Troisième jour, le matin L’affaire Joyce Carlyle

14 Angel Falls

Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage.

PIERRE DE MARBEUF

1.

La nuit avait été courte.

Fragmenté, anxieux, chahuté, mon sommeil ne s’était pas prolongé au-delà de 6 heures du matin. Une fois levé, après une douche qui m’avait redonné un peu de tonus, j’avais refermé la porte coulissante séparant la chambre — dans laquelle mon fils continuait à dormir — d’un petit salon avec un bow-window qui dominait les eaux encore sombres de l’Hudson. Là, je m’étais préparé un expresso avant d’allumer mon ordinateur portable et de consulter mon téléphone. Caradec avait cherché à me joindre, et m’avait laissé un message. J’essayai de le rappeler, mais tombai sur son répondeur. Merde. Pourquoi Marc ne répondait-il pas ? J’étais davantage contrarié que véritablement inquiet. Caradec n’était pas un accro du portable. Tel que je le connaissais, il était même capable d’avoir oublié son chargeur à Paris en partant enquêter dans l’est de la France.

J’avalai d’un trait le reste de mon café avec un Doliprane. J’avais des bourdonnements dans les oreilles, comme si les dizaines de questions qui m’avaient tourmenté dans mon sommeil rebondissaient contre les parois de mon crâne.

Assis devant mon écran dans la lumière du petit matin, j’espérais qu’Internet m’aiderait à défricher le terrain. Google. Première recherche : « May Soo-yun », la détective du NYPD qui avait mené l’enquête sur la mort de Joyce. En quelques clics, je compris que la flic n’en était plus une. May avait quitté la police au début des années 2010. Elle travaillait à présent comme porte-parole du Transparency Project, une puissante organisation à but non lucratif connue pour son programme d’aide juridique destiné à soutenir les victimes d’erreurs judiciaires.

Sur le site Web de Transparency, je trouvai facilement son adresse mail et lui envoyai un courriel lui demandant un rendez-vous. Pour rafraîchir la mémoire de l’ex-flic, je lui rappelai en quelques mots les grandes lignes de l’affaire Joyce Carlyle dont elle s’était occupée neuf ans plus tôt. Je n’escomptais pas une réponse rapide — le plus probable était même qu’elle ne me réponde pas —, mais il était de mon devoir de commencer par là.

Deuxième recherche : « New York Herald », le journal pour lequel travaillait Florence Gallo, la journaliste qu’avait vraisemblablement contactée Joyce quelques jours après l’enlèvement de Claire. Et deuxième surprise : le quotidien n’existait plus. Victime de la crise de la presse, le New York Herald avait disparu des kiosques en 2009. Après avoir connu son âge d’or dans les années 1970, le journal avait commencé à accumuler des dettes. Malgré plusieurs restructurations, il n’avait pas survécu aux difficultés du marché publicitaire et la crise financière avait fini par avoir sa peau.

En y regardant de plus près, le site Web du quotidien était néanmoins toujours en service, permettant de fureter dans les archives, mais ne proposant plus de nouveaux articles. Alan Bridges, l’ancien rédacteur en chef, ainsi qu’une petite partie des journalistes avaient depuis fondé un site d’infos pure player. Financé par abonnements, le #WinterSun était une sorte de Mediapart américain, spécialisé dans le journalisme politique d’investigation. En y réfléchissant mieux, je me souvins d’avoir déjà entendu parler d’Alan Bridges et de son site lorsque, dans le sillage de l’affaire Snowden, le #WinterSun avait publié des documents fournis par d’autres lanceurs d’alerte concernant la surveillance électronique de masse orchestrée par la NSA.

Je tapai « Florence Gallo » dans le moteur de recherche du Herald pour voir quelles enquêtes elle avait menées depuis les articles réunis par Joyce.

Le résultat le plus récent me glaça.

La journaliste était morte.

2.

Ce n’est pas croyable

Je me tortillai sur ma chaise. Les archives en ligne du Herald faisaient remonter l’annonce du décès de Florence sous la forme d’un texte court paru dans l’édition du 27 juin 2005 :

C’est avec un profond chagrin que nous vous faisons part du décès brutal de notre amie et consœur Florence Gallo des suites d’un accident de base jump.

Florence avait vingt-neuf ans. Elle vivait par et pour son métier. Nous n’oublierons jamais son enthousiasme, sa bonne humeur, son caractère bien trempé, son intuition et sa détermination qui faisaient d’elle une femme et une journaliste exceptionnelle.

Tous les membres de notre rédaction sont submergés de douleur. Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et à ceux à qui elle était chère.

L’article était illustré d’une photo étonnante. Blondeur solaire et jeunesse triomphante, cuissardes et short de cuir, Florence prenait la pose sur sa moto. Un décalque presque parfait de la Brigitte Bardot de la fin des années 1960, période Harley Davidson et Roger Vivier.

Moi aussi, j’étais sous le choc. Alors que je pensais avoir enfin trouvé quelqu’un qui pourrait m’aider de manière décisive, voilà que j’apprenais sa mort.

Je me refis un café pendant que, dans mon esprit, les interrogations se bousculaient. Je me rassis devant l’écran et ouvris en même temps plusieurs fenêtres dans le navigateur, pour pouvoir mener des recherches en parallèle. Je savais que l’information était là, à portée de clic.

Première étape, je collectai suffisamment de renseignements pour esquisser une biographie de la journaliste. De nationalité suisse, Florence était tombée très tôt dans la marmite de l’info. Son père était reporter sportif au Matin et sa mère avait longtemps animé une émission culturelle sur les ondes de la RTS. Elle avait fait ses études secondaires à Genève, puis, à dix-neuf ans, elle avait enchaîné les stages dans différentes rédactions, dont celle de 24 heures, le quotidien du Canton de Vaud. En parallèle, elle avait poursuivi des études au CRFJ, le Centre romand de formation des journalistes. En 2002, elle avait travaillé un an à Londres pour la chaîne économique Bloomberg TV, puis elle avait traversé l’Atlantique et s’était installée à New York, où elle avait d’abord rédigé des articles pour France-Amérique, le journal francophone des États-Unis, avant d’intégrer la rédaction du New York Herald en 2004.

Deuxième fenêtre. Google images. Toutes les photos de Florence disponibles en ligne montraient une jolie fille, sportive, saine, toujours en mouvement, toujours le sourire aux lèvres. Une beauté accessible, sans arrogance, qui inspirait la sympathie. Une jeune femme un peu à l’image des articles qu’elle écrivait. J’en téléchargeai plusieurs dizaines : beaucoup de portraits, des sujets de fond et des enquêtes sur la vie politique, les questions sociales, les problèmes de société. Pas de gras, le mot juste. Sa prose était fluide et équilibrée. Bienveillante sans être complaisante. Sans concession, mais sans cynisme. Mis bout à bout, ses papiers brossaient le portrait d’un New York multiforme, complexe, kaléidoscopique. Une société américaine parfois déboussolée et en souffrance, mais traversée par une énergie et un regard tournés vers l’avenir. Surtout, il était indéniable que Florence avait le goût des autres. Elle avait de l’empathie pour les sujets de ses articles comme certains romanciers peuvent en éprouver pour leurs personnages.

À la lecture de ses textes, j’essayai de deviner le lien qui l’unissait à Joyce. Comment les deux femmes s’étaientelles connues ? Était-ce Florence qui avait contacté Joyce ou l’inverse ? Mon intuition me guidait vers la deuxième hypothèse. Après l’enlèvement de sa fille, voyant que les chances de la retrouver vivante s’amenuisaient, Joyce avait décidé de solliciter l’aide de la presse. Avec quelle idée précise derrière la tête ? Je l’ignorais encore, mais j’étais prêt à parier qu’elle s’était tout simplement tournée vers quelqu’un dont elle appréciait les articles.

Nouvelle page Web. J’avais gardé pour la fin ce qui m’avait pourtant immédiatement sauté aux yeux. La vérité la plus perturbante : la date de la mort de Florence, tellement rapprochée de celle de Joyce que j’avais du mal à croire que cela ait pu être un hasard. Je me mis en quête de renseignements plus détaillés, tout en redoutant ce que j’allais découvrir. À présent, il ne s’agissait plus seulement d’enquêter sur la disparition ou l’enlèvement de la femme que j’aimais. Il s’agissait peut-être de découvrir la vérité sur une série d’homicides restés impunis : Joyce, Florence, d’autres pourquoi pas…

Dans le tréfonds du Web, je dénichai un article un peu plus exhaustif sur la mort de Florence Gallo. Une brève parue dans un journal local de Virginie, le Lafayette Tribune :

FAITS DIVERS

Une jeune femme a été retrouvée morte, hier matin, dimanche 26 juin, dans le secteur de Silver River Bridge Park (West Virginia).

Selon la direction du parc, la victime — Mlle Florence Gallo, une journaliste new-yorkaise — a vraisemblablement raté son saut de base jump, une pratique extrême du parachutisme qui consiste à sauter d’un point fixe et non d’un avion.

L’alerte a été donnée par des randonneurs qui ont trouvé le corps de la sportive près des berges de la rivière. Florence Gallo connaissait bien la région et était une base jumpeuse aguerrie. Par le passé, elle avait déjà effectué plusieurs sauts depuis la structure en acier du pont, notamment lors des démonstrations de base jump organisées pendant les festivités du « Bridge Day ».

Il s’agissait cette fois d’un saut sans témoins qui s’est déroulé en dehors des créneaux autorisés pour pratiquer cette acti-vité. L’enquête a été confiée au bureau du shérif du comté de Fayette. La piste de l’accident est pour l’instant privilégiée. Selon les premières constatations, la voile du parachute de Mlle Gallo ne s’est pas ouverte pour une raison qui reste à déterminer.

Je regardai quelques photos du pont. Le Silver River Bridge était un spot célèbre dans le milieu des sports extrêmes. Située dans les Appalaches, l’impressionnante structure d’acier surplombait le cours d’eau de plus de trois cents mètres. Le fait que l’on puisse s’y balancer en parachute me collait des frissons.

Pendant longtemps, le pont avait été l’une des fiertés de la région avant d’être fermé à la circulation au milieu des années 1990 après plusieurs alertes de sécurité. Malgré ça, il était toujours entretenu et restait ouvert aux promeneurs et aux visiteurs du Silver River Park. Depuis le tablier du pont, le base jump était autorisé, mais stric-tement encadré et avec des précautions drastiques que n’avait visiblement pas respectées Florence Gallo.

Je cherchai dans les archives du journal pour savoir si l’enquête avait connu des suites, mais je ne trouvai rien. Nouvelle page du moteur de recherche, direction le site Web du #WinterSun. En remplissant un formulaire, il était possible d’envoyer un mail au rédacteur en chef, Alan Bridges. Je n’en attendais rien de particulier, mais, là encore, je tentai ma chance, sollicitant un rendez-vous pour évoquer les souvenirs qu’il gardait de Florence Gallo.

Le message venait juste de partir lorsque mon portable sonna. Alexandre. Il était à présent 9 h 30 à New York, soit 15 h 30 en France.

— Salut, Alex.

— Salut, cousin. Je profite de ma pause pour te rappeler.

— C’est gentil. Les nouvelles sont bonnes ?

Un soupir s’échappa à l’autre bout du fil.

— Non, malheureusement. Il s’est passé ce qu’on craignait. À la fin de la nuit dernière, on a diagnostiqué un hématome à Clotilde Blondel.

— Merde…

— On l’a opérée en urgence, l’épanchement sanguin était profond et mal localisé. L’opération en elle-même ne s’est pas mal déroulée, mais ton amie était en détresse respiratoire. Pour l’instant, elle est toujours dans le coma.

Tu restes aux aguets ?

Compte sur moi.

À peine venais-je de raccrocher que je découvris deux e-mails arrivés presque en même temps dans ma boîte aux lettres. May Soo-Youn et Alan Bridges semblaient s’être donné le mot : contre toute attente, ils se tenaient à ma disposition et acceptaient de me recevoir quand je le souhaitais. Je calai avec eux les deux rendez-vous à la suite dans la journée tout en m’interrogeant sur la rapidité, et la sincérité, de leurs réponses. A priori, aucun de ces deux personnages publics n’avait de raison véritable de m’aider. La seule explication était qu’ils cherchaient à savoir ce que moi, je connaissais de cette affaire…

Neuf heures trente. Manifestement, mon fils avait terminé sa grasse matinée. De l’autre côté de la porte de séparation, j’entendais ses babillements avec bonheur et amusement. Théo s’essayait à une version yaourt assez convaincante de Get Back des Beatles, sa chanson préférée depuis deux semaines. J’ouvris les deux battants pour lui voler quelques sourires pendant que j’appelais l’accueil et réservais une nounou. Décidément en grande forme, Théo enchaîna avec une reprise de son cru de Papaoutai. Dans la demi-heure qui suivit, je ne m’occupai que de lui : bain, toilette complète au savon de Marseille, couche, body, habits propres qui sentaient la lavande.

— Bicuit ! Bicuit !

Aussitôt sur ses deux pieds, cet estomac sur pattes lorgnait déjà une boîte d’Oreo qu’il avait repérée dans une panière à côté du minibar.

— Non, non, pas de biscuit maintenant. C’est l’heure de ton biberon. Allez, zou ! On va le prendre en bas.

— Allez, zou ! répéta-t-il.

Je pris un sac avec toutes nos affaires et, avant de fermer la porte, je repassai mentalement ma liste des choses à ne surtout pas oublier. Fifi : check ! Biberon : check ! Bavoir : check ! Livre de T’choupi : check ! Petite voiture : check ! Couches de rechange : check ! Lingettes : check ! Mouchoirs en papier : check ! Crayons Crayola : check ! Cahier de coloriage : check !

Rassuré, je sortis dans le couloir. Nous venions juste de prendre l’ascenseur lorsque… « Papa, titine. » Flûte, j’avais encore oublié cette putain de tétine.

— Tu ne pouvais pas le dire avant, non ?

Vexation. Larmes de crocodile pour faire bonne figure. Refus de mon côté de faire pénitence :

— Allez, arrête ton cinéma, mauvais acteur !

Retour dans la chambre, cinq minutes pour trouver la tétine (sous le lit, recouverte de poussière), lavage de tétine, alerte odeur suspecte, vérification, confirmation du carnage, profond soupir, nouveau changement de couche, faim qui monte, psychodrame, culpabilité, négociations en tout genre. Perte de temps phénoménale. Ascenseur again. Profiter du miroir pour se recoiffer. Moi puis lui. Un sourire et tout va bien. Lui et moi.

Il était 10 heures passées lorsque la cabine arriva dans le hall. Au même instant, de l’autre côté du vestibule, la lourde porte d’entrée de l’hôtel s’ouvrit sur une masse imposante. Le visage de Théo s’illumina.

— Ma’c ! Ma’c ! cria-t-il en pointant du doigt un client au milieu du lobby.

Je me retournai et fronçai les sourcils. Je n’en croyais pas mes yeux, mais j’étais drôlement soulagé : Marc Caradec était venu me rejoindre à New York !

3.

— Il pleuvait des trombes. J’étais seul, dans ma voiture, au milieu des hautes herbes de ce chemin qui se refermaient sur moi. Armée d’un fusil à pompe, une silhouette sombre a jailli du 4 × 4 devant moi et s’est avancée sous la pluie.

Installés à une table dans le patio de l’hôtel, Caradec et moi discutions depuis une demi-heure. Nous avions échangé toutes nos informations. Une fois encore, elles se recoupaient et s’enrichissaient de façon inattendue, apportant sur le passé de Claire et de sa mère des éclairages complémentaires de plus en plus dramatiques.

— L’homme a braqué son arme sur moi, continua Marc. Dans la lueur des phares, j’ai vu distinctement à quoi il ressemblait. Un physique atypique, une carcasse ramassée et trapue, des cheveux longs couleur rouille et une barbe épaisse. Il était à trois mètres de moi, le doigt sur la détente.

Alors que j’étais suspendu à ses lèvres, Caradec s’arrêta pour essuyer la bouche de Théo. Dans sa chaise haute, mon fils donnait l’impression de suivre attentivement notre conversation en dévorant une tartine de ricotta.

— Il a tiré et mon pare-brise a explosé, poursuivit Marc. J’ai senti le souffle de la balle à quelques millimètres de ma tempe.

— Et ensuite ?

Rencogné sur mon siège, j’étais abasourdi par les proportions que prenait notre enquête.

Caradec haussa les épaules en avalant une gorgée de son cappuccino.

— Qu’est-ce que tu crois : je ne l’ai pas laissé tirer une seconde fois. La peur m’avait fait plonger sous le volant. Avec le choc, la boîte à gants s’était ouverte et mon calibre avait glissé sur le plancher. Je m’en suis saisi et j’ai fait feu. C’était lui ou moi, et cette fois la chance était de mon côté.

Alors que des frissons m’électrisaient l’échine, Marc ne donnait pas l’impression d’être affecté outre mesure par son aventure. Cependant, je le connaissais suffisamment pour savoir que derrière sa posture de marbre se cachait un homme sensible et tourmenté qui avait conscience de la fragilité de l’existence.

— T’soupi ! T’soupi !

Le visage plein de ricotta, Théo réclamait son exemplaire de T’choupi fait des bêtises.

Je cherchai dans le sac et lui tendis le livre. Ce que Caradec m’avoua ensuite me laissa pantois :

— Ce type ne m’était pas inconnu, poursuivit-il. C’était un flic. Je l’ai déjà croisé il y a longtemps. À l’époque, il travaillait à la brigade des mineurs où tout le monde le surnommait « le Bûcheron », mais son véritable nom, c’était Stéphane Lacoste.

Ma gorge se noua. Je n’arrivais pas à croire que Caradec avait tué un homme. J’étais abasourdi et horrifié par ce que j’avais déclenché. Et dire que tout ça avait commencé par une simple dispute. Une dispute que j’avais provoquée. Seulement parce que j’étais jaloux. Seulement parce que j’étais suspicieux par rapport au passé de la femme que j’allais épouser.

Marc me ramena à la réalité :

— J’ai fouillé la voiture et le bonhomme, mais je n’ai rien trouvé. Aucune trace de Claire. Aucun indice. Lacoste devait se méfier, car il n’avait même pas de portable.

— Putain ! les flics vont remonter jusqu’à toi, Marc.

Il secoua la tête.

— Non, je ne pense pas. D’abord, ils ne récupéreront pas la balle que j’ai tirée. Surtout, j’ai installé le cadavre de Lacoste sur le siège conducteur et j’ai fait un joli barbecue avec la voiture. Cette caisse est volée, j’en suis certain. Et tout ce qu’on retrouvera de Stéphane Lacoste sera une carcasse carbonisée. Avant de l’identifier, il faudra obtenir un relevé dentaire, ça prendra un temps fou.

— Et la tienne, de voiture ?

— Tu as raison, c’est le point le plus délicat. Je ne pouvais pas rouler longtemps avec mon pare-brise éclaté. J’ai parcouru prudemment dix kilomètres jusqu’à Châlons-en-Champagne. Là, j’ai piqué une bagnole, à l’ancienne, en frottant les câbles. C’était une ruine, tu me diras : une Supercinq de 1994. Tu savais qu’il en roulait encore ? Elle doit être cotée à 200 euros à L’Argus

— Mais on va retrouver ton Range Rover.

— Ne t’inquiète pas : j’ai demandé à un copain garagiste de venir le récupérer. À l’heure qu’il est, mon vieux tacot se refait une beauté à Paris.

Je fermai les yeux pour me concentrer. Il fallait que je parvienne à reconnecter certains fils.

— Ce policier, Stéphane Lacoste, à ton avis, comment est-il lié à la disparition de Claire ?

Marc sortit son carnet de sa poche et le feuilleta.

– Ça, je t’avoue que je n’en sais rien. À l’aéroport, j’ai passé plusieurs coups de fil pour y voir plus clair sur le parcours de Lacoste. Il a fait ses premières armes à la BRI d’Orléans avant de passer par la BPM et la PJ de Versailles. On le retrouve toujours dans le sillage d’un autre flic, le capitaine Richard Angeli. D’après l’un de mes anciens collègues, Angeli a essayé d’emmener Lacoste avec lui à la BRI du 36, mais l’autre a échoué aux épreuves d’entrée.

Je m’agitai dans mon fauteuil.

— Attends ! Je connais ce nom, Richard Angeli ! Je l’ai entendu très récemment.

Je fouillai dans ma mémoire, mais mon cerveau moulina à vide.

– À quelle occasion ?

— Je ne sais plus justement. ça va me revenir. Toi, ça ne te dit rien ?

— Non, je ne l’ai jamais croisé. Mais d’après ce que j’ai compris, le type a connu une carrière éclair. À peine quarante ans et des états de service élogieux. ça doit être un bon flic. On ne devient pas capitaine à l’anti-gang par hasard. Surtout à son…

D’un bond, je me levai de ma chaise et, sous le coup de l’excitation, arrachai son livre des mains de mon fils.

Surpris, Théo éclata en sanglots et trouva refuge dans les bras de Marc. Fébrile, je tournai les pages jusqu’à retrouver les notes que j’y avais griffonnées dans le taxi sur la route de l’aéroport.

— Je sais qui est Richard Angeli ! dis-je en montrant le livre à Caradec. C’était le petit ami de Marlène Delatour. Le jeune flic de la brigade criminelle de Bordeaux qui avait travaillé sur l’affaire Carlyle en 2005.

Caradec encaissa l’information puis émit une hypothèse.

Et si c’était lui ?

Lui ?

— Le détective qu’avait engagé Joyce en secret. Quoi de mieux qu’un flic français qui travaille sur l’affaire pour avoir accès à toutes les informations et mener des investigations complémentaires ?

Le scénario n’était pas absurde. J’essayai d’imaginer Joyce recrutant dans le plus grand secret ce jeune flic prometteur. Mais grâce à quel intermédiaire ? Et alors que l’enquête n’avait rien donné à l’époque, pourquoi retrouvait-on aujourd’hui l’ombre d’Angeli et de son lieutenant, Stéphane Lacoste ?

Hello, Theo, how are you, adorable young boy ?

Je levai la tête. Marieke, la baby-sitter de mon fils, venait de débarquer dans le patio. Toujours aussi apprêtée, elle était vêtue d’une robe moulante en wax et en dentelle qui pouvait laisser penser qu’en cette période de fashion week elle venait précipitamment de quitter un podium de défilé de mode.

Théo n’avait pas été long à retrouver sa bonne humeur. Un sourire coquin aux lèvres, il faisait le joli cœur devant la belle Allemande.

Je regardai ma montre et me levai. Il était temps de me rendre à mon rendez-vous avec Alan Bridges.

15 L’affaire Joyce Carlyle

Aimez-moi plus qu’avant, puisque j’ai de la peine.

George SAND

1.

Le siège du #WinterSun occupait un étage entier du Flatiron Building, le célèbre immeuble new-yorkais reconnaissable à sa forme triangulaire rappelant celle d’un fer à repasser. Dans le soleil de la fin de matinée, les ornements en colonnes de la façade de calcaire donnaient au bâtiment des airs de temple grec.

À l’intérieur, les bureaux du #WinterSun ressemblaient à ceux d’une start-up ayant levé suffisamment d’argent pour s’offrir les services d’un décorateur à la mode. Toutes les cloisons avaient disparu au profit d’un espace de travail ouvert, organisé autour de zones de réunion informelles. Un parquet nervuré, presque blanc, courait entre les tables en bois, les tabourets, les canapés bas et les chaises Eames multicolores.

Au milieu de la pièce, derrière un comptoir, officiait un barista qui préparait des cappuccinos mousseux. Plus loin, des employés s’affrontaient autour d’une table de ping-pong et d’un baby-foot. Leur moyenne d’âge ne devait pas dépasser vingt-cinq ans. Certains donnaient même l’impression d’être des élèves s’apprêtant à passer leur bac. Côté style, il y en avait pour tous les goûts. Du hipster barbu au clone de Zuckerberg pour les garçons, tandis qu’on naviguait chez les filles entre l’uniforme perfecto-robe-printanière-chinée-dans-une-friperie-de-Williamsburg et des looks plus sophistiqués rappelant les Polaroid affichés par certaines blogueuses de mode.

Cellulaire greffé à la paume de leur main, ordinateur portable sur les genoux, tout ce joli monde pianotait en piochant des graines germées et des chips de kale dans de larges saladiers disposés sur des tables. C’était quelque chose qui ne cessait de m’étonner : à quel point, souvent, la réalité dépassait les caricatures.

— Excusez mon retard, c’est la course depuis trois jours !

Alan Bridges nous accueillit dans un français presque parfait.

Je le saluai à mon tour et lui présentai Caradec comme un ancien policier d’élite qui m’aidait dans mon enquête.

— J’aime beaucoup la France, affirma-t-il en nous serrant la main. À l’âge de vingt ans, j’ai passé une année d’études à Aix-en-Provence. C’était il y a une éternité. Giscard venait d’être élu président, vous imaginez !

La petite soixantaine fringante, le rédacteur en chef du #WinterSun était vêtu d’une chemise blanche, d’un pantalon de toile claire, d’une veste de tweed légère et de sneakers en cuir. Avec sa grande silhouette, sa voix chaude et son charisme indéniable, Alan Bridges ressemblait à son homonyme, l’acteur Jeff Bridges. C’était assez cocasse puisque j’avais lu sur Internet que son véritable nom était Alan Kowalkowski et qu’il avait pris ce pseudonyme à dix-sept ans lorsqu’il écrivait pour le journal de sa fac.

— Suivez-moi, proposa-t-il en nous entraînant dans le seul espace cloisonné de l’étage.

Depuis que je venais à New York et que je passais devant le Flatiron, je m’étais toujours demandé à quoi ressemblait l’intérieur de cet improbable gratte-ciel, et je n’étais pas déçu. Situé dans une pièce triangulaire tout en longueur, le bureau de Bridges offrait une vue spectaculaire sur Broadway, la 5e Avenue et Madison Square Park.

— Asseyez-vous, invita-t-il. Un dernier coup de fil et je suis à vous. L’actualité s’est un peu emballée à cause de la convention.

Il était impossible de ne pas l’avoir remarqué. Prévue initialement à Minneapolis, la convention primaire républicaine avait été en catastrophe délocalisée à New York en raison d’un fort risque d’ouragan dans le Minnesota. Elle s’était ouverte deux jours plus tôt au Madison Square Garden et devait se clore ce soir par le discours de Tad Copeland qui venait de remporter la course à l’investiture du parti.

Sur trois écrans plats fixés aux murs, branchés en sourdine sur des chaînes d’infos, on pouvait voir des images des différents ténors du parti : Jeb Bush, Carly Fiorina, Ted Cruz, Chris Christie, Tad Copeland.

En jetant un coup d’œil sur la table de travail de Bridges — en fait, une vieille porte patinée en bois massif posée sur deux tréteaux de chantier —, j’aperçus une photocopie de ma propre notice Wikipédia que le journaliste avait apparemment annotée avec sérieux.

Pendant que Bridges essayait d’obtenir une interview exclusive du candidat républicain, je pris la liberté de faire quelques pas dans la pièce.

Entre inspiration bouddhiste et taoïste, le bureau était original. Dépouillement, humilité, mise en valeur des imperfections et de l’usure du temps : on sentait que les principes du wabi-sabi avaient guidé celui qui l’avait conçu.

Posé sur une étagère rustique, un cadre minimaliste affichait un cliché de Bridges et de Florence Gallo main dans la main à Battery Park. C’était la seule photo de toute la pièce. Soudain, l’évidence me sauta aux yeux : Florence et Bridges avaient été amants ! C’est uniquement pour cette raison que le rédacteur en chef me recevait. Comme en témoignait la photo, Florence était l’amour fauché, l’absente à laquelle il pensait peut-être encore tous les jours.

Le genre d’image poignante qui me rappelait combien, pendant longtemps, j’avais détesté les appareils photo, ces machines cruelles à créer de la nostalgie. Leurs milliers de déclics trompeurs figeaient dans l’instant une spontanéité déjà évaporée. Pis, tels des fusils à double détente, ils n’atteignaient souvent leur cible que des années plus tard, mais touchaient toujours le cœur. Car, dans nombre d’existences, rien n’est plus fort que le passé, l’innocence perdue et les amours enfouies. Rien ne nous remue plus les tripes que le souvenir des occasions manquées et le parfum du bonheur qu’on a laissé filer.

C’était aussi pour cette raison que j’avais adoré devenir père. Avoir un enfant est un antidote à cette nostalgie et à cette fraîcheur fanée. Avoir un enfant vous oblige à vous délester d’un passé trop lourd, seule condition pour vous projeter vers demain. Avoir un enfant signifie que son avenir devient plus important que votre passé. Avoir un enfant, c’est être certain que le passé ne triomphera plus jamais sur l’avenir.

2.

— Je suis à vous, nous dit Bridges en raccrochant. J’ai lu votre mail avec intérêt, monsieur Barthélémy, mais je n’ai pas bien compris pourquoi vous vous intéressiez à Florence Gallo.

Pour gagner du temps, je décidai de ne pas tourner autour du pot.

— N’avez-vous jamais pensé que l’accident de Florence avait pu être une mise en scène ?

Alors que le journaliste fronçait les sourcils, Caradec enfonça le clou :

— N’avez-vous jamais pensé que Florence avait pu être assassinée ?

Stupéfait, Bridges secoua la tête.

— Pas un instant cela ne m’a effleuré l’esprit, affirma-t-il, catégorique. Que je sache, l’enquête a validé sans ambiguïté la thèse de l’accident. Florence allait souvent sauter là-bas lorsqu’elle avait le blues et qu’elle voulait se vider la tête. Sa voiture a été retrouvée dans le parc, à quelques mètres du pont.

— Son parachute qui ne s’ouvre pas, c’est la faute à la malchance ?

— Arrêtez vos conneries. Je ne suis pas spécialiste du base jump, mais c’est le genre d’accident qui arrive dans ce type d’activité. Et puis, si vous souhaitez tuer quelqu’un, il y a des moyens plus évidents que de le balancer d’un pont dans un coin paumé de Virginie, non ?

— Qui aurait pu lui en vouloir ?

— Au point de la tuer ? Personne à ma connaissance.

— Vous souvenez-vous sur quoi travaillait Florence au moment de sa mort ?

— Pas vraiment, mais rien d’explosif.

— Ce n’était pas une chasseuse de scoops ?

— Pas à proprement parler. Disons plutôt que les scoops venaient à elle. Parce qu’elle alliait force de persuasion et compréhension. Florence était quelqu’un de rare. Une fille géniale, vraiment. Intelligente, indépendante, douée d’une véritable empathie, et pour qui l’éthique n’était pas un mot creux. Elle avait une élégance rare dans ce métier : un truc un peu old school, un peu décalé.

Il garda le silence pendant quelques secondes puis lança un regard vers la photo. Ses yeux brillaient. Lorsqu’il se rendit compte que nous avions saisi son trouble, il préféra ne pas cacher ses sentiments.

— Je vais être très clair avec vous, et ce n’est d’ailleurs un secret pour personne. À l’époque, Florence et moi, nous nous fréquentions. Et nous nous aimions.

Il soupira puis s’affaissa. En dix secondes, il avait pris dix ans.

— C’était une période compliquée pour moi, reprit-il. Avec Carrie, ma femme, nous avions déjà un enfant de quatre ans et elle était enceinte de huit mois. Traitez-moi de salaud ou de tout ce que vous voudrez, mais c’est comme ça. Oui, j’aimais Florence, oui, j’envisageais de quitter mon épouse enceinte pour elle. Parce qu’elle était la femme que j’attendais depuis toujours. La bonne personne qui débarquait enfin dans ma vie. Malheureusement pas au meilleur moment…

En écoutant parler Bridges, j’éprouvai pour lui une sympathie immédiate. Après un bref abattement, une flamme s’était rallumée dans l’œil du journaliste. Le souvenir de Florence devait être si vivace qu’il n’avait pas fallu gratter longtemps pour le réveiller.

— Monsieur Barthélémy, pourquoi vous intéressez-vous à Florence ? demanda-t-il de nouveau.

Alors que j’allais répondre, Caradec me lança un regard d’avertissement qui me stoppa net. Et il n’avait pas tort. Bridges était un vieux briscard du journalisme disposant d’une armée d’enquêteurs. Un mot de trop et le secret de Claire serait grillé. Je pris donc le temps de réfléchir à la formulation de ma réponse avant de la prononcer :

— Nous avons des raisons sérieuses de penser que la mort de Florence Gallo a été provoquée.

Alan Bridges soupira.

— Messieurs, je crois qu’on a assez joué. Dans ce métier, c’est information contre information. Je vous ai donné les miennes. À présent, c’est votre tour. Qu’avez-vous dans votre musette ?

— Je peux vous dire sur quoi enquêtait Florence au moment de sa mort.

Presque malgré lui, le rédacteur en chef serra les poings si fort qu’il s’en enfonça les ongles dans la chair. Cette info l’intéressait et il avait du mal à le cacher. Marc avait senti que le rapport de force pouvait basculer en notre faveur.

— Vous savez, Alan, nous sommes dans le même camp, assura-t-il. Celui de la recherche de la vérité.

— Mais de quelle vérité parlez-vous, bon sang ?

— Nous allons y venir, mais, avant ça, permettez-moi une dernière question. Vous avez dit tout à l’heure que Florence avait l’habitude d’aller sauter en parachute lorsqu’elle avait le moral en berne.

— C’est exact.

— Qu’est-ce qui vous laisse croire que, ce week-end-là, elle était déprimée ?

Nouveau soupir. Cette fois, les souvenirs n’étaient pas seulement pénibles, ils étaient douloureux.

— L’avant-veille de la mort de Florence — c’était un vendredi —, ma femme a découvert notre liaison. En début d’après-midi, Carrie a débarqué au journal, enceinte jusqu’aux yeux, folle de rage. Elle m’a hurlé dessus devant tous les employés. Elle disait que je l’avais humiliée et qu’elle allait s’ouvrir les veines, là, devant moi. Lorsqu’elle a aperçu Florence, elle s’est jetée sur elle puis elle a saccagé son bureau, renversant tout ce qu’elle pouvait, fracassant son ordinateur contre le mur. Avec une telle violence qu’elle en a eu un malaise et qu’il a fallu la conduire à l’hôpital où elle a accouché prématurément.

Ce récit me laissa pantois. Chaque vie connaît un jour ce type de séisme : ce moment où les sentiments deviennent des allumettes craquées au milieu d’une forêt desséchée. Le prélude à un incendie capable de ravager toutes nos fondations et de nous entraîner vers l’abîme. Ou la renaissance.

— La dernière fois que vous avez parlé à Florence, c’était quand ?

Caradec ne perdait pas le fil. Il était à l’aise dans l’interrogatoire et avait pris la mesure de Bridges.

— Elle m’a laissé un message sur mon répondeur, le lendemain. Un message que je n’ai trouvé que le soir.

— Et qui disait quoi ?

Le rédacteur en chef réfléchit quelques secondes.

— « Je viens de t’envoyer un mail, Alan. Fais une copie de la pièce jointe. Tu ne vas pas en croire tes oreilles. Rappelle-moi. »

Marc me regarda. On tenait quelque chose, c’était certain. Bridges continua :

— Comme je vous l’ai dit, ce samedi après-midi, j’étais à la clinique où ma femme venait d’accoucher. Vous imaginez l’état dans lequel nous étions. J’ai quand même regardé dans ma boîte aux lettres, mais je n’ai pas trouvé le mail de Florence. Rien sur ma boîte personnelle, rien sur ma boîte pro. Rien dans mes spams. Son message même était ambigu : je ne savais pas s’il concernait notre histoire intime ou le boulot.

— Il a dû vous intriguer quand même ?

— Bien sûr. Dans la soirée, je me suis éclipsé de l’hôpital pour me rendre dans l’appartement de Florence dans le Lower East Side, mais elle était absente. J’ai regardé dans l’impasse derrière l’immeuble où elle avait l’habitude de garer sa voiture. Sa petite Lexus n’était pas là. Une journaliste à la chevelure rousse toqua contre la porte vitrée et entra dans le bureau.

— Tad Copeland accepte l’interview ! s’écria-t-elle en montrant à Bridges l’écran de l’ordinateur qu’elle tenait dans les mains. On a l’exclusivité de sa première intervention : juste vous et lui, demain matin, sur un terrain de basket près de Columbus Park. C’est bien, mais vous n’avez pas peur que ça donne l’impression de lui servir la soupe ?

— Compte sur moi pour lui poser les bonnes questions, Cross, répondit le rédacteur en chef.

Bridges attendit que son employée ait quitté la pièce pour replonger dans son passé.

— L’annonce de la mort de Florence a été un tsunami. J’ai fini par divorcer et ma femme a engagé une guérilla pour me piquer jusqu’à ma dernière chemise et faire en sorte que je ne puisse voir mes enfants qu’occasionnellement. Et au boulot, c’était l’enfer : je n’étais plus journaliste. Mon job, ç’a été de virer des gens jusqu’à un dépôt de bilan prévisible en 2009. Une des périodes les plus noires de ma vie.

Caradec s’accrocha à l’idée qu’il avait en tête :

— Vous n’avez pas cherché le mail de Florence par d’autres moyens ?

— Pendant un moment, je n’ai plus pensé à ce message. Puis je suis allé jeter un coup d’œil sur la messagerie professionnelle de Florence, mais je n’ai rien trouvé non plus. À cette époque, le journal a été victime d’un piratage informatique généralisé. Ma propre boîte mail personnelle a subi des intrusions. C’était une vraie pagaille.

— Et ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille ?

— Honnêtement, les menaces, les piratages, ça nous arrivait tout le temps. Le New York Herald était un journal progressiste. On était dans les deux dernières années du mandat de George W. Bush. On a passé notre vie à pilonner les Faucons et à dénoncer les mensonges de cette administration. Alors…

— Ce piratage, vous pensez vraiment que ça venait de la sphère politique ?

— Pas nécessairement. Des ennemis, on en avait à la pelle : les associations pro-armes, les anti-IVG, les anti-mariage gay, les anti-immigration, les libertariens… Bref, une bonne moitié des États-Unis d’Amérique.

— Et sur l’ordinateur de Florence, il n’y avait rien ?

— Justement, je ne savais pas quel ordinateur elle avait utilisé puisque ma femme avait détruit le sien.

— Généralement, Florence vous écrivait sur quelle boîte mail ?

– Étant donné notre relation, elle avait pris l’habitude de m’écrire sur mon adresse personnelle. Elle est toujours active, d’ailleurs.

Il sortit une carte de visite de la poche de son veston et, à côté de ses coordonnées professionnelles, nota au stylo une autre adresse :

alan.kowalkowski@att.net.

— Bridges n’est pas mon vrai nom, mais ça sonnait mieux lorsque j’ai commencé à écrire. Et puis, ça plaisait aux filles…

Les yeux dans le vague, il traîna deux secondes du côté de sa jeunesse perdue, puis revint à la réalité.

— Bon, à vous à présent ! Sur quoi travaillait Florence au moment de sa mort ?

Cette fois, ce fut moi qui pris la parole :

— Quelques jours avant son accident, Florence était entrée en contact avec une femme, Joyce Carlyle.

Il griffonna le nom sur un bloc-notes posé devant lui. Je continuai :

— Une femme dont la fille avait été enlevée par un prédateur sexuel en France, ça ne vous dit rien ?

Il secoua la tête tandis qu’une certaine déception se peignait sur les traits du journaliste.

— Rien dont je me souvienne en tout cas. Mais je ne vois pas très bien en quoi ce fait divers sordide peut avoir un rapport avec…

— Joyce Carlyle est morte quelques heures avant Florence, le coupai-je.

Son visage s’éclaira.

— Morte de quoi ?

— Officiellement d’une overdose, mais je pense qu’elle a été assassinée.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je vous le dirai lorsque j’en saurai plus.

Bridges croisa les mains et se frotta les paupières avec les pouces.

— Je vais enquêter sur cette Joyce Carlyle.

Il se leva et désigna la ruche bourdonnante derrière la vitre de son bureau.

— Les petits gamins que vous voyez là, ils n’ont pas la tête de l’emploi, mais ce sont les meilleurs muckrackers[2] que je connaisse. S’il y a quelque chose à trouver sur cette femme, ils le trouveront.

Je sortis de ma poche les clés que m’avait remises Gladys.

— Si vous avez le temps, allez donc jeter un coup d’œil là-bas.

— Qu’est-ce que ça ouvre ? demanda-t-il en attrapant le trousseau.

— Un garde-meuble dans lequel les sœurs de Joyce ont entreposé ses affaires.

— On passera y faire un tour, promit-il.

Tandis qu’il nous raccompagnait jusqu’à l’ascenseur, je ressentis une impression d’inachevé. La même sensation que j’éprouvais parfois à la fin de l’écriture d’un chapitre. Un bon chapitre doit contenir un début, un milieu et une fin. Ici, il me semblait que j’étais passé à côté de mon sujet. À côté de l’essentiel. Qu’est-ce que j’aurais dû voir ? Quelle question n’avais-je pas posée ?

Bridges-Kowalkowski nous serra la main et, alors que les portes de l’ascenseur se refermaient, j’appuyai fermement la main pour les bloquer.

— Florence habitait où ? demandai-je à Alan.

Le rédacteur en chef se retourna.

— Je vous l’ai déjà dit, dans le Lower East Side.

— Mais à quelle adresse ?

— Un petit immeuble, à l’angle du Bowery et de Bond Street.

Je lançai un coup d’œil fiévreux à Caradec. C’était précisément l’endroit d’où avait été passé le coup de fil signalant l’agression de Joyce !

3.

En quittant le Flatiron, nous avions marché vers le sud, sur les trottoirs ensoleillés de Broadway et de University Place, jusqu’à arriver à Greenwich Village. Manhattan débordait de toutes parts. La convention républicaine avait drainé un monde fou : des journalistes, des représentants, des militants, des supporters. Ce n’était pas le cas ici, mais, autour du Madison Square Garden, plusieurs rues avaient été fermées à la circulation ou strictement réservées aux autobus chargés de transporter les participants à la convention de leurs hôtels jusqu’au lieu de l’événement.

Pourtant, traditionnellement, New York était tout sauf un bastion républicain. Je me trouvais à Manhattan, à l’automne 2004, pour les repérages d’un roman. Je me souvenais de l’atmosphère détestable qui y régnait alors parce que les amis de G.W. Bush avaient choisi la ville comme théâtre de leur convention, espérant ainsi raviver l’émotion des attentats terroristes du 11-Septembre. À l’époque, New York haïssait les républicains notamment par Michael Moore, des centaines de milliers de manifestants anti-Bush avaient envahi la ville pour protester contre les mensonges et la guerre illégitime menée en Irak par leur président. Manhattan semblait en état de siège. Les manifestations avaient dégénéré en d’innombrables affrontements donnant lieu à des centaines d’arrestations. Les images des républicains, cloîtrés dans un Madison Square Garden barricadé par des blocs de ciment et protégé par des milliers de policiers, avaient fait le tour du monde. ça n’avait pas empêché Bush d’être réélu, mais le Old Party n’en était pas ressorti grandi.

Douze ans plus tard, de l’eau avait coulé sous les ponts. En ce samedi après-midi, malgré le déploiement massif des forces de l’ordre, l’ambiance était étonnamment bon enfant. Il faut dire que, pour une fois, les républicains avaient choisi un candidat jeune et modéré qu’on aurait cru tout droit sorti d’une série télé de Shonda Rhimes. Tad Copeland, le gouverneur de Pennsylvanie, était dans les sondages au coude à coude avec Hillary Clinton.

Pro-avortement, écologiste, favorable au contrôle des armes et défenseur des droits des homosexuels, Copeland désorientait, voire horripilait une bonne partie de son propre camp. Mais au terme d’un affrontement sans merci lors des primaires, il avait créé la surprise en battant sur le fil Donald Trump et Ted Cruz, les extrémistes conservateurs du parti républicain.

À présent, la dynamique de la campagne était du côté du « Barack Obama blanc », surnom que lui avait attribué la presse. De même que le président en exercice, Copeland avait commencé sa carrière comme travailleur social avant d’être professeur de droit constitutionnel à l’université de Philadelphie. Provenant d’un milieu populaire et portant beau sa petite cinquantaine, Copeland ringardisait et siphonnait une partie des voix de la candidate démocrate, plus âgée et perçue comme étant issue d’une dynastie politique.

Je regardai ma montre. Nous étions très en avance à notre prochain rendez-vous et, depuis un moment, je constatais que Caradec traînait la jambe.

— Une assiette d’huîtres, ça te dit ?

— C’est pas de refus, répondit Marc. Je commence à fatiguer un peu. Le contrecoup du décalage horaire…

— … et sans doute aussi le choc émotionnel d’avoir descendu Lacoste.

Il me regarda sans sourciller.

— Ne compte pas sur moi pour pleurer ce type.

Je levai la tête pour me repérer.

— Suis-moi !

Je connaissais une adresse dans le coin. Un comptoir à coquillages à l’angle de Cornelia Street et de Bleecker dans lequel m’avait emmené plusieurs fois mon ami Arthur Costello, un écrivain new-yorkais publié en France par le même éditeur que moi.

Caradec m’emboîta le pas et se laissa conduire jusqu’à une petite rue étroite aux immeubles de brique ocre, bordée d’arbres colorés.

Hello guys, join us anywhere at the bar !

Chaque fois que je poussais la porte de l’Oyster Bar, j’étais soulagé de ne pas y croiser de touristes.

— C’est sympa ici, jugea Marc en s’asseyant sur l’un des tabourets disposés autour du comptoir.

— Je savais que ça te plairait.

À l’Oyster Bar, le temps s’était figé quelque part au début des années 1960. On était dans un restaurant d’un port de pêche de Nouvelle-Angleterre dans lequel la serveuse vous appelait « darling » en vous donnant vos crackers pour l’apéritif. Où le poste de radio diffusait des chansons de Ritchie Valens, de Johnny Mathis et de Chubby Checker. Où le patron portait son crayon à papier coincé derrière l’oreille. Où les fraises avaient le goût de fraises. Où on ignorait jusqu’à l’existence d’Internet et de Kim Kardashian.

Nous commandâmes un plateau de « Spéciales » et une bouteille de sancerre blanc. L’heure était grave, mais cela ne nous empêcha pas de trinquer et, tandis que nous levions nos verres, un sentiment puissant de gratitude m’envahit. Depuis que je le connaissais, Caradec avait toujours été là pour moi et pour mon fils. Et aujourd’hui encore, il n’avait pas hésité à prendre l’avion et à me suivre jusqu’à New York. À cause de moi, il avait failli se faire dézinguer et s’était retrouvé dans une position qui l’avait forcé à abattre un homme.

Autant avoir la lucidité de le reconnaître : à part Claire et lui, je n’avais personne dans la vie. Je n’avais jamais rien eu en commun avec ma sœur ; ma mère qui habitait désormais en Espagne avait dû venir voir son petit-fils deux fois depuis sa naissance ; quant à mon père, il vivait toujours dans le sud de la France, mais il avait refait sa vie une nouvelle fois avec une fille de vingt-cinq ans. Officiellement, je n’étais fâché avec personne, mais nos rapports étaient distants, voire inexistants. Triste famille.

— Merci d’être là, Marc. Je suis vraiment désolé de t’avoir entraîné dans cette galère.

Nos regards se trouvèrent. Clin d’œil, complicité, pudeur.

— Ne t’en fais pas. On va la tirer d’affaire, ta Claire Carlyle.

— Tu dis ça pour me réconforter.

— Non, je le pense. Nos investigations progressent. On fait une belle équipe.

— Vraiment ?

— Ouais, t’es pas trop mauvais comme enquêteur.

Notre visite chez Alan Bridges avait remis du carburant dans nos moteurs. Nous avions glané de nouveaux éléments, mais j’avais toujours l’impression de me trouver devant une gigantesque pelote de laine qu’il fallait démêler.

Marc chaussa ses lunettes et sortit de sa poche un plan qu’il avait dû récupérer dans le hall de l’hôtel.

— Bon, montre-moi où se sont produits les faits le jour de la mort de Joyce.

Sur mes indications, il marqua d’une croix l’habitation de Joyce à Harlem, puis celle de Florence Gallo dans le Lower East Side, quinze kilomètres plus bas.

— Ton scénario ? me demanda-t-il en se resservant du vin.

Je réfléchis à voix haute :

— « Tu ne vas pas en croire tes oreilles » : voilà ce que Florence a lancé à Alan juste après lui avoir envoyé le mail qu’il prétend ne jamais avoir reçu.

— Hum.

— Elle n’a pas dit : « Tu ne vas jamais le croire » ou « Tu ne vas pas en croire tes yeux. » Elle lui a dit « tes oreilles ». Donc, pour moi, c’est évident : elle lui a envoyé un fichier sonore.

— On est d’accord, mais quel fichier ?

— Une conversation qu’elle venait d’enregistrer avec son téléphone.

Caradec eut une moue dubitative : peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Mais je ne me laissai pas contaminer par son scepticisme.

— Tu veux un scénario, alors en voici un. Pour commencer, Florence n’a pas enregistré Joyce à son insu.

— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?

— D’abord, ce n’est pas son genre, puis j’ai toujours pensé que c’est Joyce qui, la première, est allée trouver Florence pour lui raconter son histoire.

— Donc, tu crois qu’elles étaient de mèche pour enregistrer une troisième personne ?

— Oui, quelqu’un à qui Joyce avait donné rendez-vous dans sa maison. Voilà le plan : Joyce appâte sa proie pour la faire parler tandis qu’elle déclenche un appel sur son téléphone à carte prépayée. À l’autre bout du fil, Florence écoute et enregistre la conversation. Quand soudain…

— … la conversation dégénère en dispute, enchaîna Marc en se prenant au jeu. Peut-être que l’autre personne s’aperçoit qu’on l’enregistre. En tout cas, elle se montre violente et commence à frapper Joyce qui se met à hurler.

— Là, Florence panique. Elle descend dans la cabine téléphonique en bas de chez elle pour signaler l’agression. Exactement ce que mentionnent les documents que m’avait remis Gladys.

Alors qu’on nous apportait notre plateau d’huîtres, je sortis les photocopies de ma serviette et les tendis à Marc. Il eut de nouveau besoin de ses lunettes pour parcourir la retranscription de l’appel au 911.

Date : samedi 25 juin 2005. Heure : 3 heures de l’après-midi.

« Je vous appelle pour vous signaler une agression violente, au 6 Bilberry Street, dans la maison de Joyce Carlyle. Dépêchez-vous ! On est en train de la tuer ! »

Jusqu’ici tout s’emboîtait à merveille. Sauf que les flics s’étaient effectivement rendus sur place, six minutes plus tard, et qu’ils n’avaient rien remarqué de suspect. Je jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule de Marc pour entourer au stylo le passage qui indiquait que les deux officiers avaient eu un accès visuel dégagé à tout l’intérieur de la maison, y compris la salle de bains, et qu’ils n’avaient relevé aucune trace d’effraction, de bagarre ni de sang.

— C’est pourtant là qu’a été découvert le corps de Joyce…, murmura Caradec.

— Oui, le lendemain. Sa sœur Angela l’a trouvée au pied du lavabo. Elle m’a affirmé elle-même qu’il y avait du sang partout dans la pièce.

— C’est troublant, admit Marc. Et ça fiche en l’air notre bel échafaudage.

Je soupirai et serrai les dents. Puis, de rage, j’abattis ma main sur le comptoir.

16 Cold case

Tempus tantum nostrum est.

Le temps seul nous appartient.

SÉNÈQUE

1.

Les éclats n’avaient pas leur place à l’Oyster Bar, et quelques habitués me lancèrent un regard réprobateur. Je tentai de maîtriser mon exaspération.

— Ces deux patrouilleurs, Powell et Gomez, ils ont menti, c’est certain !

— Je ne parierais pas forcément là-dessus, répondit Marc en étalant un peu de beurre sur un morceau de pain de seigle.

Explique-moi.

Il haussa les épaules.

— Pourquoi les flics mentiraient-ils ? Dans quel but ?

— Ils ne se sont peut-être jamais rendus sur les lieux. À l’époque, il y avait de nombreux appels fantaisistes qui… Il leva la main pour m’interrompre :

— Le message laissé par Florence était suffisamment crédible pour être pris au sérieux. Cette procédure d’intervention en cas d’agression violente est très codifiée et personne ne se serait risqué à ignorer un tel appel à l’aide. Et même dans le cas où ils auraient bâclé leur inspection, les deux flics auraient plutôt affirmé que les rideaux étaient tirés. C’était beaucoup moins risqué pour eux que cette déclaration qui les engage.

À moitié convaincu, je soupesai ces arguments avant de demander :

— Donc, quelle est ton explication ?

— Je n’en ai malheureusement aucune, répondit le flic en finissant son pain.

Puis Marc dégusta ses coquillages tout en continuant la lecture des extraits du rapport de police que m’avait remis Gladys. Son anglais était convenable, mais il me sollicitait souvent pour des termes techniques ou des tournures de phrases ambiguës.

À deux reprises, il revint sur un détail qui m’avait échappé ou plutôt dont je ne voyais pas la pertinence. Isaac Landis, le gérant d’un magasin de spiritueux situé au 2E 132e Rue, avait affirmé avoir vendu une bouteille de vodka à Joyce Carlyle ce fameux samedi 25 juin, à 14 h 45. Je pris la parole :

— On sait donc avec certitude que Joyce était bien dans le quartier et qu’elle était encore vivante à cette heure-là, mais à part ça ?

D’un geste de la main, Caradec me demanda de placer le magasin en question sur le plan. Il était distinct d’à peu près sept cents mètres du 6 Bilberry Street, la maison de la mère de Claire.

— J’ai du mal à me représenter les lieux, avoua-t-il en sortant de sa réflexion. Tu sais que je n’ai jamais mis les pieds à Harlem ?

— Vraiment ? La dernière fois que tu es venu à New York, c’était quand ?

Il siffla entre ses dents.

— C’était avec Élise et la petite, lors des vacances de Pâques en 2001, quelques mois avant les attentats.

Je lui tendis mon téléphone sur lequel j’avais stocké toutes les photos du quartier que j’avais prises l’après-midi de la veille en allant à la rencontre d’Ethel Faraday et des deux sœurs Carlyle. Il les regarda méthodiquement, zoomant grâce à l’écran tactile et posant de nombreuses questions.

— Et ça, c’est où ?

— Il pointa un panneau surmontant une échoppe. « Discount Wine and Liquor — Since 1971 ».

– À l’intersection de Lenox et de Bilberry Street.

— Donc tout près de la maison de Joyce, n’est-ce pas ?

— Oui, à vingt mètres.

Les yeux de Caradec brillaient. Il était certain de tenir quelque chose, même si je ne voyais pas trop quoi. Il posa la main sur mon avant-bras.

— Si Joyce avait envie d’un petit remontant, pourquoi parcourir presque un kilomètre à pied pour acheter sa bibine alors qu’elle avait un magasin de spiritueux devant sa porte ?

Cet élément me paraissait anecdotique.

— La boutique était peut-être fermée, hasardai-je.

Il leva les yeux au ciel.

— Un samedi après-midi ? Tu rigoles ! On est aux États-Unis, pas en France. Ils n’ont pas attendu la loi Macron pour ouvrir leurs magasins le week-end !

— Mouais.

Je n’étais toujours pas convaincu, mais Caradec n’en démordait pas.

Alors que je fixais le plan déplié sur le comptoir, une confidence que m’avait faite Angela Carlyle me revint en mémoire. Ce fameux week-end, avec Gladys, elles étaient en déplacement à Philadelphie pour rendre visite à leur mère. Donc leur maison était vide. Un frisson d’excitation me parcourut l’échine.

— J’ai trouvé ! annonçai-je à Marc.

Devant son air étonné, je développai mon propos : pour une raison que j’ignorais encore, Joyce avait préféré recevoir son visiteur chez ses sœurs plutôt que chez elle, mais elle n’avait pas jugé utile d’en informer Florence. Cela expliquait tout : qu’elle soit en apparence allée acheter de la vodka si loin et surtout que les flics n’aient rien trouvé de suspect chez Joyce. Tout simplement parce que la journaliste leur avait donné sans le savoir une adresse erronée !

Emporté par mon exaltation, j’eus un mouvement brusque et renversai mon verre sur le comptoir.

— Quel maladroit je fais !

Le pied du verre s’était brisé sous le choc. L’alcool avait éclaboussé mes vêtements, dessinant une tache au milieu de la chemise.

J’humectai une serviette, mais j’empestais le sancerre.

— Je reviens, dis-je en descendant de mon tabouret.

Je traversai la salle pour aller jusqu’aux toilettes, mais, comme elles étaient occupées, je patientai devant la porte. À ce moment-là, mon téléphone sonna. C’était Marieke. Elle m’appelait, affolée, parce que Théo s’était fait une bosse en tombant.

— Je préfère vous prévenir ! lança-t-elle en me refilant la patate chaude.

En arrière-fond, j’entendais geindre Théo. Je demandai à lui parler et, en quelques secondes, je compris que le petit homme n’avait rien de grave.

— Comédien, va !

Ce Machiavel des bacs à sable tentait seulement une gentille manœuvre pour se faire plaindre et voler des bisous à sa nounou. Déjà, la douleur était oubliée, et tandis que Théo me racontait par le menu ce qu’il avait mangé, j’observais de loin Caradec. Il fallait reconnaître au flic cette qualité : il avait le pouvoir d’inspirer confiance aux gens. À cet instant, comme s’il était pote avec lui depuis toujours, il discutait gaiement avec notre voisin de table, un étudiant en art portant d’épaisses lunettes en écaille qui avait crayonné sur son carnet pendant tout son repas. Je plissai les yeux. Marc venait de lui emprunter son téléphone. Il m’avait prévenu que son vieux Nokia ne fonctionnait pas aux États-Unis. Le flic n’appelait personne. Il surfait sur Internet. Pour chercher quoi ?

La porte des toilettes s’ouvrit. Je m’y engouffrai et essayai de réparer les dégâts à coups de savon liquide, d’eau tiède et d’air chaud pulsé par le séchoir électrique. Lorsque je ressortis, je sentais le vétiver de Java et j’avais un peu moins l’air d’un ivrogne imbibé de vinasse.

Mais Marc n’était plus assis au comptoir.

— Où est l’homme qui m’accompagnait ? demandai-je à l’étudiant.

— Je ne savais pas que vous étiez en couple.

Petit con, va !

— Où est-il ?

— Il vient de partir, répondit le binoclard.

— Quoi ?

Le jeune désigna la grande baie vitrée de l’Oyster Bar. J’étais sidéré.

— Il a laissé ça pour vous, me dit l’autre en enfilant son blouson.

Il remonta sa fermeture Éclair et me tendit notre plan de New York au dos duquel Caradec avait griffonné quelques phrases d’une écriture compacte :

Raph,

Pardonne-moi de t’abandonner, mais je dois vérifier quelque chose. Peut-être absurde. Si c’est un cul-de-sac, autant que j’y aille seul.

Poursuis l’enquête de ton côté. Tu as trouvé ta méthode : enquête comme tu écris. Continue à traquer le fantôme, le Ghost de tous les Carlyle.

Je crois que tu avais raison : toutes les vérités du monde prennent toujours racine sur les terres de l’enfance.

Je te donne des nouvelles dès que j’en ai. Embrasse mon copain Théo pour moi.

Marc

C’était à peine croyable. Avant que l’étudiant s’en aille, je le rattrapai par la manche.

— Pourquoi voulait-il utiliser votre téléphone ?

Le gamin sortit son portable de sa poche.

— Regardez vous-même.

Je lançai le navigateur qui s’ouvrit sur le site des White Pages. Les pages blanches. L’annuaire téléphonique américain.

Marc avait cherché un numéro ou une adresse. Mais le site n’avait pas gardé sa requête en mémoire.

Je rendis l’appareil à son propriétaire et restai un instant groggy, malheureux comme un enfant, avec le sentiment d’avoir été abandonné.

Pourquoi tous les gens qui comptaient dans ma vie finissaient-ils par s’éloigner de moi ?

2.

L’ex-détective May Soo-yun m’avait donné rendez-vous dans les locaux du Transparency Project situés au sein d’une fac de droit, la Manhattan University School of Law, dans le quartier de Washington Square.

Le bureau dans lequel un assistant me demanda de patienter, une pièce aux murs de verre, surplombait la salle de lecture de l’université. En ce début d’après-midi, la bibliothèque était pleine à craquer. Les cours avaient repris la semaine précédente et, derrière leurs livres et leurs écrans d’ordinateur, les étudiants travaillaient dans une atmosphère à la fois studieuse et détendue.

Devant ce cadre propice à l’étude, je repensai à la fac pourrie dans laquelle j’avais passé ma maîtrise : amphis bondés, cours soporifiques, profs politisés et je-m’enfoutistes, bâtiments des années 1970 aussi moches que décrépis, absence d’émulation, ambiance plombée par le chômage et les perspectives bouchées. Certes, la situation n’était pas comparable. Les étudiants inscrits ici payaient leur enseignement au prix fort, mais sans doute en avaient-ils au moins pour leur argent. C’est l’une des choses qui me révoltaient le plus en France : comment, depuis des décennies, la société pouvait-elle se satisfaire d’un système éducatif aussi figé, aussi peu stimulant et au bout du compte aussi inégalitaire derrière les discours de façade ?

Chassant ces pensées moroses que je savais en partie provoquées par la défection de Caradec, je profitai de ce moment pour parcourir sur l’écran de mon téléphone toute la documentation que j’avais téléchargée lors de mes recherches matinales.

Fondée au début des années 1990 par Ethan et Joan Dixon, un couple d’avocats fervents militants contre la peine de mort, le Transparency Project venait en aide aux possibles victimes d’erreurs judiciaires.

Pour mener ses propres contre-enquêtes, l’organisation avait dès l’origine noué des partenariats avec plusieurs universités de droit du pays. Sous la houlette d’avocats confirmés, des étudiants avaient donc commencé à rouvrir d’anciennes affaires criminelles dans lesquelles des individus, souvent défavorisés, avaient vu leur vie brisée à cause d’enquêtes bâclées et de procès expédiés par des tribunaux surchargés.

Au fil des années, la banalisation des tests ADN, y compris dans le cas d’affaires ayant déjà été jugées, avait mis au jour un nombre effrayant d’erreurs judiciaires. L’opinion publique américaine avait alors découvert que sa justice n’était pas seulement inéquitable, mais qu’elle était aussi devenue une machine à condamner en masse des innocents. Ainsi, ce n’étaient pas des dizaines, mais des centaines, voire des milliers de citoyens qui, sur la base parfois d’un seul témoignage, s’étaient retrouvés emprisonnés à vie ou expédiés dans le couloir de la mort.

L’ADN n’était certes pas le Graal, mais, grâce à des organisations comme Transparency, de nombreuses personnes injustement condamnées dormaient désormais chez elles et plus entre les quatre murs d’une cellule.

— Bonjour, monsieur Barthélémy.

May Soo-yun referma la porte derrière elle. Âgée d’une quarantaine d’années, elle avait une démarche rigide et altière qui contrastait avec sa tenue décontractée : jean clair, veste en velours couleur canard brodée de l’écusson de la fac, paire d’Adidas Super-star usée. Ses cheveux d’un noir éclatant étaient la première chose que l’on remarquait chez elle. Entortillés autour d’une baguette turquoise, ils formaient un chignon qui lui conférait une sorte de distinction patricienne.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir rapidement.

Elle prit place devant moi et posa sur le bureau une pile de dossiers qu’elle transportait sous le bras ainsi qu’un de mes romans traduit en coréen.

— Il appartient à ma belle-sœur, expliqua-t-elle en me le tendant. Vos livres sont très populaires en Corée. Elle serait ravie que vous le lui dédicaciez. Elle s’appelle Lee Hyo-jung.

Tandis que je m’acquittais de cette tâche, elle me confia :

— Je me souviens très bien de l’affaire Carlyle pour la bonne raison que c’est l’une des dernières dont je me sois occupée avant de quitter la police.

— Justement, pourquoi être passée de l’autre côté de la barrière ? demandai-je en lui rendant le roman.

Un sourcil frémit sur son beau visage très maquillé.

— De l’autre côté de la barrière ? Votre expression est à la fois juste et erronée. Fondamentalement, je fais le même métier : j’enquête, je décortique des comptes rendus d’interrogatoire, je revisite des scènes de crime, je retrouve des témoins…

— Sauf que vous cherchez à faire sortir des gens de prison au lieu de les y enfermer.

— Je cherche toujours à faire en sorte que justice soit rendue.

Je sentais que May Soo-yun était sur ses gardes et qu’elle avançait des formules toutes faites pour se protéger. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je pris mon expression la plus avenante et essayai de lui poser une autre question sur son travail, mais elle me fit comprendre que son temps était précieux :

— Que voulez-vous savoir sur l’affaire Carlyle ?

Je lui montrai le dossier que m’avait remis Gladys.

— Comment avez-vous eu ça ? s’exclama-t-elle en tournant les pages.

— De la manière la plus honnête qui soit. C’est un dossier que la famille de la victime a obtenu suite à un cafouillage de l’enquête.

— Il n’y a pas eu de cafouillage de l’enquête, répondit-elle, touchée dans sa susceptibilité.

— Vous avez raison, disons alors un cafouillage entre des informations communiquées au 911 et la constatation des premiers policiers arrivés sur place.

— Oui, je me souviens de cet épisode.

Ses yeux étaient devenus noirs. Elle survolait le dossier, cherchant manifestement des pièces qui ne s’y trouvaient pas.

— Seuls des extraits ont été communiqués à la famille, précisai-je.

— C’est ce que je vois.

Je pris dix minutes pour lui expliquer mes récentes découvertes : l’achat par Joyce d’un téléphone portable prépayé quelques jours avant sa mort, son lien avec la journaliste Florence Gallo dont l’appartement se situait à l’endroit d’où avait été passé l’appel de détresse. Enfin, je lui fis part de mon hypothèse selon laquelle Joyce avait été tuée dans la maison de ses sœurs avant que son corps ne soit rapatrié dans sa salle de bains.

L’ancienne flic resta silencieuse pendant tout mon exposé, mais, au fur et à mesure que j’avançais mes pions, je la voyais se décomposer comme si elle allait tomber à la renverse.

— Si ce que vous me dites est vrai, cela signifie que le dossier a été classé trop rapidement, mais, à l’époque, nous n’avions pas toutes ces informations, reconnut-elle lorsque j’eus terminé.

Elle plissa les yeux et me prit à témoin :

— Le coroner lui-même a conclu à une overdose tristement banale, malgré cet appel troublant.

Son visage était blanc comme un linge. À nouveau, elle baissa la tête et fixa les feuilles étalées devant elle. J’eus alors une intuition :

— Madame, y avait-il autre chose d’important dans le dossier ? Quelque chose qui ne figure pas ici ?

May Soo-yun regarda par la fenêtre. Les yeux dans le vague, elle s’interrogea :

— Pourquoi vous intéressez-vous à cette enquête vieille de plus de dix ans ?

– Ça, je ne peux pas vous le dire.

— Alors, je ne peux pas vous aider.

Pris d’un accès de colère, j’avançai mon visage à quelques centimètres du sien et j’élevai la voix :

— Non seulement vous allez m’aider, mais vous allez le faire tout de suite ! Parce que vous avez gravement merdé il y a dix ans ! Et parce que vos beaux discours sur la justice ne peuvent pas se contenter d’être des incantations !

3.

Effrayée, May Soo-yun recula et me regarda comme si j’étais un psychopathe. Au moins, à présent, la glace était rompue. Pendant quelques secondes, elle ferma les yeux et je fus bien en peine de savoir ce qui allait suivre. Allait-elle sortir un hwando de son sac pour me trancher la tête ? Au lieu de ça, elle finit par me faire remarquer :

— Votre théorie ne nous dit toujours pas qui a assassiné Joyce.

— C’est pour ça que j’ai besoin de vous.

— Quel est votre suspect ? Une des sœurs de Joyce ?

— Je n’en sais rien. Je voudrais juste découvrir s’il y avait quelque chose d’utile dans le reste du dossier.

— Rien qui soit exploitable devant un tribunal, assura-t-elle.

— Vous ne répondez pas à ma question.

— Je vais vous raconter une histoire, monsieur Barthélémy. Vous qui êtes écrivain, elle devrait vous intéresser.

Il y avait un distributeur de boissons dans la pièce, elle se leva, sortit de la monnaie de la poche de son jean et prit une canette de thé matcha.

– À la base, j’ai une formation scientifique, raconta-t-elle en s’adossant à la machine. Mais j’ai toujours voulu me confronter au terrain et à la vie des gens dans ce qu’elle a de plus concret. Après mon Ph.D. en biologie, j’ai donc passé mon concours d’entrée au New York City Police Department. Au début, j’aimais ce métier et j’y réussissais plutôt bien, mais tout s’est déréglé en 2004.

Elle but une gorgée de thé vert et poursuivit :

– À l’époque, j’étais affectée au 52e precint, celui de Bedford Park dans le Bronx. À quelques jours d’intervalle, j’ai enquêté sur deux affaires qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Un homme qui s’introduisait chez ses victimes, des jeunes femmes, les violait et les torturait avant de les achever. Deux affaires aussi atroces que sordides, mais en apparence faciles à résoudre puisque le tueur avait abandonné quantité de traces génétiques : chewing-gum, mégots, poils, ongles. Cerise sur le gâteau, le type était fiché au CODIS, la base de données de profils génétiques du FBI.

— Donc, vous avez coffré l’assassin ?

Elle hocha la tête.

— Oui, dès qu’on a eu les premiers résultats des analyses. Il s’appelait Eugene Jackson. Un jeune Noir de vingt-deux ans, étudiant dans une école de design. Homo, timide, visiblement intelligent. Il s’était retrouvé dans le fichier après une condamnation pour exhibitionnisme trois ans plus tôt. Un pari avec des potes qui avait dégénéré, avait-il plaidé à l’époque. Un truc pas très méchant, mais pour lequel il avait été condamné à un suivi psychiatrique. Pendant son interrogatoire, Eugene a nié les viols et les meurtres, mais ses alibis étaient flous et, surtout, son ADN l’enfonçait. C’était un gamin fragile. Dans la semaine qui a suivi son incarcération à Rikers, il s’est fait massacrer par ses codétenus. Transféré à l’hôpital de la prison, il s’est pendu avant même la tenue de son procès.

Long silence. May soupira et revint s’asseoir en face de moi. À voir son visage défait, je devinai que le plus pénible restait à venir. Certains souvenirs sont comme un cancer : une rémission n’est pas toujours une guérison.

— Un an plus tard, j’avais quitté le Bronx, mais il y a eu d’autres affaires de ce type. Des jeunes femmes violées et torturées avant d’être exécutées. Chaque fois, l’assassin était fiché et nous faisait cadeau de ses traces génétiques. L’enquêteur qui m’avait succédé a trouvé ça un peu trop facile et il avait raison. Le diable qui se cachait derrière ces monstruosités s’appelait André de Valatte.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Les criminologues et la presse l’ont surnommé « le voleur d’ADN ». C’était un infirmier canadien qui travaillait dans une structure médicale dans laquelle étaient suivis des délinquants sexuels. Notamment ceux dont il collectait méthodiquement les traces génétiques afin de les déposer sur les lieux des crimes qu’il perpétrait. André de Valatte est un tueur en série unique en son genre. Ses véritables victimes, ce n’étaient pas seulement les malheureuses jeunes femmes qu’il tuait, mais aussi les hommes qu’il faisait accuser à sa place et dont il brisait la vie. C’était ça son vrai trip.

J’étais scotché par le récit de l’ancienne flic. Cette histoire était digne d’un scénario de polar, mais je ne voyais pas en quoi elle avait un rapport avec l’assassinat de Joyce.

— C’est à cause de moi qu’Eugene s’est suicidé, se lamenta l’Asiatique. ça fait douze ans que j’ai sa mort sur la conscience et il m’est insupportable de savoir que je suis tombée dans le piège tendu par Valatte.

— Qu’est-ce que vous essayez de me dire, May ?

— Que l’ADN est la meilleure et la pire des choses. Et que, contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas une preuve en soi.

— En quoi cela concerne-t-il Joyce ?

— Il y avait une trace d’ADN sur la scène de crime, m’avoua-t-elle en accrochant mon regard. Un instant, le temps se figea. Nous y étions enfin.

— Une trace autre que celle de Joyce ou de ses sœurs ?

— Oui.

— Une trace de qui alors ?

— Je ne sais pas.

— Comment ça, vous ne savez pas ? Pourquoi vous ne l’avez pas exploitée à l’époque ?

— Parce que je sortais tout juste de l’affaire Valatte. J’étais dans une position fragile et aucun tribunal ne m’aurait suivie sur cette unique preuve.

— Pourquoi ?

Quelque chose m’échappait. May Soo-yun louvoyait et ne me disait pas tout.

— Pour le comprendre, il faudrait que vous lisiez vous-même le dossier complet de l’enquête.

— Comment puis-je l’obtenir ?

— Vous ne pouvez pas. Et de toute façon, dix ans après, tous les scellés ont été détruits.

— Les scellés peut-être, mais le dossier existe encore quelque part dans les archives du NYPD, n’est-ce pas ?

Elle approuva de la tête.

— Aidez-moi à le récupérer. J’ai lu des articles sur Transparency. Je sais qu’au sein même de la police, y compris parmi de haut gradés, vous avez des indicateurs anonymes qui vous renseignent sur certaines dérives.

Elle secoua la tête.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. J’y allai un peu au bluff :

— Des flics qui vous aident parce qu’ils ont honte d’appartenir à une institution en laquelle les citoyens n’ont plus confiance. Une institution brutale et excessive avec les faibles. Une institution qui, pour faire du chiffre, cible toujours les mêmes communautés. Une institution qui a du sang sur les mains, mais qui bénéficie pourtant d’une impunité presque totale. Une institution qui…

Elle interrompit mon anaphore :

— D’accord ! Arrêtez ! Je vais essayer de contacter quelqu’un qui vous trouvera le dossier.

— Merci.

— Ne me remerciez pas et ne vous faites surtout pas une fausse joie. Quand vous comprendrez pourquoi je n’ai rien pu faire à l’époque, vous réaliserez que vous avez perdu votre temps et vous n’en éprouverez que de l’aigreur.

17 Florence Gallo

Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ?

Comme un guetteur mélancolique

J’observe la nuit et la mort.

Guillaume APOLLINAIRE

1.

Samedi 25 juin 2005

Je m’appelle Florence Gallo.

J’ai vingt-neuf ans et je suis journaliste.

Dans huit heures, je serai morte, mais je ne le sais pas encore.

Pour l’instant, je suis assise sur la cuvette des toilettes, en train d’essayer d’uriner sur un test de grossesse. Quelques gouttes qui mettent un temps fou à venir tellement je suis anxieuse.

Lorsque enfin j’ai terminé, je me lève et je pose le bâtonnet de plastique sur le rebord du lavabo. Dans trois minutes, je saurai.

Je sors de la salle de bains, prends mon mal en patience ainsi qu’une bouteille d’eau dans le frigo. Je fais quelques pas dans le petit salon, respire profondément pour me calmer. Je m’assois sur le rebord de la fenêtre et offre mon visage au soleil. C’est un beau samedi de début d’été. Coiffée d’un ciel bleu vif et parcourue d’une brise légère, la ville vibre d’une énergie positive. Je regarde les New-Yorkais affairés qui déambulent sur le trottoir. J’entends surtout des cris d’enfants en train de jouer qui montent depuis la rue et cela me met en joie comme si j’écoutais du Mozart.

J’ai envie d’être enceinte. J’ai envie d’avoir un bébé, même si je ne sais pas comment Alan réagira. Une part de moi est folle de bonheur. Je suis amoureuse. Enfin ! J’ai rencontré l’homme que j’attendais. Je vis intensément chacun des moments que nous partageons et je suis prête à tout pour que notre histoire continue. Mais cette euphorie est teintée d’une culpabilité qui me casse les ailes. Je déteste ce que je suis : sa « maîtresse ». Une femme qui, en conscience, est venue tourner autour du mari d’une autre. Jamais je n’aurais pensé me retrouver à jouer un rôle qui me renvoie avec douleur à ma propre histoire. J’avais six ans lorsque mon père a quitté la maison pour refaire sa vie avec l’une de ses collègues. Plus jeune, plus fraîche que ma mère. J’ai détesté cette femme comme je déteste aujourd’hui cette impression que je vole son bonheur à une autre.

Le carillon du téléphone fait refluer d’un coup ces souvenirs. Une sonnerie joyeuse que je ne reconnais pas tout de suite. Et pour cause : c’est celle que j’ai attribuée à l’appareil prépayé de Joyce Carlyle dont je n’attendais pas qu’il sonne avant une bonne heure.

Je décroche, mais je n’ai pas le temps de prononcer le moindre mot.

— Florence ? C’est Joyce. Il a changé l’heure du rendez-vous !

— Comment ça ? mais…

— Il arrive ! Je ne peux pas vous parler !

Comme je la sens affolée à l’autre bout du fil, je tente de la calmer :

— Suivez exactement le plan que nous avons élaboré ensemble, Joyce. Fixez l’appareil sous la table de la salle à manger avec du ruban adhésif, d’accord ?

— Je… Je vais essayer.

— Non, Joyce, n’essayez pas, faites-le !

Panique à bord. Moi non plus, je n’ai rien préparé. Je ferme la fenêtre pour ne plus entendre le bruit de la rue, branche le haut-parleur du téléphone. Je m’installe sur le comptoir de ma kitchenette et ouvre le capot de l’ordinateur que m’a prêté mon petit frère. Edgar est à New York depuis trois semaines. Après trois ans d’études à Ferrandi, il a été embauché au Café Boulud et squatte mon appartement en attendant de recevoir sa première paie.

Mes gestes sont maladroits : je n’ai jamais supporté les PC, mais Carrie, la femme d’Alan, a fracassé mon Mac hier après-midi en le balançant contre le mur de mon bureau. J’ouvre une application et branche le micro de l’ordinateur pour enregistrer la conversation.

Pendant une minute, rien ne se passe. Je pense même que la communication a été perdue avant d’entendre une voix masculine, déterminée, agacée. Les minutes qui suivent sont électriques. Je suis sidérée par ce que j’entends. Puis la conversation dérape. L’argumentation fait place à la menace, aux cris, aux larmes. Et soudainement, je comprends que l’irrémédiable est en train de se produire. La vie qui sort des rails, la mort qui éclabousse. J’entends le hurlement déchirant de Joyce. Joyce qui appelle au secours. Joyce qui m’appelle au secours.

Mes mains sont moites. Ma gorge se noue.

Un moment, je reste pétrifiée, comme si j’avais du coton dans les jambes. Puis je bondis hors de l’appartement. Je dévale l’escalier. Le trottoir. La foule. Le sang qui bat dans mes veines. La cabine téléphonique en face du Starbucks. Passage piéton. Bousculade. Mes mains qui tremblent en composant le 911, puis ma voix qui lance d’un trait : « Je vous appelle pour vous signaler une agression violente, au 6 Bilberry Street, dans la maison de Joyce Carlyle. Dépêchez-vous ! On est en train de la tuer ! »

2.

Je ne contrôle plus mon cœur. Il cogne comme s’il cherchait à quitter mon corps en me transperçant la poitrine.

Ascenseur en panne. L’escalier. Je remonte dans mon appartement, je colle le portable prépayé à mon oreille, mais il n’y a plus personne à l’autre bout du fil. Je tente de contacter Joyce, mais mon appel sonne dans le vide.

Merde. Que s’est-il passé ?

Je tremble. Je ne sais pas quoi faire. Me rendre sur place ? Non, pas encore. Soudain, je prends conscience que je n’ai pas peur uniquement pour Joyce, mais aussi pour moi. L’impression que le danger est partout. Je connais bien cette sensation. Une intuition, un sixième sens qui fait souvent la différence dans mon métier. J’attrape « mon » ordinateur et redescends sur le Bowery. Ne pas rester seule. Utiliser la foule comme bouclier.

J’entre dans le Starbucks, commande un café. Je trouve une place dans la salle, ouvre l’écran de l’ordinateur. Mon casque d’iPod sur les oreilles, je réécoute l’enregistrement. Effroi. Affolement. En quelques manipulations, je le compresse et le transforme en fichier mp3.

Gorgée de macchiato. Sur la facturette de mon café, je trouve le code Wi-Fi de l’établissement. Internet. Logiciel de courrier. Merde. Bien entendu, c’est le client de messagerie de mon frère qui s’ouvre et mes contacts ne sont pas enregistrés sur ce logiciel. Tant pis. Mes doigts courent sur le clavier. J’importe l’enregistrement pour le mettre en pièce jointe et, à toute vitesse, je tape l’adresse d’Alan :

alan.kowalkowsky@att.net.

Ça y est, le mail est parti. Je reprends ma respiration puis j’appelle Alan sur son portable. Trois sonneries. Décroche, s’il te plaît ! Répondeur. Je lui laisse un message : « Je viens de t’envoyer un mail, Alan. Fais une copie de la pièce jointe. Tu ne vas pas en croire tes oreilles. Rappelle-moi. Je t’aime. »

Je ne peux pas rester ici. Je vais récupérer ma voiture, garée dans une impasse derrière l’ancien CBGB, et je vais conduire jusqu’à Harlem pour vérifier par moi-même ce qui s’est passé. Je remonte dans l’appartement pour prendre mes clés. Dans le couloir, de loin, je crois apercevoir une adolescente devant ma porte. Petite taille, un jean droit foncé, une chemise à carreaux Vichy, des Converse roses, un sac à dos en toile et un blouson Levis cintré comme celui que j’avais au lycée. Lorsqu’elle se retourne, je réalise que c’est une adulte et qu’elle a mon âge. Un visage lisse dont toute la beauté disparaît sous une frange brune et derrière des lunettes de vue Wayfarer.

Cette femme, je la connais et je l’admire. Elle s’appelle Zorah Zorkin. J’ai lu ses livres, j’ai écouté ses conférences, j’ai essayé à dix reprises de l’interviewer, mais elle a toujours décliné mes propositions. Et aujourd’hui, je sais de quoi elle est venue me parler.

Ou, du moins, je crois le savoir. Mais je me trompe. Zorkin n’est pas venue pour parler. Elle s’avance vers moi d’un pas lent et plus elle approche, plus je suis hypnotisée par ses yeux de serpent dont je ne saurais dire s’ils sont verts ou marron. À présent, elle est à moins de deux mètres de moi et tout ce que je trouve à lui murmurer, c’est :

— Vous avez fait vite.

Elle plonge la main dans la poche de son blouson pour en sortir un pistolet à impulsions électriques qu’elle pointe sur moi avant de me dire :

— Vous êtes vraiment très jolie.

Cette situation est tellement surréaliste qu’elle me laisse pantoise. Mon cerveau n’arrive pas à considérer que tout cela est réel. Pourtant, Zorah Zorkin presse la détente de son arme et les deux dards du Taser se plantent dans mon cou, libérant une décharge foudroyante qui me fait m’écrouler au sol et ouvre un grand trou noir.

3.

Lorsque je reprends connaissance, j’ai l’esprit embrumé, corseté dans une gangue tissée de fils hypnotiques. Fiévreuse, j’ai la nausée et je tremble. Ma bouche est pâteuse et ma langue a doublé de volume. J’esquisse quelques mouvements. Ma colonne vertébrale craque comme si elle était en miettes.

J’ai les bras entravés derrière le dos, les poignets menottés, les pieds retenus ensemble par un serre-flex. Plusieurs tours de ruban adhésif en tissu ultra-résistant s’enfoncent dans ma bouche.

J’essaie d’avaler ma salive malgré le bâillon. La panique m’envahit totalement.

Je suis à l’arrière d’un véritable mastodonte — une Cadillac Escalade aux vitres teintées — qui, du haut de ses deux mètres, domine la route et donne l’impression de survoler l’asphalte. La banquette est séparée de l’habitacle avant par une cloison de Plexiglas. Pour une raison que j’ignore encore, je porte ma combinaison de base jumpeuse. Tout y est : mon casque, le harnais intégral qui m’enserre les cuisses et les épaules, le sac contenant la voile, pliée à l’intérieur.

Derrière la plaque transparente, je distingue la silhouette épaisse du chauffeur : une carrure de militaire, la nuque rasée, les cheveux gris, coupés en brosse. À ses côtés, Zorah Zorkin a les yeux fixés sur l’écran de son téléphone. Protégée par mon casque, je tape de toutes mes forces avec ma tête contre la cloison. Zorkin me jette un bref coup d’œil, me regardant sans me voir avant de replonger dans son cellulaire. En plissant les yeux, j’aperçois la pendulette fixée au tableau de bord. Il est plus de 10 heures du soir.

La situation m’échappe. Quel est le sens de tout ça ? Comment les choses ont-elles pu se précipiter ainsi ?

Je me déplace en rampant pour regarder le paysage qui défile derrière la vitre arrière. La nuit. Une route isolée. Des sapins à perte de vue dont les pointes, secouées par le vent, se détachent dans un ciel d’encre.

Au fil des kilomètres, je commence à deviner où nous nous trouvons. Si nous roulons depuis six ou sept heures, nous avons dû traverser la Pennsylvanie, le Maryland et la Virginie de l’Ouest. Nous sommes dans les Appalaches, près de Silver River Bridge.

Brièvement, je reprends espoir lorsque j’aperçois une autre voiture derrière nous. Je tape contre la vitre arrière pour attirer son attention puis, en y regardant de plus près, je reconnais ma petite Lexus rouge métallisé et je réalise qu’elle nous suit.

Là, soudain, je comprends quel est leur plan et je me mets à pleurer.

4.

J’avais vu juste : depuis vingt minutes, avec ma propre voiture dans son sillage, l’énorme 4 × 4 grimpe les pistes escarpées du Silver River Park. Les deux véhicules se garent bientôt l’un à côté de l’autre sur le promontoire désert qui domine la vallée et permet de descendre vers la rampe d’accès du vieux pont.

Une fois le contact coupé, tout s’enchaîne très vite : le militaire — que Zorah appelle Blunt — ouvre la portière latérale du SUV et m’attrape par la taille avec une force surhumaine pour me hisser sur son épaule et me conduire sur le pont. Aux aguets, Zorah Zorkin marche à quelques mètres derrière nous. J’essaie de hurler, mais, dès que j’ouvre la bouche, le chatterton me taillade la commissure des lèvres. De toute façon, ça ne servirait à rien. Dans l’espace, personne ne vous entend crier. À cette heure-ci, c’est un peu la même chose au Silver River Park.

Jusqu’au dernier moment, je refuse de croire en l’inéluctable. Peut-être veulent-ils seulement me faire peur. Mais on ne parcourt pas six cents kilomètres pour faire peur à quelqu’un.

Comment ont-ils pu avoir cette idée ? Comment ont-ils su ? Pour ce lieu, pour ce sport ? Facile. Ils ont simplement fouillé mon appartement, trouvé mon équipement, mes photos et mes cartes annotées.

Arrivé au milieu de la structure d’acier, Blunt me balance au sol. Je me relève et essaie de m’enfuir, mais, à cause de mes liens, je m’écroule presque aussitôt.

Je me redresse. J’entends la rivière d’argent qui coule trois cents mètres plus bas. La nuit est splendide, très claire. Un ciel dégagé, un froid sec, une lune presque pleine, lourde, immense.

Zorah Zorkin me fait face sur le pont. Elle a enfoncé ses mains dans les poches d’une veste Barbour en coton enduit et porte une casquette de base-ball de la NYU, l’université dans laquelle elle a fait ses études.

Je lis dans son regard une détermination sans faille. Pour elle, à cet instant, je ne suis pas un être humain. Seulement un problème qu’il faut régler au plus vite.

Je suffoque, je transpire, je me pisse dessus. Une vision d’horreur cannibalise mon esprit. Mon sang se fige. Ce que je vis est de l’ordre de l’impensable, au-delà de la panique. Mon corps est raide, presque paralysé. Alors que le chatterton vient de céder, je jette mes dernières forces pour me traîner devant elle. Je hurle. Je me prosterne, je la supplie, je l’implore.

Mais son indifférence est glaçante.

— On y va, lance Blunt en se penchant vers moi et en tranchant le filin de l’extracteur du parachute. Je ne peux rien faire. C’est une masse taillée dans la roche. Un colosse qui lui aussi est pressé d’en finir. Et c’est là que l’impensable se produit. Avant de laisser le bourreau faire son office, une lueur s’allume dans les yeux de Zorah.

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, me dit-elle. Si ce n’est pas le cas, j’ai pensé que vous aimeriez savoir.

Je ne comprends pas à quoi elle fait allusion jusqu’à ce que, joignant le geste à la parole, elle sorte quelque chose de sa poche. Mon test de grossesse.

— Il est positif. Vous êtes enceinte, Florence, félicitations.

Pendant quelques secondes, je reste figée, interdite. Je n’appartiens plus au monde. Je suis déjà ailleurs.

Puis, presque dans un seul mouvement, Blunt coupe mes liens, m’attrape par les jambes, me soulève et me fait passer par-dessus la rambarde.

5.

Je tombe.

Et je ne pense même pas à crier.

D’abord, la terreur m’empêche de penser.

Puis les quelques secondes que dure la chute se dilatent.

Et, peu à peu, je me fais plus légère.

La peur se transforme en nostalgie. Je ne revois pas ma vie en accéléré. Je repense juste à tout ce que j’aimais : la clarté du ciel, le réconfort de la lumière, la force du vent.

Je pense surtout à mon bébé.

Le bébé que je porte dans le ventre et qui va mourir avec moi.

Pour ne pas pleurer, je me dis qu’il faut que je lui trouve un prénom.

Le sol se rapproche, désormais, je ne fais qu’un avec le ciel, les montagnes, les sapins. Je n’ai jamais cru en Dieu, pourtant, à cet instant, j’ai l’impression que Dieu est partout. Ou plutôt que la nature est Dieu.

Une demi-seconde avant l’impact, j’ai une révélation.

Mon bébé est une fille.

Elle s’appellera Rebecca.

Je ne sais pas encore où je vais, mais j’y vais avec elle.

Et ça me fait moins peur.

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