Deuxième jour L’affaire Claire Carlyle

7 L’affaire Claire Carlyle

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.

Jean RACINE

1.

Le jour se levait.

Une lumière rose colorait les jouets que mon fils avait éparpillés aux quatre coins du salon. Cheval à bascule, puzzles, arbre magique, piles de livres, petit train en bois…

Un peu après 6 heures, la nuit avait cédé la place à un ciel bleu cobalt, foncé et limpide. Passage d’Enfer, les oiseaux s’étaient remis à chanter et, sur mon balcon, l’odeur de rose des géraniums s’était intensifiée. En me levant pour éteindre les lampes, j’avais écrasé une tortue en plastique qui s’était mise à beugler une comptine et il m’avait fallu presque une minute pour la faire taire. Heureusement, quand Théo dormait, un feu d’artifice ne l’aurait pas tiré de ses rêves. Après avoir entrebâillé sa porte pour l’entendre dès qu’il se réveillerait, j’avais ouvert la fenêtre pour guetter l’apparition du soleil et j’étais resté ainsi, accoudé à la balustrade, espérant trouver un peu de réconfort dans la lumière de l’aube.

Où es-tu, Anna ? Ou plutôt dois-je à présent t’appeler Claire…

Les teintes froides s’étaient décantées, tirant sur le violet avant de se réchauffer en une clarté irréelle, recouvrant d’un voile orangé les lattes de chêne du parquet. Mais le réconfort attendu n’était pas venu.

Je refermai la fenêtre et récupérai plusieurs feuilles dans le bac de mon imprimante. Puis je les épinglai sur le panneau de liège que j’utilisais d’ordinaire pour classer la documentation lors de l’écriture de mes romans.

J’avais passé la nuit à écumer le Net. Sur les sites de presse en ligne et dans les librairies numériques, j’avais parcouru des centaines d’articles, téléchargé plusieurs livres, imprimé quantité de photos. J’avais aussi visionné tous les programmes de faits divers qui avaient consacré une émission à l’affaire (L’Heure du crime, Faites entrer l’accusé, On the Case with Paula Zahn…).

Je comprends maintenant pourquoi tu as souhaité cacher ton passé.

Si je voulais avoir une chance de te retrouver, il fallait que j’assimile en un temps limité le « dossier » de plusieurs centaines de pages concernant ta disparition.

À présent, il n’était plus question de prévenir la police. Je me fichais pas mal de savoir si tu étais une victime innocente ou une coupable machiavélique. Ces notions n’avaient plus de place. Tu étais simplement la femme que j’aimais et qui portait notre enfant et, à ce titre, je voulais préserver ton secret aussi longtemps que je le pourrais. Comme tu avais réussi à le faire pendant presque dix ans.

J’attrapai ma Thermos à côté de l’ordinateur et en vidai le fond dans ma tasse, terminant ainsi le troisième litre de café de la nuit. Puis je m’assis dans le fauteuil Lounge qui faisait face au panneau de liège.

Je regardai avec du recul les dizaines de photos que j’avais punaisées. La première, en haut à gauche, était la copie de l’avis de recherche diffusé dans les heures qui avaient suivi ta disparition :

Disparition inquiétante de personne mineure
Claire, 14 ans
Disparue à Libourne depuis le 28 mai 2005
Taille 1 mètre 60 ; métisse, yeux verts,
cheveux courts et noirs, anglophone.
Jean bleu, tee-shirt blanc, sac de sport jaune.
Si vous possédez la moindre information, contactez :
La gendarmerie de Libourne
L’hôtel de police — commissariat de Bordeaux

Cette photo me désarçonne. C’est toi et c’est une autre. Tu es censée avoir quatorze ans, mais on t’en donne facilement seize ou dix-sept. Je reconnais ta peau ambrée, ton visage lumineux, tes traits réguliers. Mais le reste m’est étranger : une fausse assurance, un regard provocant d’ado un peu sauvage, des cheveux courts ondulés coupés au carré, des lèvres nacrées de fille qui joue à la femme.

Qui es-tu, Claire Carlyle ?

Je fermai les yeux. J’étais au-delà de l’épuisement, mais je n’avais pas l’intention de me reposer. Au contraire. Dans ma tête, je déroulai le film de tout ce que je venais d’apprendre ces dernières heures. Le film de ce que les médias à l’époque avaient appelé l’« affaire Claire Carlyle ».

2.

Le samedi 28 mai 2005, Claire Carlyle, une jeune New-Yorkaise de quatorze ans en séjour linguistique en Aquitaine, passe l’après-midi à Bordeaux avec un groupe de cinq copines. Les filles déjeunent d’une salade place de la Bourse, se baladent sur les quais, grignotent des canelés chez Baillardran et font du shopping quartier Saint-Pierre.

À 18 h 05, Claire prend un TER à la gare Saint-Jean pour retourner à Libourne où réside la famille Larivière chez qui elle loge pour la durée du séjour. Elle est accompagnée d’Olivia Mendelshon, une autre élève américaine qui fréquente la même école. Le train entre à quai à 18 h 34 et une caméra de surveillance prend des images très nettes des deux filles au moment où elles quittent la gare cinq minutes plus tard.

Claire et Olivia font quelques pas ensemble, avenue Gallieni. Puis, alors que leurs chemins viennent juste de se séparer, Olivia entend un cri, se retourne et aperçoit furtivement un homme, « d’environ trente ans, aux cheveux blonds », en train de pousser son amie dans une camionnette grise. Avant de repartir en trombe. Et de disparaître.

Olivia Mendelshon eut la présence d’esprit de relever le numéro d’immatriculation de la fourgonnette et de contacter immédiatement la gendarmerie. Bien que le plan alerte-enlèvement n’existât pas à l’époque (il sera testé pour la première fois six mois plus tard pour retrouver une petite fille de six ans dans le Maine-et-Loire), des barrages furent mis en place sans délai sur la plupart des axes routiers. Un appel à témoins et un signalement du ravisseur présumé furent rapidement et massivement diffusés — un portrait-robot établi selon les indications d’Olivia, qui montrait un homme au visage creusé, coupe au bol, yeux fous enfoncés dans les orbites.

Les barrages filtrants ne permirent pas d’arrêter le suspect. Un utilitaire Peugeot Expert gris dont l’immatriculation correspondait à la référence fournie par Olivia fut retrouvé le lendemain, incendié, dans une forêt entre Angoulême et Périgueux. Le véhicule avait été déclaré volé la veille. Des hélicoptères survolèrent la forêt. On délimita une zone de recherche assez vaste que l’on passa au peigne fin en faisant de nombreuses battues avec des chiens. Les techniciens de la police scientifique dépêchés sur place réussirent à relever certaines empreintes et traces génétiques. Au sol, on trouva également des marques de pneus à côté de la carcasse carbonisée. Sans doute celles d’une voiture dans laquelle on avait transféré Claire. On en prit des moulages, mais la pluie tombée dans la nuit avait détrempé le sol, rendant aléatoire toute chance d’identification.

3.

L’enlèvement de Claire était-il un acte prémédité ou obéissait-il à la pulsion d’un détraqué de passage ?

Confiée à la brigade criminelle de Bordeaux, l’enquête s’avéra compliquée. Ni les prélèvements génétiques ni les empreintes digitales ne permirent d’identifier le suspect. Assistés de traducteurs, les enquêteurs se livrèrent à des interrogatoires poussés des élèves et des professeurs. Tous appartenaient à la Mother of Mercy High School, une institution catholique pour filles de l’Upper East Side qui était jumelée avec le lycée Saint-François-de-Sales de Bordeaux. On interrogea la famille d’accueil — M. et Mme Larivière — sans en apprendre grand-chose. On surveilla les délinquants sexuels de la région, on recensa les appels téléphoniques passés au moment des faits à proximité de la borne relais la plus proche de la gare. Comme pour chaque enquête médiatisée, le commissariat reçut des dizaines d’appels fantaisistes et de lettres anonymes sans intérêt. Mais après un mois, il fallut se résoudre à la glaçante vérité : l’enquête n’avait pas avancé d’un pouce. Comme si elle n’avait jamais vraiment commencé…

4.

En théorie, la disparition de Claire Carlyle avait tout pour affoler les médias. Pourtant, la machine ne s’était pas emballée autant que dans d’autres affaires comparables. Sans que je me l’explique vraiment, quelque chose avait freiné la vague de compassion que méritait le drame. Était-ce la nationalité américaine de Claire ? le fait que, sur les photos, elle paraisse plus âgée que ce qu’elle était vraiment ? l’actualité chargée à cette date ?

J’avais retrouvé les journaux de l’époque. En presse nationale, le lendemain de la disparition de Claire, les gros titres étaient réservés à la politique intérieure. La victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne avait été vécue comme un séisme, fragilisant à la fois le président Chirac et son opposition, provoquant le départ du Premier ministre et la formation d’un nouveau gouvernement.

La première dépêche AFP à évoquer l’« affaire Carlyle » multipliait les imprécisions. Dieu sait pourquoi, le rédacteur y affirmait que la famille de Claire était originaire de Brooklyn, alors qu’elle vivait depuis longtemps à Harlem. Ensuite, une deuxième dépêche avait rectifié l’erreur, mais c’était trop tard : l’information erronée s’était transmise comme un virus, se dupliquant article après article, transformant Claire Carlyle en « la fille de Brooklyn ».

Les premiers jours, l’affaire eut un écho médiatique presque plus important aux États-Unis qu’en France. Le New York Times y avait consacré un article sérieux et très factuel, mais qui ne m’avait pas appris grand-chose. Le New York Post, roi des tabloïds, s’était repu de l’affaire pendant presque une semaine. Avec son sens bien connu de la rigueur et de la nuance, le quotidien avait avancé les hypothèses les plus folles, se livrant à un french bashing en règle, dissuadant ses lecteurs de partir en vacances en France, s’ils ne voulaient pas que leur enfant y soit enlevé, violé et torturé. Puis, du jour au lendemain, le journal s’était lassé, se délectant d’autres scandales (le procès de Michael Jackson), d’autres ragots (les fiançailles de Tom Cruise) et d’autres drames (dans le New Jersey, trois jeunes enfants venaient d’être retrouvés asphyxiés dans le coffre d’une voiture).

En France, le meilleur article que j’avais lu provenait de la presse régionale. Il était signé Marlène Delatour, une journaliste du quotidien Sud-Ouest qui avait consacré une double page à la famille Carlyle. Elle y brossait un portrait de Claire correspondant bien à ce que j’avais imaginé de son adolescence. Une jeune fille élevée sans père, timide et studieuse, passionnée par les livres et par ses études, qui désirait plus que tout devenir avocate. En dépit de ses origines modestes, cette excellente élève s’était battue pour obtenir une bourse et intégrer, avec une année d’avance, l’un des lycées les plus sélectifs de New York.

L’article avait été écrit à l’occasion de la venue en France de la mère de Claire. Le 13 juin 2005, voyant que l’enquête piétinait, Joyce Carlyle avait quitté Harlem pour se rendre à Bordeaux. Sur le site de l’INA, j’avais pu visionner quelques images de l’appel qu’elle avait lancé dans les médias, repris notamment au journal de 20 heures de France 2, dans lequel elle suppliait celui qui avait enlevé sa fille de ne pas lui faire de mal et de la libérer. Sur les images, elle ressemblait à l’ancienne sprinteuse américaine Marion Jones : chignon tressé, visage allongé, nez à la fois pointu et épaté, dents laiteuses et regard d’ébène. Mais une Marion Jones aux paupières bouffies et aux traits ravagés par le chagrin et les nuits d’insomnie.

Une mère perdue et déboussolée, dans un pays qui n’était pas le sien, et qui devait se demander par quelle ironie du sort sa fille, après avoir vécu en sécurité quatorze ans à East Harlem, avait pu se retrouver en danger mortel au fin fond de la province française.

5.

Pendant plus de deux ans, l’enquête resta donc au point mort avant d’être relancée de façon spectaculaire et de connaître un épilogue particulièrement sordide.

Le 26 octobre 2007, à l’aube, un incendie se déclara dans une maison isolée au milieu d’une forêt près de Saverne, à la frontière de la Lorraine et de l’Alsace. Franck Muselier, un gendarme de la région, en route pour prendre son service, aperçut de la fumée depuis la route et fut le premier à donner l’alerte.

Lorsque les pompiers arrivèrent, il était trop tard. Les flammes avaient ravagé la maison. Dès que le feu fut maîtrisé, les secours s’aventurèrent dans le brasier et découvrirent avec surprise l’architecture originale de la maison. D’apparence très classique, c’était en fait une construction moderne, semi-enterrée. Une forteresse compacte en forme d’hélice, structurée autour d’un escalier en colimaçon gigantesque qui plongeait dans le sol pour desservir une série de pièces toujours plus profondes.

Des cellules.

Des oubliettes.

Au rez-de-chaussée, on trouva le cadavre d’un homme ayant ingurgité une dose massive de somnifères et d’anxiolytiques. L’identification ultérieure mettrait en évidence qu’il s’agissait du propriétaire de la maison : Heinz Kieffer, un architecte allemand de trente-sept ans, installé dans la région depuis quatre ans.

Dans trois des « chambres », menotté à la lourde tuyauterie, le corps d’une adolescente. Il fallut plusieurs jours pour que la denture et l’ADN permettent de mettre des noms sur les victimes.

Louise Gauthier, âgée de quatorze ans lors de sa disparition survenue le 21 décembre 2004 alors qu’elle était en vacances chez ses grands-parents près de Saint-Brieuc dans les Côtes-d’Armor.

Camille Masson, âgée de seize ans lorsqu’elle avait disparu, le 29 novembre 2006, en rentrant chez elle à pied, après un cours de sport, dans une bourgade entre Saint-Chamond et Saint-Étienne.

Chloé Deschanel, enfin, âgée de quinze ans le jour du drame, qui s’était volatilisée le 6 avril 2007 en se rendant au conservatoire municipal de Saint-Avertin dans la banlieue de Tours.

Trois adolescentes enlevées par Kieffer sur une période de deux ans et demi, dans trois régions de France éloignées les unes des autres. Trois proies vulnérables qu’il avait arrachées à leur vie de collégiennes et de lycéennes pour se constituer son harem macabre. Trois disparitions qui, à l’époque des faits, n’avaient même pas été formellement caractérisées comme des enlèvements. Louise Gauthier s’était disputée avec ses grands-parents, Camille Masson était une spécialiste des fugues et les parents de Chloé Deschanel avaient tardé à signaler la disparition de leur fille, compromettant l’efficacité de l’enquête. Pour ne rien arranger, à cause de la dispersion géographique, aucun des flics qui avaient travaillé sur ces dossiers ne semblait avoir fait le lien entre les trois affaires…

Ces dix dernières années, de nombreux ouvrages avaient tenté de « comprendre » la psychologie de Heinz Kieffer — si tant est qu’il y ait quelque chose à comprendre d’un esprit où la monstruosité humaine atteint de tels sommets. Surnommé le « Dutroux allemand », le prédateur était resté une énigme, résistant aux analyses des policiers, des psychiatres et des journalistes. Kieffer n’avait pas d’antécédents criminels, n’apparaissait dans aucun des fichiers de police, n’avait jamais été signalé pour comportement douteux.

Jusqu’à la fin de l’année 2001, il avait travaillé à Munich dans un cabinet d’architecture réputé. Les gens qui avaient croisé sa route ne gardaient pas un mauvais souvenir de lui, mais la plupart ne s’en souvenaient tout simplement pas. Heinz Kieffer était un solitaire, un être transparent et impénétrable. Un véritable M. Cellophane.

On ne savait pas avec certitude ce que « faisait » Kieffer avec ses proies. Les trois corps carbonisés étaient en trop mauvais état pour que leur autopsie puisse révéler des traces de sévices sexuels ou de torture. La nature de l’incendie, en revanche, ne faisait aucun doute. L’intérieur de la maison avait été aspergé d’essence. Comme celui de leur bourreau, les corps des adolescentes étaient bourrés de somnifères et d’anxiolytiques. Pour une raison inconnue, Kieffer avait semble-t-il choisi de se suicider en emportant avec lui ses trois captives.

Certains criminologues qui s’étaient penchés sur son cas avaient sollicité le conseil d’architectes. En étudiant précisément les plans et la configuration du « palais de l’horreur » et de ses murs insonorisés, ces derniers étaient parvenus à la conclusion qu’il était très possible qu’aucune des filles n’eût été au courant de l’existence des deux autres. Bien qu’elle soit sujette à caution, c’est cette version qu’avait retenue la presse. Et elle était désespérante et glaçante d’horreur.

6.

La découverte des trois corps eut un écho médiatique important. Elle mettait la police et la justice en posture délicate, renvoyant les enquêteurs et les juges d’instruction à leurs manquements. Trois jeunes Françaises étaient mortes, tuées par le diable, après avoir enduré des mois et des années de détention et de sévices. La faute à qui ? À tout le monde ? À personne ? Les autorités commencèrent à se renvoyer la balle.

L’analyse de la scène de crime dura deux jours entiers. Dans les canalisations de la maison ainsi que dans le pick-up de Kieffer, on trouva des cheveux ainsi que d’autres traces fraîches d’ADN qui n’appartenaient ni au criminel ni à ses trois victimes. Les résultats tombèrent une dizaine de jours plus tard : il y avait deux empreintes génétiques, dont l’une restait inconnue. L’autre était celle de la jeune Claire Carlyle.

À peine cette information révélée, on établit qu’au moment de l’enlèvement de Claire, Heinz Kieffer rendait visite à sa mère qui vivait dans une maison de soins à Ribérac, en Dordogne, à soixante kilomètres à peine de Libourne.

On délimita un périmètre assez large autour de la bâtisse. À nouveau, on dragua les étangs, on fit venir des pelleteuses, on mobilisa des hélicos pour survoler la forêt et on fit appel à toutes les bonnes volontés pour organiser de vastes battues.

Et le temps passa.

Et l’espoir même de voir réapparaître un corps s’envola.

Si on ne retrouva jamais le cadavre de l’adolescente, il ne fit de doute pour personne que Claire Carlyle était morte. Quelques jours ou quelques heures avant de mettre fin à ses jours et d’organiser son carnage, Kieffer l’avait emmenée dans un endroit reculé, l’avait tuée et s’était débarrassé du corps.

Le dossier resta néanmoins ouvert pendant deux ans sans qu’aucun élément nouveau fût apporté par les enquêteurs. Puis, à la fin de l’année 2009, le juge chargé de l’instruction signa l’avis de décès de Claire Carlyle.

Et plus personne n’entendit jamais parler de « la fille de Brooklyn ».

8 La danse des spectres

La vérité est comme le soleil. Elle laisse tout voir mais ne se laisse pas regarder.

Victor HUGO

1.

— Debout, là-dedans !

La voix de Caradec me fit tressaillir. J’ouvris les yeux en sursautant. J’étais en nage, mon cœur battait la chamade et un goût de cendre se répandait dans ma bouche.

— Comment tu es entré, putain ?

— J’ai toujours le double de tes clés.

Un pain de campagne sous un bras, un sac de courses sous l’autre, il revenait visiblement de l’épicerie-boulangerie du coin de la rue. J’avais du sable sous les paupières et un début de nausée. Deux nuits blanches d’affilée, c’était plus que ce que mon corps pouvait supporter. J’écrasai deux bâillements coup sur coup avant de me lever péniblement de mon fauteuil pour rejoindre Marc dans la cuisine.

Un coup d’œil à l’horloge murale : presque 8 heures. Merde. La fatigue m’était tombée dessus par surprise et m’avait emporté pendant plus d’une heure.

— J’ai une mauvaise nouvelle, annonça Marc en allumant la cafetière.

Pour la première fois depuis son irruption, je le regardai dans les yeux. Sa mine sombre ne laissait rien augurer de bon.

— Comment les choses pourraient-elles être pires ?

— Il s’agit de Clotilde Blondel.

— La proviseure du lycée ?

Il acquiesça de la tête.

— Je reviens à l’instant de Sainte-Cécile.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Tu y es allé sans moi ?

— Je suis venu te chercher il y a une heure, s’agaça-t-il. Mais tu dormais comme une souche, alors, j’ai décidé de m’y rendre seul. J’ai passé la nuit à réfléchir : Blondel est l’une de nos seules pistes. Si j’ai bien compris ce que tu m’as raconté, elle en sait beaucoup plus que ce qu’elle t’a déjà dit. Je pensais qu’après avoir vu la vidéo de l’agression de sa protégée, elle prendrait peur et se mettrait à table.

Avant de poursuivre, il tassa le café moulu dans le porte-filtre.

— Mais lorsque je suis arrivé rue de Grenelle, il y avait pléthore de flics devant le portail du lycée. J’en ai reconnu certains : des mecs de la 3e DPJ. Toute la bande de Ludovic Cassagne. J’ai fait profil bas pour qu’ils ne me repèrent pas et je suis resté planqué dans ma caisse jusqu’à ce qu’ils partent.

J’eus un mauvais pressentiment.

— Qu’est-ce que les policiers foutaient à Sainte-Cécile ?

— C’est le proviseur adjoint qui les a appelés : le corps de Clotilde Blondel a été retrouvé inanimé dans la cour de l’école.

J’émergeai brutalement de ma léthargie, sans être certain d’avoir tout compris.

— J’ai pu interroger le jardinier, poursuivit Marc en mettant à griller des tranches de pain. C’est lui qui a découvert Blondel en prenant son service à 6 heures ce matin. Les flics pensent que quelqu’un a balancé la directrice à travers la vitre de son bureau. Une chute de trois étages.

— Elle est… morte ?

Marc eut une moue dubitative.

— D’après ce que m’a dit le type, elle respirait encore lorsqu’il l’a trouvée, mais elle était dans un état critique.

Il sortit un calepin de la poche de son jean et chaussa ses lunettes pour déchiffrer ses notes :

— Les secours l’ont transférée en urgence à l’hôpital Cochin.

Je pris mon téléphone. Je ne connaissais personne à Cochin, mais j’avais un cousin, Alexandre Lèques, qui était responsable du pôle cardiologie de l’hôpital Necker. Je lui laissai un message sur son répondeur en lui demandant d’activer ses réseaux et de me tenir au courant de l’évolution de l’état de santé de Clotilde Blondel.

Puis je m’effondrai sur la banquette, gagné par la panique, écrasé par la culpabilité. Tout cela était ma faute. En poussant Anna dans ses retranchements, je l’avais forcée à me révéler une vérité qui ne devait pas l’être. Sans le vouloir, j’avais libéré les fantômes tragiques du passé, qui se déchaînaient à présent dans un torrent de violence.

2.

— Bi’eron, papa ! Bi’eron !

Encore ensommeillé, Théo émergea de sa chambre en trottinant devant moi et me précéda jusqu’au salon. Le sourire aux lèvres, il attrapa le biberon que je venais de lui préparer avant de s’installer dans sa nacelle.

Les yeux brillants, fixes et grands ouverts, il suçait la tétine avec avidité, comme si sa vie en dépendait. Je regardai son beau visage — ses boucles blondes, son nez retroussé, son regard aigue-marine, aussi pur que limpide — en essayant d’y puiser des forces et de l’espoir.

Sa tasse de café à la main, Marc déambulait devant mon panneau de liège.

— C’est cette photo qu’elle t’a montrée, n’est-ce pas ? devina-t-il en pointant une impression en couleurs punaisée au mur. J’approuvai de la tête. La photo représentait les corps carbonisés des trois adolescentes enlevées par Kieffer. À présent, je pouvais mettre un nom sur ces victimes : Louise Gauthier, Camille Masson, Chloé Deschanel.

— Où l’as-tu retrouvée ? demanda-t-il sans quitter l’image des yeux.

— Dans un numéro hors série de la presse régionale : un « Spécial fait divers » coédité par La Voix du Nord et Le Républicain lorrain. Le cliché illustrait une double page sur Kieffer et son « repaire de l’horreur ». Étrange d’ailleurs que le rédacteur en chef ait laissé passer une illustration comme ça.

Marc prit une gorgée de café en soupirant. Il plissa les yeux et pendant cinq minutes survola les articles que j’avais accrochés dans l’ordre chronologique.

— Comment vois-tu les choses ?

Pensif, il ouvrit la vitre pour pouvoir fumer, posa sa tasse sur le rebord de la fenêtre et improvisa un scénario.

— Mai 2005 : Claire Carlyle est enlevée par Kieffer à la gare de Libourne. Il la ramène en bagnole jusqu’à sa tanière dans l’est de la France. Là, le pédophile a déjà une captive : la petite Louise, qu’il a capturée six mois plus tôt en Bretagne. Pendant des mois, les deux gamines vivent l’enfer. Kieffer continue d’étoffer son harem sordide : il enlève Camille Masson à la fin de l’année 2006 et Chloé Deschanel au printemps suivant.

— Jusqu’ici, on est d’accord.

— Octobre 2007 : Claire est prisonnière depuis deux ans et demi. Pour mieux abuser de ses captives, Kieffer les gave de somnifères et de tranquillisants. De plus en plus stressé, il commence à en prendre lui aussi. Un jour, Claire profite d’un relâchement de la vigilance de son geôlier pour se faire la belle. En s’apercevant de sa disparition, Kieffer panique. Il s’attend à voir débarquer les flics d’un instant à l’autre et, pour ne pas se faire prendre, préfère tuer ses captives avant de se suicider en mettant le feu à sa baraque et…

— Là, je ne te suis plus.

— Explique-toi.

Je me rapprochai de la fenêtre et m’assis sur le coin de la table.

— La maison de Kieffer était un vrai coffre-fort. Des cellules individuelles, des portes blindées, un système d’alarme avec verrouillage automatique. Je ne pense pas que Claire ait pu s’en évader comme ça !

Caradec balaya l’argument :

— On s’échappe de toutes les prisons.

— D’accord, concédai-je, admettons. Claire parvient à sortir de la maison.

Je me levai, attrapai un stylo et pointai sur le panneau un extrait de carte Michelin imprimé au format A3.

— Tu as vu où se situe la baraque ? En plein milieu de la forêt de la Petite Pierre. À pied, il faudrait des heures pour rejoindre la première zone d’habitation. Même s’il s’était fait surprendre, Kieffer aurait eu tout le temps de rattraper la gamine.

— Claire lui a peut-être piqué sa voiture.

— Non, on a retrouvé son pick-up et sa moto devant sa maison. Et d’après tout ce que j’ai pu lire, Kieffer n’avait pas d’autre véhicule.

Caradec continua à réfléchir à voix haute :

— Alors qu’elle s’enfuyait, elle a rencontré quelqu’un sur la route qui l’aura prise en stop ?

— Tu plaisantes ? Avec le bruit médiatique qu’a fait l’affaire, la personne se serait signalée. Et si Claire s’est vraiment échappée, comment expliques-tu qu’elle n’ait pas donné l’alerte ? Ne serait-ce que pour sauver les autres filles ? Comment expliques-tu qu’elle ne se soit jamais manifestée ? Pourquoi refaire sa vie à Paris alors que sa mère, ses amis, son école se trouvent à New York ?

— Je ne l’explique pas, justement.

— Bon, pour les autres, elle ne savait pas forcément qu’elles étaient là, mais pour le fric ? Les 400 000 ou 500 000 euros en liquide que devait contenir le sac à la base ?

— Elle l’a piqué à Kieffer, hasarda Caradec.

Là encore, son hypothèse ne tenait pas.

— Les flics ont passé ses comptes au peigne fin : Heinz Kieffer s’était lourdement endetté pour financer la construction de sa maison. Il n’avait aucune économie. Il tapait même sa mère qui lui versait 500 euros tous les mois.

Marc écrasa sa cigarette dans les géraniums, sembla chasser une pensée découragée d’un geste agacé et s’anima de nouveau.

— Raphaël, pour retrouver Claire, il faut revenir aux fondamentaux. Posons-nous les bonnes questions ! Tu as bossé sur le dossier toute la nuit, à toi de me dire lesquelles encadrent notre enquête !

Je pris un marqueur et déchirai la feuille raturée de mon vieux paperboard pour disposer d’une zone vierge sur laquelle je listai plusieurs interrogations :

Qui a enfermé Claire dans ce box de banlieue ?

Qui l’en a fait sortir ?

Pourquoi la retient-on toujours prisonnière ?

Le flic choisit de rebondir sur la dernière question :

— On la retient prisonnière parce qu’elle s’apprêtait à te révéler la vérité. Anna s’apprêtait à t’avouer qu’elle était Claire Carlyle.

— Marc, tu m’as toujours dit que, dans une enquête, la seule question valable était celle du mobile.

— Et c’est vrai ! Dans le cas qui nous concerne, ça revient à se demander qui allait être gêné par la révélation de Claire. Qui subirait un préjudice si on apprenait soudain qu’Anna Becker était en réalité la petite Claire Carlyle, enlevée dix ans plus tôt par Heinz Kieffer ?

Pendant quelques instants, la question flotta dans l’air, mais aucun de nous deux ne s’en saisit et l’impression que nous avions eue d’avoir un peu avancé dans notre réflexion s’évapora. L’essentiel nous échappait encore.

3.

Assis sur un tabouret, son bavoir noué autour du cou, Théo dévorait sa tartine de miel. Installé près de lui, après avoir avalé une énième tasse de café, Marc élaborait déjà d’autres hypothèses et affirmait de nouvelles convictions :

— Il faut reprendre l’enquête sur Heinz Kieffer. Retourner sur les lieux du drame. Découvrir ce qui s’est passé dans la nuit qui a précédé l’incendie de la maison.

Pour ma part, je n’étais pas convaincu que ce soit la meilleure chose à faire. Depuis quelques minutes, je commençais à avoir conscience d’une évidence : Marc voyait la situation comme un flic, tandis que moi, je l’analysais comme un romancier.

— Tu te souviens de nos conversations sur l’écriture, Marc ? Lorsque tu m’as demandé comment je construisais mes personnages, je t’ai répondu que je ne me lançais jamais dans un roman sans connaître parfaitement le passé de mes héros.

— Tu fais une sorte de fiche biographique pour chaque personnage, c’est ça ?

— Oui, et c’est à cette occasion que je t’avais parlé du Ghost.

— Rappelle-moi ce que c’est, déjà.

— Le Ghost, le Fantôme, le Spectre : ce sont des noms que certains professeurs de dramaturgie emploient pour désigner un événement charnière, un bouleversement ancré dans le passé du personnage qui continue à le hanter aujourd’hui.

— Son talon d’Achille ?

— En quelque sorte. Un choc biographique, un refoulé, un secret qui explique sa personnalité, sa psychologie, son intériorité, ainsi qu’une bonne partie de ses actions.

Il me regarda essuyer la frimousse toute collante de Théo.

— Où veux-tu en venir au juste ?

— Il faut que je trouve le Ghost de Claire Carlyle.

— Tu le trouveras lorsque nous saurons ce qui s’est réellement passé dans la maison de Kieffer la nuit qui a précédé l’incendie.

— Pas nécessairement. Je crois qu’il y a autre chose. Une autre vérité qui expliquerait pourquoi, si elle a vraiment réussi à s’échapper, Claire Carlyle n’a pas donné l’alerte ni jamais cherché à revoir sa famille.

— Et où se trouve cette explication selon toi ?

— Là où naissent toutes les explications du monde : sur le territoire de l’enfance.

– À Harlem ? demanda-t-il en reprenant une gorgée de café.

— Parfaitement. Voilà ce que je te propose, Marc : tu continues l’enquête en France et je la poursuis aux États-Unis !

Comme un personnage de bande dessinée, Caradec manqua de s’étouffer et recracha son café. Lorsque sa quinte de toux cessa, il me regarda, incrédule.

— Tu n’es pas sérieux, j’espère.

4.

Au rond-point de la place d’Italie, notre voiture bifurqua boulevard Vincent-Auriol.

— Auto, papa ! Auto !

Assis sur mes genoux à l’arrière du taxi, Théo était le plus heureux des petits garçons. Les deux mains plaquées contre la vitre, il s’amusait du spectacle de la circulation parisienne. Quant à moi, le nez enfoui dans ses cheveux à l’odeur de blé, je puisais dans son enthousiasme un peu de l’optimisme dont j’avais grand besoin.

Nous étions en route vers l’aéroport. J’avais réussi à rallier Marc à ma cause. En quelques clics, j’avais réservé un billet d’avion pour New York, puis j’avais jeté des affaires pour Théo et moi dans une valise et booké une chambre d’hôtel.

Mon téléphone vibra. Je l’extirpai de ma poche juste à temps pour prendre l’appel. Le numéro sur l’écran était celui de mon cousin, cardiologue à l’hôpital Necker.

— Salut, Alexandre, merci de me rappeler.

— Salut, cousin, ça gaze ?

— Compliqué en ce moment. Et toi ? Sonia ? Les enfants ?

– Ça pousse vite. C’est Théo que j’entends barjaquer derrière toi ?

— Oui, on est dans un taxi.

— Embrasse-le pour moi. Écoute, j’ai pu avoir des nouvelles de ton amie, Clotilde Blondel.

— Qu’est-ce que ça donne ?

— Je suis désolé, mais son cas est très grave. Fracture de plusieurs côtes, d’une jambe et du bassin, luxation de la hanche, traumatisme crânien sévère. Quand j’ai appelé mon pote de Cochin, elle était encore sur le billard.

— Son pronostic vital est engagé ?

— Pour l’instant, c’est difficile à dire. Tu sais, dans ce genre de polytraumas, il y a des risques multiples.

— D’hématome au cerveau ?

— Oui, et de tout ce qui touche au système respiratoire : pneumothorax, hémothorax. Sans parler des éventuelles lésions rachidiennes.

Un double bip hachura notre conversation. Un numéro en 02.

— Excuse-moi, Alex, j’ai quelqu’un sur une autre ligne. Un truc important. Tu restes en veille et tu me tiens au courant de l’évolution de la situation ?

– Ça marche, cousin.

Je le remerciai et pris le nouvel appel. Comme je l’espérais, il s’agissait de Marlène Delatour, la journaliste de Sud-Ouest qui avait enquêté sur l’affaire Carlyle. Cette nuit, après avoir lu son article, j’avais retrouvé sa trace sur Internet : elle avait changé d’employeur et travaillait à présent pour le journal Ouest France. Je lui avais envoyé un mail en lui expliquant que j’écrivais une sorte d’anthologie des crimes du XXIe siècle et que j’aurais voulu recueillir ses impressions et ses souvenirs sur l’affaire.

— Merci de m’appeler.

— On s’est croisés il y a quelques années. Je vous avais interviewé lors du salon Étonnants Voyageurs en 2011.

— Bien sûr, je m’en souviens, mentis-je.

— Alors, comme ça, vous arrêtez les romans pour écrire des essais ?

— Dans certains faits divers, l’horreur dépasse la fiction.

— Je vous l’accorde.

Je coinçai mon téléphone dans le creux de mon épaule. Ainsi, j’avais les mains libres pour maîtriser mon fils. Debout sur le siège, Théo gigotait pour apercevoir la rame qui entrait en gare sur le pont du métro aérien.

— Vous vous souvenez bien de l’affaire Carlyle ? demandai-je à Marlène.

– Ça, c’est certain. Pour vous dire la vérité, à l’époque, je m’étais pas mal identifiée à Claire. On avait des points communs : père inconnu, élevées toutes les deux par une mère célibataire, des origines populaires, l’école comme moyen d’ascension sociale… C’était un peu ma petite sœur américaine.

— Vous êtes certaine que Claire ne connaissait pas son père ?

– À mon avis, même la mère de Claire ne savait pas qui l’avait mise enceinte.

— Vous êtes sûre ?

J’entendis son soupir à l’autre bout du fil.

— Pratiquement. En tout cas, c’est ce que m’a laissé entendre Joyce Carlyle lorsque je l’ai interrogée sur le sujet. C’était lors de sa venue en France deux semaines après l’enlèvement de Claire, au moment où l’enquête s’enlisait. Je ne l’ai pas écrit dans l’article, mais j’ai appris qu’avant la naissance de sa fille Joyce avait connu des années de défonce. Crack, héroïne, crystal : elle avait touché à tout. Pendant deux ou trois ans, à la fin des années 1980, elle enchaînait les passes à 10 dollars pour payer sa came.

Cette révélation me ficha la nausée. Après une hésitation, je résistai à la tentation de révéler à mon interlocutrice que j’étais en route vers New York. Marlène Delatour était une bonne journaliste. Si elle me sentait à ce point investi, elle allait flairer le scoop potentiel. Après m’être donné du mal pour tenir les flics à l’écart de mes problèmes, je n’allais pas me jeter dans la gueule du loup en me confiant à une journaliste.

J’essayai donc de prendre un ton dégagé pour demander :

— Vous avez eu d’autres contacts avec Joyce depuis ce temps-là ?

Marlène marqua un silence étonné avant de m’expliquer :

— J’aurais eu du mal : elle est morte deux semaines plus tard !

Je tombai des nues.

— Je n’ai lu ça nulle part.

— Moi-même, je ne l’ai su que bien après, à l’été 2010, alors que j’étais en vacances à New York. En visitant Harlem, j’ai eu envie d’aller jeter un coup d’œil à la maison dans laquelle Claire avait passé son enfance. Son adresse m’avait marquée : 6 Bilberry Street. La rue de la Myrtille… Ce n’est qu’une fois sur place, en discutant avec les commerçants du quartier, que j’ai appris que Joyce était décédée à la fin du mois de juin 2005. Seulement quatre semaines après l’enlèvement de sa fille.

Si elle était exacte, cette information changeait beaucoup de choses.

— De quoi est-elle morte ?

– À votre avis ? Overdose d’héroïne, chez elle. Elle était restée clean pendant quinze ans, mais le drame l’a fait replonger. Et après un sevrage aussi long, même des doses assez faibles peuvent vous tuer.

Le taxi avait traversé le pont de Bercy et roulait sur les quais. De l’autre côté de la Seine, le paysage défilait : la piscine Joséphine-Baker qui flottait sur le fleuve, les tours angulaires de la bibliothèque François-Mitterrand, les péniches paresseuses et les arches basses du pont de Tolbiac.

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre sur l’affaire ?

— Là, comme ça, à brûle-pourpoint, je ne vois pas trop, mais je peux essayer de retrouver mes notes.

— Ce serait très…

Elle m’interrompit :

— Attendez, un truc me revient à l’esprit. Une rumeur persistante qui circulait au moment de l’enquête : Joyce aurait engagé un enquêteur privé pour mener ses propres recherches.

— D’où tenez-vous ça ?

— Je sortais avec un type à l’époque : Richard Angeli, un jeune flic de la brigade criminelle de Bordeaux. Entre nous, c’était un connard de première, mais il avait une ambition folle et me refilait parfois des tuyaux.

Je me contorsionnai pour sortir un stylo de ma poche et notai le nom du flic sur le seul papier que j’avais sous la main : T’choupi fait des bêtises, le livre préféré de mon fils que j’avais emporté pour l’occuper pendant le voyage.

— C’était quoi son job ?

— Il était procédurier dans le groupe qui enquêtait sur la disparition de Claire Carlyle. D’après ce qu’il me racontait, ses collègues et le juge étaient furax à la perspective de voir l’enquête parasitée par quelqu’un d’extérieur.

— C’était qui ? Un détective américain ?

— Je n’en sais rien. J’ai un peu gratté de ce côté-là, mais je n’ai jamais rien déterré de concret. Un silence, puis :

— Raphaël, si vous apprenez un élément nouveau, vous me tiendrez au courant ?

— Bien sûr.

Je le devinai à sa voix, il n’avait fallu que quelques minutes pour que Marlène Delatour soit de nouveau contaminée par le virus « Claire Carlyle ».

À présent, le taxi avait dépassé la porte de Bercy et filait sur le périph. Mon fils s’était calmé. Il serrait dans ses bras son chien en peluche, le fidèle Fifi.

— Dans cette enquête, reprit la jeune femme, j’ai toujours eu l’impression que quelque chose nous échappait. La police, les journalistes, les juges : tout le monde s’est cassé les dents sur cette affaire. Même après la découverte des traces d’ADN chez Heinz Kieffer, l’histoire laissait un goût d’inachevé.

C’était la première fois que j’entendais quelqu’un contester la version officielle.

— Qu’est-ce que vous sous-entendez exactement ? Kieffer correspondait bien au portrait-robot.

— Un portrait-robot établi sur un seul témoignage, rappela-t-elle.

— Celui de la petite Olivia Mendelshon.

— Une gamine que les flics n’ont pu interroger que quelques heures puisque ses parents l’ont rapatriée à New York dès le lendemain.

— Là, je ne vous suis plus. Vous remettez en cause les conclusions de…

— Non, non, coupa-t-elle. Je n’ai pas de théorie alternative, je n’ai pas d’autres preuves, mais j’ai toujours trouvé ça étrange : un seul témoin lors de l’enlèvement, puis plus tard des traces d’ADN, mais pas de corps. Tout ça ne vous semble pas un peu suspect ?

Ce fut à mon tour de soupirer :

— Vous, les journalistes, vous voyez le mal partout.

— Et vous, les écrivains, vous avez un problème avec la réalité.

9 La rue de la Myrtille

Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent.

PROTAGORAS

1.

Dès que le taxi avait franchi le pont de Brooklyn, j’avais retrouvé le foisonnement familier de Manhattan. Je n’y avais plus mis les pieds depuis la naissance de Théo et je me rendais compte à présent combien son ciel métallique et ses pulsations magnétiques m’avaient manqué.

Je connaissais New York depuis mes dix-huit ans. L’été du bac, sur une impulsion, j’avais suivi à Manhattan une jeune Danoise dont j’étais tombé amoureux. Trois semaines après notre arrivée, Kirstine — qui travaillait comme jeune fille au pair dans l’Upper East Side — avait soudain décidé que notre idylle était terminée. Je n’avais pas vu le coup venir et j’en avais été meurtri, mais la fascination que j’avais éprouvée en découvrant la ville m’avait rapidement consolé de ce premier chagrin d’amour.

J’étais resté un an à Manhattan. Les premières semaines, j’avais trouvé un job dans un diner de Madison Avenue, puis j’avais enchaîné les petits boulots : vendeur de glaces, serveur dans un restaurant français, employé dans un vidéoclub, libraire dans un magasin de l’East Side. Ce fut l’une des périodes les plus riches de ma vie. J’avais rencontré à New York des gens qui m’avaient marqué pour toujours et j’y avais vécu des événements décisifs qui avaient conditionné en partie le reste de mon existence. Depuis, jusqu’à l’arrivée de Théo, j’y étais revenu au moins deux fois par an, avec un enthousiasme intact.

J’avais profité de la connexion Wi-Fi disponible dans l’avion pour échanger des mails avec le personnel de la conciergerie du Bridge Club, l’hôtel de TriBeCa dans lequel je descendais depuis dix ans et qui malgré son nom n’abritait aucune association de joueurs de cartes. Ils m’avaient vanté leur service de nounous triées sur le volet et j’en avais embauché une pour s’occuper de mon fils pendant mes investigations. J’avais également loué une poussette et rédigé une liste de courses que l’hôtel se proposait de faire pour moi : deux paquets de couches 12–15 kg, des lingettes, du coton, du lait dermo-nettoyant, un stock de petits pots.

« On peut dire que votre fils ne manque pas de voix ! » m’avait lâché la responsable de cabine au moment du débarquement. Bel euphémisme : Théo avait été insupportable et m’avait fait honte. Fatigué, excité, il avait fait la foire pendant tout le vol, ne restant pas une seconde en place, importunant le personnel et les autres voyageurs de la business class. Il ne s’était endormi que dans le taxi qui nous menait au Bridge Club.

Arrivé à l’hôtel, je n’avais pas pris le temps de défaire mes bagages. J’avais changé et couché mon fils, avant de le laisser aux bons soins de Marieke, la nounou, une Allemande que ma grand-mère aurait jugée « trop jolie pour être honnête ».

Dix-sept heures. Plongeon dans le grand rush de la ville. La rue, le vacarme, l’effervescence. La lutte impitoyable pour attraper un taxi. À cette heure, le métro était plus rapide. Au niveau de Chambers Street, je pris la ligne A en direction du nord et, moins d’une demi-heure plus tard, je montais l’escalier de la station de la 125e Rue.

Je ne connaissais pas beaucoup Harlem. Dans les années 1990, lors de mes premiers séjours à New York, le quartier était trop délabré et dangereux pour que quiconque de censé eût envie d’y passer des vacances. Comme tous les touristes, j’y avais mis un pied pour jouer à me faire peur, assister à une messe gospel et faire une photo des néons de l’Apollo Theater, mais rien de plus.

Je fis quelques pas sur le trottoir, curieux de voir comment le quartier avait évolué. Dans l’avion, j’avais lu un article qui expliquait que des promoteurs immobiliers venaient pompeusement de rebaptiser l’endroit « SOHA » (pour SOuth HArlem) en espérant que cet acronyme lui donnerait un côté neuf et moderne. De fait, l’endroit n’avait plus rien du coupe-gorge qu’il avait été autrefois et il correspondait presque à ce qu’en décrivaient les guides touristiques.

Sur la 125e — qui portait aussi le nom de Martin Luther King Boulevard —, je retrouvai tout ce que j’aimais à Manhattan. L’air électrique, le chant des sirènes, un tourbillon de couleurs, d’odeurs, d’accents. Les chariots métalliques des marchands de bretzels et de hot-dogs, les plots énormes, orange et blanc, d’où s’échappaient des panaches de fumée blanche, la logorrhée des vendeurs à la sauvette qui essaient de fourguer leurs breloques sous des parasols déglingués. Bref, cette impression unique et grisante d’un gigantesque foutoir très organisé.

Dès que l’on s’éloignait de cette grande artère, le quartier devenait beaucoup plus calme. Il me fallut quelques minutes pour me repérer et trouver la fameuse Bilberry Street : une ruelle atypique, coincée entre la 131e et la 132e Rue et perpendiculaire à Malcolm X Boulevard.

En cette fin d’après-midi d’été, une belle lumière rayonnait sur les trottoirs, brasillant aux fenêtres, tremblotant entre les feuilles des châtaigniers. Des deux côtés de la rue s’élevaient des maisons de brique rouge avec des porches en bois, sculptés et colorés, des galeries bordées de balustrades en fer forgé et des escaliers qui descendaient dans de petits jardins. C’était ça aussi la magie de New York, toutes ces fois où l’on se disait justement : « Je n’ai pas l’impression d’être à New York. »

Cet après-midi-là, tandis que je marchais vers l’enfance de Claire, je n’étais plus à Harlem. J’étais dans le Deep South, en Géorgie ou en Caroline du Sud, du côté de Savannah ou de Charleston.

Sur les traces de la fille de Brooklyn.

2.

Moselle. Autoroute A 4.

Sortie 44 : Phalsbourg/Sarrebourg.

En patientant devant l’unique cabine de péage, Marc Caradec jeta un coup d’œil à sa vieille Speedmaster avant de se frotter les paupières. Sa gorge était sèche, ses pupilles dilatées. Il avait quitté Paris un peu après 11 heures, avalant plus de quatre cents kilomètres en quatre heures et demie, ne s’accordant qu’une seule pause pour refaire le plein dans une station-service au niveau de Verdun.

Le flic tendit une poignée de pièces de monnaie à l’employé de la SANEF et prit la départementale qui menait jusqu’à Phalsbourg.

Située à la lisière du parc naturel des Vosges, l’ancienne cité fortifiée était la dernière ville de Lorraine avant l’entrée sur le territoire alsacien. Marc gara son Range Rover sur la place d’Armes inondée de soleil. Il alluma une cigarette et mit sa main en visière pour se protéger de la réverbération. L’ancienne caserne en grès ocre, la statue de bronze monumentale d’un maréchal d’Empire, tout, dans les proportions hors normes de l’endroit, renvoyait à l’héritage guerrier de la ville. Une époque pas si lointaine de défilés militaires et de revues de troupes auxquels devaient se plier des gamins de vingt ans avant d’aller servir de chair à canon. Il pensa à son propre grand-père, « tué à l’ennemi » en décembre 1915, à la Main de Massiges en Champagne. Aujourd’hui, heureusement, la place était paisible. Pas de bruits de bottes ni de chants belliqueux, mais des gens souriants attablés aux terrasses, qui dégustaient des cappuccinos sous les marronniers.

Marc avait profité du long trajet depuis Paris pour aller à la pêche aux informations. Quelques coups de fil lui avaient suffi pour retrouver la trace de Franck Muselier, le gendarme qui avait donné l’alerte et était arrivé le premier sur les lieux de l’incendie de la maison de Heinz Kieffer. Le militaire commandait aujourd’hui la brigade de proximité de la gendarmerie de Phalsbourg. Marc avait contacté son secrétariat et obtenu facilement un rendez-vous. Son interlocutrice lui ayant signalé que la gendarmerie partageait ses locaux avec la mairie, il demanda son chemin à un employé de la voirie qui élaguait les arbres, puis traversa la place, dallée de pierres grises et de granit rose.

Il respirait à pleins poumons. ça faisait longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds hors de Paris et il appréciait que son enquête le mène loin de la capitale. Pendant un moment, il s’abandonna à la quiétude de l’endroit, s’offrant un voyage dans le temps vers la Troisième République : le drapeau tricolore qui claquait au vent sur le fronton de la mairie, les cloches de l’église qui sonnaient la demie, le brouhaha de la cour de récréation de l’école communale.

Les maisons qui entouraient la place renforçaient cette impression de « force tranquille » : des façades en grès, des poutres patinées, des toits très hauts, à double pente, recouverts de tuiles en terre cuite.

Caradec pénétra dans l’hôtel de ville, un ancien corps de garde qui abritait également un musée historique et un bureau de poste. À l’intérieur du bâtiment, il fut accueilli par une fraîcheur bienvenue. Sous la haute voûte, le rez-de-chaussée ressemblait à une église, avec ses statues de marbre et ses boiseries sombres. Après s’être renseigné, il apprit que les locaux qu’il cherchait se trouvaient au dernier étage. Il emprunta un escalier en chêne à la pente raide et arriva dans un couloir qui butait sur une porte en verre.

D’aménagement plus récent, l’endroit ne débordait pas d’activité. À part une jeune femme à l’accueil, la gendarmerie paraissait déserte.

— Je peux vous aider, monsieur ?

— Marc Caradec, j’ai rendez-vous avec Franck Muselier.

— Solveig Maréchal, se présenta-t-elle en lissant une mèche blonde derrière son oreille. C’est moi que vous avez eue au téléphone.

— Enchanté.

Elle décrocha son combiné.

— Je vais le prévenir de votre arrivée.

Caradec défit un bouton de sa chemise. Sous ces toits, il faisait une chaleur d’enfer. Tout l’étage était mansardé. Les murs, bardés de bois blond, donnaient l’impression de caraméliser au soleil.

— Le lieutenant-colonel va vous recevoir dans deux minutes. Vous voulez un peu d’eau ?

Il accepta volontiers. La gendarme lui servit un verre accompagné d’une sorte de bretzel sucré à base de pâte à chou qu’il dévora à pleines dents.

— Vous êtes flic, n’est-ce pas ?

— Parce que je mange comme un cochon ?

Solveig partit dans un fou rire. Elle attendit qu’il ait terminé sa pâtisserie pour le conduire dans le bureau de son supérieur.

3.

New York.

Le numéro 6 de Bilberry Street — là où Claire avait passé toute son enfance et où sa mère était morte — était occupé par une maison couleur prune avec une porte blanche à double battant surmontée d’un fronton brisé.

Tandis que je scrutais la bâtisse depuis plusieurs minutes, une femme apparut sous la galerie. Chevelure rousse, visage très pâle constellé de taches de rousseur. Enceinte jusqu’aux yeux.

— Vous êtes le type de l’agence immobilière ? me demanda-t-elle avec un regard mauvais.

— Non, madame, pas du tout. Je m’appelle Raphaël Barthélémy.

— Ethel Faraday, dit-elle en me tendant la main à l’européenne. Vous avez un accent français, remarqua-t-elle. Vous venez de Paris ?

— Oui, j’ai pris l’avion ce matin.

— Moi, je suis anglaise, mais mes parents habitent en France depuis quelques années.

— Vraiment ?

— Oui, dans le Luberon, dans le village de Roussillon.

Nous échangeâmes quelques banalités sur la France et sur sa grossesse : c’était insupportable d’être enceinte par cette chaleur, ce n’était pas forcément une bonne idée de faire un troisième enfant à quarante-quatre ans, « d’ailleurs, je n’arrive pas à tenir debout, ça ne vous gêne pas si je m’assois ? Je viens de faire du thé glacé, vous en voulez ? ».

Visiblement, Ethel Faraday s’ennuyait et était prête à accepter n’importe quelle compagnie. C’est donc installé devant un verre, sous la galerie, que je lui avouai, du moins en partie, le but de ma visite :

— Je suis écrivain et je mène une enquête sur une jeune fille qui a passé son enfance dans votre maison.

— Vraiment ? s’étonna-t-elle. À quelle époque ?

— Dans les années 1990 et le début des années 2000. Elle fronça les sourcils.

— Vous êtes certain que c’était ici ?

— Oui, je pense. Cette maison appartenait à Joyce Carlyle, n’est-ce pas ?

Ethel approuva de la tête.

— Mon mari et moi l’avons rachetée à ses sœurs.

Ses sœurs ?

Ethel fit un signe de la main en direction de l’est.

— Angela et Gladys Carlyle. Elles vivent plus bas dans la rue, au numéro 299. Je les connais peu, pour ne pas dire pas du tout. Personnellement, je n’ai rien contre elles, mais ce ne sont pas les femmes les plus sympathiques du quartier.

— Quand leur avez-vous racheté la maison ?

Elle se mordit la lèvre inférieure tandis qu’elle réfléchissait :

— En 2007, à notre retour de San Francisco. J’étais enceinte de mon premier, justement.

– À cette date, vous saviez que quelqu’un était mort d’une overdose dans cette maison ?

Ethel haussa les épaules.

— Je l’ai appris par la suite, mais ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Je ne crois pas à ces foutaises autour des malédictions ou des maisons hantées. Il faut bien mourir quelque part, non ?

Elle prit une gorgée de thé puis désigna les habitations qui l’entouraient.

— Et puis, entre nous, c’est Harlem, ici ! Vous voyez toutes ces jolies maisons convoitées par les gentilles petites familles bien proprettes et branchées ? Dans les années 1980, avant d’être rénovées, elles étaient à l’abandon, squattées par les dealers ou transformées en crack house. Je vous mets au défi d’en trouver une seule dans laquelle il n’y ait pas eu une mort violente.

— Vous saviez que Joyce Carlyle avait une fille ?

— Non, je l’ignorais.

— J’ai peine à le croire.

Elle s’étonna :

— Pourquoi vous mentirais-je ?

— Sérieusement, vous n’avez jamais entendu parler de cette adolescente du quartier qui en 2005 a été enlevée dans l’ouest de la France ?

Elle secoua la tête.

— En 2005, nous vivions en Californie, dans la Silicon Valley.

En quête de fraîcheur, elle posa son verre sur son front avant de continuer :

— Je voudrais être sûre de bien comprendre : vous me dites que la fille de l’ancienne propriétaire a été enlevée, c’est ça ?

— Oui, par un monstre absolu du nom de Heinz Kieffer.

— Elle s’appelait comment ?

— Claire. Claire Carlyle.

Alors que je n’attendais plus rien d’elle, le visage déjà pâlot d’Ethel Faraday se figea et prit une couleur de craie.

— Je…

Elle commença une phrase puis s’arrêta net. Pendant quelques secondes, son regard se troubla avant de se perdre dans le vague, remontant vers des souvenirs lointains.

— En y repensant, il s’est bien passé quelque chose, reprit-elle au bout d’un moment. Un coup de fil étrange, le jour de notre pendaison de crémaillère. C’était… le 25 octobre 2007. On avait choisi cette date pour inviter nos amis parce que c’était aussi l’anniversaire de mon mari qui fêtait ses trente ans.

Pour rassembler ses souvenirs, elle marqua une nouvelle pause qui me parut interminable. Je la relançai pour l’inciter à continuer :

— Donc, ce jour-là, vous avez reçu un coup de fil…

— Il devait être aux environs de 20 heures. La fête battait son plein. Il y avait de la musique et des éclats de voix. J’étais occupée dans la cuisine, en train de planter les bougies sur le gâteau, lorsque le téléphone mural a sonné. J’ai décroché et, avant même que j’aie pu prononcer la moindre phrase, j’ai entendu une voix qui hurlait : « Maman, c’est moi, c’est Claire ! Je me suis échappée, maman ! Je me suis échappée. »

À présent, c’était moi qui me figeais, électrocuté par un frisson. Il y avait six heures de décalage horaire entre la France et la côte Est des États-Unis. Si Ethel avait reçu un tel coup de fil vers 20 heures, ça voulait dire que Claire l’avait passé vers 2 heures du matin. Soit plusieurs heures avant l’incendie. Comme nous l’avions deviné avec Marc, Claire avait bien réussi à se libérer des griffes de Kieffer, mais, contrairement à ce que nous croyions, sa libération ne remontait pas à la matinée, mais à la veille. Ce qui changeait tout…

À présent, Ethel était lancée :

— J’ai demandé qui était à l’appareil et là, en entendant ma voix, je pense qu’elle a compris qu’il ne s’agissait pas de sa mère.

Quelque chose me chiffonnait.

— Mais comment Claire a-t-elle pu tomber sur vous après tout ce temps ? En déménageant, vous n’aviez pas gardé le numéro de l’ancienne propriétaire ?

— Si justement. La ligne n’avait jamais été fermée, seulement suspendue, et lorsqu’on a contacté AT&T, ils nous ont proposé cette solution. C’était courant à l’époque. Surtout, c’était moins cher que d’ouvrir une nouvelle ligne, et comme on tirait un peu le diable par la queue…

— Et après cet appel, vous n’avez pas prévenu la police ?

Ethel ouvrit des yeux ronds, agacée :

— Qu’est-ce que vous me chantez ! Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Je ne connaissais rien à cette histoire et je n’ai pas compris qui était cette fille.

— Et que lui avez-vous répondu ?

— Je lui ai dit la vérité : je lui ai dit que Joyce Carlyle était morte.

4.

Haute stature, voix rocailleuse et visage adipeux, Franck Muselier vint à la rencontre de Marc et lui serra la main.

— Merci de me recevoir. Marc Caradec : je suis…

— Je sais qui vous êtes, capitaine ! coupa le gendarme en lui indiquant un siège. Un crack de la BRB : le gang des Salvadoriens, la bande de la banlieue sud, les fourgons blindés de la Dream Team. Votre notoriété vous précède.

— Si vous le dites.

— En tout cas, vous nous avez bien fait rêver ! Ce n’est pas dans nos patelins qu’on a des affaires aussi bandantes.

Muselier tira un mouchoir en tissu de sa poche et s’épongea le front.

— Et en plus, on n’a même pas la clim !

Il demanda à Solveig de leur apporter deux verres d’eau et fixa son interlocuteur, un sourire placide sur le visage.

— Bon, qu’est-ce qui me vaut la visite de la BRB ?

Devant un gendarme, Caradec préféra éviter les bobards :

— Je vous préviens tout de suite pour qu’il n’y ait pas de malentendu : je suis à la retraite et je travaille pour mon compte.

Muselier haussa les épaules.

— Si je peux vous donner un coup de main, ça ne me pose pas de problème.

— Voilà, je m’intéresse à l’affaire Carlyle.

– Ça ne me dit rien, affirma-t-il en tirant sa chemise pour masquer sa bedaine.

Marc fronça les sourcils. Sa voix se fit plus ferme :

— Claire Carlyle, répéta-t-il. L’une des victimes de Heinz Kieffer. La petite dont on n’a jamais retrouvé le corps.

Le visage de Muselier s’éclaira, légèrement contrarié.

— D’accord, je comprends mieux. C’est à cause du jeune Boisseau, c’est ça ? C’est lui qui vous a engagé ?

— Pas du tout. Qui est ce Boisseau ?

— Laissez tomber, éluda le gendarme alors que Solveig refermait la porte du bureau après avoir déposé deux petites bouteilles.

Muselier ouvrit la sienne et but directement au goulot.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir exactement sur Kieffer ? demanda-t-il, s’essuyant les lèvres du dos de la main. Vous êtes au courant que ce n’est pas moi qui ai mené l’enquête, n’est-ce pas ?

— Mais c’est bien vous qui êtes arrivé le premier sur les lieux de l’incendie. Je voudrais savoir par quelles circonstances.

Le gendarme eut un rire nerveux.

— J’aimerais vous dire que c’est grâce à mon flair, mais en réalité, tout n’est dû qu’au hasard. Si vous m’aviez prévenu du motif de vos recherches, je vous aurais retrouvé la déposition que j’avais faite à l’époque. Je pourrai vous la faxer si vous le souhaitez.

— Je veux bien. En attendant, vous pouvez toujours m’en rappeler l’essentiel.

Muselier se gratta derrière l’oreille et dans un effort presque surhumain se leva de son siège pour faire face à la carte murale accrochée derrière son bureau.

— Bon, vous connaissez un peu le coin ?

Sans attendre de réponse, il enchaîna :

— Ici, à Phalsbourg, on est à la frontière entre la Lorraine et l’Alsace, d’accord ?

Il attrapa une règle qui traînait sur son bureau et pointa une zone sur la carte : une représentation en relief de la région comme on en trouvait autrefois dans les écoles.

— J’habite côté Alsace, mais, à l’époque de l’affaire, je travaillais à la gendarmerie de Sarrebourg, en Moselle. Plus de trente bornes à se coltiner chaque matin.

— Pas pire que les transports en commun parisiens, nota Marc.

Muselier ignora la remarque.

— Ce jour-là, en me rendant à mon boulot, j’ai aperçu une colonne de fumée noire qui provenait de la forêt. ça m’a intrigué et j’ai prévenu les secours. C’est tout.

— Il était quelle heure ?

— Aux alentours de 8 h 30.

Marc se rapprocha de la carte.

— Où se trouvait la maison de Kieffer ?

— Par là, affirma le gendarme en désignant une zone au milieu de la forêt.

— Donc, comme tous les matins, vous vous rendiez à la gendarmerie…

Caradec sortit un stylo de sa poche. Joignant le geste à la parole — mais sans décapuchonner le Bic —, il suivit sur la carte l’itinéraire emprunté par le gendarme.

— … et là, sur le coup de 8 h 30, vous avez aperçu de la fumée qui venait… d’ici.

— Oui, capitaine.

Marc resta courtois :

— J’ai déjà emprunté le col de Saverne. Honnêtement, je ne vois pas très bien comment on pourrait avoir la moindre visibilité sur cette partie-là de la forêt.

— Touché, répondit le gendarme. Comme je l’ai mentionné dans ma déposition, je ne circulais pas sur la route principale.

À nouveau, il pointa sa règle.

— J’étais sur une traverse de la D 133, à ce niveau.

— Et avec tout le respect que je vous dois, mon colonel, qu’est-ce que vous foutiez sur une route forestière aussi éloignée à cette heure si matinale ?

Muselier ne se départit pas de son sourire.

— Est-ce que vous aimez la chasse, capitaine ? Parce que moi, c’est mon grand plaisir, ma grande passion.

— Qu’est-ce qu’on chasse par ici ?

— Chevreuil, sanglier, cerf, lapin de garenne. Si vous avez de la chance, vous pouvez tomber sur des perdrix et des faisans. Bref, à cette date — c’était un vendredi matin d’octobre —, la chasse était déjà ouverte depuis quelques semaines, mais tous les week-ends précédents avaient été pourris.

Il retourna s’asseoir et poursuivit :

— Que de la flotte sans discontinuer ! Cette fois, enfin, la météo prévoyait deux jours de grand beau temps. J’appartiens au Cercle des chasseurs de Moselle et avec les copains, on avait prévu de profiter pleinement du week-end. J’étais donc sur cette route pour faire des repérages en prévision du lendemain. Vérifier l’état des sentiers et des clôtures, etc. J’aime observer le soleil qui se lève sur la forêt après la pluie, j’aime humer les odeurs de sous-bois.

Tu es gendarme, mec, pas garde-chasse, pensa Marc, mais il s’abstint de toute remarque. Huileux et tout en fausse rondeur, ce type n’était pas net, mais Marc ne trouvait pas l’angle pour lui rentrer dedans.

Il soupira discrètement et recentra la discussion :

— Donc, vous avez aperçu de la fumée depuis la route…

— Voilà. Et comme j’avais ma bagnole de service — une chouette Megane soit dit en passant —, j’ai pu prévenir par radio à la fois les collègues et les pompiers.

— Puis vous vous êtes rendu sur les lieux ?

— Oui, pour sécuriser l’arrivée des secours et être certain qu’aucun promeneur ou chasseur ne se trouvait dans les environs. Logique, non ?

— Ouais, vous avez fait votre boulot.

— C’est gentil à vous de le reconnaître.

Muselier sourit et nettoya ses Ray-Ban Aviator avec un pan de sa chemise. Caradec refusait de lâcher prise :

— Si vous me permettez encore une ou deux questions…

— Très vite, alors, répondit l’autre en consultant sa montre. Je dois rejoindre mes hommes au rond-point de l’A 4. Les agriculteurs ont installé un barrage filtrant depuis ce matin et…

Caradec le coupa :

— J’ai relu les articles de journaux de l’époque. On a relativement peu parlé du véhicule de Kieffer. Celui dans lequel on a retrouvé des traces génétiques de Claire Carlyle.

— Il n’y avait pas que les empreintes de cette fille, nota le militaire. Il y avait des traces de toutes les autres victimes. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est dans cette bagnole que ce malade transportait ses proies. Lorsque les TIC sont venus faire leurs relevés, j’ai pu observer ce putain de corbillard sous toutes les coutures. Kieffer y avait aménagé une sorte de cage, de coffre, comme un grand cercueil insonorisé.

Caradec fouilla dans sa poche pour en sortir un article de journal qu’il avait récupéré dans l’appartement de Raphaël.

— C’est la seule photo que j’aie pu retrouver, dit-il en la tendant au gendarme.

Muselier observa le cliché. En noir et blanc, au grain épais.

— C’est bien elle, un pick-up Nissan Navara.

— Et ça, c’est quoi, derrière ?

— C’est la moto de Kieffer. Une 125 type moto-cross. Elle était sanglée dans la benne du véhicule.

— Qu’est-ce qu’elle foutait là ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— En tant que gendarme, vous devez bien avoir une explication.

Muselier secoua la tête.

— Je ne me suis jamais posé la question. Comme je vous l’ai expliqué, je n’ai pas été chargé de l’enquête. Dites, entre collègues, on pourrait se tutoyer, non ?

— Bien sûr, enchaîna Marc. Kieffer, tu le connaissais avant que l’affaire éclate ?

— Jamais rencontré, jamais entendu parler.

— Pourtant, tu chassais près de chez lui, non ?

— La forêt est immense, répondit Muselier en se levant et en attrapant sa veste. Bon, il faut vraiment que j’y aille, là.

— Une dernière question si tu permets, demanda Caradec en restant assis. Dix ans après les faits, comment peux-tu te souvenir de la marque de sa voiture ? La photo est complètement floue. Le gendarme ne se démonta pas :

— Justement, à cause de l’affaire Boisseau ! Je pensais que c’était pour ça que tu étais venu m’interroger.

— Raconte-moi.

Après une hésitation, le gendarme se rassit. Quelque chose dans cette conversation l’amusait. Dans ce jeu du chat et de la souris, il avait l’impression d’être imbattable.

— La famille Boisseau-Desprès, tu connais ? Marc secoua la tête.

— Ben, t’es pas le seul. Peu de gens les connaissent, même dans la région. Pourtant, on trouve leur nom dans la liste des cent cinquante plus gros patrimoines de France. Des gens très discrets, issus d’une vieille famille d’industriels nancéiens qui sont aujourd’hui à la tête d’un petit empire dans la distribution de matériel de BTP.

— Quel rapport avec mon affaire ?

Muselier tirait plaisir de l’impatience de son interlocuteur.

— Figure-toi qu’il y a six mois, je vois débarquer ici l’un des rejetons de la famille : Maxime Boisseau, un petit gars de vingt ans, fébrile, agité, mal dans sa peau. Il s’est assis sur le même siège que toi, me tenant un discours désordonné, m’expliquant qu’il suivait actuellement une psychanalyse et que c’était sa thérapeute qui lui avait conseillé de venir me voir pour qu’il soit enfin reconnu en tant que victime et…

Caradec s’impatienta :

— Tu me sors la version courte, s’il te plaît ?

— Faudrait savoir ce que tu veux à la fin ! Bref, j’ai écouté son histoire attentivement et voilà le topo : le 24 octobre 2007, le gamin, alors âgé de dix ans, prétend avoir été enlevé par un type en plein centre de Nancy.

— Le 24 octobre ? Deux jours avant l’incendie ?

— Tout juste ! Une opération éclair. À peine plus de vingt-quatre heures entre l’enlèvement et la remise de la rançon. Le gosse nous a dit qu’à l’époque il avait eu la présence d’esprit de retenir le numéro de la plaque d’immatriculation de son ravisseur. Neuf ans après, il nous la donne, on la rentre dans la bécane et devine quoi ?

— C’était la plaque du pick-up de Kieffer, avait compris Marc.

— Bingo ! Avoue que c’est dingue, non ? Au début, on pensait que le jeune fabulait, mais tu l’as dit toi-même : l’immat n’avait pas fuité dans la presse.

— Boisseau, qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?

— D’après lui, son père a payé la rançon sans moufter et sans prévenir les flics. L’échange s’est fait dans une forêt du coin : 500 000 euros, remis à Kieffer dans un sac en toile jaune.

En entendant la référence au sac, Marc ressentit une décharge d’adrénaline, mais il demeura impassible. Il n’avait pas l’intention de faire le moindre cadeau au gendarme.

— Il t’a donné des détails sur sa détention ? Il a subi des sévices ?

— Non, il assure que Kieffer ne l’a pas touché. Après, il s’embrouille un peu les pinceaux. Parfois, il affirme que Kieffer avait une complice, parfois, c’est moins clair.

Une complice ?

— Pourquoi il est venu te trouver, toi ?

— Pour la même raison que toi. Il a fait des recherches sur Internet et il est tombé sur mon nom qui revenait dans plusieurs articles.

— Et pourquoi les parents n’ont jamais porté plainte ?

— Pour que l’affaire ne s’ébruite pas. C’est justement ce que leur fils leur reproche ! Les Boisseau-Desprès considéraient avoir réglé eux-mêmes le problème et ils n’étaient pas à un demi-million près. Le silence est d’or : dans ce cas, l’expression prend tout son sens.

Solveig frappa à la porte et la poussa sans attendre qu’on lui dise d’entrer.

— Meyer cherche à vous joindre, mon colonel : un tracteur est en train de démonter la sculpture du rond-point de l’A 4.

— Merde, quels cons ces bouseux ! explosa le gendarme en se levant.

Caradec l’imita.

— Tu peux me donner la déposition de Maxime Boisseau ?

— Je n’en ai pas pris. Sur le plan pénal, son histoire n’a plus d’intérêt aujourd’hui. Après plusieurs cosaisies, tu sais comme moi qu’il y a eu extinction judiciaire. Qui veux-tu que l’on poursuive aujourd’hui ?

Caradec soupira.

— Tu sais où il crèche au moins ?

— Pas vraiment. Il est en conflit avec sa famille. Aux dernières nouvelles, il travaillait dans une grande librairie de Nancy : Le Hall du livre.

— Je connais.

Pendant que Muselier enfilait sa veste, Solveig confia à Marc :

— Je travaille pour le magazine de la Gendarmerie nationale. En ce moment, j’écris un article sur les grandes figures de la maison. Peut-être que je pourrais vous interviewer ?

— Je n’en ai pas franchement le temps.

— Juste une question, alors : quelle est la qualité principale pour devenir un grand flic ?

— Sans aucun doute, développer son propre détecteur de mensonge. C’est ça qui m’a été le plus utile dans mes enquêtes : je sais lorsque les gens me mentent.

— Et moi, je t’ai menti ? demanda Muselier.

— Oui, vous m’avez menti une fois, affirma Caradec en revenant au vouvoiement.

La tension monta d’un cran.

— Ah bon ? Tu ne manques pas de culot, toi ! Explique-moi quand je ne t’ai pas dit la vérité ?

– Ça, c’est justement ce qui me reste à trouver.

— C’est ça, reviens me voir à ce moment-là !

— Je n’y manquerai pas.

10 Deux sœurs vivaient en paix

Les innocents, ça n’existe pas. Par contre il existe différents degrés de responsabilité.

Stieg LARSSON

1.

La route qui mène de Phalsbourg à Nancy est un grand vide, intemporel et rassurant.

Au volant de son vieux 4 × 4, Caradec appréciait cette monotonie qu’il trouvait reposante : les pâturages, les troupeaux, les odeurs d’engrais, les champs qui succédaient aux champs et les tracteurs qui se traînaient sur l’asphalte et qu’il n’était jamais pressé de dépasser.

Sur son tableau de bord, les reflets kaléidoscopiques du soleil. Dans son autoradio, le jazz raffiné et minimaliste du trompettiste Kenny Wheeler. Au gré de ses déplacements, le CD tournait en boucle dans sa voiture depuis dix ans. C’était le dernier cadeau que lui avait fait sa femme avant de partir.

Avant de mourir.

Pendant tout le trajet, Marc pensa à ce que lui avait raconté le gendarme. Il se repassait mentalement leur conversation comme s’il l’avait enregistrée. Il laissait décanter leurs échanges. Il les digérait. Il se félicita d’avoir suivi son instinct. Tout de suite, il avait eu l’intuition que Muselier était un témoin essentiel que les premiers enquêteurs avaient sous-estimé. Il savait que le gendarme lui avait menti, mais tout restait à faire pour le coincer.

Alors qu’il débarquait dans l’agglomération nancéienne, il hésita à laisser un message sur le répondeur de Raphaël. Non, trop tôt. Il préférait attendre d’avoir davantage d’éléments concrets.

Arrivé au centre-ville, il eut la tentation de se garer en warnings devant la librairie, mais il y renonça. Pas raisonnable de prendre le risque de se faire embarquer la voiture. Il trouva une place au parking Saint-Jean, près de la gare et du grand centre commercial, une construction mastoc, tout en béton, qui datait des années 1970.

Il quitta à pied ce quartier sans charme, défiguré par les travaux.

Gris, terne, morne, dévitalisé : il gardait de Nancy une image négative. C’est pourtant là, en 1978, qu’il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. À l’époque, jeune inspecteur (comme on disait alors) frais émoulu de Cannes-Écluse, Marc s’était rendu à reculons à une formation professionnelle d’une semaine, organisée sur le campus de lettres et de sciences humaines de la fac de Nancy. C’est là, dans un amphithéâtre, lors d’un changement de cours, qu’il avait croisé Élise. Étudiante en lettres classiques, elle avait vingt ans et vivait dans une chambre universitaire de la rue Notre-Dame-de-Lourdes.

Marc travaillait à Paris. Pendant deux ans, en attendant qu’Élise termine sa maîtrise, il avait fait la navette entre les deux villes. Il se souvenait de certains soirs où, sur un coup de tête, il quittait la capitale et partait la rejoindre, fonçant insouciant vers Nancy au volant de sa R8 Gordini. Il sentit ses yeux s’embuer. On ne vit ces trucs-là qu’une seule fois, mais, sur le moment, on prend rarement conscience de leur valeur. Et c’était l’un des drames de la vie.

Bordel. Il ne devait pas ouvrir les vannes des souvenirs. Il devait les endiguer, se battre contre eux au corps à corps, ne pas leur céder un pouce de terrain, sinon il était foutu.

Il cligna des paupières, mais l’image d’Élise s’incrusta devant ses yeux. Une vraie fille de l’Est. Un visage affirmé et mélancolique, des cheveux cendrés, des yeux de cristal. Au premier abord, une beauté froide, lointaine, presque inatteignable. Mais dans l’intimité elle savait être tout le contraire : drôle, attachante, enthousiaste.

C’est Élise qui l’avait initié à la littérature, à la peinture et à la musique classique. Exigeante, mais pas snob, elle avait toujours un livre à la main : un roman, un recueil de poésie, le catalogue d’une exposition. L’art, l’imaginaire et les chimères faisaient partie intégrante de son monde. En lui donnant accès à cette dimension sensible, Élise l’avait transformé. Grâce à elle, Caradec avait eu une révélation : le monde ne se limitait pas à la réalité sordide de ses enquêtes. Le monde était plus vaste, plus insaisissable, plus vertigineux.

Alors qu’il déambulait dans la ville, Marc sentait qu’il était en train de perdre le combat. Dans son porte-feuille, il ouvrit le compartiment réservé à la monnaie et en tira une barrette de Lexomyl qu’il coupa en deux. Sa dernière cartouche. Un comprimé sous la langue. La chimie à la rescousse pour ne pas sombrer. Pour circonscrire la douleur de ne pas avoir été capable d’aimer Élise avec plus de force. Pour ne pas avoir été capable de la retenir.

Les effets du comprimé se firent sentir presque immédiatement. Les visions se firent moins agressives, la tension baissa d’un cran. Tandis que les images de sa femme s’étiolaient, les mots de Flaubert qu’elle affectionnait lui revinrent en mémoire : « Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale. Je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite. »

2.

En cet après-midi de fin d’été, le passé sordide de Bilberry Street paraissait si loin qu’on eût pu le croire inventé. Les feuilles bruissaient sous la brise qui chuchotait une chanson douce à l’oreille des passants. Comme un peintre impressionniste, le soleil déposait ses écailles d’or sur les palissades, peignant un tableau à la fois mélancolique et chaleureux, quelque part entre Norman Rockwell et Edward Hopper.

Au numéro 299, sur le perron de leur maison, deux femmes noires prenaient le frais en surveillant une petite fille et un préadolescent qui faisaient leurs devoirs sur une table de jardin.

— Vous cherchez quelque chose, monsieur ?

Celle qui m’avait apostrophé, la plus âgée, devait être Angela, la sœur aînée de Joyce Carlyle.

— Bonjour, mesdames, je m’appelle Raphaël Barthélémy, j’aurais souhaité vous poser quelques questions sur…

Elle se braqua tout de suite :

— Vous n’êtes pas journaliste, au moins ?

— Non, je suis écrivain.

C’est quelque chose qui me frappait tout le temps : à quel point la plupart des gens détestaient les journalistes alors qu’ils aimaient plutôt bien les romanciers.

— Des questions sur quoi ?

— Sur votre sœur, Joyce.

D’un geste vif et nerveux, elle balança une gifle dans l’air comme si elle chassait une guêpe.

— Joyce est morte depuis dix ans ! Qui êtes-vous pour vous croire autorisé à troubler sa mémoire ?

Angela avait une voix grave et ferme. Elle ressemblait à une actrice des films de blaxploitation. Look afro, cheveux nappy, crépus et bouffants. Une Pam Grier vêtue d’un tee-shirt coloré et d’un blouson en cuir sans manches.

— Je suis navré de raviver des souvenirs douloureux, mais j’ai peut-être des informations qui pourraient vous intéresser.

— Quelles informations ?

– À propos de votre nièce, Claire.

De la braise rougeoya dans ses yeux. Elle bondit de son rocking-chair pour m’insulter :

— Je n’aime pas ton chantage, blanc-bec ! Si tu as quelque chose à nous apprendre, dis-le-nous tout de suite, sinon, arrache ton boule !

Gladys, la plus jeune, vint à ma rescousse :

— Laisse-le parler, Angie, il a une bonne tête.

— Une bonne tête de parasite, oui ! cria-t-elle, et elle rentra dans la maison en emmenant les deux enfants, comme si elle cherchait à les mettre à l’abri.

Je discutai plusieurs minutes avec Gladys. Elle avait un style plus classique que sa sœur, qui la rapprochait de Claire : des cheveux longs et lisses, des traits fins, un visage subtilement maquillé. Avec sa robe blanche très échancrée qui ne laissait rien ignorer de ses jambes nues, elle me rappelait la pochette de Four Seasons of Love. L’album disco de Donna Summer figurait dans la discothèque de mes parents et avait émoustillé mes très jeunes années.

Affable et curieuse, elle accepta de me parler de sa sœur décédée. Sans se faire prier, elle me confirma ce que m’avait raconté Marlène Delatour, la journaliste de Ouest France : Joyce Carlyle était bien morte d’une overdose, moins d’un mois après l’enlèvement de Claire.

— Après toutes ces années d’abstinence, Joyce avait brutalement replongé ?

— Comment lui en vouloir ? Elle était dévastée par la disparition de sa fille.

— Mais, au moment de son overdose, il restait encore un espoir de retrouver Claire vivante.

— Le stress et le désarroi la consumaient. Vous avez des enfants, monsieur Barthélémy ?

Je lui montrai la photo de Théo sur mon téléphone.

— Il respire la joie de vivre ! s’exclama-t-elle. Il vous ressemble beaucoup.

C’était stupide, mais la remarque me faisait plaisir chaque fois. Comme je la remerciais, la porte de la maison s’ouvrit. Angela réapparut, un album sous le bras, et vint nous rejoindre. Elle s’était calmée et se mêla d’elle-même à la conversation qu’elle avait manifestement suivie de derrière sa fenêtre.

— Si vous voulez comprendre Joyce, vous devez toujours garder une vérité à l’esprit : notre sœur était une exaltée, une passionnée, une amoureuse. C’est un trait de caractère qui n’est pas le mien, mais que je respecte.

La phrase d’Anatole France résonna dans ma tête : « J’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. »

Pensive, Angela s’éventa avec l’album qu’elle avait rapporté.

— Plus jeune, Joyce s’était souvent brûlé les ailes, poursuivit-elle. Avec la naissance de Claire, elle s’était rangée. C’était une femme cultivée et une bonne mère, mais elle avait cette étincelle noire, cette pulsion autodestructrice que certaines personnes portent en elles. Une sorte de bête intérieure que vous pouvez parfois domestiquer pendant des années jusqu’à croire que vous l’avez terrassée. Mais la bête ne meurt jamais et l’étincelle n’attend que l’occasion de se rallumer.

— Vous n’avez rien vu venir ? J’imagine que, pendant cette période, elle devait être très entourée.

Elle me regarda avec une tristesse infinie dans les yeux.

— C’est moi qui ai retrouvé Joyce sur le sol de la salle de bains avec une seringue plantée dans le bras. Et sans doute suis-je un peu responsable de sa mort.

3.

Nancy.

Traversant d’un trottoir à un autre, Caradec se faufilait parmi les passants. Sous le soleil, l’ancienne capitale des ducs de Lorraine semblait revitalisée par rapport aux souvenirs qu’il en avait gardé. Le beau temps changeait tout, donnant à la ville les vitamines qui lui manquaient les jours de pluie. Aujourd’hui, même les petits immeubles de la rue Claudion avaient des airs de cité du Midi. Désormais piétonne et traversée par le tramway, la rue Saint-Jean vibrait d’énergie.

Rue Saint-Dizier. Le Hall du livre. La grande librairie était fidèle à la mémoire que Marc en avait. Il se souvenait distinctement des pavés du rez-de-chaussée et des coursives qui couraient à chaque étage, donnant parfois l’impression d’être sur un bateau.

À peine entré, il interrogea un employé en train de remplir de dictionnaires de poche un présentoir criard.

— Je cherche Maxime Boisseau.

— Rayon polar, troisième étage.

Marc monta les marches deux par deux, mais, arrivé devant les tables de présentation des thrillers et des romans noirs, il ne trouva qu’une jeune libraire en train de faire partager à un lecteur son enthousiasme pour Nécropolis, le chef-d’œuvre d’Herbert Lieberman.

— Maxime ? À cause de la rentrée, il est allé donner un coup de main aux gars de la papeterie.

Caradec revint sur ses pas en bougonnant. La rentrée scolaire… Bon sang, il tombait mal. On était vendredi après-midi. Les cours venaient de se terminer et le rayon dédié aux fournitures était envahi par les écoliers et leurs parents.

Les deux vendeurs étaient débordés. Sur son gilet rouge, le plus jeune avait épinglé un badge qui renseignait sur son prénom.

— Maxime Boisseau ? Capitaine Caradec, brigade de répression du banditisme, j’ai quelques questions à vous poser.

— Oui, mais je… Enfin, pas ici, bredouilla-t-il.

Maxime Boisseau faisait beaucoup plus jeune que Marc l’avait imaginé. Il avait un beau visage torturé qui ne laissait rien ignorer de ses doutes et de sa vulnérabilité. Caradec pensa immédiatement à Montgomery Clift dans ses premiers rôles : La Rivière rouge, Une place au soleil

— Tu peux prendre une pause, assura l’autre employé qui était aussi le responsable du rayon. Je vais rappeler Mélanie.

Maxime enleva son gilet aux couleurs du magasin et suivit Caradec qui jouait des coudes pour s’extraire de la cohue.

— Avec ce monde, je n’ai pas eu le temps de déjeuner, dit le libraire en arrivant sur le trottoir. Il y a un bar à sushis un peu plus haut, ça vous dit ?

— J’aurais préféré un bon steak, mais pourquoi pas.

Cinq minutes plus tard, les deux hommes étaient attablés côte à côte sur des tabourets. Le restaurant fonctionnait selon le principe du kaiten : des petites assiettes sous des cloches en plastique défilaient sur un tapis roulant. À cette heure-ci, il venait à peine d’ouvrir et était presque vide.

— J’ai déjà tout raconté au colonel Muselier, commença Boisseau en touillant son Vittel menthe avec sa paille.

Caradec annonça la couleur d’entrée :

— Oublie ce connard. Comme tu l’as compris, ce n’est pas lui qui t’aidera.

Même si ce langage de vérité sembla ne pas déplaire au jeune libraire, il prit la défense du gendarme :

— D’un autre côté, Muselier n’a pas tort : neuf ans après les faits, mon histoire n’a plus de sens.

Marc secoua la tête.

— Non seulement elle a du sens, mais elle pourrait nous aider pour une autre affaire.

— Vraiment ?

— Laisse-moi d’abord te poser des questions et je t’expliquerai le reste ensuite, d’accord ?

Le jeune homme acquiesça. Marc déroula les grandes lignes de l’histoire telle que la lui avait racontée le militaire.

— Donc, à l’époque, tu avais dix ans, c’est ça ?

— Dix ans et demi. Je venais d’entrer en sixième.

— Tu habitais où ?

— Chez mes parents, dans un hôtel particulier de la place de la Carrière.

— Dans la vieille ville, n’est-ce pas ? Près de la place Stanislas ?

Boisseau hocha la tête et poursuivit :

— Chaque mercredi après-midi, le chauffeur de la famille me conduisait au catéchisme.

– À quel endroit ?

– À la basilique Saint-Epvre. J’avais menti à mon père sur les horaires pour avoir plus de temps devant moi. Le chauffeur me laissait rue de Guise et une fois sur deux, au lieu d’aller voir les curés, je fonçais au parc Orly. Il y avait un animateur du BIJ qui donnait des cours de théâtre aux enfants. L’accès était libre. Pas d’inscription, pas d’embrouille. C’était drôlement bien.

Marc prit une gorgée de bière au goulot et attrapa un assortiment de sashimis. Maxime continua son histoire d’une voix tremblante :

— C’est sur le chemin du retour que le type m’a chopé. Je prenais toujours un raccourci en coupant par le CHRU. Je ne l’ai pas vu arriver et en quelques secondes je me suis retrouvé enfermé à l’arrière de son 4 × 4.

— Il savait qui tu étais ?

— C’était évident. C’est d’ailleurs la première chose qu’il m’a dite : « Tout se passera bien : ton père va te faire sortir de là très vite. » Il devait me pister depuis plusieurs semaines.

— Vous avez roulé pendant combien de temps ?

— Environ deux heures. Lorsqu’on est arrivés chez lui, au milieu d’une forêt, il pleuvait et il faisait presque nuit. Il m’a d’abord enfermé dans une cabane à outils près de la maison. Je pense que j’avais de la fièvre à cause du choc. Je délirais, je hurlais, sans pouvoir m’arrêter. Pour tout dire, je me chiais dessus, vous comprenez ? Au propre comme au figuré. Il m’a foutu deux ou trois baffes puis il a décidé de me faire entrer dans la maison. D’abord, il m’a bandé les yeux, puis il m’a fait descendre plein de marches. Il a ouvert une porte, puis une autre. Pour finir, il m’a confié à une fille. Elle avait une voix très douce et elle sentait bon. L’eau de violette du linge fraîchement repassé. Elle m’a dit de ne pas enlever mon bandeau et de ne pas m’inquiéter. Elle m’a lavé avec un gant de toilette et elle m’a même bercé pour que je m’endorme.

— Cette fille, tu connais son nom ?

Boisseau fit oui de la tête.

— Elle m’a dit qu’elle s’appelait Louise.

Caradec cligna des yeux.

Louise Gauthier, la première victime, âgée de quatorze ans lors de sa disparition à la fin de l’année 2004 lorsqu’elle était en vacances en Bretagne chez ses grands-parents.

À présent, Maxime avait des sanglots dans la voix.

— Dire que pendant toutes ces années, j’ai cru que cette fille était sa complice ! Ce n’est que récemment, en lisant des articles sur ce type, Heinz Kieffer, que j’ai deviné qui elle était ! C’était…

— Je sais qui c’était. Tu as été en contact avec d’autres filles pendant que tu étais là-bas ?

— Non, juste Louise. Rien ne m’a jamais laissé penser qu’il y ait eu d’autres filles dans la maison.

Immobile, les yeux dans le vague, Maxime demeura muet pendant presque une minute.

— Tes parents ont mis combien de temps pour réunir la rançon ? voulut savoir Caradec.

— Quelques heures à peine. Kieffer n’a pas commis la bêtise de réclamer une somme démentielle. Cinq cent mille euros en petites coupures et billets non marqués. Vous le savez sans doute : la fortune de ma famille est colossale. C’est un montant que mon père n’a pas eu de difficulté à rassembler.

— Où s’est déroulée la remise de rançon ?

— Dans la forêt de Laneuveville-aux-Bois, un bled près de Lunéville.

— Comment peux-tu te souvenir de tous ces détails ?

Boisseau expliqua :

— Le lendemain, au moment de quitter sa baraque, il m’a ligoté, mais, cette fois, je n’avais pas de bandeau et j’étais avec lui, à l’avant, sur le siège passager. À mi-chemin, il s’est arrêté dans une cabine téléphonique au bord de la route. Il a appelé mon père pour lui fixer le lieu de rendez-vous.

— Lui, Kieffer, il était comment à ce moment-là ?

— Vachement fébrile, putain. Très désordonné et complètement parano. C’était de la folie de me laisser devant. Même s’il n’empruntait que des petites routes, on aurait pu me repérer. Il s’était mis une cagoule, il parlait tout seul, il était survolté. Comme s’il avait pris des trucs.

— Des médocs ? De la dope ?

— Ouais, sans doute.

— Et à quel moment as-tu vu la plaque de la bagnole ?

— Dans la lueur des phares, lorsque je suis allé rejoindre mon père.

— C’était dans la forêt, donc ? Leurs deux voitures se faisaient face ?

— C’est ça, comme dans Le Clan des Siciliens. Mon père a balancé la mallette pleine de fric, Kieffer a vérifié puis il m’a laissé repartir. Fin de l’histoire.

— Attends, attends. Quelle mallette ? Ton père a remis l’argent dans un sac, non ?

— Non, c’était une mallette d’homme d’affaires.

— Muselier m’a dit que tu lui avais parlé d’un sac en toile jaune.

Boisseau s’énerva :

— Je n’ai jamais dit ça ! C’était un attaché-case rigide, type Samsonite, comme mon père en possédait plusieurs. Après, Kieffer a peut-être transféré l’argent dans un sac. ça ne m’étonnerait pas, remarquez. Il se méfiait de tout. Il pensait qu’on voulait le piéger avec un émetteur ou un truc comme ça.

Caradec baissa la tête et aperçut sur le comptoir les ongles de Boisseau, rongés jusqu’au sang. Le gamin était un écorché vif, sur le qui-vive. Son visage d’ange était déformé par le stress et la peur.

— Que s’est-il passé ensuite avec tes parents ?

— Rien, justement. Aucune discussion, aucun dialogue. Pour eux, tout cela était ma faute. Deux jours plus tard, ils m’ont envoyé en pension. D’abord en Suisse, puis aux États-Unis. On n’a plus jamais reparlé de cet épisode et, avec le temps, j’ai moi-même fini par le refouler.

Marc fronça les sourcils.

— Tu veux dire que tu n’as jamais fait le lien entre ton histoire et celle des victimes de Kieffer ?

— Non. Je vivais à Chicago. J’étais loin de tout ça. Jusqu’à il y a six mois, je n’avais même jamais entendu parler de Kieffer.

— Quel a été le déclic ? Muselier a évoqué une psychothérapie.

— Oui, je voulais rester aux États-Unis et prendre des cours de théâtre à Broadway, mais j’ai dû rentrer en France après le bac. Pour des raisons de santé. Je n’allais vraiment pas bien. J’ai toujours eu tendance à avoir peur de tout, mais mes crises d’angoisse se multipliaient. Je souffrais de pulsions suicidaires, de délires paranoïaques et d’hallucinations. J’étais aux portes de la folie. On m’a hospitalisé pendant six mois dans un centre spécialisé de Sarreguemines. J’ai repris pied peu à peu, d’abord avec l’aide des médocs, puis grâce à un psy.

— Et lors des séances, le souvenir de l’enlèvement revenait souvent sur le tapis…

— Oui, et c’est devenu pire lorsque j’ai pris conscience que mon ravisseur était Kieffer et qu’il avait foutu le feu à sa baraque quelques heures après. J’aurais pu sauver ces filles, vous comprenez !

– Ça se discute, jugea Marc.

Boisseau se mit à crier :

— J’avais le numéro de la plaque, bordel ! Si on était allés trouver les flics, ils seraient remontés jusqu’à lui avant qu’il ne fasse son carnage.

Marc le prit par l’épaule pour le calmer.

— C’est tes parents qui en sont responsables. Pas toi.

— Ces connards ! Pour que leur nom ne se retrouve pas à la rubrique des faits divers, ils ont préféré laisser un prédateur en liberté. ça me rend fou !

— Tu leur en as parlé ?

— Je ne leur parle plus depuis que j’ai compris ce qu’ils ont fait. Je refuserai tout héritage. Je ne veux rien leur devoir. Ce sont mes grands-parents qui ont payé pour mes soins.

Marc soupira.

— Tu n’es responsable de rien dans ce merdier, tu avais dix ans !

– Ça n’excuse pas.

— Si, ça excuse tout ! Beaucoup de gens ont des choses plus ou moins graves à se reprocher dans cette affaire, mais, crois-moi, tu n’en fais pas partie.

Maxime prit sa tête entre ses mains. Il n’avait pas touché à ses sushis. Caradec soupira. Ce gamin lui plaisait : entier, sensible, vulnérable, honnête. Il avait vraiment envie de l’aider.

– Écoute-moi, je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais il faut que tu trouves un moyen de laisser ça derrière toi, OK ? Qu’est-ce que tu fous encore ici d’ailleurs ?

— Où ça ?

– À Nancy. Barre-toi de là, tu as de trop mauvais souvenirs associés à cette ville et à cette région. Accepte le fric de tes parents, pars à New York, paie-toi tes cours de théâtre. On n’a qu’une vie, et elle passe vite.

— Je ne peux pas faire ça.

— Pourquoi ?

— Je vous l’ai dit, je suis malade. J’ai des problèmes psychiatriques. Le psy qui me suit est ici et…

— Attends ! coupa le flic en levant la main.

Sur le rebord du comptoir, il attrapa une carte de visite du restaurant sur laquelle il griffonna un nom suivi d’un numéro de téléphone avant de la tendre à Boisseau.

— Esther Haziel, déchiffra le jeune homme. Qui est-ce ?

— Une ancienne psychiatre de Sainte-Anne. Franco-américaine. Elle travaille à Manhattan aujourd’hui, en cabinet et dans un hôpital. Si tu as un problème là-bas, dis-lui que tu viens de ma part.

— Vous la connaissez d’où ?

— J’ai moi aussi eu besoin d’aide. La dépression, les hallucinations, les crises, la peur des autres et de soi-même, les portes de l’enfer, comme tu disais, je suis passé par là.

Maxime resta interdit.

— On ne l’imaginerait pas en vous voyant. Et maintenant, vous êtes guéri ?

Caradec secoua la tête.

— Non, ces trucs-là, on n’en guérit jamais vraiment. ça, c’est la mauvaise nouvelle.

— Et la bonne ?

— La bonne, c’est qu’on peut apprendre à vivre avec.

4.

Bilberry Street

Angela Carlyle posa un vieil album à la couverture en tissu sur la table du perron — ce livre de souvenirs que fabriquaient les gens autrefois, au lieu de stocker des centaines de photos sur leur téléphone et de les oublier.

Le manipulant avec tendresse, Gladys et Angela commencèrent à le feuilleter sous mes yeux. À présent, les vannes de la nostalgie étaient ouvertes. À travers les images, Joyce revivait un peu. ça leur faisait du mal, ça leur faisait du bien.

Les années défilaient : 1988, 1989, 1990… et les clichés ne reflétaient pas ce à quoi je m’attendais. En ce temps-là, Joyce n’était pas le zombie drogué que m’avait décrit Marlène Delatour. C’était une jeune femme épanouie, joyeuse, superbe. L’ancienne rédactrice de Sud-Ouest s’était-elle mélangé les pinceaux ? Ou s’était-elle laissée aller à quelques raccourcis dont sa profession était familière ? Devant les sœurs, j’avançais prudemment, préférant pour l’instant ne pas aborder le sujet de la prostitution :

— Une journaliste française m’a appris qu’à la naissance de Claire, Joyce était empêtrée dans une dépendance au crack et à l’héroïne.

— C’est faux ! s’insurgea Angela. Joyce n’a jamais touché au crack. Elle a eu des problèmes avec l’héroïne, c’est vrai, mais c’était bien avant ! Claire est née en 1990. À l’époque, la dope était loin derrière Joyce. Elle était retournée vivre chez nos parents, à Philadelphie, elle avait trouvé un job dans une bibliothèque et était même bénévole dans un centre d’action sociale de la ville.

Mentalement, je pris note de l’information tout en regardant d’autres photos : des images de Claire, petite fille, avec sa mère, ses tantes et sa grand-mère. L’émotion me prit à la gorge. C’était troublant et poignant de voir la femme que j’aimais à l’âge de six ou sept ans. Je pensais à la vie qui s’ébauchait dans son ventre. Peut-être une petite fille qui lui ressemblerait. Si je parvenais à la retrouver.

Là encore, on était loin des clichés misérabilistes ressassés par la presse. Les sœurs Carlyle étaient des femmes cultivées et plutôt à l’aise financièrement. Leur mère, Yvonne, était juriste et avait travaillé toute sa vie au cabinet du maire de Philadelphie.

— Il n’y a pas d’images de votre père ? m’étonnai-je.

— C’est difficile de prendre une photo d’un fantôme, répondit Gladys.

— Un courant d’air, plutôt, rectifia Angela. Un courant d’air avec le zizi en bandoulière.

Les sœurs partirent dans un fou rire involontaire et je ne pus m’empêcher de sourire moi aussi.

— Et Claire ? Qui est son père ?

— Nous ne savons pas, assura Gladys en haussant les épaules.

— Joyce n’en parlait jamais et nous n’avons jamais cherché à le découvrir.

— J’ai du mal à vous croire. Enfant, votre nièce a bien dû poser la question plusieurs fois !

Angela fronça les sourcils. Elle rapprocha son visage du mien en grondant :

— Vous voyez des hommes dans cet album ?

— Non.

— Vous voyez des hommes dans cette maison ?

— Non, justement.

— Il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais. Nous sommes comme ça, nous, les Carlyle. Nous vivons sans hommes. Nous sommes des Amazones.

— Je ne suis pas certain que l’analogie soit la plus judicieuse.

— Pourquoi ?

— Dans la mythologie grecque, on raconte qu’elles brisaient les membres de leurs enfants mâles. Ou qu’elles leur crevaient les yeux pour les utiliser comme esclaves.

— Vous voyez très bien ce que je veux dire. On n’attend rien des hommes, blanc-bec. C’est notre philosophie, que ça te plaise ou pas.

— Tous les hommes ne sont pas à mettre dans le même panier.

— Si, si, justement, tous les hommes sont pareils : malhonnêtes, volages, lâches, menteurs, frimeurs. Vous n’êtes pas fiables. Vous vous croyez guerriers, mais vous n’êtes que de pauvres marionnettes gouvernées par vos pulsions. Vous vous croyez virils, mais vous n’êtes que des chasseurs de pacotille.

À mon tour, je me piquai au jeu de la conversation et je leur racontai mon expérience avec Natalie, qui m’avait abandonné un mois après avoir mis au monde notre bébé. Mais ce n’était pas suffisant pour obtenir leur miséricorde.

— C’est juste l’exception qui confirme la règle, décréta Angela.

Le soleil déclinait. La chaleur avait reflué. Ma bonne tête jouait toujours en ma faveur puisque, sans qu’elles sachent encore qui j’étais vraiment, les sœurs s’étaient laissées aller aux confidences. Angela avait baissé sa garde. Bien qu’elle prétende le contraire, je sentais qu’elle n’avait pas été insensible à mon histoire.

Elle referma l’album. Pendant un moment, des nuages s’accumulèrent devant le soleil avant de s’effilocher.

— Pourquoi disiez-vous tout à l’heure que vous vous sentiez un peu responsable de la mort de Joyce ?

— Nous avons tous notre part de responsabilité, affirma Gladys.

Angela soupira.

— La vérité, c’est que nous n’étions même pas là le week-end où c’est arrivé. Nous étions chez notre mère à Philadelphie. Joyce n’a pas voulu nous accompagner. Je me doutais qu’elle avait replongé, même si elle prétendait le contraire.

Gladys tint à nuancer les faits :

— Nous avons fait un aller-retour rapide, car notre mère venait d’être opérée de la hanche et ne pouvait pas se déplacer. Elle aussi était morte d’inquiétude à propos de l’enlèvement de Claire et, honnêtement, je ne sais pas si notre présence ici aurait changé quoi que ce soit.

— Comment se sont déroulées les choses exactement ?

Angela reprit la parole :

— C’est moi qui ai retrouvé le corps de Joyce, dans sa salle de bains, le dimanche soir en rentrant. Elle avait une seringue dans le bras. Visiblement, elle avait chuté, s’était fracassé le crâne contre le lavabo.

— Il n’y a pas eu d’enquête ?

— Si, bien sûr, assura Gladys. Et comme il s’agissait d’une mort violente, le Medical Examiner a réclamé une autopsie.

Angela ajouta :

— La police avait appuyé la demande en raison d’un fait troublant : un appel téléphonique anonyme qui avait signalé une agression à l’adresse de Joyce le jour de sa mort.

Comme une onde, une vague de chair de poule se propagea de mes pieds à ma tête. Je connaissais cette sensation. Il y a toujours un moment dans l’écriture d’un roman où vos personnages vous surprennent. Soit ils commencent à vouloir faire des choses auxquelles vous ne les prédestiniez pas, soit ils vous balancent une révélation capitale au milieu d’un dialogue que vos doigts ont laissé filer sur le clavier. Dans ces cas-là, vous pouvez toujours enfoncer la touche « Delete » et faire comme si tout ça n’avait pas existé. Mais le plus souvent, vous ne choisissez pas cette option, car cet imprévu est aussi le moment le plus excitant de l’écriture. Celui qui a fait basculer votre histoire dans l’inconnu. Et c’est exactement l’impression que me faisait la révélation d’Angela.

— Les enquêteurs ont analysé les derniers appels passés sur le téléphone de Joyce. Ils ont arrêté et mis en garde à vue son dealer, une petite frappe du quartier. Le type a reconnu avoir livré à Joyce une grosse dose pour un week-end de défonce, mais il avait un alibi solide pour l’après-midi du décès et il a été relâché.

Je me fis solennel :

— Quelqu’un avait-il le moindre mobile pour assassiner votre sœur ?

Gladys eut un soupir triste.

— Je ne pense pas, mais, lorsque vous êtes dans la dope, vous vous retrouvez malgré vous à fréquenter la lie de l’humanité.

Angela prit le relais :

— De toute façon, les résultats de l’autopsie ont confirmé l’overdose. Sa blessure à la tête, elle se l’était faite elle-même en chutant contre le bord du lavabo.

— Et l’appel anonyme ?

— C’était courant dans le quartier à l’époque. Un jeu entre les jeunes pour faire enrager les flics.

— Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup de coïncidences tout de même ?

— Si, bien sûr, c’est pour ça que nous avons engagé un avocat pour nous faire communiquer certaines pièces de l’enquête.

— Et alors ?

Tout à coup, un voile passa dans les yeux d’Angela. Comme si elle regrettait d’en avoir trop dit. Comme si elle prenait conscience qu’elle ne savait rien de moi. Comme si elle se souvenait soudain de ce que je lui avais dit une demi-heure plus tôt : « J’ai peut-être des informations sur votre nièce. »

– À quelles informations faisiez-vous allusion tout à l’heure ? Qu’est-ce que vous croyez nous apprendre sur Claire ?

Je savais que ce moment arriverait et qu’il ne se passerait pas bien. Mon téléphone était encore sur la table. Parmi mes photos, j’en cherchai une en particulier. Un cliché de Claire et de moi : un selfie qui datait de l’avant-veille avant d’aller au restaurant, pris à l’arrache sur le port d’Antibes avec le fort Carré en arrière-plan.

Je tendis l’appareil à Angela.

Bien sûr, on fait dire n’importe quoi à une photo, mais je crois que celle-ci ne mentait pas.

— Claire est vivante, déclarai-je simplement.

Elle prit le temps de regarder la photo avant de balancer de toutes ses forces mon téléphone sur le trottoir.

— Dégagez de chez moi ! Vous êtes un imposteur ! hurla-t-elle avant d’éclater en sanglots.

11 Les femmes qui n’aimaient pas les hommes

Le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c’était très beau.

Jean GIONO

1.

— Stop papa ! Théo tout seul ! Théo tout seul !

Assis sur sa chaise haute, mon fils m’arracha des mains la cuillère en plastique pour terminer lui-même sa purée au jambon. Après avoir vérifié que son bavoir était bien attaché, je m’emparai de ma caïpirinha à défaut d’un seau de pop-corn et, comme au spectacle, je le regardai commettre son carnage. Ses gestes manquaient encore d’assurance. Le nez, le menton, les cheveux, le sol, la chaise : j’avais l’impression que la purée atterrissait partout sauf dans sa bouche. Mais cela semblait le mettre en joie et me faisait rire moi aussi.

Un parfum d’Italie flottait dans l’air. Nous étions sous les arcades du patio du Bridge Club. Un havre de verdure et de sérénité en plein New York. Une échappée bucolique et hors du temps qui justifiait à elle seule le prix exorbitant de l’hôtel.

— Patout…, dit Théo.

— Eh oui, mon grand : tu en as mis partout. Pas de quoi te vanter. Tu veux un yaourt maintenant ?

— Non, on descend !

— Je n’ai pas entendu le « s’il te plaît ».

— Te plaît, papa, on descend.

Bah, il mangerait son yaourt plus tard. Je le débarbouillai avec sa serviette, exercice difficile, Théo tournant la tête dans tous les sens pour m’échapper. Puis je lui ôtai son bavoir, le soulevai de sa chaise et le laissai gambader dans ce cadre idyllique, au milieu des palmiers, des plantes exotiques et du lierre du diable qui ruisselait sur les murs.

Au centre du patio, la statue d’un ange fatigué, sculptée dans le marbre, et une impressionnante fontaine à deux niveaux entourée de haies et de fleurs. Je regardai mon fils se faufiler entre les buissons soigneusement taillés qui formaient des motifs géométriques rappelant un labyrinthe. L’image du Shining de Kubrick traversa mon esprit et me fit frissonner.

— Ne t’éloigne pas trop, Théo, d’accord ?

Il se retourna et m’adressa un adorable sourire suivi d’un petit signe de la main.

Je m’emparai de mon téléphone et constatai les dégâts après le traitement que lui avait fait subir Angela. L’écran vitré était craquelé, mais la coque avait suffisamment protégé l’appareil pour qu’il continue à fonctionner. Je le connectai au Wi-Fi de l’établissement et, pendant dix minutes, j’essayais en vain de retrouver la trace d’Olivia Mendelshon, l’amie de Claire, le seul témoin de son enlèvement. Je doutais que, plus de dix ans après, elle pût m’apprendre quelque chose de décisif, mais c’était l’une des rares pistes qui me restaient. Mon moral n’était pas flambant. Je ne cessais de penser à Claire, enlevée pour la deuxième fois de sa vie.

Une serveuse se pencha vers moi.

— Il y a quelqu’un qui vous cherche, monsieur Barthélémy.

Je me tournai vers l’entrée située près du bar à cocktails. C’était Gladys, la plus jeune des sœurs Carlyle. Elle avait troqué sa robe blanche contre un perfecto en cuir, une combinaison colorée en imprimé psychédélique et une paire de talons vertigineux. Je l’observai tandis qu’elle s’avançait, féline, se coulant avec grâce entre les lanternes marocaines qui balisaient le passage dallé de terre cuite au milieu de la pelouse.

J’étais soulagé de la voir. Avant de quitter leur maison, j’avais griffonné l’adresse de l’hôtel sur ma carte de visite que j’avais coincée sous un verre, sur la table du perron.

— Bonsoir, Gladys, merci d’être venue.

Elle prit place sur le siège en rotin devant moi, mais demeura silencieuse.

— Je comprends très bien la réaction de votre sœur.

— Angela pense que vous êtes un imposteur qui cherche à nous soutirer de l’argent.

— Je ne veux pas d’argent.

— Je sais. J’ai tapé votre nom sur Internet. Je crois que vous gagnez bien votre vie.

La serveuse s’approcha. Gladys lui commanda un thé vert à la menthe.

— Remontrez-moi la photo, réclama-t-elle.

Je lui tendis mon téléphone et fis défiler plusieurs clichés de Claire. Elle les regarda, hypnotisée, jusqu’à ce que les larmes lui montent aux yeux.

— Si vous ne voulez pas d’argent, qu’est-ce que vous voulez, alors ?

— Votre aide, pour retrouver la femme que j’aime.

Tout en gardant un œil sur Théo, fasciné par le chat tigré de l’hôtel, il me fallut un bon quart d’heure pour lui expliquer ma quête en détail. Depuis ma rencontre avec Claire et notre dispute dans le sud de la France jusqu’à l’enchaînement des circonstances qui m’avaient conduit à New York. J’omis simplement la grossesse de Claire pour ne pas trop charger la barque.

Suspendue à mes lèvres, elle écouta mon récit, mi-incrédule, mi-fascinée. Gladys était une fille intelligente. Elle prit le temps de la réflexion avant de remarquer :

— Si ce que vous me dites est vrai, je ne vois pas pourquoi vous n’avez pas prévenu la police.

— Parce que Claire n’aurait pas voulu que je le fasse.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Réfléchissez. Depuis presque dix ans, elle a cherché à éviter la police ! Je veux respecter le secret qu’elle a pris tant de soin à cacher.

— En risquant sa vie ? s’exclama-t-elle.

Je n’avais pas de réponse à cette question. J’avais fait un choix que j’estimais être le moins pire. À présent, j’étais déterminé à l’assumer jusqu’au bout.

— Je fais tout mon possible pour la retrouver, expliquai-je.

— Ici, à Harlem ?

— Je pense qu’une partie de l’explication de sa disparition est à chercher ici, oui. Dans son passé.

— Mais vous êtes romancier, vous n’êtes pas enquêteur.

Je m’abstins de lui dire que dans ma tête, ce n’était pas très différent. Au lieu de ça, j’essayai de la rassurer.

— Marc Caradec, un de mes amis, un flic réputé, continue à mener des investigations en France.

Je cherchai mon fils du regard. Il était en train d’essayer d’escalader une jarre en terre cuite deux fois plus haute que lui.

— Fais attention, Théo.

Cause toujours, papa…

Gladys ferma les yeux pour mieux réfléchir. Le clapotis apaisant de la fontaine me rappelait les CD relaxants que passait mon acuponcteur dans sa salle d’attente.

— Au fond de moi, j’ai toujours gardé un mince espoir que Claire soit vivante, confia-t-elle. J’avais vingt-quatre ans lorsque ma nièce a été enlevée et je me souviens que, pendant les semaines qui ont suivi, j’ai…

Gladys chercha ses mots.

— … j’ai souvent éprouvé la sensation d’être épiée. ça ne reposait sur rien de concret, mais c’était bien réel.

Je la laissai poursuivre.

— Même quand on a retrouvé son ADN chez ce pédophile, j’ai pensé qu’il manquait plusieurs pièces du puzzle.

C’était frappant : cette même sensation revenait chez tous ceux qui étaient concernés de près par l’enquête.

— Vous ne savez vraiment pas qui est le père de Claire ?

— Non, et je pense que cela n’a pas d’importance. Joyce avait des amants, mais elle ne s’attachait pas. Vous l’avez bien compris : dans la famille, nous sommes des femmes libres, au sens noble du terme.

— Cette haine des hommes, justement : ça vient d’où ?

— Ce n’est pas de la haine. Simplement une volonté de ne pas être victime.

— Victime de quoi ?

— Vous êtes quelqu’un de cultivé, Raphaël. Ce n’est pas à moi de vous expliquer que, dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques, s’exerce une domination des hommes sur les femmes. Une prétendue supériorité tellement ancrée dans les esprits qu’elle apparaît comme naturelle et évidente. Et si vous ajoutez à cela que nous sommes des femmes noires…

— Mais tous les hommes ne sont pas comme ça.

Elle me regarda comme si je ne comprenais rien à rien.

— Ce n’est pas une question individuelle, s’agaça-t-elle. C’est une question de reproduction sociale, une question de… Bon, laissez tomber : j’espère que vous êtes meilleur enquêteur que sociologue. Elle prit une gorgée de thé avant d’ouvrir son joli sac en python rouge vif.

— Je ne sais pas exactement ce que vous cherchez ici, mais je vous ai photocopié ça, annonça-t-elle en sortant une pochette cartonnée.

Je feuilletai les premières pages. C’étaient les pièces judiciaires qu’avait autrefois obtenues Angela grâce à l’avocat qu’elle avait engagé.

— Tout le dossier de police n’y figure pas, mais vous avez un regard neuf. Il est possible que vous découvriez un détail qui nous a échappé.

Gladys me jaugea un instant du regard, puis se décida. Elle avait autre chose pour moi.

— Et quitte à enquêter, vous pourriez faire un tour là-bas, conseilla-t-elle en me tendant une clé qui pendait à un anneau publicitaire.

— De quoi s’agit-il ?

— D’un garde-meuble dans lequel est conservée une partie des affaires de Joyce et de sa fille. Allez-y. Vous y trouverez peut-être quelque chose.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Quelques semaines après la mort de Joyce, nous avons loué un espace dans ce local pour y entreposer certaines de ses affaires. Le jour où nous nous sommes rendues sur place, le box que nous avions réservé n’était finalement pas disponible à cause des locataires précédents qui avaient tardé à déménager. Moyennant une ristourne, le propriétaire nous a proposé un autre local de façon transitoire.

Elle parlait tellement vite que j’avais du mal à la suivre, mais la chute de son histoire s’avérait intéressante.

— Et devinez quoi ? Le lendemain, le box qui devait nous être attribué a entièrement brûlé. ça fait beaucoup de hasards, non ?

— Qu’est-ce qu’on aurait cherché à faire disparaître ?

– Ça, c’est à vous de le trouver, monsieur le romancier.

Je la regardai sans rien dire encore quelques secondes. ça me faisait du bien parce que, par certaines expressions du visage, elle me rappelait Claire.

Elle me rappelle combien tu me manques.

— Merci de me faire confiance.

Gladys eut une moue dubitative avant de me fixer droit dans les yeux.

— Je vous fais confiance parce que je ne peux pas faire autrement, même si je ne suis toujours pas certaine que la fille dont vous me parlez soit vraiment Claire. Mais je vous préviens : il a fallu des années pour qu’Angela et moi fassions le deuil de notre sœur. Aujourd’hui, nous avons toutes les deux des enfants et je ne laisserai pas un vendeur d’espoir briser notre foyer.

— Je ne vends rien, me défendis-je.

— Vous êtes romancier. Vous vendez de belles histoires.

— On voit bien que vous n’avez pas lu mes livres.

— Si Claire est vivante, retrouvez-la, c’est tout ce que je vous demande.

2.

La pluie tombait depuis que Marc avait quitté Nancy.

Rebelote. À nouveau une heure et demie de route vers l’est, mais un trajet moins agréable que dans l’après-midi à cause des poids lourds en grand nombre et de la chaussée glissante.

Le flic retourna à la gendarmerie de Phalsbourg. Comme il le redoutait, Muselier était absent, mais Solveig faisait des heures sup, connectée à Facebook, derrière l’écran de son ordinateur.

— Alors, capitaine, vous avez décidé de passer la nuit dans notre belle région ?

Caradec n’était pas d’humeur à plaisanter :

— Où se trouve Muselier ?

— Il est rentré chez lui, j’imagine.

— C’est où exactement ?

La gendarme prit une feuille dans le bac de l’imprimante pour lui dessiner un plan rapide à main levée.

— Le colonel habite ici, expliqua-t-elle en pointant une croix avec son stylo. À Kirschatt, un lieu-dit un peu paumé entre Steinbourg et Hattmatt.

Accoudé au comptoir d’accueil, le flic se massa les tempes pour chasser un début de migraine. Tous ces noms presque jumeaux, à consonance alsacienne, commençaient à lui taper sur le système.

Il mit le plan dans sa poche, remercia Solveig et reprit la route sous la flotte. Le temps qu’il parcoure les trente kilomètres, il faisait presque nuit. Dans l’obscurité, son voyant d’huile s’alluma. La guigne ! ça faisait des mois que son Range avait une petite fuite, mais il avait pris soin de faire une « révision maison » avant de quitter Paris. Il croisa les doigts pour que ça ne s’aggrave pas. Au bout de quelques kilomètres, le voyant s’éteignit. Fausse alerte. Sa voiture était à son image : fatiguée, déglinguée, capable d’être victime de coups de mou, mais finalement increvable.

Suivant les indications de Solveig, il quitta la D 6 pour emprunter un chemin de terre étroit qui s’enfonçait dans la forêt. Au moment où il croyait s’être trompé, le passage déboucha soudain sur une petite clairière au centre de laquelle se trouvait une ferme alsacienne à colombages. Une ancienne maison paysanne, plus proche de la ruine que d’un article dans Art & Décoration.

La pluie avait cessé. Caradec se gara et fit quelques pas sur le sol boueux. Assis devant l’entrée sur une chaise basse, dans la lumière d’une ampoule à nu, Franck Muselier était en train de vider un pack de bière.

— Je t’attendais, capitaine. Je savais que tu reviendrais, assura-t-il en lui lançant une canette.

Marc l’attrapa au vol.

— Viens t’asseoir, proposa-t-il en désignant une Adirondack en cèdre qu’il avait installée à côté de lui.

Caradec préféra rester debout et alluma une cigarette. Le gendarme partit dans un éclat de rire.

— Le sac jaune, bien sûr ! C’est là que j’ai merdé, comme un bleu.

Marc ne cilla pas. Comme dans une garde à vue, Muselier était mûr. Plus la peine de multiplier les questions, il suffisait d’écouter les réponses. Petit à petit, le gendarme se mit à table.

— Il faut que tu m’imagines à l’époque. Je n’étais pas ce sac à vin que tu as devant toi. J’étais marié, j’avais un fils. J’étais un bon flic avec de l’ambition. File-moi une cigarette, s’il te plaît !

Marc lui tendit son paquet et son briquet. Muselier enflamma le bout d’une clope, aspira une longue taffe et s’en gargarisa avant de recracher la fumée.

— Tu veux savoir ce qui est vraiment arrivé ce fameux soir, n’est-ce pas ? Ce drôle de jeudi 25 octobre 2007, j’avais passé la soirée à Metz, dans l’appartement de ma maîtresse, Julie, une vendeuse des Galeries Lafayette. Tu connais l’expression : « Suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis. » Elle résumait bien notre couple. Encore une fois, nous nous étions disputés. Cette fois, nous avions forcé sur l’alcool et la coke. J’avais repris ma voiture vers minuit. J’étais soûl et complètement défoncé. Le début de ma chute.

Il tira longuement sur sa cigarette et prit une gorgée de bière avant de poursuivre :

— Je roulais déjà depuis presque une heure lorsque c’est arrivé. J’étais tellement rond que je m’étais trompé de route et je cherchais un moyen pour récupérer la départementale. C’est alors qu’elle a surgi devant ma voiture, déboulant de je ne sais où, et qu’elle s’est figée, telle une biche, dans la lumière de mes phares.

— Claire Carlyle, devina Marc.

— Je n’ai su que bien plus tard comment elle s’appelait. Elle était diaphane, simplement vêtue d’un bas de pyjama et d’un tee-shirt. C’était terrible et en même temps c’était beau. J’ai enfoncé le frein de toutes mes forces, mais je l’ai percutée et elle s’est écroulée sur le sol.

Il marqua une pause pour essuyer son nez qui coulait avec sa manche comme quand on est enfant.

— Je ne savais pas quoi faire. Je suis sorti de la bagnole et je me suis penché sur elle. C’était une gamine, une jolie métisse, très maigre. Elle devait avoir quinze ou seize ans. Un sac de toile jaune était sur le sol à côté d’elle. Au début, j’ai cru l’avoir tuée, mais, en approchant mon visage du sien, j’ai compris qu’elle respirait. Elle avait quelques écorchures, mais ne présentait pas de blessures apparentes.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je te mentirais en te disant que je n’ai pas songé à fuir. Si j’appelais les pompiers ou une ambulance, la gendarmerie allait débarquer. On allait me faire souffler dans le ballon et j’aurais droit au test salivaire. Un gendarme avec deux grammes d’alcool et le nez bourré de poudre, ça la fout mal. Il aurait aussi fallu que je me justifie auprès de ma femme à qui j’avais dit que je travaillais tard.

— Donc ?

— J’ai paniqué. J’ai pris la petite dans mes bras et je l’ai allongée sur le siège arrière. J’ai ramassé son sac et j’ai repris la route vers Saverne sans être certain de ce que j’allais décider. En chemin, j’ai eu la curiosité de fouiller dans son sac pour voir si elle avait des papiers d’identité et là… Putain ! je n’avais jamais vu autant de fric de ma vie. Des dizaines de liasses. Des centaines de milliers d’euros.

— La rançon du petit Boisseau…

Muselier acquiesça.

— J’étais sidéré. Tout ça n’avait aucun sens. Que faisait cette jeune fille avec une telle somme d’argent ? Je préférais ne même pas y penser. J’avais plus urgent à régler. Et c’est drôle, tu vois, parce que, chemin faisant, j’avais repris espoir. Je pensais encore que je pourrais changer les choses. Ma belle-sœur était infirmière au CHU de Saverne. J’ai hésité à l’appeler. Finalement, j’ai choisi une autre solution : pour éviter que l’on me repère, j’ai déposé la gamine et son sac à l’arrière de l’hôpital, au niveau de la blanchisserie. Puis je suis reparti. J’ai roulé quelques kilomètres avant d’appeler l’hosto en numéro masqué pour les prévenir de la présence d’un blessé et j’ai immédiatement raccroché.

Le gendarme téta sa canette comme on remet du carburant dans un moteur. Son visage bouffi suait à grosses gouttes. Sa chemise bleu ciel réglementaire était déboutonnée jusqu’au nombril, laissant dépasser les poils d’une toison grisâtre.

— Le lendemain, à la première heure, je me suis précipité à l’hôpital. En prétextant une enquête bidon sur des vols de médicaments qui avaient lieu depuis plusieurs mois dans les réserves de certaines pharmacies de la région, j’ai pu poser des questions au personnel et j’ai vite compris que la fille n’était pas là. J’ai interrogé ma belle-sœur sous le sceau du secret. Elle m’a confirmé que l’accueil avait bien reçu mon coup de fil de la veille, mais que les infirmiers n’avaient trouvé personne à l’endroit indiqué. Je ne voulais pas le croire : la gamine avait dû reprendre ses esprits et s’était fait la malle ! Heureusement, ils avaient pensé que c’était à un appel fantaisiste comme ils en recevaient parfois et il ne fut jamais ni consigné ni signalé à personne.

La pluie avait repris. Les feuillages bruissaient. Avec l’obscurité, la forêt tout autour devenait oppressante et inquiétante. Une ceinture de fortifications végétales, denses, mais déloyales, incapables d’empêcher un ennemi éventuel de se faufiler jusqu’à la bâtisse. De grosses gouttes tombaient sur le visage et les épaules de Caradec, mais, pressé de connaître la suite du récit, il semblait ne pas s’en rendre compte.

— J’étais dépassé par la tournure des événements. Inquiet, je suis retourné sur la route où j’avais renversé la fille et c’est là que j’ai aperçu la colonne de fumée qui montait de la forêt.

Le gendarme semblait revivre ces moments de manière fiévreuse et frénétique :

— Dès qu’on a su ce qui s’était passé dans cette baraque, j’ai compris que la petite était une victime de Kieffer qui était parvenue à s’échapper ! À cause de la lenteur des analyses ADN, il a fallu attendre presque deux semaines pour qu’on connaisse son nom : Claire Carlyle. Tout le monde la croyait morte, mais moi je savais que ce n’était pas le cas ! Je me suis toujours demandé ce qu’elle était devenue et comment elle avait réussi à passer entre les mailles du filet. Je ne comprenais pas pourquoi personne n’évoquait jamais la quantité astronomique de cash que Kieffer détenait chez lui et qu’elle lui avait manifestement piquée. La réponse m’a finalement été apportée sur un plateau par Maxime Boisseau… neuf ans plus tard.

Impassible, le visage fermé, Caradec enchaîna avec une question :

– À part l’argent, est-ce qu’il y avait autre chose dans le sac ?

— Hein ?

— Réfléchis.

Muselier peinait à reprendre ses esprits.

— Euh… oui, une carte téléphonique et un… une sorte de gros cahier cartonné à la couverture bleue.

— Tu as lu ce qu’il y avait à l’intérieur ?

— Non, j’avais autre chose à foutre, figure-toi !

Il pleuvait de plus en plus. Considérant qu’il en avait assez appris, Caradec remonta son col et tourna les talons.

Muselier le suivit jusqu’à sa voiture, le pas traînant dans la boue, implorant :

— Est-ce qu’elle est encore vivante ? Cette fille ! Je suis sûr que tu le sais, capitaine. Tu peux me le dire à moi, hein ? Entre flics.

Marc grimpa dans le Range Rover sans un regard pour son collègue.

— Cette histoire, ça m’a flingué ! cria-t-il au moment où Marc allumait le moteur. Si j’avais prévenu les secours lorsque je l’ai renversée, on l’aurait interrogée et on aurait sauvé les autres filles ! Putain ! je ne pouvais pas savoir !

Le 4 × 4 était déjà loin, mais le gendarme continuait à apostropher Caradec :

— Je ne pouvais pas savoir ! hurla-t-il.

Les yeux noyés de larmes et injectés de sang.

3.

La nuit et les moustiques avaient beau nous avoir chassés du patio, nous n’avions pas perdu au change. Le salon du Bridge Club était un cocon douillet à l’éclairage tamisé, riche de boiseries et de tapis anciens, qui invitait à prendre place dans l’un des profonds canapés. Chaque fois que je me retrouvais dans cette pièce, décorée de bibelots aussi insolites qu’éclectiques, j’avais l’impression d’être l’hôte d’un explorateur anglais de retour d’une expédition. Quelque part entre le Centaur Club, cher à Blake et Mortimer, et la bibliothèque de Henry Higgins dans My Fair Lady.

Théo s’était rapproché de la cheminée et venait de se saisir d’un tisonnier.

— Non, non, pose ça, chéri ! Ce n’est pas pour les enfants !

J’intervins avant qu’il ne se blesse et le soulevai pour l’asseoir à côté de moi pendant que je potassais le dossier que m’avait remis Gladys. Je l’avais déjà parcouru, mais j’avais été rebuté par la forme : des photocopies de photocopies en noir et blanc. Des pages presque illisibles truffées de termes techniques en anglais.

J’allai directement à l’élément qui avait éveillé ma curiosité : la retranscription de l’appel au 911, le numéro d’urgence. Le 25 juin 2005, à 3 heures de l’après-midi, une voix de femme avait signalé une « agression violente » au 6 Bilberry Street, la maison de Joyce. « On est en train de la tuer ! Faites vite ! » avait supplié la voix. Je cherchai dans la liasse de feuilles celle qui correspondait au compte rendu de l’autopsie de Joyce. Sa mort avait été estimée à 4 heures de l’après-midi avec une marge d’erreur d’au moins deux heures.

— On descend papa ! Te plaît !

Théo m’avait laissé environ deux minutes trente de répit — soit une éternité. Je le libérai et repris ma lecture.

Une voiture de police avait été envoyée chez Joyce. À 15 h 10, deux patrouilleurs, les officiers Powell et Gomez, étaient intervenus sur les lieux. Visiblement, la maison était vide. Ils avaient inspecté les abords sans rien relever de suspect. À travers les vitres, ils avaient regardé à l’intérieur du salon, de la cuisine, de la salle de bains et de la chambre du rez-de-chaussée sans rien noter d’inquiétant. Aucune trace d’effraction, d’agression, ni de sang. Ils avaient conclu à un canular. Un appel malveillant comme les flics en recevaient des dizaines à l’époque, particulièrement à Harlem. Mise en place par le maire Rudolph Giuliani et poursuivie par son successeur, la politique de « tolérance zéro » entraînait alors son lot de dérives : contrôles au faciès, excès de zèle, politique du chiffre, dont les Noirs et les Latinos étaient les premières victimes. Un embryon de ce qui devait se passer plus tard à Fergusson. Exaspérés par ce harcèlement policier, certains habitants du quartier avaient choisi à leur tour de compliquer la tâche des forces de l’ordre en passant des appels farfelus. Ces comportements n’avaient pas duré, mais ils avaient atteint leur apogée cet été-là.

Néanmoins, l’appel avait été tracé. Il provenait d’une cabine téléphonique du Lower East Side, située à l’angle du Bowery et de Bond Street. Donc à une bonne quinzaine de kilomètres de Harlem…

Qu’en déduire ? Que l’appel était un canular ? Si ce n’était pas le cas, cela signifiait que la femme qui avait appelé le 911 n’était en aucun cas un témoin visuel de la prétendue attaque de Joyce. Comment était-elle alors au courant de l’agression ? Peut-être parce que Joyce l’avait prévenue par téléphone. Mais dans ce cas pourquoi Joyce n’avait-elle pas appelé le 911 elle-même ? Et pourquoi les flics dépêchés sur les lieux n’avaient-ils rien remarqué ? Le serpent se mordait la queue. À l’évidence, quelqu’un ne disait pas la vérité. Voire mentait dans les grandes largeurs.

Je levai la tête. Mon fils était en train de réciter son numéro de charme à une jolie rousse qui dégustait son martini près de la cheminée. Elle me fit un signe engageant de la main, je lui adressai un sourire poli en pensant à T., mon ami écrivain, divorcé, macho, qui prétendait que son fils de deux ans était un véritable « aimant à gonzesses » et qui l’emmenait toujours lorsqu’il voulait draguer.

Je me replongeai dans mon dossier. La flic qui à l’époque avait été chargée de l’enquête sur la mort de Joyce était une femme d’origine coréenne : la détective May Soo-yun. Elle avait demandé une analyse détaillée des relevés téléphoniques fixe et mobile de Joyce. Les fadettes montraient que, dans la matinée précédant sa mort, Joyce avait contacté un certain Marvin Thomas, vingt-sept ans, déjà plusieurs fois condamné pour des affaires de revente de stupéfiants et de vol avec violence. Le dealer apparaissait à trois reprises dans les numéros composés par Joyce les deux dernières semaines de sa vie. May Soo-yun avait ordonné son arrestation dès le lundi qui avait suivi.

Sur le papier, Marvin Thomas était un coupable idéal : un casier judiciaire bien fourni et des antécédents connus de violence. En garde à vue, il avait confirmé avoir vendu d’importantes quantités d’héroïne à Joyce Carlyle, mais il avait été mis hors de cause concernant une éventuelle agression. Thomas avait un alibi en béton : à l’heure de la mort de Joyce, il se trouvait avec deux comparses dans le New Jersey, à Atlantic City. Plusieurs caméras de surveillance avaient filmé sa dégaine batailleuse dans un hôtel, dans un Spa et dans un casino. Il avait été remis en liberté.

Par la suite, le rapport définitif d’autopsie avait validé la thèse de l’overdose et, en l’absence d’éléments contradictoires, le lieutenant Soo-yun avait proposé le classement de l’affaire.

Je me massai les paupières. Je ne tenais plus debout et j’étais frustré. J’avais appris beaucoup de choses, mais elles ne faisaient pas avancer ma quête. Que faire à présent ? Me lancer à la recherche du dealer ? Essayer d’obtenir des témoignages plus précis des officiers Powell et Gomez ? Contacter May Sooyun ? Aucune de ses pistes ne me paraissait en être vraiment une. L’affaire avait onze ans. Elle avait été classée rapidement. Il y avait peu de chances que les protagonistes de l’époque s’en souviennent avec précision. Sans compter que je manquais de temps et que je n’avais aucunement mes entrées dans le maquis du NYPD.

— Titine, papa !

Mon fils avait terminé de rouler les mécaniques et rentrait au bercail en se frottant les yeux. Alors que je fouillais mes poches à la recherche de la tétine magique, je sentis la clé du garde-meuble que m’avait confiée Gladys.

Il était déjà tard, mais nous étions dans la ville qui ne dormait jamais et le porte-clés spécifiait : « Coogan’s Bluff Self Storage — Open 24/7 ».

Le problème, c’est que j’avais donné congé à la belle Marieke et que je n’avais plus de nounou sous la main. Je me penchai donc vers Théo et lui murmurai à l’oreille :

— Tu sais quoi, mon grand ? On va aller faire une petite balade tous les deux.

12 Harlem Nocturne

La mort viendra et elle aura tes yeux.

Cesare PAVESE

1.

Subitement gelé, Franck Muselier abandonna ses canettes de bière sur les tomettes posées à même le sol et rentra à l’intérieur.

Son salon était à son image : usé, décrépit, pathétique. Une pièce basse de plafond, en désordre, bardée de boiseries qui s’écaillaient et ornée de trophées de chasse qui prenaient la poussière : une tête de sanglier empaillée, des bois de cerf, une gelinotte des bois naturalisée.

Il alluma une flambée dans la cheminée et avala une lampée de riesling, mais ce n’était pas suffisant pour se réchauffer et oublier l’histoire de Claire Carlyle. Dans sa réserve personnelle, il ne restait qu’un peu de shit et deux ou trois cachets. Pas ce dont il avait besoin ce soir. Il envoya un SMS à son fournisseur, Laurent Escaut, un petit branleur de lycéen qui se faisait appeler Escobar.

C’était une réalité dont on ne parlait pas quotidiennement au journal télévisé, mais en milieu rural aussi la dope était partout. Parmi les affaires que traitait Muselier (cambriolages, agressions, règlements de comptes…), la drogue n’était jamais très loin. Même dans des bleds pittoresques et fleuris de trois cents habitants, on trouvait de la poudre blanche derrière les pétales des roses.

OK pour deux grammes répondit le dealer presque dans la minute. En l’attendant, Franck se laissa tomber sur son canapé. Il se faisait pitié, mais la pitié n’était pas suffisante pour impulser le moindre changement dans sa vie. Du combat que se livraient en lui la volonté et la pesanteur, c’était toujours cette dernière qui sortait vainqueur. Le gendarme déboutonna sa chemise, se massa les cervicales. Il respirait mal, il avait froid. Il aurait eu besoin de la chaleur et de l’odeur réconfortante de son chien, mais le vieux Mistoufle était mort au printemps dernier.

La ligne de démarcation. Coupable ou non coupable ? Comme il n’arrivait pas à statuer sur son sort, il s’imagina en train de défendre sa cause devant un tribunal imaginaire. Les faits, rien que les faits : neuf ans plus tôt, il avait renversé une gamine qui n’avait rien à foutre sur cette route en pleine nuit. Il l’avait conduite jusqu’à l’hôpital et il avait prévenu. Certes, il était bourré, camé jusqu’au trognon, mais il avait fait l’essentiel. Après, si la gamine avait préféré fuir, eh bien, elle était aussi coupable que lui !

Il entendit le bruit d’une bagnole qui arrivait.

Escobar n’avait pas traîné.

Muselier, esclave de la coke, se mit debout d’un bond.

Il ouvrit la porte et sortit sur la terrasse, distinguant une silhouette à travers la pluie. Quelqu’un avançait dans sa direction, mais ce n’était pas Escobar.

Lorsque l’ombre se fit plus précise, le gendarme constata qu’une arme était pointée sur lui.

Stupéfait, il ouvrit la bouche, mais fut incapable de prononcer le moindre mot.

La ligne de démarcation. Coupable ou non coupable ? Visiblement, un autre avait décidé pour lui. Il baissa la tête en signe de soumission.

Finalement, c’est peut-être aussi bien comme ça, pensa Franck avant que sa boîte crânienne n’explose.

2.

Harlem. Neuf heures du soir.

Le taxi nous laissa au niveau de la station de métro d’Edgecombe Avenue. Coogan’s Bluff Self Storage, le garde-meuble que m’avait indiqué Gladys, se situait dans l’enceinte des Polo Grounds Towers, un ensemble de HLM de brique. Des hautes tours en forme de croix qui donnaient l’impression de se dupliquer à l’infini sur une large zone triangulaire coincée entre le fleuve, Harlem River Drive et la 155e Rue.

L’air était chaud et humide, le quartier peu éclairé. De nombreux locataires s’étaient pourtant regroupés dehors, assis en bandes sur les murets et les pelouses.

L’atmosphère était électrique, mais pas très différente de certains coins de l’Essonne où j’avais passé mon adolescence. Sauf que tout le monde ici était noir. Je me dis que j’étais dans un film de Spike Lee. Du temps où Spike Lee faisait encore de bons films.

Dans la tiédeur de la nuit, j’avais déplié la poussette et installé Théo à l’intérieur. Pour amuser mon fils, je conduisais la voiturette avec un bruit de Formule 1. Les gens nous regardaient avec curiosité, mais nous laissaient en paix.

Au bout de plusieurs minutes de vadrouille, j’arrivai tout essoufflé devant le bâtiment que je cherchais. J’entrai dans le local et me présentai. À cette heure-ci, le responsable était un étudiant un peu hautain qui tapotait sur son MacBook. Sa grande silhouette dégingandée flottait dans un sweat-shirt de l’université Columbia. Son visage sévère était constellé de boutons d’acné et tassé par une coupe en brosse afro et une paire de lunettes oversized dont les montures pourtant épaisses laissaient déborder ses sourcils fournis.

— Ce n’est pas vraiment un endroit pour les bébés, dit-il en photocopiant ma carte d’identité. Il devrait être au lit, non ?

— Il est en vacances. Il n’y a pas de halte-garderie demain.

Il me lança un sale regard qui semblait demander : « Tu te fous de moi, mec ? » Et tel était bien le cas.

Malgré cette discrète passe d’armes, il me montra sur un plan l’emplacement du box.

Je le remerciai et, à nouveau, je parcourus le hangar en imitant le bruit d’une voiture de course.

— Auto papa ! Pus vite papa ! Pus vite ! me lançait Théo pour m’encourager.

En arrivant devant le garage, je simulai un dérapage avant d’immobiliser le bolide. Puis je libérai mon fils de la poussette et soulevai le rideau de fer.

Bien entendu, il y avait de la poussière, mais moins que je l’avais imaginé. Je pris Théo dans mes bras (qui lui-même portait Fifi, son doudou, dans les siens), allumai l’ampoule et pénétrai à l’intérieur.

La mémoire du passé.

Il fallait que je garde à l’esprit le contexte dans lequel avaient été rassemblées toutes ces choses. Angela et Gladys avaient entreposé ces affaires à la mort de Joyce, en 2005. Deux ans avant qu’on recueille l’ADN de Claire chez Heinz Kieffer. À cette époque, les sœurs avaient sans doute encore un mince espoir qu’on retrouve la jeune fille et que les biens de sa mère lui reviennent un jour.

Le box était spacieux, mais désordonné. Je progressai dans le capharnaüm avec mon fils, comme si je l’emmenais explorer la caverne d’Ali Baba. Toujours partant pour l’aventure, Théo s’extasiait devant tout ce qu’il avait sous les yeux : des meubles en bois peint, un vélo, une patinette, des habits, des ustensiles de cuisine.

— On descend, papa, te plaît !

Je le posai sur le sol pour le laisser jouer. Il en serait quitte pour un grand décrassage en rentrant à l’hôtel.

Je me mis au boulot sérieusement. Il y avait peut-être ici quelque chose de suffisamment compromettant ou de dangereux pour que quelqu’un ait pris le risque d’y mettre le feu.

Des DVD, des CD, des journaux, des livres. Beaucoup d’essais et de romans, et pas n’importe lesquels : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn, La Fabrication du consentement de Noam Chomsky, La Jungle d’Upton Sinclair, Le Peuple d’en bas de Jack London, No Logo de Naomi Klein. Des biographies aussi : Lucy Stone, Anne Braden, Bill Clinton, Malcolm X, les Neuf de Little Rock, César Chávez. Je trouvai même un exemplaire en anglais de La Domination masculine de Pierre Bourdieu. Comme ses sœurs, Joyce Carlyle était une femme cultivée aux sensibilités féministes et proches de l’extrême gauche, ce qui n’était pas si courant aux États-Unis.

Je trouvai aussi des habits de fillette qui devaient appartenir à Claire, ainsi que ses livres de classe. Un peu ému, je feuilletai ses cahiers d’écolière remplis d’une calligraphie appliquée. Parmi d’autres devoirs, je m’arrêtai sur une dissertation qu’elle avait composée : Pourquoi je veux devenir avocate. Une argumentation généreuse qui citait aussi bien Ralph Nader qu’Atticus Finch (c’était en 2005, bien avant que l’Amérique ne découvre quel salaud il était vraiment). En parcourant ces lignes, un souvenir me revint : Marlène Delatour m’avait affirmé que Claire voulait devenir avocate. Au moment de sa disparition, cela semblait déjà un projet professionnel mûri et bien établi. Qu’est-ce qui l’avait finalement décidée à devenir médecin ? Sa détention sans doute. Une volonté d’aider les autres de façon peut-être plus concrète. Je mis néanmoins l’information dans un coin de ma tête et poursuivis mes recherches.

Au bout de trois quarts d’heure, Théo était épuisé. Après s’être traîné partout, il était sale comme un peigne. J’inclinai la nacelle et le couchai dans sa poussette. Puis le père indigne que j’étais aggrava son cas en lui diffusant un dessin animé sur son iPhone ébréché pour l’aider à s’endormir.

J’y passerais peut-être la nuit, mais il était hors de question que je quitte cet endroit bredouille. Il y avait de quoi faire. De la paperasse en pagaille : factures, relevés bancaires, fiches de paie, etc. Heureusement, Joyce était ordonnée et avait pris soin de classer toutes ses archives dans des dossiers cartonnés.

Alors que mon fils dormait du sommeil du juste, je m’assis en tailleur et commençai à tout éplucher. Pas grand-chose de marquant. Depuis des années, Joyce travaillait comme documentaliste dans un collège des environs. Sa mère, qui était la véritable propriétaire de la maison, la lui louait pour une bouchée de pain. Elle dépensait peu, n’avait pas d’autres sources de revenus que son métier. Quelque chose retint mon attention au milieu de cette paperasserie : une série d’articles qu’elle avait découpés dans le New York Herald et qu’elle conservait dans une pochette en plastique. Je parcourus les titres : « Le surendettement des classes moyennes », « Les inégalités atteignent des records en Amérique », « L’accès à l’avortement toujours plus ardu », « La moitié des membres du Congrès sont millionnaires », « Wall Street contre Main Street ». Quel était le point commun de ces articles en dehors de leur caractère « progressiste » ? Après les avoir lus en diagonale, je n’en trouvai aucun.

Je me mis debout pour m’étirer. Difficile de ne pas se décourager. Peut-être Marc avait-il trouvé quelque chose de son côté ? J’essayai de l’appeler, mais il n’y avait pas de réseau dans le sous-sol.

Je me replongeai dans les dossiers de Joyce. Un mode d’emploi pour monter une armoire Ikea, des notices de fonctionnement et des bons de garantie : four, téléphone portable, lave-linge, machine à café… Stop. Je revins en arrière. La notice qui avait retenu mon attention était celle d’un téléphone prépayé. Le ticket de caisse qui était resté agrafé portait comme date le 30 mai 2005. Deux jours après l’enlèvement de Claire !

Je me remis debout, au comble de l’excitation. Dans les éléments de l’enquête que m’avait confiés Gladys, j’avais bien noté que les policiers avaient scruté les relevés téléphoniques de la ligne fixe et du portable « officiel » de Joyce. Mais cette dernière possédait manifestement un autre téléphone. Un modèle sans abonnement, à carte prépayée, beaucoup plus compliqué à tracer. Le plus troublant n’était pas tant l’existence de ce téléphone que le fait que Joyce en avait fait l’acquisition quelques dizaines d’heures après l’enlèvement de Claire. Les hypothèses se bousculèrent dans ma tête, mais j’essayai de ne pas m’emballer. Galvanisé, je me remis au travail. La chance appelle la chance.

Les habits.

Un épisode important de mon adolescence s’était joué à cause d’un costume. Ma mère, qui redoutait que mon père la trompe, avait mis au point un système élaboré de surveillance (je vous parle d’un temps préhistorique, avant Internet, Facebook, les logiciels mouchards et les sites de rencontre). Mon père était très prudent, mais il avait suffi d’une fois. Il suffit toujours d’une fois. Une note d’hôtel oubliée dans la poche d’un costume. Ma mère était tombée dessus en emportant le complet au pressing. Comme elle ne supportait pas de vivre dans le mensonge, elle avait quitté son mari, renoncé à la maison accueillante et à la vie douce que nous avions à Antibes. Elle était retournée à Paris — ou plutôt en banlieue parisienne. Et moi, je l’avais suivie. Contraint et forcé, j’avais quitté mes amis, la quiétude du vieux collège Roustan, la possibilité d’aller voir la mer tous les jours, les balades dans la pinède ou sur les remparts. Je l’avais suivie dans le gris et le béton de l’Essonne. Une part de moi l’admirait pour ce choix ; l’autre la détestait.

J’appliquai le même traitement aux habits de Joyce et fis les poches à toutes ses robes, tous ses blousons, vestes, chemisiers et pantalons. J’y trouvai un ticket de métro, un stylo, de la monnaie, des tickets de courses, des bons de réduction, un tampon, un tube d’aspirine, une carte de visite…

Une carte de visite qui ne portait qu’un nom et un numéro de téléphone. Je l’observai avec attention :

Florence Gallo
(212) 132 — 5278

Ce nom m’était familier. À coup sûr, je l’avais vu ou on m’en avait parlé récemment. Je tombais d’épuisement. Des fourmis couraient dans mes membres, la poussière me piquait les yeux, mais mon cœur battait fort. C’était une sensation agréable. Celle de savoir que l’on a mis le doigt sur quelque chose d’important et d’être persuadé que l’on finira par trouver quoi. Je comprenais la passion de Caradec pour son ancien métier.

L’air s’était rafraîchi. Je couvris mon fils avec ma veste et je quittai les lieux en calant sous la poussette le maximum de pochettes cartonnées pour pouvoir encore les étudier à l’hôtel. Je demeurai un moment dans le hall du garde-meuble — sous le regard toujours aussi peu bienveillant de l’étudiant boutonneux — pour commander un VTC sur l’application de mon téléphone. En l’attendant, je tentai à nouveau de joindre Marc, mais mon appel sonna dans le vide. Dans la foulée, j’essayai d’appeler cette Florence Gallo : « Le numéro de votre correspondant n’est plus attribué. » Puis un SMS sur mon téléphone me prévint que ma voiture était arrivée. Je quittai l’enceinte des Grounds Towers et rejoignis la berline. Aimable, le chauffeur m’aida à plier la poussette et à la charger avec les dossiers cartonnés dans le coffre.

Je m’installai à l’arrière avec Théo dans les bras en prenant garde à ne pas le réveiller. Intérieur cuir, musique classique, bouteille d’eau. La voiture roulait dans la nuit. Spanish Harlem. Upper East Side. Central Park. À mon tour, j’avais fermé les yeux. Je sentais le souffle précieux de mon fils dans mon cou. Alors que je commençais à me laisser aller à une douce somnolence, une image traversa mon esprit et je lançai soudain au chauffeur :

— Stop ! Arrêtez la voiture, s’il vous plaît !

Il mit son clignotant et se gara en double file en allumant ses feux de détresse.

— Pouvez-vous déverrouiller le coffre ?

Je sortis en me contorsionnant. Mon fils ouvrit un œil inquiet :

— Fifi, il est là ?

— Hé, oui, bien sûr qu’il est là, répondis-je en attrapant le chien en peluche. Fais-lui un gros câlin.

Je fouillai dans le coffre et, avec ma seule main libre, je saisis la pochette contenant les articles de journaux. Je savais à présent qui était Florence Gallo : c’était la journaliste qui avait signé tous les articles du New York Herald découpés par Joyce. Je regardai les dates des papiers : ils avaient tous été écrits entre le 14 et le 20 juin 2005. Une période correspondant à la semaine qui avait suivi la venue de Joyce en France. Je me remémorai les images du journal télévisé où je l’avais vue si abattue. Une hypothèse folle traversa mon esprit : et si l’affaire Claire Carlyle n’était qu’une suite tragique de l’affaire Joyce Carlyle ? Si la malédiction des Carlyle avait pour origine non pas l’enlèvement de Claire, mais un autre événement plus ancien, lié directement à sa mère ? En tout cas, une chose était certaine : à la manière de poupées gigognes, mes investigations recouvraient une enquête à plusieurs tiroirs.

Je remontai en voiture avec mon fils. J’avais appris beaucoup de choses cette nuit. D’abord que Joyce s’était procuré un téléphone intraçable, deux jours seulement après l’enlèvement de sa fille. Puis que, dans la semaine qui avait suivi son retour de Gironde, elle était entrée en contact avec une journaliste d’investigation, sans doute pour lui confier quelque chose d’important.

Quelques jours plus tard, elle était morte.

Le véhicule se remit en route. Un frisson me parcourut l’échine.

Je n’en avais pas la moindre preuve, mais j’avais à présent la conviction que Joyce Carlyle avait été assassinée.

3.

L’autoroute ayant le pouvoir de le faire somnoler comme un mauvais film, Caradec avait choisi d’emprunter les chemins de traverse pour rentrer à Paris. Il s’arrêta dans une station-service à la sortie de Vitry-le-François. Son voyant d’huile s’était rallumé depuis quelques kilomètres. La station allait fermer, mais le « petit jeune » qui était en train d’arrêter les pompes accepta de lui faire un plein. Marc lui tendit un billet.

— Rajoute-moi de l’huile et laisse le bidon dans le coffre.

Dans le magasin, il acheta le dernier sandwich disponible. Pain nordique industriel et saumon bourré de toxiques. Il sortit le déguster à l’extérieur tout en vérifiant son portable. Il découvrit un SMS de Malika Ferchichi, l’aide médico-psychologique du foyer Sainte-Barbe. Un message aussi surprenant que laconique :

Si vous voulez m’inviter à dîner…

J’ai du temps en fin de semaine. M.F.

Immédiatement, le souvenir de l’odeur entêtante du corps de la jeune femme revint flotter dans son esprit. Des effluves de mandarine, de poire et de muguet. Une lueur dans la nuit de son âme.

Troublé par la pulsion de vie qu’il sentait monter en lui, il garda sa réponse en réserve et composa le numéro de Raphaël. Répondeur. Message : « J’ai du nouveau. Du lourd ! Rappelle-moi pour me dire si tu as trouvé quelque chose de ton côté. »

Café, cigarette, plaisanterie avec le garagiste alors que la pluie recommençait à tomber.

Caradec se réfugia dans le Range Rover, mit le contact et vérifia les voyants du tableau de bord. Il démarra, marqua le stop à la sortie de la station et en profita pour allumer une nouvelle cigarette. Là, alors qu’il rêvassait encore au message de Malika, une vision le cueillit à froid.

Putain de bordel de merde !

La voiture qui venait de passer devant lui à toute vitesse était un X6 BMW noir. Caradec avait reconnu les vitres teintées et la double calandre chromée. Il aurait mis ses attributs à couper que c’était la voiture qui avait enlevé Claire !

Traversant la route pour s’y engager en sens inverse, Caradec prit le 4 × 4 en chasse. Il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence. Que faisait le SUV dans ce coin perdu ? Il parvint à le rejoindre, mais resta à bonne distance, espérant glaner d’autres informations. Pas question de se faire repérer.

Branchant la ventilation, il essuya le pare-brise embué avec sa manche. Il tombait à présent une pluie lourde et obstinée fouettée par le vent.

Juste après un virage dangereux, le X6 tourna sans mettre de clignotant pour s’enfoncer sur une route de campagne qui ne portait aucun panneau indicateur. Caradec le suivit sans hésiter.

Plus il avançait, plus l’état de la chaussée se détériorait. On n’y voyait pas à dix mètres. L’accès était étroit, cerné par les broussailles et les rochers. Même si le 4 × 4 ouvrait la piste devant lui, Marc progressait difficilement. Ce n’est que lorsqu’il s’aperçut qu’il aurait du mal à faire demi-tour qu’il comprit qu’il avait été piégé.

De fait, le X6 pila brutalement.

Armée d’un fusil à pompe, une silhouette en manteau sombre jaillit du véhicule et avança vers Caradec. Dans la lumière des phares, Marc reconnut son visage. Bon sang !

Il retint sa respiration. Dans sa tête, les traits de quatre femmes se mélangeaient : Élise, sa fille, Malika, Claire.

Face à lui, son assaillant épaula son fusil et le mit en joue.

Non, c’était trop con. Il ne pouvait pas mourir maintenant.

Pas si près du but.

Pas avant d’avoir résolu l’affaire Claire Carlyle.

Une détonation claqua, secoua la voiture et fit exploser le pare-brise du Range Rover.

13 Dans le regard des autres

Un malheur […] c’est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur qui nous oblige à faire un choix : nous y soumettre ou la surmonter.

Boris CYRULNIK

1.

Je m’appelle Claire Carlyle.

Je dois avoir quinze ou seize ans. Tout dépend en fait du nombre de jours pendant lesquels je suis restée enfermée dans cette prison. Deux cents ? trois cents ? six cents ? Impossible de le savoir vraiment.

De ma cellule, je ne vois pas la lumière du jour. Je n’ai accès à aucune horloge, à aucun journal ni poste de télévision. La plupart du temps, je vis dans un brouillard d’anxiolytiques. Tout à l’heure, d’ailleurs, avant de partir — je pense qu’il s’apprêtait à sortir parce qu’il portait une grosse veste doublée et une écharpe… — , il est venu me faire une injection dans le bras. Avant, il me donnait des cachets, mais il a fini par s’apercevoir que je ne les avalais qu’une fois sur deux.

La piqûre m’a fait mal parce qu’il était nerveux et agité. Il transpirait, il jurait, il clignait des paupières sans arrêt. Il avait le visage creusé et les yeux fous. J’ai poussé un cri à cause de la douleur, ce qui m’a immédiatement valu une gifle et un coup de poing dans le thorax. Excédé, il m’a traitée de « sale petite pute », puis il a retiré l’aiguille et a quitté la pièce en claquant la porte. Comme il ne m’avait pas enchaînée, je me suis recroquevillée dans un coin de ma cellule, sous ma couverture sale.

Il fait un froid de chien. J’ai mal aux os, la morve au nez, la tête en feu. Malgré le système d’insonorisation, il me semble entendre la pluie, mais c’est impossible, alors peut-être que la pluie ne tombe que dans mon crâne. Allongée au sol, j’attends que le sommeil m’emporte, mais il ne vient pas facilement. La faute à une chanson qui joue dans ma tête. Freedom, un air d’Aretha Franklin. J’ai vraiment essayé de la faire taire, en vain. Quelque chose cloche, je ne sais pas quoi, et il me faut encore une éternité pour comprendre : il a oublié de verrouiller la porte !

Je me lève d’un bond. Depuis que je suis prisonnière, un tel oubli ne lui est arrivé que deux fois. La première, ça n’a servi à rien. D’une part parce que j’étais menottée, d’autre part parce qu’il s’en est rendu compte presque immédiatement. La deuxième fois, j’ai pu sortir dans le couloir et remonter un escalier en béton ciré qui menait à une porte protégée par un code d’accès. J’ai rebroussé chemin parce qu’il était encore dans la maison et que j’avais peur qu’il m’entende. Mais là, il était sur le point de partir !

J’ouvre la porte, je longe le couloir et je monte les marches au pas de course. Je place mon oreille contre la porte. Il n’est pas là, j’en suis certaine. Je regarde le boîtier qui luit dans l’obscurité, invitant à taper le code. Mon cœur se déchaîne dans ma poitrine. Il faut que je trouve ! En regardant la taille du petit écran rectangulaire et les nombres qui s’affichent lorsqu’on presse les touches, je conclus que la clé d’entrée ne doit pas dépasser quatre chiffres. Comme le code pin d’un portable. Je tape des suites au hasard : 0000#, 6666#, 9999#, etc. Puis je me dis que quatre chiffres, c’est parfait pour une date. Je me souviens de ce qu’il m’a affirmé un jour : « Notre rencontre a été le plus beau jour de ma vie. » ça m’avait donné envie de gerber. Ce qu’il appelle notre rencontre est le jour où il m’a enlevée, le 28 mai 2005. Sans y croire tout à fait, je tape 0528#, puis je me souviens qu’en Europe continentale les dates s’écrivent en mettant les jours avant les mois. 2805#.

Mauvaise pioche.

Pas surprenant. Le plus beau jour d’un psychopathe de ce calibre ne peut être qu’un jour qui se réfère entièrement à lui. Un jour qui lui soit consacré. Et si, comme un petit garçon, il avait tout simplement choisi son anniversaire ? Un souvenir. Un soir, quelques semaines après mon enlèvement, il a débarqué dans ma chambre avec un gâteau : une forêt-noire, sèche et cramée, nappée d’une crème écœurante. Il m’a forcée à la manger jusqu’à me faire vomir. Puis il a ouvert sa braguette et m’a réclamé son « cadeau d’anniversaire ». Pendant que j’étais à genoux, j’ai aperçu la date sur le cadran de sa montre. Le 13 juillet. Puis j’ai vomi à nouveau.

Je tape les quatre chiffres : 1307, puis je valide #. Et la porte s’ouvre. Cette fois, mon cœur menace de lâcher. Je n’ose y croire. Je m’avance dans une pièce sombre, sans prendre le risque d’allumer une lumière. Tous les volets sont fermés. Toutes les fenêtres sont closes. Il n’y a aucun bruit à part celui de la pluie qui s’abat sur le toit et les vitres. Je n’essaie même pas de hurler. Je n’ai aucune idée d’où je me trouve. Une habitation isolée bien sûr (à de très rares reprises, il m’a permis de faire quelques pas dans une sorte de pâturage clôturé derrière la bâtisse), mais dans quel endroit de France ? Et à proximité de quelle ville ?

Je n’ai même pas le temps d’explorer la maison que déjà j’entends un bruit de moteur. Étrangement, je suis très calme à présent, même si j’ai bien conscience que cette chance ne se représentera jamais. Les médicaments engourdissent mon corps et mon esprit, mais je ne vais pas m’écrouler. Du moins, pas encore. L’adrénaline et la peur contrebalancent les effets de l’anxiolytique. J’ai repéré un objet. Le premier que j’aie aperçu en découvrant la pièce : une lampe en bronze qui pèse son poids. J’enlève l’abat-jour et j’arrache le fil électrique. Je me poste derrière la porte alors que je l’entends arriver. Mes sens sont décuplés, je le devine en train de courir, mais j’entends aussi le bruit du moteur qui continue à tourner. Pourquoi ? Parce qu’il a paniqué. Il a dû réaliser qu’il avait oublié de verrouiller la porte. Et je sais que c’est un peureux. Un inquiet. Un sans-couilles.

La porte s’ouvre. Je suis posée. Je n’ai plus peur. J’attends ce moment depuis si longtemps. Je sais parfaitement que je n’ai droit qu’à un coup. Quitte ou double. J’ai les mains moites, mais je tiens fermement le pied de lampe au-dessus de mes épaules. De toutes mes forces, je le lui abats sur le crâne au moment précis où il relève la tête. Devant mes yeux, le mouvement se décompose comme au ralenti. Je vois d’abord sa surprise qui crispe son visage, puis le pied tranchant de la lampe qui vient lui fendre l’arête du nez, déformant ses traits dans un cri de douleur. Il chancelle, glisse et perd l’équilibre. Je lâche mon arme qui soudain pèse à nouveau une tonne et j’enjambe son corps.

2.

Je suis dehors.

La nuit, la pluie, l’ivresse. La peur.

Je cours devant moi sans me poser de questions. Je suis pieds nus — depuis tout ce temps, jamais il n’a daigné me donner la moindre paire de chaussures —, seulement vêtue d’un bas de survêtement étriqué et d’un vieux tee-shirt à manches longues.

La terre. La boue. La silhouette du pick-up au milieu du chemin, phares allumés. Je fais l’erreur de me retourner. Kieffer est sur mes talons. Mon sang se glace. J’ouvre la portière, la referme, mets une éternité à trouver le système de verrouillage centralisé. Un rideau de pluie dégouline sur le pare-brise. Un coup. Kieffer tambourine contre la vitre, le visage déformé par la haine, les yeux fous. J’essaie de faire abstraction de cette pression. Je regarde le tableau de bord, la boîte de vitesses. Je n’ai jamais conduit de ma vie, mais d’après ce que je crois comprendre, c’est une bagnole automatique. À New York, j’ai déjà vu des femmes chaussées de Jimmy Choo avec des talons de douze centimètres et des ongles parfaitement manucurés au volant d’énormes Porsche Cayenne. Je ne suis pas plus bête que…

Le choc me fait hurler. La vitre vient de voler en éclats. Mon cœur lâche. Kieffer est allé chercher une barre de fer. Il la lève pour assener un nouveau coup. Je m’avance sur le siège et appuie sur la pédale. Le pick-up se met en mouvement. Un coup d’essuieglace. Je suis sur un chemin forestier. Autour de moi, les ténèbres. Des buissons inquiétants, un ciel sale, la silhouette noire d’arbres menaçants. Je suis prudente. Surtout ne pas me planter maintenant. Au bout de cent mètres, la route boueuse devient légèrement plus large. À droite ou à gauche ? Je prends la direction qui descend et j’accélère encore. Quelques virages bien négociés et je reprends confiance. J’allume le plafonnier et je découvre un sac sur le siège passager. Mon sac en toile jaune ! Celui que je portais le jour de mon enlèvement. Je n’ai pas le temps de m’interroger sur la raison de sa présence ici, car j’entends un bruit de moteur derrière moi. Je tire le rétro dans le bon angle pour apercevoir Kieffer sur sa moto, lancé à mes trousses. J’accélère, j’essaie de mettre de la distance entre lui et moi, mais il se rapproche inexorablement. Le sol est glissant. J’accélère encore. Un autre virage. Cette fois, la voiture quitte la route et heurte un rocher. Je tente une marche arrière, mais le pick-up s’est enlisé.

La terreur gicle dans mes veines. Je prends le sac et je sors de la voiture. Mes pieds s’enfoncent dans la gadoue. La moto est à quelques mètres et va me rattraper. Je ne peux pas rester sur le chemin principal. Alors je coupe par la forêt. Je cours. Je cours. Les branchages me lacèrent le visage, les ronces me déchirent la peau, les pierres écorchent mes pieds, mais cela me fait du bien. Je cours. Pendant quelques secondes, je suis libre, je suis vivante et il n’y a rien de meilleur au monde. Je cours. Je fais corps avec la nature qui m’entoure. Je suis la pluie qui me trempe, je suis la forêt qui me protège et qui m’avale, je suis le sang qui pulse dans mon cœur. Je cours. Je suis l’effort qui m’épuise, le gibier blessé qui refuse l’hallali.

Soudain, le sol se dérobe et je dégringole sur plusieurs mètres, serrant toujours le sac contre ma poitrine. J’atterris sur une route goudronnée, sans aucun éclairage. Je n’ai pas le temps de reprendre mon souffle que déjà j’entends le bruit de la moto qui a retrouvé ma trace. Je fais volte-face pour partir dans la direction opposée. Un virage. Puis soudain deux phares aveuglants, le hurlement d’un klaxon qu’on écrase. Une collision.

Un grand trou noir.

Je ne cours plus.

3.

Crissement de pneus.

Bruit de moteur qui faiblit.

J’ouvre les yeux.

La nuit encore ; émaillée de halos jaunâtres autour des lampadaires. Je suis allongée dans le recoin d’un parking en plein air. J’ai le dos en compote, une migraine qui m’étourdit, une douleur au niveau des hanches. Je saigne à la tête. Mon sac en toile est posé à côté de moi.

Mais qu’est-ce que je fous là ?

Des larmes coulent sur mes joues. Peut-être que je rêve. Peut-être que je suis morte. Je pousse sur les bras pour me relever. Non, la mort ne peut pas ressembler à ça.

Je ramasse « mon » sac et l’ouvre pour en détailler le contenu. Je pense avoir des hallucinations, car, à l’intérieur, il y a des liasses et des liasses de billets. Des milliers d’euros, sans doute plusieurs dizaines de milliers. Tout est tellement confus dans ma tête que je ne me pose même pas la question de savoir pourquoi l’autre malade transportait une telle somme d’argent dans son pick-up. Dans l’une des poches latérales, je trouve également un épais cahier bleu cartonné ainsi qu’une carte de téléphone et, à cet instant précis, ce sésame me paraît avoir plus de valeur que les milliers d’euros. Je fais quelques pas sur le goudron. Je suis au milieu d’une construction en forme de U. Le premier bâtiment est assez ancien, en brique brune, avec un toit d’ardoises. L’autre est moderne, un parfait parallélépipède de béton et de verre.

Un bruit de moteur, un gyrophare bleu qui clignote, une ambulance qui déboule dans le parking. J’ai la peur au ventre. À tout instant, je m’attends à voir surgir Kieffer. Il faut que je quitte cet endroit. Mais pour aller où ? En me faufilant entre les voitures, je remarque un panneau lumineux : « Centre hospitalier de Saverne ». A priori, je me trouve devant un hôpital. Mais qui m’a amenée ici ? Pourquoi dans cette arrière-cour ? Combien de temps s’est écoulé depuis que j’ai perdu connaissance ?

Un moment, j’hésite à entrer dans le hall, mais j’y renonce. Il faut que j’appelle ma mère. Je n’ai confiance qu’en elle. Elle saura me guider et me dire quoi faire.

Je quitte l’enceinte et poursuis mon chemin sur une route à deux voies bordée de pavillons. Un panneau indique que le centre-ville est proche. Je marche. La pluie a cessé et à présent l’air est presque doux. Je ne sais toujours pas quelle heure il est ni quel jour nous sommes. En passant devant une habitation, je remarque le petit porche qui surmonte une porte d’entrée devant laquelle tous les membres d’une famille ont laissé sécher leurs impers et leurs chaussures pleines de boue. J’escalade la clôture et m’empare d’un coupe-vent et de la paire de baskets qui doit appartenir à la mère de famille. Presque ma taille, je pense en les enfilant et en coinçant sous le paillasson deux billets de cinquante euros que j’ai piochés dans le sac.

Je marche. J’ai le tournis. Je n’arrive toujours pas à croire que je suis libre. Je pense que je vais me réveiller d’un instant à l’autre. Je marche. Comme une somnambule. Cette fois, les médicaments me cassent les jambes et embrument mon esprit. Je marche. Et bientôt, j’arrive à Saverne, place de la Gare. Son horloge marque 1 h 55 du matin. Plus loin, un panneau prévient : « Strasbourg 54 km ». Donc, je suis dans l’est de la France. ça n’évoque absolument rien pour moi. On m’aurait dit que je me trouvais à Lausanne ou à Brest que je n’aurais pas cillé davantage. Tout me paraît tellement irréel.

La place est déserte à l’exception de deux SDF qui dorment devant des vitrines de magasin. À l’entrée de la gare, il y a une cabine téléphonique. J’entre à l’intérieur, mais je ne ferme pas la porte. Une odeur d’urine, poisseuse et asphyxiante, contamine le « sarcophage ». Mes mains tremblent au moment d’introduire la carte de téléphone dans la fente. Je vérifie qu’il reste des unités et essaie de déchiffrer l’affiche plastifiée qui présente les instructions pour téléphoner à l’étranger. Je lis, mais je ne comprends rien, car le mode d’emploi est recouvert de graffitis tous plus cons les uns que les autres : « C’est ça la France ! », « Nelly aime sucer des vieilles bites », « Le gewurztraminer vaincra », « Anne-Marie a le choix dans la date / Anne-Marie a le doigt dans la chatte », « Je suis un poète ».

Au bout de cinq minutes et après plusieurs manipulations, je finis par obtenir une tonalité. Six sonneries s’égrènent avec une lenteur désespérante quand enfin ma mère décroche. C’est là ma véritable libération :

Maman, c’est moi, c’est Claire ! Je me suis échappée, maman ! Je me suis échappée.

Mais, à l’autre bout du fil, ce n’est pas ma mère. C’est une dame qui m’explique tranquillement que ma mère est morte il y a déjà deux ans.

D’abord, j’ai l’impression que l’information ne m’atteint pas, que mon cerveau la refuse. Mes oreilles bourdonnent et me font très mal, comme si on m’enfonçait des clous dans les tympans. Puis l’odeur d’urine me monte à la tête. Je m’agenouille pour vomir. Mais je n’en ai même pas la force. Et, à nouveau, je sombre dans un grand trou noir.

4.

Il était 6 heures du matin lorsque j’ai repris connaissance. Comme un zombie, je suis entrée dans la gare et j’ai trouvé une place dans un train pour Paris.

Je me suis effondrée sur mon siège, le visage collé à la vitre, et à nouveau je me suis assoupie jusqu’à ce qu’un contrôleur me tire de mon sommeil. Comme je n’avais pas mon « titre de transport », j’ai payé l’amende et le prix du billet en liquide. Le type a encaissé mon argent sans tiquer. Je crois que lui-même n’était pas bien réveillé. Puis je me suis rendormie aussitôt. Un mauvais sommeil peuplé de songes incertains. Je me souviens seulement qu’un peu après Reims le train s’est arrêté au milieu de nulle part et qu’il est resté immobilisé pendant plus d’une heure et demie. Dans le wagon, les gens râlaient. Leurs invectives me faisaient penser aux graffitis vulgaires de la cabine téléphonique : « Pays de merde », « Pas un mec pour nous expliquer ce qui se passe », « Encore une de leurs putains de grèves », « Vivement qu’on les privatise »…

Puis le train a fini par repartir et, à cause du retard, n’est arrivé qu’à 10 h 30 à Paris.

Et maintenant ?…

Pendant toute la seconde moitié du trajet, je n’ai cessé de penser à Candice Chamberlain.

Candice était une jeune fille très gentille et très jolie qui habitait à cent mètres de chez moi à Harlem. Elle était plus âgée que moi, mais on se parlait souvent quand on rentrait du collège. C’était une bonne élève, une fille bien qui voulait s’en sortir. Elle m’avait prêté des livres, donné des conseils judicieux et mise en garde contre pas mal d’illusions.

Un jour, pourtant, un peu après son seizième anniversaire, elle a suivi une bande de garçons qui habitaient dans les Baumer Appartments, un complexe d’HLM situé au-delà de la 150e Rue. Je ne sais pas pourquoi elle, d’ordinaire si réservée et si prudente, s’est laissé embarquer dans cette galère, ni comment les choses se sont déroulées précisément. Tout ce que je sais, c’est que les types l’ont gardée enfermée dans un local à poubelles désaffecté au sous-sol de l’un des bâtiments. Tout ce que je sais, c’est qu’ils l’ont violée à tour de rôle pendant des jours, et qu’il a fallu deux semaines aux flics pour la retrouver et la libérer.

Après quelques jours d’hospitalisation, Candice est revenue habiter chez ses parents, sur la 134e Rue, près de l’église épiscopale. À partir de ce moment-là, les médias se sont déchaînés. Nuit et jour, des reporters, des photographes et des paparazzis ont fait le siège de la maison des Chamberlain. Chaque matin, en allant à l’école, je voyais les journalistes et les caméramans qui tournaient des images pour illustrer leurs interventions en direct pour les chaînes locales et nationales.

Plusieurs fois, le père de Candice a demandé aux médias de respecter la douleur de sa fille et de foutre le camp, mais personne ne l’a écouté. Candice était noire, l’un des violeurs était blanc. Les communautés et les hommes politiques essayaient d’instrumentaliser un drame qui, à mon avis, relevait plus de la barbarie que d’un quelconque problème racial.

J’avais onze ou douze ans à l’époque et cet épisode m’avait traumatisée. Que foutaient tous ces adultes devant cette maison ? Ces gens-là avaient fait des études. Qu’attendaient-ils, groupés en meute, pressés devant cette clôture ? Qu’attendaient-ils, en fouillant dans les poubelles du passé, espérant tomber sur le témoignage d’un voisin, d’une voisine, d’un ami d’enfance qu’ils charcuteraient, sortiraient de son contexte, tritureraient à l’infini, se délectant de cette huile nauséabonde qu’ils rajoutaient eux-mêmes sur le feu ? « C’est le principe de la liberté d’informer », m’a répondu l’une des reporters à qui j’ai posé la question un soir en rentrant du collège. Mais informer de quoi ? Une jeune fille avait vécu l’innommable et sa famille souffrait avec elle. Fallait-il en rajouter dans l’agression et le voyeurisme ? Fallait-il vraiment produire ces images n’ayant d’autre fin que d’alimenter des conversations de bistrot et de faire frémir une audience pour vendre des encarts publicitaires débiles ?

Et ce qui devait arriver arriva. Un matin, Mme Chamberlain découvrit le corps de sa fille allongé dans la baignoire remplie d’une eau couleur de sang. Candice s’était tranché les poignets pendant la nuit. Autant que je sache, mon amie n’a pas laissé de lettre pour expliquer son geste, mais j’ai toujours pensé qu’elle avait basculé en prenant conscience qu’elle n’aurait plus jamais une vie normale. Dans le regard des autres, elle serait toujours la fille qui s’est fait violer dans les poubelles des Baumer Appartments.

Fou de douleur, son père, Darius Chamberlain, s’était emparé de son fusil et était sorti sur la terrasse. Très calme, il avait chargé son arme et pris tout son temps avant de tirer plusieurs fois dans le tas, blessant grièvement la journaliste qui m’avait fait la leçon sur « le principe de la liberté d’informer » et tuant un caméraman qui avait lui-même deux enfants.

Depuis ce jour-là, je n’ai plus aucune illusion. Chez l’autre taré de Kieffer, il y avait des livres. C’est la seule distraction qu’il m’a autorisée : une petite bibliothèque qu’il avait installée dans ma cellule sur des étagères. De vieux livres de philosophie et de psychologie ayant appartenu à sa mère. Pendant deux ans, à part un peu d’écriture sur des cahiers que Kieffer confisquait dès qu’ils étaient pleins, je n’ai pas eu d’autre passe-temps que la lecture. J’ai lu et relu certains livres au point d’en connaître certains passages par cœur. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour », écrit Freud dans Malaise dans la civilisation. Oui, l’homme est son pire prédateur. L’homme est en guerre contre lui-même. Au plus profond de lui, l’homme est habité par la violence, l’agressivité, la pulsion de mort, la volonté de dominer son semblable et de l’asservir en l’humiliant.

5.

Gare de l’Est. Les escalators sont en panne. En grimpant les marches des escaliers, j’ai du mal à résister à la foule qui me piétine et m’emporte comme une vague. Alors que je me sens défaillir, je trouve refuge dans le café impersonnel d’une chaîne de restauration. Comme l’endroit est bondé, je suis obligée de m’asseoir au comptoir. J’ai des gargouillis dans le ventre. J’avale un chocolat et deux croissants. Des larmes coulent sur mes joues, mais j’essaie de les retenir pour ne pas me faire remarquer par le serveur. Déjà que je suis habillée n’importe comment.

Et maintenant ?

Je ne veux pas finir comme Candice, mais je sais que moi non plus je ne pourrai plus jamais avoir une vie normale. Dans le regard des autres, je serai toujours la fille qui a été détenue et violée pendant plus de deux ans par un psychopathe. ça sera mon étiquette. Indélébile. Je serai cette bête de foire obligée de répondre aux questions. Qu’est-ce que le monstre vous faisait ? Combien de fois ? Comment ? La police voudra savoir. La justice voudra savoir. Les journalistes voudront savoir. Je répondrai, mais chaque réponse entraînera une autre question. Ils en demanderont toujours plus. Encore. Que je déballe tout. Encore et encore.

Peut-être qu’un jour je tomberai amoureuse. Je rencontrerai un homme qui m’aimera, qui me fera rire et qui respectera aussi bien mon indépendance que mon besoin d’être protégée. ça me plaît de penser ça. D’imaginer notre rencontre, comme dans un film. ça arrivera quand je m’y attendrai le moins. Enfin, c’est comme ça que je le projette dans ma tête. Et viendra un moment où il apprendra qui je suis. La fille enlevée par Kieffer. Une étiquette qui masque toutes les autres. Et peut-être qu’après ça il m’aimera encore, mais plus comme avant. Avec plus de compassion et plus de pitié. Mais je n’en veux pas de cette pitié. Je ne veux pas être cette fille dans le regard des autres.

Je tremble. J’ai froid. Déjà, je ne ressens plus mon évasion comme une victoire et une libération. Je suis forte. Je peux me relever de tout. J’ai enduré deux ans d’enfer. Je ne veux pas redevenir une bête apeurée. Après avoir été la proie d’un psychopathe, il n’est pas question que je troque un enfer contre un autre.

Mes yeux se ferment. Je suis épuisée. Le contrecoup physique et psychologique des dernières heures que je viens de vivre. Assise sur mon tabouret, je lutte pour ne pas m’écrouler. Je revois l’image de ma mère et des larmes se remettent à couler. Je ne connais pas les circonstances de sa mort, mais je sais déjà que, dans un sens, c’est moi qui l’ai tuée.

Le temps s’est dilaté. Je n’ai plus de repères. Dans ma tête, certaines choses sont limpides, d’autres totalement confuses.

Soudain, sur l’écran de télévision accroché dans un coin du café, j’aperçois des images qui me semblent surréalistes. Une véritable hallucination. Je me frotte les paupières et je tends l’oreille pour écouter le présentateur de la chaîne d’infos :

« Découverte macabre en Alsace où un important incendie s’est déclaré tôt ce matin dans une habitation de la forêt de la Petite Pierre à proximité de la ville de Saverne.

« Alertés par un gendarme, les pompiers se sont déployés efficacement pour venir à bout des flammes qui commençaient à s’étendre aux zones boisées environnantes. L’enquête devra déterminer les causes de l’incendie, car, après cette intervention, les soldats du feu ont découvert au moins quatre corps dans cette maison qui appartenait à Heinz Kieffer, un architecte allemand qui… »

Mon cœur se déchire. Une boule se forme dans ma gorge et bloque ma respiration.

Fuir.

Je pose un billet sur le comptoir et me lève sans attendre ma monnaie. J’attrape mon sac et je quitte le café.

Claire Carlyle n’existe plus.

Désormais, je suis quelqu’un d’autre.

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