrien.

« C’est ici », poursuivit le vieux clochard, « que les premiers Français ont débarqué. Vous dites, docteur, que beaucoup ne croient pas que les abos aient jamais existé, mais laissez-moi vous affirmer que quand les bateaux sont arrivés sur la rive, ils ont trouvé un homme… »

« Appartenant au peuple des prairies marécageuses », ajouta son fils.

« Ils l’ont trouvé flottant le visage dans l’Océan. Il avait été battu à mort avec des fouets de petits coquillages attachés ensemble — c’était leur coutume, quelquefois, de faire un sacrifice humain. Ils l’ont trouvé ici, et mon puissant ancêtre, que l’on appelle quelquefois le Vent de l’est, est venu conclure la paix avec eux. Vous ne le saviez pas, et le livre de bord de ce premier navire a été détruit dans l’incendie de Saint-Dizier, mais j’ai parlé à un homme, un vieillard, qui a bien connu il y a soixante ans l’un de ceux qui étaient dans leurs petits bateaux gonflés d’air, et qui me l’a dit. »

Nous pénétrâmes à l’intérieur des marécages, et nous visitâmes la grande fosse appelée aujourd’hui le Sablier, où le vieux clochard me raconta que les Saint-Annois gardaient parfois leurs prisonniers. Le gosse se laissa glisser au fond pour me montrer qu’un homme ne pouvait s’en échapper sans aide, mais je crus qu’il exagérait la difficulté et m’y laissai glisser à mon tour, de sorte que son père dut nous hisser tous les deux avec la corde qu’il avait apportée du bateau à cette intention. Les parois ne sont pas tellement abruptes, mais le sable est si fin qu’il n’offre aucune prise à un homme tout seul.

Après avoir vu le Sablier, nous sommes retournés au bateau et, reprenant le fleuve par une embouchure différente, nous nous sommes enfoncés dans les prairies marécageuses à proprement parler. Mes deux guides plongeaient leurs perches dans des trous de marée, au milieu des touffes de roseaux oscillant sous la brise. C’est là que je tuai mes trois poules des roseaux. Le jeune garçon alla me les chercher à la nage — j’allais écrire « aussi bien qu’un bon retriever », mais le fait est qu’il nageait encore mieux, pratiquement comme un phoque. De sorte que je crus presque son père quand il me dit qu’il attrapait parfois des oiseaux non blessés en nageant sous l’eau et en les saisissant par les pattes. Le gosse déclara qu’il y avait de l’excellent poisson par ici quand la mer était basse, et son père ajouta : « Mais on ne peut rien en tirer en ville, docteur ; ils sont trop nombreux à pêcher là-bas. » Et le gosse lui répliqua : « Pas bons à vendre, mais bons à manger. »

Le temple (ou lieu d’observation) saint-annois a été saccagé par les déboisements des colons, et tous les arbres ont été abattus à l’exception de quelques troncs à moitié pourris. Mais à partir des souches, il est assez aisé de reconstituer l’aspect qu’offrait l’ensemble avant la découverte. J’en ai recensé quatre cent deux (exactement le nombre de jours dans l’année saint-annoise), espacés approximativement de trente-cinq mètres l’un de l’autre, de manière à former un cercle de cinq kilomètres de diamètre environ. Les souches indiquent que la plupart des troncs avaient plus de quatre mètres d’épaisseur, ce qui fait qu’à l’époque où ils ont été détruits leur feuillage devait certainement se toucher. Vus de loin, ils devaient donner l’impression d’un mur ininterrompu, à l’exception de la partie située juste devant l’observateur. L’intérieur du cercle devait être entièrement vide de toute plante ou de tout objet. Je suis prêt à conjecturer que les Saint-Annois utilisaient ces arbres pour tenir le compte des jours, peut-être en déplaçant quelque repère d’un arbre à l’autre et en l’accrochant aux branches, mais il est douteux qu’une forme plus élaborée d’astronomie ait été pratiquée ici. (Prétendre, cependant, comme le font certains auteurs de la Terre, que le « temple » saint-annois est d’origine naturelle, est une théorie absurde. Il a certainement été conçu par des êtres intelligents, et doit être antérieur d’une centaine d’années à l’arrivée du premier vaisseau français. En comptant les cercles de quatre souches, je suis arrivé à une moyenne d’âge de cent vingt-sept années saint-annoises.)

J’ai fait un croquis indiquant l’emplacement des souches et le diamètre approximatif de chacune. Elles pourrissent rapidement à présent, et dans une décennie ou deux, il sera impossible de retrouver leur position.

Bien que la marée déclinât lorsque j’eus achevé mon croquis, nous remontâmes le fleuve sur quelques kilomètres et nous nous arrêtâmes pour examiner un affleurement rocheux — un des rares que l’on puisse trouver dans les prairies marécageuses — qui, prétendit le vieux clochard, avait eu à l’origine la forme d’un homme assis. Il y a, m’expliqua-t-il, une superstition répandue encore de nos jours chez les habitants de Frenchman’s Landing et de La Fange, selon laquelle les actes indécents ou pervers commis pendant qu’on est assis ou couché sur les genoux de cette statue naturelle sont invisibles à Dieu. Cette croyance est censée être d’origine saint-annoise, bien que le jeune garçon ne soit pas du tout de cet avis. Aujourd’hui, la pierre est presque complètement lisse.

Tandis que nous voguions de nouveau vers la ville, je méditai sur les rumeurs qui couraient à propos de cette fameuse caverne sacrée à cent cinquante ou deux cents kilomètres en amont du fleuve. L’un des grands échecs de la science ici — jusqu’à présent tout au moins — est que, malgré l’existence indéniable dans le passé, et peut-être dans le présent, d’une race saint-annoise autochtone, on n’ait jamais pu retrouver ni décrire un seul crâne positivement identifiable. Pour quelqu’un comme moi, nourri de récits du Peuple de Windmill Hill, des abris sous roche des Eyzies-de-Tayac, des grottes du Périgord et des peintures murales d’Altamira ou de Lascaux, l’idée d’une caverne sacrée saint-annoise exerce un irrésistible attrait. Un terrain comme celui des prairies marécageuses a toutes les chances — sauf dans un cas sur dix mille, peut-être — de détruire complètement le squelette de toutes les créatures qui y meurent. Mais une caverne, au contraire, sauf dans un cas sur dix mille également, a toutes les chances de le préserver. Pourquoi les Saint-Annois n’auraient-ils pas utilisé les profondeurs d’une telle caverne comme lieu de sépulture sacré, à l’instar de nombreux peuples primitifs de la Terre ? Il est même possible qu’elle recèle des peintures, bien que les Saint-Annois ne semblent pas avoir atteint le stade de la fabrication des outils. Tout en écrivant ces lignes, je m’aperçois que je conçois le projet d’aller à la recherche de cette caverne, dont on dit qu’elle s’ouvre dans les parois rocheuses qui se dressent au bord du Tempus. Nous aurons besoin d’une embarcation (ou peut-être plusieurs), assez légère pour pouvoir être portée pour franchir d’éventuels rapides, et équipée d’un moteur possédant assez de puissance pour remonter aisément le courant. Il faudrait que nous soyons suffisamment nombreux pour que l’un d’entre nous reste avec le bateau (ou les bateaux) tandis que trois autres au moins (pour des questions de sécurité) pénètrent dans la caverne. L’un de nous à part moi devra posséder une certaine éducation afin d’être en mesure de comprendre et d’apprécier l’importance de ce que nous pourrions découvrir ; et un autre, si possible, devra avoir une connaissance assez poussée des régions montagneuses que nous traverserons. Où je pourrai trouver ces hommes, je l’ignore. De même que j’ignore avec quoi je pourrai les payer si je les trouve. Mais j’aurai désormais cette éventualité à l’esprit quand je conduirai de nouveaux entretiens.

J’oubliais presque de mentionner une conversation que j’ai eue avec le clochard et son fils tandis qu’ils me ramenaient à Frenchman’s Landing. Compte tenu des prétentions (évidemment fausses) du personnage quant à ses origines saint-annoises, toute information provenant de lui doit être considérée comme douteuse, mais j’ai trouvé qu’elle présentait un intérêt et je ne suis pas mécontent de l’avoir enregistrée.



R. T. : « Puisque vous parlez tellement des abos, docteur, j’espère que vous n’oublierez pas de dire à vos amis qui veulent venir visiter ces lieux que nous vous avons donné toute satisfaction en vous les montrant. »

Moi : « Je n’y manquerai pas. Est-ce que cela représente une source de revenus importante pour vous ? »

R. T. : « Pas autant que nous voudrions, pour sûr. Entre nous, docteur, il fut un temps où cela rapportait beaucoup plus qu’à présent. Il y avait davantage d’arbres debout, et notre demeure était plus présentable. Nous n’avons pas toujours — ma famille, vous comprenez — vécu comme vous l’avez vu hier. Nous ne restons plus en hiver, quand la neige à loups souffle des montagnes. Nous ne le pourrions plus. »

V. R. T. : « Quand ma mère était ici, nous avions une vraie maison, parfois. »

Moi : « Votre femme est décédée, Trenchard ? »

V. R. T. : « Elle n’est pas morte. »

R. T. : « Qu’est-ce que tu en sais, imbécile ? Tu ne l’as pas vue. »

V. R. T. : « Ma mère et moi nous allions, quand j’étais petit, passer l’été dans les collines, monsieur. Là, nous vivions comme le Peuple libre, et nous ne revenions que quand il commençait à faire trop froid pour moi. Ma mère disait que chez le Peuple libre beaucoup d’enfants mouraient chaque hiver, et elle ne voulait pas me voir mourir, aussi nous rentrions. »

R. T. : « C’était une bonne à rien, vous comprenez, docteur. Ha ! Elle ne savait même pas faire la cuisine. C’était une… » (Il crache par-dessus bord.)


Le jeune garçon devint cramoisi, et pendant quelques minutes le silence s’établit. Puis je lui demandai si c’était pendant qu’il vivait dans les collines qu’il avait appris à nager si bien.


V. R. T. : « Oui, derrière l’au-delà. Je nageais dans la rivière, avec ma mère. »

R. T. : « Nous les abos nous savons parfaitement nager, docteur ; maintenant, je suis trop vieux pour ça. »


J’éclatai de rire et je lui répondis qu’il était peut-être un abo, mais qu’il me faudrait en trouver un autre avant que mes recherches soient terminées. Depuis que nous avions eu cette conversation sur les pointes de projectiles, il savait que je n’étais pas dupe, aussi il se contenta de sourire (révélant une mâchoire où manquaient plusieurs dents) et déclara que dans ce cas, elles étaient à moitié terminées puisque son fils avait cinquante pour cent de sang abo.

V. R. T. : « Vous ne voulez rien croire, docteur, mais c’est la vérité. Et ce qu’il dit de ma mère, qui était sa femme, n’est pas vrai. C’était une actrice, une magnifique actrice. »

Moi : « Est-ce que c’est elle qui t’a appris à faire comme les Saint-Annois, et à mendier de l’argent aux gens ? Je dois avouer que quand je t’ai vu pour la première fois, j’ai cru que tu étais mentalement retardé. »

R. T. : (Il rit.) « Parfois j’en ai nettement l’impression. »

V. R. T. : « Elle m’a appris beaucoup de choses. Oui, et à imiter ceux que vous appelez les abos. »

R. T. : « Je l’ai insultée, il y a un instant, docteur, vous comprenez, parce qu’elle m’a quitté, bien qu’en réalité ce soit moi qui l’ai chassée. Mais ce que vous dit mon fils est exact, c’était une merveilleuse actrice. Nous faisions du théâtre, elle et moi. Vous ne pourriez pas croire les choses qu’elle savait faire ! Elle allait parler à un homme, et il la prenait pour une jeune vierge, à peine sortie de l’école. Mais ensuite, s’il ne lui plaisait plus, elle se transformait en vieille — c’était tout dans la voix, vous comprenez, dans les muscles du visage, et la manière dont elle marchait et remuait les mains… »

V. R. T. : « Tout ! »

R. T. : « Quand je me suis marié avec elle, docteur, c’était une femme splendide. Et vous pouvez oublier ce que vous avez entendu dire ! Mon fils est légitime ; nous avons été mariés par le prêtre de l’église de Sainte-Madeleine. Elle était resplendissante, docteur. » (Il embrasse le bout de ses doigts, en lâchant l’aviron d’une main.) « Et ce n’était pas contrefait. Mais plus tard, quand elle dormait, elle ne pouvait plus cacher son vrai âge ; aucune femme ne le peut quand elle dort. Vous n’êtes pas marié, docteur ? Rappelez-vous bien ça. »

Moi : (Au gosse.) « Mais si elle t’a appris à te faire passer pour un Saint-Annois, c’est qu’elle a dû en voir. »

V. R. T. : « Oui, bien sûr. »

R. T. : « Vous comprenez bien qu’ils sont obligés de rester cachés, les abos. »

Moi : « Vous croyez donc sérieusement, Trenchard, qu’il existe encore des Saint-Annois vivants ? »

R. T. : « Pourquoi n’en existerait-il pas, docteur ? Derrière l’au-delà il y a toujours des terres, des milliers d’hectares, où personne ne va jamais. Et il y a du gibier à tuer, et du poisson, comme avant. Les abos ne peuvent plus venir aux endroits sacrés des prairies marécageuses, c’est vrai, mais il y en a d’autres. »

V. R. T. : « Le peuple des terres mouillées n’a jamais été le Peuple libre des montagnes. Ces lieux n’étaient pas sacrés pour le Peuple libre. »

R. T. : « Il a peut-être raison. Nous disons “les abos”, docteur, mais la vérité c’est qu’il y avait plusieurs peuples distincts. Vous nous demandez : “Où sont-ils ?”, mais serait-il sage de leur part de se montrer ? Jadis ce monde de Sainte-Anne tout entier leur appartenait. Mettez-vous à la place d’un fermier. Il se dit : “Et si c’étaient des hommes comme moi, après tout ? Ce Dupont, c’est un avocat habile. S’ils allaient l’engager, hein ? S’il allait parler au juge — le juge qui ne connaît pas le français et qui nous déteste — pour lui dire : Cet homme que vous appelez un abo ne possède rien, mais la ferme d’Augier appartenait à sa famille — vous pourriez demander à Augier de nous montrer son acte de vente ?” Qu’est-ce que vous croyez que fait un fermier quand il voit un abo sur ses terres, docteur ? Est-ce qu’il va le dire à tout le monde ? Ou est-ce qu’il sort son fusil ? »


Ainsi, ce serait l’explication. Les Saint-Annois, s’il en reste encore, se cachent parce qu’ils ont peur, sans doute à juste titre ; et beaucoup de gens qui en ont vu ou qui savent où ils sont ne sont pas désireux de le dire ou de l’avouer, même lorsqu’on les interroge.

Quant au fait qu’il y aurait « plusieurs peuples », cela me fait penser à cet homme qui disait que ce qu’il avait vu ressemblait parfois à une personne, et parfois à du vieux bois. La vérité est que les récits sur ce point sont très contradictoires. Même dans les entretiens que je possède, il est souvent difficile de croire que deux personnes parlent de la même chose, et les comptes-rendus des premiers explorateurs — ceux d’entre eux qui ont survécu — font montre de plus de contradictions encore. Il est certain qu’une grande part de mythe doit entrer dans beaucoup d’entre eux, mais il reste un nombre imposant de témoignages concordants sur l’existence d’une race autochtone si semblable aux humains qu’elle pourrait constituer, en fait, la descendance d’une vague plus reculée de colonisation. Si semblable, en fait, que le vieux Trenchard peut tromper les crédules en prétendant être saint-annois. Et sur une planète où l’on trouve des plantes, des oiseaux et des mammifères si proches des types terrestres, l’existence d’une force étonnamment ressemblante à l’homme n’a certainement rien pour surprendre — peut-être que la forme humaine est particulièrement adaptée à cette biosphère.


L’officier reposa une nouvelle fois le registre sur le bureau, et se frotta les yeux du talon de la main. Tandis qu’il s’étirait, l’esclave dit doucement du seuil :

« Maître… »

« Oui, qu’y a-t-il ? »

« Cassilla… Est-ce que le Maître désire toujours… » En voyant le regard que lui jetait l’officier, il partit en courant et revint quelques secondes plus tard avec une fille qu’il poussa dans la pièce. Elle était grande et élancée, et possédait une grâce particulière avec son cou mince et sa tête ronde. Elle portait une robe de travail en guingan aux couleurs passées, beaucoup trop petite pour elle, et l’officier savait qu’elle n’avait rien dessous. Elle paraissait fatiguée.

« Entre », dit-il. « Assieds-toi. Il y a du vin, si tu en veux. »

« Maître… »

« Oui, qu’est-ce qu’il y a ? »

« Il est très tard, Maître. Je dois me lever une heure avant la diane du soldat pour aider à préparer le déjeuner… »

L’officier ne l’écoutait pas. Il avait pris une des bobines de bande magnétique et la plaçait sur l’appareil. « Du travail », dit-il. « Nous l’écouterons tout en nous distrayant. Éteins la lampe, Cassilla. »


Q : Comprenez-vous pourquoi vous avez été amené ici ?

R : Dans cette prison ?

Q : Vous savez très bien ce que vous avez fait. À cet interrogatoire ?

R : Je ne sais même pas de quoi on m’accuse.

Q : Ne croyez pas que vous allez nous induire en erreur avec ce genre de choses. Qu’êtes-vous venu faire à Sainte-Croix ?

R : Je suis un anthropologue. Je voulais discuter de certaines découvertes que j’ai faites sur Sainte-Anne avec quelques-uns de mes collègues.

Q : Voudriez-vous me faire croire qu’il n’y a pas d’anthropologues sur Sainte-Anne ?

R : Pas de bons.

Q : Vous croyez que vous savez ce que nous voulons, n’est-ce pas ? Vous vous croyez habile. Selon vous, la situation politique en ce qui concerne la planète-sœur est telle que votre hostilité envers elle achètera votre liberté. Exact ?

R : Je suis dans cette prison depuis assez longtemps pour savoir que rien de ce que je pourrai dire n’achètera ma liberté.

Q : Croyez-vous ?

R : Qu’écrivez-vous ?

Q : Cela ne vous regarde pas. Si telle est votre conviction, pourquoi répondez-vous à mes questions ?

R : Je pourrais à mon tour vous demander pourquoi vous les posez, si vous n’avez jamais l’intention de me relâcher.

Q : Vous oubliez que je pourrais vous répondre : « Parce que vous avez peut-être des complices ! » Voulez-vous une cigarette ?

R : Je croyais que c’était fini.

Q : Je ne plaisante pas ; tenez, voici mon étui à cigarettes. Je vous le propose de bon cœur.

R : Merci.

Q : Et mon briquet. Je vous conseille de ne pas inhaler trop profondément — vous n’avez pas fumé depuis longtemps.

R : Merci, je ferai attention.

Q : Vous êtes toujours très prudent, n’est-ce pas ?

R : Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Q : J’avais cru comprendre que c’était une caractéristique de l’esprit scientifique.

R : Je suis prudent lorsque je recueille des données, oui.

Q : Mais vous avez tiré des conclusions hâtives concernant nos relations avec le gouvernement de Sainte-Anne.

R : Non.

Q : Vous êtes arrivé de Sainte-Anne il y a seulement un an environ, et vous pensez que la guerre est sur le point d’éclater.

R : Non.

Q : Pensez-vous aussi que leur victoire vous vaudra la liberté ?

R : Vous croyez que je suis un espion.

Q : Vous êtes un savant — tout au moins pour l’instant, c’est ce que nous supposerons. Cela vous fait-il plaisir ?

R : Je suis habitué à cette supposition.

Q : J’ai examiné vos papiers, et il y a des lettres qui suivent votre nom. Je vous appellerai :

« Un Comte polonais, un Chevalier Grand-Croix,

Rx. et Q.E.D. ;

Grand Maître de la Dague sanglante,

et G.U.E.U.X. »

Vous me paraissez bien jeune.

R : Ils ont pensé qu’il était inutile d’envoyer un vieillard de la Terre.

Q : Je vais proposer à votre jeune et élastique mais scientifique esprit une hypothèse de science politique : qu’un assassin ferait un excellent espion, et un espion aurait de nombreuses occasions d’assassiner. Trouvez-vous des contradictions à cela ?

R : Je suis un anthropologue, pas un expert en politique.

Q : C’est ce que vous ne vous lassez pas de nous répéter. Mais un anthropologue s’intéresse aux mœurs des sociétés moins complexes. L’espionnage n’existe-t-il pas chez elles ?

R : La plupart des peuples primitifs font la guerre pour montrer leur courage. C’est pourquoi, ils perdent toujours.

Q : Vous me faites perdre mon temps.

R : Puis-je avoir une autre cigarette ?

Q : Déjà fini ? Certainement. Et mon briquet.

R : Merci.

Q : Qui aviez-vous l’intention d’assassiner ici ? Pas l’homme que vous avez tué : cela ressemble trop à une improvisation nécessitée par les circonstances. Quelqu’un que vous ne pouviez pas approcher, quelqu’un de bien gardé.

R : Qui suis-je censé avoir assassiné ici ?

Q : Je vous ai déjà dit que je ne suis pas ici pour répondre à vos questions. Le faire serait impliquer que nous accordons un semblant de véracité à vos assertions d’innocence, et telle n’est pas notre intention. La vérité doit venir de nous, et non de vous. Notre gouvernement est le plus remarquable de toute l’histoire de l’humanité, parce que nous seuls avons accepté comme principe de travail ce que tous les sages ont enseigné et tous les gouvernements feint d’accepter, à savoir : la force de la vérité. Vous m’avez souvent demandé quel crime vous avez commis, et pourquoi nous vous retenons. C’est parce que nous savons que vous mentez. Comprenez-vous ce que je vous dis ?

R : Lors de mon arrestation, une certaine personne, nommée Mlle Étienne, a reçu un carton qui devait lui permettre de me rendre visite certains jours spécifiés. Vous dites que vous honorez vos promesses. Pourtant, elle n’a pas pu venir.

Q : Elle n’a pas demandé à le faire.

R : Vous le savez ?

Q : Oui ! Vous ne comprenez pas ? C’est notre secret, c’est la vérité. Vous me dites qu’on lui a donné le carton, qu’on donne toujours à quelqu’un de toute manière. Par conséquent, je sais que si vous ne l’avez pas vue ici, c’est parce qu’elle n’a pas demandé à venir. Vous comprenez bien que plus tard — quand nous avons compris l’ampleur de votre obstination et tout le sérieux de votre cas — nous l’avons peut-être avertie des conséquences désagréables que pourrait avoir sa visite ; mais si elle l’avait demandé, elle aurait été autorisée à vous voir.

Nous sommes le seul gouvernement aux paroles duquel tout le monde peut accorder une foi absolue, et pour cette raison nous jouissons d’un crédit infini, d’une obéissance infinie, d’un respect infini. Si nous disons à n’importe qui : « Fais ceci, et telle sera ta récompense », il ne fera aucun doute dans son esprit qu’il sera récompensé comme nous l’avons dit. Si nous disons que les villages qui ne respectent pas telle ordonnance seront entièrement rasés, cela ne fait aucun doute non plus. Nous parlons peu, mais chaque parole tombe comme un poids de fer… »


Cassilla demanda : « Que se passe-t-il ? »

« La bande s’est cassée », dit l’officier. « Ça ne fait rien. Je vais en mettre une autre — n’oublie pas ce que je t’ai demandé de faire. »

« Non, Maître. »


Q : Asseyez-vous. Êtes-vous le docteur Marsch ?

R : Oui.

Q : Je m’appelle Constant. Vous venez d’arriver de la planète mère en passant par Sainte-Anne ; est-ce exact ?

R : De Sainte-Anne, il y a un an et quelques mois.

Q : Précisément.

R : Puis-je vous demander pourquoi vous m’avez arrêté ?

Q : Le moment n’est pas encore venu de discuter de cela. Nous n’avons pu — jusqu’à présent — établir que votre nom, l’identité sous laquelle vous avez voyagé. Où êtes-vous né, docteur ?

R : À New York, sur la Terre.

Q : Pourriez-vous le prouver ?

R : Vous m’avez pris mes papiers.

Q : Vous voulez dire que vous ne pouvez pas le prouver.

R : Mes papiers en apportent la preuve. Et l’université d’ici se portera garante.

Q : Nous l’avons déjà contactée ; malheureusement, je ne suis pas autorisé à dévoiler le résultat d’autres enquêtes en cours. Tout ce que je puis vous dire, docteur, c’est que vous ne devriez pas attendre davantage d’aide de leur part que vous n’en avez déjà reçu. Nous les avons contactés, et vous vous trouvez ici. Depuis combien de temps avez-vous quitté la Terre ?

R : En temps newtonien ?

Q : Je vais reformuler ma question : Depuis combien de temps prétendez-vous être arrivé à Sainte-Anne ?

R : Environ cinq ans.

Q : En années de Sainte-Croix ?

R : En années de Sainte-Anne.

Q : Ce sont les mêmes pour des raisons pratiques. Dorénavant, dans nos discussions, nous utiliserons les années de Sainte-Croix. Veuillez me décrire vos activités après votre arrivée à Sainte-Anne.

R : Nous avons touché la mer à Roncevaux — c’est-à-dire au large, à cinquante kilomètres de Roncevaux. Nous avons été remorqués jusqu’au port de la manière habituelle, puis je suis passé à la douane.

Q : Continuez.

R : Après la douane, je fus interrogé par la police militaire. Simple formalité. Cela dura une dizaine de minutes, si je me souviens bien. Puis on me donna une carte de visiteur, et je pris une chambre dans un hôtel.

Q : Nommez cet hôtel.

R : Laissez-moi réfléchir… le Splendide.

Q : Poursuivez.

R : Je visitai ensuite l’université, puis le musée qui y est annexé. L’université n’a pas de section d’anthropologie. La section d’Histoire naturelle s’efforce de couvrir cette branche, mais dans l’ensemble fait un piètre travail. Les collections d’anthropologie du musée — dont ils sont si fiers — ne sont qu’un assemblage hétéroclite de renseignements douteux, de supercheries et de produits de l’imagination. Je leur demandai leur concours, naturellement, et je me montrai aussi poli que je pouvais honnêtement l’être. Puis-je vous demander pourquoi cet homme vient de sortir ?

Q : Parce que c’est un idiot. Vous avez ensuite quitté Roncevaux ?

R : Oui.

Q : Par quel moyen ?

R : En train. Je suis allé jusqu’à Frenchman’s Landing, cinq cents kilomètres au nord-ouest de Roncevaux sur la côte. J’aurais pu y aller par bateau tout aussi aisément — plus, sans doute — mais je voulais profiter du paysage, et je suis un peu malade en bateau. J’ai choisi Frenchman’s Landing pour commencer mon travail parce que le peu qu’on sait sur le peuple aborigène de Sainte-Anne indique que c’est dans les prairies marécageuses qu’ils étaient le plus nombreux.

Q : On dit que la ville est entourée de marécages.

R : Si on peut appeler ça une ville. Le terrain s’élève un peu vers le sud à une vingtaine de kilomètres, et on y pratique l’agriculture. Mais Frenchman’s Landing existe seulement parce qu’il y a le port pour les fermiers et les éleveurs.

Q : Vous êtes resté longtemps dans cette région ?

R : Dans la zone agricole ? Non. J’ai remonté la rivière. Le terrain est également plus haut de ce côté-là, mais il n’y a pas beaucoup de colons.

Q : On s’attendrait au contraire ; ils pourraient envoyer leurs produits à la ville en se servant de la rivière.

R : La rivière n’est pas assez profonde dans les prairies marécageuses. Il y a des bancs de sable. Le lit est dragué de la mer à Frenchman’s Landing, mais cela ne va pas plus loin. De plus, dès que l’on pénètre dans le pays des collines, il y a de dangereux rapides.

Q : Vous savez observer la géographie, docteur ; c’est ce que je voulais vérifier par ces questions. Vous pourriez sans doute me dire également beaucoup de choses sur Port-Mimizon.

R : Les moyens de subsistance d’une population sont quelque chose de fondamental en anthropologie. Une société de pêcheurs, pour prendre un exemple, sera différente d’une société de chasseurs, et toutes les deux seront différentes d’une société d’agriculteurs. C’est une seconde nature que de remarquer ces choses-là.

Q : Une seconde nature fort utile, j’imagine. Un général intelligent pourrait vous envoyer en avant de son armée. Dites-moi…

Q : Voilà ce que j’ai trouvé.

Q : Ah ! Savez-vous ce que mon collègue vient de m’apporter, docteur ?

R : Comment le saurais-je ?

Q : C’est une fiche sur l’hôtel Splendide. Il voudrait que je vous pose quelques questions sur cet hôtel, sans se rendre compte que pratiquement n’importe quelle faille de mémoire peut être excusée par cinq ans d’éloignement, et qu’un espion aurait pu tout aussi aisément y loger qu’un savant. Mais nous allons tout de même essayer pour lui faire plaisir. Vous souvenez-vous, par exemple, du nom de votre groom ?

R : Non. Mais il y a une chose dont je me souviens à son propos.

Q : Ah ?

R : Je me souviens que c’était un homme libre. Presque tous les domestiques que j’ai vus ici sont des esclaves.

Q : Hum. Vous n’êtes pas seulement un espion, mais un espion aux motivations idéologiques. N’est-ce pas, docteur ?

R : Je ne suis pas un espion. Et je viens de la Terre ; si je suis motivé par une idéologie, c’est celle de la Terre.

Q : Docteur, on appelle Sainte-Croix et Sainte-Anne des planètes jumelles ; cette expression ne fait pas seulement allusion à leur rotation autour d’un centre commun. Nos deux mondes sont restés inconnus alors que des planètes bien plus distantes de la Terre avaient été colonisées depuis plusieurs décennies. Tous les deux ont été découverts et peuplés à l’origine par les Français.

R : Qui ont perdu la guerre.

Q : Précisément. Mais maintenant, nous en avons fini avec les points communs ; nous commençons à nous occuper des différences. Savez-vous, docteur, la raison pour laquelle nous possédons des esclaves sur Sainte-Croix alors qu’ils n’en ont pas sur Sainte-Anne ?

R : Non.

Q : Quand la guerre fut terminée, le commandant militaire d’ici prit — pour notre plus grand bien — une décision lourde de conséquences. Peut-être devrais-je dire qu’il en prit deux. Tout d’abord, il décréta que tous les Français et toutes les Françaises seraient soumis au travail forcé pour reconstruire les installations détruites par la guerre. Mais il permit à ceux qui le pouvaient de payer pour être exemptés… et il fixa un taux suffisamment bas pour que la plupart puissent payer.

R : C’était généreux de sa part.

Q : Pas du tout ; le prix était calculé pour produire le plus de revenus possible. Après tout, un banquier et sa femme sont capables d’empiler des sacs de ciment — et ils le feront, sous la menace du fouet — mais que vaut leur travail ? Pas grand-chose. Et d’autre part, il ordonna que la continuité soit respectée dans toute l’administration civile à l’exception du gouvernement planétaire central. Cela signifiait que de nombreuses provinces, villes et villages allaient garder leurs gouverneurs, maires et conseils pendant des années après la fin de la guerre.

R : Je sais. J’ai vu une pièce là-dessus l’été dernier.

Q : Dans le parc ? Oui, je l’ai vue aussi. Des enfants, bien sûr, mais ils étaient charmants. Et ce que montrait cette pièce, docteur, bien que cela vous ait probablement échappé, ainsi d’ailleurs qu’aux jeunes acteurs, c’est que même après avoir perdu la guerre, les meilleurs éléments français gardaient une certaine mesure de pouvoir. Ils n’ont jamais été complètement dépouillés de l’autorité, et maintenant, ils représentent de nouveau un élément important dans la vie de notre monde. En même temps qu’ils regagnaient le terrain perdu, il devint systématique d’augmenter le nombre de travailleurs non rémunérés provenant d’autres sources : criminels et orphelins principalement, de sorte que la caste des esclaves finit par perdre son caractère exclusivement français. Sur Sainte-Anne, toute personne de descendance française est l’ennemie convaincue du gouvernement, avec ce résultat que leur planète est devenue un camp armé contre lui-même, où une structure militaire colossale menace les citoyens de toutes les catégories. Ici, sur Sainte-Croix, la communauté n’est pas hostile au gouvernement — ses dirigeants en font partie.

R : Peut-être mon point de vue est-il influencé par le fait que ce même gouvernement me retient prisonnier.

Q : C’est un dilemme, n’est-ce pas ? Vous nous êtes hostile parce que vous êtes prisonnier ; mais si vous n’étiez plus hostile, si vous acceptiez de coopérer pleinement avec nous, vous ne seriez plus notre prisonnier.

R : Je coopère entièrement. J’ai répondu à toutes les questions que vous m’avez posées.

Q : Vous êtes disposé à avouer ? À nous nommer vos contacts ici ?

R : Je n’ai rien fait de mal.

Q : Je crois qu’il est nécessaire que nous discutions encore. Pardonnez-moi, docteur, mais j’ai perdu le fil. De quoi parlions-nous ?

R : Je crois que vous étiez en train de m’expliquer qu’il vaut mieux être esclave sur Sainte-Croix que libre sur Sainte-Anne.

Q : Oh, non, docteur. Je ne vous dirais jamais une chose pareille — ce n’est pas vrai. Non, je pense que je vous expliquais simplement que sur Sainte-Croix, il y a des hommes libres — en fait, la plupart des hommes y sont libres. Tandis que sur Sainte-Anne, et d’ailleurs sur la Terre aussi, la plupart sont des esclaves. Ils ne sont pas appelés ainsi, mais c’est peut-être parce que leur condition est encore pire. Un esclave représente pour son propriétaire une certaine somme d’argent, et il est obligé d’en prendre soin — s’il tombe malade par exemple. Tandis que sur Sainte-Anne et sur la Terre, s’il n’a pas assez d’argent pour payer ses soins, on le laisse guérir ou mourir tout seul.

R : Je crois que la plupart des nations de la Terre ont des institutions gouvernementales qui fournissent aux gens une assistance médicale.

Q : Vous n’en êtes pas certain, docteur ? Je croyais que vous veniez de la Terre.

R : Je n’y suis jamais tombé malade.

Q : Voilà qui explique tout, sans doute. Mais nous nous sommes un peu écartés de notre sujet. Vous êtes donc allé par chemin de fer à Frenchman’s Landing. Y avez-vous séjourné longtemps ?

R : Deux ou trois mois. J’y ai interrogé des gens sur les aborigènes — les Saint-Annois.

Q : Vous avez enregistré ces conversations ?

R : Oui. Malheureusement, j’ai perdu les bandes quand j’étais sur le terrain.

Q : Mais vous aviez transcrit les plus intéressantes dans votre journal.

R : Oui.

Q : Poursuivez.

R : Au cours de mon séjour à Frenchman’s Landing, j’ai visité les sites que l’on associe, à tort ou à raison, aux Saint-Annois. Puis, avec un homme que j’ai engagé pour m’aider, je me suis rendu sur le terrain, c’est-à-dire dans les collines qui sont au-dessus des prairies marécageuses et dans les montagnes où le Tempus prend sa source. J’ai découvert…

Q : Je ne pense pas que vos prétendues découvertes sur Sainte-Anne nous intéressent tellement, docteur. De toute manière, nous possédons le compte rendu détaillé des conférences que vous avez données à l’université. Combien de temps êtes-vous resté, comme vous dites, « sur le terrain » ?

R : Trois ans. Je l’ai indiqué dans mes conférences.

Q : Oui, mais je voulais vous l’entendre confirmer de vos propres lèvres. Vous dites que pendant trois ans vous avez vécu dans les montagnes du Tempus, hiver comme été ?

R : Non ; en hiver, nous descendions — je descendais, après la mort de mon assistant — dans les collines. C’est ce que le Peuple libre faisait aussi la plupart du temps.

Q : Mais vous êtes resté isolé de la civilisation pendant trois ans ? Je trouve cela difficile à croire. Et quand vous êtes retourné, vous n’avez pas regagné Frenchman’s Landing, d’où vous étiez parti, mais vous avez fait votre apparition — je crois que c’est le mot qui s’impose — à Laon, beaucoup plus au sud sur la côte.

R : En prenant plus au sud, je traversais un pays que je ne connaissais pas. Si j’étais retourné à Frenchman’s Landing, j’aurais vu les mêmes choses qu’à l’aller.

Q : Essayons de nous concentrer sur l’époque située entre votre apparition à Laon et le moment présent ; mais je me permettrai une dernière digression pour vous faire remarquer que si vous étiez revenu à Frenchman’s Landing, vous auriez pu faire part en personne de la mort de votre assistant à sa famille, au lieu de vous contenter d’envoyer un radiogramme.

R : C’est exact, mais j’aimerais bien savoir comment vous l’avez appris.

Q : Nous avons… dirai-je un correspondant ? à Laon. Mais vous ne faites pas de commentaire sur ma digression.

R : La famille de mon assistant, pour laquelle vous éprouvez cette tendre sollicitude, consistait en tout et pour tout en son père, un vieux clochard ivrogne. Sa mère s’en était débarrassée en le quittant il y a des années.

Q : Inutile de vous mettre en colère, docteur. Personne n’aime se faire le messager de mauvaises nouvelles. À part l’envoi du radiogramme, qu’avez-vous fait à Laon ?

R : J’ai vendu l’unique mule de bât qui avait survécu, et la partie de mon équipement qui était encore en état. J’ai acheté de nouveaux vêtements.

Q : Et vous êtes parti pour Roncevaux, cette fois-ci en bateau ?

R : Exactement.

Q : Et là-bas ?

R : J’ai fait plusieurs conférences à l’université, et j’ai tenté d’intéresser la faculté au résultat de mes trois années de travail. Puisque vous allez me le demander, je vous dirai tout de suite que j’eus très peu de succès. À Roncevaux, on est convaincu que le Peuple libre a disparu, et donc on ne s’intéresse pas à préserver ceux qui restent, et encore moins à leur accorder un minimum de droits humains. Je n’ai pas été aidé non plus par le fait qu’ils considèrent qu’il s’agit d’une culture paléolithique, ce qui est tout à fait incorrect : la culture aborigène était — et est toujours — dendritique, c’est-à-dire au stade précédant le paléolithique. On pourrait presque dire prépaléolithique.

Je me suis mis également à fumer, j’ai pris huit kilos — surtout de la graisse — et je me suis fait tailler la barbe par la seule personne que j’ai trouvée qui savait le faire correctement.

Q : Combien de temps êtes-vous resté à Roncevaux ?

R : Environ un an ; un peu moins.

Q : Ensuite vous êtes venu ici.

R : Oui. À Roncevaux, j’avais eu la possibilité de me remettre un peu au courant de ce qui est publié dans ma profession. J’avais hâte de parler à quelqu’un qui s’intéressât à des puzzles anthropologiques. Là-bas, c’était sans espoir, aussi j’ai pris le stellaris. Nous avons touché la mer au large des Doigts.

Q : Et vous êtes resté depuis à Port-Mimizon. Je suis étonné que vous ne vous soyez pas rendu à la capitale.

R : J’ai découvert ici un grand nombre de choses intéressantes.

Q : En partie au numéro 666 de la rue Saltimbanque ?

R : En partie, oui. Comme vous aimez bien me le faire remarquer, je suis jeune, et un savant a les mêmes désirs que les autres hommes.

Q : Vous avez trouvé le patron de l’établissement remarquable ?

R : C’est un homme inhabituel, oui. La plupart des hommes de médecine semblent utiliser leur art principalement à prolonger la vie d’horribles bonnes femmes, mais il a trouvé mieux à faire.

Q : Je suis au courant de ses activités.

R : Alors, peut-être savez-vous aussi que sa sœur est anthropologue à ses heures de loisir. C’est ce qui m’a amené dans cette maison à l’origine.

Q : Vraiment.

R : Oui, vraiment. Pourquoi donc me posez-vous des questions, si vous ne croyez rien de ce que je vous dis ?

Q : Parce que l’expérience m’a appris que vous devez nécessairement laisser échapper de temps en temps quelque fragment de vérité. Tenez, reconnaissez-vous ceci ?

R : On dirait un de mes livres.

Q : C’est un de vos livres. Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne. Vous l’aviez avec vous, même quand vous avez quitté Sainte-Anne pour venir ici, bien que les tarifs pour les excédents de bagages au-dessus de cinq kilos soient relativement élevés.

R : Ils le sont bien plus pour venir de la Terre.

Q : Je doute que vous ayez appris cela par l’expérience. Je suggère pour ma part que la raison pour laquelle vous avez apporté ce livre avec vous n’a rien à voir avec le texte ou les illustrations. Je suggère que vous l’avez apporté pour les chiffres qui sont écrits sur la page de garde.

R : Je suppose que vous allez me dire que vous avez réussi à déchiffrer le code.

Q : Gardez vos plaisanteries. Oui, nous avons déchiffré le code, dans un sens. Ces chiffres décrivent la trajectoire d’une balle de fusil — le nombre de centimètres au-dessus ou au-dessous du point de visée où la balle frappera quand la hausse est réglée pour une distance de trois cents mètres. Le tableau couvre des distances de cinquante à six cents mètres — une portée impressionnante. Voulez-vous que nous fassions un essai ? Regardez : à six cents mètres, votre balle frapperait à vingt centimètres au-dessous de l’endroit que vous visez. Cela paraît beaucoup, mais il suffit de posséder cette table, et vous êtes sûr quand même de loger une balle dans la tête de votre homme à six cents mètres.

R : J’en serais sûr si j’étais un tireur d’élite, mais je n’en suis pas un.

Q : Nos experts en balistique sont même capables de déterminer, rien qu’en étudiant ce tableau, pour quelle sorte de fusil il a été prévu. Vous aviez l’intention d’utiliser une arme de calibre 35, à haute vélocité, d’un type communément employé ici pour la chasse au sanglier. Il n’est pas difficile de se procurer un permis pour ce genre de fusil, si vous faites valoir votre intérêt pour la chasse.

R : J’avais une arme de ce type sur Sainte-Anne. Je l’ai perdue dans un tourbillon du Tempus.

Q : Comme c’est regrettable — mais de toute façon, vous aviez l’intention de venir ici, et il vous aurait été impossible de l’expédier. N’importe comment, vous aviez la possibilité de le remplacer après votre arrivée.

R : Je n’ai pas déposé de demande pour un permis.

Q : Nous vous avons appréhendé trop vite. Espérez-vous tirer parti de notre propre efficacité contre nous ? Vous avez fait allusion à votre journal, et à votre prétendue profession d’anthropologue.

R : Oui.

Q : J’ai lu ce qui est écrit dans votre journal.

R : Vous devez lire rapidement.

Q : Oui. Il s’agit d’un tissu d’inventions. Vous citez un tailleur nommé Culot. Croyez-vous que nous ne savons pas ce que signifie culotte en français ? C’est une obsession chez vous que les médecins ne servent qu’à maintenir en vie les vieilles femmes laides. Vous y avez fait allusion il y a seulement un instant. Et dans votre journal, vous nous parlez d’un Dr Hagsmith{Hag : en anglais, femme vieille et repoussante. N.d.T.}. Vous avez fait votre apparition il y a deux ans à Laon, où notre agent vous a vu. Vous aviez une grosse barbe, comme maintenant, qui pouvait servir à dissimuler votre identité aux yeux des personnes de votre connaissance que vous rencontreriez éventuellement. Vous avez déclaré que vous aviez vécu dans les montagnes pendant trois ans, et pourtant une partie de l’équipement que vous avez vendu était étrangement neuf, en particulier une paire de bottes qui n’avaient jamais été portées. Pas une seule fois en trois ans.

Et vous êtes là à me raconter des mensonges sur la Terre, où il est clair que vous n’avez jamais mis les pieds, et à faire comme si vous ne compreniez pas que la seule manière pour un homme d’être vraiment libre est de posséder des esclaves. Tout cela, votre captivité, vos dissimulations, les interrogatoires, est nouveau pour vous, mais ne l’est pas pour moi. Savez-vous ce qui va se passer ? On va vous ramener à votre cellule, et plus tard vous serez de nouveau conduit ici, et je vous parlerai comme je vous parle en ce moment. Quand j’en aurai terminé avec ça, je rentrerai chez moi dîner avec ma femme et mes enfants, et vous serez seul dans votre cellule. Ainsi, les mois passeront, et les années. Avec ma famille, nous irons aux îles en juin prochain, mais quand nous reviendrons, vous serez encore là, plus pâle et sale et maigre que jamais. Et le moment venu, quand la meilleure partie de votre vie se sera écoulée et que votre santé aura été gâchée, nous aurons enfin la vérité, et plus de mensonges.

Emmenez-le. Amenez le suivant.


Il n’y avait rien d’autre sur la bande. Elle continua à se dévider en silence, tandis que l’officier se lavait. Il se lavait toujours après avoir eu une femme, pas seulement les parties génitales, mais sous les bras, et le long des jambes. Il se servait d’un savon parfumé qu’il réservait spécialement à cet usage, mais dans la même cuvette émaillée qui contiendrait l’eau de son rasage du matin. Ces ablutions n’étaient pas seulement une précaution prophylactique, mais aussi un rite sensuel. La salive de Cassilla avait dégouliné sur son corps, et il ressentait du plaisir à l’enlever maintenant.


Ils m’ont apporté du papier, toute une pile de feuillets à bon marché, et un paquet de bougies. La première fois qu’ils m’ont donné de quoi écrire, j’étais certain qu’ils allaient lire tout ce que je mettrais sur le papier aussi j’étais extrêmement prudent et je n’écrivais que ce que je jugeais susceptible d’améliorer mon sort. Maintenant, je ne sais plus. J’ai fait quelques tests, lancé des sondes. Mais jamais il n’y a été fait allusion dans mes interrogatoires. Mon écriture est exécrable, je le sais, et j’écris tellement. Il est possible que personne n’ait le courage de tout déchiffrer.

Pourquoi ai-je une si mauvaise écriture ? Mes institutrices, ces horribles vieilles bonnes femmes avec leur esprit retors, possédaient une explication immédiate : je tenais (et je tiens toujours) mon stylo de manière incorrecte. Mais c’est là, naturellement, une explication qui n’explique rien. Pourquoi est-ce que je tiens mon stylo de manière incorrecte ? Je me souviens très bien du premier jour où on nous a appris à écrire à l’école. La maîtresse nous montrait d’abord comment tenir le porte-plume, puis elle allait de table en table pour placer correctement nos doigts. Lorsque je mettais les miens comme elle me montrait, j’étais incapable de tracer autre chose — en balayant toute la page de mon coude — que des lignes tremblantes et faibles. J’étais régulièrement battu à cause de ça, naturellement. Quand je rentrais à la maison, ma mère emportait mon pantalon à la rivière ; elle marchait en remontant le courant pendant des heures pour s’éloigner des égouts, et elle nettoyait le sang tandis que je restais, honteux et apeuré, avec une vieille couverture ou un morceau de voile déchirée autour de moi. Finalement, à force d’expérimenter, j’appris à tenir mon porte-plume comme je tiens ce stylo, coincé entre l’index et le médius, le pouce libre de faire ce qui lui plaisait. Je n’étais plus celui qui ne savait pas écrire, mais seulement celui dont l’écriture était la plus exécrable. Et comme il y a nécessairement un garçon dans ce cas (ce n’est jamais une fille) dans chaque classe, on ne me battait plus.

La réponse, par conséquent, à la question de savoir pourquoi je tiens mal mon stylo, est que je ne peux pas écrire si je le tiens bien. Je viens de refaire l’expérience, pour la première fois depuis des années, et je constate que c’est toujours vrai.

Connaissez-vous la Loi de Dolle ? D’après ses travaux sur la carapace des tortues de mer fossiles, le grand savant belge a formulé le Principe de l’Irréversibilité de l’Évolution : Un organe qui dégénère au cours de son évolution ne regagne jamais sa taille originale, et un organe qui disparaît ne reparaît jamais. Lorsqu’un individu ultérieur retourne à un mode de vie où l’organe vestigiel occupait une fonction importante, ce dernier ne retourne pas à l’état original, mais l’organisme produit un substitut.



J’ai réfléchi à la situation de ce cachot souterrain. Je suis souvent passé devant la citadelle, à pied ou en chaise à porteurs, et bien qu’elle soit vaste, elle ne l’est pas assez pour permettre l’existence d’un souterrain en ligne droite aussi long que celui que nous avons traversé. Techniquement, donc, ma cellule se trouve en dehors des murs. Mais où ? La citadelle s’élève juste en face de ce que l’on appelle le Vieux square. À sa droite, il y a un canal. Ça ne peut pas être là, car ma cellule, bien qu’elle soit glacée, n’a pas d’humidité. Derrière, il y a un groupe de boutiques et d’immeubles d’habitation. (Un jour j’y ai acheté un ustensile de cuivre, parce qu’il m’avait fasciné : un objet hérissé de pointes et de crocs et de cruelles mâchoires. Je suis encore incapable d’en deviner l’usage, à moins qu’il ne soit utilisé dans la pratique de la médecine vétérinaire. Je l’imagine fouillant le ventre béant d’un grand cheval de trait, écartant le foie, repoussant l’intestin grêle et plaquant la rate contre la colonne vertébrale pour charcuter un pancréas malade.) Il me paraît hautement improbable qu’ils aient construit des cellules au-dessous de tout cela, car il deviendrait trop facile pour les amis des détenus (je prends l’exemple d’un détenu pourvu d’amis) de travailler à sa libération.

Sur la gauche, cependant, se dresse un ensemble de bureaux gouvernementaux ; un tunnel les reliant à la citadelle n’est pas du tout une hypothèse improbable, et permettrait aux employés et aux bureaucrates qui y travaillent de se mettre à l’abri en cas d’émeutes populaires sans avoir à s’exposer à des attaques dans les rues. Une fois construit un tel tunnel, il paraîtrait certainement logique — si d’autres installations, ou des installations plus secrètes se révélaient nécessaires pour les prisonniers — de creuser des cellules dans ses parois. Il ne fait donc pratiquement aucun doute que je me trouve au-dessous de l’un de ces bâtiments gouvernementaux en briques. Peut-être le ministère des Archives.



Je me suis endormi en laissant ma bougie allumée et j’ai fait toutes sortes de rêves. Je devrais être plus prudent. Qu’ils m’aient donné des bougies et des allumettes cette fois-ci ne me garantit pas qu’elles seront remplacées quand le stock actuel sera épuisé. Inventaire : onze bougies, trente-deux allumettes, cent quatre feuilles de papier encore inutilisé, et ce stylo qui fabrique son encre à partir de l’humidité ambiante et avec lequel quelqu’un qui en aurait la patience pourrait noircir les murs de cette cellule. Heureusement, je n’ai jamais été particulièrement patient.

De quoi ai-je rêvé ? Des hurlements de bêtes sauvages, des cloches qui sonnent, des femmes (chaque fois que je me souviens de mes rêves, ce sont des rêves de femmes, ce qui je suppose me rend particulièrement privilégié), des bruits de pas mêlés, et ma propre exécution, qui dans mon rêve prend place dans une vaste cour déserte entourée de colonnades. Cinq des robots utilisés comme sentinelles dans les camps de travail sur les hauteurs de la ville, et que j’ai souvent vus accompagner des équipes de forçats au bord des routes, étaient mes bourreaux. Un ordre sec issu de lèvres invisibles — la lueur bleutée aveuglante des lasers — et je tombe, les cheveux et la barbe en flammes.

Mais mes rêves de femmes — d’une femme, en fait, toujours la même — m’ont rappelé une théorie que j’avais formulée quand je vivais dans les montagnes. Elle est si simple, si vraisemblable et évidente, que sur le moment, je croyais que tout le monde avait dû y penser. Mais j’en ai parlé à plusieurs reprises à différentes personnes de l’université de Roncevaux, et la plupart m’ont regardé comme si j’étais fou. Elle consiste simplement en ceci : Tout ce que nous considérons comme beau chez une femme n’est qu’un caractère de sa propre survie, et donc de celle des enfants que nous engendrerons en elle. En gros (ah, Darwin !) ceux qui ont suivi ces critères dans les embuscades qu’ils tendaient aux femelles (car nous ne les poursuivons pas vraiment, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas assez rapides. Nous bondissons sur elles du couvert après avoir endormi leurs soupçons) ont peuplé les mondes, et nous sommes leurs descendants ; tandis que ceux qui les ont dédaignées ont vu, au cours de la longue préhistoire de l’homme, leurs enfants déchiquetés par les loups et les ours.

De la même manière, nous recherchons les filles aux longues jambes, parce qu’une fille aux longues jambes échappe plus rapidement au danger, et les filles de grande taille, mais pas trop grandes. Les plus rapides se situent aux alentours de cent quatre-vingts centimètres, ou légèrement plus. Ainsi, les hommes s’attroupent autour d’une fille de la taille d’un homme normalement grand. (Et ses sœurs plus petites mettront des talons plus hauts et des semelles plus épaisses afin de lui ressembler.) Mais une fille trop grande sera gênée dans sa course, et celles qui mesurent, disons deux cent vingt centimètres, ne trouveront presque jamais un mari.

D’un autre côté, le pelvis de la femme devra être assez large pour laisser passer un enfant (mais pas trop large non plus, car elle sera également gênée dans sa course) et tout homme prend l’habitude sur le passage d’une fille d’évaluer sa largeur de bassin. Il faut qu’il y ait suffisamment de poitrine, ou nos enfants risquent d’avoir faim — c’est ce que nous dit encore notre instinct. Et bien qu’une fille maigre soit à même de courir vite, si elle est trop maigre, elle manquera de lait quand la nourriture manquera.

Et le visage. Il trouble les artistes depuis que la superstition en déclinant a permis la fabrication de portraits humains. Ils décident de ce qui doit être beau, puis ils épousent une femme aux dents crochues à l’intérieur d’une grande bouche. Quand nous regardons leurs portraits des grandes beautés de l’histoire, les idoles de la populace, les maîtresses des rois, les grandes courtisanes, que voyons-nous ? Que l’une a des yeux vairons, et l’autre un trop grand nez. La vérité est que les hommes attachent peu d’importance à ces choses. Il leur faut un sourire, et de la vivacité. (Verra-t-elle le danger, tuera-t-elle mes fils dans sa rage ?)

Mais la fille de mes rêves, demanderez-vous, comment est-elle ? Insubstantielle, mais telle que je l’ai décrite. Et nue. Nulle femme ne soulève en moi de désir si elle porte le moindre bout de vêtement. Une fois, à Roncevaux, j’essayais d’étancher ma passion avec une fille qui avait gardé une sorte de ruban serré autour du cou. Ce fut un triste échec. J’aurais voulu lui expliquer ce qui n’allait pas, mais j’avais peur qu’elle se moque de moi. Finalement, je me résolus à le lui dire, et elle se mit à rire, mais pas comme je l’avais craint, et me parla d’un homme qui lui faisait porter une bague — qu’il amenait toujours dans sa poche, et qu’il lui enlevait le plus tôt possible car c’était un bijou de valeur — sans laquelle il était incapable de rien faire. (Depuis que je suis ici sur Sainte-Croix, j’ai aussi entendu parler d’un homme qui, faute de pouvoir pénétrer à l’intérieur d’un couvent, fait mettre à une fille des habits de nonne et la déshabille ensuite.) Après nous être divertis en nous racontant ces histoires, elle fit ce que je lui demandais, et je découvris qu’elle portait le ruban pour dissimuler une cicatrice — sur laquelle je déposai un baiser.

Quant à la fille de mes rêves, j’écrirai simplement que nous n’avons rien fait ensemble qui, raconté ici, aurait de quoi exciter les passions. Dans les rêves, un regard, ou la vision d’une pensée suffisent.


Ainsi, j’ai des bougies, des allumettes, de l’encre et du papier. Cela signifie-t-il un adoucissement de l’attitude officielle à mon égard ? La cellule où je me trouve ne semble pas l’indiquer — elle est pire que le précédent 143 où j’étais, et je sais que déjà ce n’était pas une très bonne cellule. En fait, d’après ce que m’a dit Quarante-sept en tapant sur les murs (quand j’étais dans l’autre cellule), la sienne était bien plus confortable : elle était plus grande, et le seau hygiénique avait un couvercle. Il disait aussi que d’autres cellules avaient des vitres à l’intérieur des barreaux pour protéger du froid, et même parfois des rideaux ou des chaises. Après avoir trouvé cet os l’autre fois dans ma soupe, j’avais pu dialoguer un peu plus longuement avec Quarante-sept. Il m’avait interrogé sur mes convictions politiques — parce que je lui avais dit que j’étais un prisonnier politique — et j’avais répondu que j’appartenais au parti du Laissez-faire.


Vous voulez dire que vous croyez que les échanges commerciaux devraient s’exercer sans aucune forme de contrainte ? Je vois que vous êtes un industrialiste.

Pas du tout. Je crois qu’il ne faut pas s’occuper du gouvernement. Nous autres partisans du Laissez-faire nous considérons les officiels comme de dangereux reptiles : c’est-à-dire que nous les traitons avec respect, mais comme nous ne pouvons pas les éliminer, nous nous en tenons aussi éloignés que possible. Nous ne briguons jamais de poste dans la fonction publique, et nous ne disons rien à la police dont nous ne soyons pas sûrs que nos voisins le leur ont déjà dit.

Alors c’est votre vocation que de vous faire tyranniser.

Si nous vivons dans le même monde, comment la tyrannie peut-elle exister pour vous et pas pour moi ?

Moi je résiste.

C’est une énergie que nous réservons à d’autres fins.

Et vous voyez où…


Pauvre Quarante-sept.


Cette cellule. Laissez-moi vous décrire cette cellule, maintenant éclairée par la lumière jaune de la bougie. Elle fait à peine un peu plus d’un mètre — disons un mètre dix — de haut. Quand je suis couché sur le sol (ce qui m’arrive souvent, comme vous pouvez l’imaginer), je peux presque toucher le plafond avec mes pieds sans soulever les hanches. Ce plafond, j’aurais dû le dire avant, est en béton, de même que les murs (ici, on n’entend pas cogner contre les murs, ni même gratter comme le faisait le fou qui était à côté de moi dans ma cellule précédente ; peut-être que les cellules de part et d’autre de la mienne sont vides, ou peut-être que les constructeurs ont laissé une épaisseur de terre entre les murs pour étouffer les bruits) et le sol. La porte est en fer.

Mais ma cellule est plus grande que vous ne pourriez le penser. Elle est plus large que mes bras écartés, et plus longue que mon corps étendu avec les bras dans le prolongement de ma tête. Ce n’est donc pas une cage à torture, même si le fait de ne pas pouvoir se tenir debout est désagréable. Il y a un seau hygiénique (sans couvercle), mais pas de litière ; il n’y a pas de fenêtre, bien sûr — attendez, je retire ce que j’ai dit : il y a un petit guichet vitré à la porte, mais comme il fait toujours noir dans le corridor extérieur, cela ne fait aucune différence pour moi, et je les soupçonne même de m’avoir donné des bougies à seule fin de pouvoir m’épier de l’extérieur, et du papier à seule fin de m’obliger à brûler les bougies. Il y a une ouverture dans le bas de la porte, un peu comme un grand trou de boîte aux lettres, à travers laquelle je passe mon gobelet.

Où en est mon affaire ? C’est la grande question. Le fait que l’on m’a transféré dans cette cellule n’augure rien de bon. Par contre, d’avoir reçu des bougies et de quoi écrire me donne quelque espoir. Il est possible qu’il y ait deux opinions divergentes sur moi au niveau (quel qu’il soit) où les opinions comptent : quelqu’un de bienveillant et qui me croit innocent m’enverrait les bougies, tandis que quelqu’un d’autre, persuadé de ma culpabilité, me ferait reléguer dans ce cachot.

Une autre possibilité est que celui qui me croit coupable me veuille du bien. Ou que les bougies et le papier (et c’est ce que je redoute le plus) ne soient qu’une erreur, et qu’un gardien vienne me les enlever bientôt.


J’ai fait une découverte ! Une vraie découverte. Je sais où je suis. Après avoir écrit les dernières lignes ci-dessus, j’ai soufflé la bougie et je me suis étendu pour essayer de dormir un peu. J’avais l’oreille collée au sol, et tout à coup j’ai entendu un bruit de cloches. Dès que je décollais mon oreille, je ne les entendais plus, mais si je la remettais contre le sol, elles étaient là de nouveau, jusqu’à ce qu’elles cessent de sonner. Le corridor qui conduit à ma porte, par conséquent, traverse le Vieux square en direction de la cathédrale, et je dois être près des fondations de celle-ci, car le son est certainement transmis par les pierres du clocher. Toutes les cinq minutes, maintenant, je colle mon oreille au mur pour écouter. Malgré tout le temps que j’ai passé en ville, je ne me souviens pas de la fréquence des sonneries de cloches. Tout ce que je sais, c’est qu’elles n’indiquaient pas les heures comme une horloge.

Chez nous, il n’y avait pas de cathédrale, mais plusieurs églises, et pendant quelque temps nous avons habité près de celle de Sainte-Madeleine. Je me souviens des cloches qui sonnaient la nuit — pour la messe de minuit, je suppose — mais elles ne me faisaient pas peur comme les autres bruits. Souvent, le son des cloches ne me réveillait même pas, mais s’il me réveillait je me redressais dans mon lit et je me tournais vers ma mère, qui s’était dressée aussi, ses yeux magnifiques brillant comme des fragments de verre émeraude dans l’obscurité. Le moindre bruit la réveillait, mais quand mon père rentrait en titubant, elle feignait d’être endormie et se rendait aussi laide qu’elle pouvait, chose qu’elle savait faire devant vous, sans que vous vous en aperceviez, rien qu’en disposant autrement les muscles de son visage. J’ai le même don, mais peut-être pas de manière aussi poussée qu’elle. J’ai préféré garder cette barbe pour dissimuler mes traits, car ils me faisaient peur — j’avais peur de moi-même — et je n’ai eu qu’à imiter sa voix et à me vieillir un peu. Mais il ne sert à rien d’être trop habile, et je suppose que je suis ici depuis suffisamment longtemps pour que ma barbe ait poussé, même si j’avais été rasé de frais quand j’ai été arrêté.

Je suppose d’ailleurs que j’ai aussi laissé pousser ma barbe pour ma mère, pour lui montrer (si je devais la retrouver jamais, et il semblait y avoir des raisons de penser, à Roncevaux, qu’elle y était venue) que j’étais maintenant un homme. Elle ne me l’a jamais dit, mais je sais maintenant que chez le Peuple libre, un adolescent ne devient un homme que lorsque sa barbe commence à pousser. Quand il en a suffisamment pour protéger sa gorge des dents d’un autre homme, c’est qu’il est devenu adulte. (Quel idiot j’ai été. J’ai cru quand elle était partie, et cela pendant des années, que c’était parce qu’elle avait honte de m’avoir trouvé avec cette fille. Je sais maintenant qu’elle attendait seulement que le rite du lait soit exécuté. Je m’étais demandé pourquoi elle m’avait souri alors.)


J’avais cru qu’elle irait dans les collines, et c’est pour cela que j’y suis allé moi-même dès que l’occasion s’est présentée. Mais elle ne l’a pas fait. Elle aurait dû, et moi-même, quand je m’y suis trouvé, j’aurais dû y rester. Mais c’est terriblement dur. La moitié des enfants meurent, et personne ne fait de vieux os là-bas. C’est pourquoi nous descendons, ma mère et moi, en ville, ensemble ou séparément, à l’approche de l’hiver. Et voyez où cela m’a mené, moi qui me moquais du pauvre Quarante-sept.


Beaucoup plus tard. Un repas : du thé et de la soupe. La soupe dans le gobelet de fer-blanc cabossé qu’ils m’ont donné ici (au-dessus de la surface, les ustensiles étaient distribués en même temps que le repas et devaient être rendus après) et le thé, noir et déjà sucré, dans le même récipient une fois vide, avec la graisse de la soupe qui flottait à la surface. Quand il m’a donné la soupe, le gardien m’a dit : « Il y a du thé. Passez-moi votre tasse. » Je lui ai dit que je n’en avais pas, et il s’est contenté de grogner avant de passer son chemin. Mais quand il est revenu sur ses pas après avoir vu les autres cellules, il m’a demandé si j’avais terminé ma soupe et comme je lui répondais oui, il m’a demandé de lui repasser mon gobelet et j’ai eu mon thé.

Est-ce ce gardien-là qui, de sa propre initiative, m’a donné le papier et les bougies ? Si oui, c’est peut-être parce qu’il a pitié de moi, sans doute parce qu’il sait qu’on va m’exécuter bientôt.


Les cloches ont sonné trois fois depuis la dernière fois que j’ai écrit. Vêpres ? None ? Angélus ? Je l’ignore. J’ai dormi encore, et puis j’ai rêvé. J’étais tout petit, et ma mère — du moins, je crois que c’était ma mère — me tenait sur ses genoux. Mon père nous promenait sur la rivière, comme il le faisait souvent alors, quand il aimait encore pêcher. Je voyais les roseaux se plier au vent tout autour de nous, et il y avait des fleurs jaunes qui flottaient de chaque côté du bateau. Mais le plus étrange dans mon rêve, c’est que je savais tout ce qui allait arriver plus tard. Je regardais mon père, qui ressemblait à un géant à la barbe rousse, et je savais ce qui allait arriver à ses mains, et qui l’empêcherait d’exercer son métier. Ma mère — oui, je suis sûr que c’était elle, bien que je me sois souvent demandé comment une fille du Peuple libre avait pu donner un enfant à mon père — avait été boutonnée par lui dans sa belle robe jaune, et elle avait le regard heureux d’une femme qui vient d’être habillée par un homme. Elle souriait quand il parlait, et je riais, et tout le monde était content. Je suppose que ce n’est là qu’un souvenir qui m’est revenu en rêve. En ce temps-là, il devait ressembler à un homme ordinaire, peut-être un peu plus bavard que la plupart, qui vivait de pain, de viande, de café et de vin. Ce n’est que lorsqu’il n’eut plus tout cela, ni pour lui-même ni pour nous, que nous nous aperçûmes qu’il vivait en réalité de mots.


Non, je n’ai pas dormi. Je suis étendu dans le noir depuis des heures, écoutant les cloches de la cathédrale et polissant mon gobelet, à l’aveuglette, avec mon pauvre pantalon déchiré.

Jadis, c’était un bon pantalon. Je l’ai acheté au printemps dernier, car je n’avais pas apporté de vêtements d’été — en fait, pas de vêtements du tout à part ceux que j’avais sur moi — en venant de Sainte-Anne. Ce n’est pas très économique de le faire, et l’idéal serait que tout le monde fasse la traversée tout nu pour tout acheter à Sainte-Croix. En fait, les vêtements que vous portez à bord ne sont pas taxés pour le poids, et tout le monde achète (au moins en hiver, la saison où je suis arrivé) les vêtements les plus lourds possible pour le voyage. Il y a aussi une petite franchise pour les bagages personnels, mais je l’ai utilisée pour ramener les livres que j’avais avec moi derrière l’au-delà.

C’était un bon pantalon d’été, qui faisait partie d’un costume en soie du continent Sud et en lin mélangés dans la trame. La soie est un produit autochtone (par opposition au lin, cultivé à partir de graines importées de la Terre), et nous n’en avons pas sur Sainte-Anne. Elle est produite par le petit d’une sorte d’acarien qui, dès qu’il est issu de la poche à œufs, s’accroche à un brin d’herbe jusqu’à ce qu’il sente un courant d’air ascendant, puis sécrète un fil invisible qui se dresse comme la corde d’un fakir et l’élève droit dans les airs.

Ceux qui retombent ensuite dans un endroit où il y a de l’herbe sont tranquilles et peuvent commencer leur vie, mais un grand nombre sont emportés vers la mer où, chaque année, leurs innombrables fils emmêlés, comme des souvenirs perdus flottant sur le temps passé, forment de grands radeaux atteignant jusqu’à cinq kilomètres de long et couvrant des centaines d’hectares. Les radeaux sont ensuite remorqués par des bateaux jusqu’aux usines de la côte, où ils sont fumigés, cardés et filés en fuseaux pour l’industrie textile. Comme ces acariens sont extrêmement résistants aux fumigations — on dit qu’ils peuvent survivre jusqu’à cinq jours sans oxygène — et vivent comme parasites dans le système cardio-vasculaire des hôtes à sang chaud, les esclaves qui font ce travail ne battent pas des records de longévité. Jadis, lorsque j’étais à l’université là-bas, j’ai vu des films sur un nouvel ensemble de maisons modèles qui leur était destiné. Un cimetière datant de l’époque française avait été détruit pour leur faire place, et les murs blanchis à la chaux étaient faits de terre et d’os agglomérés.

Mon but, en polissant mon gobelet, n’était pas la propreté, mais l’espoir d’apercevoir mon propre reflet. J’ai dit qu’il était en fer-blanc, mais il doit s’agir plutôt d’étain et, bien que personne ne soit plus malhabile que moi avec un outil, je suis quand même capable de tenir un chiffon et de frotter quelque chose avec. Tout en écoutant les cloches qui sonnent et en frissonnant dans l’obscurité, j’ai passé mon temps à le polir très fort, extérieur comme intérieur. Naturellement, je ne pouvais pas voir le résultat de mon travail. Je n’allais pas gâcher de la bougie pour ça, et de plus j’avais tout mon temps. À un moment, le gardien m’a apporté une bouillie d’orge, que j’ai engloutie rapidement, en partie parce que j’espérais qu’il y aurait du thé après (il n’y en a pas eu), mais aussi parce que je voulais reprendre mon travail de polissage. Finalement, j’en ai eu assez et j’ai eu envie d’écrire. J’ai posé mon gobelet et j’ai frotté une allumette pour allumer une bougie. J’ai cru alors que ma mère était avec moi dans la cellule, car je voyais ses yeux briller dans le noir. J’ai laissé tomber l’allumette et je me suis assis, la tête entre les genoux, sanglotant pendant que toutes les cloches sonnaient à la volée. Le gardien est même venu donner des coups de pied dans la porte en me demandant ce qui n’allait pas.

Quand il est parti, j’ai allumé la bougie. Les yeux, naturellement, n’étaient que le reflet des miens dans le gobelet poli, qui brille maintenant comme de l’argent mat. Je n’aurais pas dû me mettre à pleurer, mais je crois vraiment que d’une certaine manière je suis encore un enfant. C’est une chose terrible. Depuis que j’ai écrit la dernière phrase, je suis resté assis longtemps à y penser.

Comment ma mère aurait-elle pu m’apprendre à devenir un homme ? Elle ne savait rien, absolument rien. Peut-être que mon père n’a jamais voulu qu’elle apprenne. Elle ne pensait pas que voler était mal, je m’en souviens ; mais je pense qu’elle prenait rarement quelque chose sans que ce soit lui qui lui ait dit de le faire. Occasionnellement, c’était de la nourriture. Quand elle avait mangé, elle ne voulait plus rien, et si quelqu’un désirait qu’elle aille avec lui, il fallait que mon père la force. Elle faisait son possible pour m’enseigner ce que j’aurais besoin de savoir pour vivre là où je ne vivais pas, et où je ne vis pas maintenant. Comment saurais-je ce que je n’ai jamais appris ? Je ne sais même pas ce que c’est que la maturité humaine, sauf que je ne la possède pas et que je me trouve parmi des hommes (souvent plus petits que moi) qui la possèdent.

Pour moitié au moins je suis animal. Le Peuple libre est merveilleux, merveilleux comme sont les daims, les oiseaux ou le tigre-tue, suivant sa proie, la tête dressée, ombre mauve parmi les ombres. J’ai regardé mon visage dans le gobelet d’étain, en mettant le plus possible ma barbe en arrière avec mes mains et en la mouillant avec le seau hygiénique pour pouvoir discerner la structure de mon propre visage. C’est bien un masque d’animal que je vois, avec un museau et des yeux flamboyants. Je ne sais pas parler ; je sais depuis tout le temps que je ne parle pas vraiment comme les autres, mais que je produis seulement certains sons avec ma bouche — des sons suffisamment pareils au langage humain pour passer aux oreilles des Sang-coulants qui m’entendent. Parfois, je ne sais même pas ce que j’ai dit, sinon que j’ai creusé mon trou et passé la frontière pour aller courir en chantant dans les collines. Maintenant, je ne peux pas parler du tout, je ne sais que grogner et hoqueter.

Plus tard. Il fait plus froid. J’entends les cloches même lorsque je me bouche les oreilles avec mes mains. Quand je colle mon oreille à la pierre, j’entends des bruits de pelles et des piétinements. Je sais donc où je suis. Cette cellule se trouve exactement sous le plancher de la cathédrale, et comme c’est là qu’ils enterrent les morts, avec les pierres tombales dans les bas-côtés et entre les bancs, cela signifie qu’il y a des tombes juste au-dessus de moi, et c’est peut-être la mienne qu’ils creusent en ce moment. C’est là, une fois que je serai mort, qu’ils diront des messes pour moi, tous les distingués savants de la planète mère. C’est un honneur que d’être enterré dans cette cathédrale, mais je préférerais pour ma part une certaine caverne au creux d’une falaise dominant la rivière. Que les oiseaux bâtissent leur nid devant ma caverne, et je reposerai dans le mien au fond d’elle, jusqu’à ce que le soleil rose soit toujours rouge, avec des traces noires sur sa face comme le bout d’une cigarette en train de s’éteindre.


12 avril. Une chose troublante s’est produite, et l’un des éléments les plus…

Mais ça ne fait rien. Laissez-moi vous raconter cette journée. Nous avons suivi la rive, comme prévu, pendant la plus grande partie de la journée, bien qu’il fût évident que nous avions peu de chances de découvrir une caverne quelconque au milieu des berges sablonneuses, et que le gosse ne cessât de répéter que nous étions encore bien trop bas. Vers le milieu de l’après-midi, le temps commença à se montrer menaçant. C’était la première fois depuis le début de notre voyage qu’il ne faisait pas beau. Je graissai les fusils tout en marchant et les enfermai dans leur housse. On voyait au loin l’orage qui se formait, et il devenait évident qu’il allait se diriger vers le sud-est, c’est-à-dire droit sur nous par la vallée du Tempus. Suivant la suggestion du gosse, nous quittâmes la rivière en faisant un angle droit sur deux kilomètres ou plus, car il pensait qu’il y avait un risque d’inondation éclair. Arrivés au sommet d’un tertre, nous dressâmes aussitôt la tente car je n’avais pas envie de faire cette opération sous la pluie. Nous n’avions pas plus tôt fini d’enfoncer le dernier piquet que la première rafale hurlante arriva sur nous, accompagnée de pluie et de grêle. Je déclarai au gosse que nous ferions à manger quand la tempête serait passée, et je me glissai dans mon sac de couchage. Dieu sait combien de temps je restai ainsi, à me demander si la tente allait tenir bon. Jamais de ma vie je n’ai entendu le vent souffler de cette manière-là. Finalement, il se calma et il n’y eut plus que la pluie qui crépitait sur la toile de tente. Je finis par m’endormir.

Quand je me réveillai, la pluie avait cessé. Tout paraissait très calme, et l’air était chargé de cette odeur mouillée qui suit l’orage. Je me levai et m’aperçus que le gosse avait disparu.

Je l’appelai une ou deux fois, sans avoir de réponse. Après l’avoir cherché quelques minutes, je me dis que l’explication la plus plausible était qu’en préparant à manger, il avait constaté qu’il lui manquait quelque ustensile de cuisine et qu’il était retourné sur nos traces dans l’espoir de le retrouver. Je pris donc une torche électrique et (je ne sais pas pourquoi, excepté que j’étais pressé) le fusil léger, et je partis à sa recherche. Le soleil était bas sur l’horizon, mais il n’était pas encore couché.

Après dix minutes de marche pénible, j’arrivai à la rivière et je vis le gosse debout dans l’eau jusqu’à la taille, en train de se frotter avec du sable. Je l’appelai et il me répondit, innocent en surface mais avec un trouble que je sentais. Je lui demandai pourquoi il avait quitté le campement sans m’avertir, et il me répondit simplement qu’il avait eu envie de prendre un bain et qu’en outre, il ne restait pas assez d’eau dans les gourdes et qu’il n’avait pas voulu me réveiller. Cette explication paraissait raisonnable, et je ne peux pas prouver que les choses ne se sont pas passées exactement comme il l’a dit, mais je suis intimement convaincu qu’il a menti. Il y avait quelqu’un d’autre au camp, j’en suis sûr, à part nous deux, pendant mon sommeil. Le gosse était avec une femme, tout ce qu’il fait et dit le montre clairement. Je suis persuadé qu’il manque plusieurs kilos de viande fumée. Non pas que je l’aurais empêché de la donner à sa bien-aimée — nous en avons plus qu’il n’en faut — mais c’est à moi qu’elle appartient, et pas à lui. Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention d’aller jusqu’au fond de cette histoire.

Après avoir questionné le gosse pendant cinq ou dix minutes sans réussir à en tirer beaucoup plus, je repris avec lui le chemin du campement. Il portait une marmite pleine d’eau. Le soleil s’était couché, mais il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Nous étions presque en vue de la tente lorsque j’entendis hurler une des mules. C’était un bruit horrible, comme celui qu’aurait pu produire un homme vigoureux écorché vif et complètement brisé par la douleur.

Je courus vers l’endroit d’où provenait le bruit, tandis que le gosse (faisant preuve de bon sens) se précipitait dans la tente pour prendre l’autre fusil. D’après ce que j’avais cru voir, la mule devait être de l’autre côté d’un bouquet de buissons à la base du tertre. Au lieu de le contourner — comme il est clair que j’aurais dû le faire — je me dirigeai droit dedans, et me retrouvai nez à nez avec le plus hideux animal qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer, un mélange de hyène, d’ours, de singe et d’homme, avec des mâchoires courtes et puissantes et des yeux humains qui regardaient droit dans les miens avec exactement l’expression homicide et stupide d’un maniaque brandissant un tesson de bouteille. La bête avait des omoplates saillantes et puissantes, des pattes antérieures épaisses comme le corps d’un homme, terminées par des doigts courts ornés d’énormes griffes, et elle dégageait une épouvantable odeur de pourriture.

Je fis feu à trois reprises avec le fusil léger sans me donner la peine d’épauler, et la brute fit volte-face et se perdit dans les buissons en faisant de grands bonds à la manière d’un singe. Lorsque le gosse revint avec le gros calibre, elle avait disparu. J’étais certain de l’avoir touchée, et plus d’une fois, mais j’ignore à quel point les petites balles à haute vélocité étaient capables d’endommager un monstre pareil.

Mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne ne me laisse aucun doute sur l’identité de notre rôdeur : Un ours-goule. Il est intéressant de noter que le gosse connaît cet animal sous le même nom. D’après le Guide pratique, il a des habitudes nécrophages, mais un paragraphe de sa description indique qu’il ne dédaigne pas à l’occasion de s’attaquer aux animaux vivants :


… ainsi nommé en raison de son habitude de déterrer les morts non protégés par un cercueil de métal. C’est un excavateur puissant, capable de déplacer les plus lourdes pierres pour atteindre un cadavre. Affronté sans hésitation, il prend généralement la fuite, souvent en emportant le corps exhumé sous sa patte antérieure. Il lui arrive de faire une incursion dans une ferme où des animaux ont été récemment abattus auquel cas il peut s’attaquer également aux troupeaux vivants.


Je dus abattre la mule, qui avait été trop sérieusement mutilée pour survivre. Nous avons réparti sa charge entre les deux autres, que nous avons décidé de surveiller désormais en nous relayant avec le gros fusil.


15 avril. Nous sommes maintenant assez hauts dans les collines. Plus de désastre depuis la dernière fois, mais plus de découvertes non plus. Il y a maintenant un tigre-tue qui nous suit en même temps que l’ours-goule blessé (que nous avons aperçu à deux reprises depuis que je lui ai tiré dessus). Nous entendons le tigre hurler, généralement une ou deux heures après minuit, et pour le gosse son identité ne fait aucun doute. Le lendemain du jour où la mule est morte (le treizième de l’expédition), je suis revenu sur nos pas pendant deux heures dans l’espoir de surprendre l’ours-goule avec la carcasse. Mais il était trop tard. La mule avait été déchiquetée, et tout avait été dévoré, y compris la viande de carabao séchée que nous avions abandonné pour délester un peu les autres mules. Il ne restait plus rien que les sabots et les os les plus gros. À l’endroit où s’était trouvée la carcasse de la mule, je distinguai des centaines de traces faites par des animaux plus petits de toutes les espèces. Quelques-unes de ces traces ressemblaient à celles d’enfants humains, mais je ne peux pas en être sûr. Aucun signe de la fille qui (j’en suis toujours convaincu) a rendu visite au gosse l’autre soir. Il refuse de parler là-dessus.


16 avril. Nous avons perdu au moins un de nos poursuivants — en le convertissant en membre de l’expédition. Le gosse a réussi à attirer le chat dans le campement et à l’apprivoiser plus ou moins en lui offrant des bouts de viande et des petits poissons, qu’il attrape avec une habileté incroyable de ses mains nues. Il est encore trop sauvage pour me laisser approcher, mais j’aimerais bien que nous puissions régler le problème du tigre-tue de la même façon.


Un de mes entretiens avec le gosse :

Moi : « Tu dis que tu as souvent rencontré des Saint-Annois vivants — autres que toi — quand tu partais vivre avec ta mère derrière l’au-delà. Crois-tu que, si nous en rencontrions, ils se montreraient ? Ou prendraient-ils la fuite ? »

V. R. T. : « Ils ont peur. »

Moi : « De nous ? »

V. R. T. : (Pas de réponse.)

Moi : « Est-ce parce que les colons en ont tué tellement ? »

V. R. T. (Vivement) : « Le Peuple libre n’est pas méchant. Il ne vole que si les autres possèdent en abondance. Il travaille. Il sait élever du bétail. Trouver des chevaux. Faire fuir le renard de feu. »

Moi : « Tu sais bien que je ne tirerais pas sur l’un d’eux, n’est-ce pas ? Je veux seulement leur poser des questions, les étudier. Tu as lu l’Introduction à l’anthropologie culturelle de Miller. Tu as remarqué que les anthropologues ne font jamais de mal à ceux qu’ils étudient. »

V. R. T. : (Il me regarde sans rien dire.)

Moi : « Crois-tu que ceux du Peuple libre ont peur de nous parce que je tire sur le gibier ? Ça ne veut pas dire que je tirerais aussi sur eux. »

V. R. T. : « Vous laissez la viande sur le sol ; vous pourriez la suspendre aux arbres pour que le Peuple libre et les Enfants de l’ombre puissent aller la chercher. Au lieu de cela, vous la laissez au sol et le tigre-tue et l’ours-goule suivent nos traces. »

Moi : « Ah, c’est ça qui te préoccupe ? S’il reste un peu de viande et que je te donne une corde, tu l’accrocheras pour moi ? Veux-tu ? »

V. R. T. : « Oui… Docteur Marsch… ? »

Moi : « Qu’y a-t-il ? »

V. R. T. : « Croyez-vous que je pourrais devenir anthropologue ? »

Moi : « Pourquoi pas ? Tu es un garçon intelligent. Mais il faudrait que tu étudies beaucoup, et que tu ailles à l’université. Quel âge as-tu ? »

V. R. T. : « Seize ans maintenant. Je sais, pour l’université. »

Moi : « Tu parais plus que ça. J’aurais dit au moins dix-sept ans. Tu calcules en années de la Terre ? »

V. R. T. : « Non. En années de Sainte-Anne. Elles sont un peu plus longues, et de plus ceux du Peuple libre grandissent plus rapidement. Je pourrais paraître plus vieux si je voulais, mais je n’ai pas voulu trop changer depuis le moment où vous m’avez vu pour la première fois et où vous avez loué notre bateau. Mais vous croyez vraiment que je pourrais aller à l’université ? »

Moi : « J’en suis sûr. Mais je n’ai pas dit que tu pourrais y entrer directement. Tes études n’ont sans doute pas été suffisantes, et il faudrait que tu les complètes pendant plusieurs années. Il te faudrait apprendre au moins les rudiments d’une langue étrangère. Mais j’oubliais que tu connais un peu de français. »

V. R. T. : « Oui, je connais un peu de français. Est-ce qu’il s’agirait surtout de lire ? »

Moi (Hochant la tête) : « Oui, surtout. »

V. R. T. : « Je sais ce que vous devez penser. Vous pensez que je n’ai aucune éducation parce que je parle d’une drôle de façon, mais c’est mon père qui m’a appris à m’exprimer ainsi. Pour soutirer de l’argent aux gens. Je peux parler autrement si j’en ai envie. Vous ne me croyez pas ? »

Moi : « Tu t’exprimes très bien en ce moment. Je crois que tu m’imites, n’est-ce pas ? »

V. R. T. : « Oui. J’ai appris à parler comme vous. Et maintenant, écoutez : Vous connaissez le Dr Hagsmith ? Je vais faire le Dr Hagsmith. » (Imitant parfaitement la voix du Dr Hagsmith :) « Tout est faux, docteur Marsch. Tout n’est qu’une illusion. Attendez, permettez-moi de vous raconter une histoire. Jadis, durant les longs jours de la contemplation, quand Coureur des pistes était le shaman des abos, il y avait une fille appelée Trois visages. Une fille abo, voyez-vous, et elle avait utilisé l’argile colorée que les abos trouvent à proximité de la rivière pour se peindre un visage sur chaque sein. L’un de ces visages disait éternellement Non ! — c’était le sein gauche — et l’autre, celui de droite, disait Oui ! Un jour, elle rencontra un bouvier derrière l’au-delà. Il tomba amoureux d’elle, et elle tourna son sein droit vers lui. Ils restèrent couchés tous les deux dans cette obscurité si dense que l’on ne trouve que derrière l’au-delà, et il lui demanda d’aller vivre avec lui. Elle répondit qu’elle voulait bien, et qu’elle apprendrait à faire la cuisine, à tenir une maison et à faire toutes les choses que font les femmes humaines. Mais quand le soleil se leva, il dormait toujours, et quand il se réveilla, il vit qu’elle était partie se laver dans la rivière — ce qui est synonyme d’oubli dans les contes, voyez-vous. Elle n’avait plus maintenant qu’un seul visage, son visage réel. Et quand il lui rappela toutes les choses qu’elle lui avait promises dans le noir, elle le regarda sans rien dire ; et quand il essaya de la prendre dans ses bras, elle s’enfuit en courant. »

Moi : « Voilà un morceau de folklore fort intéressant, Dr Hagsmith. Et c’est la fin de l’histoire ? »

V. R. T. : « Non. Quand le bouvier commença à s’habiller — après le départ de la fille — il s’aperçut qu’il avait les images des deux visages imprimés sur sa poitrine. Le Oui ! sur son sein gauche, et le Non ! sur son sein droit. Il mit sa chemise par-dessus et galopa jusqu’à Frenchman’s Landing, où il y avait un homme qui faisait des tatouages. Il lui fit retracer les deux visages avec son aiguille à tatouer. On dit qu’à la mort du bouvier, le croque-mort lui découpa la peau de sa poitrine, et qu’il a conservé le double visage de Trois visages, enroulé avec de la cardamome dans le tiroir de son bureau et attaché avec un ruban noir. Mais ne me demandez pas si c’est vrai : je ne l’ai jamais vu. »


21 avril. L’effort supplémentaire de veiller la moitié de la nuit pour protéger nos mules est devenu intolérable. Ce soir — dans un petit moment — j’ai l’intention de tuer au moins l’un des prédateurs qui nous suit depuis dix jours. J’ai blessé un poney-prince à une patte, pour l’attraper. Il est attaché dans la clairière à un piquet, au-dessous de moi. J’écris ces lignes installées à la fourche d’un arbre, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, avec mon gros fusil et ce journal pour me tenir compagnie. La nuit est extrêmement claire. Sainte-Croix est suspendue dans le ciel comme une grosse lumière bleue.


Deux heures plus tard. Rien de nouveau à part un fennec à peine entrevu. Ce qui me tracasse le plus, c’est que je sais, je suis absolument certain — appelez ça de la télépathie, ou tout ce que vous voudrez — que pendant que je suis ici, le gosse est avec cette femme qui lui a déjà rendu visite. Il est censé garder les mules. La fille est saint-annoise. J’ai commencé par le soupçonner seulement, mais maintenant, j’en suis sûr. Il m’a raconté cette histoire pour me mettre le nez dedans, et de toute façon qui d’autre pourrait vivre dans ces collines déshéritées ? Il suffirait qu’il lui explique que je ne veux pas lui faire du mal, et l’expédition serait un succès. Je deviendrais célèbre. Je pourrais descendre de mon arbre et les surprendre (je sais qu’elle est avec lui : je les entends presque). Cependant, l’odeur de l’ours-goule parvient déjà à mes narines. Ils resteraient collés, tous les deux — quand le gosse se lavait dans la rivière, j’ai remarqué qu’il n’était pas circoncis. Si je les surprenais ainsi, je crois bien que je les tuerais tous les deux.


Plus tard. Il y a un nouveau prisonnier, cinq cellules plus bas que la mienne, je crois. De le voir amener m’a peut-être évité de perdre la raison. Je ne l’en remercie pas pour autant. Après tout, la santé d’esprit n’est que la raison appliquée aux affaires humaines, et quand cette raison, utilisée pendant des années, n’a eu pour résultat que le désastre, la destruction, le désespoir, la misère, la famine et le pourrissement, l’esprit a raison de l’abandonner. Cette décision de renoncer à la raison, je le comprends maintenant, est non pas le dernier, mais le premier acte de raison. Et cette déraison qu’on nous enseigne à redouter tellement ne consiste à rien d’autre qu’à réagir naturellement et instinctivement plutôt que la manière sophistiquée et acquise culturellement que l’on appelle la manière raisonnable. Un fou dit des choses insensées parce que, comme un chat ou un oiseau, il est trop sensé pour dire des choses raisonnables.

Ce nouveau prisonnier est un homme assez gros, d’âge moyen. C’est probablement un homme d’affaires, du genre de ceux qui travaillent au compte des autres. Ma bougie s’est consumée, et j’étais assis la tête dans les genoux quand le bruit — nous n’avons pas le verre épais, incassable et insonorisant, qu’ils ont dans les guichets de portes du haut, mais seulement une plaque grillagée — est parvenu à moi. J’ai cru d’abord que c’était le gardien qui m’apportait ma soupe, et je me suis agenouillé devant la porte pour le regarder arriver. Mais il y avait deux gardiens, cette fois-ci ; celui de d’habitude, avec sa torche, et un autre, en uniforme, qu’on aurait pu prendre pour un soldat. À deux, ils soutenaient notre prisonnier grassouillet à l’air terrorisé, et s’avançaient en crabe dans l’étroit passage. Il avait l’air si pâle que j’éclatai de rire en le voyant (ce qui le terrifia davantage). Le guichet est si petit que je ne pouvais pas lui montrer à la fois mes yeux et les lèvres ; mais je les lui laissai voir tour à tour pendant qu’il passait devant ma porte, en lui criant : « Qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait ? » Et il sanglotait : « Rien du tout ! Rien du tout ! » ce qui me faisait rire encore plus, pas à cause de lui mais à cause de moi, parce que je savais de nouveau parler, parce qu’il n’avait rien à voir avec moi, qu’il ne faisait aucunement partie de moi, ni de l’université, ni de Sainte-Anne, ni de la maison où je logeais, ni de la Cave Canem, ni de la boutique poussiéreuse où j’avais acheté mon ustensile de cuivre, mais que c’était juste un gros homme à moitié mort de peur, qui ne signifiait rien et serait mon voisin et rien d’autre pour moi.


J’ai été de nouveau interrogé, mais pas comme d’habitude. Quelque chose de différent était dans l’air, j’ignore exactement quoi. Il commença par m’attaquer comme d’habitude, puis il s’adoucit, m’offrit une cigarette — chose qu’il n’avait pas faite depuis des semaines — et alla jusqu’à réciter un petit poème satirique ridiculisant les diplômes académiques, ce qui signifiait qu’il était de bonne humeur. Je décidai d’en profiter pour lui demander une autre cigarette. À mon grand étonnement, il me l’accorda et, après cela, au lieu de me poser d’autres questions, il se lança dans un long sermon sur les bienfaits du gouvernement de Sainte-Croix, comme si j’avais fait une demande de naturalisation. Puis, il me fit remarquer que je n’avais été ni torturé ni drogué, ce qui est parfaitement exact. Il attribuait cela à la noblesse et à l’humanité innées chez tous les Croix-codiles au menton pointu et aux épaules voûtées, mais mon opinion personnelle est que c’est plutôt dû à une espèce d’arrogance, au sentiment qu’ils ont qu’ils n’ont pas besoin de ces choses et qu’ils peuvent briser qui ils veulent en se passant d’elles.

Il me dit quelque chose dans cet ordre d’idées qui m’intéressa : qu’un certain docteur qu’ils connaissaient et qui coopérait avec eux quand ils avaient besoin de lui aurait pu me tirer tous les renseignements qu’ils voulaient en quelques minutes. Il semblait s’attendre à ce que je réagisse d’une certaine manière à sa remarque. Cela aurait pu vouloir dire qu’ils ne s’intéressaient plus à mon cas, mais cela paraissait improbable car certaines questions indirectes avaient été glissées dans notre entretien ; ou encore, qu’ils avaient déjà eu des renseignements de source différente, mais cela aussi paraît improbable car il n’y a pas d’autre source. La meilleure interprétation est à mon avis que ce docteur a cessé d’être disponible, et comme je pensais, ou du moins je me doutais (par un éclair d’intuition, ou à cause de quelque chose qui avait été dit plus tôt, je ne sais plus) que je savais qui il était, je fis remarquer que c’était dommage qu’ils ne m’aient pas interrogé sous l’effet des drogues pendant qu’ils en avaient la possibilité, car cela leur aurait peut-être prouvé mon innocence, mais que j’étais sûr qu’ils trouveraient bientôt quelqu’un d’aussi compétent.

« Non, il était unique. Un artiste. Nous pourrions trouver quelqu’un d’autre, bien sûr, mais il faudrait aller jusqu’à la capitale pour trouver quelqu’un à moitié aussi compétent. »

« Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider », déclarai-je. « Le propriétaire d’un endroit appelé La maison du chien. Il ne pose certainement pas beaucoup de questions sur ce qu’on lui demande de faire, et il jouit d’une très grande réputation. »

Le regard qu’il me lança était suffisamment éloquent. Le maître de la maison close est mort.

J’aurais pu lui dire — mais il ne m’aurait pas cru — qu’il aurait affaire au même homme s’il engageait son fils à sa place ; mais il ne fait aucun doute que le fils est en prison maintenant, peut-être à quelques mètres de moi. Sa tante — biologiquement parlant sa fille, mais j’utiliserai les mêmes désignations que la famille, pour éviter toute confusion — doit être à l’heure qu’il est en train de faire des démarches pour essayer de le sortir de là.

Peut-être (c’est la première fois que l’idée me vient à l’esprit) va-t-elle s’efforcer de me faire relâcher aussi. Elle possède une intelligence réelle en même temps qu’un esprit fascinant, et nous avons eu de longues conversations — souvent avec une ou plusieurs de ses « filles », comme elle les appelait, en guise d’auditoire. Où êtes-vous maintenant, Tante Jeannine ? Savez-vous qu’ils m’ont pris ? Elle pensait, bien qu’elle s’en défendît, que les Saint-Annois ont dévoré et remplacé l’homo sapiens. C’est l’hypothèse de Veil, et Veil c’est elle. Sa théorie a servi pendant des années à discréditer les autres positions hétérodoxes sur la population de Sainte-Anne. Mais qui, alors, Tante Jeannine, est le Peuple libre ? Des conservateurs qui ont refusé d’abandonner leur ancien mode de vie ? La question n’est pas, comme je l’avais cru à un moment, de savoir dans quelle mesure la pensée des Enfants de l’ombre exerce une influence sur la réalité, mais dans quelle mesure la nôtre l’exerce. J’ai relu l’entretien avec Mrs Blount — une centaine de fois au moins pendant que j’étais dans les collines — et je sais qui peut être le Peuple libre. J’appelle cela le Postpostulat de Liev. Je suis Liev. Et je suis parti.


Le nouveau détenu a parlé. Il a demandé s’il y avait quelqu’un dans les autres cellules, et comment ils s’appelaient, si on allait nous donner à manger, s’il était possible d’avoir des couvertures, et une foule d’autres choses. Bien sûr, personne ne lui a répondu. Quiconque est surpris en train de parler est battu. Au bout d’un moment, quand je fus sûr que le gardien s’était éloigné, je le mis au courant. Il resta alors silencieux pendant un long moment, puis me demanda d’une voix qu’il croyait très faible et discrète : « Qui est le fou qui a ri ainsi quand ils m’ont amené ? » Mais le gardien était déjà de retour, et le prisonnier grassouillet hurla comme un lapin-lape dans un nœud coulant quand ils l’extirpèrent de sa cellule pour lui donner le fouet. Pauvre type.


Incroyable ! Vous ne devinerez jamais où je suis ! Allez-y… je vous le donne en mille.

C’est idiot, bien sûr, mais je vais vous le dire. Je suis de retour à l’ancien 143, mon ancienne cellule au-dessus du sol, avec un matelas et une couverture, et le jour qui passe par la fenêtre. J’ai l’impression d’être dans un véritable palais, même s’il n’y a pas de vitre et que le froid pénètre comme en bas.

Quarante-sept a commencé à cogner au tuyau environ une heure après mon arrivée ici. Il avait entendu je ne sais quels bruits sur ma réintégration, et me félicitait. Il dit que cette cellule est restée vide pendant toute mon absence. J’ai perdu l’os dont je me servais, mais j’ai répondu de mon mieux avec mes phalanges. Le prisonnier à côté de moi sait aussi que je suis revenu. Il s’est mis à cogner et à gratter sur le mur qui nous sépare comme il faisait avant, mais il n’a pas encore réussi à apprendre le code, ou bien il en utilise un autre que je ne sais pas déchiffrer. Les bruits sont si variés que parfois j’ai l’impression qu’il essaie de les faire parler.


Le lendemain. Est-ce que ça signifie qu’ils vont me relâcher ? J’ai fait mon meilleur repas hier soir depuis mon arrestation. Soupe aux haricots, épaisse, avec de vrais morceaux de lard dedans. Thé avec du citron et du sucre. Ils m’ont donné un grand pot en étain, et il y avait du lait avec le pain ce matin. Puis ils m’ont sorti de ma cellule pour me faire prendre une douche dans la salle des douches avec cinq autres. Insecticide dans les cheveux, la barbe et le pubis. J’ai une nouvelle couverture, presque propre, meilleure en tout cas que celle que j’avais avant. Je l’ai passée autour de mes épaules pendant que j’écris. Pas parce que j’ai froid, mais juste pour la sentir.


Nouvel interrogatoire. Cette fois-ci pas par Constant, mais par quelqu’un que je n’avais jamais vu et qui s’est présenté comme Mr Jabez. Assez jeune, bien habillé en civil. Il m’a offert une cigarette et déclaré qu’il risquait le typhus en me parlant — il aurait dû voir dans quel état j’étais avant qu’ils me laissent me laver. Quand je lui demandai une autre couverture et du papier, il me montra qu’il possédait quelques-unes des pages que j’avais déjà écrites dans son dossier, et il se plaignit du travail que cela demanderait pour les recopier. Comme je savais qu’il n’y avait rien de compromettant pour moi, je lui ai suggéré de les faire plutôt photocopier (il semblait dire que c’était possible) pour les envoyer à ses supérieurs. Mais je crois que je ne devrais pas les laisser s’emparer de celles que j’ai ici. Depuis quelque temps, je laisse mon imagination vagabonder un peu trop librement sur ma vie avec mes parents sur la Terre. — À dire la vérité, j’envisageais d’écrire un roman : un grand nombre de livres ont été écrits en prison — et cela risquerait de porter préjudice à mon affaire. Je détruirai ces pages à la première occasion.


Minuit ou plus. Heureusement, ils m’ont laissé les allumettes et les bougies, sinon je ne pourrais pas rédiger ces notes. Je m’étais endormi quand un gardien est venu me secouer par les épaules pour me dire qu’on me « demandait ». Ma première pensée fut que j’allais mourir, mais il souriait d’une manière sarcastique qui rendait la chose improbable, et je me dis qu’ils allaient plutôt me faire subir quelque indignité à moitié comique, comme me raser la tête.

Le gardien me conduisit tout au bout de la zone des cellules dans une petite chambre. Il y avait là Célestine Étienne, la fille qui habitait chez Mme Duclose. Ce devait être l’été dehors car elle était habillée comme pour assister à la messe du soir par un dimanche de juillet : une robe rose sans manches, des gants blancs et une capeline. Je sais que je la comparais à une cigogne, mais la vérité est qu’elle m’apparaissait comme une créature ravissante maintenant, avec ses grands yeux mauves apeurés. Elle se leva à mon entrée en me disant : « Oh, docteur, comme vous avez maigri. »

Il y avait une seule chaise, une ampoule que nous ne pouvions pas éteindre, un miroir mural (qui signifiait, j’en étais sûr, que nous étions épiés de la pièce à côté) et un vieux lit à moitié affaissé avec des draps propres sur un matelas qu’il valait sans doute mieux ne pas regarder.

Il y avait aussi, la chose était surprenante, un verrou de notre côté de la porte. Nous bavardâmes quelque temps, et elle me raconta que le lendemain de mon arrestation, quelqu’un de la trésorerie municipale était venu la voir pour lui dire que le mardi de la semaine suivante — le jour où elle devait me rendre visite — il fallait qu’elle se présente à vingt heures précises au Bureau des Licences. C’est ce qu’elle avait fait, et là, on l’avait fait attendre jusqu’à vingt-trois heures, heure à laquelle un fonctionnaire lui avait dit que personne ne pouvait la recevoir ce soir-là car ils allaient fermer, et qu’il fallait qu’elle revienne dans quinze jours. Elle savait très bien, me dit-elle, à quoi s’en tenir, mais elle n’osait pas ne pas se présenter tous les quinze jours comme ils le lui demandaient. Et ce soir, elle ne s’était pas plus tôt assise sur le banc dans la salle d’attente que le même fonctionnaire qui l’avait toujours renvoyée chez elle à vingt-trois heures apparut et lui suggéra de se présenter à la citadelle, en ajoutant que désormais et sauf avis contraire qui lui serait notifié, elle n’avait plus besoin de se présenter au Bureau des Licences. Elle était repassée chez Mme Duclose pour changer de robe et se mettre un peu de parfum, et elle était venue.


Ça suffit comme ça. Ce fut un plaisir pour moi que d’écrire tout cela, laissant dessiner à mon stylo, au fil des semaines, sa longue trace noire, mais la vue des feuillets précédents dans le dossier de mon nouvel interrogateur m’a quelque peu fait réfléchir. Je suis certain que le gardien s’est endormi dans le couloir, et mon intention est de tout brûler page par page à la flamme de la bougie.


La transcription s’arrête au milieu d’un feuillet, avec une note indiquant le lieu, la date et l’heure à laquelle les originaux ont été confisqués au prisonnier.


Vous m’excuserez d’écrire cette note, et certaines des notes suivantes, je suppose. Un accident absurde est arrivé, que je vous expliquerai quand le moment sera venu. J’ai abattu le tigre-tue et l’ours-goule, ce dernier sur le cadavre du premier la nuit suivante. Le tigre a sauté sur moi au moment où je suis descendu de l’arbre, où j’avais attendu toute la nuit. Je suppose que j’aurais dû être taillé en pièces, mais je n’ai eu rien d’autre que quelques égratignures causées par les ronces à l’endroit où l’animal m’avait renversé.


L’officier posa le registre à la reliure de toile et chercha le cahier d’écolier déchiré qui contenait la note sur la pie. Quand il eut trouvé le cahier, il jeta un coup d’œil aux toutes premières pages, hocha la tête et reprit la lecture du journal.


23 avril. De retour au campement après m’être débarrassé du tigre-tue comme je l’ai indiqué plus haut, je n’ai trouvé personne avec le gosse à l’exception du chat qu’il a apprivoisé. Le gosse l’avait pris sur ses genoux et il était assis — comme toujours, quand il ne préparait pas à manger — le dos au feu. J’étais empli d’excitation par la mort du tigre-tue, naturellement, et lorsque je lui fis le récit de ce qui s’était passé, je soulevai machinalement le chat pour lui montrer à quel endroit mes balles avaient frappé. L’animal se raidit et enfonça ses dents dans ma main. Ça ne faisait pas mal hier, quand j’ai tué l’ours-goule, mais c’est douloureux aujourd’hui. J’ai appliqué un peu de poudre antibiotique sur la plaie, et je l’ai pansée.


24 avril. Ma main me fait souffrir, comme vous le voyez à mon écriture. Sans le gosse, je ne sais pas ce que je deviendrais. C’est lui qui a tout fait depuis le début de l’expédition. Nous avons discuté aujourd’hui pour savoir s’il fallait lever le camp et continuer à remonter le fleuve, et nous avons fini par décider de rester et de partir demain à condition que l’état de ma main n’empire pas. L’endroit est agréable. Il y a un arbre, ce qui porte toujours bonheur, et une longue pente herbeuse qui descend jusqu’à l’eau. Le courant est vif par ici, et l’eau est claire et froide. Il y a de la viande en abondance : nous mangeons le poney-prince, et nous avons accroché un cuissot entier à un autre arbre deux kilomètres en arrière pour ceux qui ont faim. Un peu plus en amont, la rivière va s’enfoncer dans des gorges. On les aperçoit déjà d’ici.


25 avril. Nous avons levé le campement aujourd’hui. C’est le gosse qui a tout fait, comme d’habitude. Il a lu tous mes livres, et il me pose d’innombrables questions — auxquelles je ne sais pas toujours répondre.

26 avril. Le gosse est mort. Je l’ai enterré là où on ne le trouvera jamais, car je m’aperçois, en regardant le visage éteint, que je ne crois pas aux étrangers qui vont fouiner dans les tombes. Voilà comment cela s’est passé. Aujourd’hui vers midi, nous conduisions les mules sur un sentier qui longe le versant sud des gorges. Il devait y avoir environ deux cents mètres de dénivellation, et le passage était étroit. L’eau coulait en torrent dans un lit profond bordé de sable rouge et de pierres brisées. Je lui rappelai qu’il m’avait dit que nous étions encore trop bas pour découvrir la caverne sacrée du Peuple libre, mais il me répondit qu’il pouvait y en avoir d’autres, et il grimpa quand même au milieu des rochers. Je le vis tomber. Il essaya de se raccrocher à une pierre, puis glissa en poussant un hurlement. J’entravai les mules et revins sur mes pas, en espérant le retrouver dans des eaux plus calmes s’il avait pu nager. À quelque distance en aval de l’endroit où il était tombé, un gros arbre enjambait le rocher, avec une mare d’eau à son pied, et il avait lancé une racine par-dessus le torrent pour attraper mon compagnon.

Je voudrais avouer maintenant que j’ai menti. Les dates de cette page et de celle qui précède sont inexactes. Nous sommes aujourd’hui le premier juin. Pendant longtemps, je n’ai rien écrit dans ce journal, et ce soir, j’ai pensé que je pourrais le reprendre et rapporter ce qui s’est passé. Comme vous le voyez, ma main n’est pas guérie. Je ne crois pas qu’elle redeviendra jamais normale, bien qu’elle n’ait aucune marque ou déformation apparente. J’ai simplement du mal à manipuler des objets.

J’ai caché le corps du gosse dans la caverne, dans un creux qui surplombe la rivière. Je crois qu’il aurait approuvé mon choix, et les ours-goules n’iront pas le chercher là-bas. Ils sont capables de déplacer les grosses pierres, mais pas de grimper comme un homme. Il m’a fallu trois jours pour trouver la caverne, avec le corps en travers de l’une des deux mules. J’ai ensuite tué le chat, et je l’ai étendu à ses pieds.

Je m’aperçois que je n’ai pas l’habitude d’écrire ainsi — je ne parle pas de ma main, mais d’écrire mes pensées. J’ai retranscrit les conversations que j’ai eues, bien sûr, et j’ai décrit les lieux sacrés, mais pas mes pensées. Cela exerce une fascination sur moi, et maintenant, je n’ai personne à qui parler. De toute façon, personne ne lira jamais ces lignes.

Nous progressons — les deux mules et moi — beaucoup plus lentement que lorsqu’il était vivant. Nous ne marchons que trois ou quatre heures le matin. Il y a toujours quelque chose qui vaut la peine de s’arrêter dans ces collines : un bel endroit entouré d’arbres et de fougères, ou une caverne à explorer, ou un trou d’eau profond avec des poissons dedans. Je n’ai tué aucun gros animal depuis sa mort. Je me suis nourri de poisson et de quelques petits animaux que j’attrape en tendant des collets fabriqués avec le crin des mules. Plusieurs fois, ces collets ont été visités, mais je ne suis pas en colère. Je crois que je sais qui vient voler.

Il y a beaucoup d’autres choses à manger par ici à part le poisson et le gibier. Il y a déjà quelques baies, bien qu’il soit encore trop tôt pour les fruits. Je crois que les Pieds mouillés — je devrais dire : les Saint-Annois des prairies marécageuses — mangeaient la racine des roseaux. J’ai essayé (il faut d’abord enlever la partie noire, amère, qui est sous l’écorce et qui, réduite en poudre à l’aide de deux pierres, peut servir à tuer le poisson) et ce n’est pas tellement mauvais, quoique peu nourrissant apparemment ; il vaut mieux les manger au bord de l’Océan, où l’on peut plonger la partie qui est blanche dans l’eau salée après chaque bouchée.

Dans les prairies marécageuses, si vous voulez manger des racines, vous n’avez qu’à vous baisser pour en arracher, mais il n’y a pratiquement rien d’autre à manger à part le poisson et les coquillages, ou bien les escargots au printemps, à moins d’attraper un oiseau. Ici, c’est très différent. La nourriture ne manque pas, mais elle est difficile à trouver. Les pousses de certaines plantes sont comestibles, ainsi que les vers qu’on trouve dans le bois pourri. Il y a un champignon qui ne pousse que là où la lumière n’arrive pas, et qui est délicieux.

Comme je l’ai dit, je n’ai pas encore tué de gros animaux, bien qu’à un moment j’aie été tenté de le faire. Mais le fusil fait beaucoup de bruit — et la carabine encore plus — et je suis sûr que cela ferait fuir ceux que je veux trouver.


3 juin. (C’est la vraie date.) Toujours plus haut dans les collines — les deux mules et moi. Un peu plus de rochers et moins d’herbe. Ici, les daims sauvages ne ressemblent plus au bétail.

4 juin. Pas de feu ce soir. J’en ai allumé un chaque nuit depuis qu’il est mort. Ce soir, j’ai commencé à ramasser des brindilles, comme d’habitude, puis je me suis demandé à quoi bon. Le gosse le faisait parce qu’il y avait de la viande à faire cuire et du thé à préparer, mais il n’en reste plus, et je n’ai rien à faire cuire. Bientôt, le soleil va se coucher ; et ensuite, jusqu’à ce que Monde-sœur brille au-dessus des collines, je ne pourrai plus écrire. Parfois, je me demande qui lira jamais ces lignes, et la réponse est personne, aussi je peux y mettre mes pensées les plus secrètes ; mais je me rappelle que je suis censé tenir un journal scientifique, et que même si personne ne le lit, ce sera un bon entraînement.

Mais qu’y a-t-il à dire ? J’ai cessé de me raser. Je suis là, assis, ce journal sur les genoux, et j’essaye d’imaginer la vie du Peuple libre ici avant l’arrivée des hommes de la Terre. Ces collines sont dures et nues, personne n’y vivrait s’il y avait de meilleurs endroits. Peut-être que les montagnes du Tempus — comme on les appelle — sont plus hospitalières, mais pour l’instant je n’ai aucun moyen de le savoir. Il est certain que les basses collines par où nous sommes passés en venant, et même les prairies marécageuses, étaient plus riches. Pourquoi, alors, le Peuple libre vivait-il dans les montagnes, si les anciens récits sont dignes de foi, et ils le sont sûrement ? Sont-ils venus jusqu’ici ? Viennent-ils encore ? Je ne doute pas qu’ils le fassent, mais ça, c’est un autre sujet.

S’ils venaient jusqu’ici, ce ne devait pas être souvent, car les récits parlent toujours du peuple des montagnes (le Peuple libre) et des Pieds mouillés (les hommes des marais). Il est vrai que quand ce sont les Pieds mouillés qui parlent, ils désignent souvent le Peuple libre sous le nom d’« hommes des collines ». Mais ils sont les seuls à les appeler ainsi, et ces collines, j’en suis sûr, sont vides comme les marais ne l’ont jamais été. Il n’y a pas de morts ici, ou très peu.

Et les hommes des marais. Pourquoi ne sont-ils pas venus ici ?

Commençons par eux. Nous en savons plus sur eux. Nous savons qu’ils étaient avides de viande, car les récits nous disent qu’ils acclamaient celle des sacrifices, même ceux qui ne croyaient pas. Vivant dans les prairies marécageuses, ils devaient se nourrir de racines de roseaux, comme je l’ai dit, et de poisson ou de gibier de mer. Parfois, sans aucun doute, quand ils désiraient de la viande, ils allaient dans les collines basses au-dessus des marais pour chasser. Mais des pêcheurs et des poseurs de collets pour le gibier de mer ne pouvaient pas être de bons chasseurs. Ils devaient donc venir (à combien ? Dix ? Vingt ? Trente ?) dans ces collines pour trouver des victimes à immoler au fleuve. Je les vois, marchant l’un derrière l’autre, silhouettes trapues à la démarche lourde, à la peau blanche. Dix, douze, treize, quatorze, quinze. Ceux du Peuple libre sont de meilleurs chasseurs, de meilleurs guerriers aussi sans doute, aux jambes fines et souples, mais ils ne peuvent pas rester ensemble en aussi grand nombre, car ils n’auraient rien à manger. Il n’y a pas assez de gibier. Dix en tout est un maximum, avec les femmes et les enfants. Pas plus de deux ou trois guerriers adultes par groupe. Combien ont dû être ainsi ramenés prisonniers à travers ces collines arides, jusqu’au Sablier ou à l’Observatoire au bord de la rivière ? Pendant combien de temps ? Quelle fut la durée de la préhistoire humaine sur la planète mère, la Terre ? Un million d’années ?

Certains disent dix millions. Mânes de mes ancêtres.


Un peu plus tard. Monde-sœur est la reine du ciel maintenant, et illumine cette page de son éclat bleu, sauf à l’endroit où tombe l’ombre de mon stylo. Elle est à moitié nuit et à moitié lumière, et dans la région intermédiaire on aperçoit la Main qui s’avance dans la mer, avec ce qui doit être Port-Mimizon, un minuscule point brillant là où le pouce rejoint la paume. On dit que c’est le pire endroit des deux mondes.


Un peu plus tard. Un instant, j’ai cru voir mon chat voler comme une ombre dans l’obscurité, et je me suis demandé s’il était vraiment mort, bien que je lui aie brisé le cou. La veille du jour où je l’ai immolé dans la caverne, il avait attrapé un petit animal qu’il était venu déposer à mes pieds. Je lui ai dit qu’il était un bon chat, et qu’il pouvait le manger lui-même, mais il m’a répondu : « Mon maître, le marquis de Carabas, vous adresse ses civilités. » Et il a disparu de nouveau. Le petit animal avait un museau pointu et des oreilles arrondies, mais ses dents étaient celles d’un être humain, régulières et puissantes, et il souriait dans son agonie.


Un peu plus tard. À la lueur de Monde-sœur, j’ai cherché des vestiges — des éolithes — parmi les roches. Je n’en ai trouvé aucun.

6 juin. Nous avons fait les explorateurs, aujourd’hui. Nous avons marché toute la journée. À notre droite, le fleuve gronde entre deux murs de pierre. Devant nous, les montagnes dressent leur barrière bleutée. Je suivrai le fleuve. Je sais qu’il pénètre dans leur cœur.



7 juin. Aujourd’hui, une petite pierre a dévalé la pente devant nous. Sans doute déplacée par un animal, mais je n’ai pas réussi à l’apercevoir. Je croyais que nous n’étions plus suivis depuis que j’ai cessé de tuer du gibier. Mes collets ne sont plus jamais visités maintenant, et quand ils le sont, il y a presque toujours la trace d’un renard de feu. Comme je dois leur paraître étrange, avec les mules. Je ne porte pas de vêtements, à part les chaussures, qui me protègent des pierres, mais ce sont les mules surtout qui doivent leur faire peur.


Beaucoup plus tard. Je ne sais pas quelle heure il est. Largement minuit passé, je suppose. Monde-sœur est à la moitié de sa course à l’ouest, mais son éclat est encore plus grand, aussi loin que mon regard porte, en bas de la vallée, et les falaises plus haut resplendissent d’un éclat bleuté.


Je n’écrirai pas Un peu plus tard, car je n’ai interrompu ce journal que pendant quelques secondes, pour ramasser des brindilles et de l’herbe sèche pour faire du feu. C’est le premier feu que j’allume depuis plusieurs jours. Comme je ne suis pas dans mon sac de couchage, j’ai froid, et je n’ai pas envie de me rendormir. J’ai rêvé que des gens nus se rassemblaient autour de moi pendant que je dormais. Des enfants, des Enfants de l’ombre à la silhouette difforme, qui ne sont ni des enfants ni des hommes, et une fille grande, avec de longs cheveux pendants qui effleuraient mon visage quand elle s’est penchée sur moi.


C’était la fin du journal à la reliure de toile. L’officier le referma, le poussa de côté et pendant quelques instants pianota sur la couverture rigide. L’aube s’était levée pendant qu’il lisait ; il éteignit la faible flamme de sa lampe, repoussa son siège en arrière et s’étira. Il y avait déjà une impression d’humidité et de chaleur dans l’air du matin. Dehors, par la porte ouverte, il voyait que l’esclave avait quitté son poste sous l’arbre à fièvre. Sans doute était-il endormi dans un coin quelque part. Pendant quelques instants, l’officier envisagea d’aller le chercher et de le réveiller à coups de botte. Puis il retourna vers son bureau et, sans s’asseoir, relut la lettre qui avait accompagné le dossier. Elle était datée de plus d’un an.


VOTRE EXCELLENCE : Le dossier ci-joint concerne le détenu 143, actuellement dans nos installations, et qui prétend être un citoyen de la Terre. Ce détenu, dont le passeport (qui a peut-être été faussé) porte le nom de John V. Marsch, docteur en philosophie, est arrivé ici le 2 avril de l’année dernière et a été arrêté le 5 juin de l’année présente à la suite du meurtre d’un correspondant-espion G S P B de catégorie A A dans notre ville. Le fils de la victime a depuis été inculpé pour ce meurtre, mais nous avons des raisons importantes de penser, comme vous pourrez le constater en prenant connaissance du dossier, que 143 pourrait être un agent de la junte actuellement au pouvoir sur la planète sœur. Telle est, en fait, ma conviction.

Je me permets d’attirer votre attention sur le fait que l’exécution d’un agent de Sainte-Anne aurait, dans les circonstances actuelles, un excellent effet sur l’opinion publique de notre planète. D’un autre côté, si nous acceptons les allégations du détenu selon lesquelles il serait originaire de la planète mère, il est certain que sa libération, tout au moins en attendant qu’il s’incrimine davantage, pourrait avoir un effet également favorable. Les gens d’ici, particulièrement au sein de la classe intellectuelle, l’ont bien accueilli lorsqu’il s’est présenté comme un savant venu de la Terre.


« Maître… »

L’officier leva les yeux. Cassilla, qui bâillait, se tenait à côté de lui avec un plateau, l’esclave à côté d’elle. « Du café, Maître », dit-elle. À la lumière du jour maintenant éclatante, il voyait un réseau de fines rides autour de ses yeux. Elle vieillissait. Dommage. Il prit la tasse qu’elle lui tendait, et pendant qu’elle versait le café il lui demanda son âge.

« Vingt et un ans, Maître. » La cafetière était l’une de celles en argent, avec les Motifs divisionnaires, ce qui signifiait que l’esclave avait dû insister aux cuisines pour qu’on la lui donne ; autrement, il n’aurait eu que l’une des cafetières ordinaires de la table des jeunes officiers.

« Tu devrais prendre mieux soin de toi. » Le café était brûlant, et légèrement parfumé à la vanille. Il ajouta une noix de crème épaisse.

« Oui, Maître. Ce sera tout ? »

« Oui, tu peux me laisser. Dis-moi », fit-il en se tournant soudain vers l’esclave, « quel est le premier navire qui part pour Port-Mimizon ? »

« L’Evenstar, Maître. Aujourd’hui à la marée haute. Mais il doit faire escale à Coldmouth avant d’arriver à la Main, Maître, et peut-être faire un peu de commerce dans les îles. Le Slough Desmond n’appareille que la semaine prochaine, mais il devrait être à Port-Mimizon environ un mois plus tôt. »

L’officier hocha la tête, but son café et retourna à sa lettre.


Bien que plusieurs indices contenus dans les papiers personnels du détenu apparaissent significatifs, il s’est jusqu’à présent refusé à passer aux aveux. Nous poursuivons la politique habituelle des traitements alternativement sévères et bienveillants pour obtenir un effondrement de sa résistance. Peu après son transfert dans la cellule appropriée, le n° 47 à l’étage au-dessus a commencé à communiquer avec lui au moyen de coups en code sur un tuyau qui passe dans les deux cellules. Dès que le détenu 143 a répondu, nous avons persuadé le n° 47 (qui est un politique, et malléable comme le sont tous nos politiques) de noter toutes les conversations. Il l’a fait (Fiche n° 181) et des vérifications au hasard ont montré qu’il coopérait loyalement, mais il n’est rien sorti d’important de ces transcriptions. Dans la cellule voisine de 143 se trouve une prisonnière de droit commun illettrée, qui semble essayer d’entrer en communication avec lui en frappant des coups sur le mur, mais le résultat est incompréhensible et il ne répond pas.

Comme une certaine pression s’exerce de la part de l’université en faveur de la libération du détenu, nous suggérons que cette affaire soit promptement réglée.


L’officier ouvrit le couvercle de la mallette et replaça la lettre à l’intérieur, puis les feuillets épars de la transcription officielle, les bandes magnétiques, le registre à la reliure de toile et le cahier d’écolier. Puis il prit quelques feuilles de papier à lettre à en-tête et un stylo dans un tiroir de son bureau et écrivit :


Monsieur le Directeur du G S P B

Citadelle

Port-Mimizon

Département de la Main


Monsieur le Directeur,

Après un examen approfondi du dossier ci-joint, nos conclusions sont que, malgré le peu d’importance que présente ce détenu, les deux attitudes que vous préconisez nous paraissent totalement indéfendables. Une exécution publique serait interprétée par certains comme la confirmation qu’il était citoyen de la planète mère comme il l’a prétendu, et qu’il a été sacrifié à titre de bouc émissaire. D’un autre côté, s’il était déclaré innocent et relâché, puis inculpé pour une autre raison, cela risquerait de porter atteinte au crédit du gouvernement.

Nous ne nous inquiétons guère de l’état de l’opinion publique à Port-Mimizon, mais comme c’est la seule incidence que cette affaire exerce, nous vous enjoignons de poursuivre vos efforts pour obtenir une coopération complète. Par la même occasion, nous vous recommandons de ne pas fonder d’espoirs prématurés sur cette liaison en train de se développer avec la fille C.E. Jusqu’à ce que vous obteniez sa coopération complète, nous vous ordonnons de continuer à garder le détenu.


Après avoir signé au bas de la lettre, l’officier la glissa également dans la mallette et appela l’esclave à qui il ordonna de la refermer comme elle était à son arrivée. Puis l’officier dit à l’esclave :

« Tu porteras cela à bord de l’Evenstar pour qu’il l’amène à Port-Mimizon. »

« Bien, Maître. »

« Tu vas servir chez le commandant aujourd’hui ? »

« Oui, Maître. À partir de midi. Pour le déjeuner en l’honneur du général, Maître. »

« Peut-être que tu trouveras l’occasion — une occasion discrète — de lui parler. Sans doute quand il te demandera de me transmettre ses remerciements pour lui avoir prêté tes services. »

« Oui, Maître. »

« À ce moment-là, tu pourrais l’informer que je suis resté éveillé toute la nuit pour m’occuper de ce dossier, et que je l’ai renvoyé ce matin par le premier navire en partance pour Port-Mimizon. Tu comprends bien ? »

« Oui, Maître. Je comprends, Maître. »

L’espace d’un instant, l’esclave se départit de son expression de déférence habituelle, et sourit ; et l’officier, en voyant ce sourire, comprit qu’il exécuterait ses instructions s’il pouvait, et qu’un certain amour en lui pour l’intrigue et la duplicité le faisait se réjouir de jouer ce rôle. Quant à l’esclave lui-même, il comprit, en voyant l’expression de l’officier, qu’il n’aurait plus jamais besoin de retourner à l’usine de cardage et que l’officier savait qu’il ferait tout ce qu’il pourrait, parce qu’il était désireux de le faire. Il mit la mallette sur ses épaules pour la porter à bord de l’Evenstar, et ils se séparèrent, satisfaits tous les deux. Après son départ, l’officier découvrit une bobine de bande magnétique qui avait roulé derrière la lampe qui ornait son bureau. Il la ramassa et la jeta par la fenêtre dans l’un des massifs de fleurs abandonnés, au milieu de l’envahissant jasmin de Virginie.


FIN
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