CHANT IV

Lorsque, par un effet des douleurs et des joies,

nous nous sentons atteints dans quelque faculté

où l’on dirait que l’âme est soudain concentrée,


celle-ci n’obéit à nulle autre puissance:

ce qui prouve l’erreur de ceux qui s’imaginent

qu’une âme peut en nous céder la place à l’autre [26].


Ainsi, lorsqu’on écoute et qu’on voit quelque chose

qui retient fortement toute l’attention,

le temps s’écoule vite et on ne le sent pas,


le pouvoir de l’entendre étant une autre chose

que celui de l’esprit compris comme un entier:

l’un se rattache à l’âme et l’autre reste libre [27].


Je fis de tout ceci l’expérience sure,

en écoutant l’esprit et en m’émerveillant,

car le soleil fit plus de cinquante degrés [28],


et je ne m’aperçus de rien, lorsque nous vînmes

jusqu’à certain endroit où les ombres en chœur

nous crièrent: «Voici ce que vous désirez!»


Souvent le campagnard, lorsque l’automne arrive,

mûrissant le raisin qui prend des tons plus sombres,

d’une seule fourchée emplit de ronces sèches


des trous beaucoup plus grands que le mince sentier

par où mon guide et moi nous partîmes tout seuls,

car les autres esprits prenaient d’autres chemins.


On monte à San Léo, l’on descend à Noli

et de Bisannualité l’on atteint le sommet

à pied [29]; mais c’est ici qu’il convient de voler;


j’entends, avec le vol rapide, avec les plumes

de mon ardent désir, suivant les pas du guide

qui m’ouvrait le chemin, me donnant de l’espoir.


Nous montions tout au long des rochers éboulés

dont l’étroite paroi nous pressait de partout,

et j’employais les pieds aussi bien que les mains.


Arrivés à la fin sur le replat d’en haut [30]

du profond précipice, à l’endroit découvert:

«Ô maître, demandai-je, où va-t-on maintenant?»


«Ce sera désormais, dit-il, toujours plus haut.

Suis mes pas sur ce mont, jusqu’à ce qu’on rencontre

le guide qui saura nous montrer le chemin.»


Le sommet est si haut, qu’on ne l’aperçoit pas;

sa pente me semblait être plus raide encore

que l’angle que décrit la moitié du cadran [31].


Comme j’étais déjà bien fatigué, je dis:

«Tourne-toi, mon doux père, et regarde vers moi:

si tu ne m’attends pas, je vais rester tout seul!»


«Traîne-toi jusqu’ici, mon fils», dit-il alors,

en me montrant du doigt un palier au-dessus,

qui, partant de ce point, faisait le tour du mont.


Sa voix était pour moi d’un si doux réconfort,

que je parvins, grimpant toujours derrière lui,

à prendre pied enfin sur la forte ceinture.


Et là-haut, tous les deux, nous nous mîmes par terre,

tournés vers le levant d’où nous étions venus,

car on aime à revoir le chemin déjà fait.


J’examinai d’abord le bas de la montagne;

ensuite je levai mes yeux vers le soleil,

étonné de le voir briller à ma main gauche [32].


Le poète vit bien quelle était ma surprise,

de regarder comment le char de la lumière

s’avançait lentement entre nous et le nord.


«Si Castor et Polluer, finit-il par me dire,

avaient fait maintenant escorte à ce miroir

qui répand sa splendeur ici comme là-bas,


tu pourrais contempler le zodiaque en flammes

poursuivant son chemin au plus près des deux Ourses,

à moins de le voir prendre un sentier différent [33].


Et si tu veux savoir comment cela se fait,

réfléchis un instant: imagine Sion,

ainsi que ce mont-ci, situés sur la terre


en des endroits qui font qu’ils ont deux hémisphères

et un seul horizon: ce qui fait que la route

que jadis Phaéton avait si mal suivie


se dirige, pour ceux qui regardent d’ici,

d’un côté qui s’oppose à celui de là-bas,

si ton intelligence a bien su me comprendre.»


«Maître, certainement, me pris-je alors à dire,

je n’ai jamais compris avec tant de clarté

ce qui semblait avant trop dur à mon esprit;


que le cercle au milieu de la sphère céleste

que les gens du métier appellent Équateur,

et qui reste toujours entre hiver et été,


pour la même raison que tu viens de me dire,

est aussi loin d’ici, remontant vers le Nord,

qu’il l’était des Hébreux, vers la chaleur du Sud.


Mais je voudrais savoir, si tu le trouves bon,

combien on va marcher, puisque ce pic se dresse

plus haut que je ne puis élever le regard.»


Il répondit alors: «Cette montagne est telle,

que son flanc est bien dur pour celui qui s’engage;

mais plus on l’a gravi, plus il devient aisé.


Lorsqu’il te semblera qu’il est enfin plus doux

et que monter là-haut est chose aussi facile [34]

qu’à la nef d’avancer par un vent favorable,


nous serons arrivés au bout de ce sentier;

là, tu peux espérer de voir finir ta peine,

Je ne t’en dis pas plus, c’est tout ce que j’en sais.»


Comme il venait de mettre un terme à son discours,

près de nous une voix nous dit: «En attendant,

tu ferais aussi bien de t’asseoir tant soit peu.»


Nous étant retournés au son de cette voix,

nous vîmes un grand roc qui se trouvait à gauche,

et que je n’avais pas tout d’abord aperçu.

Nous fûmes vers ce point, et vîmes des esprits

qui paraissaient attendre à l’abri du rocher,

nonchalamment couchés comme des fainéants.


L’un surtout, qui semblait plus qu’un autre accablé,

restait assis là-bas, s’embrassant les genoux

sur lesquels se cachait son visage penché.


«Regarde, doux seigneur, dis-je alors à mon guide,

celui-là, qu’on dirait plus paresseux encore

que si dame Indolence était sa propre sœur!»


Et ce ne fut qu’alors qu’il daigna regarder,

ramenant son visage en biais, sur la cuisse,

et disant: «Va plus haut, toi qui fais le malin!»


Lors je le reconnus, et cette grande angoisse

qui me pressait encore au creux de la poitrine

ne put pas m’empêcher de courir jusqu’à lui.


Et quand je l’eus rejoint, à peine s’il leva

la tête pour parler: «Comprends-tu maintenant

le pourquoi du soleil sur ton épaule gauche?»


Sa même nonchalance et son discours trop bref

amenaient sur ma lèvre un début de sourire

et je dis: «Belacqua [35], je ne suis plus en peine


de toi dorénavant; mais pourquoi restes-tu

ici précisément? Attends-tu quelque guide,

ou bien as-tu repris tes vieilles habitudes?»


«Frère, à quoi bon, dit-il, monter jusque là-haut,

puisque l’oiseau de Dieu qui veille sur l’entrée

ne me permettrait pas d’aller chercher les peines?


Il me convient d’attendre ici que le ciel tourne

autant autour de moi qu’il le fit dans ma vie,

car le bon repentir s’était trop fait attendre;


à moins de l’obtenir au moyen de prières

qui jaillissent d’un cœur visité par la grâce;

des autres, peu me chaut, car le Ciel n’en veut pas.


Cependant le poète s’avançait jusqu’à nous

et me disait: «Viens donc! Regarde le soleil

à son méridien; et de l’autre côté


la nuit foule déjà sous ses pieds le Maroc.»

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