Troisième jour, l’après-midi Les dragons dans la nuit

18 La route de l’Ouest

On n’aime jamais qu’un fantôme.

Paul VALÉRY

1.

Le soleil. La poussière. L’asphalte.

La chaleur de la fin d’été. John Coltrane dans l’auto-radio.

Fenêtre ouverte, bras replié sur la portière, cheveux en bataille, Marc Caradec taillait la route.

Le paysage défilait derrière sa paire de lunettes teintées. Des fermes d’élevage, des pâturages, des tracteurs et des silos à grain. Le paysage d’une Amérique rurale, figée dans le temps. Des champs à perte de vue. Aplats monotones aux couleurs de blé, de maïs, de soja, de tabac.

C’était la première fois que Marc mettait les pieds dans le Midwest. Immédiatement, il avait pensé aux cours de géographie qu’il faisait réviser à sa fille lorsqu’elle était au collège. Ces cartes coloriées aux crayons de couleur qui délimitaient les grands espaces agricoles américains : Corn Belt, Fruit Belt, Wheat Belt, Dairy Belt… Des devoirs chiants, complètement abstraits lorsqu’on a quatorze ans et qu’on n’a jamais beaucoup voyagé, mais qui prenaient pour lui aujourd’hui une réalité saisissante.

Caradec déplia le bras pour éviter une crampe et regarda sa montre. Un peu plus de 17 heures. Quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait abandonné Raphaël au bar à huîtres. Sur une intuition, il avait foncé à JFK et acheté un billet d’avion pour l’Ohio. Moins de deux heures de vol plus tard, il atterrissait à Columbus. À l’aéroport, il avait loué une Dodge. Pour les premiers kilomètres, il avait essayé de faire fonctionner son GPS, puis y avait renoncé. Il avait mis le cap sur le nord-ouest, se contentant de suivre les panneaux indicateurs en direction de Fort Wayne.

Il n’avait pas dormi la nuit dernière et très peu les deux précédentes. Avec le décalage horaire et les anxiolytiques, il aurait dû tomber comme une masse, mais c’était le contraire qui arrivait : il débordait d’énergie. L’adrénaline qui courait dans son organisme le maintenait dans un état d’exaltation où tous ses sens étaient en alerte. Pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur, c’était une acuité dans le raisonnement. Ses pensées fusaient, couraient, s’accéléraient, se bousculaient dans sa tête dans un chaos fécond qui jusqu’à présent lui avait fait prendre les bonnes décisions. La face plus sombre, c’était une forme d’hypersensibilité. Les souvenirs étaient en embuscade : Élise, la petite, l’irréversibilité atroce de certains événements.

Parfois, une larme tiède le prenait par surprise et coulait sur sa joue. Les fantômes rôdaient et seuls les médicaments les tenaient à distance. Il songea à cette phrase d’Aragon : « Être homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Lui, ça faisait presque douze ans qu’il tombait. Ces derniers jours, la douleur s’était réveillée. Elle finirait par gagner, il le savait. Viendrait un jour où elle lâcherait ses chiens qui dévoreraient tout. Ce jour était proche, mais ce n’était pas encore aujourd’hui.

Marc prit une longue respiration. À cet instant, sur cette route solitaire, il se sentait doué de clairvoyance. Il avait même l’impression de marcher sur l’eau. Depuis qu’il avait descendu ce flic, cet abruti de Stéphane Lacoste, il était porté par quelque chose qui le dépassait. Lorsque la balle l’avait frôlé, sa peur s’était évanouie d’un coup. Il se remémora la suite de la scène, déroulant les images au ralenti. Il avait saisi son arme, s’était redressé et avait fait feu. Il avait ôté la vie avec une sorte de limpidité et de grâce. Comme si ce n’était pas vraiment lui qui tirait.

L’évidence lui avait crevé les yeux.

Il allait retrouver Claire parce que c’était sa mission.

Il allait retrouver Claire parce que c’était dans l’ordre des choses.

Dans une enquête de police, l’ordre des choses, c’est ce moment particulier où ce n’est plus vous qui cherchez la vérité, mais la vérité qui vous cherche.

Plus de dix ans après son commencement, l’affaire Carlyle révélait ses ramifications tentaculaires et inattendues. Une gigantesque cascade de dominos qui enjambait les rives de l’Atlantique. Dans sa tête, Marc entendait le bruit des pièces rectangulaires qui tombaient les unes après les autres : Clotilde Blondel, Franck Muselier, Maxime Boisseau, Heinz Kieffer, Joyce Carlyle, Florence Gallo, Alan Bridges…

La disparition ou la mort d’un enfant n’affecte jamais qu’une seule famille. Elle embrase tout sur son passage, elle consume tout, elle casse les êtres, elle brouille les responsabilités, renvoyant chacun à ses défaillances et à ses cauchemars.

Marc arriva à un embranchement, mais n’appuya même pas sur la pédale de frein. Il prit à droite sans regarder ni carte ni panneau. Il n’était pas certain de savoir où ça allait le mener, mais il était certain d’une chose : le train était lancé. Dans un alignement de planètes, la vérité reprenait brutalement ses droits. Elle refaisait surface, elle giclait, éclaboussait avec toute la force que certains avaient mise pour la cacher. Le processus était inéluctable et dévastateur.

Et lui, Marc Caradec, était un simple instrument de la vérité.

2.

Après mon rendez-vous avec May Soo-yun, j’étais repassé à l’hôtel pour voir mon fils. J’avais lutté pied à pied avec lui pour l’obliger à faire une sieste. Et j’avais perdu. Comme souvent, le combat s’était fini devant l’écran d’ordinateur à regarder un vieux Louis de Funès. Sur le coup de 15 heures, il avait fini par s’endormir devant Le Grand Restaurant et, malgré moi, je m’étais laissé glisser avec lui dans les bras de Morphée.

C’est le carillon léger d’un SMS qui me réveilla. J’ouvris les yeux en sueur. Théo gazouillait à l’autre bout du lit, couché sur le dos, les pieds en l’air, en train de jouer avec Fifi, son chien en peluche. Je regardai ma montre : il était 18 heures passées.

— Bordel de merde ! criai-je en bondissant du lit.

— Bodel de mede, répéta mon fils en rigolant.

J’inspirai à fond pour ne pas éclater de rire.

— Non, Théo ! C’est un très gros mot, tu ne dois pas dire ça !

Pendant que mon fils, hilare, hésitait manifestement à répéter sa trouvaille, je regardai mon téléphone. Je venais de recevoir un message de May Soo-yun : Vous avez un rendez-vous dans 20 minutes. Perlman’s Knish Bakery.

Sans passer par la réception, j’appelai Marieke depuis le téléphone fixe de la chambre. La jeune baby-sitter était en train de prendre un verre avec ses copines chez Raoul’s, un bistrot de Soho. Tout en commandant un VTC sur mon portable, je négociai avec elle pour qu’elle consente à garder Théo le reste de la soirée. Elle pouvait être là dans un quart d’heure, mais, en bonne capitaliste, elle profita de sa position pour m’imposer des tarifs déraisonnables que je fus bien forcé d’accepter.

J’arrivai donc à mon rendez-vous avec une petite demiheure de retard. La Perlman’s Knish Bakery était une échoppe d’Essex Street située à deux pas du 7e precint, le commissariat du Lower East Side.

La boutique était vide, à l’exception d’un couple de Japonais qui jouaient à se prendre en photo devant le comptoir. Derrière un grand présentoir de verre, un vieil homme vendait des spécialités culinaires juives. Dans le fond du magasin, on avait installé quelques tables en Formica encadrées de banquettes en Skaï rouge.

M’étonnant de l’absence de May, je m’assis à la place la plus proche de l’entrée et commandai une bouteille d’eau. Sur la table, le client précédent avait laissé le New York Times du jour. J’étais nerveux et furieux de m’être endormi. Machinalement, je feuilletai le quotidien en gardant un œil sur l’entrée. Il faisait lourd. Un vieux ventilateur brassait de l’air tiédasse saturé d’odeurs d’ail, de persil et d’oignons frits. Mon téléphone vibra. Cette fois, c’était un SMS d’Alan :

Venez me voir tout de suite, AB.

Que se passe-t-il ? lui demandai-je dans la foulée.

J’ai du nouveau sur Joyce Carlyle.

Dites-moi, Alan.

Pas au téléphone.

J’arrive dès que je peux, promis-je.

Alors que je pianotais sur mon écran, un homme poussa la porte de la Bakery. Mon âge, silhouette compacte, cheveux corbeau, barbe de trois jours. L’air épuisé, il avait dénoué sa cravate et retroussé les manches de sa chemise. Dès qu’il m’aperçut, il traversa le restaurant d’un pas décidé et s’assit en face de moi.

Détective Baresi, se présenta-t-il. Je suis l’ancien coéquipier de May. C’est moi qui ai travaillé avec elle sur la mort de Joyce Carlyle.

— Raphaël Barthélémy.

Le flic s’épongea le front avec une serviette en papier.

— May m’a demandé de vous rencontrer. Je vous préviens, je n’ai pas beaucoup de temps. Avec la convention républicaine, on bosse comme des tarés depuis trois jours.

Baresi devait être un habitué des lieux, car le propriétaire lui apporta immédiatement de quoi se restaurer.

— Les knishes sortent juste du four, Ignazio, assura le patron en posant devant le flic un plateau contenant des beignets de pommes de terre, du coleslaw et des cornichons.

Une question me brûlait les lèvres :

— Vous avez pu retrouver le dossier de l’affaire ?

Baresi se servit un verre d’eau en secouant la tête.

— Ce dossier remonte à dix ans. S’il existe encore, il se trouve dans les archives du 52e precint. Concrètement, ça veut dire qu’il est stocké dans des entrepôts à Brooklyn ou au Queens. Je ne sais pas ce que May vous a promis, mais on ne peut pas sortir un vieux dossier en claquant des doigts. Il faut des autorisations. C’est compliqué et, surtout, ça prend des semaines.

Je ravalai ma déception.

— Elle m’a dit qu’il y avait une trace génétique sur la scène de crime.

Baresi fit la grimace.

— Elle est allée un peu vite en besogne. La scène de crime était parfaitement clean, justement. La seule chose qu’on a retrouvée, c’était un moustique.

— Un moustique ?

Je pensais qu’il faisait allusion à un terme d’argot policier, mais il s’agissait bien d’un insecte.

— Ouais… Un moustique écrasé, gorgé de sang, sur le carrelage de la salle de bains de la victime. Comme toujours, May a voulu faire la maligne. Elle s’est dit que le meurtrier avait peut-être été piqué par le diptère et que, si c’était le cas, son ADN se trouvait encore dans le corps du moustique. Dès lors, elle s’est mis en tête de le faire analyser.

— Vous étiez contre ?

Baresi avala l’une de ses boulettes de pommes de terre.

— Bien entendu, car, même en ayant beaucoup de chance, est-ce que ça prouverait le crime ? Absolument pas. Et ça ne tiendrait pas une seconde devant un tribunal. Donc, ça ne servait à rien. À l’époque, May, c’était « Madame-tout-pour-ma-gueule » : une ambition démesurée, malsaine. Elle espérait qu’on parle d’elle en tentant quelque chose qui n’avait jamais été fait à New York.

Baresi prit le temps de mastiquer plusieurs knishes avant de continuer :

— Les techniciens se sont occupés malgré tout du moustique. Ils ont réussi à récolter un échantillon de sang qu’on a transmis au labo. Là, les gars sont parvenus à extraire de l’ADN et à établir un profil génétique.

— Et ensuite ?

Le flic haussa les épaules.

— Ensuite, c’est la procédure classique. Celle que vous voyez dans les séries télé : le labo a enregistré le nouveau profil dans les bases de données et l’a comparé avec les profils qui y figuraient déjà.

— Qu’est-ce que ça a donné ?

— Rien. Nada, assura Baresi en me tendant une feuille de papier. Voici la copie du rapport du labo. J’ai retrouvé leur mail sur le serveur. Comme vous pouvez le voir : aucune concordance avec un profil déjà enregistré.

Il croqua dans un cornichon et remarqua, la bouche pleine :

— De toute façon, le labo a mis tellement de temps à nous faire parvenir ses résultats que, dans l’intervalle, on avait déjà classé le dossier.

Je regardai le rapport. Le profil génétique se présentait sous la forme d’une sorte de code-barres ou d’un histogramme offrant une présentation synthétique de treize segments d’ADN, les treize loci nécessaires pour identifier un individu avec fiabilité. C’était frustrant : l’assassin était sans doute là, devant mes yeux, mais je n’avais aucun moyen de connaître son identité.

— Combien y avait-il de personnes fichées à l’époque ?

Baresi haussa les épaules.

— Dans le CODIS ? Au milieu des années 2000 ? Je ne sais pas exactement. Peut-être deux millions.

— Combien y en a-t-il aujourd’hui ?

— Plus de dix millions. Mais je vous vois venir : il n’est pas question d’effectuer une nouvelle recherche.

— Pourquoi ?

Exaspéré, le policier pointa vers moi un doigt accusateur :

— Je vais vous dire le fond de ma pensée. Dans la police, on est constamment en sous-effectif. Notre boulot, c’est de traiter les crimes et les délits au moment où ils sont commis. Pas dix ans après. Une affaire qui traîne est une affaire malsaine. Pour moi, les cold cases sont une sorte de coquetterie pour intellectuels et je n’ai aucun respect pour les collègues qui s’y complaisent.

Je tombais des nues.

— Je connais beaucoup de flics et je suis à peu près certain que personne ne pense comme vous.

Baresi soupira et éleva le ton en se montrant grossier :

— Votre affaire, elle pue la merde, OK ? Alors, laissez tomber ! Vous n’avez pas autre chose à foutre que de pleurer sur la mort d’une junkie ?

J’allais m’énerver à mon tour lorsque je compris : le flic ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. S’il essayait de me dissuader d’enquêter, c’était parce qu’il connaissait l’identité de l’assassin.

3.

Le soleil commençait à décliner sur les plantations du Midwest. Sa lumière dorée inondait les cannes de maïs, se faufilait entre les plants de soja, prenant à revers et à contre-jour les silhouettes massives de hangars à grain et de fermes laitières.

Au volant de son monospace, Marc Caradec filait toujours vers l’ouest.

Beaucoup percevaient les paysages de l’Ohio comme exaspérants de monotonie. Lui, au contraire, se coulait avec un certain contentement dans ces couleurs flamboyantes, goûtant les mille variations de lumière, et la foule de détails qui se succédaient au fil de la route : le profil surréaliste d’une moissonneuse-batteuse rouillée, un troupeau de vaches ruminant avec placidité, une enfilade d’éoliennes tournoyant dans un ciel safrané.

Les panneaux s’enchaînaient, aux noms tout droit sortis de westerns : Wapakoneta, Rockford, Huntington, Coldwater… L’endroit qu’il cherchait se situait peu avant Fort Wayne, à la limite de l’Ohio et de l’Indiana. Encore quelques kilomètres et il saurait s’il avait eu une intuition géniale ou s’il n’avait fait que perdre un temps précieux.

Un General Store se profila à l’horizon. Marc jeta un coup d’œil à la jauge. Il n’était pas encore à sec, mais il décida de se débarrasser maintenant de la corvée d’essence.

Clignotant. Vitesses qui rétrogradent. Nuage de poussière. Il se gara devant l’unique pompe, non loin d’un pick-up antique échappé des pages d’un roman de Jim Harrison.

— Le plein, monsieur ?

Un gamin avait surgi derrière lui. Vêtu d’une salopette trop grande et d’une casquette des Reds de Cincinnati, il avait une bouille souriante. Treize ans à tout casser, mais ici ce n’était apparemment pas un problème de faire travailler les gosses.

Yes, please, répondit-il en lui tendant les clés du SUV.

Marc poussa la porte du diner accolé au « magasin général » et fit quelques pas sur le parquet défoncé recouvert de sciure. Les particules de poussière qui dansaient dans les rayons du soleil se dissipaient sur son passage. Le flic balaya la pièce du regard. En ce début de soirée, le restaurant en préfabriqué était plongé dans une sorte de demi-sommeil. Derrière le comptoir, quelques habitués vidaient des pintes de bière en s’injectant du cholestérol directement dans les veines sous forme de hamburgers au bacon, de BBQ ribs et de fish and chips baignant dans leur graisse. Dans un coin du plafond, un téléviseur fatigué retransmettait en direct le déroulement de la convention républicaine, mais le son était coupé et personne n’y prêtait attention. D’un poste de radio posé sur une étagère s’élevait un vieux tube de Van Morrison.

Marc grimpa sur un tabouret et commanda une Bud qu’il dégusta tout en relisant ses notes. Sur le papier, l’hypothèse qu’il avait choisi de privilégier ne valait pas tripette, mais il s’y accrochait de toutes ses forces. S’il se souvenait bien de ses cours de latin, le concept d’intuition dérivait d’un terme signifiant « image réfléchie par un miroir ».

L’image. Les images. C’est bien à cela qu’il avait prêté attention : le film qu’il avait vu défiler dans son esprit en essayant de se mettre à la place de Florence Gallo. C’était une méthode que lui avait enseignée au début de sa carrière un vieux flic de la BRB adepte de yoga, de sophrologie et d’hypnose. Essayer d’entrer littéralement en empathie avec une victime. Se mettre intuitivement à sa place, ressentir la même chose, pendant un bref moment devenir elle.

Marc était sceptique sur la capacité à établir une sorte de connexion mentale avec la victime, mais il était convaincu que la déduction et la rationalité ne prenaient leur pleine mesure que si elles intégraient des paramètres psychologiques. De ce point de vue, la conversation qu’ils avaient eue avec Alan Bridges — de son vrai nom Alan Kowalkowski — avait été particulièrement éclairante. Elle lui avait donné de la matière pour « entrer dans la tête » de Florence.

Raphaël avait raison. Florence avait bien envoyé à Alan un fichier audio par mail : une conversation qu’elle venait d’enregistrer avec son téléphone entre Joyce Carlyle et son assassin. Elle l’avait fait juste après avoir appelé le numéro d’urgence pour signaler l’agression de la mère de Claire. Elle l’avait fait sous le coup de l’émotion, dans un état de stress maximal. Et surtout, elle l’avait fait sur un ordinateur qui ne lui appartenait pas puisque la femme d’Alan avait vandalisé son bureau et son matériel le jour précédent. Un ordinateur auquel elle n’était pas habituée et une messagerie dans laquelle elle n’avait pas ses contacts.

En fermant les yeux, Marc pouvait presque voir Florence : l’urgence, la peur, la transpiration, ses doigts qui couraient sur le clavier au moment de rentrer l’adresse d’Alan. Entre deux pages de son carnet, Marc avait retrouvé la carte de visite que le rédacteur en chef du #WinterSun leur avait remise et sur laquelle il avait calligraphié son adresse personnelle : alan.kowalkowski@ att.net.

Sauf que ce n’était pas exactement cette adresse que Florence avait entrée dans la précipitation. Telle était l’hypothèse de Marc : Florence avait tapé alan.kowalkowsky@att.net.

Un y à la place du i. Kowalkowsky à la place de Kowalkowski. Pourquoi ? Parce que c’était sans doute la première orthographe qui lui était venue à l’esprit. D’abord, l’erreur était fréquente sur ce type de terminaison. Et puis elle vivait à New York depuis longtemps et les Américains avaient tendance à préférer le y pour certains noms d’origine russe. Les Américains écrivaient Tchaïkovsky, Dostoyevsky, Stanislavsky là où les francophones optaient pour Tchaïkovski, Dostoïevski et Stanislavski. Sauf que Kowalkowski était sans doute un nom d’origine polonaise. Pas russe.

4.

— Vous savez qui est l’assassin de Joyce ?

La Perlman’s Knish Bakery était plongée dans la moiteur, le silence et les odeurs d’oignon, de menthe et de ciboulette.

— Non, me répondit le flic, visage impassible.

Je reformulai ma question :

— Détective Baresi, vous n’avez pas attendu que je vous le demande pour consulter le fichier, n’est-ce pas ?

Il soupira.

— C’est pour ça que j’étais en retard, admit-il. May m’a raconté votre histoire et je dois bien avouer qu’elle m’a troublé.

Il détourna les yeux et laissa le silence s’installer. Je ne tenais plus en place sur ma chaise. J’allais enfin savoir.

— Tout le travail avait été fait il y a dix ans par le labo, expliqua-t-il en agitant devant mes yeux le document où était codifié le profil génétique. Je n’avais qu’à me connecter au serveur du CODIS et à entrer les données.

— Et cette fois ça a matché ! devinai-je.

Un nouveau SMS d’Alan s’afficha sur mon écran, mais je l’ignorai. Baresi sortit de la poche de sa chemise une feuille pliée en quatre.

— Voici notre suspect.

Je dépliai la feuille pour découvrir la photo d’un homme au visage large et carré. Une coupe en brosse surmontait sa tête de bouledogue. Il me rappela vaguement Ernest Borgnine dans Les Douze Salopards.

— Il s’appelle Blunt Liebowitz, précisa Baresi. Né le 13 avril 1964 à Astoria dans le Queens. Il s’engage dans l’armée de terre en 1986 et y restera jusqu’en 2002 sans jamais dépasser le grade de lieutenant. Il participe notamment à la première guerre en Irak et aux opérations américaines en Somalie.

— Et depuis son départ de l’armée ?

— Je n’ai pas creusé, mais, lorsqu’il s’est fait arrêter il y a quatre ans, il a mentionné être à la tête d’une petite entreprise de sécurité privée.

— Son nom n’est jamais apparu dans l’enquête sur Joyce Carlyle.

— Non, ni de près ni de loin.

— Pourquoi est-il dans le fichier ?

— Une peccadille. La police de la route l’a arrêté à Los Angeles en 2012 pour conduite en état d’ivresse. Le ton est monté et Liebowitz a menacé l’agent qui le contrôlait. Il a passé une nuit en cellule, mais est ressorti libre du commissariat.

— Pas d’autre condamnation ?

— Aucune à ma connaissance.

Baresi posa un billet sur la table et s’essuya la bouche avant de se lever et de me mettre en garde :

– Écoutez-moi bien. Vous avez sans doute vos raisons pour ressortir cette vieille enquête du placard, mais je ne veux pas les connaître. Je vous ai donné des infos parce que je dois un service à May. À présent, cette affaire ne me concerne plus. Démerdez-vous tout seul et n’essayez pas de me recontacter, compris ?

Sans attendre ma réponse, il fit volte-face et traversa la salle. Je l’interpellai :

– Ça ne vous intéresse donc pas de connaître la vérité ?

Il me répondit sans se retourner :

— Je la connais déjà la vérité. Et si vous n’étiez pas aveugle, vous auriez compris qu’elle est devant vos yeux !

Tandis qu’il passait la porte, je méditai un instant sur ses paroles. Qu’entendait-il exactement par : « La vérité est devant vos yeux » ?

Je baissai la tête, relisant attentivement toutes les informations qu’il m’avait fournies à propos de ce Blunt Liebowitz. J’enrageais d’être pris pour un imbécile par ce type aussi suffisant que désagréable.

Puis, soudain, mon regard se posa sur le journal plié sur ma table. Et je compris.

Comme tous les autres journaux, le New York Times consacrait sa une à la convention républicaine. Sur la photo qui occupait la plus grande partie de la première page, on voyait Tad Copeland, le candidat du parti, en train de fendre la foule avec son épouse. À l’arrière-plan sur le cliché, muni d’une oreillette, on apercevait celui qui devait être le garde du corps de Copeland.

Il s’agissait de Blunt Liebowitz.

19 Biopic

WikipédiA

[Extrait]


TAD COPELAND

Pour les articles homonymes, voir Copeland (homonymie).

Thaddeus David « Tad » Copeland, né le 20 mars 1960 à Lancaster, Pennsylvanie, est un homme politique américain, membre du Parti républicain. Il est maire de Philadelphie de 2000 à 2004 et gouverneur de Pennsylvanie depuis janvier 2005.


Études et carrière professionnelle

Issu d’une famille modeste (son père est garagiste et sa mère assistante sociale), Tad Copeland est diplômé en droit de la Temple Law School de Philadelphie en 1985.

Après ses études, il travaille pour le célèbre cabinet d’avocats Wise & Ivory. C’est là qu’il rencontre sa future épouse, Carolyn Ivory, la fille de Daniel Ivory, l’un des cofondateurs du cabinet. Après son mariage en 1988, Tad Copeland quitte le cabinet de son beau-père et devient professeur de droit constitutionnel, d’abord à la Cornell Law School d’Ithaca, puis à Philadelphie à la prestigieuse université de Pennsylvanie.

Parallèlement à son activité de professeur, il crée Take Back Your (TBY), une organisation à but non lucratif œuvrant à faire avancer la cause des minorités dans le quartier Northeast de Philadelphie.

Copeland mène des actions remarquées dans le domaine de l’éducation, du logement et de la lutte contre la toxicomanie. Il convainc notamment la municipalité d’engager un vaste programme d’information pour lutter contre les grossesses précoces des adolescentes et pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales.


Mairie de philadelphie

En 1995, il est élu au conseil municipal de Philadelphie, représentant du Northeast, devenant l’un des rares républicains au sein de cette structure majoritairement démocrate.

Très populaire dans certains quartiers, il parvient à nouer des alliances qui, à la surprise générale, lui permettent d’être élu maire de Philadelphie en 2000.

Son premier mandat est marqué par un rééquilibrage des finances, une baisse des taxes municipales et une modernisation du fonctionnement des établissements scolaires de la ville.

Copeland noue des partenariats entre la municipalité et le secteur privé pour lancer un vaste plan de réhabilitation du centre-ville. Sur le modèle expérimenté à New York de « tolérance zéro », il réforme la police de sa ville pour y combattre la criminalité de façon spectaculaire.

Il est aussi à l’origine du projet de Rail Park, une coulée verte et écologique de plus de cinq kilomètres aménagée sur les vestiges d’une ancienne ligne de chemin de fer.


Tentative d’assassinat

En 2003, alors qu’il est en campagne pour solliciter un nouveau mandat, Copeland est victime d’une tentative d’assassinat en quittant son QG. Un déséquilibré de cinquante-trois ans, Hamid Kumar, ouvre le feu, tirant plusieurs balles dans sa direction. Deux d’entre elles atteignent le maire. L’une lui perfore le poumon, l’autre, l’abdomen. Conduit à l’hôpital dans un état grave, Copeland mettra plusieurs mois à se remettre de ses blessures, qui l’empêcheront de briguer un second mandat, mais lui apporteront le soutien de l’opinion. Déjà partisan du contrôle des armes à feu, Copeland voit ses convictions renforcées par cet événement.


Gouverneur de pennsylvanie

En novembre 2004, porté par sa popularité, il détrône le gouverneur démocrate sortant pour être élu gouverneur de Pennsylvanie. Il entre en fonction en janvier 2005 et se positionne sur un programme de stabilité fiscale. Certaines dépenses sont coupées pour être redéployées au bénéfice de l’éducation, des maisons de retraite et surtout de la mise en place d’une réforme de l’assurance maladie permettant aux résidents de Pennsylvanie de bénéficier de l’une des rares et des plus performantes couvertures maladie universelles des États-Unis.

Il est facilement réélu en novembre 2008 et 2012.

Ses mandats suivants prolongent et sculptent son image de réformateur et d’homme politique pragmatique. Copeland se pose aussi en défenseur de l’environnement, faisant voter une série de textes pour accentuer la protection du patrimoine naturel de l’État.

En décembre 2014, il est classé comme le sixième gouverneur le plus populaire du pays avec un taux d’approbation dépassant les 65 %.


Ambitions présidentielles

Malgré sa popularité locale, Copeland ne s’impose jamais comme un candidat naturel pour représenter le Parti républicain aux élections présidentielles.

Pro-avortement, favorable au mariage homosexuel et à un contrôle plus strict des armes à feu, la ligne politique qu’il défend apparaît comme trop modérée pour obtenir l’aval de la base de son parti.

Certains analystes politiques font néanmoins remarquer que sa popularité auprès d’un électorat traditionnellement peu acquis aux républicains — les Latinos, les femmes et les jeunes — en ferait un bon candidat de second tour dans la perspective des prochaines élections présidentielles.

Entre 2014 et 2015, dans tous les sondages concernant les candidats potentiels à la primaire de son parti, Copeland ne récolte jamais plus de 3 % des intentions de vote.

Ces résultats ne l’empêchent pas de continuer à nourrir des ambitions puisque, le 1er septembre 2015, il se lance officiellement dans la course présidentielle pour 2016.

[…]


Vie privée

Son épouse, Carolyn Ivory, appartient à une vieille famille démocrate de Pennsylvanie. Après avoir été avocate, elle est première assistante du procureur fédéral du district ouest de Pennsylvanie.

Mariés depuis le 3 mai 1988, ils ont un fils, Peter, étudiant en médecine à l’université Johns-Hopkins, et une fille, Natasha, étudiante au Royal College of Art de Londres.

20 Alan et les muckrackers

Tout homme a trois vies. L’une publique, l’autre privée et la troisième secrète.

Gabriel GARCÍA MÁRQUEZ

1.

Midwest

Avant de quitter le diner et de reprendre la route, Marc Caradec régla son plein d’essence et réclama une autre bière. À la radio, Van Morrison avait laissé la place à Bob Dylan qui chantait Sara, l’une de ses compositions préférées. Il se souvenait d’avoir acheté le 33 tours à l’époque : milieu des années 1970, album Desire, juste avant que le chanteur ne divorce d’avec sa femme, la fameuse Sara de la chanson. Dans ce titre, Dylan convoquait les souvenirs, figeant des moments nostalgiques dans ses paroles poétiques : une dune, le ciel, des enfants qui jouaient sur la plage, une femme aimée qu’il comparait à un « joyau éclatant ». La fin de la chanson était plus crépusculaire : la tentative de réconciliation avait échoué. Sur la plage déserte ne restait plus qu’un bateau dévoré par la rouille.

L’histoire de sa vie.

L’histoire de toutes les vies.

— Vous ne voulez pas goûter au plat du jour ? dit la serveuse en posant devant Marc la bouteille de bière qu’il avait commandée.

C’était une « jeune femme » plus très jeune que les habitués appelaient Ginger. Elle avait des cheveux courts, teints en rouge, et des bras tatoués comme ceux d’un biker.

— Qu’est-ce que vous proposez ? demanda-t-il pour la forme.

— Poitrine de poulet aux herbes et mash potatoes à l’ail.

— Je vais passer mon tour, merci.

— Très sexy votre accent, vous venez d’où ? se renseigna-t-elle.

— Paris.

— J’ai une copine qui s’y trouvait en voyage de noces pendant les attentats, s’exclama-t-elle. ça craint…

Caradec n’entra pas dans cette discussion. Chaque fois qu’on évoquait le sujet devant lui, il avait envie de citer la phrase d’Hemingway : « Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous lui donniez. »

— Qu’est-ce qui vous amène à Fort Wayne, Indiana ? poursuivit Ginger en voyant qu’il n’embrayait pas.

— Une vieille enquête. Je suis flic.

— Et vous enquêtez sur quoi ?

— Je cherche à retrouver un homme. Un dénommé Alan Kowalkowsky. Je pense qu’il doit vivre dans une ferme un peu plus loin.

Ginger hocha la tête.

— Ouais, je connais cet enfoiré d’Alan. On était à l’école ensemble. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Juste lui poser quelques questions.

— Vous aurez du mal.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est mort depuis dix ans, lâcha-t-elle, flegmatique.

Marc accusa le coup. Il voulut relancer Ginger pour en savoir plus, mais la serveuse était happée par d’autres clients.

Merde.

La nouvelle de cette mort compliquait sa théorie, mais ne l’invalidait pas. Marc pensait toujours que le mail envoyé par Florence Gallo avait atterri sur une boîte de messagerie existante. S’il ne connaissait pas grand-chose en informatique, il avait des réserves de bon sens. Dans le bar à huîtres, il avait eu l’idée de consulter l’annuaire téléphonique en ligne et quelque chose l’avait frappé. Hors liste rouge, sur toute l’étendue du territoire américain, il existait des centaines de l’un d’eux s’appelait Alan et habitait ici, à la frontière de l’Ohio et de l’Indiana !

Depuis qu’il avait fait cette découverte, une rengaine tenace s’était incrustée dans son esprit : et si c’était cet homme qui avait reçu le message de Florence ? Une semblable mésaventure lui était arrivée, à lui, deux ans plus tôt. Un matin, il avait trouvé sur sa messagerie des photos impudiques accompagnées d’un texte plutôt salace adressé par une jeune femme prénommée Marie à son presque homonyme, un certain Marc Karadec qui vivait à Toulouse et avait le même fournisseur d’accès que lui.

Une gorgée de bière fraîche pour éclaircir ses idées. Et une nouvelle interrogation : si cet Alan Kowalkowsky était décédé, comment expliquer que sa ligne soit toujours référencée ?

Marc fit un signe pour appeler Ginger, mais elle préférait s’attarder avec un jeunot qui louchait sur son décolleté. Marc soupira et sortit un billet de vingt dollars qu’il agita dans sa direction.

— Si tu crois que tu peux m’acheter, lâcha Ginger en accourant pour empocher l’argent.

Caradec fut saisi d’un début de vertige. Il cligna des yeux et prit une longue respiration. Soudain, tout l’écœurait dans ce lieu : l’odeur de friture, la vulgarité ambiante, la médiocrité de ces gens enkystés à ce comptoir qui semblait être leur seul horizon.

— Parle-moi d’Alan, demanda-t-il. C’était un fermier ?

— Oui, il avait une petite exploitation qu’il gérait avec sa femme, Helen.

— Tu sais de quoi il est mort ?

— Il s’est suicidé. Un truc horrible. Je n’ai pas envie de parler de ça.

Marc plissa les yeux pour déchiffrer la phrase tatouée sur le bas du cou de la serveuse : « We live with the scars we choose ». Pas totalement faux, mais pas si simple. Puis il sortit un autre billet que Ginger glissa immédiatement dans la poche de son jean.

— Alan n’avait qu’une passion dans la vie : la chasse au cerf qu’il pratiquait dès qu’il en avait l’occasion. Le plus souvent, il demandait à son fils de l’accompagner, même si celui-ci n’aimait pas trop ça. Son gamin s’appelait Tim. C’était un gosse formidable. Le genre à vous faire regretter de ne pas avoir d’enfants.

Le regard de Ginger se perdit quelques secondes dans le vague avant de revenir à son histoire.

— Un matin, il y a dix ans, Tim a refusé de suivre son père, mais, encore une fois, Alan a fortement insisté. Il disait que, grâce à la chasse, son fils allait devenir un homme. Ce genre de conneries, vous voyez…

Marc acquiesça de la tête.

— Leur dispute s’est prolongée en forêt jusqu’à un point de non-retour. Cette fois, Tim a tenu tête à son père et lui a balancé ses quatre vérités. Alors que son fils rebroussait chemin pour rejoindre la ferme familiale, Alan a continué à pister l’animal qu’il traquait depuis plusieurs heures. À un moment, il a cru entendre le cerf dans un fourré et il a tiré à l’aveugle. Vous devinez la suite.

Saisi par une vision d’horreur, Marc bredouilla :

— Il avait… touché son fils ?

— Ouais. La flèche de l’arbalète a traversé la poitrine du gamin au niveau du cœur. Tim est mort presque sur le coup. Il avait quatorze ans. Alan ne l’a pas supporté. Il s’est tiré un coup de fusil le lendemain de l’enterrement de son fils.

Marc soupira bruyamment.

— Sale histoire, putain. Et sa femme ?

— Helen ? Elle habite toujours dans la ferme. Avant le drame, c’était déjà une fille étrange, solitaire, intello. Depuis, elle est devenue complètement givrée. Elle a laissé l’exploitation dépérir, elle vit dans la crasse, elle se bitture du matin au soir…

— Comment gagne-t-elle sa vie ?

Ginger cracha son chewing-gum dans la poubelle.

— Vous voulez la vérité ?

— Au point où on en est…

— Pendant quelques années, elle a fait des passes. Pour les gars de la région qui voulaient tirer leur coup, le passage chez la veuve Kowalkowsky était une solution pratique.

Marc regarda la porte. C’en était trop. Il fallait qu’il quitte cet endroit.

— Si vous voulez mon avis, continua Ginger, elle ne doit plus travailler beaucoup. Même les mecs en manque de baise ne sont pas prêts à se taper des mortes.

2.

New York

Alan Bridges était contrarié.

— Qu’est-ce que vous foutiez, Raphaël ? ça fait plus d’une heure que je vous attends !

— Je suis désolé. Je vous expliquerai.

Au dernier étage du Flatiron, le bureau d’Alan s’était transformé en QG de crise : on avait punaisé de vieilles photos sur un panneau de liège, consigné des dates sur un tableau Velleda, déballé des cartons débordant de livres. Sur le mur, trois écrans amovibles étaient reliés par Wi-Fi aux ordinateurs portables de deux jeunes journalistes du #Winter Sun. Alan me présenta plus formellement ses assistants, que j’avais déjà croisés le matin :

— Christopher Harris et Erika Cross. Tout le monde ici les appelle Chris & Cross.

Cross était une belle rouquine dont les cheveux ondulaient sur les épaules, Chris, un gringalet mutique au look androgyne et au regard fuyant. Derrière le mur de verre, l’équipe de muckrackers s’était déplumée, la plupart des journalistes ayant rejoint le Madison Square Garden pour couvrir la fin de la convention républicaine.

Alan prit un ton grave :

— J’étais sceptique sur ce que vous m’avez raconté, mais j’avais tort.

Il désigna les cartons posés au sol.

— On a suivi vos conseils : on est allés fouiller le garde-meuble de Joyce Carlyle et quelque chose de très étrange a retenu notre attention.

Il prit un ouvrage posé sur son bureau et me le tendit. Intitulé The Unusual Candidate, c’était une biographie de Tad Copeland.

— Parue fin 1999, pendant la première campagne électorale de Copeland au poste de maire de Philadelphie, expliqua-t-il. Le bouquin a été publié à compte d’auteur avec un tirage modeste de cinq cents exemplaires. C’est le genre de livre politique hagiographique sans intérêt qui se vend généralement à la permanence des candidats et lors de leurs meetings.

Je lus le nom de l’auteur :

— Pepe Lombardi ?

— Un ancien journaliste et photographe du Philadelphia Investigator, une feuille de chou locale. Le type a suivi Copeland depuis ses débuts en politique alors qu’il n’était encore qu’un simple conseiller municipal.

Je feuilletai le livre, puis l’ouvris à une page du cahier photo central marquée d’un Post-it.

— Vous la reconnaissez ?

Les deux clichés dataient de la fin des années 1980 (respectivement décembre 1988 et mars 1989 si on en croyait la légende). Ils mettaient en scène Joyce et Tad dans les bureaux de Take Back Your Philadelphia, l’organisation qu’avait créée Copeland avant d’apparaître sur la scène politique. À cette époque, la mère de Claire était splendide, jeune, pétillante. Un corps élancé, des traits fins et réguliers, des dents blanches, de grands yeux verts en amande. La ressemblance avec Claire était flagrante.

Les deux photos traduisaient une complicité évidente, mais je me méfiais des photos.

— On a fait notre enquête, reprit Alan. Joyce a travaillé pour TBY pendant presque un an, d’abord comme bénévole puis comme salariée.

— Qu’est-ce que vous en concluez ?

— Vous êtes aveugle ou quoi ? Il se la tapait ou il avait l’intention de se la taper, me lança Cross dans un élan aux accents assez peu féminins. ça me rappelle les photos de Clinton et Lewinsky. Leur accolade sentait le sexe à dix lieues à la ronde.

— Ce ne sont que des photos, rétorquai-je. On leur fait dire n’importe quoi, vous le savez bien.

— Attendez la suite, poursuivit la rousse. On a retrouvé la trace de Pepe Lombardi dans une maison de retraite du Maine. Il est âgé de quatre-vingt-dix ans aujourd’hui, mais il a toujours les idées bien en place. Je l’ai appelé il y a une heure. Il m’a raconté qu’en 1999, dix jours après la sortie du livre, Zorah Zorkin, la directrice de campagne de Copeland, lui a racheté l’intégralité de son stock ainsi que tous les négatifs de ses photos.

— Sous quel prétexte ?

Alan reprit la parole :

— Officiellement, le candidat avait tellement aimé le livre qu’il souhaitait la parution d’une nouvelle édition avec une préface qu’il aurait lui-même rédigée.

— Et le livre n’est jamais ressorti, devinai-je.

— Si, justement ! Il a même été réédité plusieurs fois, mais, dans les nouvelles éditions, les deux photos de Joyce avaient disparu.

Je me fis l’avocat du diable :

— Il peut y avoir mille raisons à cela. Vous l’avez dit vous-même : si ces clichés sont équivoques, il n’est pas anormal que l’homme politique ait cherché à les faire disparaître d’une biographie. D’autant qu’il était marié.

— Sauf que ça ne s’est pas arrêté là, assura Alan en se retournant vers Chris & Cross.

La rousse flamboyante expliqua :

— On a un peu fouillé dans les arcanes du Web, notamment sur les sites de vente de livres d’occasion. Chaque fois qu’un exemplaire de l’édition originale refait surface, par exemple sur Amazon ou sur eBay, il est presque instantanément racheté pour une grosse somme.

— Par qui ?

Elle haussa les épaules.

— Difficile de le savoir avec certitude, mais pas très compliqué à deviner.

Pour la première fois, Chris, l’androgyne timide, sollicita la parole :

— Il y a autre chose. À l’époque, certaines médiathèques ou bibliothèques municipales de Pennsylvanie avaient acquis la biographie. J’ai réussi à en contacter quelques-unes. On trouve bien la trace du livre sur leurs catalogues en ligne, mais, concrètement, le bouquin n’est jamais sur les rayons. Soit il a été perdu, soit il a été emprunté et jamais rendu.

D’un geste de la tête, Alan demanda à ses assistants de nous laisser. Il attendit que nous fussions seuls pour me parler franchement :

— Bon, on ne va pas tourner autour du pot, Raphaël. Si Copeland s’est donné tant de mal pour faire disparaître ces photos, c’est que non seulement il a eu une aventure avec Joyce Carlyle, mais surtout qu’il est le père de Claire. Tout concorde : les dates de sa liaison supposée avec Joyce, le fait que la petite soit métisse…

— J’y ai pensé, bien sûr, c’est une possibilité.

— Ce qui me surprend, en revanche, c’est que vous m’assuriez que Florence enquêtait sur Joyce et Copeland peu de temps avant sa mort.

— Pourquoi ?

— Florence et moi pensions la même chose à propos de la vie privée des hommes politiques : elle ne nous intéressait pas. Nous considérions que le journalisme actuel était justement en train de crever à cause de ce voyeurisme hypocrite. Je me fous de savoir que le prochain président des États-Unis a peut-être eu une aventure extraconjugale il y a plus de vingt ans. ça ne le disqualifie pas à mes yeux pour diriger le pays.

— Attendez, Alan, vous n’y êtes pas : je pense que c’est Joyce elle-même qui, à l’époque, avait l’intention de révéler que Copeland, le nouveau gouverneur de Pennsylvanie, était le père de sa fille.

— Si elle voulait de la publicité, pourquoi avoir attendu si longtemps ?

— Parce que sa fille venait d’être enlevée et que l’enquête piétinait. C’est en tout cas ce que j’aurais fait à sa place : médiatiser l’affaire à outrance dans l’espoir que l’on retrouve ma fille.

Le silence se fit dans la pièce.

— Qu’est-ce que vous êtes en train d’essayer de me dire, Raphaël ?

— Que Tad Copeland a sans doute tué, ou fait tuer, son ancienne maîtresse.

21 La saison du chagrin

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…

Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

Marceline DESBORDES-VALMORE

1.

Midwest

Le soleil tirait ses derniers feux lorsque Caradec arriva chez la veuve Kowalkowsky.

Le bâtiment principal était une maison trapue qui s’élevait sur deux étages. Une ferme typique du Midwest comme il en avait vu des centaines en remontant de Columbus jusqu’à Fort Wayne. Mais ce que Marc n’avait pas vu ailleurs et qui faisait la singularité de la propriété, c’était la grange. Un hangar à grain à la façade cramoisie et au toit blanc en forme d’ogive dont la silhouette imposante se détachait dans le ciel embrasé.

Marc s’avança vers la maison, les yeux fixés sur le porche à la peinture écaillée qui se prolongeait tout le long de la façade. Il grimpa les quatre marches qui menaient à l’entrée. Sans doute à cause de la chaleur, la porte était ouverte sur une moustiquaire qui battait dans le vent tiède. Marc écarta le rideau de gaze et annonça sa présence :

— Madame Kowalkowsky !

Il tambourina contre la vitre et, après avoir attendu une minute, il se décida à pénétrer dans la maison.

L’entrée donnait directement dans le salon, une pièce qui respirait l’abandon : murs décrépits, papier peint décollé, tapis élimé, meubles rafistolés.

Recroquevillée sur un canapé en tissu vert amande, une femme dormait. À ses pieds, le cadavre d’une demi-flasque de gin bon marché.

Marc soupira et s’approcha d’Helen Kowalkowsky. À cause de sa position, il ne parvenait pas à voir son visage. Mais peu importait son visage. Cette femme, c’était lui. Une déclinaison de lui : un être brisé par le chagrin qui n’arrivait plus à émerger du plus profond de la nuit.

— Madame Kowalkowsky, chuchota-t-il en lui secouant doucement l’épaule.

Il fallut plusieurs minutes à la propriétaire des lieux pour se réveiller. Elle le fit avec lassitude, sans sursaut ni stupeur. Elle était ailleurs. Sur un territoire que rien ne pouvait atteindre.

— Je suis désolé de vous déranger, madame.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en essayant de se mettre debout. Je vous préviens, il n’y a rien à voler ici, même pas ma vie.

— Je suis le contraire d’un voleur. Je suis policier.

— Vous venez m’arrêter ?

Non, madame. Pourquoi viendrais-je vous arrêter ?

Helen Kowalkowsky chancela et retomba dans son canapé. Dire qu’elle n’était pas dans son état normal était un euphémisme. Ivre sans doute. Peut-être même un peu stone. Malgré son apparence actuelle — elle n’avait plus que la peau sur les os, son visage était décharné et marqué de cernes grisâtres —, on devinait la jolie fille qu’elle avait été autrefois : une silhouette longiligne, des cheveux cendrés, des yeux clairs.

— Je vais vous préparer du thé, ça vous fera du bien, d’accord ? proposa Caradec.

Pas de réponse. Le flic était décontenancé par son face-à-face avec ce spectre. Mais comme il se méfiait du réveil des fantômes et ne voulait pas se laisser surprendre, il vérifia qu’il n’y avait pas d’armes visibles dans le salon avant de passer dans la cuisine.

C’était une pièce aux vitres tachetées qui donnaient sur un champ envahi d’herbes hautes. La vaisselle s’accumulait dans l’évier. Le frigo était presque vide à l’exception d’une boîte d’œufs et du compartiment congélateur qui était garni de flasques de gin. Sur la table, des tubes de médicaments : Valium, somnifères et compagnie. Marc soupira. Il était en terrain connu. Depuis longtemps, lui-même arpentait ce no man’s land — le véritable enfer sur terre — où transitaient ceux qui ne supportaient plus la vie, mais qui, pour des raisons diverses, n’étaient pas résolus à la quitter tout à fait.

Il mit de l’eau à chauffer et prépara une infusion avec ce qu’il avait sous la main : du citron, du miel, de la cannelle.

Lorsque Marc revint dans le salon, Helen était toujours assise sur le canapé. Marc lui tendit la tasse de citron chaud. Il ouvrit la bouche puis se ravisa. Expliquer à cette femme ce qu’il faisait chez elle lui apparut pour l’instant comme une tâche insurmontable. Helen avait trempé ses lèvres dans la tasse et buvait l’infusion par gorgées minuscules. Les yeux vides, le dos voûté, entre accablement et lassitude, elle était à l’image de la maison : fanée, figée, desséchée. Caradec pensa aux modèles torturés du peintre Egon Schiele, à leurs visages maladifs, à leur couleur de peau jaunâtre qui en faisait des êtres plus morts que vivants.

Mal à l’aise dans la maison assombrie, Marc ouvrit les stores et aéra le salon. Puis il jeta un œil à la bibliothèque, repérant des livres qu’il avait lui-même aimés et qu’il ne s’attendait pas forcément à trouver là, dans une ferme du fin fond de l’Ohio : Pat Conroy, James Lee Burke, John Irving, Edith Wharton, Louise Erdrich. Même un exemplaire des Calligrammes de Guillaume Apollinaire publié par les Presses universitaires de Californie !

— C’est mon poète préféré, dit-il en s’emparant de l’ouvrage.

À cette évocation, le visage d’Helen sembla s’animer. Dans son anglais aléatoire, Caradec continua à la mettre en confiance, lui racontant Apollinaire, les poèmes à Lou, la Grande Guerre, son propre grand-père mort au combat, la grippe espagnole, sa femme Élise qui était spécialiste de cette période, leur rencontre, comment elle l’avait initié et éveillé à l’art.

Lorsqu’il eut terminé, le soleil s’était couché, la pièce était plongée dans l’obscurité. Et le miracle se produisit. Helen lui abandonna à son tour quelques bribes de son histoire : celle d’une bonne élève trop souvent obligée de rater les cours pour aider ses parents, celle d’une étudiante prometteuse, mariée trop jeune à la mauvaise personne, celle d’une épouse au quotidien pénible, mais illuminé par la naissance de son fils, Tim, son seul bonheur dans la vie avec les livres. Puis le gouffre lors de la mort de Tim et les années de ténèbres qui s’étaient ensuivies.

Avant d’avoir les deux pieds dans la tombe, les gens ne sont jamais tout à fait morts, pensa Marc en la regardant. Bien sûr, c’était toujours plus facile de se confesser à un inconnu, mais Helen parlait comme elle n’avait plus parlé à personne depuis longtemps. Lorsque le silence s’installa, elle se recoiffa avec ses longs doigts telle une princesse un lendemain de cuite. Caradec en profita pour reprendre la parole :

— Si je suis ici, c’est pour les besoins d’une enquête.

— Je me doutais bien que vous n’étiez pas venu de Paris juste pour mes beaux yeux, remarqua Helen.

— C’est une histoire à la fois très simple et très compliquée, répondit Caradec. Une histoire qui depuis dix ans a détruit la vie de plusieurs personnes et dont indirectement vous avez peut-être la clé.

— Dites-m’en plus, réclama-t-elle.

Caradec entreprit de raconter leur quête, à Raphaël et à lui, depuis la disparition de Claire. La métamorphose d’Helen était progressive, mais bien réelle. Ses yeux s’étaient rallumés, ses épaules, redressées. Tout cela ne durerait pas, ils le savaient tous les deux. Dès demain, elle replongerait dans un fleuve de gin et de vodka et se noierait dans les brumes médicamenteuses. Mais ce soir, elle avait de nouveau l’esprit clair et affûté. Suffisamment en tout cas pour être capable d’entendre toute l’histoire de « la fille de Brooklyn » et d’en digérer les circonvolutions. Suffisamment pour que, teintée de malice, la seule question qu’elle pose après le récit de Marc soit :

— Donc, si je comprends bien, vous avez fait mille kilomètres depuis New York parce que vous cherchez un message envoyé par erreur sur la boîte mail de mon mari, il y a onze ans ?

— C’est ça, le 25 juin 2005 plus précisément, répondit Caradec, mais j’ai bien conscience qu’en énonçant les choses comme ça, cela peut paraître absurde.

Un bref instant, Helen Kowalkowsky sembla retomber dans la torpeur avant de se ressaisir et de mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Depuis notre installation ici, en 1990, nous avons une ligne téléphonique au nom d’Alan. Je l’ai conservée à sa mort, ce qui explique que vous soyez remonté jusqu’à moi grâce aux pages blanches. C’est la même chose concernant Internet : nous avions pris un abonnement au nom de mon mari, mais c’était surtout pour faire plaisir à notre fils. Alan n’y connaissait rien en informatique. C’est Tim qui utilisait le mail et la connexion.

Marc reprit espoir. La vérité était là : dans cette maison. Il le sentait, il le savait.

— Si Tim avait reçu un mail étrange, il vous en aurait parlé ?

— Non, parce que cela m’aurait inquiétée et qu’il cherchait toujours à me préserver.

— Il en aurait parlé à son père ?

Lourd silence.

— Généralement, Tim évitait de parler à son père.

— Ce compte, il est toujours valide ?

Helen secoua la tête.

— Je n’ai plus de connexion Internet depuis la mort de mon fils. ça fait donc presque dix ans que cette adresse n’existe plus.

Cette fois, Marc accusa le coup. Les doutes s’insinuèrent dans son esprit.

Son intuition lui avait joué des tours. Il repensa à l’étymologie du mot : un simple reflet dans une glace. Une affabulation. Une chimère. Une construction de l’esprit.

Un instant, il se sentit vaciller avant de reprendre pied.

— Helen, est-ce que vous avez gardé l’ordinateur de votre fils ?

2.

New York

Le visage fermé, Alan réfléchissait en silence.

— Directement ou indirectement, c’est Tad Copeland qui a assassiné Joyce Carlyle, répétai-je.

— C’est absurde, balaya le rédacteur en chef. On ne peut pas balancer des énormités comme ça sans preuves. C’est irresponsable ! Copeland est peut-être républicain, mais c’est le meilleur candidat à la présidence depuis Kennedy. Il est hors de question que mon journal le mette en difficulté avec une histoire vaseuse.

Plus notre discussion avançait, plus je cernais la fascination ambiguë qu’entretenait Alan pour l’homme politique. Copeland était un homme de sa génération, un homme dont il se sentait proche idéologiquement. Pour la première fois arrivait aux portes du pouvoir un républicain qui fustigeait les excès du néolibéralisme, prônait le contrôle des armes et prenait ses distances avec la religion. Le gouverneur de Pennsylvanie avait fait exploser les lignes du paysage politique américain. Par une conjonction d’éléments presque miraculeuse, il avait triomphé de tous les populistes de son camp.

Pour être tout à fait honnête, moi non plus, je n’étais pas insensible à la rhétorique du candidat. J’aimais lorsqu’il citait Steinbeck et Mark Twain dans ses discours. Lors des débats des primaires, j’avais jubilé lorsqu’il avait renvoyé Trump dans les cordes et mouché Ben Carlson. Copeland avait une feuille de route ambitieuse, il disait des choses intelligentes auxquelles j’étais sensible : la volonté de réinscrire les décisions politiques dans le long terme, celle d’être le candidat de la classe moyenne, la conviction qu’il était intenable et mortifère que la croissance de l’économie américaine ne profite désormais qu’à une infime minorité de super-riches.

Copeland était peut-être un type bien — ou du moins un des moins pires politiciens de ce pays —, mais j’étais persuadé qu’il était impliqué dans l’enlèvement de Claire. Pourtant, je choisis un autre angle pour rallier Alan à ma cause :

— Vous voulez que j’aille plus loin ? dis-je. C’est aussi Copeland ou son entourage qui sont responsables de la mort de Florence Gallo.

– ça suffit ! explosa-t-il.


Pour le convaincre, j’abattis coup sur coup mes deux cartes maîtresses : la localisation de l’appel au 911 qui correspondait à l’adresse de Florence, ainsi que l’ADN de Blunt Liebowitz, retrouvé sur les lieux du crime. La conjonction de ces deux événements plongea le journaliste dans la perplexité. Dès que le souvenir de Florence se réveillait, Alan se métamorphosait. Ses traits se durcissaient, son regard s’embrasait, ses rides se creusaient.

— Vous connaissez Liebowitz ? demandai-je.

— Bien sûr, répondit-il, agacé. Tous les journalistes politiques qui ont déjà approché Copeland savent qui est Blunt Liebowitz : son garde du corps personnel. Il gravite dans son entourage depuis longtemps. C’est l’oncle de Zorah Zorkin.

C’était la deuxième fois que j’entendais ce nom. Alan éclaira ma lanterne :

— Zorah Zorkin est l’ombre de Copeland. C’est sa directrice de campagne et sa principale conseillère. Elle l’accompagne dans tous ses déplacements. Elle a travaillé à son cabinet lorsqu’il était gouverneur et, avant ça, c’est elle qui avait manœuvré pour le faire élire à la mairie de Philadelphie. Je ne vous dis pas que Copeland est une marionnette, mais, sans Zorah, il serait encore prof de droit à Penn.

— Pourquoi je ne vois pas du tout qui c’est ?

— Parce qu’elle est discrète et que le grand public ne connaît pas vraiment les éminences grises, même si c’est en train de changer : il y a trois mois, le New York Times l’a mise en couverture de son magazine avec ce titre : « Sexiest Brain of America ». De vous à moi, je pense que ce n’est pas exagéré.

— Qu’a-t-elle de si extraordinaire ?

Alan plissa les paupières.

— Longtemps, à cause de sa dégaine, personne ne s’est méfié d’elle. Mais ce temps-là est terminé : tout le monde sait aujourd’hui que Zorkin est une joueuse d’échecs pleine de sang-froid qui a toujours plusieurs coups d’avance sur ses adversaires. Pendant la campagne pour les primaires, elle a été d’une efficacité redoutable pour récolter des fonds, en particulier auprès des patrons de la génération Facebook qui avaient fait leurs études avec elle. Alors qu’il était encore très bas dans les sondages, Copeland a pu se maintenir à flot grâce à cet argent et attendre que la tendance se retourne. Si Zorkin est donc une tacticienne et une stratège hors pair, c’est aussi une spécialiste en coups tordus, un pitbull enragé qui ne relâche jamais sa prise.

Je haussai les épaules.

— C’est comme ça partout, dis-je. Dans le business, la politique, le spectacle. Tous les hommes de pouvoir ont besoin de quelqu’un pour se salir les mains à leur place.

Tout en m’approuvant de la tête, Alan appuya sur l’Interphone pour joindre Chris et Cross.

— Les enfants, balancez-moi tout ce que vous trouverez sur l’emploi du temps du gouverneur Copeland, le samedi 25 juin 2005.

J’étais dubitatif sur cette démarche.

— Le jour de la mort de Joyce ? Dix ans après, qu’est-ce que vous espérez découvrir ?

— Tout cela me dépasse, soupira-t-il, mais vous allez voir de quoi Chris & Cross sont capables. Ils utilisent un algorithme « intelligent » qui va chercher l’information avec une rapidité fulgurante dans la presse de l’époque, les sites Web, les blogs et les réseaux sociaux. Vous le savez aussi bien que moi, avec Internet, rien ne s’efface : l’homme a créé un monstre qu’il ne maîtrise plus. Enfin, ceci est une autre histoire…

Pendant qu’il devisait, Alan avait appuyé sur la télé-commande pour jeter un œil sur les chaînes d’infos qui retransmettaient la convention républicaine.

Au Madison Square Garden, devant dix mille personnes, les orateurs se succédaient pour brosser de leur candidat un portrait élogieux. Sur plusieurs écrans géants, des personnalités du sport et du spectacle applaudissaient en poussant des exclamations ferventes et exaltées que je trouvais ridicules. L’avant-veille, les délégués du parti avaient voté pour désigner leur candidat. Dans moins d’une heure, Tad Copeland prononcerait son discours d’intronisation. Puis ce serait le traditionnel lâcher de ballons et la pluie de confettis tricolores…

— Alan, on t’envoie des trucs, annonça la voix d’Erika Cross dans l’Interphone.

Des documents commencèrent à s’afficher sur les moniteurs accrochés au mur. Chris précisa :

— Depuis 2004, l’agenda officiel du gouverneur est en accès libre sur le site de l’État de Pennsylvanie. Il suffit de savoir le récupérer. Voici donc celui de la matinée du 25 juin 2005 :

9 h-10 h 30 : Round final de négociation avec les syndicats pour entériner les mesures visant à améliorer l’efficacité des transports publics.

11 h-12 h : Rencontre avec les enseignants du lycée de Chester Heights.

— Et voici toutes les photos d’articles de presse ou de blogs que j’ai pu récupérer pour ces deux événements, annonça la rouquine.

Une série de clichés apparut sur les écrans : Copeland prenant la pose avec les syndicalistes, puis avec les profs et les élèves.

— Zorah et Blunt ne sont jamais très loin, remarqua Alan en désignant avec son stylo la silhouette massive du garde du corps et celle plus fluette d’une femme sans âge, souvent en partie masquée ou coupée sur les photos.

— Pour l’instant, rien d’anormal, dis-je.

— La suite est plus intéressante, me répondit Chris. Les deux rendez-vous suivants étaient inscrits dans l’agenda de Copeland pour l’après-midi :

12 h 30–14 h : Déjeuner et échange avec les personnels des maisons de retraite du comté de Montgomery.

15 h : Inauguration du complexe sportif Metropol dans le Northeast Philadelphie.

— Mais Copeland s’est fait porter pâle, compléta la journaliste. Dans les deux cas, il était représenté par Annabel Schivo, vice-gouverneur.

– Ça, ce n’est pas logique, admit Alan. Le Northeast a toujours été le quartier fétiche de Copeland et je connais le Metropol : c’est un projet gigantesque, pas une salle de sport en préfabriqué. Pour que Copeland loupe cette inauguration, il s’est forcément produit un événement important et imprévu.

À présent, l’excitation d’Alan était palpable et communicative.

— Je suppose qu’on n’a plus revu Copeland à Philadelphie de toute la journée.

— Détrompez-vous ! s’exclama Chris en envoyant une nouvelle image. À 18 heures, il a assisté au match de basket des Philadelphia 76ers au Wells Fargo Center devant plus de vingt mille personnes.

Je me rapprochai du moniteur. Arborant écharpe et casquette de supporter, Copeland n’avait pas le visage de quelqu’un qui vient d’assassiner une femme, mais il n’y avait rien d’étonnant à cela. Tout le monde sait que les hommes politiques sont capables de faire semblant.

— Tu as d’autres photos du match ?

Une nouvelle salve de clichés envahit les écrans.

Cette fois, sur aucune d’entre elles on n’apercevait le garde du corps ni la directrice de campagne.

— Erika, trouve-moi des photos d’autres matchs, demanda Alan.

— C’est-à-dire ?

— Des matchs joués au Wells Fargo un peu avant cette date.

Une trentaine de secondes s’écoulèrent avant que la jeune femme reprenne la parole :

— J’ai dégoté ça par exemple : un match contre les Celtics la semaine précédente et un autre contre Orlando fin avril.

Pour ces deux rencontres, la même scène se répétait : Zorah était assise un rang derrière le gouverneur. Sur certains plans larges, on apercevait aussi la carrure massive de Blunt Liebowitz debout dans la travée.

— Regardez ! Zorkin est toujours à la même place derrière Copeland. Sauf ce fameux samedi 25 juin. Ce n’est pas un hasard, Alan !

Le rédacteur en chef ne trouva plus rien à m’objecter.

— Combien faut-il de temps pour faire le trajet de Philadelphie jusqu’à New York en voiture ? demandai-je.

— Avec les embouteillages ? Je dirais deux bonnes heures.

Me reculant dans mon fauteuil, je fermai les yeux et pris trois minutes pour réfléchir. J’étais sûr d’avoir compris ce qui s’était passé en ce jour de juin 2005, je devais seulement choisir les bons mots pour entraîner Alan avec moi. Il fallait qu’il m’aide, car, pour la première fois, j’entrevoyais une solution pour localiser Claire et qu’elle me revienne saine et sauve.

— Tout est limpide, Alan, dis-je en rouvrant les yeux avant de dérouler pour lui mon scénario. Ce samedi-là, le gouverneur, Zorah et Blunt quittent Philadelphie en voiture en début d’après-midi. Copeland a rendez-vous avec Joyce. L’entretien se passe mal. La conversation dégénère en dispute. Copeland panique et la tue. Puis il découvre que Florence l’a enregistré à son insu. Il revient à Philadelphie seul, sans garde du corps, pour assister au match de basket et donner le change. Pendant ce temps, Blunt et Zorah restent à New York et s’occupent du sale boulot : déplacer le corps de Joyce et maquiller la scène de crime pour faire croire à une overdose et mettre Florence hors d’état de nuire. Tout se tient, bon sang !

Accablé, Alan posa la tête entre ses mains. J’avais l’impression d’être dans son crâne. Un chaos bourdonnant où la colère se mêlait au chagrin. Peut-être repensait-il aux mois de bonheur avec Florence. Ce moment où tout était encore possible : avoir des enfants avec elle, se projeter dans l’avenir, avoir la sensation grisante d’être un acteur et non un figurant de sa propre vie. Peut-être se représentait-il la mort atroce qu’avait endurée la seule femme qu’il eût jamais aimée. Peut-être songeait-il au temps qui, depuis, avait filé. Un temps passé à s’abrutir dans le travail. Peut-être se disait-il que finalement Marilyn Monroe n’avait pas tort lorsqu’elle affirmait qu’une carrière réussie était une chose merveilleuse, mais qu’on ne pouvait pas se pelotonner contre elle la nuit quand on avait froid.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? me demanda-t-il en me regardant comme s’il émergeait d’un lourd sommeil.

— Vous êtes prêt à m’aider, Alan ?

— Je ne sais pas si j’y suis prêt, mais je vais le faire, en souvenir de Florence.

— Est-ce que vous avez un moyen de joindre Zorkin ?

— Oui, j’ai un numéro de portable. Celui que j’ai utilisé pour négocier avec elle l’interview de Copeland.

Tandis qu’il cherchait dans le carnet d’adresses de son téléphone, je composai un bref SMS qui disait seulement : Je sais ce que vous avez fait à Florence Gallo, à Joyce Carlyle et à sa fille.

— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, Raphaël. Ils traceront facilement votre téléphone. Vous serez localisé en moins de dix minutes.

— Mais c’est bien ce que j’espère, répondis-je. Moi aussi, je sais jouer aux échecs.

22 Zorah

Les animaux à sang froid sont les seuls venimeux.

Arthur SCHOPENHAUER

1.

Dix-sept ans plus tôt

Printemps 1999

Je m’appelle Tad Copeland. J’ai trente-neuf ans. Je suis professeur de droit constitutionnel et de sciences politiques à l’université de Pennsylvanie. En ce samedi matin du printemps 1999, je reviens d’une partie de pêche, mais, comme souvent, ce n’était qu’un prétexte pour passer quelques heures tranquilles, au milieu de la nature.

Tandis que j’amarre ma barque au ponton de bois qui s’avance sur les eaux frémissantes du lac, Argos, mon labrador, se précipite vers moi et me tourne autour en jappant et en remuant la queue.

— Allez, viens mon chien !

Il me dépasse et fonce en direction d’un grand chalet de construction moderne, alliage harmonieux de mélèze, de pierre et de verre. Mon refuge de chaque week-end.

Une fois à la maison, je me prépare un café en écoutant à la radio le saxophone de Lester Young. Puis je m’installe sur la terrasse en rondins et savoure une cigarette en parcourant les journaux et en corrigeant quelques copies. Sur mon téléphone, un message de ma femme, Carolyn, retenue à Philadelphie et qui doit venir me rejoindre en milieu de journée. Je compte sur toi pour me préparer tes pâtes au pesto ! Des bises ! C.

Un bruit de moteur me fait lever la tête. Je chausse mes lunettes de soleil et plisse les yeux. Même de loin, je reconnais immédiatement cette silhouette menue à la démarche vive : Zorah Zorkin.

Comment l’oublier ? Elle a été mon élève il y a quatre ou cinq ans, et ce n’était pas n’importe quelle élève. C’était même de loin la meilleure étudiante de toute ma carrière d’enseignant. Un esprit vif, implacable, une capacité hors du commun à développer des raisonnements intelligents sur tous les sujets. Une culture phénoménale sur la politique et l’histoire des États-Unis. Une vraie patriote qui défendait pied à pied des positions que je partageais et d’autres sur lesquelles je n’étais pas d’accord. Un esprit brillant, donc, mais rien d’autre : pas d’humour, peu d’empathie, et, à ma connaissance, ni copain ni copine.

Je me souviens que j’éprouvais toujours un vrai plaisir à discuter avec elle, ce qui n’était pas le cas de tous mes collègues. Beaucoup d’enseignants étaient mal à l’aise avec Zorah. La faute à son intelligence froide qui avait parfois quelque chose de flippant. La faute à son regard, souvent absent lorsqu’elle était perdue dans ses réflexions, et qui, d’un seul coup, pouvait s’allumer avant de vous planter une saillie affûtée comme une banderille.

— Bonjour, professeur Copeland.

Elle est debout devant moi, mal fagotée, flottant dans un jean usé et un pull informe et pelucheux, tenant sur son épaule la lanière d’un sac à dos qu’elle doit avoir depuis le lycée.

— Salut, Zorah. Qu’est-ce qui me vaut ta visite ?

Nous échangeons quelques banalités, puis elle me raconte ses débuts dans la vie professionnelle. J’ai entendu parler de son parcours. Je sais que, ces dernières années, après la fac, elle a fait ses armes en travaillant sur plusieurs campagnes électorales locales, obtenant des résultats plutôt flatteurs avec des candidats qui n’avaient pourtant que peu d’envergure, se forgeant une petite réputation de conseillère politique qu’il est préférable d’avoir avec soi que contre soi.

— Je pense que vous valez mieux que ça, dis-je en lui servant une tasse de café. Si vous voulez faire de grandes choses, il faut que vous trouviez un candidat à la mesure de votre intelligence.

— Justement, répondit-elle. Je crois que j’en ai trouvé un.

Je la regarde souffler sur son café. Un teint de lune éclaire son visage dont toute beauté est gommée par la frange épaisse et mal coupée qui lui retombe sur les yeux.

— Vraiment, dis-je. Je le connais ?

— C’est vous, Tad.

— J’ai du mal à comprendre.

Elle ouvre la fermeture Éclair de son sac pour en sortir des projets d’affiches, un slogan, des pages imprimées et reliées décrivant une stratégie électorale. Alors qu’elle déballe son matériel sur le vieil établi en bois qui me sert de table de jardin, je l’arrête avant qu’elle n’aille plus loin :

— Attends, Zorah, je n’ai jamais voulu faire de politique.

— Vous en faites déjà : votre association, votre mandat de conseiller municipal…

— Je veux dire : je n’ai pas de plus hautes ambitions.

Elle me regarde avec ses grands yeux serpentins.

— Je pense que si.

– À quel poste voudrais-tu que je me présente ?

— Pour commencer, à la mairie de Philadelphie. Ensuite, au poste de gouverneur de Pennsylvanie.

Je hausse les épaules.

— Tu racontes n’importe quoi, Zorah. Philadelphie n’a jamais élu un républicain à sa tête.

— Si, répond-elle du tac au tac. Bernard Samuel, en 1941.

— Bon, peut-être, mais c’était il y a soixante ans. Ça ne serait plus possible aujourd’hui.

Elle ne trouve pas mon argument convaincant.

— Vous n’êtes pas un vrai républicain, Tad, et votre femme descend d’une vieille famille démocrate et très respectée.

— De toute façon, Garland sera réélu dans un fauteuil.

— Garland ne se représentera pas, assure-t-elle.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je le sais, c’est tout. Mais ne me demandez pas comment.

2.

— En admettant que je veuille faire de la politique, pourquoi je parierais sur toi, Zorah ?

— Vous n’y êtes pas, Tad, c’est moi qui parie sur vous.

Nous parlions depuis près de une heure. Malgré moi, je m’étais pris au jeu. Je savais très bien que je mettais les pieds sur un territoire dangereux. Je savais très bien qu’il ne fallait pas que je m’embarque dans une aventure que je pressentais sans retour. Mais, à cette époque, j’avais l’impression d’avoir déjà fait le tour de ma vie. Je traversais une période de doute. Je n’étais plus sûr de rien : ni de mon mariage, ni de ma vocation d’enseignant, ni du sens que je voulais donner à ma vie. Et cette fille savait trouver les mots. Elle voyait loin, elle voyait juste. Dans sa bouche, rien ne semblait impossible. Les lendemains étaient excitants et grandioses. Au fond, n’était-ce pas toujours cela que j’avais attendu : la rencontre avec une personne extraordinaire qui allait changer ma vie, me sortir de mon existence confortable, mais étriquée ?

J’ai bien essayé de résister à la tentation, mais Zorah rejetait toutes mes objections.

— Je ne crois pas en Dieu, tu le sais. Et les électeurs américains n’aiment pas les candidats athées.

— Vous n’êtes pas obligé de le crier sur les toits.

— J’ai déjà fumé de l’herbe.

— Comme tout le monde, Tad.

— Il m’arrive encore d’en fumer.

— Dans ce cas, arrêtez immédiatement et, si on vous pose la question, vous prétendrez que vous n’avaliez pas la fumée.

— Je n’ai pas de fortune personnelle pour financer une campagne.

— C’est mon job de trouver de l’argent, pas le vôtre.

— Je suis un traitement médical depuis plusieurs années.

— Vous souffrez de quoi ?

— De légers troubles bipolaires.

— Winston Churchill était bipolaire, le général Patton était bipolaire. Tout comme Calvin Coolidge, Abraham Lincoln, Theodore Roosevelt, Richard Nixon…

Elle balayait les arguments un par un. À présent, je ne voulais plus qu’elle s’en aille. Je voulais qu’elle continue à me parler et à arroser cette graine d’espoir qu’elle avait plantée en moi. Je voulais qu’elle continue à me dire que j’allais devenir maire de la cinquième plus grande ville du pays. Et je voulais encore un peu faire semblant de la croire.

3.

Alors qu’elle m’avait presque convaincu, Zorah changea soudain sa petite musique. C’était quelque chose que je devais apprendre par la suite : personne ne pouvait cacher bien longtemps ses secrets à Zorah Zorkin.

— Maintenant que vous en avez terminé avec vos fausses excuses, on pourrait peut-être aborder les vrais problèmes, vous ne pensez pas ?

Je feignis de ne pas comprendre :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— La politique. Vous y avez forcément déjà pensé, Tad. Vous êtes fait pour ça. Il suffit d’assister à n’importe lequel de vos cours pour en être certaine. Vos interventions nous subjuguaient. Vos diatribes faisaient mouche. Tout le monde buvait vos paroles. Je me souviens encore de vos indignations sur le nombre trop élevé de travailleurs pauvres ou d’Américains ne disposant pas d’assurance maladie. J’ai toujours en mémoire vos discours sur la disparition du rêve américain et sur les mesures qu’il faudrait mettre en œuvre pour le restaurer. Vous avez ça dans le sang.

J’ouvris la bouche pour la contredire, mais je ne trouvai pas les mots.

— Quelque chose de précis vous a fait renoncer à la politique, reconnaissez-le, Tad. Quelque chose que vous considérez comme un handicap insurmontable.

— Tu fais de la psychologie à deux sous, là.

Zorah me défia du regard.

— Quel cadavre planquez-vous dans votre placard, professeur Copeland ?

Appuyé contre la rambarde, je restais silencieux. Mon regard se perdit au loin, du côté de la surface du lac qui étincelait de mille feux.

Zorah remballa ses affaires dans son sac.

— Je vous donne une minute, Tad, reprit-elle en regardant sa montre. Pas une seconde de plus. Si vous ne me faites pas confiance, il vaut mieux arrêter tout de suite.

Elle prit une cigarette dans le paquet que j’avais laissé sur la table et fixa les yeux sur moi.

Pour la première fois, je sentis le danger que représentait vraiment cette fille. Je n’aimais pas ses manières. Je n’aimais pas être mis au pied du mur. Pendant quelques secondes encore, j’eus cette liberté de dire « non ». La plus grande des libertés. Mais à quoi sert la liberté si elle ne vous permet pas de vivre vos rêves ?

— D’accord, dis-je en m’asseyant à côté d’elle. Tu as raison : il y a bien un épisode de ma vie qui pourrait me priver d’un destin politique.

— Je vous écoute.

— Ne t’attends pas à des révélations fracassantes. C’est tristement banal. Il y a une dizaine d’années, pendant quelques mois, j’ai entretenu une liaison avec une femme.

— Qui était-ce ?

— Elle s’appelle Joyce Carlyle. C’était une bénévole, puis une salariée de mon association, Take Back Your Philadelphia.

— Votre femme est au courant ?

— Si Carolyn était au courant, elle ne serait plus ma femme.

— Où habite cette Joyce Carlyle maintenant ?

– À New York. Mais ce n’est pas tout : elle a eu une fille, Claire, qui a huit ans aujourd’hui.

— Une fille dont vous êtes le père ?

— Très probablement, oui.

— Joyce a essayé de vous faire chanter ?

— Non. C’est une femme bien. Libre, mais respectable. Sa mère travaille au service juridique de la ville.

— Vous êtes restés en contact ?

— Non. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis des années, mais je n’ai pas cherché à en avoir.

— La petite, Claire, elle sait que vous êtes son père ?

— Aucune idée.

Zorah soupira et arbora ce drôle d’air absent qu’elle avait lorsqu’elle réfléchissait. Moi, j’attendais son verdict en silence, comme un écolier qui vient de se faire prendre les doigts dans le pot de confiture.

C’est à ce moment précis que j’aurais dû renoncer, mais Zorah prononça exactement les mots que j’avais envie d’entendre :

— C’est embêtant, c’est vrai. Tout ça pourrait ressurgir n’importe quand, mais c’est un risque à prendre. L’essentiel est de garder la situation sous contrôle. On sait que cet épisode de votre vie a existé et qu’il peut potentiellement devenir un problème. Peut-être que cela ne se produira jamais, mais si ça arrive un jour, si ça devient un problème, nous le traiterons le moment venu.

4.

« Si ça devient un problème, nous le traiterons le moment venu. »

La phrase était prémonitoire et je le savais.

Du moins, je le redoutais.

Mais je dois être honnête. Même en sachant le drame qui est advenu par la suite, je mentirais si je disais que je regrette mon choix. Et j’irai même plus loin : je mentirais en prétendant que je n’ai pas la nostalgie de ce matin-là. Le matin où tout a commencé. Le matin où cette étrange fille a débarqué chez moi avec ses fringues improbables et son sac à dos fatigué. Le matin où elle a étalé ses affaires sur mon vieil établi et où elle m’a dit : « Vous êtes prêt à écrire un nouveau chapitre de l’histoire politique des États-Unis, Tad ? Un chapitre dont vous seriez le héros. »

23 Smoking Gun

Loi no 2 : Ne vous fiez pas à vos amis, utilisez vos ennemis […]. Si vous n’avez pas d’ennemis, trouvez le moyen de vous en faire.

Robert GREENE

1.

— Une partie à 20 dollars, m’sieur ?

La proposition émanait d’un SDF à la barbe fournie qui portait une boîte de jeu sous le bras.

— Une autre fois, volontiers. Aujourd’hui, j’ai un rendez-vous, dis-je en lui tendant un billet.

Assis à une table en pierre, j’attendais Zorah Zorkin dans le coin de Washington Square Park dévolu aux joueurs d’échecs.

Il était déjà tard, mais le parc était encore en pleine effervescence. Celle, vive et joyeuse, des samedis soir d’été, lorsque le jour n’en finit pas de jouer les prolongations, que l’air est propice à la musique, à la flânerie, aux éclats de rire et aux tours de valse.

Une atmosphère à l’opposé de mon état d’esprit. Je n’allais pas bien, Claire. Ces trois derniers jours, pour ne pas devenir dingue, j’avais réussi à refouler mon angoisse, mais, au milieu de tous ces gens insouciants, ma peur pour toi refaisait surface.

Dès que je cessais d’agir ou de réfléchir, je revoyais les images de la caméra de surveillance. Celles où le sbire d’Angeli te jetait dans le coffre de son corbillard chromé. Celle où tu hurlais mon prénom : « Raphaël ! Aide-moi, Raphaël ! Aide-moi ! »

Dans quel état te trouvais-tu, après trois jours de captivité ? Et cette vie que tu portais. Est-ce que nous aurions la chance de fêter la naissance de notre enfant ?

Étais-tu seulement encore en vie ? Jusqu’à présent, je n’en avais jamais douté, mais cela ressemblait plus à une profession de foi qu’à une conviction étayée par des preuves solides. Sans doute tenait-elle davantage à la fuite en avant d’un homme qui redoute de ne pas être assez fort pour accepter la réalité. Ce qui après tout n’est pas loin d’être le propre du romancier. Je me le répétais en boucle, tu ne pouvais pas avoir disparu pour toujours. Ni de ce monde ni de ma vie.

Ces dernières heures, pour conjurer ma peur, je n’avais pas ménagé ma peine. Moi qui d’ordinaire n’agissais qu’à travers les héros de mes romans, je m’étais transformé en véritable enquêteur. J’avais découvert les arcanes de ton passé, remonté toutes les pistes, ouvert toutes les portes.

« C’est moi qui ai fait ça. Est-ce que tu m’aimes encore, Raphaël ? »

Que pourrais-je te reprocher, Claire ? D’avoir sauvé ta peau ? D’avoir tenté de refaire ta vie et essayé de laisser derrière toi toutes les horreurs que tu avais vécues ? Non, bien sûr ! Au contraire, j’étais impressionné par ta force de caractère, ta détermination et ton intelligence.

« Est-ce que tu m’aimes encore, Raphaël ? »

J’arrivais au bout de ma route. J’étais presque certain d’avoir identifié le commanditaire de ton enlèvement. Zorah Zorkin, la femme qui était sans doute également l’assassin de ta mère. Mais je ne comprenais pas comment ces gens avaient fini par te retrouver après toutes ces années. Pourquoi maintenant ? Pourquoi si vite après que tu m’avais révélé ton secret ? J’avais beau envisager toutes les hypothèses, quelque chose d’essentiel m’échappait.

« Est-ce que tu m’aimes encore, Raphaël ? »

Cesse de me poser cette question, Claire ! Oui, je t’aime, mais je ne sais plus qui j’aime. Pour aimer quelqu’un, il faut le connaître, et je ne te connais plus. À présent, j’ai l’impression d’être face à deux personnes. D’un côté, Anna Becker, l’interne en médecine dont je suis tombé amoureux, chaleureuse, drôle, une belle âme auprès de laquelle j’ai passé les six mois les plus heureux de ma vie. La femme que je m’apprêtais à épouser. De l’autre côté, Claire Carlyle, la survivante résiliente de l’enfer de Kieffer, « la fille de Brooklyn » à l’ascendance mystérieuse. Envers cette presque inconnue, j’éprouve de l’admiration et de la fascination. Mais je n’arrive pas à superposer vos deux silhouettes. Qui seras-tu si nous nous retrouvons ? J’ai toujours pensé que surmonter ensemble une épreuve fondatrice liait à jamais les gens, et les couples encore plus. Franchir sans se déchirer une série d’obstacles douloureux crée des attachements solides, presque indestructibles. De ce point de vue là, une chose est certaine : maintenant que je connais ton passé, maintenant que j’ai démasqué ceux qui t’ont fait du mal, nous ne serons plus jamais des étrangers l’un pour l’autre.

2.

Agile et menue, Zorah Zorkin se faufila à travers la foule massée sur les gradins du Madison Square Garden. Grâce à son badge, elle gagna les coulisses et parcourut plusieurs centaines de mètres dans un dédale de couloirs jusqu’à une porte coupe-feu, gardée par deux militaires, qui donnait sur la 31e Rue.

Blunt l’attendait. Sur son téléphone, le garde du corps montra à sa nièce le point bleu qui clignotait sur le logiciel de géolocalisation.

— Raphaël Barthélémy n’a pas bougé depuis dix minutes.

— Où est-il exactement ?

– À l’angle nord-ouest de Washington Square, près des tables d’échecs.

Zorah hocha la tête. Le symbole était clair : on la défiait sur son propre terrain. Généralement, elle savait éteindre les incendies et elle aimait les combats, mais elle avait pour règle de ne jamais sous-estimer son adversaire.

Elle demanda à Blunt de la suivre à distance et traversa la rue pour rejoindre la 7e Avenue. Tout le quartier était bouclé. Inutile de chercher à prendre une voiture : elle n’irait pas plus vite et, surtout, elle risquait de se faire repérer par un journaliste. Elle s’arrêta une minute pour acheter une bouteille d’eau à un vendeur ambulant. Là, elle connecta un casque audio à son téléphone pour suivre à la radio le discours d’investiture de Copeland dont elle n’avait pu voir que le début.

Le discours était la cerise sur le gâteau concluant une séquence de trois jours qui, grâce à elle, s’était déroulée sans anicroche. Le triomphe de Copeland, c’était aussi et surtout le sien. Tous les analystes politiques le savaient et Tad lui-même le reconnaissait : elle lui avait fait gagner les élections primaires et demain elle le porterait jusqu’à la Maison-Blanche.

Les autres candidats employaient des équipes pléthoriques composées de centaines de personnes : des conseillers en stratégie politique, des sondeurs, des spin doctors, des spécialistes du marketing. Copeland et elle fonctionnaient à l’ancienne, en binôme, comme une petite entreprise artisanale. À elle, la stratégie, à lui, les discours et la représentation. Cette formule s’était révélée gagnante, car chacun savait qu’il n’était rien sans l’autre. Elle avait conseillé à Copeland de se déclarer très tard aux primaires et de feindre de n’y aller que pour faire de la figuration. Le gouverneur avait laissé les favoris s’entretuer dans les premiers débats, restant en embuscade et ne dévoilant son jeu que progressivement.

C’était une drôle d’époque. Une époque qui manquait d’hommes d’État. Une époque où les discours intelligents et les raisonnements complexes n’avaient plus leur place. Une époque où seuls les propos simplistes et excessifs réussissaient à trouver un écho médiatique. Une époque où la vérité n’avait plus d’importance, où les émotions faciles avaient supplanté la raison, où seules comptaient l’image et la communication.

Si, aujourd’hui, Copeland apparaissait comme un homme neuf, les premiers mois de sa campagne pour les primaires avaient été catastrophiques. Tad avait perdu les premiers caucus et s’était fait distancer lors du Super Tuesday. Puis il y avait eu cet état de grâce, comme un alignement d’étoiles dans le ciel. Les prétendus défauts de Copeland avaient soudain été perçus comme des qualités, son discours était devenu audible dans l’opinion et l’électorat républicain en avait eu subitement assez d’être représenté par des candidats caricaturaux. Ce jeu de dominos, Zorah l’avait patiemment orchestré et, en quelques jours, Copeland avait récupéré les soutiens financiers et les voix de ceux qui se retiraient.

Malgré cet élan nouveau, le combat avait été âpre jusqu’au dernier moment. Dans les premières heures de la convention, elle avait même redouté un coup fourré de ses adversaires. Pendant un instant, elle avait cru que les cent trente « superdélégués » allaient tenter une sorte de putsch au profit de leur adversaire, mais les « sages » n’avaient pas eu les couilles d’aller jusqu’au bout et s’étaient sagement rangés derrière son candidat.

Honnêtement, Tad était un homme politique intelligent, solide et sérieux. Il maîtrisait les questions économiques et la politique étrangère. Il était télégénique, il avait de l’humour et du charisme. Malgré ses positions centristes, il avait dans l’opinion une certaine image de fermeté qui faisait qu’on l’imaginait facilement en train de tenir tête à Poutine ou à Xi Jinping. C’était surtout un orateur optimiste et rassembleur. Si Copeland gagnait les présidentielles — et à présent, elle était persuadée que ce serait le cas —, il la nommerait secrétaire général de la Maison-Blanche. Le job le plus intéressant du monde. La personne qui gérait vraiment le pays pendant que le président faisait le show devant les caméras. La personne qui s’occupait de tout. Celle qui nouait des alliances au Congrès, qui négociait avec les exécutifs locaux et les agences fédérales. Celle enfin qui gérait la plupart des crises.

D’ordinaire, Zorah ne laissait jamais rien au hasard. Pourtant, depuis trois jours, elle avait été prise de court par la résurgence de l’affaire Carlyle. Des heures sombres, venues du passé, qui refaisaient surface au plus mauvais moment de la campagne et menaçaient de détruire ce qu’elle avait mis plus de quinze ans à construire.

Depuis des années, elle s’était employée à étudier tous les scénarios possibles pour parer à tous les dangers. Le seul qu’elle n’avait pas imaginé tellement il relevait de l’improbable était pourtant celui qui s’était concrétisé : alors que depuis dix ans tout le monde la croyait morte, Claire Carlyle avait refait sa vie sous une autre identité.

C’était Richard Angeli qui lui avait appris la nouvelle. Lorsqu’il l’avait contactée la semaine précédente, elle avait presque oublié le jeune flic de Bordeaux qu’elle avait elle-même embauché onze ans plus tôt, à la demande du gouverneur, pour avoir des infos de première main concernant l’enlèvement de sa fille. Depuis le temps, Angeli avait fait du chemin. Dieu sait comment, une information explosive lui était tombée du ciel : Claire Carlyle était vivante.

Sans hésitation, elle avait choisi de ne pas évoquer l’affaire avec le candidat. C’était son job : régler les problèmes lorsqu’ils se présentaient pour qu’ils n’atteignent pas le gouverneur. Elle savait faire ça, elle aimait ça. Sans en parler à Copeland, elle avait débloqué des fonds — une grosse somme — à destination d’Angeli dont la cupidité était sans limites et lui avait ordonné de localiser, d’enlever et de séquestrer la fille.

Elle avait longuement hésité à lui demander de la tuer et de faire disparaître son corps, ce qui aurait réglé définitivement le problème. Une seule chose l’avait retenue : la réaction imprévisible de Copeland s’il était venu à l’apprendre.

Elle avait donc choisi de se donner quelques jours de réflexion, mais, à présent, elle se dit qu’elle avait trop attendu et qu’il était grand temps de passer à l’acte.

3.

J’avais beau la guetter de loin depuis plusieurs minutes, je ne reconnus vraiment Zorah Zorkin que lorsqu’elle fut à un mètre de moi. Même si elle était plus âgée, elle ressemblait à n’importe laquelle des étudiantes de la NYU qui peuplaient Washington Square : jean, tee-shirt, sac à dos, paires de sneakers.

— Je suis…, commençai-je en me levant.

— Je sais qui vous êtes.

Je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai pour découvrir la carrure imposante de Blunt Liebowitz. Le garde du corps me palpa des pieds à la tête et me confisqua mon téléphone, sûrement pour éviter que j’enregistre la conversation. Puis il alla s’asseoir sur un banc à dix mètres des tables de jeu d’échecs.

Zorah prit place devant moi.

— Je crois que vous vouliez me voir, monsieur Barthélémy.

Elle avait une voix claire et plutôt douce, à l’opposé de ce que je m’étais imaginé.

— Je sais tout, dis-je.

— Personne ne sait tout, et vous moins qu’un autre. Vous ne savez pas quelle est la capitale du Botswana. Vous ne savez pas quelle est la monnaie du Tadjikistan ni celle du Cambodge. Vous ne savez pas qui était président des États-Unis en 1901 ni qui a mis au point le vaccin contre la variole.

Elle commençait fort.

— Vous voulez vraiment qu’on joue au Trivial Pursuit ?

— Qu’est-ce que vous croyez savoir, monsieur Barthélémy ?

— Je sais que, quelque part en France, vous détenez ma compagne, Claire Carlyle, la fille illégitime du gouverneur Copeland. Je sais qu’il y a onze ans, vous, ou lui, ou votre gorille, là-bas, avez tué sa mère, Joyce, l’ancienne maîtresse du gouverneur.

Elle était attentive, mais pas troublée par mes révélations.

— En période de campagne électorale, je reçois une centaine de lettres anonymes de ce genre tous les matins : le gouverneur est un extraterrestre, le gouverneur est scientologue, le gouverneur est une femme, le gouverneur est un vampire, le gouverneur est zoophile. C’est le lot de tous les hommes politiques.

— Sauf que moi, j’ai des preuves.

— Je suis bien curieuse de savoir lesquelles.

Elle jeta un coup d’œil à l’écran de son cellulaire qu’elle avait posé sur la table. Son portable chauffait : des alertes partout et des textos qui clignotaient sans arrêt. Je désignai le garde du corps d’un geste du menton.

— L’ADN de votre oncle, Blunt Liebowitz, a été retrouvé sur la scène de crime de Joyce Carlyle.

Elle eut une moue dubitative.

Si c’était vraiment le cas, je pense que la police l’aurait interrogé à l’époque.

À l’époque, elle ne le savait pas. C’est différent aujourd’hui.

Je sortis de ma poche les pages arrachées au livre qu’avait retrouvé Alan.

— Il y a aussi ces photos de Joyce et du sénateur.

Elle les regarda sans montrer le moindre signe d’étonnement.

— Oui, ces photos sont connues. Elles sont très jolies d’ailleurs, mais qu’est-ce qu’elles prouvent ? Que Tad Copeland et cette jeune femme s’entendaient bien. C’est normal, non ? À ma connaissance, c’est lui qui l’avait engagée.

— Ces photos établissent un lien qui…

Elle me coupa d’un geste évasif :

— Si c’est vraiment tout ce que vous avez en magasin, vous ne trouverez personne pour écouter vos sornettes ni pour les relayer.

— Je crois au contraire que les journalistes seront ravis d’apprendre que vous avez tué froidement une de leurs consœurs, Florence Gallo.

Elle le prit avec dérision :

— J’ai eu en effet très souvent envie de tuer certains journalistes lorsqu’ils faisaient montre dans leurs articles de mauvaise foi, d’incompétence et d’indigence intellectuelle, mais je me suis toujours retenue de passer à l’acte.

Voyant que j’étais dans une impasse, je changeai de stratégie :

– Écoutez, Zorah, je ne suis pas flic, je ne suis pas juge, je suis seulement un homme qui veut retrouver la femme qu’il aime.

— C’est touchant, vraiment.

— Claire Carlyle a caché son identité pendant dix ans. Je pense même qu’elle ignore qui est son père. Relâchez-la et plus jamais vous n’entendrez parler de nous.

Elle secoua la tête d’un air moqueur.

— Vous voulez passer un marché, mais vous n’avez rien de tangible dans votre musette.

Dépité, je ne pouvais qu’admettre qu’elle avait raison. Avec Marc, nous avions mené une enquête sérieuse qui nous avait permis de reconstituer un puzzle incroyablement complexe, mais aucun des éléments que nous avions collectés ne pouvait à lui seul servir de monnaie d’échange. Nous avions mis à jour la vérité, mais il nous manquait le plus important : la preuve de la vérité.

4.

Le sanctuaire de la mémoire

Marc Caradec et Helen Kowalkowsky pénétrèrent dans la chambre de Tim avec la même solennité que dans une chapelle.

La pièce donnait l’impression que l’ado s’était juste absenté quelques heures pour se rendre au collège ou chez un copain et qu’il allait bientôt débarquer, jeter son sac à dos sur son lit avant d’aller se préparer une tartine de Nutella et se servir un verre de lait.

Une illusion à double tranchant : d’abord réconfortante puis dévastatrice. En faisant craquer le parquet, Marc s’avança au centre de la chambre éclairée par une ampoule qui grésillait.

Une drôle d’odeur de menthe poivrée traînait dans l’air. À travers la fenêtre, malgré la nuit, on apercevait le pignon menaçant du toit de la grange.

— Tim rêvait d’intégrer une école de cinéma, expliqua Helen en désignant les murs tapissés d’affiches de films.

Marc lança un regard circulaire. Au vu des affichettes, le petit avait bon goût : Memento, Requiem for a Dream, Old Boy, Orange mécanique, Vertigo…

Sur les étagères, des rayonnages de BD, des figurines de héros de comics, des piles de magazines de cinéma, des CD de chanteurs ou de groupes dont Caradec n’avait jamais entendu parler : Elliott Smith, Arcade Fire, The White Stripes, Sufjan Stevens…

Posée sur l’enceinte d’une chaîne hi-fi, un Caméscope HDV.

— Un cadeau de sa grand-mère, précisa Helen. Tim consacrait tout son temps libre à sa passion. Il réalisait des courts-métrages amateurs.

Sur le bureau, un combiné de téléphone Darth Vader, un pot à crayons, une boîte en plastique contenant des DVD vierges, un mug à l’effigie de Jessica Rabbit et un vieil iMac G3 coloré.

— Je peux ? demanda Caradec en désignant l’ordinateur.

Helen acquiesça de la tête.

— Je l’allume parfois pour regarder ses films ou ses photos. ça dépend des jours, mais, généralement, ça me fait plus de mal que de bien.

Marc s’assit sur le tabouret pivotant en métal. Il fit jouer le clip pour baisser le siège et mit l’ordinateur sous tension.

La machine émit un souffle furtif qui s’amplifia. Une invitation à saisir un mot de passe s’afficha sur l’écran.

— J’ai mis presque un an à le trouver, avoua Helen en s’asseyant à son tour sur le bord du lit. « MacGuffin ». Ce n’était pourtant pas difficile à deviner : Tim vénérait Hitchcock.

Marc entra les neuf lettres et atterrit sur le bureau et ses icônes. En fond d’écran, le gamin avait mis la reproduction d’un dessin de Dalí : Saint Georges et le dragon.

Soudain, une détonation claqua. L’ampoule du lustre venait de rendre l’âme dans une explosion qui fit sursauter Marc et Helen.

Désormais, la chambre n’était plus éclairée que par l’écran de l’ordinateur. Marc déglutit. Il ne se sentait pas très à l’aise dans cette obscurité. Un courant d’air balaya l’arrière de son cou. Il crut voir une ombre passer sur lui. Il se retourna brusquement, devinant une autre présence dans la pièce. Mais à part Hélène, fantôme fatigué au visage cireux, il n’y avait personne dans la chambre.

Il revint à l’écran et lança la messagerie. Comme l’avait précisé la mère de Tim, il n’y avait pas de connexion Internet et le compte associé n’existait plus depuis des années, mais les messages déjà téléchargés étaient restés prisonniers des entrailles de la machine. Avec la souris, Marc fit défiler les messages jusqu’à la date fatidique du 25 juin 2005.

Il sentit ses yeux picoter et ses poils se dresser sur ses avant-bras. Le mail qu’il cherchait était là, adressé par Florence Gallo. Lorsqu’il cliqua pour l’ouvrir, une onde polaire lui traversa le corps. Le message ne contenait aucun texte, juste un fichier audio, intitulé carlyle. mp3.

Une boule dans la gorge, il alluma les enceintes de l’ordinateur et lança l’enregistrement. Celui-ci était éloquent. La voix de Joyce était telle qu’il l’avait imaginée : grave, chaude, éraillée par la rage et le chagrin. Quant à la voix de l’homme qui l’avait assassinée, elle ne lui était pas inconnue. Quand Marc comprit de qui il s’agissait, il réécouta pour être certain de ce qu’il avait entendu.

Incrédule, il vérifia une troisième fois, pensant que son anglais le trahissait. Il resta pétrifié pendant quelques secondes, puis il décrocha le téléphone à l’effigie de Darth Vader et composa le numéro de Raphaël. Il tomba sur son répondeur.

— Raph, rappelle-moi dès que tu peux. J’ai trouvé l’enregistrement effectué par Florence Gallo. Écoute un peu ça…

5.

— Si vous n’avez rien d’autre à me dire, cette conversation est terminée, monsieur Barthélémy.

Alors que Zorah s’était déjà levée, Blunt revenait vers nous, le visage fermé. Il tenait mon portable à la main.

— Son téléphone vient de sonner, expliqua-t-il à sa nièce. Comme personne n’a répondu, un dénommé Caradec a laissé un message.

— Tu l’as écouté ?

Le garde du corps hocha la tête.

— Oui, et je pense que tu devrais faire de même.

Tandis qu’elle prenait connaissance du message, je restai suspendu à l’expression de Zorah, guettant chaque battement de ses cils, traquant le moindre frémissement sur son visage impassible. Lorsqu’elle raccrocha, j’étais bien incapable de savoir ce qu’elle avait appris. C’est seulement lorsqu’elle décida de se rasseoir que je me dis que le rapport de force ne m’était peut-être plus aussi défavorable.

— Est-ce que Claire est en vie ? demandai-je.

— Oui, répondit Zorkin sans détour.

Je ne pris même pas la peine de contenir mon profond soulagement.

— Où est-elle ?

— Détenue quelque part à Paris sous la surveillance de Richard Angeli.

— Je veux lui parler immédiatement !

Zorah secoua la tête.

— On va faire comme dans les films. Claire sera libre dès que j’aurai une copie de cet enregistrement et que vous aurez détruit l’original.

— Vous avez ma parole.

— Je me fous de votre parole.

Tout ça me paraissait trop simple.

— Qu’est-ce qui vous garantit que je ne finirai pas par le rendre public ? demandai-je.

— Qu’est-ce qui vous garantit que, si Copeland et moi accédons à la Maison-Blanche, un officier des forces spéciales ne viendra pas un beau matin vous mettre une balle dans la tête ? répondit-elle.

Elle laissa le temps à sa repartie de produire tout son effet avant d’ajouter :

— Il n’y a pas de situation plus stable que l’équilibre de la terreur. Chacun de nous dispose de l’arme nucléaire et le premier qui tente de détruire son adversaire s’expose au risque d’être détruit à son tour.

Je la regardai avec perplexité. Je trouvais sa capitulation un peu rapide et je ne saisissais pas la lueur de satisfaction qui brillait dans son regard. Je crois qu’elle perçut mon trouble.

— Vous n’avez pas perdu, et c’est moi qui ai gagné, Raphaël. Vous savez pourquoi ? Parce que nous ne faisons pas la même guerre et que nous n’avons pas les mêmes ennemis.

Je me souvins de ce que m’avait dit Alan : Zorah avait toujours plusieurs coups d’avance.

— Qui est votre ennemi ?

— Vous savez comment se comportent les hommes politiques lorsqu’ils arrivent au pouvoir, Raphaël ? Ils ont souvent la tentation d’écarter tous ceux à qui ils doivent leur victoire. C’est tellement plus rassurant de croire qu’on y est arrivé seul.

— Cet enregistrement, c’est votre assurance vie, c’est ça ?

— C’est la certitude que Copeland ne pourra jamais me mettre sur la touche, car j’ai désormais de quoi l’entraîner dans ma chute.

— L’équilibre de la terreur, murmurai-je.

— C’est le secret des couples qui durent.

— Pour vous, la conquête du pouvoir excuse tout, n’est-ce pas ?

— Dans la mesure où l’exercice de ce pouvoir sera bénéfique au plus grand nombre.

Je me levai pour quitter la table de jeu d’échecs.

— Je n’ai jamais supporté les gens comme vous.

— Ceux qui agissent pour le bien de leur pays ? me nargua-t-elle.

— Ceux qui s’imaginent au-dessus d’un peuple infantilisé qui serait incapable de choisir lui-même son destin. Dans un État de droit, même la politique obéit à des règles.

Elle me regarda avec condescendance.

— L’État de droit est une chimère. Depuis la nuit des temps, le seul droit qui existe, c’est le droit du plus fort.

24 Un après-midi à Harlem

Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit.

Honoré DE BALZAC

Harlem

Samedi 25 juin 2005

Joyce Carlyle referma derrière elle la porte de la maison dans laquelle vivaient habituellement ses deux sœurs, au 266 Bilberry Street, une ruelle atypique, coincée entre la 131e et la 132e Rue. C’est Tad qui, au dernier moment, lui avait demandé de changer le lieu du rendez-vous. Il se méfiait et ne voulait pas prendre le risque d’être vu devant chez elle.

D’un sac en papier kraft, Joyce sortit la bouteille de vodka qu’elle avait achetée quelques minutes plus tôt dans la boutique d’Isaac Landis. Bien qu’elle eût déjà pris plusieurs gorgées en chemin, elle avala coup sur coup deux nouvelles lampées qui lui brûlèrent la trachée sans lui apporter aucun réconfort.

En ce samedi après-midi, un vent léger faisait frémir les feuilles des marronniers, filtrant une lumière douce qui teintait les pavés de reflets mordorés. Le printemps était partout, mais Joyce ne voyait rien du dehors, ni les bourgeons sur les arbres ni les massifs de fleurs devant la maison. Elle n’était qu’un bloc sombre de tristesse, de colère, de peur.

Nouveau coup de tord-boyaux avant de fermer les stores et de sortir son téléphone pour composer en tremblant le numéro de Florence Gallo.

— Florence ? C’est Joyce. Il a changé l’heure du rendez-vous !

Son interlocutrice fut prise de court, mais Joyce ne lui laissa pas le temps d’argumenter :

— Il arrive ! Je ne peux pas vous parler !

Florence tenta de la calmer :

— Suivez exactement le plan que nous avons élaboré ensemble, Joyce. Fixez l’appareil sous la table de la salle à manger avec du ruban adhésif, d’accord ?

— Je… Je vais essayer.

— Non, Joyce, n’essayez pas, faites-le !

Dans le tiroir de la cuisine, elle trouva un rouleau de gros scotch, en découpa plusieurs bandelettes et s’en servit pour plaquer le mouchard sous un guéridon près du canapé.

Au même moment, une voiture tourna au coin de la rue : une Cadillac Escalade noire aux vitres teintées qui marqua un arrêt sous les arbres. L’une des portières arrière s’ouvrit, permettant à Tad Copeland de descendre du véhicule. Puis, pour ne pas attirer l’attention, le SUV fit demi-tour et alla se garer plus loin, à l’angle de Lenox Avenue.

Visage fermé, pull à col sombre, veston en tweed, le gouverneur ne s’attarda pas sur le trottoir et grimpa rapidement la volée de marches qui menait sous le porche du numéro 266. Il n’eut pas à sonner. Les traits tirés, les yeux brillants, le regard fou, Joyce le guettait par la fenêtre et lui ouvrit elle-même la porte.

Dès les premières secondes, Copeland comprit que la partie allait être difficile. La femme dont il était autrefois tombé amoureux, si radieuse, si vive, s’était transformée en une bombe artisanale, détrempée d’alcool, imprégnée d’héroïne, dont on avait enclenché le minuteur.

— Bonjour, Joyce, lança-t-il en refermant derrière lui.

— Je vais révéler à la presse que Claire est ta fille, attaqua-t-elle sans préambule.

Copeland secoua la tête.

— Claire n’est pas ma fille. Ce ne sont pas les liens du sang qui fondent les familles, tu le sais aussi bien que moi.

Il s’avança vers elle et prit sa voix la plus convaincante pour la raisonner :

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, Joyce. J’ai engagé un policier sur place, pour être tenu constamment informé de tous les progrès. La police française est compétente. Les enquêteurs font tout leur possible.

— Ce n’est pas suffisant.

Tad soupira.

— Je sais que tu as repris la dope. Je ne crois vraiment pas que ce soit le meilleur moment.

— Tu me fais surveiller ?

— Oui, pour ton bien ! Tu ne peux pas rester comme ça ! Je vais te trouver une clinique pour…

— Je ne veux pas d’une clinique ! Je veux qu’on retrouve Claire !

Un bref instant, par contraste, en la voyant hurler comme une furie, le visage défait et la bave aux lèvres, il se rappela leurs étreintes, quinze ans plus tôt, sensuelles, harmonieuses, fougueuses, délicieuses. À l’époque, il avait éprouvé pour elle une attirance infernale. Une passion physique et intellectuelle intense qui n’avait pourtant pas grand-chose à voir avec l’amour.

— Claire est ta fille et tu dois l’assumer ! rabâcha-t-elle.

— Il n’a jamais été question qu’on ait un enfant ensemble. Tu connaissais très bien ma situation. Excuse-moi de te le rappeler crûment, mais tu m’as toujours assuré que tu te protégeais. Et quand tu es tombée enceinte, tu m’as dit que tu n’attendrais rien de moi et que tu élèverais cet enfant toute seule.

— Et c’est ce que j’ai fait pendant quinze ans ! rétorqua Joyce. Mais là, c’est différent.

— Qu’est-ce qui est différent ?

— Claire a été enlevée depuis un mois et tout le monde s’en fout, bordel ! Lorsqu’on apprendra que c’est ta fille, les flics se donneront les moyens de la retrouver.

— C’est absurde.

– ça deviendra une affaire d’État. Tout le monde en parlera.

Le ton de Copeland se fit plus ferme, teinté d’exaspération et de colère :

– Ça ne changera rien, Joyce. Si cette révélation pouvait représenter une chance de plus de sauver Claire, je la ferais, mais ce n’est pas le cas.

— Tu es gouverneur des États-Unis.

— Justement, je suis gouverneur depuis cinq mois. Tu ne peux pas torpiller ma vie comme ça !

Elle explosa en larmes :

— Ce que je ne peux pas faire, c’est abandonner Claire sans réagir !

Copeland soupira. Au fond, il la comprenait. Se mettant un moment à la place de Joyce, il pensa à Natasha, sa propre fille. Sa vraie fille, celle qu’il avait élevée. Celle dont il avait préparé les biberons à 3 heures du matin. Celle pour laquelle il s’était rongé les sangs chaque fois qu’elle tombait malade. Il admettait sans mal que, confronté à son enlèvement, lui aussi aurait tout fait pour la récupérer. Y compris des actes vains et irrationnels. C’est à ce moment précis qu’il réalisa que l’enfer venait de s’ouvrir sous ses pieds et qu’il allait tout perdre : sa famille, sa fonction, son honneur. Il allait tout perdre alors qu’il n’était en rien responsable de l’enlèvement de cette gamine. Il avait toujours assumé ses actes, mais de quoi était-il question dans cette affaire ? D’une relation entre deux adultes consentants. D’une relation avec une femme qui à l’époque prônait et assumait sa liberté sexuelle. D’une société hypocrite qui stigmatisait l’adultère, mais qui s’accommodait des hécatombes liées aux armes à feu. Il n’avait pas envie de s’excuser pour son comportement, il n’avait pas envie de faire acte de repentance.

— Ma décision est prise, Tad, lança Joyce. Tu peux t’en aller à présent.

Elle lui tourna brusquement le dos, s’éloignant dans le couloir, mais Tad n’était pas disposé à baisser les bras sans réagir. Il lui courut après, la rejoignit dans la salle de bains.

— Joyce, écoute-moi ! cria-t-il en l’attrapant par les épaules. Je comprends parfaitement la peine qui te submerge, mais tu n’es pas obligée de me détruire pour autant.

En cherchant à se libérer de son emprise, elle le frappa au visage avec ses poings. Surpris, il commença à la secouer.

— Ressaisis-toi, bon sang ! Ressaisis-toi !

— C’est trop tard, s’étrangla l’autre.

— Pourquoi ?

— J’ai déjà contacté une journaliste.

— Tu as fait quoi ?

Elle hoqueta :

— J’ai rencontré une journaliste du Herald. Florence Gallo. Elle va révéler la vérité.

— La vérité, c’est que tu es une sale petite garce !

Longtemps contenue, la colère de Copeland explosait tandis que Joyce cherchait toujours à se débattre. Il la gifla.

— Au secours, Florence ! Au secours !

Animé d’une rage folle, Copeland la secoua plus fort avant de la projeter brutalement en arrière.

Joyce ouvrit la bouche pour hurler, mais elle n’en eut pas le temps. Elle tomba à la renverse, tendant désespérément le bras pour se raccrocher à quelque chose. L’arrière de son crâne percuta la vasque tranchante du lavabo. Un craquement sec, comme celui d’une branche de bois mort, résonna dans la pièce. Médusé, dépassé par son geste, Copeland resta cloué sur place. Le temps ralentit jusqu’à se figer. Longtemps. Puis il reprit son cours par brusques saccades.

Le corps de Joyce était allongé sur le sol. L’homme politique se jeta à son chevet, mais il comprit très vite qu’il était trop tard. En état de choc, il resta agenouillé une bonne minute, prostré, muet, sidéré, les mains et les bras agités de tremblements. Puis les digues sautèrent :

— Je l’ai tuée ! hurla-t-il en s’effondrant en larmes.

Il avait perdu le contrôle pendant seulement trois secondes ! Trois secondes qui venaient de faire basculer sa vie dans l’horreur.

La tête enfouie dans ses mains, il laissa la vague de panique déferler et le submerger. Puis la terreur reflua et il reprit peu à peu ses esprits. Il décrocha son portable pour prévenir la police. Il avait commencé à pianoter le numéro lorsqu’il s’arrêta net. Une interrogation le taraudait : pourquoi Joyce avait-elle hurlé pour appeler cette journaliste à la rescousse ? Il quitta la salle de bains pour retourner dans le salon. Là, il ouvrit les tiroirs et les portes de l’armoire ; il inspecta les rideaux, les bibelots et les meubles. Il mit moins de deux minutes pour trouver le portable scotché sous le guéridon et s’empressa de l’éteindre.

Cette découverte eut sur lui un effet étrange. Elle le métamorphosa, transformant ses sentiments. À présent, il n’avait plus du tout l’intention de se rendre, de courber la tête ou de faire acte de contrition. Il se persuada facilement qu’il n’était coupable de rien. À bien y réfléchir, c’était lui la véritable victime. Il allait se battre et vendre chèrement sa peau. Après tout, la vie lui avait toujours souri. Ce n’était peut-être pas aujourd’hui que sa bonne étoile allait l’abandonner.

Sur son téléphone, il composa le numéro de ladite bonne étoile, restée dans la voiture garée devant la maison.

— Zorah, viens vite ! Et amène Blunt avec toi. Discrètement.

— Qu’est-ce qui se passe, Tad ? demanda la voix à l’autre bout du fil.

— Il y a un problème avec Joyce.

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