Mercredi

5

Sur la place Adem Dede, tous manient depuis les premières lueurs du jour des balais et des seaux, des tuyaux d’arrosage et des brosses, des détergents universels et des décapants à peinture. Juchés sur des échelles, penchés sur les balcons, dressés sur des chaises, ils utilisent des brosses à dents pour décaper avec minutie les détails des portes sculptées ou s’étirent au-dessus des toits des voitures pour tamponner méticuleusement les taches orange avec du rénovateur. Manches et jambes de pantalon remontées de façon impudique en raison de la chaleur et des efforts réclamés, Hafize lave les degrés de l’entrée et récure la façade en bois de la galerie Erkoç pour faire disparaître les pointillés des volutes florales. Mme Durukan s’étire à l’extérieur du paravent du balcon pour arroser généreusement le mur extérieur de son appartement et apostropher les passants mécontents de recevoir une douche, comme s’ils étaient les responsables de tout ceci. Le volet roulant de la boutique de Kenan l’a protégé contre le plus gros de l’attaque des bots marqueurs mais même la Géorgienne impudique est à genoux sur son balcon, les cheveux ramenés en arrière par un foulard. Une trêve a été signée entre Bülent et Aykut qui nettoient chaises, tables et vitrines éclaboussées avec des tampons à récurer. Des ruisselets d’eau orangée traversent la place, fusionnent, s’engouffrent dans les bouches d’égout et les failles invisibles séparant les pavés, forment des cascades sur les marches de la ruelle des Teinturiers. Un scanner de fréquences de la police eût permis d’obtenir un plan des cours d’eau souterrains d’Eskiköy, se dit Georgios Ferentinou assis à sa table habituelle – qui vient d’être nettoyée – devant la çayhane de Bülent. Un autre plan d’une Istanbul secrète. Toute sa partie de la maison des derviches reste piquetée, mais il laisse à la première averse le soin d’emporter la teinture.

« J’envisage de porter plainte », déclare Bülent qui essore son balai à franges puis vide un autre seau dans le caniveau.

« Contre la police ? Ce sera une perte de temps, rétorque Lefteres.

— Non, contre lui. »

Bülent a incliné la tête vers Günesli Sok et la meyhane d’Aykut. Les vieux Grecs en restent muets de gêne.

« Tu ne vas tout de même pas ouvrir les hostilités ? lance Lefteres.

— Eh bien, quelqu’un les a déjà ouvertes, que ça nous plaise ou non », déclare le père Ioannis. C’est un personnage imposant, avec sa barbe et sa longue robe noire. Il est encore plus taciturne et sombre que de coutume et Georgios remarque que ses mains s’affairent à nouer et dénouer sa cordelette à prières. « Ils s’en sont pris à l’église, la nuit dernière. Avec des bombes de peinture. Allah est grand. Les infidèles brûleront. Grecs pédophiles !

— En avez-vous touché deux mots à Hüseyin Yasayan ? »

Hüseyin est l’imam de la petite mosquée des tulipes et un historien amateur éclairé de Beyoglu et sa population. Georgios a fréquemment puisé dans ses vastes connaissances communautaires pour dresser ses plans d’un Istanbul alternatif.

« Je l’ai joint. Il ne peut pas faire grand-chose contre Hizir.

— Le Saint vert en personne ? Nous avons un sérieux problème.

— Hüseyin parlera des rapports entre nos communautés lors des prières du vendredi, mais ses fidèles ne sont pas en cause. C’est ce mouvement spontané, ce tarikat populaire. Dieu nous protège des jeunes exaltés. Il les redoute autant que nous. Il devrait signaler ce genre d’incidents au ministère des Affaires religieuses, mais s’il le fait la mosquée des tulipes s’envolera en fumée juste après Saint-Panteleimon. Tout ça finira mal.

— Vous savez, déclare Lefteres en touillant son thé. Je pense en fin de compte accepter cette commande.

— Le pamphlet ?

— Contre cette femme. » Il désigne de la tête la Géorgienne qui a interrompu ses activités le temps d’essuyer son front.

« N’as-tu pas dit que tu devais t’assurer qu’il s’agissait d’une juste cause et d’un besoin social évident ? rappelle Bülent.

— Je peux faire abstraction du bien-fondé si l’utilité est indéniable, rétorque Lefteres. Et dans ces circonstances, elle ne pourrait l’être plus.

— Alors, que Dieu protège cette femme », murmure le père Ioannis.

Tous autour de la table sont conscients que leur minorité veut en montrer une autre du doigt afin d’indiquer dans quel camp elle se place.

« Je prépare un nouveau pari, annonce Georgios Ferentinou pour rompre le silence pesant. Celui d’une attaque terroriste – réussie ou déjouée – impliquant l’utilisation du gaz au cours des dix jours à venir.

— Je suis preneur, lance Bülent. C’est ça, le sujet de vos réunions ?

— Ils ont des informations. C’est très intéressant. Un ensemble d’experts dans divers domaines. Je me suis retrouvé à côté d’un zoologue qui étudie les méthodes qu’emploient les oiseaux pour informer presque instantanément leurs congénères d’un danger. Vous ne trouvez pas ça fascinant ? Les terroristes peuvent-ils échanger ainsi des signaux ? Il faudrait réussir à décrypter ce langage. Il y a aussi Selma Özgün, une psychogéographe. Elle s’intéresse à la façon dont l’architecture de tel ou tel quartier a – au fil des siècles – influencé mentalement et socialement ses habitants. Je comprends en quoi cela peut fournir des indices sur les lieux où des terroristes porteront de préférence leurs coups, et aussi où ils peuvent se cacher et se réunir. Il y a des constantes, en ces domaines. Ils ont même recruté notre seul et unique écrivain de science-fiction. C’est ma foi assez habile.

— La grande crainte, c’est qu’ils fassent exploser un de ces énormes méthaniers qui empruntent le Bosphore, intervient Bülent. J’ai vu ça à la télévision. Istanbul est tout particulièrement vulnérable : les collines qui bordent le détroit contiendront l’onde de choc qui pourrait atteindre par endroits une intensité équivalente à celle d’Hiroshima.

— Puisse Dieu vous pardonner de vous intéresser à de pareils sujets, murmure le père Ioannis.

— Eh bien, on regarde souvent Discovery Asia quand on a un enfant de trois ans, rétorque Bülent. Je ne m’en plains pas, j’ai appris énormément de choses.

— Je crois que c’est ce que redoute Ogün Saltuk, déclare Georgios.

— Ogün Saltuk ? N’est-ce pas l’individu…, commence Constantin.

— C’est bien lui », confirme Georgios.

Constantin fronce les sourcils et se concentre sur la petite cuiller qu’il fait tourner, comme si c’était l’axe d’Istanbul.

« Cet homme dont tu disais qu’il ne ferait jamais une véritable carrière académique, qu’il n’avait aucune pensée originale.

— J’ai dit bien pire sur lui, et je soutiens toujours que c’est un fieffé imbécile doublé d’un plagiaire éhonté. Mais tout ceci m’intéresse. Je veux assister à la suite.

— Tu ne crois donc pas à cette histoire de méthanier ? s’enquiert Bülent.

— C’est trop évident.

— Dix contre un qu’Ogün Saltuk avance cette possibilité, lance Constantin.

— Et toi, qu’en penses-tu ? ajoute Bülent.

— Je ne sais pas. Je perçois quelque chose, des forces en mouvement, des déplacements que je ne peux pas voir mais sentir.

— Tu finiras par voir des djinns, se moque Lefteres. Hé ! Ça pourrait être ça, non ?

— Eh bien, je suis prêt à miser quelque chose sur l’utilisation du gaz, décide Bülent. Je ne me suis encore jamais trompé. »

Lefteres se lève, avec difficulté.

« Je vous laisse, messieurs. J’ai un pamphlet à écrire. »

Le suivant à quitter la table est le père Ioannis.

« Je sais qu’il n’a pas la possibilité d’y changer quoi que ce soit, mais je vais malgré tout aller en toucher deux mots à Hüseyin. Et, pour ceux que ça intéresserait, sachez que je compte dire les vêpres, ce soir. »

Ne restent que Georgios et Constantin qui apprécient le brusque silence comme seuls des hommes en sont capables, sans éprouver le besoin de le combler avec des mots. L’Égyptien allume une cigarette et se tasse sur son siège, avec une sérénité inhabituelle. Il libère un fin ruban de fumée dans l’air chaud. Autour d’eux les lessivages, frottages et récurages de la place Adem Dede incombent aux diverses personnes concernées, mais toutes ont simultanément décidé d’interrompre leurs activités. Il fait trop chaud pour travailler.

Georgios considère son ami. Cynique, manipulateur, médisant comme une veuve et vindicatif au moindre tort subi, un homme aux motivations opaques et au cœur inaccessible, Constantin n’est pas un individu que Georgios se choisirait pour ami. Originaire d’Alexandrie, il prétend que sa famille est aussi ancienne que le nom de la ville du Delta, qu’ils sont des fils et des filles d’Alexandre. Il parle sept langues, dont le grec classique, a étudié cinq religions sans adhérer à aucune et a fréquenté trois universités dans les capitales de trois anciens empires. Nationalisme puis Islam, deux inventions du XXe siècle, ont balayé en Égypte trois millénaires d’hellénisme, en premier lieu au Caire qui a toujours été un creuset politique. Mais Alexandrie, ville cosmopolite sur le déclin, ne pouvait rester à l’écart des forces en expansion dans la totalité du monde islamique. Le gouvernement ayant décidé d’abattre tous les porcs du pays afin d’éliminer les vecteurs potentiels du virus H1N1 de la grippe porcine, la population voulut étendre ces mesures à leurs propriétaires, autrement dit les non-musulmans. À Alexandrie, où les coptes étaient toujours nombreux, ce fut la petite communauté grecque qui fit les frais de ce qui reçut le nom d’Émeutes des Cochons. En dix jours, tous les Grecs furent éliminés. Constantin avait vu les flammes s’élever du dôme défoncé de Saint-Athanasios, lorsqu’il prit finalement l’avion pour fuir le pays. Il possédait encore dans cette ville quelques biens qu’il gérait par l’entremise de sociétés fictives, encaissant leurs loyers grâce à quelques intermédiaires et fonctionnaires corrompus ; de quoi lui permettre de vivoter à Istanbul. D’une communauté grecque agonisante à la suivante. Déclin : le lent repli sur soi du monde, le hüzün, ce sens typiquement stambouliote de nostalgie mélancolique.

« J’ai vu Ariana, annonce alors Georgios.

— Tu lui as parlé ?

— Non.

— Alors, tu as intérêt à te secouer, Ferentinou. Elle compte repartir vendredi.

— Comment le sais-tu ?

— Nous ne sommes pas les seuls Grecs de Beyoglu. Je peux te donner son téléphone.

— Tu voudrais que je l’appelle ?

— Tu as laissé pas mal de choses en suspens, il y a près de cinquante ans.

— Bien avant que tu débarques à Eskiköy, lance sèchement Georgios. Tu crois tout savoir, mais tu ne sais rien du tout. Un vieux colporteur de ragots, voilà ce que tu es. »

Il se lève et lâche une poignée de pièces sur la table. Il est exact qu’il a des affaires à régler depuis quarante-sept ans, mais Constantin, à son aise comme une puce sur le dos d’un chien dans son exil volontaire, croit que c’est aussi simple qu’un amour non partagé. Il y a certes de tels sentiments, mais le temps et la politique ont transformé tout cela en besoin d’absolution. Georgios Ferentinou redoute qu’Ariana Sinanidis le tienne pour responsable de la mort de Meryem Nasi.


Necdet ne saurait dire combien de temps s’est écoulé depuis qu’il a mis pour la dernière fois les pieds dans une mosquée, mais le corps acquiert des habitudes qu’il ne peut oublier. Se laver les pieds, les mains, le visage et le cou, les oreilles. Se purifier avec l’eau qui coule du cœur d’Hizir. Le Saint vert a pris congé et les djinns ont regagné les frontières de leur monde, mais il entend toujours leurs murmures comme le vent qui agite les feuilles d’un arbre. Ils ont de tout temps été attirés par les mosquées, les mescids, les tombeaux et les pierres sacrées. Il laisse ses baskets à l’entrée. De la beauté des mosaïques aux lampes de cuivre massif, Necdet peut constater que la mosquée des tulipes a autrefois bénéficié de dons importants, mais ses revenus ont dû s’étioler en même temps que le voisinage et elle n’a plus les moyens de s’offrir un pensionnaire chargé de veiller sur les chaussures des visiteurs. Sous ses pieds nus le tapis est épais et souple, il y plie ses orteils. Les djinns ne pénètrent naturellement pas dans la mosquée et restent sur le seuil, où ils volettent en faisant bruire leurs ailes. Selon les lois de Dieu, ils ne sont pas autorisés à aller plus loin.

Le tarikat s’est réuni sous la loge, la plate-forme réservée aux aristocrates, qui sont plus près de Dieu de quelques mètres, mais Necdet ne se joint pas encore à eux. Il a en lui d’autres réflexes conditionnés et se positionne sur le tapis en face du mihrab, pour se prosterner. Le corps ne peut oublier ces mouvements, pas plus que la langue ne pourrait oublier l’arabe. Le rituel le soumet à des exercices, étire ses muscles. Il s’agenouille, les mains sur les cuisses. La sérénité qui l’envahit est profonde. Il lève les yeux vers la mosaïque de la coupole. Il y a des mots, tout là-haut, étirés et dissimulés par les motifs géométriques, des mots cachés. Il parvient à les discerner, s’il se concentre. Les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, entrelacés de tiges, de feuilles et de fleurs. Un jardin du paradis s’épanouit sous le dôme. De quelles fleurs s’agit-il ? Des tulipes. N’est-ce pas le nom que porte cette mosquée ? Necdet remarque qu’elle est très belle et qu’il ne sait rien sur elle. De quand date-t-elle, qui l’a construite, pourquoi ? Elle est magnifique, alors qu’il est ignorant. Il n’a jamais considéré le bâtiment où il vit autrement que comme un lieu où dormir, fumer et se dissimuler, mais la maison des derviches a elle aussi une histoire, des vies qui s’y sont imbriquées, des vies de saints hommes. Il prend soudain conscience que ce couvent est très ancien. Qu’y a-t-il eu en premier, les mosquées ou les tekkes ? Qui étaient ces derviches, qu’est-ce qui les a incités à s’installer en ce lieu ? Qu’est-ce qui y a attiré Ismet et son tarikat, le bâtiment lui-même, son histoire, Dieu ou autre chose ?

« Que la paix soit avec vous », dit-il en s’asseyant sur le tapis au milieu des frères. Tous le saluent par des murmures. Des visages lui sont familiers, car bon nombre d’entre eux sont déjà passés au tekke, mais il y a aussi des hommes qu’il voit pour la première fois. Necdet les regarde tour à tour, détails, différences, personnalités. Ce sont des gens, des individus.

« Au nom de Dieu, je te souhaite la bienvenue au sein du groupe Adem Dede, lui dit Ismet. Tu connais déjà certains d’entre nous, mais je vais te présenter au tarikat. Nous avons été témoins de choses qu’il est impossible d’expliquer, nous savons que tes propos et tes visions s’apparentent à des prophéties divines. Si nous nous sommes réunis, c’est pour en apprendre plus, sans contrainte, dans l’esprit de notre fraternité, afin de déterminer si tout ceci est ou non halal. »

L’homme corpulent en chemise à rayures qui se trouve à l’opposé du cercle prend à son tour la parole. Necdet sait qu’il est mécanicien et travaille dans un garage. Il s’appelle Yusuf et il vient en second dans la hiérarchie de ce groupe.

« Dieu a voulu que nous fondions ce tarikat afin d’étudier l’application de Sa justice dans une société urbaine moderne. La volonté divine est intemporelle, et elle ne peut être divisée mais, comme un diamant, les reflets de ses facettes changent en fonction de la lumière. Si nous révérons les vies et les exemples des hadith, nous avons repris le Coran en tant que fondement inébranlable de notre foi. Dans le saint Coran la lumière est plus vive. Chaque mot définit la juste société – la société de Dieu – la vraie charia. Notre tâche – loués soient Dieu et Mahomet son prophète – consiste à faire appliquer cette loi au niveau de la population. Litiges dans la rue, entre familles, individus, petits commerçants. Tous ont besoin de justice. Nos magistrats sont dans le meilleur des cas imbus d’eux-mêmes, lorsqu’ils ne sont pas corrompus. Ils nous regardent de haut et se prononcent en fonction de valeurs humaines et non divines.

— Des valeurs amorales, murmure le gros Yusuf.

— Sans oublier le coût. S’adresser aux tribunaux est bon pour les nantis. Les avocats s’enrichissent grâce aux écrits, aux contrats et aux divorces. Ils font traîner les affaires, à n’en plus finir, afin de réclamer un maximum d’honoraires. Pourquoi la loi est-elle payante ? Pourquoi la justice n’est-elle accessible qu’à ceux qui ont de l’argent ou des amis influents ? C’est de la corruption. La justice divine est pure et la justice divine est gratuite. Ce tarikat, si Dieu le veut, s’est donné pour but de préparer des saints hommes à régler les litiges dans un contexte communautaire. Dès l’instant où il y a dans le monde entier des associations de microcrédit, pourquoi ne ferait-on pas la même chose pour une microjustice ? Nous proposons une nouvelle charia à ceux qui acceptent de se soumettre à nos décisions. Nous tentons de rendre des décisions rapides, équitables, transparentes et conformes au saint Coran.

« Nous voici confrontés à un cas qui met à l’épreuve notre foi et nos capacités. Necdet, tes visions et prophéties peuvent renforcer grandement notre statut au sein de cette communauté, mais il faut au préalable déterminer si tout ceci est ou non halal. Alors, que prétends-tu voir ?

— Je vois des êtres, des créatures, des choses vivantes qui ne sont pas de ce monde… des entités constituées de feu, des doubles de personnes, leur image reflétée dans le sol.

— En vois-tu, à présent ? veut savoir Yusuf.

— Non, pas en ce moment.

— L’entrée des mosquées est interdite aux djinns, rappelle Ismet. Les djinns sont cités dans le Coran. Sourate 6 et toute la sourate 72…»

Yusuf lève un doigt. « Nous n’avons pas encore déterminé si ce sont effectivement des djinns, mon frère. »

Ismet s’assied, ne tenant plus en place. Necdet sent un calme profond l’envahir et l’ancrer dans le marbre.

« J’ai eu la vision d’un nourrisson consumé par des flammes, déclare-t-il. Dans les toilettes, là où je travaille. J’ai vu des esprits dans les ordinateurs.

— Mon frère est employé au Centre de sauvetage commercial Levent, précise Ismet.

— J’ai vu des rues qui en étaient envahies », ajoute Necdet qui entend de nouveau leurs bruissements, crépitements et impacts alors qu’ils passaient par-dessus, autour et à travers les uns des autres. « J’en ai vu dans toutes les voitures, toutes les rues, sur les épaules des passants, à l’intérieur du sol…

— Nous devons tenir compte d’une interprétation contemporaine », déclare Armagan, un vieux derviche grisonnant qui a des lunettes et un air scrutateur.

« Évidemment, approuve Yusuf. Continue, Necdet.

— Et j’ai vu celui qui est leur maître. »

Tous se redressent, se raidissent ou reprennent leur souffle.

« Peux-tu nous en dire plus ?

— Oui. » Necdet sait que le moment de tout révéler est venu, parce qu’il hume une odeur végétale dans la mosquée des tulipes, une fragrance de fleurs et d’eau profonde. « Quelque chose m’a incité à sortir du bureau, par une porte de service. Il y a des couloirs, des tunnels qui s’enfoncent dans le sol, bien plus bas que les gens ne s’en doutent, au-dessous de Levent. On trouve une fontaine, tout en bas, une très vieille fontaine, de l’époque païenne. Mais l’eau coule toujours. Et il était assis là, juste à côté.

— Qui ?

— L’homme vert. »

Hizir, Hizir. Le nom fait le tour du cercle. Le Saint vert. Dieu est grand. Dieu est grand.

Yusuf lève une fois de plus la main.

« Je vous en prie, mes frères. Frère Necdet, pourrais-tu nous le décrire ?

— J’ai vu un vieillard en djellaba verte, et il m’a semblé à la fois plus vieux et plus jeune que tout ce qui existe. Il avait un nez crochu, une grande barbe de vieil Ottoman et des yeux verts. Il s’en élevait une odeur d’eau, d’eau profonde, très très pure. Il souriait mais c’était également terrifiant. Il paraissait dangereux, très vieux et totalement incontrôlable, capable de raser une ville sur une lubie. J’étais à la fois terrorisé et serein, car comment aurais-je pu avoir peur de lui ?

— Allah est grand ! » s’exclame Bedri, un garçon venu de l’est qui travaille à l’hôtel Taksim.

« Le saint Coran…, intervient Ismet.

— Hizir, Al-Khidr, n’est pas nommément cité dans La Caverne, rappelle Yusuf. Il est l’inconnu qui rencontre Moïse, et c’est tout ce qui est dit de lui dans cette sourate. Et aussi qu’il est le vizir de Zul-Qarnayn.

— Il est ici », leur annonce Necdet. Et tous les membres du tarikat sont saisis de respect et de frayeur. « Je le vois, il se tient juste à côté de toi, Hasan. » Le jeune homme au semblant de moustache se raidit. Sous l’effet d’un brusque courant d’air, les lampes de la mosquée se balancent à l’extrémité de leurs longues chaînes. Necdet s’incline devant le personnage tout de vert vêtu assis en tailleur sur le tapis. Yusuf lève les mains pour calmer les membres du cercle.

« Mes frères, nous avons peut-être un saint parmi nous, mais Dieu est en nous. Frère Necdet, j’ai une question à te poser. Tu étais présent lors de l’attentat à la bombe dans le tram de Levent, lundi matin.

— Oui, c’est exact.

— Seul l’auteur de l’attentat est mort. Je ne parlerai pas de martyr, car nul n’a revendiqué cet acte. Tes visions ont débuté juste après l’explosion, je crois ?

— C’est exact. Je tentais de fuir la police, quand j’ai vu la tête.

— La tête ? Quelle tête ?

— Sa tête. La tête de la femme qui venait de se faire exploser. Je l’ai vue flotter dans les airs, et de la lumière en jaillissait.

— Avais-tu déjà eu des visions de ce genre, avant cet attentat ? Il faut que ce soir clairement établi.

— Non, jamais.

— Est-il possible que ces djinns, et même Hizir en personne, soient des… des illusions, des hallucinations dues au fait que tu étais juste à côté de l’explosion ?

— Un de mes amis s’est trouvé dans le rayon d’action d’une bombe artisanale kurde, lorsqu’il faisait son service militaire à Gaziantep », intervient Necmettin, un jeune homme décharné et boutonneux d’une vingtaine d’années que Necdet a toujours considéré comme étant le plus proche de lui tant par sa personnalité que par son tempérament. « C’était une épave. Rien de physique, tout là-dedans…» Il tapote sa tempe. « Des horreurs, des choses incroyables. Des trucs qui le dévoraient de l’intérieur. Il se croisait dans l’escalier. Troubles nerveux post-traumatiques. Ils le savaient, mais ils ont refusé de l’admettre.

— Je suis allé dans cet endroit qu’ils appellent Divrican », intervient le gros Sefik, un gros ours docile à l’étrange barbe rousse. « Pendant mon service militaire. Il y avait là-bas tout un village dont la population voyait des djinns, des anges et des fantômes. C’étaient des Kurdes. Des Yazidis. Des adorateurs du Démon.

— Mon frère a vu immédiatement que la fille qui travaille à la galerie d’art était enceinte, déclare Ismet. Necdet a pu le lui annoncer parce qu’il venait de voir son karin dans le sol.

— Nous avons déjà estimé que ça n’avait rien d’islamique », gronde Yusuf.

L’imam, un vieil homme cultivé qui porte des lunettes aux verres épais, s’est déplacé sous le balcon des femmes pour étudier un carreau mural ici, un bout de tapis effiloché là, une ampoule grillée ailleurs, mais en gardant toujours un œil sur les membres du tarikat. Qu’ils aient haussé le ton l’incite à relever la tête et à les considérer durement.

« Mes frères, nous sommes dans une salle de prières », rappelle Ismet.

Mais Necdet le voit soutenir le regard de l’imam, qui finit par se détourner.

« Frère Necdet, je vais à présent t’interroger sur ta vie. Pourquoi es-tu venu t’installer avec ton frère dans le couvent des derviches ?

— C’est sans rapport avec ce qui nous intéresse, rétorque Ismet.

— Il y a ici des frères qui n’ont pas assisté à toutes tes réunions dans le couvent des derviches.

— J’ai mis le feu à ma sœur, un jour où je ne savais plus ce que je faisais à cause de la drogue, répond Necdet. Je n’étais pas quelqu’un de bien, à l’époque. J’étais paresseux, rebelle, immoral et désobéissant, et je n’avais aucun respect pour l’islam. Je consommais et vendais de la drogue, je volais des voitures et de l’argent à mes voisins, je pénétrais chez eux par effraction et je provoquais des bagarres. Je frappais les gens pour le plaisir. J’étais constamment rongé par la colère. »

Alors qu’il s’exprime, Necdet ne peut détacher ses yeux de ceux du Saint vert. Hizir lui soutire ces mots comme si c’était l’eau d’un puits. « J’ai fait cramer ma sœur parce qu’elle m’avait regardé de travers. Mon père m’aurait tué, si Ismet ne s’était pas occupé de moi, s’il ne m’avait pas éloigné de mes mauvaises fréquentations. J’étais un bon à rien et il m’a procuré un toit et un travail.

— Je me suis contenté de te prendre avec moi, rappelle Ismet.

— Peux-tu déclarer qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est son prophète ? demande Yusuf.

— C’est comme si j’avais été endormi, ou enfoui dans la terre, ou encore que mes yeux ne s’ouvraient qu’à moitié, mais je me suis finalement réveillé et j’ai vu des choses. Je crois que je feignais seulement d’être un homme, auparavant. Comment est-ce possible ?

— Quelle est ta profession de foi ? insiste Yusuf.

— La foi en Dieu ne peut être imposée, intervient Ismet.

— Nous sommes des juges, pas des mystiques.

— Je ne vois pas la différence. Nous sommes à la fois des juges et des mystiques. Pour que les gens puissent s’en remettre à nos décisions, ils doivent savoir qu’elles sont dictées par Dieu et non par des hommes. Telle est la puissance divine.

— Les piètres mises en scène dégradent notre œuvre.

— C’est la volonté de Dieu qui se manifeste. Il nous a transmis un don rare et précieux. Nous n’avons pas à déterminer pourquoi, comment et à qui il l’a attribué. Nous en serions incapables. Tout ce que nous avons à faire, c’est accepter ses présents.

— Pure superstition.

— Cela attire les fidèles.

— C’est la police, que Necdet va attirer jusqu’à nous », marmonne Armagan.

Ismet se tourne vers lui. « Laissons venir les policiers ! Cela ne fera que démontrer leur faiblesse, leur peur, à quel point ils sont éloignés et coupés des véritables aspirations et besoins du peuple. S’ils nous persécutent, ce sera la preuve que nous exécutons les volontés de Dieu. Oui, qu’ils viennent, et nous établirons que nous sommes les plus forts. Votons. Qu’en dites-vous, mes frères ? J’estime que les dons de Necdet lui ont été accordés par Dieu.

— Ils sont haram, rétorque Armagan.

— Halal », contre le jeune homme au semblant de moustache dont l’ami a été victime de la bombe artisanale.

Le vote se poursuit, et le comportement de chacun est prévisible. Les jeunes votent pour, les plus âgés contre.

« Non, fait Yusuf. C’est haram. »

Mais il sait qu’il a perdu la partie, ainsi que son influence au sein du groupe.

« C’est conforme à la loi islamique, déclare le dernier derviche.

— Ne nous désunissons pas, mes frères, demande Ismet en tendant sa main à Yusuf. Dieu est unique.

— Dieu est unique », approuve Yusuf en prenant sa main.

Puis les membres du tarikat se séparent sur une brève prière.

Tous se lèvent. Les jeunes gens se regroupent autour d’Ismet. Ils l’appellent déjà Dede, grand frère, le titre qu’on donne au responsable d’une communauté de derviches. Ismet Dede. Cheikh Ismet.

Hizir reste assis sur le tapis. Qu’as-tu fait ? pense Necdet. C’est d’une voix aussi gaie que le printemps qu’Hizir lui répond : Qui a dit que j’étais un saint apprivoisé ?

Ismet a quelques paroles pour chaque membre du tarikat qui quitte la mosquée, une poignée de main, une tape dans le dos, une brève étreinte. Lorsque tous ont remis leurs chaussures et regagné leur garage, leur banque, leur magasin, leur rame de métro ou leur taxi, Necdet demande à son frère : « Que se serait-il passé, si le vote avait été négatif ?

— Pourrions-nous imposer le respect en tant que cadis, si nos jugements n’étaient pas appliqués ?

— Je ne saisis pas.

— La moitié de la loi est la possibilité de la faire respecter. Même les juges qui n’ont pas la foi te le diront. »

L’imam les regarde. Il est évident qu’il voudrait voir partir ces jeunes exaltés, ces fauteurs de troubles en puissance. Il désire récupérer sa belle mosquée, ce monument historique. Ismet fait doucement tourner son frère sur le côté, pour le dissimuler à la vue de l’imam, et il entrouvre avec désinvolture sa veste. Dépassant de la ceinture de son pantalon, on peut voir la crosse d’un revolver. Dehors, sous la vive clarté du jour, les djinns vont et viennent comme des étourneaux.


« Rouge ? Oui ? »

Assise, Beshun Ferhat trône au milieu de ses lapins et oiseaux. Elle a à ses pieds d’énormes packs de graines agrémentés de photographies d’aubergines, de poivrons et de tomates rebondies décolorées au point d’en être monochromes. Sur la petite table visible à sa droite se trouvent un verre de thé, un cendrier sur lequel une Sobranie Black Russian glissée dans un porte-cigarette d’ivoire embaume l’air de sa merveilleuse odeur d’encens et un lapin blanc retenu par une laisse. Beshun Ferhat est une femme montagne, partant en pente du sommet de sa tête jusqu’à son pantalon de harem à fleurs et ses grosses bottes de paysanne. Elle sent l’eau de rose et le musc huileux de la ménopause accentué par sa chaleur corporelle. Dans l’ombre du marché aux animaux elle garde des lunettes noires rondes, comme pour faire croire qu’elle est aveugle même si Ayse sait que ce n’est pas le cas. Elle paraît immuable, au milieu de ses cages contenant des lapins de compagnie, des chiots et des oiseaux chanteurs, un des piliers de ce marché. Ayse détestait déjà ce lieu dans ses souvenirs d’enfance. L’odeur de paille imbibée d’urine et d’animaux malpropres la fait régresser jusqu’à l’âge de cinq ans, quand son père l’avait conduite en ce lieu comme si c’était une merveilleuse récompense dominicale. Elle avait pleuré en voyant ces malheureux chiots entassés par six dans chaque cage, et elle avait harcelé son père pour qu’il les achète tous puis les libère. Ils ne s’étaient pas arrêtés à ce stand. L’image de cette femme terrifiante serait autrement restée gravée dans sa mémoire.

« Il n’a pris aucun poisson, déclare-t-elle.

— Ils ne prennent jamais rien, là-bas », répond Beshun avant de tirer une longue bouffée sur sa Sobranie, un geste maniéré et théâtral qui impose un contact délicat du bout du doigt sur l’ivoire, une inclinaison ascendante de la tête, un léger filet de fumée qui s’élève entre les cages vers les minarets de la nouvelle mosquée. Elle remarque qu’Ayse l’a noté. « En voulez-vous une, ma chérie ? »

Ayse l’allume, inhale, savoure les arômes slaves âcres et exotiques. Cela lui rappelle le Riva ainsi que la calèche et ses chevaux, l’exquise joute verbale dans les rues désertes juste au-dessus de ce marché dans l’ombre de la mosquée. Elle souffle un chapelet de petits cercles de fumée qui montent des profondeurs de sa gorge.

« Je devrais m’en offrir plus souvent.

— Je fumais des Samsun, autrefois, mais aucune cigarette turque n’a conservé le même goût depuis notre entrée dans l’Union européenne. » Le lapin agite ses oreilles, comme pour approuver. « Alors, ma chérie, mon héritage vous intéresse ? Rouge vous a débité ses belles histoires, pas vrai ? Tout ce que vous obtiendrez de moi, c’est un autre récit. Il ne subsiste que cela. Oui, oui, je m’appelle Beshun Ferhat et je suis la dix fois arrière-arrière-petite-fille d’Haci Ferhat. Nous sommes originaires de la province d’Hatay, les véritables Ferhat d’Iskenderun même si on n’y trouve plus un seul membre de notre famille depuis cinq générations. Les Ferhat sont venus s’installer à Istanbul en 1895 mais, comme vous ne pouvez pas l’ignorer, c’est insuffisant pour être considérés comme d’authentiques Stambouliotes. Quelles sont vos origines ?

— Je suis une Erkoç de Sisli. Une vieille famille de marins. Ma mère est une Çalislar de Mesrutiyet et sa sœur a épousé le ministre de la Justice.

— Une vieille famille, en effet. Tenez, je vais vous montrer quelque chose. » Beshun cherche son sac à tâtons et Ayse refuse de se pencher pour le lui prendre. Tu n’es pas impotente, ma vieille ! Beshun sort une feuille de papier jauni glissée dans une pochette en plastique. « Voilà mon arbre généalogique. » Ses doigts suivent le tronc et les branches. « Je peux remonter jusqu’à Osman Fahir Ferhat, l’aîné des fils d’Haci Ferhat, celui qui est censé avoir supervisé la fermeture du sarcophage. » Ses doigts sautent un rétrécissement important du tronc. « C’est là que nous sommes venus nous installer à Istanbul. Vous voyez toutes ces branches mortes, ici ? Nous avons subi de sérieux revers à la fin du XIXe siècle. Décès dus à la guerre, noyades, meurtres, vengeances, épidémies et maladies. Les mâles mouraient très jeunes, et certains ne furent pas autorisés à rester en vie, si vous saisissez le fond de ma pensée. Dieu n’a pas été tendre avec les Ferhat, mais il a été juste. Il a émondé les branches malades et dégénérées. Il nous a offert l’opportunité de repartir du bon pied et de reconstituer notre fortune. »

C’est pour ça que vous vendez des animaux de compagnie dans le secteur le plus miteux du Marché égyptien, pense Ayse. Vous avez beau dire, Dieu est moins bon que ces Sobranie.

« Pas mal d’années se sont écoulées depuis que l’Hirsute de Cappadoce vous a maudits. »

Beshun tape du pied et fait trembler la petite table avec le poing. Le lapin sursaute en dilatant ses yeux et ses narines, mais sa laisse est si courte qu’elle le retient.

« Ne m’écorchez pas les oreilles en citant le nom de ce charlatan ! Il n’y a pas plus de malédiction que de derviche plein de poils venu des recoins les plus reculés d’Anatolie. Écoutez-moi, si vous avez un tant soit peu de jugeote. Les miens avaient à Iskenderun une réputation de grands magiciens. C’est ce qui a fait notre fortune. Haci Ferhat a fondé notre école familiale : il était marchand, voyageur, mais il a étudié les mystères et la magie des pays qu’il visitait dans le cadre de ses affaires. L’intérêt qu’il portait à ces choses était sans limites et il s’est entretenu avec les cheikhs d’Alep et de Damas, les maîtres des djinns du Caire, les kabbalistes juifs de Tripoli et les invocateurs d’anges de Jérusalem. Il était à tu et à toi avec les plus grands magiciens de la Perse et de l’Inde. Il a étudié avec des magiciens de Rome et de Milan, il allait régulièrement rendre des visites aux démonologues de Prague et de Vienne, et il gardait des liens épistolaires avec le grand Etteilla à Paris et les disciples londoniens d’Énoch. »

Un homme entre deux âges quitte l’allée centrale pour se faufiler entre les cages et venir demander de la nourriture pour cobaye. Beshun se penche avec lourdeur au-dessus de son siège et sort un paquet de foin sous vide d’une boîte glissée sous les cages à chiots. Les hommes en âge de voter ne devraient pas avoir de cobayes, estime Ayse. Un des chiots se gratte frénétiquement l’oreille et lui fait craindre d’attraper des puces.

« Où en étais-je, ma chérie ?

— Votre famille de magiciens.

— Oh, oui ! Haci Ferhat. Comme tout père qui se respecte, il voulait que ses enfants réussissent dans la vie et le monde des affaires, et il leur a appris tout ce qu’il pouvait leur enseigner sur sa magie. Un savoir qui a été retransmis de génération en génération, jusqu’à ce jour. » Beshun caresse avec lourdeur le lapin qui a un mouvement de recul en voyant sa main approcher. « Mais il appartenait par ailleurs à un tarikat dont le siège se trouvait ici, à Istanbul. Il attirait cependant des frères de la totalité de l’empire. Ce n’était pas à proprement parler un cercle de magiciens – disons plutôt qu’il s’agissait d’un groupe d’individus respectables incluant des cheikhs et des derviches tout autant que d’éminents personnages originaires de tous les secteurs de Thrace et d’Anatolie – mais tous s’intéressaient aux aspects ésotériques des religions. Pas seulement le soufisme, mais aussi le bouddhisme du Japon et du Tibet, les croyances hindoues, les mystères chrétiens. Ils croyaient en l’existence d’un langage divin – ni l’arabe ni l’hébreu, ni le latin ni le grec, ni aucun des dialectes des hommes, mais un mode d’expression propre à Dieu et nécessairement écrit, un alphabet dont chaque lettre contrôlait les diverses facettes de l’univers. Ils ont eu de vifs accrochages avec quelques imams pour des questions de vœux et d’allégeances, des choses de ce genre, mais ils disposaient de suffisamment d’argent et d’appuis politiques pour surmonter ces problèmes. Enfin, ma chérie, vous savez ce qu’a fait Haci Ferhat et ce qu’il est devenu, sinon vous ne seriez pas venue me voir. Et vous savez aussi que l’homme mellifié d’Iskenderun a disparu. Voilà comment tout s’est réellement passé. »

Beshun allume une autre Sobranie et Ayse accepte la cigarette qu’elle lui présente. Fumer dans un marché aux animaux domestiques n’est pas fumer dans une rue, ça n’a rien de choquant.

« Voyez-vous, ce qu’on raconte sur la malédiction de l’homme mellifié est à la fois exact et erroné. Il est vrai que ma famille a traversé une mauvaise passe, mais l’homme mellifié n’y était pour rien. Certes, il y a eu un derviche, mais ce n’était pas un soufi errant. C’était un magicien. Et voilà ce qui s’est réellement produit. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père Ahmet décida que le seul moyen de reconstituer notre fortune consistait à vendre cette relique. Il avait reçu des offres de tout l’empire et de Russie, d’Égypte, des Indes britanniques et même de Chine. Puis une lettre est arrivée, avec le même effet qu’un coup de tonnerre. Si nous avions fini par oublier cette société secrète, le tarikat de la Divine parole, ses membres n’avaient pas renoncé au legs d’Haci Ferhat. Ils rappelaient qu’un homme a avant toute chose des obligations envers son tarikat, qu’Haci Ferhat avait prêté serment et ne s’était jamais retiré de leur groupe. Il en découlait que ses frères avaient des droits inaliénables sur l’homme mellifié. Vous comprendrez sans peine que la vente d’une telle momie était légalement douteuse, même à l’époque ottomane, et que porter l’affaire devant un tribunal n’était pas envisageable. Le tarikat a alors avancé une solution : laisser à Dieu le soin d’en décider par un duel de magie, les pouvoirs de notre famille contre les leurs. Nous ne savons pas ce qui s’est passé car rien n’a été couché par écrit et tous les participants se sont engagés à garder le secret. Nul n’en a jamais parlé, mais nous savons que mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-oncle Nihat Ferhat, qui ne s’est jamais marié et a consacré toute son existence à l’étude des textes d’Haci Ferhat, a rencontré un jour le plus puissant magicien du tarikat de la Divine parole. Ce fut une joute de mots, l’éternel affrontement de l’oral contre l’écrit, et nous avons subi une cuisante défaite et dû leur remettre l’homme mellifié. Nous avons tout perdu, et il a fallu vendre ce que nous possédions encore à Iskenderun et venir à Istanbul pour reconstituer nos avoirs, la ruine d’une famille qui n’avait pu conserver que sa fierté. »

Les deux femmes exhalent lentement la fumée embaumée.

« Et le tarikat de la Divine parole ? demande Ayse.

— Il a dû être détruit par Atatürk lors de la Révolution, en même temps que les autres ordres.

— Nous savons que tous n’ont pas véritablement disparu, qu’ils sont simplement passés dans la clandestinité.

— Celui-ci était tout particulièrement visé. Il bénéficiait de la protection de la famille du sultan et de membres haut placés du gouvernement, et on trouvait dans ses rangs de nombreux membres du Comité Union et Progrès. On va même jusqu’à dire que les autres ordres ont été supprimés pour couvrir la destruction totale de celui-ci.

— Il n’en subsiste aucune trace ?

— Vous n’êtes pas la première à tenter de retrouver le tarikat de la Divine parole, loin de là ! »

Mais les idées sautent dans l’esprit d’Ayse comme les puces sur le dos des chiots mis en vente, elles tournent comme des mouches autour des déjections retirées des cages et enveloppées dans du papier journal, elles volettent comme les oiseaux chanteurs encagés. Le plus important, c’est de ne pas se laisser séduire par de belles histoires dans une ville bâtie sur des légendes, des strates de récits qui se superposent comme des sédiments. Tout Istanbul repose sur la culture orale. La vieille magie a été matérialisée par le verbe. Historiens, éditorialistes, écrivains, amateurs de curiosités et même psychogéographes, leur sens principal reste l’ouïe qui les abuse souvent. Ayse privilégie pour sa part la vue. Pour elle, la vérité passe par les yeux.

Beshun caresse son lapin.

« La magie n’a pas disparu, voyez-vous. »

Le moment de rémunérer la conteuse est venu, pense Ayse.

« Au sein de ma famille, elle est transmise en ligne directe aux descendants des frères d’Iskenderun. J’ai hérité de la capacité, limitée il est vrai, de prédire l’avenir. Ça vous tente ?

— Allez-y.

— Je demande habituellement…»

Ayse a déjà sorti un billet de vingt euros.

« Mashallah, quarante et une fois. » Beshun grogne en raison de l’effort réclamé pour prendre sous la table un carton à chaussures. Il est plein de fiches de classeur sur lesquelles est calligraphié un verset du Coran, un proverbe ou l’extrait d’un poème. Nashun fait disparaître le verre de thé et le cendrier sous son siège. Ayse s’inquiète en pensant à la proximité des Sobranie et de tant de nourriture pour cobayes. Beshun couche la boîte sur le côté, afin que les cartes en dépassent un peu, puis elle libère le lapin, le soulève et colle son museau à son nez et sa bouche à ses lèvres en murmurant et chuchotant des charmes pour lapins. Ayse en frissonne.

« Il s’appelle Süleyman.

— Dois-je lui poser une question, faire quelque chose ?

— C’est inutile, ma chérie. Süleyman sait tout. » Beshun retourne à trois reprises le rongeur. « Hippity-hoppity lippity-loppity, te voilà cul par-dessus tête, et par tes pattes et ton museau, dis-moi tout car me voici prête. » Süleyman le lapin secoue la tête dans l’espoir de voir se dissiper ses étourdissements puis il suit en reniflant l’alignement de cartes, trois fois dans un sens et trois fois dans l’autre. Il pousse une fiche du bout de son museau. Beshun la prélève et la pose sur la table, côté écrit contre le bois. Süleyman désigne de la même manière deux autres cartes que Beshun met de côté. Pour terminer, elle dépose un baiser entre les oreilles de l’animal puis l’entrave à nouveau.

Avec des gestes amplifiés, Beshun retourne la première carte pour que l’inscription apparaisse. Al Baith. Le quarante-neuvième nom de Dieu, tracé au feutre en caractères arabes.

« Dieu, celui qui envoie de ce monde au paradis, celui qui fait se lever d’entre les morts, celui qui apporte la résurrection », déclame-t-elle.

Puis elle retourne la deuxième carte. Ayse retient son souffle. Faire du cinéma représente plus de la moitié d’une séance de divination. C’est une vieille carte, le papier est jauni et déchiré sur les bords, les angles ont été raccommodés avec du scotch qui a bruni. C’est un extrait d’un poème de Rumi.

« Une étrange douceur, à ce jour inconnue, se diffuse dans ma chair et en moi se dilue, récite Beshun. Et la bouche savoure la flûte de roseau, le sensuel contact des lèvres sur ce pipeau. »

Beshun retourne la troisième carte. Un véritable jardin de lettres pêle-mêle, à la versification douteuse. Des abeilles au feutre de couleur et de petites lignes tracées au crayon autour de chaque mot. Certains hyménoptères portent des seaux miniatures débordant de miel. La sourate 16.

« [Et voilà] ce que ton Seigneur révéla aux abeilles : Prenez des demeures dans les montagnes, les arbres, et les treillages que [les hommes] font. Puis mangez de toute espèce de fruits, et suivez les sentiers de votre Seigneur, rendus faciles pour vous. De leur ventre sort une liqueur, aux couleurs variées, dans laquelle il y a une guérison pour les gens. »

Beshun pousse les cartes au centre de la table.

« Alors, ma chérie ? Avez-vous trouvé votre réponse ?

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Vous n’arriverez pas à vos fins, car Istanbul a bien trop de secrets, trop d’histoires. »

Ayse laisse sur la table un billet de vingt euros supplémentaires. Alors qu’elle remet ses lunettes de soleil pour se protéger du brusque passage de la pénombre à la clarté de Yeni Cami Cadessi, elle sent son estomac se contracter comme si elle n’était pas seule. Elle ignore comment elle le sait, mais elle est certaine qu’on la suit. Ayse suspend son sac au bouton pour piétons d’un feu tricolore et feint d’y chercher un ceptep afin de parcourir la rue du regard. Des voitures conduites par des hommes. Il pourrait s’agir de n’importe lequel de ces individus. Le conducteur de cette Skoda gris métallisé ne l’a-t-il pas regardée plus longtemps qu’il n’est de mise dans les rues d’Istanbul ? Fortunes et conspirations. Histoires secrètes. Magie. Il lui reste à se rendre dans une librairie et se mettre à la recherche des derviches perdus.


L’Enfant détective et Acolyte, son fidèle singe robot, filent le long des couloirs déserts poussiéreux et le haut et bas d’escaliers abandonnés. Au fil du siècle écoulé depuis que le tekke a été dissous par un décret d’Ankara, promoteurs et habitants ont divisé et scindé les vastes salles des derviches, un mur sur un balcon ici et une annexe rattachée là, des boxes dans cet escalier et des pièces et étages subdivisés, dénaturant ainsi l’architecture des secteurs habités de l’ancien couvent. Il existe des passages uniquement connus des rats, des chats faméliques qui les pourchassent et d’un enfant de neuf ans. Habituellement, dans les galeries et les couloirs condamnés, Can laisse ses doigts glisser sur les parois pour percevoir les vrombissements du monde extérieur, son trafic, sa population, ses cris, voix et musiques que le bois amplifie. Aujourd’hui, il est bien trop surexcité pour se livrer à ces activités et il dévale les marches par deux. À son côté, Singe se divise spontanément en un essaim de composants qui s’égaillent avant de se réunir pour devenir Oiseau, voler sur quelques battements d’ailes, se scinder, se désintégrer et se reconstituer en percevant l’exaltation de leur maître. L’Enfant détective a trouvé une piste, une authentique piste « comme à la télé ».

En premier lieu, les obligations. Can retire ses protège-tympans, nettoie avec soin le cérumen, les squames de peau et autres cochonneries qui se sont accumulées dans ses conduits auditifs. Le monde audible l’assaille. Son cœur bat toujours, non de panique – un rythme chaotique d’ions de sodium qui se polarisent et se dépolarisent à sa surface – mais en raison de ce qu’il n’a jusqu’alors fait que sentir et qui sature ses sens. M. Ferentinou a mis du thé à infuser. Can n’aime pas le thé, mais il aime qu’on lui en serve. Comme s’il était un adulte.

M. Ferentinou est de méchante humeur, ce matin-là. Il l’était lorsqu’il est venu ouvrir la porte, il l’était en préparant le thé et il l’est toujours lorsqu’il pose brutalement les soucoupes sur la table.

« Allez-vous bien, monsieur Ferentinou ? »

Surpris par le caractère direct de la question, M. Ferentinou se hérisse, grogne, s’adoucit.

« Je me suis disputé avec quelqu’un, avoue-t-il.

— On se dispute encore à votre âge ?

— On ne cesse jamais d’avoir des accrochages », répond M. Ferentinou.

Can pense aux vibrations qu’il perçoit certaines nuits à travers la cloison de sa chambre, les douces syllabes rythmées, aiguës et basses ; sa mère pendant un long moment, son père un court instant, sa mère de nouveau et pour longtemps. Ses parents se querellent, lorsqu’ils croient que leur fils ne peut pas les entendre.

« Et c’est encore plus grave à mon âge, car l’occasion de se réconcilier ne se présentera peut-être jamais. »

Can sait qu’il se réfère à la mort. Can sait ce qu’est la mort. Il est contraint d’y penser chaque jour.

« Que comptez-vous faire ?

— Me rapapilloter avec cet âne bâté avant qu’il passe l’arme à gauche. J’irai le voir. Oh, quel imbécile ! »

Can pose sur la table sa pochette en plastique pour pièces à conviction. Il a des difficultés à se contenir et frétille sur sa chaise.

« J’ai découvert quelque chose. Une piste.

— Qu’as-tu donc fait ?

— Ce fragment de robot que j’ai trouvé, je l’ai mis sur un site conspirationniste.

— Conspirationniste ?

— Gladio point tr. »

M. Ferentinou lève les yeux au ciel et marmonne une phrase dans sa langue natale. Can n’a rien compris, mais il est évident que ce n’est pas une approbation.

« Sais-tu, jeune homme, que le MIT surveille tous les sites qui parlent de l’État profond ?

— J’ai obtenu une info », insiste Can avec obstination. Ses Bitbots se sont assemblés en Rat pour venir s’asseoir sur son coude et sonder l’air avec ses moustaches en silicone. « J’ai trouvé le robot, le robot qui m’a pris en chasse.

— Nous y sommes jusqu’au cou, semble-t-il. Vas-y, dis-moi de quoi il retourne.

— Le numéro est celui d’un kassis, sassis…» Can bataille pour prononcer le mot étranger. « Un châssis. C’est le code d’une usine. Je sais de quel modèle il s’agit et d’où il vient. C’est une des nombreuses versions d’un Manœuvre de Précision Nissan A840. Numéro d’immatriculation MPN-21275D. Ces modèles sont utilisés pour inspecter les zones d’accès difficile, comme dans les hauteurs, les tunnels ou les milieux à fort rayonnement comme les lignes à haute tension des n-centrales. »

M. Ferentinou hoche la tête, visiblement impressionné.

« Nous savons donc où il a été fabriqué. »

À présent, Can sautille sur le banc.

« Mais je sais aussi où il est allé, je sais qui l’a acheté ! Botinfo point tr. C’est au départ un site anglais, mais des passionnés l’ont repris en turc. » Can tapote l’écran en intellisoie du livre qui contient tous les livres puis oriente la page qui s’est affichée vers M. Ferentinou. « Vous voyez ? Date de fabrication : mai 2024, fourni en leasing à TIK en juin 2026. C’est quoi, le leasing ?

— Une forme de location. TIK est une société très importante.

— Je sais qu’il a travaillé sur des ponts et le Marmaray. Puis il a été utilisé par Huriyet Câbles et Transmissions. Une très grosse compagnie d’électricité qui assure l’entretien des lignes à haute tension et de ces énormes pylônes. C’est aussi des infrastructures, pas vrai ?

— En grande partie, jeune homme.

— Ils s’en sont servi jusqu’en octobre dernier, quand ils l’ont mis à la retraite parce qu’il détectait trop de défauts.

— Tu as dit à la retraite ?

— J’ai dit ça ?

— En effet. Que tu assimiles les robots à des hommes est plein d’intérêt. Continue. »

Il est fréquent que Can ne puisse comprendre les divagations, radotages et diversions de M. Ferentinou. Il fronce les sourcils pour se concentrer. C’est du travail de Détective.

« On n’entend plus parler de lui jusqu’au jour où il réapparaît dans une vente aux enchères, ici, en avril. »

Cliquer, glisser, ouvrir la fenêtre et la déplacer sur l’intellisoie. La braderie Samast, là-bas à Kayisdagi.

« Sais-tu qui l’a racheté ?

— Non, le règlement a été effectué en espèces. Comme vous dites souvent, le liquide est roi.

— C’est la première leçon qu’apprend tout terroriste – ou combattant pour la liberté – qui se respecte. Tu as fait un excellent travail, jeune homme, mais la piste s’arrête là. Ce robot a pu avoir de nombreux propriétaires, entre la braderie Samast et cette rue où il a volé en morceaux. »

Can bout de surexcitation et c’est en couinant de joie qu’il arrache l’écran des mains de M. Ferentinou pour ouvrir d’autres pages avec des doigts que la vieillesse n’a pas encore ralentis.

« Mais rappelez-vous, j’ai dit que c’était un site de passionnés ! » La page a pour titre Localisations. En descendant aux deux tiers d’un tableau se trouve MPN-21275D. Lui. Ainsi que des heures et des dates. 15 h 30 18 janvier 2027. 09 h 25 22 février 2027. 14 h 04 2 mars 2027. Et des lieux. Dereboyu Cadessi. Meriç Cadessi. Evren Sok.

« Est-ce de l’externalisation ouverte ? » demande Can. Il s’agit d’un terme que lui a appris M. Ferentinou. Il trouve ça génial : poser une question au monde entier en se disant qu’il y aura bien une personne – ou un grand nombre – pour y répondre.

« C’est le terme contemporain qui s’y applique. »

M. Ferentinou fronce les sourcils et transfère les coordonnées sur un plan de la ville. Une image d’Istanbul vu du ciel tournoie puis fond vers les terrasses des faubourgs est. Des étoiles se matérialisent dans le fouillis d’immeubles, partout où des observateurs de bots de Kayisdagi – des enfants de neuf ans et des vieillards qui n’ont pas d’autres occupations – ont aperçu le robot MPN-21275D.

« Nous pouvons constater que les points sont très rapprochés les uns des autres, commente M. Ferentinou. Les terroristes ont tendance à constituer des réseaux dans un espace restreint, avec des bases locales renforcées et des connexions globales occasionnelles.

— Des terroristes ? répète Can en un murmure.

— Oh, j’en suis fermement convaincu. » Sur ces mots, M. Ferentinou réalise un des numéros de magie mentale que Can adore mais ne peut comprendre. En conservant tous les points de repère, M. Ferentinou y superpose ses autres Istanbul, les plans établis en fonction du temps nécessaire pour se rendre à son travail, de la distance à couvrir pour aller acheter de quoi se nourrir, du tracé des lignes électriques, des trajets parcourus par les dolmus. Lignes de bus, taux d’endettement, âge des mosquées, conduites d’eau potable ou de gaz. Il s’arrête sur ce dernier plan et Can suit son index qui s’abaisse. Au centre de la constellation dessinée par les points de localisation du robot se trouve un nœud de lignes bleues.

« La station de compression de Kayisdagi », déclare M. Ferentinou. Les doigts sur le plan, M. Ferentinou et Durukan longent ces traits bleus. Can se souvient d’hivers consacrés à des livres d’énigmes que son père lui achetait au kiosque à journaux d’Aydin. Relier les points, établir des liens, le plaisir ressenti en se représentant la forme finale à mesure que le motif se prolonge d’un point à l’autre. Les labyrinthes. Atteindre le centre était facile, la récompense médiocre, une barre de chocolat, un ange ou une statue. Le véritable plaisir était procuré lorsqu’on s’engageait dans ce qui semblait être un cul-de-sac en imaginant quels trésors pouvaient se dissimuler sous les pages, des portes secrètes, d’autres mondes.

Des traits bien plus épais s’éloignent vers les points cardinaux, le nord et le sud pour se raccorder à d’autres conduites principales, l’est vers l’Anatolie et pour finir le Caucase et les gisements d’Asie centrale, l’ouest vers Istanbul, sous le Bosphore vers les Balkans et l’Europe du Sud.

« Blue Stream, Nabucco…» Can s’interrompt brusquement. M. Ferentinou a refermé l’écran en intellisoie pour le coller contre sa poitrine.

« Non, ça suffit ! Restons-en là. Peut-être même sommes-nous déjà allés trop loin. Tu dois rentrer chez toi, jeune homme. »

Can a la tête qui tourne et le cœur qui chancelle. Il voudrait dissimuler son visage, ce qui lui permettrait de pleurer.

« Mais, monsieur Ferentinou…

— Non, non, ne me parle plus de cette affaire ! Tu dois en rester là, c’est compris ? Ce que laisse supposer tout ceci me terrifie. Nous ne sommes pas des détectives, ni des personnages de ces feuilletons qu’ils passent à la télévision. Les complots terroristes ne sont pas déjoués par des vieillards et des enfants mais par la police, les forces de sécurité, des hommes armés. Il ne faut plus t’en mêler. Soit tu me le promets, soit tu ne reviens plus jamais me voir. »

C’est injuste ! veut protester Can. Mais il retient ces paroles car c’est exactement le genre de choses que disent les enfants et la règle établie leur impose de se comporter en gentlemen. En vrais hommes. M. Ferentinou y tient. Et c’est en le regardant droit dans les yeux, ce qui met toujours le vieil homme mal à l’aise, que Can lui répond : « C’est entendu, je vous le promets. »

Ce qui est un mensonge éhonté. Non, pas un mensonge, autre chose, un engagement sans valeur. Rat est perché sur son coude et – comme tout le monde le sait, ou à tout le moins tous les élèves de l’école Yildiz – nul n’est tenu de respecter une promesse faite en présence d’un rat.


La conversation avec Türkan Bey, propriétaire des résidences de la Félicité, se déroule par l’entremise de l’interphone de la rue.

« Mehmet Ali Yazicoglu », répète Leyla.

Ce putain d’homo malhonnête trafiquant de Géorgiens à la moustache ratée homosexuel travelo bourreau d’épouse mauvais payeur de dettes de jeu roi de l’évasion fiscale blanchisseur d’argent téléchargeur pirate supporter de Besiktas petite nullité pathétique qui rêve d’être un truand, et qui, si Dieu existe encore dans ses sept cieux, finira un de ces quatre matins dans le béton des fondations d’une nouvelle bretelle de la E018…

Leyla s’éloigne de la grille pour ne plus encaisser de plein fouet ce déluge d’invectives.

« Le kapici nous a déclaré que vous avez vendu tout ce que contenait l’appartement. »

Une pause.

« Vous êtes de la famille ?

— Pas directement.

— Eh bien, quelqu’un me doit deux mois de loyer. Deux mois !

— Monsieur Özkök, où avez-vous envoyé ses affaires personnelles ?

— Tout ce que j’ai reçu pour ces merdes, c’est de la merde. Vous avez du liquide ?

— Le nom des acheteurs, monsieur Özkök.

— C’est quelque part dans Seyitnazam. Je descends. Je vais régler tout ça. Ne bougez surtout pas. J’arrive. »

Leyla bondit. Courir est risqué, lorsqu’on porte des chaussures à hauts talons. Elle a laissé Yasar tourner autour du pâté de maisons dans la Peugeot, car se garer est ici impossible. Mais où est-il passé ? Où est-il ? Pas d’accrochage, pas d’échanges de noms d’oiseaux à des feux, rien qui pourrait justifier l’intervention de la police. Il est là, tressautant sur les rails de la ligne de tramway. La voiture ne s’arrête pas quand Leyla ouvre la portière et se laisse choir sur le siège du passager.

« File file file ! »

Yasar se réinsère dans la circulation. Leyla voit un moustachu corpulent au menton fuyant et aux bajoues de hamster se matérialiser sur le seuil de l’immeuble Özkök pour scruter la rue du regard. Leyla se tasse sur son siège, quand la Peugeot passe devant lui, mais ce mouvement attire son attention. Il reconnaît les traits vus sur l’écran de l’interphone, mais s’il envisage de la prendre en chasse il se contente de brandir le poing et de rugir.

« Laisse-moi deviner, il n’a pas renoncé à encaisser les loyers impayés.

— Roule, il nous suit peut-être.

— Ils t’ont sans doute appris autre chose, à l’école de marketing, mais j’estime que louer des biens n’est pas une façon honorable de gagner de l’argent, déclare Yasar. C’est investir du fric sans autre but qu’en empocher.

— Ça s’applique également à nos activités, non ? Nous voulons obtenir des capitaux pour qu’ils fassent des petits.

— Nous avons besoin de moyens financiers pour changer la face du monde. N’as-tu pas conscience que c’est complètement différent ?

— Une braderie à Seyitnazam », annonce Leyla en reprenant le volant à une station-service.

Brocante Hazine, dit presque aussitôt Yasar en envoyant d’un clin d’œil l’adresse au système de navigation. Conduire, conduire, toujours conduire, tournoyer dans cette immense métropole étouffante entre des appartements à loyer modéré dans des faubourgs de construction récente, les locaux commerciaux loués à la semaine et les vestibules en marbre noir et les bureaux d’affaires avec vue sur le Bosphore. Combien de conducteurs et de passagers tournent sans fin dans les rues, les boulevards et les bretelles d’accès d’Istanbul, sans jamais atteindre le centre de l’agglomération, sans jamais arriver où que ce soit ? Ils doivent rencontrer dans l’après-midi des responsables de la CoGoNano! qui est leader sur le marché nanotechnologique. Après quoi elle se rabattra sur des compagnies moins importantes, des sociétés non cotées en Bourse et des investisseurs en capital-risque. Leyla ne peut imaginer quand elle remontera en rampant l’escalier de bois qui craque de la maison des derviches. Penser à ce rendez-vous ravive une question qui la turlupine depuis un certain temps déjà.

« Comment se fait-il que vous vous soyez associés, Aso et toi ?

— Je l’ai rencontré à l’université d’Ankara, puis nous sommes partis pour l’université de Bilikent. Une nécessité, pour ceux qui veulent se lancer dans la nanotechnologie.

— Vous formez un drôle de couple.

— Drôle ? Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Eh bien, je ne vois pas les…

— Les Kurdes ?

— Oui, les Kurdes. Ils ne collent pas à l’idée que je me fais des scientifiques.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils devraient être, alors ?

— Eh bien, je n’ai jamais entendu parler…

— On t’a seulement rabâché que les Kurdes sont des éleveurs de moutons qui égorgent tous ceux qui portent atteinte à leur honneur, c’est ça ?

— Non ! »

Elle n’avait eu aucune pensée de ce genre, pas en ces termes à tout le moins, mais les préjugés et les idées toutes faites sont une nappe phréatique qui l’a imprégnée comme l’irrigation des polytunnels par l’entremise de sa famille, ses amis, la télévision, les journaux, l’enseignement religieux et scolaire. Les Kurdes sont conservateurs et communautaristes. Ils ont conservé tous leurs us et coutumes, et ils ne sont pas des Turcs à part entière. Ses préjugés sur cette catégorie de la population ont subsisté. Qu’elle soit une raciste de Demre est une pénible vérité.

« Aso est un génie, ajoute Yasar. Je me contente de faire le travail de base, étude des molécules, mathématiques, calculs des replis. C’est lui, le visionnaire. C’est lui qui se projette à dix, cinquante ou cent ans dans l’avenir pour déterminer ce que nous deviendrons. Il le discerne, très nettement. C’est terrifiant, mais il le voit. Il regarde l’avenir en face sans en être aveuglé. Mais c’est peut-être une autre de ces caractéristiques qui différencient les Kurdes de nous.

— Yasar, je suis désolée…»

Ils reçoivent au même instant un appel d’oncle Cengiz qui leur demande de faire un crochet par Bakirköy, pour prendre cousin Naci.

« C’est un brave gars, un costaud. Il fait du taekwondo.

— Pourquoi nous encombrer d’un spécialiste en arts martiaux ? veut savoir Leyla.

— J’ai pris le thé avec le Big Man et je lui ai demandé s’il savait qui chapeaute le secteur où se trouve la résidence de la Félicité. »

On trouve un Big Man dans chaque ville, dans chaque quartier. Ses noms et titres honorifiques peuvent changer, mais le résultat reste le même. C’est un individu qui reste presque à longueur de temps assis. En plein air, de préférence. Il boit de grandes quantités de thé et peut à l’occasion fumer. Tous le saluent bien bas et il n’autorise pas son chien à entrer dans la maison. Il connaît tout le monde et règle les problèmes. Il accepte d’être rémunéré pour ses services, éventuellement protégé. « Je lui ai fourni ta description de l’homme qui nous intéresse et il a répondu qu’il devait s’agir d’Abdullah Unul. Un type qui fricote avec les Russes dans les domaines qui sont habituellement les leurs : sexe, trafic de clandestins, machins plus que douteux du même genre. Selon des rumeurs, cet Abdullah Unul se serait reconverti dans les prêts.

— Nous pourrions lui demander de l’argent.

— Le Big Man a précisé qu’il fallait s’en méfier comme de la peste, Leyla. En bossant avec les Russes, Abdullah Unul a adopté leurs méthodes. Voilà pourquoi j’estime préférable que quelqu’un te protège, Leyla. C’est pour ça que cousin Naci te servira d’escorte.

— Il ne t’est pas venu à l’esprit qu’en toucher deux mots aux flics serait peut-être une excellente idée ?

— La police ? » Le choc et la honte sont perceptibles dans la voix d’oncle Cengiz, malgré les plaintes des pneumatiques. « Jamais dans des affaires de famille ! »

Cousin Naci glande sous le derviche tourneur en plastique haut de dix mètres qui sert d’enseigne au Restaurant des Voyageurs de Çelebi, au-delà de la zone industrielle poussiéreuse qui borde la voie express et l’échangeur d’Ataköy. C’est un colosse d’une vingtaine d’années, grand et large, à la mine renfrognée, en survêt Adidas d’un blanc immaculé. Il s’en dégage une forte odeur d’adoucissant pour tissu. Il se déplace avec souplesse et fait jouer ses muscles sans efforts. La haine que lui porte Yasar est si évidente que Leyla ne peut s’empêcher de le trouver sympathique. Deux types en jolie combinaison bleu clair et petites bottes en caoutchouc lavent la voiture pendant que Yasar pille la boutique afin de se constituer une réserve de cochonneries à grignoter et à boire. Leyla lève les yeux sur le derviche en lente rotation, une main levée vers Dieu et l’autre baissée vers le sol. La ligne ainsi tracée doit traverser son cœur. C’est ici que la révolution nanotechnologique est née, leur dira-t-elle lorsqu’ils l’intervieweront pour la rubrique du journal télévisé consacrée à Ceux qui ont ébranlé le monde.

La banquette arrière d’une citadine Peugeot modèle 2020 n’a pas été étudiée pour un cousin Naci. Il surplombe les sièges avant, même avec les genoux calés sous son menton. Leyla est convaincue que la voiture tire de son côté.

« Qu’est-ce que tu es, comme ceinture ? lui demande-t-elle.

— Noire.

— Quel dan ? s’informe Yasar.

— Cinquième. Je suis une arme de première catégorie. »

La Brocante Hazine occupe un local industriel au volet roulant abaissé dans une zone commerciale à l’extrémité d’un groupe d’immeubles situés sur le côté de la voie express D100. Misère et dégradation flottent dans l’air avec la poussière. Les balcons prennent déjà leurs distances avec les appartements, la rouille dessine des éventails ocre sous les supports muraux, des graffitis décorent les volets, des invocations adressées à Dieu, Atatürk et des joueurs de foot. Il y a sur la chaussée des pick-up Toyota. La Brocante Hazine est le bazar de la dernière chance. Objets achetés à ceux qui sont contraints de vendre, marge raisonnable. Étagères grimpant jusqu’au toit bourrées de motos miniatures, guitares électriques, robes de mariées, chaînes hi-fi, bicyclettes et lunettes de marque. Articles de blanc au prix indiqué au feutre sur des étoiles orange fluo. Il y a là un vrai stock de cepteps. Chaque objet symbolise une ambition avortée. Une barre placée trop haut. Ce n’est pas une boutique de prêteur sur gages, certainement pas. Prêter sur gages, c’est de l’usure. C’est haram.

Turgut Bey est très accueillant, avec son costard tape-à-l’œil et son sourire.

« Débarrasser des appartements, oui, bien sûr ! Voilà comment je procède : je verse une somme forfaitaire, sans seulement avoir vu les biens, puis j’envoie mes gars trier et emballer tout ça… J’en tire un peu plus si tout est rangé et étiqueté, surtout le bric-à-brac. Les revendeurs sont spécialisés : livres, porcelaines, bibelots.

— C’est cette adresse. »

Leyla l’a couchée par écrit. Un transfert de données de paume à paume avec ce type lui déplairait. Turgut Bey hausse les épaules.

« Faut voir avec mes gars. »

Et ce sont bien ses gars, fils et cousins en veste de cuir, conducteurs de camionnette et dresseurs d’inventaires. Dans le cube de verre qui sert de bureau à la Brocante Hazine, Turgut Junior déplace et complète des feuilles de tableur sur son écran en intellisoie.

« Vingt caisses d’objets divers, triés », annonce-t-il. L’air est chaud et poussiéreux, dans cet entrepôt de béton où flotte comme une odeur de regrets.

« Nous cherchons un objet spécifique, déclare Leyla. C’est un souvenir de famille, un de ces Corans miniatures, mais il n’y en a qu’une moitié. Il n’a pas dû passer inaperçu.

— Pour être sincère, nous achetons des tas de merdes, avoue Turgut Junior en faisant défiler des itinéraires sur l’écran. Nous ne gardons pas la trace des bricoles de ce genre. Ah, un carton de bondieuseries diverses ! Vous avez du bol.

— Puis-je savoir qui l’a acheté ?

— C’est confidentiel. »

Le premier des billets de vingt euros de la journée quitte son harem de soie. Zeliha lui a remis le liquide à contrecœur. Leyla devra lui rappeler une fois de plus qu’elle n’a toujours pas son contrat.

« Il a été pris par ce type. Un client régulier. Il nous débarrasse de tout le bric-à-brac religieux. »

Turgut Junior fait glisser le récépissé sur l’écran. Le carton a été vendu vingt euros. Naturellement, rien ne prouve que le demi-Coran se trouvait dans le lot, que l’acheteur ne l’a pas revendu depuis ou encore qu’Abdullah Unul ne l’a pas arraché des doigts de Mehmet Ali avec un pied-de-biche. Cousin Naci s’intéresse aux VTT. Leyla espère que son statut de ceinture noire de taekwondo suffira.

Art et Antiquités Topaloglu. Kavaflar Sok, Grand Bazar. Les espoirs de Leyla s’envolent. Les Corans miniatures font partie de ces souvenirs orientaux authentiques, peu encombrants et avec un parfum d’interdit, dont les touristes raffolent. Un demi-Coran devrait cependant être plus difficile à fourguer, si peu tentant que ce Topaloglu a pu décider de le jeter à la poubelle. Leyla va devenir folle, si elle s’appesantit sur les motivations et possibilités. Sa seule certitude, c’est qu’elle et Aso ont rendez-vous avec ceux de la CoGoNano! dans deux heures et qu’il lui reste à prendre une douche, se changer et répéter son baratin.

Elle s’habitue à voir cousin Naci occuper la totalité du rétro. Son odeur d’assouplissant est préférable à celle qui emplit habituellement le véhicule, un mélange de relents d’ingénieur en nanotechnologie et de bouffe avariée. Côté conducteur, le tapis de sol est couvert d’une couche de trucs à grignoter réduits en poudre. Ce n’est pas l’idéal, pour ses chaussures. Leyla accélère vers le haut de la rampe d’accès et arrête la Peugeot dans un espace merveilleusement dégagé entre un taxi et une dépanneuse. Avant d’avoir accepté ce travail, elle n’avait jamais remarqué qu’il y avait tant de dépanneuses dans cette ville.


Quand l’autocar ramena d’Erzurum un Adnan Sarioglu en uniforme qui venait de passer six mois dans ce territoire promis à un avenir radieux, il jura sur l’honneur de son père, la vie de sa mère, la virilité de son frère, la virginité de sa sœur et la barbe du Prophète qu’il n’y remettrait plus jamais les pieds. Dieu, qui connaît bien les hommes, tient en piètre estime le renom, la pureté et même l’existence, mais il aime mettre au pied du mur ceux qui prennent le Prophète à témoin. On peut donc en conclure que ce fut par la volonté d’Allah qu’Adnan Sarioglu revint à Erzurum sept ans après avoir obtenu à force de manigances son transfert dans les services de la police touristique de Dalaman. Pourquoi les autorités auraient-elles fait courir à quelqu’un qui parlait couramment l’anglais le risque de sauter sur une bombe artisanale ? Enfin, pas à Erzurum mais à l’aéroport d’Erzurum. Sur une piste d’atterrissage balayée par le vent cinglant de ce début mars, pataugeant dans la neige fondue avec trois Stambouliotes en costume et lunettes noires.

« Qu’est-ce qu’on fiche ici ? » demanda Kemal, qui avait une gueule de bois carabinée et se sentait écrasé par l’immensité du ciel.

« Il faut le voir pour comprendre, expliqua Adnan. Je ne négocie que ce que j’ai pu voir.

— Tu vends du gaz naturel, rétorqua Öguz. Et des alignements de chiffres que tu appelles des contrats. »

Ils avaient déclaré à leurs collègues du back-office, de la conformité, des gazoducs et de la corbeille qu’ils prenaient une semaine de vacances, un week-end en célibataires, pour se défouler en faisant du VTT dans la nature sauvage. L’Embraer les avait emportés loin au-dessus des étendues ocre et desséchées de l’Anatolie et des lacs d’un bleu éblouissant des barrages du Tigre et de l’Euphrate. Il y avait huit sièges en classe affaires, à bord du petit jet affrété par les UltraLords de l’Univers, et ils s’étaient adressés les uns aux autres en criant dans la minuscule cabine isolée par des rideaux. Kemal n’avait pas cessé de boire et tenté sa chance auprès de l’hôtesse, une femme au visage figé par la réprobation mais au fond de teint irréprochable.

« Ils organisent ici une fête du melon », déclara Kadir pendant qu’ils traversaient la piste de béton humide en luttant contre le vent pour aller de l’avion à l’hélico chartérisé qui les attendait. « Je l’ai lu dans la revue du bord.

— Qu’est-ce qu’ils en font ? demanda Kemal. Ils se les fourrent dans le cul ?

— Il ne faut jamais juger une ville à son aéroport », déclara Adnan en remontant ses lunettes sur son nez.

Le vent charriait jusqu’à eux de la glace provenant du mont Ararat et il n’avait pas songé à leur conseiller de se munir de manteaux.

« On ne peut juger une ville qu’à son aéroport », rétorqua Öguz.

Ils n’avaient rien à boire, à bord de l’hélicoptère. Kemal resta tout au long du vol assis avec le front collé au hublot qui vibrait, les yeux baissés vers les vastes étendues désertiques de l’est du pays. Les frottements du verre laissèrent une marque rouge sur son front.

« Tu me fais penser à un chiite d’Ashura », déclara Öguz. Puis Adnan aperçut le premier reflet argenté du gazoduc qui enjambait crêtes et vallées, villages et champs arides pour gravir les versants des montagnes et traverser les hauteurs enneigées. Il fit signe au pilote de s’en rapprocher.

« Pouvez-vous nous poser ? lui cria-t-il.

— C’est une zone militaire sécurisée, beugla à son tour le pilote. Les vols à basse altitude sont formellement interdits.

— Jusqu’à combien de pieds pouvez-vous descendre ?

— Pas à moins de mille, en tout cas. »

Adnan sourit et ses yeux se plissèrent derrière les lunettes d’aviateur que tous avaient achetées à l’aéroport Atatürk pour se donner une allure de circonstance. Il orienta son index vers le bas.

« Posez-nous. »

Le Centre de transfert de Çaldiran avait tout d’un avant-poste extraterrestre, une base où proliféraient conduites argentées et cubes de métal rouillé, hauts grillages et signaux jaunes indicateurs de danger, panneaux solaires et valves démesurées, le tout niché dans une longue vallée tourmentée d’herbe brunie par l’hiver et d’affleurements de roche nue. Les crêtes qui se dressaient de chaque côté étaient couronnées de neige. Il y avait une aire d’atterrissage pour hélicoptères, une route matérialisée par deux ornières qui suivait la vallée comme une balafre et des sentiers de chèvres dans les hauteurs. Trois pipelines, un Y en acier, une triskèle.

« Quel trou perdu ! Et c’est ici que tu as fait ton service militaire ? demanda Kemal.

— J’étais en poste à Erzurum. Nous sommes venus ici pour des exercices. J’aimerais que tu voies cet endroit au printemps. Les fleurs sont magnifiques. On peut rester pendant des heures à écouter le silence.

— C’est le printemps », rappela Kemal en refermant sa veste. L’alcool, l’altitude, le léger délire de la décompression, avaient contaminé et glacé son sang. « Tout ce que j’entends, c’est une petite voix qui me répète : hypothermie, hypothermie.

— Est-ce que des gens travaillent ici ? voulut savoir Kadir.

— Je vois un type avec des moutons, répondit Kemal en lorgnant les hauteurs de la vallée. Et un AK47. »

La lumière actinique était rendue encore plus agressive par la neige des hauteurs.

« La station est automatisée. Un technicien chargé de l’entretien vient du centre régional d’Özer à Erzurum peut-être une fois par mois pour s’assurer que tout fonctionne et que les autochtones n’ont pas tout vendu à des ferrailleurs.

— Vient-il également pour la beauté des fleurs sauvages et le silence sublime ? demanda Kemal.

— Ferme-la, Kemal ! gronda Kadir. Je vois les conduites. Montre-moi comment tu comptes procéder.

— Öguz est l’UltraLord des Gazoducs, rappela Adnan.

— C’est simple, déclara Öguz. C’est comme jouer au bonneteau avec du gaz naturel. Çaldiran était à l’origine une station de raccordement pour envoyer dans Nabucco le gaz des champs de Marand, en Iran. C’est seulement après la fermeture de la Ligne verte qu’Özer et ses associés ont compris que Çaldiran pouvait servir pour contourner Erzurum en cas de coupure accidentelle ou politique. »

Kadir orienta ses lunettes miroir vers les montagnes qui les flanquaient. Il avait toujours été l’élément le plus posé, hautain et zélé du groupe. Le sang des vieux Pasas ottomans coulait dans ses veines.

« Un coup des Azéris, Géorgiens, Arméniens, Kurdes et une demi-douzaine de groupes islamistes qui veulent nous voir abandonner l’Europe pour regagner le giron des mollahs, là où est notre place. Sans oublier les Iraniens.

— Il est exact que les gens du coin nous adorent. Mais nous ne pourrons effectuer qu’un seul échange. Le seigneur Draksor n’a pas perdu son temps, ici. Nous commandons la fermeture de Nabucco à Erzurum. Le gaz est dévié à partir d’ici, mais nous contrôlons Çaldiran. Nous faisons déjà passer du gaz de la Ligne verte vers la station de Khoy.

— Ils ne risquent pas de remarquer un léger décalage ?

— Öguz peut tout minuter à la seconde près, déclare Adnan. Tout se fera en douceur.

— Les ordinateurs gèrent les moindres détails, rappela Öguz. Ils n’y verront que du feu !

— Et le gaz de Bakou ? »

Adnan haussa les épaules. « Ils pourront le laisser dans les conduites, le dégazer, le brûler ou le renvoyer dans l’autre sens pour offrir aux veuves et orphelins de Marand trois mois de cuisson gratuite. La seule chose qui compte pour moi, c’est vendre du gaz iranien sur le marché d’Istanbul au prix du gaz de Bakou. »

Une fois de plus Kadir scruta les collines et les hauts nuages plats qui défilaient dans un ciel bleu écrasant.

« C’est du vol.

— Nous nous contentons de changer de fournisseurs, rétorque Adnan. Özer garde sa marge sur le gaz de Bakou, les Iraniens encaissent leur fric et nous empochons la différence. Personne n’est lésé.

— As-tu trouvé ton Iranien ?

— J’ai un contact, annonce Adnan.

— Eh bien, je te suggère de le chouchouter et de nous ramener à Istanbul avant qu’autre chose pète en Iran et nous grille les couilles », lança Kemal en se balançant d’un pied sur l’autre, épaules voûtées et mains profondément enfoncées dans ses poches.


L’Iranien partisan des ayatollahs est un mollasson au teint pâle, à la voix douce, au regard fuyant, à la barbe éparse, aux ongles manucurés et aux chaussures bon marché qui a sur son ceptep des liens avec les réseaux sociaux de ses gosses mais aucun site de cul ou de foot comme tout mâle Turc qui se respecte. Cependant, c’est un supporter de Sepahan et il pourrait citer les noms de tous les membres de l’équipe IPL du championnat de 2025 ainsi que leur poste, ce qui explique qu’il trouve grâce aux yeux d’Adnan. Une fois l’opération terminée, quand Turquoise appartiendra au passé et que tous se seront partagé le magot, ils l’emmèneront dans le secteur de la place Taksim. Ils ne sont pas dans un trou perdu où ne vivent que de culs bénis comme à Esfahan ou Téhéran, bon Dieu ! Ils sont à Istanbul, la reine des cités. Il reste assis là, sans cravate, en costume beige islamique, pour siroter son ayran, mais quiconque est prêt à détourner trente-trois millions de mètres cubes de gaz soumis à embargo ne doit pas être obsédé par les préceptes d’Allah. Il fera la tournée des grands-ducs avec les UltraLords, et ils verront alors qui est véritablement Seyamak Larijani.

Le seul défaut évident de l’Iranien est son mauvais goût en matière de logement. L’Anadolu est un hôtel-boutique de style néo-ottoman, si récent que les chaussures d’Adnan laissent des empreintes sur les tapis. Ce petit établissement fait involontairement étalage des sommes investies dans toutes les œuvres d’art et éléments de mobilier aux origines soigneusement contrôlées. Adnan se demande si on ne trouve pas sur les parois des miniatures provenant de la boutique d’Ayse. Elle ne le lui dirait pas, elle estimerait que ça n’en vaut pas la peine. La galerie, c’est son affaire ; Özer, c’est la sienne. Il en a toujours été ainsi. Un domaine pour les hommes, un autre pour les femmes. Sauf en ce qui concerne Turquoise. Turquoise est une opération à laquelle aucune convention ne peut s’appliquer.

Le bar en terrasse est une boîte en verre qui surplombe Beyazit, avec une climatisation surprenante par cette journée très chaude, étouffante. Fric et hauteurs, pense Adnan.

Les trois autres UltraLords de l’Univers sont déjà sur place et confortablement installés dans les fauteuils en cuir démesurés, et ils commandent des cafés aux membres du personnel ; des Russes portant des pseudo-redingotes ottomanes. L’Iranien se lève pour venir serrer la main d’Adnan.

« Tout est donc finalement réglé », déclare Larijani. La climatisation couvre de rosée son verre d’ayran glacé. Une serveuse aux courbes à tomber raide apporte un café à Adnan, bien qu’il n’en ait nul besoin. Il est toujours remonté à bloc, depuis la nuit précédente. « Je me suis inquiété à cause d’un certain manque de… clarté.

— Adatas ne serait pas arrivé où il en est s’il ne savait pas flairer les bonnes affaires », déclare Adnan. La surexcitation de la clôture ne l’a pas abandonné, une palpitation chaude et profonde au bas du ventre, dans les testicules, le bulbe de sa prostate. Il aurait dû tirer un coup, la nuit dernière ! Pourquoi s’est-il endormi tout de suite, bordel ?

« J’ai regardé tout ça », déclare Kemal dans son anglais qui laisse à désirer. Un tintement de ceptep a annoncé à Adnan l’arrivée du contrat alors qu’il avait des vertiges et bâillait mais était rayonnant en suivant le serpent de feux de positions qui pénétraient en Europe. Les juristes de White Castle ne dorment jamais. Des êtres en chair et en os l’ont rédigé, car ce n’est pas le genre de document qu’on peut confier à des Intelligences Artificielles. En un clin d’œil il l’a réexpédié à Kemal, qui suivait Baglanti Yolu et qui a dû passer en conduite automatique pour lire les grandes lignes de l’accord pendant que sa Lexus dernier modèle filait dans les artères d’Istanbul comme un globule rouge, en direction de Beyazit. La Lexus 818, le véhicule du cadre supérieur qui vit toujours chez sa maman, ce qui lui permet d’avoir un langage ordurier mais des sous-vêtements repassés, pense Adnan. Ce matin, Kemal fait montre d’une retenue qui ne lui ressemble guère. Adnan doute que ce soit pour ménager la sensibilité de l’Iranien. « C’est plus ou moins un contrat de prêt à court terme de type classique, avec quelques clauses spécifiques.

— Spécifiques ? » répète Larijani.

Sa voix est douce mais sait s’imposer. Son anglais est précis, très britannique, ce qui est inhabituel pour un ressortissant de cette nation qui se méfie depuis si longtemps de la Grande-Bretagne.

« Compte tenu de la nature de cette affaire, il est normal que M. Adatas souhaite se protéger, déclare Kadir.

— J’ai présumé que M. Adatas couvrirait cet investissement. C’est ce que fait White Castle.

— Je voulais dire, s’assurer que son nom ne pourrait être associé d’une façon ou d’une autre à Turquoise.

— C’est une question de superposition de fonds d’investissement spéciaux et de personnes morales diverses », répond Adnan.

Des quatre UltraLords, c’est lui qui maîtrise le mieux l’anglais, l’anglais de Kas, un anglais de plagiste.

« Je connais les méthodes employées, déclare Larijani. Ce qui est vrai pour M. Adatas l’est doublement pour TabrizGaz. Je vous rappelle qu’il est stipulé dans notre accord qu’une fois l’argent versé il ne peut y avoir de recours contre nous au cas où vous, ou M. Adatas, subiriez des pertes. Il ne doit subsister aucune trace de cette transaction.

« Supervision, conformité et diligence sont mes spécialités, monsieur Larijani, affirme Kadir.

— Ce qu’il veut dire, c’est que sitôt l’affaire terminée et que nous aurons tous obtenu ce qui nous revient, nous fermerons Turquoise et lui essuierons le cul pour que tout soit si propre qu’il sera possible de manger des figues dessus, fait Adnan. Jusqu’au jour où nous estimerons que nous nous sommes tant amusés que nous souhaitons remettre ça.

— Nous verrons, monsieur Sarioglu. » Larijani soutient un moment son regard. « Reste le règlement. J’exige que les fonds soient versés sur un compte sécurisé ouvert à cet effet avant dix-sept heures aujourd’hui. »

Adnan considère Kemal. C’est son domaine, même s’il est le moins bon en anglais des quatre UltraLords. Kemal se penche en avant, les mains jointes, en mâchonnant doucement sa lèvre inférieure. Il ne dit rien, et Adnan s’empresse de combler le silence. « Les fonds seront transférés dès que les documents auront été approuvés par les conseillers juridiques de Ferid Bey.

— Oui, parfaitement. Mais l’heure limite tient toujours. C’est une question de sécurité. Ah, oui, j’allais oublier ! »

Larijani prend dans sa poche de poitrine une fiole en plastique qu’il pose sur la table basse carrelée de céramique d’Iznik. « Qui va effectuer le transfert ?

— Je suis le signataire désigné pour le SIV », répond Adnan.

Larijani pousse le flacon vers lui.

« Vous plaisantez ?

— J’ai présumé que l’utilisation de nanos était chose courante, chez Özer.

— Oui, cela augmente nos performances. » Sans oublier un marché noir interne allant des Bazars de Fenerbahçe aux baraques en alu embouti des collines décolorées des alentours d’Ankara. « Mais c’est un produit…

— Iranien, en effet. » Larijani sourit. « Que redoutez-vous ? D’être métamorphosé en mollah qui divague ? C’est un nano de sécurité optique à utilisation unique. Il imprimera le code du compte sur votre rétine d’une façon que les lasers de votre lecteur oculaire ne pourront pas interpréter.

— C’est une technologie militaire, fait remarquer Kadir.

— Nous sommes moins arriérés que vous ne le pensez, à TabrizGaz.

— Des conneries, marmonne Adnan en récupérant la fiole en plastique. Je vais prendre vos nanos islamiques et vous faire un putain de sourire. »

Il va pour dévisser le bouchon quand la main de Kadir retient la sienne.

« Tu devrais attendre que les gars de Ferid Bey donnent leur feu vert.

— Peu importe, dès l’instant où vous respectez mes conditions, déclare Larijani.

— Voici les miennes, répond Adnan. J’appelle Turquoise. Les quants ont prévu pour le marché au comptant à vingt-quatre heures un pic de dix à quatre-vingt-seize heures. Mais ceux des quants ne réussiraient pas à retrouver leur bite dans le noir. Je dis que le marché sera à son plus haut niveau jeudi matin. Le gaz devra arriver à Istanbul douze heures plus tard.

— Vous êtes capable de prévoir les fluctuations du marché ? Seriez-vous un devin ?

— Ce qui est certain, c’est que je suis le prophète du gaz. » Adnan se rassoit avec décontraction pour s’installer plus confortablement dans son fauteuil. Oui, je connais le marché ; oui, je conclus les affaires ; oui, je ramasse de l’argent ; oui, je ne me trompe jamais. Et savez-vous pourquoi, costard beige à l’after-shave au rabais dissimulateur d’épouse buveur d’ayran et supporter de Sepahan ? Parce qu’il m’aime. Le fric m’adore. Alors gardez votre portable chargé, parce que vous vous en mordriez les doigts si vous ratiez cet appel.

« J’attendrai cet instant avec impatience, monsieur Sarioglu, dit Larijani. TabrizGaz et la Ligne verte sont prêts. » Il lève son verre d’ayran. Le yoghourt a blanchi l’intérieur du verre et séché en crevasses et fissures. « Mes amis. » Les UltraLords portent un toast en levant leurs tasses. Café et yoghourt ne sont pas le nectar des dieux de la finance. « À Turquoise, à notre réussite et au profit.

— À Turquoise », murmure Adnan.

Pendant que les trois autres UltraLords replient leurs cepteps et débranchent leurs scripteurs oculaires, Kemal appelle le plus beau des serveurs russes pour régler l’addition. Larijani se penche sur la table et chuchote à Adnan : « C’est à vous que je le dis, car je sais que vous êtes marié. Une fois cette affaire terminée, et quand nous aurons touché nos parts, venez nous voir à Ispahan. C’est une très jolie ville, et j’ai une loge directoriale pour la saison à Sepahan.

— À condition que vous veniez au préalable voir jouer Cimbom.

— Ça me semble raisonnable. Ma femme aimerait vraiment rencontrer la vôtre.

— Naturellement. Votre hospitalité m’honore. » Ce qui signifiait : Je préférerais voir Ayse faire le grand écart toute nue à la mi-temps dans le stade d’Aslantepe plutôt que la dissimuler sous ces horribles oripeaux imaginés par des dévots misogynes. « Quand nous aurons l’argent. »


« Vous attendez trente et un ans un prophète et voilà que c’est un autre qui débarque. » Mustafa tapote l’écran avec le dos de sa main. La première chose qu’il fait chaque matin, c’est lire les journaux en ligne en buvant du thé, sans se presser.

Les djinns se sont tenus tranquilles depuis le jugement rendu dans la mosquée des tulipes. Ils sont toujours présents, aussi nombreux et serrés les uns contre les autres que les pages d’un livre. Liés, disciplinés. Necdet doute d’y être pour quelque chose. Obéissent-ils à la charia comme le leur ont ordonné les derviches d’Adem Dede, ou se sont-ils soumis à Hizir ?

« Tu as entendu ? Écoutes-tu seulement ce que je dis ? Tu n’es pas le seul.

— Le seul quoi ?

— Il y a aussi une femme, là-bas à Eregli. Elle voit nos âmes. Péris et autres créatures surnaturelles s’adressent à elle. Des gens viennent de partout pour lui demander de les guérir et de prédire leur avenir, ce genre de trucs. Tout est dans le Cumhuriyet. »

Necdet étire son cou au-dessus de l’épaule de Mustafa pour lire l’article. Il fait défiler les lignes et s’arrête quand s’affiche une mauvaise photographie d’une femme aux allures maternelles.

« C’est elle.

— La prophétesse d’Eregli. Je trouve qu’ils en font un peu trop.

— Non, non, elle ! Elle ! Je dois aller la voir, lui parler. Je la connais. Je l’ai déjà vue. Elle était à côté de moi, à bord du tram où la bombe a explosé. »


PROTECTION ROBOTIQUE, informe un écriteau sur la porte, juste au-dessus du carton annonçant FERMÉ PENDANT LE DÉJEUNER. Ayse pousse le battant. Elle sait qu’il n’est pas verrouillé. La cloche tinte.

« Savez pas lire ? entend-elle crier d’un point situé au-delà de ce que l’architecture du magasin devrait permettre. Mes robots ont des dards. Trois jours d’atroces souffrances suivis d’épouvantables démangeaisons.

— Tu n’as pas les moyens de t’offrir un aspirateur, alors ne parlons pas de robots ! »

Un rire rauque monte des profondeurs de ces perspectives inconcevables.

« Ayse ! Bouton d’or ! Je suis en bas au fond. »

Aller en bas au fond de la librairie Sultan Mektep équivaut à une traversée de toute l’histoire architecturale d’Istanbul. La façade ottomane en bois du XIXe siècle s’élève à partir d’une arcade du début de la post-conquête qui à son tour, par une cloison abattue, donne sur une cave de l’époque byzantine. Burak Özekmekçib a organisé son fond de commerce en conséquence. Les manuels – la librairie Sultan Mektep est assez proche de l’université pour devenir sa source de textes subversifs officielle –, la fiction contemporaine et les ouvrages généraux occupent la partie de la boutique la plus proche de la rue. En se dirigeant vers l’arrière on trouve les écrits politiques, les livres interdits et les revues underground, dont certaines datent de l’époque où les lieux étaient une étape incontournable du parcours des hippies. Notes du Pudding Shop, guides de voyage et Herman Hesse. Le père de Burak en était alors propriétaire, et il avait souvent été poursuivi pour sédition et insulte à la nation. Burak est un explorateur architectural ; armé d’un sonar, d’un GPS et de vieux plans de Beyazit, il a agrandi son domaine en l’étendant sur trois millénaires. Sous les arches du vieil han, on trouve dans la première travée des livres traduits, de l’anglais dans la deuxième et la troisième, des volumes en arabe dans la quatrième et la cinquième. Burak est tout en bas, dans Byzance. Ici se trouve l’antique, les contrefaçons, l’inexplicable, le visionnaire, le dément, l’occulte, le révélateur et l’hallucinatoire. Œuvres pornographiques, prophétiques et profanes se serrent les unes contre les autres sur les étagères de pierre froide.

« Quelqu’un finira par emporter tout ça.

— Quoi ? Voler mes livres ? » Burak la lorgne par-dessus ses verres. Des cheveux bruns épais qui lui tombent sur la figure, des lunettes inadaptées, une chemise à carreaux, pantalon de velours à bretelles, mocassins marron fait main ; Burak Özekmekçib est bouquiniste jusqu’au bout des ongles.

« Quelqu’un comme moi, Burak. Quelqu’un qui connaît leur valeur. »

Malgré ses airs de rat de bibliothèque plein d’affectation, Burak Özekmekçib a le même âge qu’Ayse. Ils se sont connus à l’université, à un cours sur la calligraphie persane classique de style nastaliq. Adnan le haïrait au premier regard. Il serait convaincu que Burak est gay, alors qu’il ne souhaite pas avoir des rapports sexuels avec n’importe qui ou n’importe quoi.

« Eh bien, ma fleur, que puis-je pour toi ? »

De vieilles chansons de Sezen Aksu se consument en fond sonore. Ma mère les adorait, pense Ayse. C’est la bande-son de son enfance ; soirées d’automne dans Samanyolu Sok à la regarder se maquiller avant de sortir au bras du beau capitaine Erkoç, journées d’été dans la maison du littoral où elle danse sur le patio en attendant que le barbecue soit prêt. Burak embrasse Ayse à la française. Après avoir obtenu son diplôme, il a séjourné cinq ans à Paris. Il est revenu à Istanbul pour hériter de la boutique, à la mort de son père. Il déclare avoir découvert à Paris les baisers, l’anarchie, le vin rouge et le concept du déjeuner oisif.

« J’ai besoin d’informations.

— Tu as toujours quelque chose derrière la tête, mon bouton de rose. Allez, viens sur le devant, j’ai une merveilleuse bouteille déjà ouverte. »

Ayse le suit à travers le temps. C’est effectivement un cru exceptionnel, un madiran 2022, qui trône sur l’énorme bureau ottoman de Burak. Il sort des verres poussiéreux d’un tiroir et les essuie avec un mouchoir. Il s’installe sur son siège pivotant, Ayse dans le vieux fauteuil à bascule. Ils se partagent le madiran.

« Alors ?

— Les Houroufis.

— Mouvement fondé par Fazlallah Astarabadi, nom de plume Naimi, né à Astrabad, Iran, en 1340 de l’ère chrétienne. À trente ans il commence par prêcher un soufisme on ne peut plus orthodoxe en Perse et en Azerbaïdjan, puis il donne dans un ésotérisme qu’il incorpore au reste dans le Jawidan-Al-Kabir. Il tente de convertir le grand Tamerlan et est exécuté pour son audace, ce qui pousse ses partisans à se rebeller. Il va de soi que les Mongols les éliminent avec l’efficacité dont ils ont toujours fait preuve. Les Houroufis survivent en tant que simple secte pendant une vingtaine d’années avant de se dissoudre dans des ordres établis, ou de s’y assimiler. Les Bektasis des Balkans et les Shataris de l’Inde sont les héritiers de cet héritage. Comment trouves-tu WikiBurak ? Les Houroufis sont morts, bouton de rose, morts et enterrés. »

Le madiran est excellent, tannique puis charpenté et rond, agréablement desséchant. Le plaisir de la boisson au déjeuner, de rester assis dans une grotte climatisée pleine de livres dans un cadre architectural byzantin, un verre à la main pour regarder Istanbul s’agiter et suer au-delà de la vitrine.

« Tu viens de me débiter l’histoire officielle, mais si je suis passée te voir c’est pour entendre une version moins orthodoxe, Burak. S’il existe de nos jours des ordres houroufis, tu devrais le savoir.

— Eh bien, il y a naturellement plusieurs groupes qui se prétendent houroufis, pétale de rose. Tous les occultistes, kabbalistes, lettristes et cruciverbistes pas bien cuits se disent houroufis, ou néo-houroufis. Mais l’ordre est mort, mon coquelicot. Je peux, si tu le souhaites, t’indiquer deux cheikhs bektasis qui disposent de copies des textes et des cartes de Naima concernant les correspondances du zuhur kibriya sur le visage des hommes. Et il y a les gens qui, comme ceux de la Fondation Meru, prétendent qu’il y a des liens avec la tradition houroufi et un motif alphabétique universel dans la première ligne de la Genèse hébraïque, mais il s’agit en l’occurrence d’un projet kabbaliste américain. À peu près deux fois par an on a droit à un article dans le Toplumsal Tarih sur la géométrie sacrée des mosquées de Sinan ou les Sept Lettres d’Istanbul…»

Ayse écarte un doigt de son verre, pour le lever.

« Dis-m’en plus.

— Sur les Sept Lettres ? C’est une légende qui s’est propagée juste après la mort de Sinan. Elle voudrait que les sept lettres détachées du verset d’ouverture du Coran épellent le nom secret de Dieu et soient écrites dans le tracé géographique de la ville, dans l’alignement de ses œuvres architecturales. L’homme qui le lira entièrement et complètement déverrouillera le cœur du saint Coran et verra le visage non voilé de Dieu. Pour moi, c’est de toute évidence un texte de propagande grossièrement écrit par le Califat pour justifier les sommes indécentes dépensées pour financer la débauche de constructions de Sinan en faisant d’Istanbul un lieu de pèlerinage capable de rivaliser avec Médine et La Mecque – ce qui aurait renfloué un peu les finances – tout en donnant du poids aux revendications des Ottomans qui voulaient se placer à la tête de tout le monde islamique. Il va de soi que nul n’a jamais trouvé les lettres en question.

— L’homme ?

— Je te demande pardon ?

— Tu as parlé de l’homme qui le lira. »

Burak ressert du madiran. C’est un buveur dangereux, se dit Ayse. Du genre avec lequel ton verre n’est jamais vide. Quand tout ceci sera terminé, quand elle aura touché la somme promise, il faudra qu’elle sorte avec lui pour parler d’art et du vieil Istanbul, de l’université et de toutes ces choses qu’Adnan ne peut lui apporter.

« Qu’est-ce que tu nous prépares, ma reine-des-prés ? demande suspicieusement Burak.

— Je suis une trace. »

Burak lève les mains, un geste modérateur.

« Sois prudente. J’ai entendu dire que les Antiquités sévissent de nouveau.

— Tu m’insultes, Burak. Ces articles sur les Sept Lettres… Te rappelles-tu qui les a écrits ?

— En effet. La plupart sont d’un certain Barçin Yayla. Je lui déniche des livres, à l’occasion. Textes arabes, théologie persane et soufi, kabbale. Je suis surpris qu’il ne soit jamais passé te voir, car il me demande constamment des panneaux calligraphiques.

— Je suis sans doute trop chère pour lui.

— Ce n’est que trop vrai, hélas ! Un type charmant mais complètement cinglé… Il pense être le dernier des Houroufis. Envisages-tu de le contacter, mon brin de lilas ? Si c’est le cas, je tiens à lui en parler au préalable. Je suis certain qu’il acceptera de te rencontrer, mais la sociabilité n’est pas son trait dominant.

— Je devrais apprécier.

— Accorde-moi cinq minutes. » Burak met le scripteur de son ceptep. Sur lui, cet objet est aussi incongru qu’un pistolaser ou un turban. Ayse voit des chiffres défiler sur ses globes oculaires. Sezen Aksu interprète à pleins poumons une chanson mélancolique, une histoire d’amour perdu et de hüzün. Un mouvement, au pied d’une pile de pulp thrillers turcs, manque lui faire lâcher son verre de vin. Un rat ! Non, ce qu’elle voit est bien plus surprenant, car la présence d’un tel rongeur n’aurait rien eu d’étonnant dans la librairie Sultan Mektep. Il s’agit d’un petit robot domestique, gros comme deux mains réunies, occupé à tout aspirer autour des piles de livres. Burak grimace en la lorgnant derrière son scripteur oculaire.

« Ça sonne. Tu as cru que je bluffais, au sujet des robots ? »


Adnan ne s’est pas éloigné de dix pas de la porte de l’hôtel Anadolu que sa chemise est imbibée de sueur et lui colle à la peau. La chaleur est comparable à un coup de poing, sur Yeniçeriler Cadessi, un fardeau qui pèse sur sa nuque. Seuls des imbéciles et des ados pratiquement nus osent affronter un trottoir aussi brûlant qu’un fer à souder. Même les Anglais s’abritent du soleil, des faces aux joues cramoisies réfugiées dans les ombres au fond des cafés. Des trams passent en glissant, avec aux fenêtres des usagers épuisés et drainés par la chaleur. Des bus manœuvrent avec lourdeur pour s’éloigner maladroitement des arrêts, pleins à craquer de Stambouliotes irritables et fourbus qui crèvent de chaud. Les automobilistes ont depuis longtemps renoncé à tout espoir d’avancer et restent assis, résignés, dans l’embouteillage qui ne se déplace que de quelques centimètres à la fois, vitres baissées, radio qui beugle de la T-pop ou des débats, paume calée en permanence sur l’avertisseur. Il suffirait d’un mot, d’une étincelle qui tombe sur l’amadou véhiculaire, pour que toute la rue s’embrase en une multitude d’affrontements meurtriers. Il n’y a pas d’acheteurs pour les « Grenades pressées bien fraîches ! » devant le bar de l’angle de Çemberlitas. Adnan a pourtant l’impression que rien n’est plus désirable au monde, un plongeon dans une fraîcheur sans fond. Le bruit du climatiseur du bar est irrégulier. À peine l’a-t-il identifié qu’il en remarque un autre, un son plus profond, des boniments qui s’élèvent de la boutique de cepteps, puis, comme il accorde son attention sur eux, une troisième voix vient s’y ajouter, un gémissement asthmatique provenant de la boutique de mode, avec les chuintements surchauffés de la boutique du bouquiniste, le bourdonnement d’insecte d’un car long-courrier, les sifflements des clims des voitures. En dernier arrive le grondement bas des ventilateurs géants du toit. Adnan est au cœur d’une symphonie pour climatiseurs, et c’est le plus agréable des putains de morceaux de ce monde.

« Tu regagnes directement le bureau ? lui demande Kadir.

— Rien ne presse.

— On dit la mosquée Beyazit excellente pour la contemplation. Elle est conçue pour être fraîche même au cœur de l’été. Tout ce marbre.

— Tu t’y connais en architecture religieuse ?

— Laisse tomber et fais quelques pas avec moi. »

La frénétique place Beyazit s’est abandonnée à la chaleur, la foule a été chassée dans les ombres, les ruelles et les soks, sous les ombres des balcons et des murs en surplomb. Gravir les marches de la mosquée pour pénétrer dans la cour équivaut à faire un pas pour enjamber des mondes et des années. Les grondements de la rue restent au-dehors. Ici, Adnan peut entendre l’eau qui goutte des robinets de cuivre dans le bassin de marbre de la fontaine du centre de la cour. Les cloîtres sont recouverts d’un dôme, ombragés et accueillants. Le marbre invite à y poser les pieds nus. Enivré par la chaleur et la joie de s’y être soustrait autant que par la surexcitation procurée par Turquoise, Adnan fait glisser ses chaussures et pèle ses chaussettes. Il a sous la plante des pieds du marbre qui a été taillé un demi-millénaire plus tôt. C’est de la réflexologie géologique.

« Tu devrais essayer, dit-il en pliant les orteils.

— J’aurais préféré que tu t’en abstiennes, répond Kadir. Il est difficile d’avoir une conversation sérieuse avec un individu aux pieds nus. »

Adnan incurve sa voûte plantaire, pour contrer des signes annonciateurs de crampes.

« Accouche.

— Kemal n’est peut-être pas sûr.

— Il débite des conneries.

— Je ne te le fais pas dire. Le problème, c’est qu’il a perdu pas loin de deux cent quatre-vingts millions d’euros au cours des quatre dernières semaines de transactions. »

Sous les pieds d’Adnan, le marbre devient soudain glacial comme la peau d’un cadavre. La cour, les colonnades, la fontaine et la cascade de dômes, une cataracte de pierre qui descend du croissant de lune qui couronne la mosquée, tout oscille et s’estompe. La nudité de ses pieds l’incommode, il les trouve ridicules, vulnérables.

« Kemal n’est pas un trader. C’est un scribouillard. »

La décontraction d’Adnan s’est égaillée comme un vol d’étourneaux. Il balbutie, divague, dit la première chose qui lui vient à l’esprit.

« Il ne travaille pas qu’avec toi mais aussi avec Haluk et Hilmi.

— Les gars de Cygnus X ? Ce n’est pas de la finance mais du vaudou. »

Acheter et vendre, trouver des avantages, des opportunités d’arbitrage, le domaine sans air, stratosphérique, des marchés à terme ; derrière les abstractions et les petits détails du choix du moment se tapit un élément matériel, que ce soit de la chaleur pour les veuves de Marand ou de la fraîcheur pour la population d’Istanbul. Les finances de l’ombre, ce qu’on appelle les dark pools, ce jeu de colin-maillard où acheteurs et vendeurs dissimulent leurs intentions aux regards du marché, relèvent de la magie noire. Cela équivaut à avancer à tâtons en ne disposant que d’un minimum d’informations, c’est comme pêcher au chalut dans les hauts-fonds. Une entropie froide et impitoyable. Sur un plan théorique, c’est aussi simple et solide qu’un bateau. De grands investisseurs institutionnels – fonds de pension, fonds d’investissement, P-DG qui détiennent des monceaux d’actions, blocs géologiques de valeurs – veulent acheter sans révéler leurs intentions au marché et être ainsi confrontés à des opérateurs en couverture, des traders moins importants mais pleins d’allant qui prennent alors des positions contre eux. Les dark pools permettent aux traders d’acquérir et de céder de façon anonyme – pas de prix, pas de quantités, pas de noms. Vendeurs et acheteurs avancent l’un vers l’autre comme s’ils avaient les yeux bandés.

Adnan compare les dark pools à un cinéma abandonné d’Eskisehir.

« Je ne vais jamais au cinéma. Allah a été assez bon pour nous donner FlickStream, alors pourquoi aller au cinéma ? » C’était son troisième rendez-vous avec Ayse, celui où on se présente à ses amis. Ceux d’Ayse étaient des putains d’étudiants en art, même s’ils étaient dans l’ensemble plus présentables que les étudiants en MAE.

« C’est pas pour le film mais pour la salle. »

Il est théoriquement possible d’opposer un refus, au troisième rendez-vous – un seul, si on ne veut pas passer pour un épouvantable rabat-joie – et démontrer ainsi qu’on n’a rien d’une lavette. Il devrait se montrer inébranlable, répondre : Je n’aime pas le cinéma, et encore moins les salles.

« C’est bien plus proche d’un jeu », précisa Ayse en ayant son premier recours à la télépathie du troisième rendez-vous.

En fait, les étudiants en art étaient moins présentables qu’il ne l’avait cru de prime abord, mais ils remirent à chacun d’eux un pointeur laser et leur dirent de se disperser dans les travées. Ils étaient déjà quelques douzaines éparpillés dans l’auditorium, accroupis derrière les sièges, les rideaux, les enceintes.

« C’est comme à l’armée ? demanda Adnan d’une voix forte afin d’agacer tous ces gauchisants.

— En quelque sorte », confirma Ayse.

Puis la salle fut plongée dans le noir. Quelqu’un, qui n’était pas Ayse, passa près de lui en le frôlant. De l’autre côté de la salle un rayon laser scintilla dans l’obscurité poussiéreuse et cinq autres lui répondirent aussitôt. Assimiler les règles du jeu fut rapide. Ils se livraient à des duels dans le noir. Chaque tir devait trouver une cible et révélait immédiatement votre position. Moins de quinze secondes plus tard, Adnan avait mis au point une tactique : tendre l’oreille, lever la tête au-dessus de l’alignement festonné de dossiers, tirer et se déplacer. Tirer et se déplacer. Tirer et se déplacer. L’obscurité était duveteuse, poussiéreuse et chaude comme les recoins intimes d’un corps.

« Adnan. » Il baissa son laser vers le chuchotis qui s’était élevé à ses pieds, avant de reconnaître la propriétaire de la voix et d’écarter le doigt de la détente. « Ça te plaît ? » murmura Ayse. Une résille de rayons laser stria le caveau humide du cinéma abandonné.

« Si c’est de l’art, j’en veux encore, dit-il. C’est comme la Bourse. Je n’y aurais jamais songé. Tu signales tes intentions, tu tires, tous savent où tu es et s’en prennent à toi.

— Je n’avais jamais considéré la situation sous cet angle, reconnut Ayse. Je suis venue ici parce que j’ai pensé que nous pourrions faire certaines choses. »

Et sans le viser ni utiliser son laser, elle posa sa main sur sa cuisse.

« Tu le peux », confirma Adnan en l’attirant sur lui.

Cela avait toujours symbolisé pour lui la différence entre les négociations effectuées au grand jour et celles réalisées dans un dark pool. Le marché normal était un duel de lasers incessant où tous signalaient leurs intentions aux autres qui réagissaient aussitôt, comme des étourneaux qui filaient entre les minarets de la mosquée Bleue ou les véhicules sur la voie d’accès à Atatürk. Dans le noir on trébuchait, on touchait les contours d’un corps, on tâtonnait, on s’adressait des murmures et on se reconnaissait avant d’échanger des fluides corporels en silence.

Des milliards s’écoulaient quotidiennement dans les mares des dark pools, entre de gros acheteurs institutionnels et des vendeurs qui risquaient de voir leurs intentions révélées si le marché les sentait se déplacer dans les profondeurs. Mais les ténèbres ne sont jamais absolues. Toutes les nuits ont leurs murmures. Des analystes emploient des algorithmes à la complexité inouïe pour chercher des configurations statistiques et des prémonitions dans les fluctuations des valeurs. Des raiders organisent des escarmouches dans le noir pour déterminer ce qui sera peut-être à vendre, dans quelles quantités et à quel prix. Certains utilisent les lois de la thermodynamique pour chercher des accalmies presque imperceptibles et localisées dans l’entropie globale du marché noir. Conçu pour sonder les plus obscurs des dark pools, le projet Cygnus X se situe encore plus loin au niveau de l’abstraction. Deux physiciens terriblement brillants, Haluk et Hilmi, ont établi une comparaison avec les trous noirs et la théorie de l’information. Comme les trous noirs, les dark pools ne fournissent aucun indice de leur présence ou de leur masse avant qu’un acheteur n’entre dans leur champ gravitationnel. Ils engloutissent toutes les informations concernant prix et quantités. Un trou noir n’a pas de poils, plaisantent les spécialistes de la physique quantique. C’est un trait d’esprit qu’Adnan n’a jamais véritablement compris, pas plus qu’il n’a pu assimiler la théorie des champs et les formules de Stephen Hawking qu’Haluk et Hilmi utilisent pour extraire des informations sur les grands trous noirs financiers. Mais cela ne l’empêche pas de les admirer. Tout Özer est d’ailleurs incité à vanter les mérites d’Haluk et Hilmi. Leur théorie quantique des champs financiers est aussi audacieuse qu’innovatrice, de quoi leur valoir un jour un prix Nobel. Adnan veut bien leur donner un coup de chapeau, dès l’instant où leur machin permet de gagner de l’argent à coup sûr. Mais Kadir vient de dire que ce n’est pas le cas. De façon catastrophique.

« La théorie leur a fourni des données magnifiques. Ils pouvaient voir dans le noir comme en plein jour. Mais ils ont voulu aller plus loin. Ils se sont crus capables d’arbitrer le marché parallèle.

— J’essaie d’imaginer la puissance informatique nécessaire pour traiter et gérer tout ça en temps réel.

— C’est le genre de truc qui réclame l’aval du quarantième étage.

— Mehmet. »

Mehmet Meral, directeur d’exploitation. Mehmet le Conquérant, comme il aime se faire appeler. Son bureau est décoré d’antiquités militaires propres aux janissaires. Il prêche les vertus martiales : rapidité, précision, discipline et audace d’un cavalier sipahi. Mehmet l’enculé, dit-on au niveau des traders.

« Il a affecté Kemal aux règlements pour s’assurer que tout serait correctement couvert mais, pendant un court instant, Kemal n’a pas surveillé la baballe.

— Il ne ferait jamais ça !

— Si, quand Turquoise accapare son attention.

— Merde !

— Il a confié le compte Cygnus X à un groupe de débutants, en s’imaginant qu’ils se superviseraient l’un l’autre. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont commis une petite erreur et tenté de la dissimuler. Des trous pour en combler d’autres. Tu sais comment ça se passe. »

Parfois, dans la petite chambre surchauffée et puante de Ferhatpasa, Adnan est réveillé par un son qui trouble la nuit. Ce n’est ni le grondement de l’autoroute ni la T-pop que le téléviseur d’à côté projette contre la paroi, pas même les cris des jeunes qui roulent des mécaniques à la station-service. C’est un son démesuré qui emplit le ciel autour du bloc d’habitations 27 et la terre sur laquelle il se dresse, un fracas infini comme si Dieu déchiquetait les sept cieux et tous les esprits qui y ont séjourné, jusqu’aux atomes. Il en reste paralysé, en sueur, le cœur emballé et dans l’incapacité de retrouver le sommeil. C’est un bruit de billets déchirés. Les transactions sont traitées si rapidement, les opportunités si brèves et les chiffres si grands, qu’une erreur peut se produire. Telle est la pression qu’on subit derrière ce trou, dans cette faille, et tout risque alors de s’effondrer, du sommet aux fondations. Des milliers peuvent se transformer en millions, des pertes qui font vaciller des économies complètes. Lorsqu’il s’est marié et a acheté ce petit appartement minable à Ferhatpasa, Adnan a compris qu’il avait humilié Ayse devant toute sa famille – même si elle ne le dirait jamais – et qu’elle aurait accepté de dormir dans un gecekondu dès l’instant où elle aurait eu son bras pour oreiller. Il a ensuite entendu les cieux se déchirer pratiquement chaque nuit. Il était un trader débutant, un simple transmetteur d’ordres qui courait à longueur de temps, sans jamais s’éloigner des indices pour tout vérifier, s’assurer qu’il n’avait pas commis une erreur fatale risquant de remonter jusqu’au sommet de la tour Levent pour le briser. Il ne pourrait dire depuis combien de temps il n’est plus réveillé par ce son épouvantable, mais il sait qu’il le sera cette nuit-là.

« Comment l’as-tu appris ?

— Il me l’a dit. Il espérait que je pourrais trafiquer les registres. J’ai jeté un œil. C’est catastrophique. Déplacements de pertes dans la colonne des profits, rattrapages d’erreurs dans les comptes, utilisation de règlements de marges pour effectuer des opérations personnelles dans l’espoir de combler les trous, opérations de couverture bidonnées. Tous les classiques du genre. On croirait consulter un manuel.

— Putain de Kemal ! Pourquoi a-t-il tenté de couvrir tout ça ? Il n’avait qu’à contacter Mehmet l’Enculé et faire virer ces connards ! Le capital d’Özer dépasse deux cent quatre-vingts millions.

— Mehmet l’Enculé a ses propres emmerdes. Mehmet, Ercan, Pamir…, la direction d’Özer est pourrie. Nous sommes bien trop engagés dans toutes les divisions, jusqu’à six fois notre capitalisation. Özer est une fiction comptable. C’est un château de cartes, mais Cygnus X va provoquer son effondrement. Pamir jettera Kemal en pâture aux loups pour dissuader l’Autorité de régulation financière d’enquêter sur Özer dans son ensemble.

— Nous sommes dans de sales draps, bordel ! »

Le gardien de la mosquée qui balaie patiemment la cour lève les yeux et fronce les sourcils.

« Pouvons-nous reporter Turquoise ? » demande Kadir.

Et Adnan pivote vers lui.

« Si Özer s’effondre, je ne veux pas être celui qu’on verra au journal de vingt heures assis sur les marches avec ses objets personnels entassés dans un carton. Turquoise sera mon indemnité de licenciement. Il existe un moyen de nous en sortir. On peut le faire. C’est notre fric. On peut réussir. Nous sommes les UltraLords de l’Univers et nous restons les meilleurs de la classe. »

Il refuse de tout perdre. Il ne le perdra pas. Pas à présent, pas après y avoir consacré tant de travail. Il y a eu les prises de contact, les réunions secrètes, les tractations prudentes et la planification, des années de préparation depuis cette première question posée avec désinvolture lorsqu’il faisait son service militaire dans l’est du pays : Ce gazoduc, il va jusqu’où ? C’est cet instant resté si net dans sa mémoire, si brillant et cristallin, de la couleur soutenue d’une turquoise, qui lui a donné l’idée du détournement de gaz le plus audacieux du siècle et le fait s’étrangler d’un rire contenu en raison de son audace alors qu’il monte dans l’ascenseur panoramique avec les collines et les flots d’Istanbul à ses pieds ; Turquoise, un plan complété quand la cabine s’ouvre à l’étage des traders. Il ne peut lâcher prise, laisser tout cela lui échapper et s’engloutir dans la noirceur des flots.

L’eau goutte de l’embout de cuivre en sale état du çesme. Adnan se penche, emplit ses mains réunies en coupe, asperge son visage avec l’eau fraîche des aqueducs et citernes profondément enfouis sous Istanbul. Elle coule entre ses doigts, et il se lave de la chaleur et de la lassitude. Tant de fraîcheur et de pureté le fait hoqueter.

« Si nous étions des truands ou des agents des services de sécurité…, commence Kadir.

— Mais nous ne le sommes pas, rétorque sèchement Adnan. Nous n’allons pas nous comporter comme eux. Je ne veux rien entendre de ce genre.

— Je devais mentionner cette possibilité.

— Considère que c’est chose faite. »

Des perles d’eau froide coulent dans le cou d’Adnan, sous son col.

« As-tu une meilleure suggestion ?

— Tu parles d’une solution qui ne fera pas de nous des assassins ? Non. Comment réduit-on au silence celui qui en sait trop ?

— Il n’est peut-être pas indispensable de le tuer. » Kadir a toujours été le plus instruit de la bande, celui qui s’exprime le mieux. Il porte un vieux nom stambouliote, il vient d’une vieille famille de Constantinople et il est un Ottoman pur jus. « Peut-être a-t-il seulement besoin d’oublier les principaux détails.

— Tu parles de… d’une amnésie programmée ? »

Les aspersions d’eau ont collé la chemise d’Adnan à sa poitrine, en la rendant translucide, et les poils y dessinent des volutes, des formes animales.

« Nano donne et nano reprend. » Kadir est le dealer des UltraLords, petits assortiments de fioles en plastique qui proviennent du marché interlope installé dans le passage souterrain de la station de tram de Galata. Adnan s’y est un jour rendu, des boxes de toilettes carrelées puant la pisse où sont vendues cigarettes, répliques d’armes et nanos sans ordonnance. « Une amnésie programmée dépasse nos compétences. Les souvenirs sont emmagasinés de façon holographique, à des emplacements multiples. Les nanos devraient les localiser et se fixer dans chacun d’eux pour repolariser les neurones sans affecter les autres souvenirs qui utilisent la même architecture. Supprimer des souvenirs spécifiques ne sera sans doute pas possible avant dix ou vingt ans. Mais, pour chaque scalpel, il existe une batte de base-ball. Nous avons tous plaisanté avec le Prophète du Kebab en disant que nous sommes la ligne de front de la pharmacologie, que nous procédons à des expériences sur nous-mêmes, une bombe temporelle neurologique qui attend d’exploser. Et si c’était vrai ?

— Tu envisages de régler le problème que pose Kemal par une overdose ?

— Non, cette méthode n’est pas fiable. L’effet escompté n’est pas garanti et Kemal pourrait crever malgré tout. Mais si les concepteurs de nanoware ne peuvent effacer des souvenirs spécifiques, obtenir une amnésie généralisée est facile.

— Tu parles d’une lobotomie chimique.

— Vu qu’on envisageait de le tuer il y a moins d’une minute, je considère cette solution moralement bien moins choquante. Et ce ne serait pas aussi radical que tu le laisses entendre. Il existe des techniques pour cibler des secteurs du cerveau correspondant à divers types d’activité mentale : émotions, odorat, mémoire à court terme. C’est elle qu’il faut viser. Je peux me renseigner. Ce sera du sur-mesure, et donc coûteux, mais une fois la machine programmée nous l’aurons le lendemain. Je pense pouvoir te garantir que ça aura tout d’une perte globale de la mémoire à court terme. Nous parlerons d’une surcharge de travail, du stress auquel il est soumis, du fait qu’il utilisait de plus en plus de nanos pour rester dans la course. A-t-il des proches, à l’exception de sa mère ? Nous rendrons même un sacré service à Özer… Va savoir ce que Turquoise pourrait encore lui faire oublier.

— Que Dieu me pardonne ! Tu es un beau salopard.

— As-tu autre chose à proposer ?

— Tu sais bien que non. Une amnésie temporaire ?

— Je ne peux pas le garantir. »

Adnan lève les yeux vers la cascade de coupoles. Il y a de l’eau de toutes parts, dans cette mosquée, comme d’ailleurs dans toutes les mosquées.

« Si je voyais une autre solution, je te dirais de te foutre tes nanos où je pense… Mais il n’y a rien. Je marche.

— Je vais en parler à Öguz. On ne peut pas le laisser à l’écart.

— Il suivra.

— C’est certain. Bon, alors, nous sommes d’accord ? Je me charge de trouver les nanos, et je te laisse le soin de les administrer à Kemal.

— Une minute. Tu veux que je les lui donne ?

— Je travaille au service supervision et conformité. Si je débarque à votre niveau, la plupart de tes collègues en feront dans leur froc. Tu es juste à côté de lui et tu le vois tous les matins. Non, je dégote les nanos et tu fais le reste. Je sais que tu trouveras un moyen.

— Va te faire mettre, Kadir.

— Ils sont nombreux à avoir essayé. » Un sourire attristé. « C’est le boulot de la conformité.

— Je marche.

— Parfait. Nous savons donc quoi faire. On retourne au bureau ?

— Non, je souhaite rester ici un moment. Seigneur, c’est un vrai cauchemar ! »

La chaleur et l’animation de la place Beyazit engloutissent Kadir. Adnan s’assied au bord de la galerie. Le gardien de la mosquée vient balayer autour de lui, en espérant un pourboire.

6

Le navire explose. Un éclair blanc, une lumière aveuglante, une sphère de feu bien trop chaud et pur pour s’apparenter à une flamme. Les premières destructions apparaissent sous forme d’ombres chinoises : les épaulements de l’Asie et de l’Europe, l’arc tendu du pont qui les sépare, les mouchetures des navires dans le détroit. C’est en papillotant que le monde retrouve des couleurs. La déflagration a soulevé l’élément central du pont. Il se déchire, les câbles se rompent. La chaussée se vrille et plonge tel un serpent tranché en deux. Les voitures s’éparpillent comme des feuilles mortes. Des camions basculent et tombent au ralenti au milieu des fragments du tablier. Des sections complètes du méthanier – cloisons, éléments de la superstructure, citernes éventrées, moteurs gros comme des maisons – grimpent dans les airs avant de s’abattre sur des immeubles et des routes en emportant des files de véhicules pris dans l’embouteillage qui s’est formé aux abords des culées, en les retournant cul par-dessus tête et en écrasant d’autres véhicules comme des fourmis. L’onde de choc fait chavirer les ferries trapus et crasseux. La coque du méthanier zigzague au milieu du canal principal, entre en collision avec un vraquier qui remonte le Bosphore. Les Léviathans s’enfoncent de conserve dans les flots noirs, très lentement. Le Bosphore est embrasé par les navires incendiés, une flotte ignée de porte-conteneurs, de pétroliers et de cargos de la mer Noire. Des flammes s’échappent des hublots éclatés des divers ponts d’un paquebot. Le long de la berge, l’onde de choc fracasse villas et appartements des nantis. Des toits sont arrachés, des konaks bon marché s’effondrent et se disloquent. Les derniers yalis en bois du Bosphore sont emportés tels des fétus de paille.

Les voitures roulent comme des dés, les vedettes sont projetées à flanc de colline et dans les arbres. À peine moins rapide que l’onde de choc et les flammes, le raz-de-marée va assaillir les communautés du rivage, transformer les éclats de toit et les poutres qui se consument en une marée de bois et de métal bouillonnante et destructrice. La vague atteint sa hauteur maximale puis reflue en emportant dans le Bosphore véhicules, bateaux, boutiques, maisons et ceux qui se raccrochent à ce qui en subsiste. Bebek et Kanlica, jusqu’alors beaux et prospères, sont dévastés, et le vieux Kuzguncuk sans âge est dévoré par les flammes. Du gaz embrasé jaillit des canalisations principales rompues. Massées le long des crêtes, les tours de verre de Levent et de Maslak sont éborgnées, et une grêle de dagues de cristal s’abat dans les rues et sur les places. En un éclair, en un souffle, Istanbul est rasé. Entraînés par le poids des câbles et des éléments du tablier disloqué, recuits par la boule de feu, les pylônes jumeaux du pont Atatürk ploient et glissent dans les flots noirs. Il n’en subsiste que des tronçons qui évoquent des chicots de dents.

« C’est vraiment impressionnant, murmure Emrah Beskardes à Georgios Ferentinou. Mais je l’ai déjà vu sur Discovery Asia. »

La vidéo s’achève. Les délégués du groupe Cadiköy cillent, traînent des pieds, rangent leurs documents et boivent une gorgée d’eau.

« Cinq cent mille tonnes de gaz naturel liquide », déclare Ogün Saltuk.

Il a effectivement tout d’un présentateur de Discovery, écrit Beskardes sur son ardoise magique, avant d’effacer ces mots.

« Vous avez pu voir il y a quelques mois ce programme en images de synthèse sur la vulnérabilité d’Istanbul à une attaque terroriste contre un méthanier russe. J’ai personnellement servi de conseiller technique pour la réalisation de ce documentaire. » Qu’est-ce que je disais ? griffonne Beskardes. « Mais c’est en tout point conforme à ce qui se passerait, même s’il a fallu prendre certaines libertés. Cependant, des navires d’un demi-million de tonneaux empruntent régulièrement le Bosphore. » Un énorme monolithe flottant apparaît sur l’écran, avec une passerelle de commandement et des blocs d’habitation tapis à l’arrière d’une gigantesque citerne pressurisée en forme de cercueil. « Nous avons là l’Étoile d’Ararat ; le plus gros méthanier actuellement en service, un bateau russe de trois quarts de million de tonneaux mis en service il y a cinq mois. Sans doute l’avez-vous aperçu, car il a déjà traversé le Bosphore à quatre reprises. Il repassera le 19 avril. La catastrophe à laquelle vous venez d’assister correspond à l’explosion d’un méthanier de moins d’un demi-million de tonneaux, ce qui est la norme actuelle. La capacité de l’Étoile d’Ararat est du double, avec deux fois plus de puissance destructrice. La tentation devrait être irrésistible, pour un groupe terroriste.

— À qui pensez-vous, plus exactement ? » s’entend demander Georgios. Sa voix tremble un peu, car il ne supporte plus ce genre d’inepties. « Qui voudrait détruire Istanbul ? Provoquer une pareille hécatombe ? Qu’est-ce que ça leur rapporterait ? Les islamistes ont cessé de s’en prendre aux symboles de la décadence occidentale. C’est dans les rues, qu’ils mènent le jihad. Je le sais, j’en ai été témoin. Tarikats, cadis, cheikhs… Ils résolvent les problèmes du peuple, ramènent la paix sociale, maintiennent l’ordre établi, règlent les litiges. Il existe une nouvelle charia qui s’applique au niveau des quartiers. Et c’est efficace. Les gens s’en remettent à eux. »

Ogün Saltuk mâchonne sa lèvre inférieure. « La Turquie a toujours eu de nombreux ennemis, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières, et leur nombre a considérablement augmenté depuis qu’elle est devenue la porte de l’Europe. Nos adversaires considèrent que nous avons pris parti, que nous nous sommes alignés sur l’Occident. »

Georgios Ferentinou va pour répondre, mais une voix plus sonore couvre la sienne. « Nous faisons appliquer des mesures de sécurité très strictes, tant dans la mer Noire que la mer de Marmara. On peut voir chaque nuit les navires qui attendent le feu vert des services de sécurité pour s’engager dans le Bosphore. Un méthanier de trois quarts de million de tonneaux n’est pas facile à détourner.

— Les navires sont en pilotage automatique pendant toute la traversée du détroit, afin de prévenir les risques de collision, intervient une autre personne. Or, tout ce qui est informatique peut être piraté.

— Je crois avoir vu ça, murmure Emrah Beskardes à Georgios. Dans un très vieux film. Mais le cuisinier a redressé la situation. Il était très habile, avec ses couteaux. »

Ogün Saltuk tapote son verre avec un stylo.

« Si vous pouviez conserver votre énergie pour les petits groupes que nous comptons constituer… Nous allons nous séparer, utiliser nos neurones puis nous retrouver pour faire le point. N’oubliez pas que lâcher la bride à votre imagination est non seulement permis mais vivement encouragé. »

C’est avec envie que Georgios regarde Emrah Beskardes se diriger avec son groupe vers un des pavillons clairs et spacieux du jardin. Il est pour sa part relégué dans une antichambre humide et puante aux corniches craquelées et au plâtre tavelé de moisi. Le plafond est très élevé, les parois renvoient tous les sons. Assis dans un fauteuil doré, Georgios entrevoit un triangle turquoise de mer entre les cimes des arbres. Les autres membres de son groupe sont des jeunes gens agressifs qui prennent visiblement plaisir à parler de mégatonnes, de mégahécatombes et de berges du Bosphore consumées par des mégaflammes, et il est heureux de trouver parmi eux Selma Özgün.

« Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je me suis intéressé à vos travaux, que j’apprécie énormément. Je m’appelle Georgios Ferentinou. »

Elle le dévisage, l’expression interrogatrice.

« Les Ferentinou de Cihangir ?

— J’y ai vécu, mais j’ai déménagé pour Eskiköy. Place Adem Dede.

— Je connais une de vos voisines. La propriétaire d’une galerie d’art spécialisée dans les objets religieux d’origine douteuse. La galerie Erkoç.

— J’habite juste au-dessus, madame.

— Dans le vieux tekke mevlevi ? Comme c’est charmant ! Un lieu très intéressant, le couvent des derviches d’Adem Dede. Un des rares tekkes du XVIIe siècle qui ne s’est pas envolé en fumée. Vous connaissez donc Ayse ? Au fait, je plaisantais en parlant de ce qu’elle vend. Dans quelle branche êtes-vous ?

— J’enseignais, car je suis à la retraite, l’économie expérimentale. L’économie en tant que science véritable, et non un ensemble d’adroites structures mathématiques.

— Ce que vous avez dit sur la charia des rues m’intéresse, déclare Selma Özgün. L’idée d’une justice communautaire m’est assez sympathique. Elle est plus proche des gens et devrait être plus efficace qu’une justice institutionnalisée parce que tous se connaissent. Rencontrer au supermarché non seulement votre adversaire mais également celui qui tranchera le litige aide à façonner une société bien ordonnée. J’aurais énormément de choses à dire sur le vieux système ottoman des millets, quand chaque communauté était libre de respecter son propre système légal et social, sous réserve qu’il n’entre pas en conflit avec la loi impériale. Plutôt que de prendre systématiquement des mesures répressives comme si c’était une menace dirigée contre le sécularisme, notre gouvernement devrait tenter d’incorporer les principes religieux dans le système légal actuel. Dès l’instant où nous organisons la religion au niveau communautaire, pourquoi ne pas en faire autant en ce qui concerne les lois ? Oui, je suis assez favorable à votre charia des rues – ça ne vous ennuie pas si je vous chipe cette expression, au moins ? – à condition que ces juges ne prennent pas la lubie de m’interdire de boire de l’alcool et de m’obliger à me couvrir la tête.

— Je ne peux malheureusement pas le garantir. Ils ont à leur tête un cheikh visionnaire.

— Voilà qui est fascinant ! Un cheikh dans le vieux couvent des derviches d’Adem Dede ? Dites-m’en plus, mon cher. »

Et Georgios Ferentinou lui parle de Necdet le parasite présent à bord du tram qui a sauté dans Necatibey Cadessi et qui voit depuis des karins, s’adresse à des djinns et est devenu le confident d’Hizir le Saint vert. Alors qu’il s’exprime, il remarque que Selma Özgün n’est pas la seule à lui prêter attention. Pendant que les penseurs d’IBM débattent de ce qu’ils écriront sur leur ardoise magique, un homme plus âgé qui reste à l’écart de leur clique – qu’il se tienne droit comme un i, ait une moustache mieux taillée que son costume et des chaussures parfaitement cirées révèle son statut de militaire de carrière – se penche de plus en plus vers Georgios Ferentinou et Selma Özgün, pour suivre leur conversation.

« Je suis une spécialiste des manifestations spontanées du merveilleux, déclare Selma Özgün en l’applaudissant avec ses doigts boudinés lestés de bagues. Une collectionneuse d’anecdotes avide de thaumaturges campagnards, de devins des rues et de derviches. Cela me démontre que le temps des miracles n’appartient pas encore à un passé révolu. C’est le quatrième, désormais.

— Qu’entendez-vous par là ?

— C’est le quatrième prophète contemporain de l’étrange et du surnaturel. Il s’agit d’un phénomène tout nouveau. J’ai consulté la plupart des sites d’information locaux, et ce qui se dessine sous les amalgames privés de fondements et les divers noms d’oiseaux est sidérant.

— Il ne serait pas le seul à avoir vu des djinns ?

— Pas nécessairement des djinns… Tout a débuté par cette femme d’Eregli qui s’est mise à voir au fond des âmes et à prédire un avenir que des péris lui chuchotaient à l’oreille, semble-t-il. Puis il y a eu cet homme d’affaires de Nevbahar : un type bien plus en harmonie avec son temps. Dans son cas, ce ne sont pas des lutins ou des djinns mais des robots. Ces microbots qui s’assemblent pour prendre diverses formes. Mais le fond reste le même. Il n’a pas son pareil pour retrouver ce qu’on a égaré et faire des prophéties.

— Eregli.

— Et Nevbahar.

— Eskiköy. Et le quatrième ?

— Firuzaga. »

Georgios a l’impression que le parquet s’enfonce sous lui et il agrippe l’accoudoir doré de son fauteuil pseudo-Régence qui, de piètre qualité, cède sous ses doigts.

« Oh ! » est le seul mot qui lui vient à l’esprit. Eregli, Nevbahar, Firuzaga et Eskiköy sont tous à distance de marche de la ligne de tramway Topkapi-Yesilçe. Can, l’enfant, les robots… A-t-il pris des photos, peut-il fournir une vidéo de ce qui s’est passé après l’attentat ? Une femme, un homme d’affaires, Necdet. Les repérer devrait être facile.

« Est-ce que ça va, mon chou ? demande Selma Özgün. Vous avez mauvaise mine, je vais vous chercher un verre d’eau.

— Non, merci, ça va aller. C’est cette pièce. On étouffe, ici, et ça sent le renfermé.

— Reste Hizir… et j’avoue que j’aimerais vraiment le rencontrer », ajoute Selma Özgün juste avant qu’un membre du MIT les invite à regagner le grand salon. Elle prend son ardoise – toutes seront détruites après la réunion, pour des impératifs de sécurité – et suit les autres hors de cette pièce humide et étouffante. Le militaire s’attarde et aborde Georgios.

« Major Oktay Egilmez.

— Professeur Georgios Ferentinou, à la retraite.

— Oh, je sais ! Nous nous sommes déjà rencontrés. Il y a très longtemps. Le groupe Haceteppe, n’est-ce pas ? Comme celui-ci, mais à Ankara. J’étais alors très jeune.

— Désolé, je ne…

— Comme je viens de le dire, j’étais très jeune. Une affaire intéressante. J’estime que si ce groupe a été constitué pour avoir des idées originales, nous ne devrions pas limiter nos réflexions à ce qui est envisageable. »

Il s’interrompt pour laisser Georgios franchir le seuil et profite de leur proximité pour murmurer : « J’ai émis de vives réserves sur la pertinence de nommer Saltuk à notre tête. » Il baisse les yeux et Georgios Ferentinou suit son regard. Le major tient son ardoise magique à la hauteur de sa taille. Y est écrit : Ferry d’Eminönü 16 h 30. Il efface les mots en tirant la languette en carton et fait disparaître l’objet dans la poche intérieure de son costume banal.


Le compte-gouttes contient une solution d’acide chlorhydrique à trente-six pour cent. Quand Barçin Yayla verra la Septième Lettre écrite sur Istanbul et découvrira le reflet du visage de Dieu, il le décapsulera et – calmement, religieusement – il videra la moitié de son contenu sur chacun de ses globes oculaires. Sans ciller. Après avoir eu une telle vision, qu’est-ce qui pourrait encore le satisfaire ? D’autres images ne feraient que souiller et brouiller la pureté de cette révélation. Ainsi, ce qu’il aura vu resplendira à jamais.

L’appartement pue vraiment. Ayse s’y est attendue, un logement bon marché, dernier étage sans ascenseur donnant sur une cour où des générations d’habitants de Küçükayasofya ont jugé naturel de balancer leurs ordures ménagères. Il suffit d’ajouter une vague de chaleur pour que ça devienne atroce. La puanteur empire encore. C’est une superposition de relents complexes et musqués qui s’additionnent pour créer une fétidité nouvelle, non identifiable ; et dès que son odorat s’y accoutume, voilà qu’une autre pestilence lui donne des nausées. Moutons sous les lits sueur masculine draps sales sol crasseux vieux divans denrées avariées et urine – Ayse fait vœu de ne pas approcher de la salle d’eau – mais il y a aussi les remugles plus ésotériques de l’obsession de cet homme : livres moisis, encre d’imprimerie, encens éventé, huiles rances, journaux jaunis, étrange odeur de plastique phénolique sans origine identifiable, révélateur et fixateur photographiques, installation électrique surchauffée et ampoules halogènes. Pendant qu’elle étudie le photomontage de clichés aériens de la péninsule d’Istanbul et d’Üsküdar qui occupe tout un mur du séjour/cuisine, Ayse sort subrepticement de son sac un atomiseur de No 5 de Chanel gros comme son pouce – rien que du classique – pour une pulvérisation discrète.

Ce qu’elle voit représente une somme de travail considérable. Les contours des mosquées, tombes, bains sont soulignés, colorés à la main et reliés par des fils à des textes périphériques, des photocopies d’articles de journaux, des inscriptions diverses et des fragments d’écriture tâlik, des photographies et des compilations de vignettes, planches-contacts, clichés d’alignements des minarets d’une grande mosquée pris d’une autre mosquée, avec en prime l’alignement des minarets d’une autre mosquée située au-delà ; des pages arrachées dans de vieux guides touristiques, dessins des nœuds sacrés et des trente variantes du jeu de figures, impressions de polygones multidimensionnels et formes topologiques, alphabets et écritures persane, arabe, turque, nabatéenne, hébraïque et grecque, prières disposées en carrés magiques, Arbres de Vie, échelles ésotériques, croquis architecturaux, gros plans détaillés de coupoles aux dimensions notées au crayon, traités de numérologie, articles en anglais extraits du Scientific American portant sur les théories des réseaux et des graphes, rapports de géomètres municipaux et d’ingénieurs du Marmaray, brèves biographies de sultans et de pasas, Post-it écornés portant des notes écrites avec concision par une main pleine d’assurance. Le nuage des documents qui la complètent éclipse la carte qui occupe pourtant la totalité de la paroi ; Ayse suit des fils qui passent au-dessus de la porte, grimpent jusqu’au plafond, rebondissent le long des plinthes à travers une histoire résumée du hammam Haseki Hürrem, la numérotation des versets dans les marges de Corans décorés en écriture sulu et un article sur le problème des trois maisons. Le plafond est une mosaïque d’articles et de photographies, de dessins et de textes, maintenus tout là-haut malgré les lois de la pesanteur par du Patafix, du Scotch jauni et des punaises d’où partent les lignes qui rattachent des douzaines d’idées à une source sur le montage photographique. C’est la totalité de la géométrie sacrée d’Istanbul. C’est une maxi-compilation.

Confrontée à cette résille et à cette somme de recherches, Ayse ne remarque pas immédiatement les motifs qui apparaissent sur les photos aériennes. C’est un fil bleu doublant un cours d’eau byzantin qui retient son attention. Direction, but, sans tenir compte des rues et de l’architecture. Elle le suit jusqu’à une punaise plantée dans la Citerne aux mille et une colonnes, puis sous le parc Sultanahmet jusqu’au hammam Haseki Hürrem. Là, elle perd le fil bleu – un cours d’eau, conclut-elle – dans un fouillis d’annotations et d’esquisses, avant de le retrouver à la mosquée Haseki Hürrem, un édifice dédiée à l’épouse de Süleyman le magnifique. Et c’est alors qu’elle le voit, le plan d’ensemble, le motif, dans son intégralité. Ce don qui permet aux lettres passées entre les mains d’un Séfarade mort il y a des siècles de se mouvoir sur les murs de sa galerie soulève la ligne bleue, la détache des rues et des soks, des maisons et des mosquées d’Istanbul pour la transformer en une lettre, un kha qui flotte au-dessus des toits et des coupoles. Un kha de deux kilomètres sur son côté le plus long, un caractère archaïque anguleux du coufique, punaisé sur les mosquées, türbes et hammams de Sultanahmet. Puis elle remarque une autre connexion.

« Sinan », murmure-t-elle. Le grand bâtisseur, l’Arménien converti devenu l’architecte des sultans. Un homme dont le désir d’ériger pour l’Islam une coupole encore plus imposante que celle chrétienne d’Aya Sofya resterait inassouvi.

Barçin Yayla hoche vigoureusement la tête. Comme il sied à un homme qui se rend à heure fixe à la mosquée Sokullu Mehmet Pasa pour les cinq prières quotidiennes. Il est aussi pur par ablutions rituelles que son logement est fétide de détritus. Sa bouche exceptée, car son haleine indique qu’il ignore ce qu’est une brosse à dents. Ayse le considère en milieu de trentaine mais – pour avoir côtoyé de nombreux antiquaires, négociants et faussaires – elle sait qu’il est pratiquement impossible de déterminer l’âge d’une personne que dévore une passion. Il est, comme l’a annoncé Burak, poli, timide, intense, naïf, zélé et méfiant. Il est le dernier des Houroufis.

« Je doute que Sinan ait eu des liens avec les Houroufis », déclare Ayse.

Barçin Yayla lève avec nervosité un doigt à ses lèvres, comme pour s’interdire de la contredire.

« Vous découvrirez que Sinan a été un ingénieur et un architecte militaire du corps des janissaires pendant plus de vingt ans. Or leur ordre officiel était celui des Bektasis, et nous savons que ces derniers ont emprunté une grande partie de leur discours théologique aux Houroufis. J’estime plus que probable que ces derniers ont subsisté en tant qu’ordre imbriqué dans un autre ordre, une sorte de société secrète initiatique réservée aux élites. Les militaires sont friands de hiérarchie et de rituels. Mes recherches démontrent que Sinan exprimait la philosophie houroufi dans les mathématiques de ses grands projets. Utilisation de l’espace, proportions, rapports de volume, tout découle par numérologie du saint Coran.

— Construire un cloître qui reflète les 768 de la Bismillah numérologique est une chose, écrire un alphabet géant dans une immense ville avant même d’avoir posé la première pierre de la première mosquée en est une autre.

— C’est exact, mais Sinan était déjà grand architecte et urbaniste, lors de la conquête du Caire. Il s’est exercé sur cette ville, en faisant démolir et construire tout ce qu’il souhaitait. Je suis fermement convaincu qu’il nourrissait dès cette époque ce projet de géométrie sacrée. Sa première réalisation en tant qu’Architecte de la Félicité a été la mosquée Haseki Hürrem, pour la sultane Roxelane. Ce n’est pas son œuvre la plus remarquable, loin s’en faut, et il a utilisé des assises préexistantes, mais tous considèrent que c’est sa première œuvre véritablement aboutie. On trouve dans son autobiographie, le Tezkiretü’l Bünyan, une histoire selon laquelle il aurait vu pendant qu’il inspectait le site des enfants sortir des poissons vivants d’une grille s’ouvrant dans la chaussée. Lorsqu’il est allé voir de quoi il retournait, il a découvert au-dessous une citerne romaine toujours intacte. C’est peut-être ce qui l’a incité à réaliser ce projet. L’eau cachée. Le courant ininterrompu de l’Houroufisme.

— Il a ensuite bâti les bains d’Haseki Hürrem.

— Et son tombeau, oui. Conformément à son projet, pour écrire les Sept Lettres. »

Ayse suit d’autres fils enroulés autour de la punaise de la mosquée de Roxelane. Le vert, la couleur du prophète, traverse le Bosphore jusqu’à Atik Vallide et la mosquée du Sultan Mihrimah à Üsküdar pour dessiner un shin de dix kilomètres de côté. Fil après fil, les bâtiments de Sinan sont reliés pour tracer un alphabet monumental. Seul le coufique est suffisamment rectiligne pour permettre de l’écrire ainsi, ou simplement de le tenter. Le principe, c’est que les lettres ne sont pas séquentielles, écrites sur toute la cité. Elles sont positionnées les unes sur les autres, superposées. Un site peut être commun à plusieurs caractères. Le but n’est pas de rendre le résultat lisible. L’ensemble doit être appréhendé en tant que tout, de façon instantanée et globale, par l’œil de Dieu, de partout immanent.

Ayse tente d’imaginer les années d’efforts nécessaires pour reconstituer ces lettres, les extraire des millénaires d’histoire de Constantinople, en entraînant sa perception à faire abstraction des maisons, des rues, des merveilles romaines et byzantines, l’œuvre de prédécesseurs moins importants que Sinan pour ne plus voir que ses constructions et les rapports géométriques qui les unissent. Tester toutes les combinaisons a dû prendre des années à cet homme. Une peur obscure et par perversité délicieuse ronge Ayse, la même ivresse intellectuelle qui l’assaille lorsqu’elle ouvre un manuscrit inconnu ou retire le papier d’emballage d’une miniature en sachant qu’elle s’aventure au bord de l’incompréhensible, qu’elle tient dans ses mains un monde et un mode de pensée qui lui sont en tout point étrangers. Le passé est un autre univers : une secte depuis longtemps disparue transmet ses vérités par-delà des générations inconcevables en les transcrivant dans l’architecture d’une ville complète. Mais les Sept Lettres tracées en fils de couleurs sur les images satellites d’Istanbul proclament qu’il y a là une vérité qui perdurera comme la reine des cités. Il est confronté à un fruit occulte et sombre dont la singularité lui donne des étourdissements.

Elle recule d’un pas.

« Il en manque une.

— C’est exact. »

Ayse suit les motifs tracés par les fils.

« La dernière lettre, le fa. Je ne la vois pas. Elle n’y est pas. »

Barçin Yayla incline la tête et s’assied à sa table de travail, aussi encombrée de coupures de journaux et de magazines, de feuilles imprimées et de photographies que les murs. Ayse remarque entre les monceaux de documents que le plateau est creusé de motifs circulaires étourdissants, toutes les lignes, points de rencontre et sommets paraissant avoir été grattés dans le bois avec la pointe d’un compas.

« Je ne la trouve pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne la trouve pas. La dernière lettre. Le fa. Il faut que ce soit un fa, mais il ne s’insère nulle part. J’ai tenté toutes les permutations sur les photos et les plans. J’ai même demandé à un ami de l’université de m’écrire un petit logiciel qui teste les possibilités. Je suis allé jusqu’à essayer avec d’autres types d’écriture. Rien ne colle. J’ai dû omettre quelque chose. Il doit y avoir une clé qui m’échappe, ou un bâtiment qui a disparu et dont j’ignore l’existence… même si je ne vois pas comment ce serait possible. Je suis pratiquement certain d’avoir des copies de tous les registres architecturaux et vieux plans de la ville. Il n’est pas à exclure que Sinan soit mort avant d’avoir achevé son œuvre.

— C’est impossible », déclare catégoriquement Ayse.

Elle a oublié sa momie à un million d’euros pour se concentrer sur cette énigme. La chasse la passionne, le mystère en tant que tel. La ville garde un secret à proximité de son cœur. Tout cela est si beau, élégant, nouveau et exaltant qu’elle refuse d’admettre que tout pourrait s’arrêter là parce que le Grand Architecte n’a pas eu le temps d’achever l’œuvre mystique débutée un demi-siècle plus tôt. Non, Sinan ne travaillait pas ainsi. Si Barçin Yayla a raison et que Sinan avait déjà les Sept Lettres à l’esprit lorsqu’il concevait des navires pour transporter sur le lac Van les soldats ottomans qui allaient se battre contre les Safavides, il avait certainement tenu compte des aléas auxquels était sujette la carrière d’un individu haut placé à la cour ottomane. Il n’aurait jamais laissé le meilleur pour la fin. « Non, le motif est complet. Nécessairement. Nous parlons du Grand Architecte de la Porte de la Félicité, de notre Léonard de Vinci.

— Vous en semblez, comment dire, absolument convaincue. » Dis-le-lui. Tu devras le faire tôt ou tard. Mentir serait possible, mais la quête monomaniaque, monastique, de Barçin Yayla l’en empêche. Son appartement pue autant que les latrines d’Iblis mais cet homme lui inspire du respect. Il est sérieux, et de confiance. Peu lui importent l’homme mellifié et un million d’euros, il désire seulement pouvoir lire les Sept Lettres superposées sur le plan divin d’Istanbul avant de se brûler les yeux afin que le nom secret de Dieu reste à tout jamais gravé sur ses rétines. C’est un innocent. Un fou de Dieu. Un soufi du Chaos. Dis-le-lui.

« Je crois que l’homme mellifié d’Iskenderun se tapit quelque part à l’intérieur du fa. »

Il est évident que Yayla trouve ses activités à la fois fascinantes et rebutantes. Ses yeux brillent, lorsqu’elle lui parle de ses calligrammes bektasis, des lettres piriformes ou représentant une rose, un oiseau ou, plus pertinent encore pour quelqu’un qui dit appartenir à une secte considérant l’humanité à l’image du mot divin, un homme. Ils s’assombrissent lorsqu’il apprend qu’elle fait tout ceci pour des raisons bassement pécuniaires. Ils s’étrécissent lorsqu’elle lui raconte l’histoire d’Haci Ferhat.

« Il ne s’est pas engagé sur la voie qui convient. Seul celui qui est immortel pourra assister à la Résurrection des morts dans son enveloppe charnelle. Celui qui s’adonne à des pratiques impies signe sa propre destruction. »

Ils s’écarquillent quand Ayse lui avoue qu’elle a un acheteur pour l’homme mellifié.

« L’argent peut rompre l’emprise superstitieuse de cette abomination et c’est une excellente chose. Vendez-le, broyez-le, détruisez-le, permettez à l’âme de celui qui s’est fourvoyé de retourner à la terre. »

Il va s’asseoir dans son fauteuil, les yeux grands ouverts comme un enfant pendant qu’Ayse lui expose les raisonnements qui l’ont conduite jusqu’à sa porte.

« Quand j’ai entendu parler d’un affrontement magique entre l’écrit et l’oral, j’ai établi un parallèle avec la bataille bien plus ancienne qui oppose la tradition orale à celle écrite. Ce tarikat de la Divine parole… ce nom est indiscutablement houroufi. Si nous prenons le rapport chronologique de Beshun Ferhat au pied de la lettre, sa famille a perdu l’homme mellifié vers la fin du XIXe siècle et non du XVIIIe. Les janissaires ont été annihilés par le sultan Mahmoud II en 1826, lors de l’heureux événement. Simultanément, les Bektasis – autrement dit l’ordre religieux propre aux janissaires – étaient dissous et ses cheikhs et babas exécutés. Sachant que les Bektasis étaient les dépositaires de la philosophie et de la théologie des Houroufis, il n’est pas absurde de penser qu’à Istanbul cet ordre a dû passer dans la clandestinité, surtout s’il était composé d’une élite.

— Mais Beshun Ferhat a affirmé qu’Haci Ferhat était un membre de ce tarikat secret au XVIIIe siècle, répond Yayla. Avant l’heureux événement. »

Ayse a toujours admiré le talent ottoman pour les euphémismes. L’heureux événement en question n’est autre que le massacre et l’exécution de dix mille janissaires dont les corps ont été entassés dans l’Hippodrome et laissés se décomposer sous la chaleur de juin. Généralement, plus le langage est fleuri plus la répression a été brutale.

« C’était probablement une société religieuse composée d’individus des plus respectables, avec une préférence pour les jeux alphabétiques et numérologiques ésotériques. Vous savez comment les tarikats se divisent, se modifient et se reconstituent. Et je doute qu’une quelconque puissance surnaturelle soit entrée en ligne de compte. Il n’y a pas eu de duel de magie. Cette histoire de guerre des mots a tout d’un affrontement sur un plan légal, le millet local fondé sur l’oralité contre l’écrit de la charia. Les Ferhat ont perdu le procès et le cercueil. Mais si l’ordre secret des Bektasis n’a pas été totalement anéanti lors de l’heureux événement, et si Sinan a utilisé les mystères houroufis détenus par les militaires bektasis pour tracer les Sept Lettres, il est logique de penser que le tarikat de la Divine parole en a été informé. Menacés d’élimination après la proclamation de la république, ses membres ont dû dissimuler leur bien le plus précieux, le placer à l’abri des réformes d’Atatürk… sans oublier qu’il représentait un investissement si l’ordre devait un jour renaître de ses cendres. Je doute qu’ils aient ignoré sa valeur vénale. Ce que je crois – ma théorie – c’est qu’ils l’ont caché là où ils savaient être les seuls à pouvoir le retrouver en utilisant la connaissance ésotérique des Sept Lettres. Pourquoi suis-je convaincue de l’existence de cette septième lettre ? Parce que c’est la clé du nom secret de Dieu. L’ennui, c’est que la destruction de l’ordre a été plus radicale qu’ils ne l’avaient imaginé. Il n’en a rien subsisté. L’information a été perdue. Mais je crois que tout est toujours là, égaré depuis plus d’un siècle dans l’œuvre architecturale de Sinan. Trouvez la lettre finale et vous trouverez le cercueil.

— Trouvez le cercueil et vous trouverez la lettre finale. » Quand un sujet passionne Barçin Yayla, ses doigts effectuent de petits mouvements machinaux qui exaspèrent Ayse. Il fait rouler le compte-gouttes sur ses jointures, autour de sa main, puis recommence, sans interruption. Elle imagine que le verre se rompt et lui projette de l’acide chlorhydrique au visage. « C’est un jeu intellectuel plein d’intérêt, mais il nous conduit exactement où nous sommes. J’ai consacré des années à la prière et à l’étude du saint Coran et des Sept Lettres. »

Ce que la politesse vous empêche de me déclarer, c’est : Si je n’ai pas pu la localiser, personne n’en sera capable, songe Ayse.

« Vous avez là l’ensemble de données concernant les Sept Lettres d’Istanbul le plus important de toute la Turquie, s’exclame-t-elle. Que dis-je, du monde entier ! Nul ne dispose de plus de livres de référence, de dessins, de plans, de notes, de coupures de presse et d’articles s’y rapportant. Il n’y a rien à savoir qui ne soit pas ici. La clé du mystère est dans cette pièce. La solution se trouve en ce lieu. Vous l’avez devant vous, même si elle vous a échappé. »

Elle se dirige vers une étagère. Faire une estimation de la valeur des très vieux ouvrages qui s’y entassent serait impossible. La foi, même d’un homme seul, ne se laisse pas entraver par des considérations matérielles.

« Allons, réfléchissez. Vous n’êtes pas le premier à avoir lu ces livres. Lesquels sont les plus importants ? Qu’auraient pu lire à l’époque les membres du tarikat de la Divine parole ? Parce qu’ils ont nécessairement puisé leur savoir quelque part. Allez, allez ! Vous voulez trouver le nom secret de Dieu ? Les livres, les livres, les livres. Vu que la question porte sur un écrit, la réponse est écrite. Sinan en est la clé. Je parle de l’homme et non de ses œuvres. Quelle lecture devrait me permettre de pénétrer son esprit ? Dans quoi a-t-il pu révéler ses secrets ? »

Barçin Yayla est étourdi par ce flot de paroles. Ce n’est pas de cette façon que les femmes se comportent, dans votre monde, pense-t-elle. Si des femmes y ont leur place, cela va de soi. Il tire d’une étagère trois énormes ouvrages à la reliure de cuir dorée à la feuille.

« Les Archives architecturales du Grand Mufti d’Istanbul, Sai Mustafa Çelebi, Le Livre des constructions et le Tezkiretül Bünyan. Lisez-vous l’arabe ?

— Oui. »

Barçin Yayla lui tend l’autobiographie de Sinan.

« Le lisez-vous rapidement ? Une question. Que faut-il chercher ?

— Ce qu’un croyant ne peut relever. »

Lignes et pages défilent, et les heures s’écoulent. Le silence est absolu. Tout Istanbul s’étend au-delà de la fenêtre mais la ville paraît assourdie, ralentie, en suspension dans la chaleur dorée, mellifiée. Ayse lève les yeux, pour les reposer. L’arabe impose un rythme, une diction, une direction autre que celle de gauche à droite et de haut en bas des alphabets romains. La pièce est hors du temps et ils pourraient vivre en un autre siècle, un autre millénaire. Un temps sacré. Ayse en a conscience, à présent. Les mots défilent, défilent. Chercher ce que l’œil du croyant négligera. Regarder avec l’œil de l’impie, du vendeur, du mercanti. La lumière du jour se déplace à l’intérieur de la pièce, une autre strate jaune et friable couvre les piles de journaux et de coupures de magazines. Les ombres s’étirent, la chaleur est écrasante. Il y a désormais longtemps qu’Ayse ne prête plus attention aux odeurs…

… Le Grand Architecte de la Porte de la Félicité commanda un motif pour le tombeau de la bien-aimée sultane Hürrem à Yakov Assa des kehalim des Séfarades.

Ayse relit le passage.

Yakov Assa des kehalim des Séfarades.

Respirer est laborieux. Cet espace clos et puant manque d’air mais pas de poussière, et elle se sent suffoquer. Elle repose le livre. Yakov Assa. Séfarades.

Ce que l’œil du croyant ne peut voir. Ayse met en place son scripteur oculaire et se connecte à la base de données architecturales. Tout Istanbul s’y trouve, digitalisé et éternel, aisément explorable. La tombe de Roxelane, construite par Sinan en 1558 dans le grand ensemble de la mosquée Süleymaniye. Le cœur battant, Ayse parcourt l’intérieur carrelé. Des motifs représentant l’Arbre de Vie s’épanouissent au-dessus de niches aux thèmes floraux. Il y a au-dessus de chaque porte un panneau de carrelage, des céramiques d’Iznik calligraphiées en or sur fond bleu. Les seuls écrits. Ayse se concentre sur un mot, zoome, ajuste la netteté, zoome encore ; droit sur la lettre, en elle. Elle ne peut plus respirer. Chaque caractère est constitué d’autres caractères, quant à eux minuscules. La résolution lui permet seulement de constater que tous sont différents les uns des autres, mais Ayse est certaine que chacun d’eux contient l’équivalent du panneau complet. Géométrie fractale. Ce qui est grand composé de ce qui est petit.

« Microcalligraphie », murmure-t-elle. Le premier mot depuis combien d’heures ? Elle ne saurait le dire. Le soleil est si bas qu’il pénètre directement dans cette pièce du grenier. « La septième lettre est là, le fa. Elle a toujours été présente, mais elle était bien trop petite pour retenir votre attention. »

Ayse prend conscience que voir un homme connaître une révélation spirituelle est un privilège accordé à très peu d’élus. Elle explique l’histoire de la microcalligraphie que les juifs séfarades ont apportée en gagnant la société libérale de la Constantinople ottomane après que le décret de l’Alhambra les avait bannis d’Espagne en 1492, et Barçin Yayla passe de la stupéfaction au même émerveillement qu’a connu Ayse en trouvant la réponse, pleine et entière, écrite en lettres minuscules dans le tombeau de la sultane Roxelane. Elle sait à présent ce qu’a ressenti Adnan lorsqu’il a appréhendé le projet Turquoise dans sa totalité lors d’un éclair de lucidité, mais Yayla découvre des choses que ni elle ni Adnan ne pourraient voir. Il pénètre dans un univers fermé à tous les autres, croyants ou incroyants. Il bénéficie d’une révélation transcendantale. Il a atteint le point culminant de son existence, obtenu la preuve du bien-fondé de ses croyances. Si Dieu est présent dans tous les atomes de l’univers, son nom doit également être inscrit dans chaque pierre de la cité, chaque cellule, chaque molécule, chaque particule subatomique. La réalité est tissée à partir des Sept Lettres. Le nom de Dieu est un jeu de figures exécuté avec de la ficelle divine. Dieu est grand, murmure-t-il. Dieu est grand.

« Des éléments de microcalligraphie séfarade forment les calligrammes bektasis. Les Séfarades étaient bien implantés à Istanbul, à l’époque de Sinan, et les principes de la microcalligraphie devaient lui être familiers par l’entremise de l’influence des Bektasis sur les janissaires. Nous savons qu’il a commandé à ce Yakov Assa des microcalligraphies pour le carrelage du tombeau de la sultane Hürrem. Le petit qui constitue le grand, le grand composé du petit. Le nom secret de Dieu ne peut être connu que si on prend conscience qu’il est inscrit au cœur de chaque chose, que nous l’avons constamment près de nous. Nous ne cherchons pas quelque chose à l’échelle d’une ville ou d’un paysage. Ce que nous cherchons est minuscule mais offert à tous les regards, une chose que nous voyons constamment sans y accorder la moindre importance.

— À Istanbul ? Une quête de ce genre prendrait une vie entière.

— Mais il doit être possible de le trouver. Le nom secret de Dieu est accessible au derviche qui comprend pleinement ces choses. Le tarikat de la Divine parole voulait placer l’homme mellifié là où seuls des Houroufis pourraient le retrouver un jour. Si les lettres les plus grandes sont tracées par l’architecture de Sinan, nous pouvons parier sans prendre trop de risques que les petites le sont aussi.

— Il y a vingt-deux mosquées de Sinan, à Istanbul, sans parler des hammams, mescids, medersas, hans et türbes », rétorque Yayla.

Mais il a refermé les doigts sur le tube d’acide chlorhydrique et joue avec.

« Eh bien, il ne peut s’agir ni de sa première construction ni de la dernière, car nul ne sait quand il mourra.

— La volonté de Dieu.

— Je suggère donc de débuter par l’indice dont nous disposons, autrement dit que nous trouverons la lettre microcalligraphique dans le türbe d’Haseki Hürrem.

— L’intérieur du tombeau de Roxelane est tapissé de trois mille carreaux. Lequel contient le fa ? »

La détermination de Yayla vacille. Ayse a vu cela chez bon nombre de chercheurs de trésors et d’antiquaires fanatiques rencontrés dans le microcosme des négociants en art d’Istanbul. Plus ils se rapprochent de l’objet tant convoité, plus ils hésitent à s’en emparer. La quête l’emporte sur le reste. La levée du mystère ne peut être que frustrante. C’est la fin de l’histoire. Le soleil se lèvera, le lendemain du jour où Barçin Yayla aura pu lire le nom secret de Dieu, et il devra alors dormir, manger et déféquer comme avant. Tout risque de s’achever le soir même, très rapidement, sans qu’il n’y soit pour rien. N’aurait-il pas gaspillé de nombreuses années supplémentaires sans trouver la Lettre perdue, faute de remarquer son contenu artistique au-delà de sa signification première ? Il a fallu pour y parvenir la perspicacité d’une autre personne. Une femme, qui plus est.

« J’en doute. Les petites choses s’égarent facilement. Le carreau en question aurait pu se casser ou se desceller. Ce que nous cherchons est nécessairement petit et banal, mais on doit le trouver en plusieurs endroits. » Attrape-le. Retiens-le. Ne laisse pas le doute s’installer. « Nous devons y aller. Il est possible de le faire sans attendre. Le tombeau est encore ouvert. Venez. Vous pourrez le voir ce soir même. Ce soir même. »

Hésitations. Répulsion. Terreur et, finalement, exultation.

« Oui, oui, allons-y ! S’il est là, trouvons-le. Dieu est bon, Dieu est compatissant. »

Tel est le chant de marche des janissaires. Yayla disparaît dans sa chambre pour se munir d’un sac à dos. Ayse soupire. La fatigue intellectuelle est plus éprouvante que celle physique, et il lui reste énormément de choses à faire avant d’atteindre le lieu où repose Haci Ferhat. Elle a vu juste. Elle le sait. Le bien-fondé de son raisonnement s’inscrit dans tous ses neurones. Tout découle de l’angle sous lequel on considère la situation. Elle tapote son paquet de cigarettes, pour en expulser une. Elle va pour l’allumer quand Yayla le remarque et lui lance : « Excusez-moi, mais pourriez-vous vous en abstenir ? Ça va empuantir les lieux. »


Les lasers écrivent en synchronisation parfaite et le résultat est magnifique. Fins d’un micron, les rayons n’apparaissent que lorsque des grains de poussière traversent en miroitant l’espace séparant le scripteur du globe oculaire.

La poussière. Des cellules de peau mortes. À quelque chose près, quatre-vingts pour cent de la poussière domestique est attribuable à l’exfoliation. Le fait que nous soyons des fontaines de poussière et d’excrétions diverses donne à Leyla la chair de poule. C’est répugnant. La danse du fil de lumière trace des brins d’ADN entortillés sur les rétines de l’équipe CoGoNano! L’animation qui l’a éblouie lorsqu’elle était là-bas, au NanoBazar. L’animation qui a sidéré Mete Öymen de l’Agence européenne de financement des technologies émergentes. Cet homme a une âme de fonctionnaire alors qu’il y a ici des entrepreneurs. Ils vont de l’avant avec pondération, ce sont des chasseurs de nouveautés.

Leyla tente d’interpréter leurs expressions mais Mahfi Bey, Ayfer Hanim et Gülnaz Hanim se sont placés de façon à tourner le dos à la baie panoramique et sa vue à couper le souffle qui va de Beyoglu à la Corne d’Or, le Bosphore éternel. Ils ne laissent voir d’eux que leur silhouette. Leyla doit rester attentive pour ne pas fermer à demi les paupières, lever la main en visière au-dessus de ses yeux, leur révéler qu’elle les étudie.

Elle est restée impassible devant les membres des services de sécurité et la réceptionniste à la peau de pêche merveilleusement maquillée, dans la salle d’attente aux sofas capitonnés de cuir si confortables qu’elle s’y est enfoncée comme on sombre dans le sommeil puis dans l’ascenseur avec le comité d’accueil de CoGoNano!, et finalement dans le bureau du quinzième étage donnant sur des continents et des empires.

« Je peux aller me rafraîchir ? »

Certainement.

Dans les toilettes de marbre où de l’eau de rose, de Cologne et déionisée étaient à sa disposition elle s’est autorisée à libérer des petits couinements et sautillements de surexcitation. Je l’ai fait. J’ai réussi. Je suis au sommet de la tour. Le bureau d’angle. CoGoNano! sur son badge. Elle a glissé une bombe de déodorant sous son chemisier, visé ses aisselles. Quand cette canicule finira-t-elle enfin ? Giclée un, giclée deux. Leyla s’est rappelé que sa mère appelait cela la douche kurde. Elle a rougi, gênée par ce souvenir. Les gens qu’on aime ne sont pas toujours irréprochables. Puis elle a lissé ses cheveux, fait un raccord de rouge à lèvres et redressé sa jupe avant de gagner le théâtre des opérations. Chaussures neuves et chemise venant d’être repassée avaient concentré et remonté Aso.

« Vous avez pris des nanos ? lui a-t-elle murmuré pendant que l’assistant les escortait vers la salle de conférence.

— Seulement un peu de HFK-32Gamma, comme tout le monde. Vous voulez dire que vous êtes nu-tête ? »

Dans la salle de conférence les yeux ont perdu leur éclat et se sont transmués en plomb. L’excitation quasi sexuelle s’est envolée.

« Il s’agit d’une véritable révolution, dit-elle. Ce jour est le premier d’une ère nouvelle. Celle où l’information sera écrite dans le code génétique. Tout ce que nous conservons sur des mémoires amovibles, nos cepteps ou des sites de stockage de données du Tadjikistan…, nous aurons tout cela à l’intérieur de nous-mêmes. Toutes les photographies que nous avons prises au cours de notre existence, ce n’est que l’équivalent d’un ongle de stockage. Et l’accès est instantané. N’avez-vous jamais souhaité disposer d’une mémoire photographique parfaite ? Vous l’avez. Il vous suffit de voir une chose pour pouvoir ensuite vous en rappeler, et pas simplement vous en rappeler mais la montrer à des tiers, dans ses moindres détails. Et ce n’est qu’un début. Toute la musique qui a été composée tient dans votre appendice. Tous les livres jamais écrits prennent un peu plus de place, disons quelques centimètres d’intestin. Tout ce que nous aimerions savoir faire, comme jouer du piano ou parler une langue étrangère, réparer sa voiture ou tenir ses livres de compte, il suffit de le charger pour l’avoir en soi de façon définitive. Vous voulez apprendre un rôle ou consulter la jurisprudence dans la bibliothèque légale ? C’est à votre portée. Plomberie, programmation informatique, physique, chimie, tout vous est accessible. Vous pouvez tout savoir. Et je dis bien tout. La présence des nanos ordinaires est éphémère, alors que le transcripteur Besarani-Ceylan écrit les données dans les cellules de votre corps – et vous ne risquez pas d’oublier votre corps comme votre portable. » Leyla est sidérée de se souvenir de la totalité de son laïus. Mot pour mot.

Enfant, à l’occasion de la grande réunion familiale du Nouvel An, elle se déguisait avec ses sœurs pour interpréter la chanson du concours annuel de l’Eurovision ou du gagnant de « La Turquie a du talent ». Elle a grandi sans jamais se laisser intimider par le public, avec assez d’assurance pour oser s’adresser à n’importe quel interlocuteur et se produire sur n’importe quelle scène – que ce soit une table basse ou devant un groupe d’investisseurs –, mais c’est la première fois qu’elle ressent de tels frissons. Ce jour-là les mots sortent d’eux-mêmes de sa bouche. Elle resplendit. Et elle aime ça.

« Vous enregistrez et revivez à la demande chaque instant de votre vie, dans ses moindres détails. Sans que la totalité n’occupe plus d’espace que, disons, votre estomac. Toute votre existence reste présente en vous. Une copie conforme. Et vous avez également la possibilité de partager la vie de personnes désireuses de vous transmettre leurs expériences. Vous savez ce que pensent vraiment vos interlocuteurs, vous partagez leur esprit et savez avec précision quelles sont leurs intentions. C’est bien plus que de la nanotechnologie, c’est la prochaine révolution industrielle. Tout deviendra absolument génial, avec le transcripteur Besarani-Ceylan. »

Leyla reste debout sans rien ajouter. Elle continue de capter leur attention pendant le reflux de l’onde d’adrénaline. Puis elle referme brusquement son attaché-case et s’assoit à côté d’Aso à la grande table. Est-ce la chaleur du soleil qu’elle perçoit sur son visage ou une sensation attribuable à son discours ? Ceux de la CoGoNano! ne sont toujours que de simples silhouettes, des personnages privés de visage.

« Nous vous remercions, mademoiselle Gültasli. Et vous aussi, monsieur Besarani. » Seul le timbre de la voix indique que c’est le membre masculin du trio qui s’exprime. « Vous avez présenté votre produit avec conviction et nous avons perçu votre engagement et votre passion.

— Sans doute avez-vous des questions à nous poser. »

L’homme tourne légèrement la tête vers la femme qu’il a sur sa droite.

« Le but que s’est fixé la CoGoNano! est la commercialisation massive de nano-applications, dit-elle. Nous avons investi énormément d’argent dans des produits ludiques, nous développons des nanos chorégraphiques, ainsi qu’un altérateur de voix. Un autre projet qui nous tient à cœur est un simulateur du syndrome de Tourette. C’est à se tordre et il ne fait aucun doute que le produit viral que nous lancerons le mois prochain figurera rapidement sur la liste de nos meilleures ventes. Nous pensons faire appel à des célébrités pour la promo, peut-être en l’utilisant lors du Meclis d’Ankara. Des politiciens atteints du syndrome de Tourette, voilà qui devrait être irrésistible, non ? Nous effectuons par ailleurs une étude de marché pour un produit très prometteur, le bonbon mental. C’est un jeu cérébral visuel qui provoque de véritables modifications neurologiques. Ce que vous proposez est tout à fait dans notre créneau, car ce n’est pas industriel, mais nous cherchons le must en matière de gadgets pour les jeunes de quatorze à vingt-quatre ans.

— C’est donc un refus », résume Leyla, surprise d’être si calme.

« En effet, mademoiselle Gültasli, déclare la troisième silhouette. Nous vous remercions de nous avoir présenté votre projet et nous vous souhaitons de trouver preneur, mais nous n’avons pas pour vocation de changer le monde. »

Les abords du pont du Bosphore sont bloqués. La petite citadine bruyante est embourbée dans l’embouteillage, coincée entre des murs de camions menaçants. Les avertisseurs beuglent. Les clims luttent contre la chaleur. Même le maillot blanc autrement immaculé de cousin Naci a des cercles de sueur sous les aisselles.

« Arrêtez de klaxonner, bordel ! C’est pas ce qui vous fera avancer ! crie Leyla aux conducteurs immobilisés sur la courbe du pont. Ils veulent se rendre sourds, ou quoi ? Les gens sont cons, complètement cons ! » Elle baisse la glace et hurle aux six files de véhicules figés : « Connards ! Bande d’individualistes ! Vous pourriez pas penser aux autres ? Mais non, il faut arriver dans les temps et paraître détendus, et on se retrouve coincé avec dix mille putains d’égoïstes dans votre genre ! Salauds ! Faudrait vous balancer du pont ! »

Un type entre deux âges au volant d’une vieille Toyota rouge regarde durement la harpie mal embouchée. Aso en fait autant. Naci, toujours placide, s’est contenté de hausser les sourcils.

« Ces nanos de Tourette… Vous êtes certaine de ne pas en avoir inhalé ? demande Aso.

— Vous ne valez pas mieux qu’eux, monsieur. N’avez-vous-pas-chopé-ce-putain-de-virus ? lance Leyla en pivotant vers lui. Si c’est le cas, vous auriez intérêt à chercher un remède ! Les salauds ! Les salauds ! Ils auraient pu me le dire avant que je me crève le cul pour aller les voir. “Nous n’avons pas pour vocation de changer le monde !” Je viens de comprendre que nous n’avons pas rencontré ceux qui ont le fric. Ils se sont débarrassés de nous en nous envoyant des sous-fifres. “Le must en matière de gadgets pour les jeunes de quatorze à vingt-quatre ans.” Bande de connards !

— J’ai comme l’impression que vous prenez tout ça trop à cœur, mademoiselle Gültasli.

— J’essaie seulement de faire de mon mieux, voilà tout. J’ai été bonne ! J’ai été sacrément bonne, putain ! »

Cousin Naci inspire chaque fois que sa proche parente jure. Les filles de la famille Gültasli ne disent pas de vilains mots. Seules celles de la branche de Demre sont si mal embouchées.

« Enfin, nous pouvons tirer un trait sur la CoGoNano! Mais nous avons une piste pour la couverture du Coran. »

Naci approuve la déclaration d’Aso d’un hochement de tête.

« Oh, pourquoi êtes-vous aussi raisonnables, bordel ? Vous avez réagi exactement de la même façon hier, après le refus du Fonds d’investissement européen. Emportez-vous, bordel ! » crie Leyla aux camionneurs et au type dans sa Toyota.

Ils n’y prêtent pas attention et gardent la main posée sur le levier de vitesse. De leur point d’observation plus élevé ils voient ce qui se passe loin devant, une onde qui a pris naissance sur le pont et se propage vers eux.

« Je ressens peut-être un iota d’irritation », déclare alors cousin Naci.

Leyla et Aso pivotent vers lui, sidérés. Cousin Naci hausse les épaules et retrouve son mutisme habituel. Les camions redémarrent, avec la petite citadine prise en sandwich entre eux. Le ceptep de Leyla se fait entendre.

« Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? »

Il s’agit de Lütfiye Ashik des Projets spéciaux de l’Özer gaz et matières premières qui répond à son appel. M. Saylan pourra lui accorder une demi-heure, le lendemain à neuf heures trente, si ça lui convient.

« Oui, oui, évidemment que ça me convient ! Allô ? Allô ? Nous serons deux, moi et M. Aso Besarani. Merci. Au revoir. »

Les hommes en restent bouche bée.

« Özer ! s’exclame Leyla. Özer ! Özer gaz et matières premières, division des Projets spéciaux ! » Dans un angle de son champ de vision, sur le côté du rétroviseur, elle repère une dépanneuse huit véhicules derrière eux.


Le ferry longe le méthanier puis glisse sous sa poupe et est ballotté par son sillage. Georgios Ferentinou se stabilise en se tenant à la rampe, la respiration hachée. Des filles dévalent avec agilité l’escalier en jacassant par-dessus leur épaule. Il essuie la sueur de ses sourcils puis reprend en soufflant l’ascension de la dernière volée de marches. Le méthanier fend les flots sous le pont et ses hélices immergées à moitié tournent lentement. Georgios se le représente disparaissant au cœur d’une boule de feu destructeur. Verrait-il cet éclair, sentirait-il l’onde de chaleur et – si oui – serait-ce une souffrance insoutenable et extatique ou une simple caresse avant son incinération ? Il imagine la chair des cuisses et des bras nus des filles en shorts, bain de soleil et sandales à lanières changée en goudron noir bouillonnant. Ce serait rapide, instantané. Tous mourraient avant d’en prendre conscience. Lors de ces nuits étouffantes où toute la chaleur que le couvent des derviches a emmagasinée pendant le jour semble se concentrer dans sa chambre, ses pensées partent fréquemment à la dérive pour tenter d’imaginer quels sont les atours et les formes de la mort.

Le major Oktay Egilmez est assis sur une banquette en plastique, dans l’ombre de la passerelle. Il allume une cigarette et tend le paquet au vieil économiste qui s’installe avec lourdeur près de lui.

« En 2021, j’ai été affecté aux services de renseignements militaires à Diyarbakir, déclare-t-il sans préambules. Pendant la période qui a précédé notre entrée dans l’Union européenne, nous avons décidé de porter des coups stratégiques contre le PKK. Il fallait affaiblir les nationalistes kurdes et les empêcher de consolider leurs positions avant que les droits de l’homme et la législation s’appliquant aux minorités ethniques en vigueur en Europe nous laissent pieds et poings liés.

— C’était stratégiquement judicieux, admet Georgios.

— C’est ce que nous nous sommes dit, nous aussi. Nous avons lancé des opérations qui n’avaient rien d’orthodoxes mais qui ont été couronnées de succès.

— Je n’en ai jamais entendu parler. »

Le ferry vire dans le chenal et la lumière plonge sous le tablier du pont pour atteindre le visage de Georgios Ferentinou. Le soleil est généreux et l’homme sourit en sentant sa peau se tendre. Les vieillards devraient toujours sourire, lorsqu’il y a du soleil.

« Il fallait que rien ne puisse être démontré lors du processus d’adhésion. Nous avons donc organisé quelques assassinats politiques qui avaient tout de meurtres crapuleux ou d’accidents, des opérations discrètes, des interventions des forces spéciales camouflées en massacres entre clans rivaux à l’occasion d’un mariage, vous connaissez les petits travers des Kurdes.

— Ils sont un peu comme les Grecs, à ce qu’on dit. »

Le major Egilmez baisse la tête. « Mille excuses, professeur Ferentinou. » Le soleil atteint désormais son visage et il ferme un court instant les yeux, comme s’il faisait ses dévotions. « Ce que je trouve personnellement positif dans ce groupe de réflexion complètement ridicule, c’est qu’il m’a permis de regagner Istanbul. La politique prime tout, à Ankara. Et le moindre écart est sévèrement sanctionné. Le Dr Cengiz Samast a été placé à notre tête.

— Jamais entendu parler de lui non plus.

— Je m’inquiéterais, dans le cas contraire. Le Dr Samast est le conseiller en guerre chimique le plus éminent du pays.

— Je crains que la terminologie militaire ne me soit pas familière.

— Tuer ses adversaires est à la fois risqué et inélégant, et il n’y a rien de tel pour susciter un vif ressentiment. Il est bien plus subtil, et rentable, de rallier ses ennemis à sa cause.

— J’ai comme l’impression que vous n’êtes pas censé me dire tout ça.

— Dans le cadre de l’opération Euphrate, nous avons expérimenté une arme neurochimique de la deuxième génération sur une population civile isolée. Je parle d’un agent nanotechnologique aérobie conçu pour pénétrer dans le cerveau et modifier l’assimilation de dopamine, d’ocytocine et de sérotonine. Connaissez-vous le rôle de ces substances ? »

Deux livreurs aux chaussures de sécurité éraflées viennent siroter leur thé contre le bastingage, pour regarder les mouettes qui plongent dans le sillage.

« Je sais qu’elles jouent un rôle primordial en matière de comportement et d’émotions.

— L’agent en question devait renforcer la passivité, rompre les liens associatifs et accroître la méfiance mutuelle tout en développant la réceptivité à nos arguments.

— Votre propagande. »

Le major Egilmez paraît amusé.

« Voyons, professeur, vous savez aussi bien que moi que la République de Turquie ne s’abaisserait jamais à faire de la propagande ! Seulement des études de marché. Nous avons donc opté pour Divrican, un petit village isolé du secteur de Sirnak Merkeze, province de Sirnak. Il y avait deux raisons à ce choix : cette bourgade était connue en tant que base d’un seigneur de guerre local appartenant au PKK et sa proximité avec l’Iran nous permettrait, en cas de problèmes, d’imputer ces derniers aux retombées du mont Fandoglu. Vous devez vous rappeler que nous avions envisagé d’évacuer tous les hameaux de la région frontalière et que les animaux et les produits agricoles en provenance de ce secteur sont toujours contingentés.

— Je présume que notre gouvernement ne s’abaisserait pas non plus à livrer une guerre économique.

— Cela va de soi. Le colis a donc été déposé à trois heures du matin par un drone furtif Hoodoo modifié. Quatre heures plus tard, on relevait dans la totalité de la population d’étranges symptômes neurologiques.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Suggestibilité accrue, hallucinations visuelles ou auditives, sous une forme logique et persistante. Croyance en la réalité de ces visions, comme pour les voix intérieures dans les cas de schizophrénie, une conviction inébranlable dans le caractère personnel de ces apparitions.

— Quelle était leur nature ?

— Principalement religieuse. Manifestations surnaturelles. Voix intérieures qui s’expriment avec une autorité divine.

— Jésus et sa mère », dit simplement Georgios Ferentinou. Il a de sérieuses difficultés à respirer. Ses poumons, sa trachée, semblent avoir été transmués en plomb.

« Ça vous est familier, pas vrai ? Des gens voient des péris et des lutins, des petits robots magiques. Des djinns. Karin. Hizir. Je suis rationnel, je ne crois pas en l’existence des djinns, des karins et du Saint vert. J’en conclus que votre ami le cheikh a subi une attaque nano.

— Mais comment ? »

Georgios est nerveux. L’inversion du sens de rotation des hélices fait vibrer le ferry. La circulation et les quais d’Eminönü défilent. Le major Egilmez se lève et redresse sa veste.

« Tout indique que nous sommes arrivés à destination. Vous devriez regagner votre voiture avant que votre chauffeur s’impatiente. »

Il s’avance dans la foule qui redescend.

« Ces gens, ces villageois, ces Kurdes ? Que sont-ils devenus ? » crie Georgios.

Mais le militaire a déjà disparu. Georgios sait qu’il ne le reverra pas aux réunions. Il y aura un siège inoccupé autour de la table, demain, une lettre d’excuse du major Ortak Egilmez. Une surcharge de travail, le poids de ses obligations.

La rampe a été abaissée et les véhicules manœuvrent pour contourner la limousine noire gouvernementale. Le chauffeur attend à côté de la portière ouverte, visiblement impatient, les yeux levés vers Georgios sur le pont supérieur.


Mustafa tapote du bout de l’index ses lunettes miroir afin qu’elles se positionnent à l’endroit voulu sur l’arête de son nez.

« On va tourner dans un film d’action ? » demande Necdet.

Mustafa caresse la puce du contact. Cela fait des années que le petit véhicule à gaz est parqué dans le garage souterrain mais il démarre instantanément. Le revêtement en plastique des sièges a des odeurs de beurre frais et d’électricité. Une fine pellicule de poussière recouvre toute chose. Le compteur kilométrique est presque à zéro. Necdet ignorait que le Centre de sauvetage commercial Levent disposait d’une flotte de voiturettes.

« On trouve là en bas des trucs que tous ont dû oublier, déclare Mustafa en allumant les batteries de tubes fluorescents qui révèlent une étendue bétonnée et un alignement d’une vingtaine de VW. J’ai envisagé de monter une entreprise de taxis, mais Suzanne pourrait remarquer que le kilométrage augmente régulièrement. »

Mustafa gravit en trombe la spirale de la rampe de sortie qu’illuminent les projecteurs, comme s’il était l’agent Metin Çok ou le légendaire Jack Bauer.

« Pour répondre à ta question », dit-il alors que les portes s’ouvrent devant eux sur un coin de lumière de fin d’après-midi. « Oui, en un certain sens, c’est un film d’action. »

Necdet a un mouvement de recul et laisse échapper un petit cri car le ciel grouille de djinns. Ils sont des millions qui tourbillonnent et s’interpénètrent, comme si c’était une tempête envoyée par Dieu en personne. Gris orageux, djinns ardoise liquide, cordes et torons de génies inférieurs hurlant dans le ciel au-dessus de Levent. Les tresses d’entités s’assemblent en énormes câbles, un pont suspendu divin reliant Istanbul aux cieux. Tous les brins de cette résille de liens s’éloignent dans la même direction, tel un gigantesque panneau indicateur céleste. Necdet sait sans l’ombre d’un doute que cette voie mène à un appartement d’Eregli.

Les traits de Mustafa se sont crispés. Il se penche sur le volant, les jointures livides. Il file comme une flèche entre les voies, fait des queues de poisson aux camions, poursuit des Audi et des Mercs de direction, se faufile entre des trams en approche.

« Où as-tu appris à conduire comme ça ? lui demande Necdet.

— Police touristique. J’y ai effectué mon service militaire. On n’a pas à craindre pour sa peau, dans leurs services. Je te fais une démo de conduite policière, ce qu’ils appellent le pilotage défensif. Il faut partir du principe que tous ceux qui circulent sont des crétins homicides et se comporter en conséquence.

— C’est pour ça que tu as mis ces lunettes miroir de peigne-cul ? »

Mustafa brait un rire sonore.

« Sais-tu combien de temps j’ai attendu ça, monsieur Hasgüler ?

— Attendu quoi ?

— Que tu me fasses rire un jour. Je vais te le dire. Très précisément six mois, quatorze jours et huit heures. Il existe une règle de base pour bosser au Centre de sauvetage commercial Levent, et c’est qu’il faut posséder un sens de l’humour à toute épreuve pour ne pas disjoncter. Je t’aime comme un frère, Necdet Hasgüler, mais je n’avais jamais vu chez toi quoi que ce soit ressemblant de près ou de loin à de l’humour. Tous ces projets d’affaires tordus, cette histoire de golf urbain loufoque, j’ai fait mon possible pour t’arracher un sourire mais tu te contentais de hocher la tête comme un débile. Je ne sais pas ce qui t’est arrivé, mais ça t’a transformé.

— Est-ce que ça renforcerait ton point de vue si je te demandais ce que tu veux dire ?

— Tu réagis à ce qui se passe autour de toi. Tu es surpris. Ton entourage existe enfin. Tu parles. Tu as des opinions. Tu peux être complètement à côté de tes pompes, mais tu exprimes des idées personnelles. Tu deviens un individu à part entière. »

La sérénité et les certitudes que Necdet a connues dans la mosquée des tulipes, les souvenirs écrasants que le Saint vert a fait ressurgir sous le Centre de sauvetage commercial…, il n’a jusqu’à présent jamais envisagé que tout cela pouvait faire partie d’un processus plus important, la renaissance – ou plus exactement la naissance – de Necdet Hasgüler. De quoi s’agit-il ? Qui est cet autre Necdet ? Il se sent bien dans sa peau, il est alerte et lucide. Il est véritablement conscient pour la première fois de son existence. Hizir, celui qui apporte l’eau, le maître des sources et du renouveau, lui a permis de mûrir.

Necdet lorgne le ciel en ébullition comme leur voiture reprend de la vitesse sur le pont Haliçoglu. Les djinns se sont regroupés pour tourner au-dessus de la grande intersection, à proximité de la station de bus principale. Mustafa pénètre dans la tornade de djinns.

Dans les étroites rues d’Eregli bordées d’immeubles d’habitation sinistres, Necdet s’intéresse à un magasin d’angle et demande à Mustafa de s’arrêter.

« La femme qui voit les péris, où habite-t-elle ? »

Le commerçant est mal à l’aise, il ne tient pas en place.

« Nous ne sommes pas des journalistes, précise Mustafa en désignant le logo du Centre de sauvetage commercial Levent sur son polo. Mon ami est un cheikh. Il a vu des djinns et il voudrait s’entretenir avec la femme aux péris. »

Les yeux de leur interlocuteur lui sortent de la tête et il cherche à tâtons son chapelet.

« Dieu nous protège ! Maison de Crimée, dans Günaydin Sok. Il faudra payer le kapici. C’est lui qui gère tout ça.

— Permettez-moi d’en douter », répond Necdet en faisant de la main le geste propre aux cheikhs, aux saints et aux maîtres des mystères. « Au fait, le djinn de votre magasin estime que vous devriez renforcer la sécurité.

— C’est vrai ? demande Mustafa lorsqu’ils retrouvent la chaleur stagnante de la rue. Il risque de se faire attaquer ?

— Comme tous les petits commerçants. »

Le concierge occupe une loge carrelée juste à côté de la cage d’ascenseur de la maison de Crimée. L’ascenseur en question est une sorte de guillotine en fer forgé mue par des câbles huileux et des contrepoids qui se déplacent à une allure folle, avec des portes métalliques qui claquent et des poulies à ailettes. L’entrée sent le tabac froid, les détergents et des couches de peinture brillante trop épaisses pour avoir pu sécher. On se croirait au siècle dernier. Peu de djinns résident ici, seulement quelques esprits furtifs regroupés autour des conduites de gaz ou dissimulés derrière les caches des câbles.

« Günes Koser, demande Mustafa.

— Faut prendre rendez-vous », annonce le concierge. Qu’il soit adipeux et ait un teint bilieux confirme son appartenance à la tribu des kapicis. Il ouvre un agenda. « Une consultation de la cheikha coûte cinquante euros. Matin ou après-midi ? Je peux vous proposer en soirée avec un supplément de vingt euros.

— Mon ami ici présent est lui-même un cheikh, déclare Mustafa. Il voudrait rencontrer la cheikha Günes sur un pied d’égalité. C’est un maître des djinns.

— Ça ne change rien au tarif. »

Necdet se crispe puis se penche en avant, comme pour renifler les parfums d’autres siècles.

« Vous avez un sérieux problème aux poumons, avertit-il. Vous fumez trop. Vous envisagez de consulter un médecin, et je vous conseille de ne pas perdre de temps. Votre cas est préoccupant. Ce n’est pas ce que vous redoutez, mais ça va s’aggraver si vous ne faites rien tout de suite. Je présume que vous n’avez pas envie de mourir avec un tuyau dans le nez.

— Appartement 16 ! crie le concierge. Vous êtes des démons. Éloignez-vous de moi !

— Nous sommes des hommes de Dieu », rétorque Mustafa.

La cabine d’ascenseur s’enfonce de façon alarmante de près d’un demi-mètre, sous leur poids. Mustafa fait pivoter le commutateur en cuivre vers le cinq. Des éléments mécaniques pesants claquent dans les hauteurs, d’autres leur répondent dans les profondeurs. La cabine soubresaute puis s’ébranle vers le haut.

« Que vois-tu plus exactement, quand tu dis voir des djinns ? demande Mustafa.

— Des nourrissons qui flambent, des visages sur les écrans d’ordinateur, de minuscules personnages volants aux jambes très très longues, des corps entortillés comme des cordes. Celui qui s’est installé à l’intérieur du concierge ressemblait à un poumon, avec un bec et des mains minuscules qui saillaient sur les côtés. Ça s’appelle comment, ce machin qu’attrapent les fumeurs quand leurs poumons durcissent et qu’ils ne peuvent plus respirer ?

— De l’emphysème.

— Ça y fait penser, en tout cas.

— Je me demande si Günes Hanim ne voit pas exactement les mêmes machins que toi mais les appelle des péris et toi des djinns.

— Je ne vois jamais deux fois la même chose. »

La cabine grimpe en crissant. Un grand fracas qui s’élève du rez-de-chaussée déplace l’attention de Necdet et Mustafa du plafond au plancher. Des portes claquent, des gens crient. Il y a des bruits de pas précipités. Des individus vêtus de noir gravissent à pas lourds l’escalier qui s’enroule autour de la cage d’ascenseur. Ils ont des casquettes de style militaire. Necdet s’accroupit et tire Mustafa, afin qu’il se baisse comme lui pendant que les inconnus passent rapidement : gilets pare-balles, bandes fluo aux poignets et aux chevilles, bas des pantalons glissés dans les chaussures.

« La police », murmure Necdet.

Il tente de déplacer le commutateur, presse un bouton de cuivre que d’innombrables pouces ont poli. La machinerie va les livrer aux forces de l’ordre. Des hommes positionnés autour de la porte de l’appartement 16. Tous sont armés et équipés comme des membres de la brigade antiémeute avec leurs matraques électriques et un bélier noir. Le sommet des têtes de Necdet et de Mustafa dépasse au-dessus du niveau de l’étage quand une main, une main issue de nulle part, se referme sur le commutateur d’étage et le déplace vers la gauche. Sans crissements, sans une seule plainte, la cabine s’arrête.

« Tu as vu ça ? murmure Necdet.

— Ils défoncent la porte, répond Mustafa. Ils entrent dans son appartement.

— La main… elle était verte ! »

Mais ils redescendent sans heurt et s’éloignent des cris et du fracas qui s’élèvent au sommet de l’escalier. La main était verte, désincarnée sans être pour autant coupée de tout. Il y avait à l’extérieur de la cabine, à l’extérieur de ce monde, un personnage aux yeux aussi profonds que le printemps. Les deux hommes viennent de recevoir l’aide d’une entité qui se trouve au-delà du compréhensible. Bruits de bottes et claquements d’une masse qu’on déplace une marche à la fois. La cabine va un peu plus bas que le rez-de-chaussée puis s’immobilise, bloquée avec le plafond à un mètre cinquante du sol de marbre. Necdet et Mustafa reculent dans les ombres. Les policiers atteignent l’entrée. Deux d’entre eux tiennent une de ces civières qui permettent de faire descendre un escalier à un malade ou un blessé. Necdet le sait, car on trouve les mêmes au Centre de sauvetage commercial. Clank clank clank. Une femme enveloppée d’une couverture thermique y est sanglée, et ses liens sont si tendus qu’elle peut seulement fléchir ses doigts et ses orteils. La feuille argentée dissimule sa tête mais elle se débat avec tant de vigueur qu’elle repousse ce qui la couvre et Necdet voit une large bande adhésive sur sa bouche. Leurs regards se trouvent. Necdet recule. La vie d’un autre monde crépite entre eux comme des éclairs ; djinns, péris, dieux, tout et rien à la fois. Manifestations de puissance. Puis quatre flics lui font franchir la porte pendant que les quatre restants embarquent le concierge qui bafouille et croise les bras sur sa tête, hors de son bureau carrelé, hors de la maison de Crimée. Necdet se relève quand Mustafa le tacle et le retient jusqu’au moment où l’effet doppler altère le son des sirènes. Puis les deux hommes forcent la porte de l’ascenseur et se hissent au niveau du sol de marbre.

« Tu as vu ça ? Tu l’as vu ? » Necdet dévale les marches qui les séparent de la rue. Tout Günaydin Sok est resté figé, sans voix. Une photographie : rue d’Istanbul à 18 h 25 le 14 avril 2027. « C’était elle, je l’ai vue à bord du tram, elle était juste à côté de moi quand la bombe a explosé. Et ce ne sont pas des flics comme les autres, c’est la sécurité. »

Mustafa le prend par le bras pour l’inciter à s’éloigner avant d’attirer l’attention, mais Necdet se dégage. Il reste debout, immobile, pendant que Günaydin Sok se remet en mouvement et que les sons réapparaissent autour d’eux. Concentré comme s’il tentait d’entendre une musique à la limite de l’audible, il grimace, secoue la tête puis semble percevoir une vague mélodie. Mustafa le voit s’élancer pour traverser la rue. Necdet s’arrête devant la boutique de cepteps Turkcell et lève la main pour désigner du doigt le robot à rayures jaunes et noires suspendu comme une guêpe pour se recharger à l’enseigne lumineuse du magasin.


L’appel à la prière jaillit des quatre minarets de la mosquée Süleymaniye pendant qu’Ayse Erkoç franchit la porte sud de l’enceinte. Ayse a toujours eu horreur de l’azan. Pas l’austère beauté de la voix humaine, même enregistrée et amplifiée comme en cette période de facilité, ni le contrepoint de la multitude d’appels qui s’élèvent de tous les secteurs de la ville et entrent en collision comme des vagues sonores. Non, ce qui l’horripile, c’est ce manque de respect pour sa personne. Ça lui rappelle qu’elle ne vit pas dans sa ville, ni dans son époque. Elle est dans la cité de Dieu, en un temps divin quant à lui absolu. Toutes les allées et venues et autres activités s’effectuent autour de ces cinq piliers. Cinq fois par jour, tu dois interrompre ce que tu fais pour te tourner vers Dieu. Elle redoute l’azan parce que c’est pour elle un cri atavique. C’est la négation du changement et de tout espoir d’évolution. Cela lui rappelle que les réalisations des hommes sont éphémères, que tout désir de progrès est vain. Tout le nécessaire est ici. La voie idéale. Il suffit de prier. Elle redoute l’azan parce qu’il proclame qu’Istanbul, la reine des cités, Demeure de la Félicité, est une cité d’hommes. Il lui rappelle qu’il n’y a rien ici pour une Ayse Erkoç.

« J’espère que ça ne vous ennuie pas si je vous le dis, déclare Barçin Yayla. Mais c’est la troisième fois que je vois passer cette voiture depuis notre départ de Küçükayasofya.

— Quelle voiture ?

— Oh, je crains de ne pas y connaître grand-chose. Elle est métallisée. Skoda, c’est une marque ? » Puis ils atteignent la porte de la cour et il ajoute : « Je vous invite à vous rendre dans la galerie des femmes. »

Ayse préférerait prendre son tube d’acide et se le verser dans les yeux. Barçin Yayla va prier avec les mâles dans la magnifique salle de prière deux fois plus haute que large, et Ayse en profite pour visiter les lieux. Des familles piquent-niquent sous la fraîcheur que procure l’ombre des arbres, nappes étalées sur l’herbe, mères pelant des œufs durs pendant que les pères servent le thé que contient leur Thermos. Les feuilles bruissent, agitées par des déplacements d’air imperceptibles. Ayse connaît bien la mosquée Süleymaniye, ses medersas attenantes et le reste du külliye, car elle a vu chaque jour son dôme et ses minarets de la fenêtre de son conseiller d’études à l’université, mais elle considère à présent tout cela sous un jour nouveau. Non par les yeux de la foi – Barçin Yayla lui a apporté la preuve de leur cécité – mais par ceux de l’architecte, du décorateur, du dessinateur. On trouve un rythme et une harmonie mathématique dans la disposition des dômes, du plus grand au plus petit en passant par le moyen. L’étendue des arcades, l’emplacement des fenêtres et contreforts sous les coupoles, la hauteur des piliers et le nombre de balcons des minarets, les formes géométriques des carrés, hexagones, octogones. Non, ce ne sont pas des pierres mais de la musique. Elle pourrait consacrer des années, des décennies à chercher ce qui se dissimule dans ces chœurs et leurs correspondances merveilleuses.

Les ombres du crépuscule se regroupent sous les arbres et sur les seuils de porte quand Ayse entre dans le cimetière où se dressent les mausolées de la maison d’Osman. A-t-elle entendu des chauves-souris ? Elle fait trois fois le tour du tombeau de Roxelane. Elle étudie les motifs sous le jour décroissant, farfouille autour dans l’herbe, scrute les panneaux, caresse les caractères gravés sur les piliers funéraires, gratte le gravier du bout de sa chaussure. Rien, il n’y a rien. Elle pourrait venir ici chaque jour pendant un an, par tous les temps, sans rien obtenir de positif. Comment a-t-elle pu imaginer qu’elle trouverait la clé au premier regard, que la solution viendrait à sa rencontre comme une balle, qu’elle éclipserait l’éclat architectural de cet immense ensemble religieux pour elle, et pour elle seule ? Néanmoins, la réponse est là, elle en a l’absolue certitude. Pendant qu’elle vient retrouver Yayla en flânant, des projecteurs s’allument l’un après l’autre et diffusent une lumière artificielle de mauvais goût sur le dôme et les minarets. Elle découvre des ombres anguleuses qui pourraient être des lettres coufiques dissimulées, si ce ne sont pas de simples contreforts ou encore des silhouettes d’oiseaux. Les familles plient bagages, reliefs des repas et couvertures, avant de chercher une poubelle pour se débarrasser de leurs bouteilles vides.

Elle trouve Yayla assis sur les marches, à côté de la porte de la cour, son sac à dos posé près de lui. Il est resplendissant. Son visage est radieux et il a les yeux brillants, une peau bien ferme. Ayse a vu tout cela sur bon nombre de miniatures des douze imams et des saints, la face voilée du Prophète en personne. Elle se demande si ce qu’elle a pris pour de l’innocence et de la naïveté ne serait pas de la sainteté.

« Nous avons une tâche à mener à bien, rappelle-t-elle.

— Une tâche gratifiante », répond-il.

Et elle comprend que pour cet homme consacrer des années à étudier carreau après carreau, inscription après inscription, corniche après corniche et niche après niche la plus importante réalisation de Sinan est une œuvre sanctifiée ; qu’il est convaincu que la lettre secrète est gravée dans chaque pierre et carreau. Une quête suffisamment longue pour laisser le temps d’assimiler le fait que découvrir ce que l’on cherche est secondaire. Une autre leçon du soufisme.

Pique-niqueurs et promeneurs du soir se dirigent par couples ou individuellement vers la porte qui donne dans Sidik Sami Omar Cadessi, à l’époque de Sinan la rue des Dépendants, non seulement à cause des stupéfiants qu’on y trouvait mais aussi de l’hôpital où les opiomanes étaient soignés avec compassion.

« Nous prendrons un véritable départ demain, annonce-t-elle. Allez-vous m’accompagner ou rester pour le yatsi ?

— Je compte regagner ma mosquée pour les dernières prières, déclare Yayla.

— S’ils savaient ce que vous cherchez, ce que vous croyez, tous vous traiteraient d’hérétique », l’avertit Ayse. Ils s’éloignent en faisant crisser le gravier sous le dais des arbres qui chuchotent comme des chauves-souris. « Ce qui n’est pas sans dangers, de nos jours.

— Tout homme est le bienvenu pour les prières. Dieu est bon. »

Avant de s’engager dans Sidik Sami Omar Cadessi, il se tourne pour regarder derrière eux la grande Süleymaniye qu’éclaire en contre-jour un coucher de soleil démesuré déployé sur Eyüp comme les étendards de l’armée divine, d’une luminosité surnaturelle sous les projecteurs. « Tout ceci est joie, pure joie ! »

Il n’y a dans tout cela aucune joie, pense Ayse. C’est l’enfer. Je fais partie de ceux qui se sont égarés. Selma Özgün l’a mise en garde. Rouge également, lorsqu’elle était sur le pont de Galata. Même le lapin de Beshun Ferhat l’a avertie d’un danger. Le Miel attire, le miel fascine, le miel prend au piège. S’associer à ceux qui cherchent l’homme mellifié est pure folie, mais elle l’a fait. Elle s’est laissé séduire. Elle s’est enrôlée dans la Légion perdue d’Haci Ferhat.

Barçin Yayla descend les marches vers Sidik Sami Omar Cadessi et s’immobilise. Sa bouche se gauchit, comme s’il souffrait.

« Je suis sur quelque chose », dit-il.

Ayse va aussitôt l’aider, mais elle ne remarque rien de particulier sur les pavés. Yayla a posé le pied gauche sur la grille d’un drain, un élément en pierre assez élégant, aussi ancien que la mosquée, gravé et ajouré. Il porte une sorte de motif en bas-relief, un peu trop élaboré compte tenu de sa destination. Puis elle le discerne. Il s’agit d’un ensemble de lettres coufiques superposées pour former un dessin compliqué. Ayse s’agenouille au milieu de la chaussée. Une petite citadine la frôle en cornant, et le conducteur l’invective. Elle ne l’entend pas.

« Kha, shin, say, thaw, tha, jîm, dit-elle. Kha, shin, say, thaw, tha, jîm ! Kha, shin, say, thaw, tha, jîm !

— Je l’ai perçu à travers mes semelles », s’émerveille Yayla. Il se débarrasse de ses chaussures et reste nu-pieds dans la rue. « J’ai posé le pied sur le nom secret de Dieu !

— Eh bien, pourriez-vous à présent vous en écarter ? » lui demande Ayse.

Elle suit les lettres du doigt. La gravure a résisté à quatre siècles d’érosion due à la circulation et à la pluie. Les espaces séparant les caractères coufiques rectilignes sont les trous par lesquels l’eau s’écoule. Ayse jette un œil vers le haut et le bas de la rue. Entre les pieds des piétons et les roues des mobylettes et des citadines bourdonnantes elle constate que les drains sont disposés à égale distance en travers de la rue. Au vu de tous, à l’emplacement le moins évident, petits mais omniprésents, passant inaperçus sauf pour ceux qui ont les yeux pour le voir.

« Sinan, vous êtes un génie ! »

Barçin Yayla psalmodie rapidement des Dieu est bon, Dieu est compatissant.

Ayse s’agenouille, colle sa joue à la grille et perçoit un souffle d’air rafraîchi par les profondeurs du vieil Istanbul. C’est l’haleine du fa, la lettre manquante, celle qui marque l’emplacement du cœur de Dieu.

« Fermez-la, bordel ! »

La surprise réduit Yayla au silence. Ayse se collete avec ses bagues. Son alliance cède facilement. Non, pas ça, jamais ! Elle retire une magnifique turquoise de l’ère des Tulipes qu’un client bulgare lui a remise en complément d’un achat. Ayse Erkoç la lâche dans le drain. Elle entend presque aussitôt un tintement, léger mais très net.


Can adore aller au supermarché. Les doux néons, l’éclat des gondoles. Le froid qui tombe en cascade des banques frigorifiques et les mystères entassés hors d’atteinte sur les étagères les plus hautes. Des familles se chamaillent autour des caddies et y empilent des marchandises retirées sitôt après, pendant que des petits enfants assis sur le siège pliant prévu à cet effet lui lancent des regards empreints de gravité tout en étant propulsés ou abandonnés dans ces allées des merveilles. Quant aux mères, toutes semblent s’apitoyer sur son sort quand Maman s’adresse à lui par signes. Pauvre petit enfant sourd. Non, je ne souffre pas de surdité et, même si c’était le cas, je vous verrais. Rien n’échappe à l’Enfant détective, pas plus les pochettes de collants que les rasoirs ou les bouteilles de Johnnie Walker Blue dissimulés sous les vêtements. À la caisse, il tente de déterminer la personnalité des clients en fonction de ce qui défile sur le tapis. Ce que Can aime le plus, au supermarché, c’est qu’il est loin de la place Adem Dede. Il n’y a pas Kenan qui lui adresse un clin d’œil et lui demande en articulant et en accentuant chaque syllabe : Ça va, aujourd’hui ?

Le grand magasin est bondé, ce soir, des gens qui déambulent sans rien acheter, simplement venus profiter de l’air conditionné. Sur l’aire de stationnement la chaleur est d’autant plus étouffante que l’intérieur est frais. L’air a une odeur d’asphalte chaud. Le monde est infini et somptueux.

« M’man, dit-il. Tu ne trouves pas que ça ressemble à la Californie ? »

Sekure Durukan lui adresse le geste signifiant : Qu’est-ce que tu vas chercher là ?

« Oh, rien du tout ! » répond Can en chargeant un autre sac à l’arrière de Bulle de gaz.

Tout voyage jusqu’au supermarché se termine par une petite récompense : un Esquimau glacé qu’il dégustera dans la voiture, non par impatience mais à cause de la sensation procurée lorsqu’il mord le chocolat couvert de gouttelettes de condensation pour atteindre au-dessous la couche fraîche et crémeuse pendant que défilent les lumières de la ville. La nuit, alors qu’il mange sa crème glacée et que sa mère tapote du bout des doigts le volant de Bulle de gaz, en suivant la danse des VU-mètres de l’autoradio, il entraperçoit la vie différente qu’ils auraient pu avoir. Cette rêverie a pour décor une jolie villa de banlieue, avec un garage, un toit de tuiles rouges et un peu de terrain autour. Il y a une balançoire et un trampoline sur l’arrière, une femme qui lit une revue assise sous la véranda. À l’intérieur un papa regarde un match avec ses amis, et peut-être feront-ils ensuite une partie de cartes. Dans la rue passe un petit garçon qui file en vrombissant sur un vélo magnifique. Un vélo sur lequel il pourrait se rendre n’importe où de par le monde. Ce petit garçon n’est autre qu’un Can qui ne souffre pas du syndrome du QT Long.

« T Long, chantonne-t-il. T’es long, t’es long.

— Quoi, mon chéri ?

— T’es long. »

Sur un panneau d’affichage de la taille d’un grand mur, Semsi remue devant son nez son postérieur rouge pailleté.

Can n’est pas autorisé à porter quoi que ce soit de lourd dans l’escalier abrupt de l’appartement, car l’effort réclamé fatiguerait son cœur. Ses parents ont envisagé de faire installer un monte-escalier, mais ils ont reporté cet achat en espérant qu’il deviendrait un ado plus résistant et fort. Sekure utilise son ceptep pour ordonner à Osman de descendre.

Trois sacs dans chaque main, puis l’ascension des marches de bois abruptes en se dandinant. Pourquoi n’abaissent-ils pas simplement un panier du balcon, au bout d’une ficelle ? Il est parfois impossible de donner de tels conseils. Ce n’est pas la première fois que Can se demande s’il n’est pas bien plus malin qu’eux.

Il lui reste une dernière pépite de glace, une récompense pour avoir patiemment attendu dans la rue à bord de Bulle de gaz. Sekure et Osman l’ont tiré à l’intérieur, lorsque les flicbots ont piqué vers la foule. Il a été irrité, puis effrayé quand les cris ont pénétré le manteau de silence qui l’entoure. Ils auraient dû l’autoriser à assister à la scène. La place Adem Dede a toujours la rougeole de peinture RFID dans les coins les plus difficiles à atteindre : dessous des gouttières, hiloires et corniches, moulures sculptées, lignes et plans hors d’atteinte des pinceaux et des rallonges des lave-vitres, motifs floraux des pierres de la fontaine. Le propriétaire de la librairie Édifiante n’a même pas essayé de nettoyer sa façade. Can considère que le motif léopard du rideau métallique l’embellit, qu’il laisse supposer qu’on trouve à l’intérieur des trucs déments. L’éventaire d’Aydin est également fermé pour la nuit. Kenan est dans sa boutique et regarde Sky Sports sur l’écran plat installé au-dessus de la porte. Bülent et Aykut s’adonnent à la même activité dans leurs çayhanes concurrentes, alignant leurs verres à thé en bataillons irréprochables, dorés pour Bülent et rouges pour Aydin. Can sourit. Il aime relever ce genre de détails. C’est ainsi que M. Ferentinou considère le monde. Il y a Necdet – désormais le cheikh Necdet, suppose Can – qui revient du lieu où il passe ses journées et rentre discrètement chez lui en descendant les marches de la rue des Poulets volés. Can ne l’a jamais trouvé très attirant mais il est devenu franchement repoussant avec son visage émacié, sa silhouette voûtée et ses yeux d’imam fou de dessin animé. Si c’est l’effet que lui fait Dieu, il devrait mieux choisir ses fréquentations. Il peut y avoir un robot qui le surveille. Les konaks et vieux bâtiments du pourtour de la place Adem Dede offrent d’innombrables cachettes d’où un bot a la possibilité de tout espionner sans être vu. Can est bien placé pour le savoir, car il a utilisé la plupart d’entre elles. Il se rappelle la mise en garde de M. Ferentinou et se tasse sur son siège, afin de continuer de suivre la scène au ras du tableau de bord.

Necdet hésite, comme s’il avait peur d’emprunter Günesli Sok pour aller jusqu’au squat. Puis toutes les portes d’une petite camionnette blanche garée à côté de la çayhane Adem Dede s’ouvrent brusquement, un véhicule que Can n’a même pas remarqué tant il est banal. Trois hommes en descendent, jeunes en blouson d’aviateur et pantalon de jogging. Ils chargent Necdet et le font choir brutalement sur le sol, sans lui laisser le temps de réagir. Avant qu’il ne puisse se ressaisir, ils le font basculer sur le ventre, ramènent ses bras dans son dos et immobilisent ses poignets avec des colliers de serrage en plastique. Ils profitent du fait qu’il a le souffle coupé et ne peut crier pour le relever, le traîner vers l’arrière de la camionnette et le pousser à l’intérieur. Deux hommes grimpent derrière lui, le troisième va s’installer au volant. Les portières claquent. Can retient son souffle et s’enfonce dans l’invisibilité comme le véhicule accélère dans la ruelle des Teinturiers et passe près de lui. Tout a été si rapide, si brutal, qu’il est le seul à avoir vu la scène. Bülent et Aydin n’ont pas levé les yeux de leurs verres, Aykut suit toujours un des interminables préambules aux matchs de coupe de Galatasaray, tous s’intéressaient à autre chose. Can est le seul témoin de cet enlèvement.

Il libère son souffle. Le charme qui le paralyse est rompu. L’Enfant détective sait ce qu’il doit faire et il s’extrait précipitamment de Bulle de gaz, gravit les marches que ses parents descendent en marmonnant pour prendre leur deuxième chargement. Furieuse, Sekure gesticule. Can déplie l’ordinateur, se jette sur le lit et couine de frustration face aux écrans de démarrage. Lent, si lent ! C’est lancé. Une autre attente interminable pour que s’ouvre l’application Bitbot. Allez ! Allez ! Allez ! Puis il s’immobilise, les mains croisées en ce geste qui assemble Oiseau à partir du nid de guêpes des Bitbots suspendus sous l’avant-toit. Il ne faut plus t’en mêler, lui a dit M. Ferentinou. Nous ne sommes pas des détectives. Soit tu me le promets, soit tu ne reviens plus jamais me voir.

« Mais je suis le seul témoin ! proteste Can. Si je ne fais rien, personne ne le fera. Il n’y a que moi, monsieur Ferentinou. » L’enfant joint ses mains ouvertes dans le champ haptique et Oiseau s’assemble. Il croise les pouces, agite les doigts. Vole, Oiseau, vole ! Et Oiseau prend son essor puis tourne au-dessus des avant-toits en bois, des jardins clos et du cimetière du couvent des derviches. La camionnette blanche ne peut quitter la ruelle des Teinturiers qu’en empruntant un petit nombre de rues, et Oiseau les surveillera toutes avec ses nombreux yeux. Bol Ahenk Sok, non, Alçak Yokusu. Can a vu des jeunes descendre les marches en mobylette. Des kidnappeurs prêts à tout n’hésiteront sans doute pas à y risquer leur véhicule. Non. En bas, vers Necatibey Cadessi. La circulation du soir, l’éblouissement des phares et des feux de position, des néons des trams qui défilent. La camionnette est difficile à repérer, tant elles sont nombreuses dans la grande artère. Can reconfigure les yeux d’Oiseau et suit la rue en rase-mottes. Ils doivent être là, et se diriger vers les ponts. Mais il y a trop de véhicules utilitaires blancs ! Ce n’est pas un détail qu’on relève avant d’avoir besoin d’en localiser un. Là ! Là ! Le cinquième dans cette file qui attend que le feu passe au vert. Oiseau survole l’alignement de véhicules.

« Rat », murmure Can en réunissant ses poings. Oiseau explose en une pluie de Bitbots. À quelques millimètres de la chaussée, ils se regroupent pour devenir Rat, rapide et parfaitement à son aise en milieu urbain. Mais le feu a changé et tous repartent. La camionnette blanche s’éloigne. Can siffle d’impatience comme il fait slalomer Rat entre les roues des voitures et esquive les mobs, de plus en plus vite ! Mais Van blanc risque de le semer, alors qu’il zigzague frénétiquement entre les taxis et les camions. D’un poil de sa moustache en silicone il se soustrait à la guillotine des roues d’un tram comme il poursuit Van blanc au-delà du point où les voies virent vers Besiktas. Deux longueurs de voiture, trois. Can enroule sa langue, tant il est concentré. Tous ses neurones sont mis à contribution, dans cette course folle. Ils vont le semer. Puis la circulation s’arrête au terme d’une embardée, c’est un de ces ralentissements inexplicables qui figent des quartiers complets d’Istanbul sans plus de raisons apparentes qu’au moment où la circulation retrouvera enfin sa fluidité. Rat plonge sous les voitures désormais contraintes de se traîner, se faufile entre les roues. Là, là ! Il a moins d’un mètre à parcourir quand tout repart. Ils s’éloignent, ils vont lui échapper. Il n’a plus qu’une possibilité, une seule. Can tend ses mains en avant en poussant un cri aigu qu’il entend malgré ses protège-tympans. Rat bondit, semble rester à tout jamais en suspension dans les airs et finit par refermer ses petites pattes sur la plaque d’immatriculation.

« Ouais ! s’exclame Can sans que les exploits du robot ne soient terminés. Vas-y, vas-y ma beauté ! » Vers le bas de Necatibey Cadessi, la tête de Rat s’ouvre. Sur un petit cliquetis, un clone de la taille du pouce s’en sépare et se colle à l’arrière du Van blanc. Can a utilisé une mini-application téléchargée sur le forum Mini-Bot Mini-moi. Comme la plupart des logiciels de ce genre, Can ne l’a testé qu’une seule fois pour la montrer à ses amis avant de l’oublier, faute de lui trouver une quelconque utilité. Mais à présent vient ce pour quoi il n’existe aucun programme.

« À la maison, Rat ! »

Papa Rat se laisse choir, se met en boule et rebondit vers le bas de Necatibey Cadessi en roulant comme une bouteille en plastique vide entre les roues qui menacent de le broyer et les moteurs grondants. Maintenant. Can réunit une fois de plus ses poings. Rat se reconstitue dans les airs, esquive un camion-citerne et détale à toutes pattes vers la sécurité des caniveaux.

« Bon Rat, malin Rat », le félicite Can avant de passer en mode de retour au bercail.

Le robot reviendra lentement mais sûrement jusqu’au balcon des Durukan, en économisant son énergie. Sa tâche est terminée. Tout dépendra désormais de Bébé Rat et Can ouvre une fenêtre sur l’intelliécran. L’image de la caméra miniature est déformée, comme par un fish-eye. Ce bot n’est en fait qu’un localisateur et c’est tout ce dont Can Durukan a besoin. Bébé Rat restera collé au Van blanc jusqu’à sa destination.

« Je sais où vous êtes », murmure Can Durukan.

La porte de la chambre s’ouvre. Son père se dresse dans le trapèze de lumière. Can constate que sa mâchoire est crispée.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? » demande Osman Durukan, surpris.

Can feint de ne pas avoir pu lire la question sur les lèvres de son père, qui referme la porte. Can reporte son attention sur Bébé Rat et affiche sa position sur un plan de la ville. Ils se dirigent vers le pont Atatürk.

« Et voilà le travail », commente l’Enfant détective.


Tu es une icône de la Vierge Marie, Mère de Dieu, Theotokos. Tu es petite et bâclée, ce sont les yeux et la main de la foi qui t’ont tracée mais la dévotion n’a pu compenser l’absence de talent. Tes mains sont reproduites sous trois perspectives différentes, tes yeux sont larges mais plats, détournés de ce monde. Ton visage est brun et allongé et le peintre a dans sa maladresse capturé l’ineffable chagrin qui a imprégné la mélancolie de cette ville bien avant qu’on appelle cela l’hüzün. Nulle dorure précieuse et nacre broyée n’a servi à ta fabrication, ton cadre est en bois peint. Tu manques de classe. Aucun regard superficiel ne s’arrêtera sur toi, suspendue parmi des œuvres plus audacieuses et extérieurement radieuses exposées sur l’iconostase de Saint-Panteleimon. Mais l’œil de la foi découvre ce qu’il y a sous la surface. Cette petite icône décolorée et sale a quelque chose d’ineffable, de numineux. Ce n’est pas le visage, les mains, les doigts levés en bénédiction maladroite. C’est le voile bleu qui couvre la tête de la Vierge. Comment la même personne a-t-elle pu le peindre ? Il semble se détacher du bois, flotter tant il est léger, presque miroitant de lumière. Tu es l’icône de la Petite Vierge au voile protecteur. Tu es restée suspendue parmi les lampes et les images pieuses pendant quinze siècles. Celui qui t’a peinte a déposé les pigments sur le bois l’année où Justinien a inauguré Aya Sofya. Tu étais trop humble et rudimentaire pour cette basilique des empereurs. Les petites églises, celles du peuple, voilà où était ta place. Tu as obtenu leur vénération. Tu as gagné leur amour. Tu as acquis un statut mythique en effectuant de petits miracles : objets perdus retrouvés, soldats rentrés sains et saufs de la guerre, travailleurs protégés. Tu as échappé aux destructions de la période iconoclaste grâce à une veuve qui – reconnaissante de voir son fils revenir sain et sauf des marches de l’empire – t’a dissimulée sur son sein pendant un an et un jour, après avoir enduré la marque rectangulaire de la Petite Vierge imprimée dans sa chair. Quand la Mère de Dieu est apparue dans une vision à saint André le Fou et a étendu sa cape sur Constantinople pour protéger la ville de l’invasion des Sarrazins, ton châle magnifique est devenu un élément de ce grand voile protecteur. Quand Mehmet le Conquérant a envoyé ses armées dans la Constantinople vaincue pour trois jours de pillage, tu as été dissimulée, tournée vers le bas dans une mangeoire pour chevaux, alors que le sang coulait dans les rues et que le dernier souvenir de Byzance s’envolait en fumée. À présent, tant les musulmans que les chrétiens te vénèrent et viennent déposer de petites offrandes pour un objet perdu retrouvé, un fonctionnaire qui s’est laissé fléchir, un fils qui termine indemne son service militaire.

Mille quatre cents ans, une douzaine d’églises, et te voici sur l’iconostase de Saint-Panteleimon, ni ancienne ni vénérable, un trésor parmi tant d’autres. C’est le secret : l’œil du profane ne peut te reconnaître et l’œil du fidèle doit te chercher. Tu enseignes que les miracles quotidiens se tapissent en tous lieux : dissimulés, modestes, perdus dans la masse sitôt après avoir opéré. Le divin est dans les visages qu’on voit chaque jour, tout autour de nous, nous recouvrant comme un voile.

Ce soir, le père Ioannis a honoré la Petite Vierge au voile protecteur en la retirant de l’iconostase pour la poser sur le lutrin du narthex, une icône particulière pour des vêpres particulières. Il y a déjà une petite pile d’euros et de centimes, au-dessous.

Le bleu cosmique du voile resplendit dans les ombres étouffantes d’Havyar Sok et invite Georgios Ferentinou à entrer. Il a erré, perdu dans ses pensées, pour approfondir celles qui se rapportaient à la religion et à la chimie, quand cette manifestation de la foi d’antan a brièvement retenu son regard. Il n’avait pas eu l’intention de pénétrer dans Saint-Panteleimon, mais la fraîcheur tentatrice du voile bleu protecteur semble nimber le petit vestibule carrelé. Les grondements d’Istanbul sont repoussés au loin.

Georgios Ferentinou peut inhaler profondément, sans souffrir ni devoir s’interrompre. L’air a une odeur douce, non de l’encens ou des produits de nettoyage que le père Ioannis a dû utiliser pour faire disparaître les traces d’urine, mais une fragrance plus ancienne, le parfum de la Vierge et, auparavant, des dieux de la Grèce antique et des Hittites, des Vénus de la fécondité de l’Anatolie primitive.

Le père Ioannis chante un Prokimenon. Il a une belle voix de basse. Aussi profonde qu’une citerne, elle résonne comme une cloche. Georgios murmure les paroles liturgiques. Jamais oubliées. Enseignez à un enfant à suivre la vraie voie. La religion n’a à aucun moment été une de ses cibles, pourquoi s’en prendrait-il à tant de beauté, un théâtre à ce point intime, de tels tintements d’éternité ? On peut aimer ces choses sans y croire pour autant. Il reste dans l’angle du narthex, dans des ombres qui lui permettent de voir sans être vu. Des cercles de cierges et de lampes à huile ont été allumés devant l’iconostase. Leur clarté papillotante ne fait que rendre l’agonie de saint Panteleimon encore plus poignante. Ses tortionnaires lui ont cloué les mains sur la tête. Voilà l’espace habituellement occupé par la Petite Vierge au voile protecteur, cernée de crânes cloutés, de flagellations, d’exécutions cruelles, ces œuvres tant convoitées par la Mme Erkoç de la galerie d’art. Les Russes dépensent des sommes exorbitantes pour de tels objets, car leurs seigneurs du gaz et leurs oligarques du minerai aiment tapisser leurs murs de martyrs. Des gens sombres et énigmatiques, les Russes.

Le père Ioannis pénètre dans le champ de vision de Georgios et prend position devant les portes du sanctuaire. Le vieil homme recule. Les prières du jour. La voix du père Ioannis domine tout l’espace sous la voûte peinte d’étoiles de Saint-Panteleimon. Ce n’est pas la première fois qu’il célèbre l’office divin uniquement pour Dieu. Mais, pour une fois, il n’est pas le seul mortel présent. Un mouvement, une ombre dans la pénombre intime de la nef. Un fidèle, la tête couverte, une femme.

Le cœur de Georgios rate un battement et il recule plus encore, par crainte d’être aperçu. Mais la curiosité est la plus forte. Il contourne la porte en redoublant de précautions jusqu’au moment où il voit le prêtre et la femme de profil. Elle a la tête baissée, un foulard dissimule ses traits, une mèche de cheveux argentés s’échappe sur le col de son corsage. Georgios n’ose respirer. C’est elle. C’est nécessairement elle. Le cantique de saint Siméon s’achève et elle redresse la tête. La lumière nimbe son visage. Elle est parfaite tant elle est naturelle, souriante en raison du plaisir que lui procure l’acoustique de cette vieille église. La basse du père Ioannis reprend. Que cela dure à jamais, se dit Georgios. Que ce soit la thrénodie sans fin de la Mère de Dieu pour le monde brisé, hors du temps. Ses mains tremblent. C’est du voyeurisme, le voici devenu voyeur spirituel. L’odeur d’encens devient étouffante. Il doit partir. Il le doit. Sa précipitation est telle qu’il bouscule le lutrin où est posée l’icône. La Petite Vierge au voile protecteur, restée intacte pendant quatorze siècles, bascule vers le carrelage. Georgios la rattrape et la remet en place, mais les crissements ont incité Ariana à tourner la tête vers le narthex. Georgios se détourne, voûte les épaules et referme sa veste. Faites en sorte qu’elle ne puisse pas m’entendre, pas me voir… Sainte Vierge jetez sur moi votre voile protecteur.

Réfugié derrière la porte de sa cuisine, Georgios met la bouilloire sur le feu. Voilà son thé, un mélange de la mer Noire préparé à son intention. Voilà les verres, qui scintillent sous les spots encastrés. Georgios Ferentinou en prend un et le lance contre le mur. Il vole en morceaux. Puis il fait subir le même sort à un autre verre, et un autre encore. Tous éclatent. Un rugissement inarticulé lui permet d’extérioriser sa rage et son sentiment de perte. Il ne peut plus respirer. N’y a-t-il pas un seul endroit où il pourrait se soustraire à la chaleur, dans cette maison, cette épouvantable maison ? Il la hait, il l’a toujours haïe. S’il est venu ici, c’est parce qu’il n’a pas pu s’offrir mieux quand Ogün Saltuk lui a annoncé que sa carrière universitaire était terminée. Des décisions qu’il n’a même pas eu conscience de prendre ont rogné sa vie pour ne laisser de lui que cette esquille d’homme. Il aurait dû avoir bien plus d’amis que quelques vieux Grecs, il aurait dû avoir une famille, des enfants. Il aurait dû avoir Ariana Sinanidis.

Sa discipline n’a pas toujours été une science privée d’attraits. Au cours d’une demi-saison, au début de l’automne 1980, l’économie fut considérée par tous fascinante, révolutionnaire. Pendant quelques semaines, alors que les dernières chaleurs de l’été s’effilochaient, elle eut même un vif succès… ce qui était une nouveauté pour Georgios Ferentinou. Il n’avait jamais passé toute une nuit dans les bars de Taksim et Beyoglu avec des gens qui exprimaient leur point de vue bien après l’heure du couvre-feu, des personnes que les nouvelles façons de penser et de voir le monde passionnaient autant que lui. Il côtoyait à présent des individus dont il avait découvert les noms et les visages en lisant les journaux et il prenait conscience qu’ils étaient comme lui. Il tourna le dos aux canons à eau de la police, apprit à ramasser une grenade lacrymogène pour l’expédier sur un engin blindé avant de détaler follement dans les ruelles et les soks de Beyazit et Eskiköy, il s’abrita dans les encadrements de porte, le souffle court, les yeux écarquillés par la brusque prise de conscience du danger, tout près d’Ariana Sinanidis, avant de reprendre son souffle en l’accompagnant d’un éclat de rire. Il ne se serait jamais cru capable de courir si vite. Il était mince et pâle, il acquérait progressivement, modestement, une conscience politique. Il était amoureux.

Et l’amour rend aveugle. Les cours qu’il donnait, les réunions auxquelles il se rendait, les tracts qu’il photocopiait à minuit sur la Gestetner de son département, ce n’était pas du socialisme, du communisme ou de l’islamisme mais du romantisme. Il n’y a pas de passion plus vive que l’amour, lors des périodes révolutionnaires. Même quand il ne fréquentait pas les meneurs qui faisaient la une des journaux à ses côtés dans les manifs, quand d’autres corps défigurés remontaient dans le sillage des navires à Cadiköy et Eminönü ou étaient retrouvés sur de lointains parkings de l’autoroute de Bursa, il était convaincu que rien de ce genre ne risquait de lui arriver. L’amour le protégeait comme la main de Dieu.

« C’est encore nous qui allons payer les pots cassés, lui dit sa mère. J’ai déjà vu ça en 55. Ça retombe toujours sur les Grecs, les Kurdes et les Arméniens. Sans oublier les Juifs. Tu imagines tout savoir, quand tu vas faire le zouave avec cette Sinanidis. Tu te crois intouchable, mais ils ont de la mémoire, les Turcs. Les postes de chercheur, les promotions académiques, tu ne les obtiendras jamais. Ils trouveront toujours un Turc plus qualifié que toi, avec un meilleur dossier que le tien.

— Les généraux ne seront plus là, rétorqua Georgios. Nous les chasserons et instaurerons le socialisme véritable.

— Que sais-tu du socialisme, Georgios ? » demanda alors son père.

La vague d’arrestations débuta trois jours plus tard en commençant par les Arméniens, des membres éminents de leur communauté, gens haut placés, professions libérales, journalistes arrêtés sur leur lieu de travail, à la table familiale, dans leur lit. La plupart furent relâchés dans les vingt-quatre heures. Certains furent jugés et emprisonnés, pour finir par rentrer chez eux des années plus tard, quand une démocratie que les militaires jugeaient acceptable prit les rênes du pouvoir à Ankara. Quelques-uns ne revinrent jamais. Les Grecs savaient depuis toujours interpréter les présages, et, en une semaine, quatre-vingts familles quittèrent Cihangir. Celle de Georgios le contacta en adressant un télégramme au concierge de son département de l’université.

« Oh, mon fils, pars avec nous. Rester ici serait de la folie », l’implora sa mère. Il ne l’avait encore jamais vue si vieille, si petite et menue, avec des jambes frêles et fragiles.

« J’ai des choses à terminer, ici.

— Tu veux dire aller te compromettre avec ces socialistes, quelle que soit l’étiquette qu’ils se donnent, en compagnie de cette Sinanidis ? Elle ne pense qu’à elle, crois-moi.

— Non, j’ai vraiment du travail. Je tiens à avoir mon doctorat.

— Tu feras transférer ton dossier à une université d’Athènes.

— Quelle université ?

— Voyons, mon fils », l’interrompit son père.

Mais sa mère s’était entre-temps agenouillée pour pleurer sans retenue.

« Tu détruis notre famille et tu me brises le cœur. Pourquoi refuses-tu de nous accompagner ? Ça ne durera qu’un ou deux ans, et ensuite tout sera différent et tu pourras revenir. »

Mais, dans ce séjour exigu sentant le renfermé et des odeurs de cuisine, tous savaient qu’ils ne le feraient jamais, qu’aucun des Grecs qui fourraient la totalité de ce qui constituait leurs vies dans des boîtes à chaussures et des cagettes ne reviendrait un jour.

« Dis-moi au moins que tu ne le fais pas pour elle », l’implora sa mère.

C’était un coup bas, du genre que seule une mère peut porter.

« J’ai un doctorat à obtenir », soutint-il.

Il les aida à tout entasser dans la camionnette de M. Bozkurt mais ne porta aucun des cartons contenant ses souvenirs personnels. Il laissa ses parents s’en charger, sans dire un mot. Il les récupérerait un jour. Nul ne tire impunément un trait sur toute son enfance. Mais il ne voulait pas voir ses parents s’éloigner à bord de la camionnette blanche de M. Bozkurt, quitter Somuncu Sok pour Cihangir Cadessi, jusqu’à la nouvelle autoroute de l’ouest, par Edirne jusqu’à la frontière. Ils gagnèrent alors la Grèce, un pays étranger où ils louèrent un appartement exigu et surchauffé à Exarcheia, un logement qu’ils auraient en horreur jusqu’à la fin de leurs jours parce que leurs voisins ne comprenaient pas leur accent et les appelaient les Turcs.

Il regagna sa chambre de l’université et ignora les coups de fil d’Ariana. Trois jours après le départ des Ferentinou de Cihangir, où ils avaient vécu depuis l’époque hellénistique, la police fit une descente à l’université pour disperser les sit-in, rouer de coups les étudiants, arrêter les meneurs et soumettre enseignants et chercheurs à un interrogatoire. Puis un fourgon noir vint prendre Georgios Ferentinou pour lui faire traverser le Bosphore.

À trois reprises, Georgios trouve le ceptep dans sa main et le repose. Il tente de se remémorer le timbre de la voix d’Ariana. Il l’a oublié. Il s’est entraîné à débiter ce qu’il désire lui dire, mais prévoir ses réactions est impossible. Ne refusera-t-elle pas de lui parler ? Ne va-t-elle pas raccrocher aussitôt ? Il ne le supporterait pas. Il a consacré sa vie à analyser les risques, étudier la façon dont les gens les évaluent, les jugent et les acceptent. Et voilà qu’il ne peut les affronter. Georgios reprend le ceptep. L’indicatif est en mémoire. L’appareil le compose. Une voix répond, dans une langue étrangère. Du grec, c’est du grec. Georgios cherche ses mots.

« Allô ? Allô ?

— Oui ? Qui est à l’appareil ? »

Ils avaient droit à des coups de ceinture sur les deux mains, ceux que Göksel Hanim surprenait à parler grec dans sa classe.

« Allô, Ariana Sinanidis ? »

Georgios entend des trémolos dans sa voix. Un silence. Il retient son souffle.

« Qui la demande ? »

Elle n’a prononcé que ces trois mots, mais il a retrouvé sa voix dans chaque syllabe et nuance.

« Georgios Ferentinou », répond-il.

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