Vendredi

9

Ce matin, la place Adem Dede semble sanctifiée. L’air est pur et frais, et il sent aussi bon qu’une miche de pain ou un journal du matin. Tous les sons sont cristallins, très nets. Le bourdonnement d’Istanbul s’ouvre en strates, lignes et niveaux. Les grondements de la circulation, les conversations des radios, les bruits de pas dans les escaliers. Une voix crie à quelqu’un de se presser un peu. Un moteur s’emballe puis tourne au ralenti. Il y a les chuintements des brûleurs des réchauds à gaz des çayhanes concurrentes, les sifflements des bouilloires. Aydin feuillette le journal du matin à son stand. Les gouttes d’eau clapotent dans le bassin de la fontaine. Le vieux couvent des derviches craque et cliquète, sous l’effet du soleil qui dilate ses boiseries. On entend aussi les oiseaux, des moineaux qui crient et plongent très bas dans les venelles et les soks. Loin au-dessus de tout cela, un merle diffuse son chant sur les toits, en direction de la Corne d’Or.

Le père Ioannis lève les yeux. Les cigognes planent toujours dans le quadrilatère de ciel irrégulier visible au-dessus de la place Adem Dede, descendant de leurs anciens nichoirs parmi les piliers des tombes de l’ancienne Eyüp. Le Christ de l’Immanent. Le sacrement du silence est le sacrement de l’audition.

« Dieu vous protège tous, dit-il en guise de salutations aux Grecs d’Eskiköy réunis autour de la petite table. Voilà enfin une journée plus conforme à la saison. »

Il se laisse choir avec lourdeur sur son tabouret bas. Lefteres ne dit mot. Il reste voûté sur son tabouret, la tête rentrée entre les épaules, tel un vautour malade. Son teint est bilieux, ses yeux saillants. Sa main gauche couvre une feuille A4 plastifiée. Son pourtour est orné de motifs floraux assez fins, et on peut voir à son sommet le trou d’une punaise.

« Qu’arrive-t-il à notre ami ?

— Ils l’ont obligé à l’enlever, lance de la cuisine Bülent qui prépare le thé du père Ioannis.

— Qui, quoi ? demande le prêtre.

— Ces garçons du tarikat, explique Constantin. Ceux de là-bas. » Il désigne de la tête l’entrée obscure de Günesli Sok, de l’autre côté de la place.

« Le jeune Hasgüler ? » Le père Ioannis remue son thé. Les cristaux de sucre tournoient brièvement avant de se dissoudre. « Le soi-disant cheikh Ismet ?

— Le soi-disant cheikh Ismet a de nombreux amis, précise Bülent. Ils ont tenu tête à un voyou qui voulait imposer ses volontés sur la place.

— Insultant, impie et inapproprié, déclare finalement Lefteres. Irrévérencieux envers les femmes. Irrévérencieux envers les femmes ! Ces Wahhabis ! À l’avenir, toutes les questions de maintien de l’ordre communautaire devront être soumises au tarikat d’Adem Dede. Le tarikat d’Adem Dede ! Des mécanos, des peintres en bâtiment et des squatters qui n’ont pas reçu d’autre éducation que celle dispensée dans les medersas. Juges de paix ? La loi de la rue ? Quand on est né dans cette rue, quand on a vécu dans cette rue, quand on a travaillé dans cette rue pendant cinquante ans, quand on a vu et qu’on se souvient de tous les changements qui se sont produits dans cette rue et cette ville, quand on connaît les noms écrits sur toutes les portes de toutes les maisons, quand on vient s’asseoir ici pour prendre son thé tous les matins que Dieu fait, alors, il est peut-être possible de parler de loi de la rue. Ils ne sont même pas d’ici, ils ne savent pas comment tout a toujours fonctionné, dans ce quartier ! Ses habitants n’ont jamais eu besoin de cadis, de tribunaux communautaires et de charia ! Ce qu’il faut, c’est connaître les gens, s’entretenir avec eux. Cette société est sensible à la honte. La honte est efficace. Pas la “loi de la rue”. C’est quoi ça, cette putain de loi de la rue ? Veuillez me pardonner, mon père. »

Mais tous ceux qui sont assis autour de la table basse savent que Lefteres vient de perdre tout pouvoir. Il a été défié et vaincu. L’époque où il imposait ses vues en rédigeant ses pamphlets est révolue. La loi divine les a supplantés.

« Ils sont armés, précise avec gravité Bülent avant de tirer vers eux un tabouret inoccupé. Il s’est passé énormément de choses, depuis hier matin. Les autorités ont fait fermer la galerie d’art.

— Celle de Mme Erkoç ?

— Ils l’ont arrêtée. Une histoire de contrebande, semble-t-il. Il y a eu une descente de police, juste après votre départ. Ils ont emporté des caisses d’objets complètes et mis les scellés sur la boutique. Finalement, ils sont revenus les enlever et rapporter ce qu’ils avaient saisi. J’en déduis qu’elle a été lavée de tout soupçon.

— Comment est-ce possible ? demande le père Ioannis.

— Son mari est trader, dans le gaz naturel, intervient Constantin. Il travaille pour Özer. Cette histoire est sans doute bien plus compliquée qu’il ne le semble. »

Bülent se penche sur la table, pour retenir l’attention de son auditoire.

« Il y a aussi la fille de l’appartement deux… Vous savez, celle qui est parfois en minishort. Eh bien, elle a eu un accrochage avec un type peu recommandable, juste là dans Günesli Sok. Et Ismet et ses compagnons de mosquée sont venus la défendre. Il y a eu une épreuve de force et nous avons pu constater qu’ils avaient des pistolets.

— Sainte Mère de Dieu, priez pour nous ! » geint le père Ioannis.

Et tous les Grecs assis autour de la table de se signer.

« C’est en regagnant le tekke qu’ils ont arraché le pamphlet.

— Je ne remettrai pas les pieds dans cette çayhane, déclare Lefteres. Ce n’est plus un lieu sûr pour des Grecs.

— Parle-lui du gosse », intervient Constantin, même si Lefteres vient d’exprimer une peur que tous partagent.

« Necdet Hasgüler n’est pas le seul à avoir disparu, ajoute Bülent. Le petit garçon de l’appartement quatre…

— Le sourd ? demande le père Ioannis.

— Il n’est pas sourd », rétorque Bülent.

Et Lefteres, Constantin et même le père Ioannis récitent à l’unisson : Il a une maladie de cœur.

« Tout indique qu’il est parti comme d’habitude pour son école, mais…» Ici, Bülent se penche plus encore pour mettre tous les vieux Grecs dans la confidence. « Il n’est pas revenu. Sa mère passe le prendre, elle attend, elle attend encore, elle fait longtemps le pied de grue. Finalement, elle va demander où il est. Les enseignants sont-ils absolument certains qu’il ne s’est pas présenté en classe, ce matin-là ? Toujours est-il qu’il brille par son absence. Il a disparu. Son ceptep est coupé et retrouver sa trace est impossible. Sekure Durukan est dans tous ses états, compte tenu de sa maladie et tout ça. N’oubliez pas que son cœur risque de perdre les pédales au moindre bruit soudain. Un moteur qui pétarade, des ouvriers qui balancent des gravats dans une benne sur un chantier, c’est suffisant pour le tuer. Ils ont évidemment averti les flics. C’est la troisième fois qu’on les voit débarquer, cette semaine.

— Voilà comment les biens immobiliers se déprécient, marmonne Constantin.

— Remarquez que les policiers ont fait profil bas, cette fois. Ils jouent la carte de la discrétion, au cas où ce môme n’aurait pas fugué ou eu un accident, que Dieu l’en préserve !

— Dieu et Sa Mère, complète le père Ioannis en déposant un baiser sur sa croix.

— S’il lui est arrivé quoi que ce soit, les islamistes nous en tiendront responsables, affirme Lefteres.

— Il y a quelqu’un qui sait peut-être où est ce gosse, déclare Bülent. Le professeur Ferentinou. Vous vous rappelez ce qu’il a dit ? Robots, terrorisme gazier, gens qui voient des djinns partout, attentat dans le tram de lundi. Georgios pense que tout est lié, et il a fait part de ses théories à ce garçon. Il lui a bourré le crâne d’absurdités. Je parie que le jeune Durukan a voulu jouer au détective.

— Quel âge a-t-il ? demande le père Ioannis.

— Neuf ans.

— Enfin, la police va s’en occuper… Dieu soit loué », déclare le prêtre.

Bülent grimace. « Ce n’est pas aussi simple. Voyez-vous, c’est une nouvelle toute fraîche. Comme si elle tombait des téléscripteurs. Georgios vient seulement d’apprendre que Can a disparu… et vous savez à quel point il est proche de ce gosse.

— Un peu trop proche, marmonne Lefteres.

— J’avoue que je ne vous suis plus, reconnaît le père Ioannis. Georgios se fait un devoir de rester informé de tout ce qui se passe dans le quartier. Il déclare que c’est l’équivalent de sa carte de l’univers. Je m’étonne vraiment qu’il n’ait pas vu la police arriver.

— Il n’était pas ici », répond Bülent.

Déconcerté, le prêtre fronce les sourcils.

« Ariana », murmure Constantin.

Et, cette fois, le front du religieux s’incurve vers le haut.

« Il est actuellement auprès de Sekure Durukan, ajoute Bülent. Ils vont partir à la recherche de Can. Le père s’entretient avec les flics.

— Qu’espèrent-ils obtenir ? demande le père Ioannis. Il vaut mieux laisser ce genre de choses aux spécialistes.

— Vous feriez comme eux, si vous aviez un enfant, rétorque Bülent. Quoi que les policiers puissent en dire, je ne resterais pas les bras croisés. »

Le prêtre se touche le front. « Dieu et sa Mère soient loués, l’enfant est donc indemne.

— Je n’ai jamais dit ça, seulement qu’ils pensent savoir où il est.

— Et ce serait ?

— Là-bas, du côté asiatique. À l’endroit où se trouvent les ravisseurs de Necdet Hasgüler. Il s’agirait d’un complot terroriste. »

Lefteres lève les yeux, surpris par sa colère impuissante de vieillard.

« Quoi, encore ? »

Un homme de petite taille traverse à grands pas la place Adem Dede. Il est jeune et a un crâne prématurément dégarni, un visage en forme de cœur et une fine moustache, autant de caractéristiques qui le vieillissent un peu et lui apportent un petit côté comique, comme s’il était conscient d’être la cible de leurs regards. Nul ne sait de qui il s’agit, mais sa démarche indique qu’il est décidé et qu’il s’intéresse aux Grecs de la place Adem Dede.

« Est-ce que quelqu’un connaît Necdet Hasgüler, ici ?

— Qui le cherche ? demande Bülent en se levant lentement.

— Je m’appelle Mustafa Bagli et je suis son collègue du Centre de sauvetage commercial Levent. Il n’est pas venu travailler, ni hier ni aujourd’hui, je crains qu’il lui soit arrivé quelque chose. »

Les quatre hommes assis à la table échangent des regards, et c’est Bülent qui décide de répondre en pesant ses mots :

« C’est effectivement le cas. Des gens l’ont enlevé mercredi soir. »

Ce Mustafa écarquille les yeux.

« Des policiers ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que j’ai vu les flics embarquer un des autres, explique-t-il avec une surexcitation qui le fait bafouiller.

— Quels autres ?

— Les victimes de l’explosion du tram. La Femme aux péris d’Eregli. Necdet voit des djinns et elle des péris, des lutins et des personnages miniatures. Nous allions sonner chez elle quand les forces de l’ordre sont venues l’embarquer. Je crains que Necdet soit en danger.

— Il est effectivement en péril », déclare Lefteres dont l’humeur s’est notablement améliorée, comme si la Tempête de la Vierge Marie qui chasse les nuages violacés de l’automne avait soufflé dans son esprit. Il a retrouvé de quoi s’occuper. « Ce n’est pas la police qui a enlevé votre ami. » Il redresse brusquement la tête en entendant de l’autre côté de la place une petite voiture à gaz gris métallisé sortir de son garage en oscillant sur ses trois roues pour s’engager sur les pavés de la ruelle des Teinturiers. « Voilà l’homme auquel il faut en parler. Vite, allez lui répéter ce que vous venez de nous dire. Dépêchez-vous, avant qu’ils s’éloignent ! »

Mustafa salue et remercie les clients de la maison de thé puis sprinte sur la place en criant et gesticulant à l’attention de la citadine qui redémarre lentement, affaissée sur ses suspensions par la surcharge que représente Georgios Ferentinou. Il la rattrape et tapote la vitre. Le véhicule s’arrête. Les clients de la çayhane Adem Dede s’intéressent à la discussion qui se déroule à la portière. Tous se tassent dans l’habitacle et Mustafa s’y insère. Le véhicule s’abaisse plus encore avant de repartir en bringuebalant sur la pente.

« Voyons voir si j’ai tout compris. Une mère de famille, un professeur à la retraite et un employé d’un Centre de sauvetage commercial viennent de partir en guerre contre des terroristes, résume le père Ioannis. J’espère seulement que la police y mettra le holà avant qu’ils s’attirent de sérieux ennuis. Au fait, c’est quoi un Centre de sauvetage commercial ?

— Sans importance, déclare Constantin de sa voix rauque. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qui s’est passé à ce rendez-vous avec Ariana Sinanidis. »

Le père Ioannis referme ses doigts sur sa cordelette à prières et entreprend de faire défiler les nœuds. En raison de leur nature, les bénédictions sont éphémères. Seul Dieu est éternel, de même qu’Istanbul.


Ils arrivent.

Necdet se réveille. L’aube grisâtre emplit la pièce du haut. Il est seul mais, de sa position sur le matelas, il voit des pieds dans la pièce d’à côté. Il compte quatre paires de chaussures qui entrent et sortent, montent et descendent l’escalier. Quelqu’un s’exprime. Foulard vert donne des ordres, à en juger par son intonation. Il ne peut assimiler ses propos, mais tous semblent les approuver.

Maintenant. Prépare-toi.

Gros Salopard entre dans la pièce et agrippe du même mouvement Necdet par le haut de son tee-shirt, pour l’obliger à se lever. Mais le captif a suivi les conseils d’Hizir. Il est bien éveillé et prêt. Il s’est concentré.

Serre les poings. Pouces dehors.

Gros Salopard referme des menottes serflex sur ses poignets et tend la bande de plastique pour immobiliser ses bras dans son dos. Gros Salopard prend Necdet par le bras gauche, Chevelu par le droit. L’otage se raidit, plante ses talons sur le sol, laisse ployer ses genoux, se débat et se contorsionne… ce qui ne les empêche pas de le traîner hors de la chambre, en direction de l’escalier.

« Où m’emmenez-vous ? Oh, Dieu, non ! Ne me tuez pas, ne me tuez pas ! »

Connard grincheux descend bruyamment les marches, derrière eux. Necdet sent la fraîcheur d’un cylindre métallique sur sa nuque.

« Pas un bruit ou je te fais exploser la cervelle ! »

Ils reculent la camionnette contre la façade de l’immeuble, afin que les portes ouvertes dissimulent leurs activités aux lève-tôt qui passent en voiture dans Kayisdagi, mais le transfert est si rapide, exécuté avec tant de maîtrise, que Necdet se retrouve à l’arrière du fourgon qui franchit le portail sans qu’un seul conducteur de camion n’ait vu autre chose que les pommes qu’il livre en vrac ou emporte conditionnées.

Foulard vert et Chevelu sont à l’avant. Necdet est assis sur le plancher entre Connard grincheux et Gros Salopard. Avec les mains réunies dans le dos, Necdet peine à garder son équilibre. Il peut dénombrer les tournants en fonction du nombre de fois où il bascule à gauche contre les jambes de Gros Salopard et à droite contre celles de Connard grincheux. Il a le dos calé contre une pile de matériel, les boîtes en polystyrène expansé, d’autres en plastique et les cartons vus dans la pièce du haut.

« Où me conduisez-vous ?

— Vers la gloire. »

Ils ne te tueront pas. Il leur faut un otage.

Le compartiment arrière de la camionnette est obscur, car l’ampoule du plafonnier a grillé. Des aiguilles de lumière évoquant des rayons laser pénètrent par des perforations de la carrosserie, des fissures du plancher. Un étroit filet de lumière délimite le pourtour des portes arrière, mais n’est-ce pas un point vert que Necdet voit papilloter au-dessus du verrou supérieur ?

Desserre les poings.

Necdet se repousse en arrière, contre le matériel, afin de dissimuler ses mouvements. Ses mains le font souffrir, le sang palpite dans ses doigts. Il se laisse aller, plie les pouces. Les liens se desserrent et un espace apparaît. Necdet tire sur le collier en plastique. C’est douloureux, le serre-câble entaille sa peau mais il le sent glisser sur le renflement de ses pouces.

Ils sont partis en mission. C’est le jour J. Ils vont passer aux actes. Où sont les policiers ? Pourquoi l’enfant aux Bitbots ne les a-t-il pas contactés ? Il a dû le faire et sans doute préfèrent-ils garder un profil bas en attendant de pouvoir intervenir. Peut-être souhaitent-ils découvrir s’il n’y a pas un deuxième groupe prêt à prendre le relais si celui-ci se fait capturer. Quelle qu’en soit la raison, le voici mêlé à une guerre sainte. Hizir, vous ne m’avez encore jamais abandonné… Aide qui vient d’au-delà de la compréhension, sauvez-moi !

La camionnette tressaute et stoppe brutalement. Les portes s’ouvrent et claquent, la lumière du jour agresse ses yeux. Necdet teste ses liens. Ils céderont. Ils débiteront ses mains en lambeaux mais il finira par s’en défaire. Agir à présent l’obligerait toutefois à plonger tête baissée dans cette clarté aveuglante et il ne réussirait pas à parcourir plus de trois mètres. Hizir le lui indiquera, quand le moment sera venu. C’est presque avec douceur que Gros Salopard l’aide à descendre du véhicule.

Ils se sont arrêtés devant une installation industrielle grande comme un terrain de basket – un fouillis de grosses conduites jaunes, de valves bleu vif et de volants métalliques – avec en son centre une machine blanche massive qu’abrite un toit en tôle corrodée. À une extrémité se dressent trois cylindres verticaux de près de six mètres. Avec tous ces tuyaux qui entrent et qui sortent, l’ensemble fait penser à une monstrueuse pompe à eau servant à alimenter un village. Protégé par un grillage que surmontent des spires de barbelés-rasoirs destinés à dissuader les mordus d’escalade, le tout est niché de façon incongrue derrière une petite galerie commerciale délabrée et au pied de quelques immeubles de construction récente. Barbelés, pompes et portail, tout arbore fièrement le logo de la société Özer.

Le cadenas est forcé si rapidement que les intrus ne semblent pratiquement pas s’arrêter. Le passage d’un craqueur de code, une giclée de nanos déverrouilleurs et ils sont à l’intérieur. Chevelu recule pendant que Gros Salopard repousse Necdet afin que les habitants du lotissement ne puissent pas le voir. Connard grincheux referme le portail. L’assaut lancé par les ingénieurs de Dieu contre la station de compression de Kayisdagi a débuté.


Can prend conscience des souffrances que lui inflige la froidure. Il a l’impression que ses doigts sont cassants et vont se rompre, que ses pieds ont été transmués en sabots d’acier. Le froid a figé tous ses os et ses muscles, pénétré la totalité de ses cellules. Il tremble et ne peut s’arrêter. Il est dans l’incapacité de se déplacer, alors qu’il doit pourtant le faire. L’alerte a sonné. Bébé Rat est reparti.

Le froid s’est insinué jusqu’à lui à la faveur de la nuit. Il est venu de l’est en franchissant Kayisdagi pour s’infiltrer dans le tuyau où il se trouve et le réveiller. Il ne l’autorisera pas à se rendormir. Cela fait des heures que l’enfant est recroquevillé là, emmitouflé dans sa veste pour profiter du peu de chaleur que diffusent les Bitbots. Il a toujours pensé que veiller toute la nuit devait être formidable, comme le soir où ils l’ont privé de son sens de l’audition, que la Turquie est entrée dans l’UE et qu’il est resté debout jusqu’à point d’heure pour admirer les feux d’artifice silencieux et voir l’homme peint tomber de l’immeuble d’en face. Mais ne pas pouvoir dormir est pénible, ennuyeux, interminable et froid froid froid. Les héros ne sont jamais gelés comme ça, dans les récits d’aventures. Il n’est précisé nulle part que la froidure est bien plus redoutable que les chacals, les chiens errants et même le dernier loup d’Istanbul. Si l’Enfant détective meurt d’hypothermie, son corps sera découvert par les grutiers qui soulèveront la conduite en béton dans laquelle il se cache.

Du béton si froid qu’il en paraît brûlant. Mais il vient d’entendre le signal d’alarme. Can contraint ses membres à se mouvoir, déplie péniblement ses doigts sans vie, fait glisser ses pieds de granit vers l’avant. Est-ce ce que ressentent les vieillards, comme M. Ferentinou ? C’est épouvantable ! Il sort de son abri et retrouve la lumière. Le soleil est toujours sous l’horizon et tout est ici grisâtre, impitoyablement glacial. Can souffle sur ses mains. Au travail, au travail… Il déroule son ordinateur. L’initialisation est lente, bien trop lente. Can pousse un petit cri de frustration quand ses doigts engourdis ratent la bonne touche, se déplacent par saccades dans le champ haptique. Il en pleure presque, lorsqu’il réussit enfin à ouvrir l’application. Il y superpose le plan de la ville. Necdet est proche. Il localise le chantier de construction, et la route que suit la camionnette. C’est en boitillant que Can sort de l’enchevêtrement de conduites pour voir le véhicule blanc s’éloigner en accélérant dans la circulation du petit matin. Nord-est. La station de compression de Kayisdagi, comme il fallait s’y attendre. Il reconfigure les Bitbots. Leur charge est très faible. Il devra sous peu les brancher sur une prise de courant, ou acheter quelque part deux cartouches de gaz pour le chargeur catalytique.

Tout va mieux, à présent. Au moins y a-t-il un semblant de soleil et a-t-il un but à atteindre. La tiédeur ne pénètre que très lentement la glace qui l’a envahi, mais le soleil acquiert de la vigueur. Can tente de faire abstraction de la souffrance et des tiraillements de son estomac en imaginant ce que serait l’existence si les humains étaient comme les fleurs et n’avaient besoin que du soleil pour vivre. Nul n’aurait encore froid. Et il doute que les plantes souffrent de la faim. Ce qui ne changerait cependant rien à la pénibilité de la nuit. Peut-être même la redouteraient-ils encore plus qu’à présent. Ils la peupleraient de terreurs plus angoissantes que les loups immatériels d’Istanbul, des démons et des horreurs innommables.

C’est une route sans fin que ne borde aucun magasin, et la circulation y est dense et ininterrompue. Can se demande ce que doivent penser les automobilistes en voyant au lever du jour un enfant suivre à grands pas le bas-côté poussiéreux de la chaussée avec un sac à dos et un oiseau sur l’épaule. Lui prêtent-ils seulement attention ? Osman semble avoir des œillères, lorsqu’il part travailler chaque matin. Il y a un stand où ils vendent du thé et des journaux au croisement de Bostanci Dudullu Cadessi et de Kayisdagi Cadessi. Can n’aime pas tellement le thé mais il en commande malgré tout. Le verre en forme de tulipe fait penser à une goutte d’or fondu entre ses doigts. La souffrance est presque insupportable mais il en boit une petite gorgée et sent la chaleur se répandre à l’intérieur de son être. Au deuxième verre, le froid est chassé de partout sauf de l’extrémité de ses doigts, ses orteils et son nez. Le soleil s’est véritablement levé, désormais. Il est chaud et lumineux. Avec ses derniers billets il achète trois cartouches de gaz pour le chargeur catalytique. Puis il va s’accroupir derrière l’échoppe, au bord du caniveau, et il consulte son portable pendant qu’Oiseau reconstitue sa réserve d’énergie. La camionnette est à l’arrêt, à l’emplacement de la station de compression de Kayisdagi. Can tente de faire claquer ses doigts pour exprimer sa joie, mais sa maladresse et sa faiblesse le font tressaillir. Néanmoins, l’Enfant détective est de retour.

La route est longue, jusqu’à Kayisdagi Cadessi, et lorsqu’il atteint enfin son but Can a tout calculé. Son plan est sans faille. Il est vraiment malin ! Mais si la station de compression se trouve au cœur d’une agglomération, il constate sur le plan qu’il n’y a dans les parages aucune çayhane où il pourrait aller s’installer pour surveiller les lieux. Une galerie marchande occupe l’extrémité du cul-de-sac et une station-service avec un distributeur de billets ainsi qu’une petite chapelle pour voyageurs se trouvent de l’autre côté de la chaussée. On voit constamment des enfants traîner autour des stations-service et des distributeurs de billets, et personne ne trouvera sa présence suspecte s’il va s’asseoir sur le seuil de la mescid. Si les ravisseurs n’ont pas amené avec eux les Samsung de surveillance, il utilisera Oiseau. Dans le cas contraire, il se servira de Rat ou de Serpent. D’une façon comme de l’autre, il enregistrera la scène, il filmera tout. Lorsqu’il leur a téléphoné, la veille au soir, les policiers n’ont pas voulu le croire. Ils y seront bien forcés, s’il a des preuves visuelles de ses dires. Oui, son plan est excellent ! Il commence même à avoir presque chaud.


Sekure Durukan s’agenouille devant le tronçon de conduite en béton et ramasse le trognon de pomme, la bouteille d’eau vide, le papier qui a enveloppé les gözlemes. Elle lève tout cela dans ses mains réunies, comme pour prier, avant de gémir – les lamentations d’une femme aux funérailles de sa mère. Les ouvriers du chantier lèvent les yeux de leur thé du matin, mal à l’aise.

« C’est d’ici qu’émanait cet appel, déclare le sergent de police.

— Et vous n’avez rien fait ? lance Georgios Ferentinou.

— Si on se déplaçait toutes les fois qu’un gosse nous téléphone, on ne ferait rien d’autre.

— Qu’un petit garçon de neuf ans vous contacte après la tombée de la nuit d’un chantier de travaux publics ne vous a donc pas étonnés ?

— Nous avons déterminé bien plus tard le point d’origine de l’appel, quand la police de Beyoglu a signalé la disparition d’un petit garçon en précisant qu’il pouvait se trouver dans le secteur de Kayisdagi. »

Sekure Durukan est passée sur autodrive et a appelé la police de Beyoglu sitôt après avoir laissé derrière elle la ruelle des Teinturiers. Possibilité au sujet de l’enfant porté disparu. Kayisdagi. Il rêve d’être détective. Il aurait retrouvé un homme qui a été kidnappé à Eskiköy. Kayisdagi, dans Cadiköy. Il pense à un complot terroriste. Ah, les gosses ! On y va tout de suite.

Puis elle s’est tournée vers Georgios Ferentinou.

« C’est vous qui lui avez fourré toutes ces idées dans le crâne !

— Je lui ai formellement interdit de s’en mêler. J’ai même été catégorique. Je lui ai dit que c’était dangereux et que ça concernait la police.

— Vous le lui avez formellement interdit ? Vous ignorez donc tout des petits garçons de neuf ans, professeur ? Formellement interdit ! Dans quel monde vivez-vous ? Et toutes ces disparitions, ces mystères, ces histoires de complots, êtes-vous venu m’en parler ? Le faire vous a-t-il seulement effleuré l’esprit ? Oh, mais ce n’est que mon fils, après tout ! N’avez-vous pas jugé utile d’informer sa mère de toutes ces théories et machinations dont vous parliez dans votre appartement ? Qui l’a autorisé à aller chez vous, au fait ? Mon Dieu, il allait chez vous ! Il n’a que neuf ans ! Oh, mon Dieu ! Y allait-il souvent ? Lui est-il arrivé d’enlever ses protège-tympans ? Répondez ! Ignorez-vous que ça peut le tuer, ou est-ce que vous vous en fichez ? Toutes ces manigances, dans mon dos ! Les mensonges, oh, les mensonges ! Après tout ce que nous avons fait pour lui. Lui dire que c’était dangereux ! Seigneur, ça équivalait à jeter de l’huile sur le feu ! Est-ce qu’il y a longtemps qu’il passe vous voir ?

— Environ un an et demi. Depuis qu’il a ces…

— Ces horribles Bitbots ! Seigneur que je regrette de les lui avoir achetés. Dès qu’il rentrera à la maison, eh bien, je vous garantis qu’il n’est pas près de les revoir !

— Madame Durukan, votre fils a une intelligence très développée. C’est un enfant débordant d’énergie condamné à mener une existence qui n’a rien de naturel…

— Rien de naturel ? Évidemment, qu’elle n’a rien de naturel ! Vous croyez que c’est par plaisir que nous lui imposons cette façon de vivre ? Imagineriez-vous que nous souhaitons le garder enfermé dans notre appartement, terrifiés à la pensée qu’un simple bruit puisse bloquer son cœur ? C’est pour lui, que nous faisons tout cela. Vous le savez parfaitement. Nous aurions pu déménager pour un appartement plus grand et confortable, mais je ne me plains pas. Ne vous avisez pas de dire le contraire. J’aime mon Can, monsieur Ferentinou. J’aime mon fils.

— Hé, m’dame ! a lancé Mustafa qui occupait la banquette arrière. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais d’où je suis je vois votre ceptep et ça fait trois bonnes minutes que la police de Beyoglu essaie de vous joindre. »

Un appel qui les a conduits jusqu’à ce chantier proche de Bostanci Dudullu Cadessi et à un trognon de pomme, une bouteille d’eau vide et l’emballage d’un en-cas.

Pourquoi ne protestes-tu pas ? se demande Georgios Ferentinou. Parce que vous avez raison, madame Durukan. J’ai mal agi. Toutes les accusations que vous portez contre moi sont fondées. J’aurais dû vous en parler le jour où j’ai capturé le Bitbot sous mon verre à thé et que votre fils est venu frapper à ma porte, mais je m’en suis abstenu. Parce que je refusais de le partager avec vous. Je souhaitais le garder pour moi seul. J’aurais tant voulu avoir un fils. Une famille. Vous ne l’auriez pas permis, et vous ne me le permettrez jamais.

Sekure Durukan pleure sans retenue en voyant ce que son fils a abandonné derrière lui et Georgios sait que c’est une chose qu’il ne fera jamais, qu’il ne pourra jamais faire.

Mustafa est allé se renseigner aux alentours. Georgios le trouve bizarre, à la fois plein de ressources et naïf, capable de rester bouche bée face aux merveilles du monde. Il s’inquiète sincèrement pour Necdet, ce qui est émouvant.

« Deux personnes disent avoir vu passer un enfant avec… un oiseau sur l’épaule. »

Sekure Durukan se ressaisit, essuie ses joues avec un mouchoir déjà humide.

« C’est une des formes que prennent ses Bitbots. Il l’appelle Oiseau.

— Oiseau, hum, très original. Tout indique que l’enfant en question est parti le long de cette route en direction du nord-est.

— Kayisdagi », commente Georgios.

Le sergent, qui a pris un appel sur son ceptep de la police, redresse la tête en entendant ce nom.

« Kayisdagi ?

— La station de compression.

— Le poste vient de recevoir un nouvel appel de l’enfant. Il a dit se trouver dans la galerie marchande de Kayisdagi. Notre voiture est la plus proche. Allons-y. »

Sekure Durukan suit le véhicule de patrouille comme si elle conduisait dans l’Otodrom d’Istanbul. Elle s’arrête devant les cinq boutiques moribondes de ce qui porte pompeusement le nom de centre commercial puis court dans la rue en agitant les bras et se signant frénétiquement.

Georgios et Mustafa traversent la chaussée, en direction de la station-service.

« Can ! Es-tu là, Can ?

— Il est sourd. Il ne peut pas vous entendre, monsieur Bagli. »

Mais c’est faux. Can n’a jamais été sourd. Il n’a tout simplement jamais retiré ses protège-tympans. Mme Durukan l’a bien précisé dans le torrent d’accusations que lui dictait l’angoisse. C’est un garçon qui vit une grande aventure. Tout laisse supposer qu’il s’en est débarrassé.

« Can ! » Georgios n’a pas l’habitude de crier et sa voix se fêle et chevrote. « Can ! »

Mustafa s’arrête et secoue la tête, comme incommodé par des démangeaisons. Puis Georgios l’entend à son tour, ce bourdonnement d’insectes qui se répand de tous côtés, comme si des milliards d’ailes filigranées s’étaient mises à vibrer.

« Whoa ! » s’exclame Mustafa qui a levé les yeux vers le ciel.

Georgios suit son regard. Au-dessus de la station-service l’air se gauchit et bouillonne, miroitant comme de la brume de chaleur, puis en un clin d’œil tout fusionne en une tempête de sable dont les grains sont des microbots.


Huit heures trente-trois, le 16 avril 2027, les fourgons noirs de la brigade financière s’engagent sur l’Esplanade Levent, à l’instant précis où le Prophète du Kebab ouvre son stand. Des hommes et des femmes en costume ou tailleur et gilet jaune fluo sur lequel on peut lire Maliye Bakanligi et voir le symbole du ministère des Finances débarquent des véhicules et se frayent poliment mais fermement un chemin dans la foule d’individus aux yeux encore chassieux venus entamer leur journée de travail. Ils pénètrent au siège d’Özer gaz et matières premières, repoussent les membres des services de sécurité en agitant sous leur nez un document officiel et gagnent les ascenseurs en fonction des plans de l’immeuble qu’affichent leurs scripteurs oculaires. À chaque niveau, dans la totalité des services, ils se dispersent à l’intérieur des salles où des cloisons basses séparent les postes de travail. La plupart des personnes déjà présentes sont des techniciens de surface mais les rares employés de bureau se redressent, tendent le cou pour mieux voir l’invasion zigzagante de ces individus jaunes et noirs. Quelqu’un téléphone et est interrompu en plein appel. Tous les cepteps viennent d’être coupés depuis le central.

Les IA de la brigade financière sont passées à l’action en même temps que les humains arrivés à bord des camionnettes et elles font main basse sur les systèmes de communication d’Özer. Plus aucune information ne filtre hors des lieux : messagerie électronique et autre, vidéoconférence, comptabilité, banque en ligne, liens de trade automatisés, tout a été coupé. Un écran après l’autre, les feuilles miroitantes de l’Arbre à Fric s’éteignent. Avec l’appui des services centraux quantiques d’Ankara, les IA craquent sans difficulté les mots de passe du réseau et bloquent tous les échanges internes et externes. C’est à ce stade qu’elles rencontrent le premier noyau de résistance, un piquet d’autres Intelligences Artificielles, quant à elles défensives, qui diffusent des anticorps chargés de reprogrammer le code opérationnel des assaillants. Des milliards de copies sont altérées et effacées. La guerre que se livrent les IA dure près d’une demi-minute avant que les services du Maliye Bakanligi viennent à bout des verrous de protection. Un laps de temps suffisant pour permettre aux IA kamikaze d’Özer d’adresser une alerte générale à tous les niveaux directoriaux.

Huit heures cinquante. La tour Özer est coupée du monde financier, une pointe de verre et d’acier solitaire, une dent arrachée. Les agents de la brigade financière se déplacent dans l’immeuble, mettent sous scellés les meubles-classeurs et isolent les serveurs. Özer ferme. La paralysie est rompue et les quelques hauts responsables présents dans l’immeuble se souviennent des règles qu’il convient d’appliquer en fin de partie. Dans des locaux vitrés et des bureaux d’angle, des cadres supérieurs larguent des EMP destructeurs de ROM dans les disques durs et les cepteps, broient des mémoires flash sous leur talon ou versent des fioles de nanos dans les grilles de ventilation des ordinateurs. Les quarante étages de la tour bourdonnent des grondements tantôt suraigus tantôt laborieux des déchiqueteuses, comme s’il s’agissait d’une forêt vierge qu’on a entrepris de raser. Il existe une légende corporatiste voulant que les feuilles déchiquetées soient expédiées en Afrique où des négrillons se chargent de trier les morceaux pour tout reconstituer. Tout en haut et tout en bas de la tour les fenêtres s’entrebâillent autant que le permettent les normes de sécurité et il s’en déverse une tempête de serpentins, des documents débités en fines lanières qui se vrillent et s’emmêlent sous l’effet du vent. Cette neige de cellulose tombe sur les employés massés sur l’Esplanade, sidérés de voir la police condamner l’entrée du bâtiment. Un homme tente de forcer le cordon de policiers, qui le saisissent et l’envoient rouler sans ménagement sur les marches de marbre.

Neuf heures pile. Quatre individus en costume et attaché-case suivent Istiklal Cadessi et entrent à l’agence de Muhtar de la Banque Anadolu. Les employés n’ont pas terminé d’organiser leur espace de travail que ces clients approchent du guichet des renseignements. La femme joint la directrice qui se charge de faire franchir à chacun d’eux la porte de sécurité d’un bureau situé tout au fond de l’établissement. Elle scanne leurs iris et leur réclame deux signatures, une sur une autorisation et l’autre sur une décharge, avant de remettre à chacun d’eux une pochette en plastique contenant quarante titres au porteur de cent mille euros. Une autre signature leur est demandée, cette fois sur un reçu. Après un échange de poignées de mains solennel avec la directrice, les hommes qui sont arrivés ensemble se séparent pour suivre des chemins désormais divergents dans Istanbul.

Neuf heures vingt. Le directoire débarque en même temps que les journalistes. Les aérocams arrivent sur les lieux les premières. Elles font des piqués au-dessus de l’Esplanade Levent, remontent en dessinant des spirales autour de la tour dans l’espoir de voler une image d’un agent de la brigade financière qui écarte un responsable d’une déchiqueteuse ou d’un ordinateur, plongeant pour un zoom sur le gigantesque Ö en titane du logo d’Özer dont les trémas restent en vol stationnaire par un tour de passe-passe électromagnétique, avant de s’immobiliser puis d’aller chiper des clichés de visages qui seront comparés à ceux des dirigeants d’Özer que contiennent les banques de données. Le temps que les véhicules relais et les journalistes débarquent, les fonctionnaires ont entamé le déménagement des serveurs et des cartons de documents empilés sur des chariots. Les titres des bulletins d’info de midi sont déjà rédigés. Özer s’effondre suite à la plus grande escroquerie de l’histoire de la Turquie. C’est la banqueroute du siècle. Özer, c’est fini. La police escorte un fleuve de cadres moyens et autres membres du personnel hors de l’immeuble. Les employés regroupés à l’extérieur les accueillent avec plus ou moins d’enthousiasme. Les techniciens de surface ont droit à des applaudissements et lèvent le poing. Ils sont si nombreux, devant le Prophète du Kebab, que la file d’attente traverse l’Esplanade et se prolonge sur le boulevard. Après avoir effectué une rapide estimation des recettes probables, le Prophète téléphone à son neveu et à sa nièce pour leur demander de venir s’occuper des ventes à emporter. Les journalistes interrogent déjà le personnel. Özer, en faillite ? Non, ils ne sont pas au courant. Rien ne le laissait présager, en tout cas. Que s’est-il passé ? Özer était une société aux reins solides. Que vont-ils faire, à présent ? Quand les policiers les autoriseront-ils à entrer ? Tous ont des photos personnelles dans les tiroirs de leur poste de travail. Où sont Süleyman Pamir, Etyan Ercan et Mehmet Meral ?

Dans un appartement de Bebek, le yali Kanlica et une Mercedes arrêtée à la station-service de la voie express E80, Süleyman Pamir, Etyan Ercan et Mehmet Meral sortent d’une mallette en plastique une fiole dont ils font sauter le bouchon. Tous interrompent un court instant leur geste avant d’insérer l’embout dans leur narine préférée, mais cette hésitation est brève. Ce n’est pas la mort, qui les attend. Le concepteur de ce nanoware l’a assuré. C’est toutefois le non-être, en quelque sorte. Chacun d’eux inhale puis se rassoit dans son fauteuil, sur son divan ou son siège de voiture. Tous ont un soupir frissonnant et images, sons et odeurs – les souvenirs de vies qu’ils n’ont jamais vécues, d’expériences qu’ils n’ont jamais faites – jaillissent à travers leur prosencéphale pour effacer tout ce qu’ils ont été.

Neuf heures quarante-cinq. Les services du Maliye Bakanligi terminent la vérification des comptes d’Özer gaz et matières premières. Tous les codes et les mots de passe sont aux mains des enquêteurs de la brigade financière, et extra et intranet sont verrouillés. Banques en ligne, trade, e-commerce, fourniture et logistique sont arrêtés. Les Intelligences Artificielles sont déconnectées et désactivées l’une après l’autre, à la fin de l’audit de la brigade financière qui suit l’odeur de l’argent et s’éloigne de la tour Levent pour se rapprocher des filiales, clients et fournisseurs de service. Les systèmes légaux automatiques envoient des mises en demeure à Özbek Consulting, aux cabinets d’audit d’Özer, à la banque SarayTRC et à la société Nabucco Pipeline. Dans toute l’Anatolie les pompes s’arrêtent et le silence envahit les stations de compression. L’Arbre à Fric pend au milieu du puits des échanges, éteint et sans vie. Les responsables hiérarchiques réunissent les membres de leurs services sur l’Esplanade et leur crient de rentrer chez eux, de revenir le jour suivant pour recevoir des instructions et aller récupérer leurs objets personnels dans leurs bureaux. Özer gaz et matières premières a interrompu toutes ses activités. Le dernier des bouts de papier descend en dessinant une spirale comme un flocon de neige pour se poser sur l’esplanade. Le Prophète du Kebab n’a jamais réalisé pareille recette.

Neuf heures cinquante. Adnan Sarioglu suit Istiklal Cadessi, il s’éloigne dans les rues en se faufilant entre les fardiers électriques, les attroupements de femmes et les petites camionnettes blanches qui apportent le poisson au marché de Balik Sok. Sa démarche est à la fois légère et pleine d’assurance. Il lui semble que le pas suivant lui permettra d’atteindre un monde totalement différent. Il est étourdi par le vertige qu’alimente l’audace. Il a réussi. Il a dans son attaché-case quatre millions en titres au porteur et dans la poche intérieure gauche de sa veste une attestation d’immunité signée par le procureur principal de la brigade financière. La poche droite contient un document identique mais délivré par le Service des Antiquités. Il a détruit Özer, provoqué l’effondrement financier du siècle, et il peut se rendre où il le souhaite. Pour la première fois depuis très longtemps, il n’est attendu nulle part, il n’a rien à faire. Le tram pour touristes passe dans un bruit de ferraille en direction du terminus de Tünel ; un caprice lent et crissant, merveilleusement privé de pragmatisme. Il discerne à peine le sommet de la tour de Galata au-dessus des façades qui datent du milieu du XIXe siècle, et il finit par entr’apercevoir la Corne d’Or qui est du bleu le plus profond, le plus pur, qu’il a jamais contemplé. Des navires s’y déplacent en tressautant et ahanant, et il lui semble découvrir tout cela comme le jour où il est descendu du car à son arrivée de Kas, lui le plagiste que l’eau terrifiait. Le cœur d’Adnan fait des bonds et c’est à petites foulées qu’il suit Yeuse Kadiri Cadessi. Il se sent très grand, démesuré au point de pouvoir franchir les sept cieux d’une seule enjambée. Voilà le pont de Galata et son alignement de pêcheurs, ses trams qui suivent la bande centrale et du côté opposé les dômes et minarets de Sultanahmet. Il se met à courir au cœur de la circulation en esquivant les véhicules que l’autofrein fait piler – ce qui déclenche des concerts d’avertisseurs et projette des ondes de perturbation vers le haut et le bas des boulevards encombrés –, coupe devant les trams qui montent en se balançant de Müeyettzade, se dirige vers le pont, passe en trombe près des pêcheurs et de leurs bouteilles en plastique contenant leurs amorces secrètes, leurs boîtes à outils pleines d’hameçons et d’appâts, et leurs seaux où frétillent les petits poissons de la Corne d’Or.

Retrouve-moi sur le pont, lui a-t-il dit. Au-dessus des flots. Et elle est là, au centre de la large chaussée, loin des cannes à pêche et des pêcheurs ; sourcils légèrement froncés mais élégante, forte, magnifique, ses cheveux réunis en une pyramide de boucles brunes. Elle regarde du côté opposé, mais elle finit par l’apercevoir et il agite les bras comme un manchot ayant sombré dans la démence, un animal qui cesse alors d’être un oiseau sans ailes pour devenir un avion comparable au grand Airbus blanc qui vire au-dessus des flots pour entamer son approche des pistes de l’aéroport d’Istanbul. Puis il rabat ses bras et s’élance vers Ayse, si follement que les promeneurs s’écartent et crient : Faites attention à ce dingue bien habillé ! Ayse sourit, rejette la tête en arrière et secoue sa chevelure noire bouclée, puis ils se retrouvent, au-dessus des flots, en plein milieu du pont de Galata.


Necdet repère l’oiseau pendant que les ingénieurs de Dieu déchargent le véhicule. Il fait un piqué depuis un des balcons d’un immeuble d’habitation qui se découpe au-delà du grillage et des barbelés de la station de compression. L’étrangeté de son vol retient l’attention. Les battements d’ailes sont laids et mécaniques, bizarres et à contretemps, comme ceux d’un ptérodactyle à l’animation bâclée qu’il a vu dans un vieux film. Les proportions laissent à désirer, elles aussi. Les ailes sont trop longues et aucun oiseau n’a une queue pareille. La tête. La tête… L’oiseau rive ses six yeux sur Necdet au passage puis remonte se percher sur le toit de la station de compression.

Les ingénieurs de Dieu sont occupés à aligner avec précision le matériel qu’ils sortent de l’arrière de la camionnette et ils ne prêtent pas attention à l’étrange volatile. À présent que leurs accessoires sont prêts et bien rangés, Necdet remarque que tout est en quatre exemplaires : quatre cartons, quatre caisses en plastique, quatre boîtes en polystyrène antichoc.

Les cartons contiennent des objets que Necdet ne peut identifier, des hybrides de pulvérisateur pour nettoyant domestique et de gant de boxe. Un chacun, qu’ils enfilent sur une main. Des armes d’une sorte ou d’une autre. Ils se munissent de grosses cartouches qui doivent être des munitions, six par chargeur. Un chargeur chacun. Chevelu et Gros Salopard essaient les leurs, pour tester leur poids et découvrir si elles leur conviennent. Ils s’entraînent à viser des cibles. Ils paraissent satisfaits et font claquer ces machins dans l’autre paume. Bien. Bien.

L’oiseau fait un piqué pour aller des boutiques aux immeubles, et il s’intéresse de nouveau à lui. Necdet sait désormais de quoi il s’agit. Aide-moi, articule-t-il.

Les membres de l’équipe sortent des caisses en plastique des sortes de colliers qu’ils se mettent autour du cou avec autant de soin que de piété. Il remarque des larmes, dans les yeux de Foulard vert, quand Chevelu fait cliqueter le fermoir du sien. Ce sont des colliers si serrés qu’ils en étouffent presque. Necdet voit une pierre précieuse au centre de chacun d’eux et se rappelle avoir déjà vu un tel objet. Il brillait sur la gorge de cette femme, à bord du tram. Elle a levé la main pour l’effleurer et sa tête a explosé. La sœur de Foulard vert. D’après ce qu’a dit cette dernière, Necdet a présumé qu’elle souffrait d’une maladie incurable. Mais ses ravisseurs ne sont pas malades et ce collier n’est pas un instrument de suicide. La mort est accessoire. Ces dispositifs servent à diffuser autour d’eux des nanoagents. Les ingénieurs de Dieu ne se laisseront pas capturer. Necdet tire encore sur ses liens. Lubrifiés par sa sueur, les renflements de ses pouces glissent un peu plus loin à l’intérieur de la boucle. Gros Salopard lorgne Necdet qui reste docilement adossé à un pilier en béton.

L’oiseau s’envole une fois de plus. Il vole bas, très bas, dangereusement bas, puis il remonte et va tout droit ! Il rase les barbelés-rasoirs et, sitôt après, Necdet entend des cliquetis sur le toit.

Les coques en polystyrène, à présent. Chevelu s’en occupe. Il tranche les bandes adhésives et déballe le Bullpack. Dans chaque paquet est niché un cylindre en alu brossé de la longueur d’un avant-bras. Des ogives nano. Au nombre de quatre. Quatre ogives. Quatre pompes.

Necdet remarque des bruits sur le toit, sans doute les reptations d’un serpent. Il a cessé de se soucier de ce que peuvent entendre Gros Salopard et Connard grincheux. Tout ceci est divin, c’est Hizir qui se manifeste dans les fréquences de l’audible. Il a le serpent robot juste au-dessus de lui.


Juste à côté de la porte de la mescid, sur la banquette où les vieillards viennent s’asseoir lorsqu’il fait chaud, Can reçoit les images transmises par Oiseau et en trépigne de surexcitation. Il l’a retrouvé, oui, il l’a retrouvé ! Il s’agit de toute évidence d’une station de compression, comme l’a deviné M. Ferentinou. La camionnette blanche est à l’intérieur de l’enceinte grillagée. Faire revenir Bébé Rat sera délicat. Après, peut-être ? Après quoi ? Il ne s’est pas encore posé la question.

Image suivante. Voilà la femme au foulard vert et le gros type en tee-shirt SuperDry. Des armes ! Regardez, des armes ! C’est certainement plus que suffisant pour inciter les policiers à le prendre au sérieux. Viennent ensuite des images des boîtes et des caisses posées sur le sol et des terroristes accroupis à côté. D’autres armes. Il y a aussi Necdet, les mains dans le dos à côté d’un pilier. Le revoilà en gros plan, les yeux rivés sur Oiseau. Il sait !

Can n’a pas de temps à perdre en bavardages. Il déplie son ceptep et envoie l’image à la police de Kayisdagi dont il a gardé l’indicatif en mémoire. Cette fois, ils seront bien obligés de le croire, même s’il n’a que neuf ans !

Et Necdet a besoin de son aide. Can croise ses pouces réchauffés par le soleil dans le champ haptique et agite les doigts. Il fait descendre Oiseau en vol plané pour le poser sur le toit de l’abri des pompes et, dès que ses serres entrent en contact avec le métal, il le désintègre et le métamorphose en Serpent. Il dispose de suffisamment de repères visuels pour tracer une carte et localiser avec précision le point de la toiture sous lequel se trouve Necdet. Il envoie Serpent ramper écaille après écaille vers le bas du pilier, jusqu’au prisonnier.

Regarde-moi, regarde-moi.

Le contact oculaire est fugace mais un léger sursaut de la tête et la dilatation des narines de Necdet lui apportent une confirmation : Je t’ai vu. Can envoie Serpent sur l’arrière du pilier, là où les terroristes ne pourront pas le voir. Vient ensuite le plus difficile, lire ce que dit Necdet sur ses lèvres en le regardant de profil. Qu’articule-t-il ? Grr ard. Grr ard.

« Gros Salopard, glousse Necdet. Gros Salopard ! »

Un employé de la station-service renfile ses bottes en caoutchouc après avoir prié dans la mescid de tôle rouillée, et il regarde cet enfant qui ne lui semble pas tout à fait normal. Gros Salopard. Il ne peut s’agir que de SuperDry. Qu’il soit gros est indéniable, même si Can le trouve plutôt sympa… et un peu à côté de ses pompes.

Va à l’aplomb de Gros Salopard.

S’y rendre est difficile. Serpent doit en effet se déplacer très lentement et prudemment, pour ne pas être vu, et il faut garder constamment Necdet dans le champ des caméras alors que la progression s’effectue la tête en bas et que l’adhérence laisse à désirer. Can se mord la langue, tant il se concentre. Il a oublié le froid, les gens présents autour de lui, le lieu où il se trouve, lorsqu’il positionne enfin Serpent à l’aplomb de SuperDry. Serpent va tomber de haut, non ? Can va enfin pouvoir expérimenter son « attaque reptilienne démoniaque », ce qu’il a toujours rêvé de faire à la femme de l’appartement deux pour l’entendre hurler. Attaque reptilienne démoniaque ! Il capte le regard de Necdet, se concentre sur ses lèvres. Necdet détourne le visage.


Attends.

Ne le regarde pas. Mais pendant combien de temps ce gosse pourra-t-il maintenir son serpent tout là-haut, tête en bas sous le toit ? Si tu bouges, ils remarqueront que tu as pratiquement dégagé une main. Cependant, ses doigts semblent être comprimés dans un étau, c’est comme si leurs extrémités allaient exploser et tout éclabousser de sang.

Chevelu a déplié son ordinateur pour le connecter à un panneau du système de contrôle des pompes. Il saisit des instructions, lit des données par l’entremise de son scripteur oculaire. Le résultat paraît le satisfaire. Une autre série de saisies. Quatre panneaux ovales striés du noir et jaune des machins vraiment dangereux s’ouvrent sur le boîtier. Chevelu sourit. Foulard vert l’aide à charger les cartouches, une par pompe. Elles s’insèrent avec précision dans les logements prévus à cet effet et Necdet se demande ce que ceux d’Özer doivent y placer en temps normal. Ça lui fait oublier la souffrance, alors qu’il déplace ses pouces dans un sens et dans l’autre, comme pour scier les bandes en plastique semi-rigide. Les panneaux se referment.

Necdet redresse la tête, surpris. Le bruit était si doux et diffus qu’il s’est rétracté dans le fond sonore qui ne retient pas son attention, comme les grondements de la circulation. C’est seulement à présent qu’il a disparu que son absence l’intrigue. Le bourdonnement des moteurs a cessé.

« Les pompes se sont arrêtées ! s’exclame Chevelu.

— Quoi ? demande Connard grincheux.

— Les pompes se sont arrêtées. Écoutez, plus rien ne marche !

— Remets-les en route, ordonne Foulard vert.

— Il doit s’agir d’un test automatique et je devrais pouvoir passer outre. » Chevelu se penche sur le clavier et s’affaire. « Non. C’est un ordre envoyé du centre de contrôle. Voyons voir s’il est possible de l’annuler. Non. La totalité du réseau est touchée. Tout le système d’Özer a été déconnecté. »

Même Gros Salopard s’est mis debout. Necdet lève les yeux. Serpent le suit sous le plafond, en rampant derrière les conduites et les câbles.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’essaie de le déterminer. C’est comme si Özer venait de disparaître.

— Trouvez-moi une clé, il doit être possible d’ouvrir manuellement les vannes ! » gronde Connard grincheux en passant entre Chevelu et Foulard vert.

Necdet remarque alors un nouveau bruit, tout d’abord quasi imperceptible puis de plus en plus sonore. Pour une fois, ce n’est pas Hizir qui s’adresse à lui car Foulard vert, Chevelu, Connard grincheux et Gros Salopard ont redressé la tête. Ils entendent comme lui le bourdonnement d’un milliard d’insectes.

« Des microbots ! s’exclame Connard grincheux en glissant une main dans son gant-arme.

— Maintenant ! » crie Necdet.

Le reptile se laisse choir sur la tête de Gros Salopard, qui hurle, recule en titubant, trébuche et part à la renverse en s’agitant comme un beau diable et en poussant des cris de terreur primale. Un serpent tombé du ciel ! Necdet se dégage de ses liens. En deux pas, il atteint Gros Salopard qui est toujours sur le sol, ramasse son fusil d’assaut avec ses mains ensanglantées et lui balance un violent coup de crosse dans le ventre. Gros Salopard vomit.

« Pardonne-moi, mon frère. »

Necdet le frappe encore, cette fois à la tempe, puis il s’enfuit. Il croise un ouragan de microbots dans la ruelle. Il voit les ingénieurs de Dieu lever leurs armes gants de boxe et les microbots tombent tels des flocons de neige noire. Les terroristes pivotent, visent, tirent sans bruit. Les bots volants sont éliminés, un escadron après l’autre, et leurs carcasses pleuvent sur ses épaules et sa tête. Necdet court toujours, vers la rue dégagée. Deux rats blancs, un gros et un tout petit, détalent à ses côtés. Puis, dans un tonnerre de rotors, l’hélicoptère surgit.


Il entend crier son nom. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas permis. Ça signifie game over, rentre, reviens à la maison. Il y a une deuxième voix. Il reconnaît son propriétaire. Pas tout de suite, monsieur Ferentinou ! Il a une mission à terminer, une affaire à élucider. Il voit à présent sa mère passer devant les boutiques de la galerie marchande, en regardant de toutes parts. Croit-elle qu’il peut se dissimuler dans le caniveau comme Rat ou se percher au bord du toit comme Oiseau ? Elle épelle son nom avec ses mains, ce qui lui permet de feindre de n’avoir rien remarqué. Puis il aperçoit M. Ferentinou qui approche dans la rue en compagnie d’un inconnu. Les deux hommes se dirigent vers la station-service. Bulle de gaz est garée à côté d’un véhicule de la police. Pas tout de suite, pas tout de suite, pas tout de suite ! Can abandonne furtivement son banc et se glisse sous le petit porche peint en rouge de la mescid en tôle. Il feint toujours de n’avoir rien vu quand un autre son fait vibrer le toit métallique de la chapelle. L’air lui-même vrombit. Necdet lorgne hors de sa cachette. Au-dessus de Kayisdagi le ciel devient granuleux et caille en myriades de microbots, un nuage noir comme la fumée. Can hoquette. Il aurait raté l’intervention de Serpent, s’il n’avait pas entendu Necdet lui crier : « Maintenant ! »

Il réagit sans réfléchir et abat son poing dans le champ haptique. Il voit SuperDry blêmir de terreur… juste avant que cet homme, Necdet et la station de compression du gaz ne roulent les uns sur les autres dans un tourbillon d’images.

« Attaque reptilienne démoniaque ! s’exclame un Can transporté de joie. Attaque reptilienne démoniaque ! »

Il court à l’aveuglette. Sortir. Les débusquer. Mission accomplie, Enfant détective ! Redeviens Rat ! ordonne-t-il. À moi, les Bitbots ! Il espère que Bébé Rat a capté l’instruction et s’est détaché de la camionnette blanche.

Les microbots grimpent en tourbillon, s’élèvent loin au-dessus de Kayisdagi puis piquent dans l’impasse qui mène à la station de compression. Après quoi ils se laissent tomber du ciel. Can en reste bouche bée. Des sous-essaims complets s’abattent comme des grêlons. Son écran cafouille puis s’éteint. Can en couine de frayeur. Les insectes robots crépitent sur le toit de tôle de la mescid.

« Armes EMP ! » murmure-t-il, le souffle court. C’est le plus prenant de tous les films jamais tournés. Rat et Bébé Rat courent à toutes pattes dans l’impasse, oscillant, titubant, roulant alors que chaque nouveau tir provoque une nouvelle pluie de microbots. « Venez ici ici ici ! » siffle Can. Un tir bien dirigé leur serait fatal. Necdet. Il voit Necdet approcher, ensanglanté et muni d’un gros fusil d’assaut.

Avec un fracas qui ébranle la poitrine de Can comme si c’était un tambour, deux hélicoptères approchent en rase-mottes du petit minaret de la mescid. Ils survolent les immeubles qui se dressent derrière les boutiques miteuses. Le premier reste en position au-dessus de la station de compression, l’autre va se placer à l’aplomb de la supérette. Tous les habitants du quartier sont dans la rue mais personne ne bouge. Le rugissement des moteurs chasse l’air des poumons de Can et les pensées de sa tête. C’est la chose la plus extraordinaire à laquelle il lui a été donné d’assister. Rat et Bébé Rat traversent la chaussée en éparpillant les microbots morts comme des mouches desséchées. À la porte de la mescid, ils bondissent et explosent dans les airs en leurs innombrables composants, avant de se regrouper en un essaim… juste à l’instant où les blindés virent dans Namik Kemal Cadessi.


L’individu qui sort en titubant de l’impasse est couvert de sang et armé.

« Necdet ? » appelle Mustafa. L’homme lève les yeux, déconcerté. « Necdet ! »

Mustafa court vers lui. Des microbots morts craquent sous ses semelles. Le battement des pales des hélicoptères sature le monde entier. Necdet jette le fusil au loin, comme s’il venait de prendre conscience qu’il tient la jambe d’un amputé. Mustafa l’étreint comme s’il était son frère.

« Viens, viens avec moi, tu es sauvé. C’est moi. Mustafa. Mustafa du Centre de sauvetage. Viens, la police est là, on va s’occuper de toi. » Le sergent approche déjà, d’un pas rapide, pour leur prêter assistance. Puis tous se figent comme les engins blindés à six roues pénètrent lourdement dans Namik Kemal Cadessi et barrent le passage dans les deux directions. Les premières lignes se déploient, s’ouvrent comme les mandibules d’un insecte constitué de plans inclinés et de boucliers. Des silhouettes orange s’en déversent. Sur le dos de leur combinaison et le devant de leur casque on peut voir une rosace de flèches noires pointant vers le centre sur fond jaune. Tous sont armés et avancent pour couvrir la totalité de la rue. Le battement sonore des pales de l’hélicoptère est couvert par les annonces que beuglent des haut-parleurs.

« Services de sécurité, attention, attention ! Alerte nanotechnologique, alerte nanotechnologique. Évacuez immédiatement le secteur, évacuez immédiatement le secteur ! N’emportez rien avec vous. Allez tous vous abriter derrière les blindés. »

Mais Georgios Ferentinou voit trottiner les Bitbots.

« Can ! Can ! »

Sa voix est engloutie par le fracas ambiant et il se dirige vers la petite mescid peinte en rouge qui jouxte la supérette. Les autorités répètent leurs instructions quand Can apparaît sur le seuil de la chapelle. Il est terrifié et minuscule. « Can ! »

Une silhouette émerge de la ruelle, un homme émacié aux cheveux frisés en bataille. Il brandit un fusil d’assaut et s’élance vers Georgios et la station-service.

« Monsieur ! Couchez-vous, monsieur ! »

Les détonations sont assourdissantes. Le dos de l’individu fluet explose mais il continue d’avancer, droit dans la pluie noire de microbots, les bras écartés comme les pattes d’une araignée écrasée. Sur le seuil de la mescid, Can Durukan s’est figé. Sa respiration est hachée. Il a des spasmes. Ses yeux sont exorbités. Il lève un doigt et s’effondre.

« Au secours ! Au secours ! » C’est en baissant la tête que Georgios Ferentinou s’élance vers la mescid.

« Monsieur ! À terre, monsieur !

— Appelez une ambulance ! » crie Georgios. Le fracas est assourdissant. Flasque et livide, Can semble avoir cessé de respirer. « Oh Dieu oh Dieu ! Can Can Can Can Can ! » Georgios ne sait quoi faire. « Aidez-moi ! » Mais nul ne peut t’entendre, Georgios Ferentinou.

Les soldats en tenue de combat nanofiltrante progressent d’abri en abri pour se rapprocher de l’impasse. Un homme arrive en courant de la station de compression. Il est désarmé mais son expression indique qu’il bout de colère, comme un chien enragé.

Il charge les militaires puis lève les mains à sa gorge. Un coup de feu le tue net.

« Allez, allez, Can, ça va aller ! » Georgios tente de soulever l’enfant, mais il est trop âgé et trop gras, et le petit garçon est trop lourd et trop flasque. Il ne trouve pas de prises et hisse Can sous un bras pour le traîner hors de la mescid en baissant la tête. « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! » Il prend un mouchoir de sa poche et l’agite.

Une femme sort de la station de compression. Elle a des lunettes, un foulard vert et les bras levés. Les soldats la gardent en joue. Elle avance avec assurance et audace, sans la moindre peur. Un des militaires pianote sur le dessus de son autre gant.

Georgios Ferentinou traîne Can vers les véhicules blindés. La femme se dirige elle aussi vers les soldats. Elle sourit, lève les mains à son collier et paraît surprise. Le militaire tapote toujours son gant. Puis ses collègues s’emparent d’elle, la font choir sur le sol, lui arrachent son collier et la menottent.

« Aidez-moi ! » crie Georgios Ferentinou, à bout de forces. Des hommes en combinaison orange quittent leur abri. Deux soulèvent Can, un autre aide Georgios qui ajoute : « Il lui faut une ambulance ! Il a une maladie de cœur ! »

Il entend des sirènes approcher en dépit du fracas de l’hélicoptère.

« Nous allons nous occuper de lui », affirme le soldat qui lève les mains pour faire sauter des fixations étanches et retirer son masque nanofiltrant. Georgios a besoin d’un instant pour le reconnaître, car l’incongruité de la situation défie sa logique. Il s’agit en effet du major Oktay Egilmez qu’il a vu pour la dernière fois sur le pont du ferry de Cadiköy. « Nous pouvons nous féliciter que quelqu’un ait prêté attention à vos déclarations, professeur Ferentinou.

— L’enfant…

— Nous allons faire le nécessaire. Docteur…» Un homme en orange qui a retiré son casque pour nettoyer les poignets écorchés de Necdet lève les yeux. « Quand vous en aurez terminé avec cet homme, pourrez-vous examiner le professeur Ferentinou ? Nos soupçons étaient fondés, le vecteur était bien le gaz. Mais il ne nous était pas venu à l’esprit qu’ils utiliseraient les gazoducs pour propager ces nanoagents.

— De qui s’agit-il ?

— Pas la moindre idée. Ils ne sont fichés nulle part. Nous neutralisons tout leur matériel. Ils constituent une équipe technologiquement très avancée, ce qui est inquiétant. Mais nous avons fait une prisonnière et nous allons pouvoir remonter jusqu’à la source. »

L’ambulance est arrivée. Feux bleus qui clignotent. Georgios suit des yeux les auxiliaires médicaux qui emportent la civière de Can puis la font glisser à l’arrière du véhicule.

« Je dois l’accompagner.

— Il faut vous examiner, après quoi la police se chargera de vous ramener chez vous. » Le major Egilmez retire un gant. « Je suis ravi de pouvoir me débarrasser de ce machin, je vous le dis. Merci, professeur. » Il lui tend la main. Toujours sonné, entouré de soldats, de véhicules blindés, d’hélicoptères, de morts et de blessés, Georgios la serre. « Du beau travail. »

Le major s’incline devant le professeur puis va s’entretenir avec Sekure Durukan, que des militaires aident à monter à l’arrière de l’ambulance. Puis les portes sont fermées, les sirènes mugissent et l’ambulance s’éloigne. Des soldats fourrent les cadavres dans des sacs mortuaires. La police déroule des rubans afin d’interdire le passage et parquer les badauds. La radio grésille. Les gens s’agglutinent.

Assis au bord du caniveau, Mustafa tient Necdet par l’épaule. Necdet qui garde sa main dans la sienne, comme un très vieil ami. Georgios reste à l’écart, une silhouette solitaire. Les hélicoptères s’élèvent de leur position stationnaire avec une synchronisation admirable, s’inclinent comme pour saluer les spectateurs puis s’éloignent au-dessus de Kayisdagi.


Une sonnerie de ceptep.

Leyla Gültasli ramène l’oreiller sur sa tête. Il a un côté frais. Pour la première fois depuis des semaines, elle peut bénéficier d’un peu de fraîcheur.

Le ceptep sonne toujours.

Elle veut jouir de son statut de déesse pendant encore un court instant.

Le temps que les membres de l’équipe Ceylan-Besarani atteignent Bakirköy en empruntant divers moyens de transport, la nouvelle s’était répandue et la plupart des habitants de l’immeuble s’étaient réunis dans l’appartement autour du punch et de la bière pour les buveurs et un assortiment de pâtisseries pour les autres. Leyla entendit la musique de la rue, lorsqu’elle inséra la Peugeot à l’emplacement qui lui était réservé. Pistolets à confettis, serpentins et bombes à fil saluèrent son entrée. Le volume sonore aurait pu justifier l’intervention de la police, s’il était resté quelqu’un dans les appartements voisins. Oncle Cengiz lui serra la main, chaleureusement et en beuglant des félicitations qu’elle ne put comprendre. Tante Betül l’étreignit, sous-tante Kevser l’étreignit, cousin Naci – qui s’était autoproclamé son garde du corps officiel – fit écarter la foule pour lui permettre d’atteindre le balcon et recevoir la bénédiction de grand-tante Sezen, qui l’embrassa sur les deux joues. Puis les amis de la famille et les pique-assiette se turent quand Leyla remit à la matriarche les deux moitiés du Coran. La vieille femme les prit, prononça la Bismillah et les réunit solennellement.

« Faisons en sorte que rien ne vienne les séparer de nouveau », dit-elle en ayant les larmes aux yeux.

Leyla remarqua qu’elle pleurait. Cousin Naci aussi, même s’il souriait en même temps. Puis quelqu’un mit de la musique arabesque, la meilleure, ces airs entraînants auxquels nul ne peut résister. Et les filles s’alignèrent et retroussèrent le haut pour dénuder leur ventre, s’adressèrent des signes de tête et des rires tout en se trémoussant, puis les garçons les imitèrent en levant les bras et si oncle Cengiz était aussi souple qu’un parpaing, cousin Naci démontra qu’il était un excellent animateur, dansant avec légèreté comme le font souvent les plus corpulents. Les fruits du taekwondo, sans doute. Ils firent signe à Aso, qui secoua la tête – non, non, les nanotechnologistes ne dansent pas – mais tous insistèrent – allez, allez, allez – et il finit par accepter et étudia leurs pieds pour assimiler les pas. C’était un piètre danseur mais Leyla pouvait constater qu’il y mettait de la bonne volonté et que ses yeux brillaient. Finalement, les filles répliquèrent avec un vieux remix d’Ibrahim Tatlises et Aso cria qu’il connaissait ce morceau, qu’il avait grandi en l’écoutant, que sa mère le chantait constamment, et il se plaça face à l’alignement de tantes et de sous-tantes, de cousins et de cousines, afin de danser lui aussi. Et Leyla se dit, C’est en mon honneur, pas vrai ? La fête battait son plein quand Leyla remarqua que son ceptep sonnait et elle alla se réfugier dans le calme tout relatif du balcon de grand-tante Sezen. Un appel de Demre. Sa mère était fière d’elle, son père était fier d’elle, ses sœurs étaient fières d’elle… Ce n’était pas pour rien que ses parents s’étaient saignés aux quatre veines pour lui payer des études. Elle redevint larmoyante.

Puis Yasar arriva finalement en compagnie d’une Zeliha qui s’était maquillée et mise sur son trente et un, métamorphosée d’employée de bureau revêche en vamp hyper glamour, et de nouveau pistolets à confettis, serpentins et bombes à fil furent mis à contribution. Oncles, tantes et voisins restèrent dans le séjour pour danser sur la musique arabesque mais les jeunes emportèrent le karaoké dans la grande chambre et Zeliha prit le micro pour devenir une chanteuse de complaintes à la voix rauque. Où est mon contrat ? lui cria Leyla, mais Zeliha était absorbée par son rôle de diva. Deux heures plus tard, elle chantait toujours. Elle était seule dans la chambre, mais elle se suffisait à elle-même.

Quand Aso ramena Leyla chez elle, la nuit battait son plein. Taxis et Mercs. Minijupes, chaussures flashy. Jeunes hommes éveillés à la barbe d’un jour millimétrée. Tout ce qui est branché et va de club en bar en club. Tout Istanbul célèbre l’événement, pensa Leyla. Et Istanbul porte le deuil, et Istanbul a peur et Istanbul espère. Istanbul est tout à la fois. Il était quatre heures du matin quand la Peugeot atteignit en ronronnant la place Adem Dede. L’air était vif, le silence profond. Aso pouvait sentir les djinns regroupés autour d’eux comme un banc de poissons, attendant la suite, ni bienveillants ni malveillants.

« Tu sais, je ne t’ai jamais posé la question, mais où est-ce que tu habites ? lui demanda Leyla.

— J’ai un appartement, là-bas à Bostanci », répondit Aso.

Maison, famille, partenaires. Il n’était à aucun moment venu à l’esprit de Leyla qu’il pouvait avoir d’autres sujets d’intérêt que la nanotechnologie.

« Et Yasar ?

— Il va rester là-bas.

— Et Zeliha ?

— Oh, elle passera la nuit dans le lit pliant de la chambre de tante Betül. Ça fait des mois que Yasar la saute.

— Je l’ignorais. »

Aso hésita à fermer la portière.

« Oh, oui, je voulais dire…

— Oui ?

— Je crois qu’on devrait, tu vois, te prendre en CDI. »

Le ceptep sonne, sonne et sonne encore. Leyla rabat l’oreiller sur ses oreilles, mais c’est insuffisant pour l’isoler du monde extérieur. Réponds, réponds ! Elle lance l’oreiller à l’autre bout de la pièce.

« Oui ?

— Leyla, c’est Yasar. Özer gaz et matières premières vient de couler. »


Le vélin fait quarante-cinq centimètres par vingt et un, avec vingt-deux millimètres réservés à la reliure. On y trouve des extraits du Pentateuque et du livre de Ruth, chapitre IV, versets 18-22, une généalogie du roi David. Le texte a été écrit avec élégance par un Ashkénaze entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe, quelque part dans le centre de la France ou le sud de l’Allemagne.

Le texte du Pentateuque est disposé dans un panneau central encadré par trois piliers décoratifs qui forment deux arches. L’espace séparant les piliers est comblé par des entrelacs de feuilles de vigne, une tige sinusoïdale d’où sortent de petites feuilles en éventail. La tige de la colonne de droite a une texture plus riche, avec un corps central enveloppé de bandelettes. Leurs extrémités sont altérées de façon à représenter un animal fantastique, des têtes de serpents assorties qui se rejoignent tout en bas sous le texte, avec un bestiaire différent au sommet. Sur la gauche, un chien ailé croise sa langue trifide avec celle d’une chimère de chèvre et de girafe également ailée. Les contours des animaux, les serpents, les pampres, les fleurs, les piliers, les arches et les moindres détails sont de magnifiques exemples de microcalligraphie. Ils sont constitués de lettres miniatures, si petites qu’il est difficile de les voir à l’œil nu. Il s’agit d’un texte massorétique, avec les notes et les commentaires traditionnels dans la marge. L’artiste a tout transformé en ornements. Des mots à l’intérieur des mots.

Ayse Erkoç contemple longuement le panneau avant de le suspendre au mur. C’est la pièce de sa collection qu’elle préfère, celle dont elle ne se séparera jamais. Elle affronterait le feu et les armes, pour cette microcalligraphie ashkénaze. Elle se souvient de l’avoir achetée à une vente aux enchères avec ce qui restait de l’argent légué par son père. Avant son acquisition, elle n’avait eu d’yeux que pour les illustrations. Ensuite, elle avait consacré des mois à l’exploration d’un monde constitué de mots, constitués de lettres, la transcription de l’esprit divin sur la surface réceptrice de la terre.

Ayse et Hafize ont réparti les caisses dans la semahane en fonction de l’espace mural qu’occupera leur contenu. Ayse dépose le Pentateuque ashkénaze à sa place. Derrière lui, dans la caisse, se trouvent les canons de concordances de Constantinople. Le verre est fendu. Le conseil d’administration des Antiquités et Musées n’a aucun respect pour ce qui est ancien et magnifique. Ayse le soulève, regarde longuement les admirables médaillons des bustes des quatre évangélistes. Ils ont été enluminés en or. Elle le remet dans la boîte.

Adnan est sous le bureau, occupé à rétablir les branchements électriques et le wifi.

« Je me débrouille aussi en reliure », déclare-t-il. Il a suspendu sa plus belle veste sur le dossier d’une chaise pour ne pas la froisser. L’attaché-case contenant les titres au porteur est posé sur le siège. « À moins que tu n’aies besoin de quelqu’un pour dynamiser une tractation ? Toutes les propositions raisonnables seront prises en considération. Je viens de me rendre totalement disponible.

— Tu viens surtout d’empocher quatre millions d’euros. Tu n’as pas besoin de travailler.

— J’ai empoché quatre millions dont je dois me débarrasser au plus vite, sans faire de vagues, avant que le Maliye Bakanligi et la Brigade Financière chargent des IA d’audit de s’intéresser aux dépenses des ex-traders d’Özer. Qui a embarqué la cagnotte du thé, qui s’est accordé une indemnité de licenciement rondelette, qui a fait passer vingt millions d’euros de gaz iranien pour de la qualité supérieure provenant de Bakou ? N’as-tu pas envisagé d’ajouter une extension à ta galerie, ou de quitter cette maison pour aller t’installer dans un bâtiment qui évoque un peu moins une morgue ? »

Ayse se tourne vers lui.

« Tout est terminé, ici, lance-t-elle. Les dégâts sont irrémédiables. J’ai toujours dit que la réputation est la chose la plus importante, dans mon métier. Je ne pensais pas que ça s’appliquerait un jour à moi. » Elle se dirige vers les magnifiques bureaux des débuts de la république regroupés au centre de la piste de danse. « Désolée. Tu n’y es pour rien. Non, chéri, la galerie Erkoç appartient au passé. Je compte liquider tout le stock. »

Hafize, qui reconstitue un mur de miniatures pas plus grosses que son pouce, lève les yeux vers elle.

« Tu as découvert l’homme mellifié, rappelle Adnan. Ce n’est pas rien, crois-moi. C’est une putain de légende. C’est l’équivalent de l’Épée du Prophète ou du Saint-Graal.

— Mais j’ai fait inculper la moitié des antiquaires d’Istanbul ! Mon vieil ami Burak Özekmekçib va peut-être perdre sa licence, Ahmet et Mehmet risquent six ans de prison et plusieurs millions d’euros d’amende alors que mon casier est toujours vierge. Que vont-ils en penser ? Chaque fois qu’ils parleront d’Ayse Erkoç, ce sera pour me traiter de balance. Mais… mais…» Ayse s’accroupit sur ses talons afin de regarder dans les yeux Adnan qui est allongé sur le dos, aussi vulnérable qu’un nourrisson dans son berceau. « Mais d’autre part, j’ai goûté à l’homme mellifié.

— Il est comment ? »

Ce qu’Ayse apprécie chez Adnan, c’est qu’il sait quand il convient d’être sérieux.

« Doux. Il n’existe rien de comparable. Et rien n’aura le même goût, ensuite. Je comprends Barçin Yayla. Il ne peut rien y avoir d’aussi lumineux que le nom secret de Dieu. Il doit être écrit dans des couleurs que nul n’a jamais vues. C’est pour cela qu’il envisageait de se brûler les yeux avec de l’acide. Ce serait un acte d’imploration. Mais quelles possibilités s’offrent à ceux qui, comme moi, n’ont pas la foi ?

— Nous pourrions quitter Istanbul. Partir, tout simplement, pour débuter ailleurs une nouvelle vie. Retourner à Kas, où je mettrais sur pied deux ou trois entreprises, par exemple un centre de loisirs de plein air avec VTT, randonnée, kayak, plongée sous-marine. Même après avoir réglé tous les pots-de-vin il devrait rester pas mal de monnaie, sur quatre millions.

— Le soleil et la mer ? Très peu pour moi, chéri. Je ne sors jamais. J’aime les œuvres d’art, les choses magnifiques, rares et précieuses. Je suis une Stambouliote. Je m’étiolerais, si j’allais plus loin que Bursa. »

Adnan se redresse et braque ses doigts sur elle, comme si c’était le canon d’un pistolet.

« Au fait, ce yali… On ne pourrait pas attendre un an ou deux ? Les premières choses qu’ils vont chercher, c’est les achats immobiliers. »

Ayse s’assied en tailleur sur le plancher de la semahane, à côté de lui. Leurs corps se frôlent de façon naturelle, intime.

« Tu peux même l’oublier pour de bon, chéri. C’est toi qui en mourais d’envie. Moi, ça ne m’a jamais emballée.

— Qu’est-ce que tu lui reproches ?

— Oh ! Il se trouve du mauvais côté du Bosphore, voyons ! »

Ils rient. Un rire forcé et désespéré qui contient toutefois l’essence de tous les rires, car c’est admettre le ridicule de l’existence humaine. Une célébration de ce fait. Puis ils restent allongés côte à côte, pour rire tout leur soûl.

« Madame ? » Ayse lève les yeux vers Hafize qui se découpe sur les lanternes du lustre et lui tend une enveloppe. « Quand vous étiez retenue par la police, j’ai vendu un objet à une cliente. Une voisine. Leyla Gültasli. Vous la reconnaîtriez, si vous pouviez la voir. La jeune femme de l’appartement deux.

— Que lui avez-vous vendu ?

— Le demi-Coran. La miniature que ce Topaloglu vous a apportée lundi.

— Je ne veux plus entendre prononcer ce nom dans cette maison. Le demi-Coran ? Je vous félicite d’avoir trouvé preneur.

— Je n’y suis pour rien. Elle était à sa recherche. Elle m’en a donné mille euros. »

Ayse se redresse.

« C’est bien plus qu’il ne vaut !

— Il avait encore plus de valeur à ses yeux. Madame, Adnan Bey, je vous ai entendus dire que vous avez des capitaux à investir, que vous deviez placer rapidement une somme importante. J’aurais une suggestion à vous faire. »

10

Nous sommes en l’année 1197 de l’hégire, soit en 1783 apr. J.-C., et le regard de Mahtab – épouse de Kurosh Tehranian, un fonctionnaire de Tabriz – est retenu par un reflet argenté dans la vitrine d’un bouquiniste du vieux bazar de la ville. Il s’agit d’un Coran miniature, incluant une loupe dans sa couverture en argent, un objet magnifique. Le Coran idéal pour un voyageur ou un négociant, un militaire ou un pèlerin. C’est d’ailleurs pour un pèlerinage que Mahtab en fait l’acquisition. Après avoir pendant bien des années mis de côté une partie de ses rémunérations, Kurosh Tehranian va enfin effectuer le hadj pour compléter sa vie et se libérer d’une obligation.

Vient 1243/1827. Salman Tehranian, membre d’une mission diplomatique de la dynastie des Qajay de Téhéran, se rend à Constantinople pour négocier le soutien des Ottomans dans la guerre russo-persane qui a débuté en 1826. Il tombe malade à Konya. La délégation poursuit son chemin vers Constantinople après l’avoir laissé aux bons soins des médecins de l’hôpital du Tombeau de Mevlâna. Il meurt trois mois plus tard et lègue son bien le plus précieux, un Coran miniature dans un étui d’argent, à Yusuf Horozcu qui a veillé sur lui avec sympathie et dévouement. La mission envoyée à la Sublime Porte de l’Empire ottoman se soldera par un échec.

Vient 1275/1858. Lors de son mariage avec Atif Ceylan, ébéniste à Hacievhattin, la dot de Fikriye Gören comprend un Coran miniature décrit dans les termes suivants : « de fabrication persane, filigrané d’argent avec loupe de cristal ». Pour être autorisé à épouser leur fille, Atif Ceylan a dû démontrer son savoir-faire et il a réalisé un petit chef-d’œuvre : une malle d’une extraordinaire beauté, un coffre au trésor orné de motifs floraux d’une complexité inouïe. Néanmoins, cet objet devait porter malheur à cette famille. Nilufer Gören, alors âgé de soixante-trois ans, trébucha et tomba. Sa tête heurta un angle de ce coffre et cette chute lui fut fatale. Ses proches traînèrent la malle à l’extérieur et la brûlèrent.

Vient 1335/1916. Les nombreux passe-droits, faveurs et pots-de-vin dont Abdelkader Hasgüler a fait bénéficier divers fonctionnaires n’ont porté aucun fruit et il se voit attribuer des armes, un uniforme et un bon de transport pour le ferry qui l’emportera vers la gare d’où il devra gagner Çanakkale et Gallipoli, au-delà des Dardanelles. Sur le quai, sa mère lui remet un porte-bonheur censé lui permettre de revenir sain et sauf à Istanbul : un Coran miniature familial, coupé en deux. Il fera en sorte de retrouver son autre moitié, affirme-t-elle alors que le ferry éructe de la fumée dans le ciel vespéral. Grâce à sa protection, Abdelkader survit à la mitraille, aux obus et à l’enfer de Gallipoli et il regagne Istanbul pour y fonder une famille tentaculaire, forte et exubérante.

Vient 1448/2027. À un bureau de la semahane du couvent des derviches d’Adem Dede, Adnan Sarioglu et Ayse Erkoç achètent pour deux millions d’euros les deux moitiés du Coran des Gültasli. Ce faisant, ils deviennent les propriétaires de la société nanotechnologique Ceylan-Besarani dont Yasar Ceylan et Aso Besarani sont les directeurs exécutif et technique.

Ils se serrent la main par-dessus la table. Leyla Gültasli et Hafize Gülek sont les témoins de cet accord.

« Bien, déclare Adnan Sarioglu. Vous avez énormément de talent mais vous êtes nuls sur un plan financier. Je vais donc prendre la situation en mains. Vous vous chargez de la partie scientifique, et moi je rapporte le fric. Je travaillerai de mon côté et vous resterez au NanoBazar. Je ne veux pas qu’un nom pareil figure sur mes cartes de visite, et je refuse de courir le risque de retrouver mon Audi posée sur quatre parpaings en fin de journée. Je passerai vous voir… très rarement. Si vous vous en félicitez, tant mieux pour vous. Je n’ai aucune envie de côtoyer des geeks, des techno-hippies, des nano-fêlés et autres obsédés à lunettes. Nous domicilierons ici même la Turquoise Nanotech – c’est le nom de la société – et quand vous aurez mis au point le transcripteur vous serez libres de le baptiser Ceylan-Besarani, Besarani-Ceylan ou n’importe quoi d’autre.

— La société est déclarée à cette adresse, précise Ayse. Et c’est ici que les décisions seront prises. Nous honorerons l’accord que nous venons de passer pendant six mois, après quoi tout sera renégocié en fonction des résultats obtenus.

— Excusez-moi, intervient Leyla Gültasli en levant la main. Mais je n’ai toujours pas de contrat d’embauche.

— Vous n’aurez qu’à le rédiger dès que vous occuperez votre poste de directrice d’exploitation.

— D’exploitation ? Je fais du marketing…

— Nous sommes les représentants de la société, Adnan et moi, rétorque sèchement Ayse. Leyla, exploitation ; Yasar et Aso, directeurs exécutif et technique. Zeliha continuera de gérer le bureau de Fenerbahçe. Hafize sera notre assistante personnelle, à moi et à Adnan. Si sa maternité le permet, cela va de soi. La Turquoise Nanotech est une société commerciale qui a pour objectif de rapporter de l’argent. Si nous changeons le monde par-dessus le marché, ce sera un bonus. »

Cinq jours, c’est une éternité quand on est dans les affaires, estime Adnan. Le lundi il ne songeait qu’à réussir une arnaque au gaz, verser un acompte sur une maison et voir Galatasaray battre Arsenal. C’est vendredi et il a détruit une multinationale, acheté une société nanotechnologique et raté le match. Il n’aurait jamais pu imaginer la chute d’Özer, si rapide, si totale. Mais Kemal savait, il l’avait su dès que la première erreur était apparue dans les comptes de Cygnus X. La force multiplicatrice des instruments financiers qui permet de réaliser des profits inimaginables peut également entraîner des pertes colossales. Les vautours ont fondu sur la charogne mais il a su s’en tirer indemne, avec l’argent. Les UltraLords de l’Univers sont dans tous les épisodes sortis de la base avant son explosion. Les empires s’écroulent mais le fric ne stagne jamais. Il tourbillonne en une ronde ininterrompue autour du monde, car s’il cessait de circuler tout le reste s’arrêterait aussi. C’est vendredi, et Adnan a mis à mort une grande compagnie.

« Nous avons du travail à abattre, et sans perdre de temps. Nous détenons un avantage parce que l’effondrement d’Özer a dû mettre KO ceux d’Idiz mais, pendant que nous bavardons, ils cherchent certainement de nouveaux financements. Nous devons impérativement être les premiers sur le marché. Alors, priorité absolue au prototype du transcripteur Ceylan-Besarani.

— Besarani-Ceylan », rétorque Aso.

Petites lettres, pense Ayse Erkoç. Des mots constitués d’autres mots, quant à eux si minuscules qu’on ne peut les lire à l’œil nu. Dans cette pièce, à ce même bureau, Akgün le policier s’est demandé si la grandeur de la microcalligraphie n’était pas inversement proportionnelle à celle des caractères. Les Houroufis croyaient que le dernier nom de Dieu était écrit dans chaque atome. Le monde est écrit. La réalité est transcrite, recopiée à l’infini d’un instant au suivant. Les secrets de l’univers peuvent se graver sur le cœur d’un homme.

« Nous commencerons demain. »

Yasar lève la main.

« Je dois avoir l’assurance qu’Abdullah Unul ne nous mettra pas des bâtons dans les roues.

— Abdullah Unul est un arnaqueur minable, un racketteur de petits boutiquiers. Pour trouver des bandits dignes de ce nom, il faut se rendre à l’Esplanade Levent. Tous grouillent sur cette place, à la recherche d’un nouveau job. Je me charge de cet Abdullah Unul. Maintenant, mesdames et messieurs…»

C’est le signal convenu et Hafize va prendre le plateau avec les verres et le champagne. Ils ont prévu pour elle du soda à la grenade. C’est, paraît-il, excellent pour les femmes enceintes. Elle tient la bouteille de champagne comme si c’était un fusil chargé, mais elle fait sauter le bouchon et la mousse jaillit. Elle emplit cinq flûtes.

« Buvons à Turquoise, mesdames et messieurs. » Ils portent ce premier toast et boivent. « Au profit, mesdames et messieurs. »

Tous boivent de nouveau et Ayse prend le Coran, pour séparer ses deux moitiés. Elle en fait glisser une sur le bureau, en direction d’Adnan, avant de ranger l’autre dans son sac. Les gens qui collectionnent les Corans miniatures les achètent pour les histoires qui s’y rattachent.

« Au profit », dit-elle.

Adnan se penche vers ses nouveaux partenaires.

« Messieurs, y aurait-il parmi vous des passionnés de foot ? »


La femme flic est grande et elle fait une forte impression sur Georgios, avec son uniforme impeccable et son arme, mais il ne la remarque que lorsqu’elle s’adresse à lui pour la deuxième fois.

« Hum ?

— Nous pouvons vous ramener chez vous en voiture, si vous voulez.

— Oh non, non non non, je vais attendre !

— Les médecins ont déclaré que seuls ses parents pourront le voir, aujourd’hui.

— Aucun problème. Je ne suis pas pressé. J’ai quelque chose à lui remettre, voyez-vous. »

Georgios soulève le robuste sac à provisions de supermarché posé sur ses genoux.

« Vous désirez du café ou une autre boisson ?

— Non, non, je n’ai besoin de rien, merci. »

Georgios est assis au centre de l’alignement de trois sièges en plastique installés en face de la porte du service cardiologique. Il se tient bien droit, mains refermées autour du sac qu’il garde sur son giron. Une position classique. Le couloir de cet hôpital est peint de la même couleur poumon malade que la salle d’interrogatoire d’Üsküdar dont il croit sentir l’odeur après toutes ces années. Mais peut-être n’est-ce pas un souvenir, il est possible que les hôpitaux aient les mêmes relents que les lieux de détention des services secrets : fluides corporels, peur, espoir, terreur. Mort. Il a lu trois fois les avis placardés sur les murs. Soit ces conseils d’hygiène sont superflus, soit il aurait dû quitter ce monde il y a longtemps.

La femme flic effleure le distributeur avec son ceptep, attend, recommence, lui tape dessus. Encore.

« J’ai quelque chose à lui remettre, répète Georgios en espérant qu’elle lui demandera de quoi il s’agit. Des objets qui lui appartiennent. »

C’est visiblement à contrecœur que la machine régurgite une demi-tasse de café bitumineux. Georgios lorgne dans son sac. L’intérieur est grouillant de microbots. Les Bitbots ont été à tel point dissociés qu’il n’en subsiste qu’un essaim de leurs composants, une sphère bouillonnante d’énergie robotique aveugle. Pris individuellement, ces automates sont totalement privés d’esprit même s’ils ont des capacités développées sitôt réunis. L’intelligence en tant que propriété émergente, des capacités insoupçonnables à partir de leur comportement individuel. Il est cependant impossible de les assembler sans disposer du module de contrôle et il se contentera d’emporter le sac au point de recharge gratuit pour les alimenter, quand ce sera nécessaire.

Ils évoquaient de petites guêpes argentées dans le caniveau où il les a trouvés, juste à côté de la station de compression de Kayisdagi, une flaque de lumière liquide restée là après le départ de l’ambulance. Un chien les reniflait et sautait en arrière chaque fois que les Bitbots menacés se cabraient conformément à une réaction défensive préprogrammée. Il y avait là un homme qui essayait de les faire entrer à l’intérieur d’un sac à provisions en plastique – celui dont dispose à présent Georgios – pendant qu’au-delà du cordon de policiers des journalistes cherchaient les meilleurs angles pour prendre des clichés.

« Ils ne vous appartiennent pas ! s’emporta Georgios. Ils sont à cet enfant. Ce sont ses animaux de compagnie.

— Animaux de compagnie ? » répéta l’homme.

Georgios avait voulu dire jouets.

« Je me rends à l’hôpital. Je vais les lui rapporter. »

Ils avaient conjugué leurs efforts pour faire entrer jusqu’au dernier microbot dans le sac à provisions. Puis les membres de la police antiterroriste qui avaient éloigné la foule de la station de compression remarquèrent ces deux individus qu’ils n’avaient pas encore interrogés et vinrent leur poser des questions, réclamer des détails. Ils firent monter Georgios à l’arrière de leur QG mobile.

« Ils avaient donc l’intention de répandre des nanoagents par ce gazoduc ? demanda Georgios à l’officier.

— Qui ça, monsieur ?

— Les terroristes. Ils voulaient introduire des nanoduplicateurs dans le circuit de distribution du gaz ?

— Je ne suis pas en mesure de le confirmer ou de le démentir, seulement de vous dire qu’il s’agit d’un incident sérieux. Puis-je voir vos papiers, monsieur ? »

Georgios chercha à tâtons sa carte identificatrice de Cadiköy, que le flic passa au scanner.

« Je constate que vous êtes accrédité par le MIT, monsieur.

— Je viens effectivement de travailler pour ces services, au sein d’un groupe de réflexion. Nous avons étudié la possibilité d’une attaque terroriste nanotechnologique. Il y avait ici un enfant, un petit garçon de neuf ans malade du cœur. Son cas est très grave et ils l’ont conduit à l’hôpital… Savez-vous s’il va bien ?

— Vous êtes le type qui l’a ramené ?

— Oui, c’est exact.

— Vous êtes un proche ?

— Un voisin. Un ami de la famille. Can est comme un fils, pour moi. Un petit-fils.

— Voulez-vous qu’on vous conduise à l’hôpital ?

— Ce serait très aimable. Merci.

— Il y a des agents, là-bas. Je vais les informer de votre arrivée. Il me faudra des détails, nous devrons nous revoir.

— Je comprends. Si je peux vous être utile…

— C’est votre sac, monsieur ?

— Oui, des vieilleries. Je transporte toujours bien trop de choses. » Il est bien connu que les personnes âgées trimballent des sacs à provisions, parlent toutes seules et distribuent des graines aux pigeons.

« Était-ce une attaque nano ? » demanda rapidement Georgios.

Le policier refusa de répondre mais, quand il l’aida à descendre les marches vers le véhicule de patrouille qui l’attendait, il ajouta : « Professeur », avant de hocher brièvement la tête.

Georgios a serré le sac de Bitbots sur sa poitrine tout au long du trajet jusqu’à l’hôpital central de Kozyatagi. Finalement, voilà qu’une femme en blouse verte sort en trombe du service cardio.

« Docteur ! » l’appelle Georgios. Elle s’arrête et son soupir d’exaspération est audible. « Comment va-t-il ?

— Êtes-vous de la famille ?

— Je suis son grand-père.

— Nous avons stabilisé le rythme cardiaque. Il y a eu anoxie pendant plusieurs minutes. Nous avons passé un scanner sans déceler de dégâts neurologiques, ce qui ne signifie pas qu’ils sont inexistants. Mais il a pour lui sa jeunesse. Les enfants, c’est solide.

— Merci, docteur.

— Cependant, vous ne pourrez pas entrer. Seulement le père et la mère, grand-père. »

Stabilisé. Anoxie. Les euphémismes du corps médical. Georgios se souvient de l’épouvantable flaccidité du petit corps. L’enfant avait les membres ballants et était incroyablement pesant, inerte… pas de mouvements, pas de respiration, pas de vie. Pas de vie.

L’insoutenable panique. Ne pas savoir quoi faire. Ne pas savoir ce qu’il conviendrait de faire. Can Can Can Can Can, a-t-il crié.

Le téléviseur de la salle de repos des infirmières parle dans le vide. Ce sont les infos de l’après-midi et on y voit des images de l’affrontement. La rue paraît plus large. La caméra tressaute follement. Il n’a pas remarqué qu’il y avait tant de fumée. Là, c’est sans doute lui, un petit bonhomme rondouillard ridicule qui court plié en deux en agitant un mouchoir blanc et en tenant un enfant calé sous l’autre bras. Des hommes en combinaison de protection nanologique orange vif se portent à sa rencontre, en gesticulant : à terre, à terre ! Pourquoi passent-ils leur temps à ordonner aux gens de se coucher ?

« Madame l’agent. » La femme flic revient. Elle a une odeur de fraîcheur, de tissu repassé et de déodorant musqué. Elle est mariée. Georgios envie son époux. « La femme, celle qu’ils ont pu capturer avant qu’elle se suicide, savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Je présume qu’ils la soumettent à un interrogatoire.

— Je veux dire… Est-ce qu’elle va bien ?

— Évidemment, monsieur.

— Bien, bien. J’aimerais être informé de la suite, mais je devrai probablement attendre le procès… S’il est public. Ce sera sans doute une de ces affaires qu’ils jugent à huis clos.

— Tout le laisse effectivement supposer, monsieur. »

Les commentateurs ont des mines d’enterrement. En l’espace de deux heures, il se voit sept fois traîner l’enfant, agiter le mouchoir, traîner l’enfant, agiter le mouchoir. De nouvelles images viennent étoffer le reportage sitôt après montage. Voilà le gros en tee-shirt SuperDry qui court dans la rue en tirant de toutes parts. Il s’effondre. Est-il l’auteur du tir qui a atteint Can ? C’est la première fois que Georgios voit quelqu’un choir de cette façon… si vite et si brutalement.

« Necdet ! »

La femme flic est aussitôt à ses côtés.

« Ne criez pas, monsieur. Nous sommes dans un hôpital.

— Le jeune homme, l’otage, Necdet. Qu’est-il devenu ?

— Il reçoit des soins dans un autre établissement. Vous devriez rentrer chez vous, monsieur. Il ne se passera rien, ici. Je peux vous trouver un véhicule. Vous reviendrez demain. »

Non, je dois voir Can. Je dois l’entendre dire que je ne suis pas responsable, que je n’ai rien fait de mal. J’ai absolument besoin qu’il me pardonne et m’absolve de mes péchés. Georgios a vu les regards que Sekure et Osman lui ont lancés, lorsqu’ils ont quitté le service de cardio pour participer à une rapide conférence de presse. Ils lui reprochent tout ce qui est arrivé. Ils ne lui accorderont jamais leur absolution. Il a abusé de leur fils comme s’il était un pédophile. J’ai seulement voulu l’aider, lui permettre d’aller là où l’entraînait sa curiosité. On ne peut pas condamner un enfant de neuf ans à la prison du silence. On ne peut pas le priver de la moitié du monde extérieur et croire qu’il s’en désintéressera, qu’il s’abstiendra d’utiliser son intelligence et ses capacités pour braver l’interdit. S’il avait eu un fils, Georgios aurait sans doute eu un point de vue différent. Si j’étais le père d’un gosse qu’un son peut tuer… Non, ils ne l’autoriseront jamais à revoir Can. Georgios a peur, terriblement peur, qu’ils l’emmènent au loin. Les Durukan obtiendront des dommages et intérêts et ils pourront alors quitter la maison des derviches, en condamnant Georgios à une solitude totale.

Se retrouver sous les feux de l’actualité est épouvantable.

« Je termine mon service dans dix minutes. Je peux vous reconduire à Eskiköy, propose la femme.

— Je vais me laisser tenter.

— Le temps de faire un saut aux toilettes. »

Le couloir est désert, les dos tournés, le gros vieillard en costume sombre ne lui prête pas attention et Georgios vide le contenu du sac à provisions sur le sol.

« Allez le retrouver », murmure-t-il aux Bitbots.

Comme il s’y est attendu, ils reniflent aussitôt l’odeur de leur maître. La flaque de microbots bouillonne et s’agite : ondes, crêtes, étranges motifs géométriques, puis avec une rapidité à couper le souffle ils s’accrochent les uns aux autres pour former un fil qui se déroule lentement sous la porte du service. Georgios l’observe jusqu’au moment où le dernier élément disparaît à son tour.

Voilà à quoi son monde s’est réduit. Année après année, décennie après décennie, Georgios a refermé autour de lui les pans de son existence en réduisant toujours plus le diamètre du cercle : université d’Istanbul, milieu des économistes, communauté grecque. Eskiköy. Trois vieux Grecs et un propriétaire de maison de thé. L’appartement de la maison des derviches, des murs blancs qui entourent des cités qu’il n’ose visiter. Une chaise en plastique dans un couloir d’hôpital et un sac à provisions vide sur son giron.

Il a tout perdu.

La femme revient des toilettes, fraîche et débordante d’énergie.

« Vous venez ?

— Oui, oui, mais est-ce que je peux passer un coup de fil au préalable ?

— Faites. »

Georgios gagne en traînant les pieds la zone d’utilisation des cepteps. Il ne manquerait plus que son appel brouille les impulsions des machines qui font battre le cœur de Can. Le téléphone sonne. Ce sera juste. Peut-être est-il trop tard. Mais tu dois avoir des pensées positives, vieillard ! Ne renonce pas à l’espoir ! Le téléphone sonne. On répond.

« Ariana. Ne prends pas cet avion. Pas aujourd’hui. Ne prends pas cet avion. Ne pars pas. »


Les dernières lueurs du jour viennent effleurer la galerie supérieure du couvent des derviches. Les travailleurs descendent des bus et des trams pour rentrer chez eux, ils traversent la place Adem Dede en suivant leurs parcours attitrés vers les appartements et les konaks du vieil Eskiköy. S’ils sont plus nonchalants que ces temps derniers, s’ils ont tendance à moins se bousculer et à prendre le temps de s’arrêter pour bavarder sur les marchés et dans les soks, c’est parce que finalement, finalement, la vague de chaleur s’est dissipée. La fraîcheur est revenue. C’est une soirée agréable qu’il faut passer comme il convient, à Istanbul. On fait une halte pour acheter un journal à Aydin, des fruits ou du pain à Kenan, un café chez Bülent ou chez son éternel rival, Aykut, de l’autre côté de la place. Le rideau est descendu devant la vitrine de la librairie Édifiante. La fin de journée se répand sur la place Adem Dede comme une nuée d’oiseaux et Leyla Gültasli n’a qu’une idée en tête, la tentation de rayer avec ses clés l’Audi d’Adnan Sarioglu.

« Elle dirige une galerie d’art ! marmonne-t-elle à Aso. Qu’est-ce qu’elle connaît au marketing ? J’ai organisé cette affaire, j’ai tout préparé, et quel poste on m’accorde ? Directrice d’exploitation ! Je devrais seconder Adnan, préparer les rencontres, aller voir les distributeurs, négocier les contrats. »

Elle se contente de balancer un coup de pied à un des pneumatiques. C’est une très belle voiture. L’abîmer serait de la méchanceté à l’état pur, et si elle ressent quelque chose c’est seulement du ressentiment pour ne pas être appréciée à sa juste valeur. De toute façon, elle ne pourrait pas passer aux actes car Bülent l’observe de sa çayhane, de l’autre côté de la place.

« C’est ça, le capitalisme », déclare Aso. Il a levé le visage vers le ciel et s’est immobilisé pour sentir l’air caresser son visage. Il lui fait penser à un saint.

« Je te trouve sacrément cool.

— J’ai un million de raisons de l’être.

— Deux millions.

— Il va de soi qu’ils se verseront des salaires pharamineux et même s’ils investissent un max dans l’actif de l’entreprise ils s’en tireront à bon compte.

— Et ça t’amuse ?

— C’est grâce à eux que nous pourrons terminer le transcripteur Besarani-Ceylan. Nous allons mettre le feu aux poudres de la prochaine révolution industrielle, changer le monde en une génération. Seul inconvénient, le nom me déplaît. Nous en reparlerons. Les pourcentages de l’accord de licence laissent aussi à désirer, mais y a la loi des grands nombres. Des très grands nombres.

— Je vais devoir me trouver un autre appartement. Je veux dire que je ne peux pas rester ici, c’est bien trop près de la boutique…

— N’ajoute rien, Leyla, l’interrompt Aso. Assez parlé travail, carrière, argent, affaires. C’est une si belle soirée. »

Elle prend conscience que c’est exact. Le soir s’est imposé à elle comme il a envahi le ciel, petit à petit, un immense crépuscule pourpre strié d’or. L’air a une odeur de renouveau. La lumière est à couper le souffle, d’autant plus poignante qu’elle disparaîtra dans quelques instants. Bülent a allumé les guirlandes électriques du pourtour de sa devanture, la boutique de Kenan est illuminée de l’intérieur. Les appartements de la place Adem Dede s’allument. Leyla n’a jamais aimé cet endroit, la maison des derviches, Eskiköy. C’est un milieu privé d’horizon, de panoramas et de vue dégagée. Où qu’elle porte le regard, elle ne voit que d’autres immeubles. Elle a l’impression que des murs assiègent sa fenêtre, avec des yeux, des bouches et des vies trop bruyantes. Ces vieilles demeures n’accueillent pas favorablement la jeunesse, elles sont percluses d’histoire et de vieux souvenirs. Leyla sait désormais pourquoi les autres filles ont pris la fuite dès qu’elles en ont eu la possibilité. S’il y a ici de nombreuses femmes, ce n’est pas leur monde. C’est un milieu masculin qui regorge de secrets. Elle ne l’a jamais aimé et elle ne l’aimera jamais, et à présent qu’elle a décidé de déménager elle brûle d’impatience de s’en aller au plus vite… mais, ce soir, elle pourrait presque s’y plaire.

« Tu sais, j’envisage de rentrer chez moi. » Leyla voit Aso se figer. Pourquoi ? Quoi ? Qui ? Moi ? « Seulement pour rendre visite aux miens, s’empresse-t-elle d’ajouter. Pour m’assurer qu’ils vont bien et que rien n’a changé, que les tomates poussent toujours. Retrouver mes origines pendant un jour ou deux, c’est tout. »

Il reste figé. Parler de rentrer à Demre a paru le blesser, comme si la perspective de ne plus la revoir lui déplaisait. Comme s’il estimait qu’elle lui manquerait. Voilà qui est incroyable. Mais ce qu’elle a appris à Demre, le secret de sa famille chaotique, brouillonne et en expansion constante, c’est qu’on a toujours l’amour juste sous son nez. On aime ce qu’on voit chaque jour.

« Aso, dit-elle brusquement. Allons dîner. Je ne sais pas où, mais un endroit loin d’ici où nous n’aurons pas à parler travail et où je pourrai enfin retirer ces maudites chaussures à talons hauts.

— Heu, tu veux dire, comme pour un rendez-vous galant ?

— Je dirais plutôt pour manger quelque chose. Mais oui, également comme pour un rendez-vous galant. Un endroit agréable, un endroit avec une jolie vue, un endroit où on peut se faire servir du vin, avoir une jolie nappe et des serveurs qui nous traiteront avec déférence parce que tu portes un costume. Un endroit où nous serons pour une fois à notre avantage. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? »

Il en reste sans voix et Leyla craint d’avoir tout gâché, de ne pas avoir su retenir sa langue, d’en avoir trop dit. Peut-être a-t-elle toujours été une vendeuse exécrable et est-elle arrivée à ses fins en raison d’un excès de confiance en soi. Une confiance en soi qui l’abandonne et coule à travers ses semelles comme si c’était de l’eau.

« Oui, répond enfin Aso. Oui, j’en serai ravi. »


Vous êtes l’Enfant détective et vous êtes allongé dans un grand lit qui monte, descend et change de forme sur de simples pensées. Vous avez un masque sur le visage, un tuyau dans le bras et des machines qui veillent sur vous comme une assemblée de dévots plongés dans la prière. Vous sentez le picotement d’un champ haptique qui hérisse les extrémités de vos cheveux. C’est ainsi que les machines prennent soin de vous.

Cette ligne bleue régulière, c’est votre rythme cardiaque. Ce machin granuleux qui palpite, c’est votre cœur. Il bat, bat et bat encore, sans s’accorder de repos. Autant de choses sidérantes. Vous voyez sous les moniteurs des nombres et des affichages de plus petite taille, mais il faudrait pour les lire tourner la tête… ce que l’infirmière vous a formellement interdit car vous pourriez arracher un des tuyaux, ou faire tomber les pastilles qu’elle a collées sur votre poitrine.

Vous ne portez qu’un pantalon de pyjama, ce qui est déconcertant et angoissant. Des inconnus ont dû vous déshabiller pendant que vous étiez dans le noir, hors du temps, ce lieu plus profond et obscur que n’importe quel sommeil. Vous vous souvenez d’un bruit, un fracas soudain suivi par l’équivalent de grands feux d’artifice tirés dans votre poitrine, si ce n’est que chaque explosion s’accompagnait d’une violente déflagration rouge à l’intérieur du cœur, des poumons et de la tête, coup après coup après coup jusqu’au moment où tout ce qui était écarlate a fusionné. Il n’y a plus eu ensuite que du rouge. Finalement, vous vous êtes réveillé dans ce lit, avec pour seul vêtement ce pantalon, en vous disant que vous avez dû être mort quelque temps.

La femme médecin est gentille. Celle que vous aimez bien. Elle est bourrue, directe et elle paraît constamment impatiente comme si elle avait dix mille choses plus importantes à faire que bavarder avec vous, mais elle vous inspire confiance. Elle répondra à vos questions, si vous réussissez à l’attraper au vol, et elle n’est pas du genre à vous mener en bateau.

Lorsqu’elle entend parler des protège-tympans, elle en est atterrée et s’exclame : « C’est moyenâgeux ! Ce n’est pas thérapeutique ! »

Il existe en effet une nouvelle méthode pour traiter le syndrome du QT Long. Comme les protège-tympans, cela efface des sons – en l’occurrence les ondes électriques du cœur qui s’emballe – pour les inverser et les renvoyer vers leur point de départ afin d’écrêter les parasites et ne laisser subsister que la petite voix constante d’un rythme cardiaque régulier. Elle simplifie les choses, naturellement, mais c’est ce que réalise l’araignée nano-plastique actuellement posée sur sa poitrine et ce que fera celle plus petite et bien plus intelligente qu’ils placeront à l’intérieur pour qu’elle referme ses petites pattes filiformes autour de son cœur. Une nouvelle technologie qui ne relève ni de la mécanique ni du biologique. Elle appelle cela de l’informatique protéinique, même si Can la suspecte de ne pas avoir tout compris. L’important, c’est qu’elle connaît la solution.

« Nous allons te laisser deux jours supplémentaires pour te rétablir, nous assurer qu’il n’y a aucun traumatisme ou dégâts sous-jacents et te remettre en forme. Ensuite, nous t’implanterons cette araignée.

— Et je pourrai entendre ?

— Constamment. »

Quand vous rêvez – et les rêves sont fréquents et intenses à cause des drogues qui pénètrent en vous goutte après goutte par le tube de l’intraveineuse –, vous ne rêvez pas du coup de feu qui a stoppé les battements de votre cœur, des microbots de la police qui tombaient du ciel comme des flocons de neige, pas même de Necdet vu par le trou de souris du bureau se trouvant au-dessus des services de comptabilité… Non, vous rêvez qu’à bord d’un gros navire qui remonte à la voile le Bosphore en direction de la mer Noire tous les conteneurs s’ouvrent en grand et les sons du monde entier s’en déversent.

Sekure et Osman ne sortent de la chambre que pour manger quelque chose, aller aux toilettes ou parler aux journalistes. Ils sont somnolents, à présent, et ils dodelinent de la tête dans leurs fauteuils. Un magazine glisse de la main de Sekure et s’étale sur le sol. Vous les observez. Vous les avez étudiés longuement. Leur faire croire que vous dormez est facile. Mener l’infirmière en bateau l’est bien moins. Les infirmières sont malignes. Les infirmières savent tout.

Ses parents sont allés donner de ses nouvelles aux journalistes, quand l’infirmière entre dans la chambre. Vous n’avez besoin de rien, mais elle sait que vous vous êtes réveillé.

« C’est ton grand-père, qui est dehors ? »

Ce qui vous oblige à vous accorder un instant de réflexion. « Oui.

— Il a quelque chose pour toi.

— Quoi ?

— C’est dans un sac.

— Il peut entrer ?

— Pas aujourd’hui. Les plus proches parents seulement.

— Mais, c’est mon grand-père ! »

Et l’infirmière sourit.

Puis vous dormez… pas longtemps, car un contact contre votre flanc vous réveille. La reptation d’un corps souple et allongé, à la fois lisse et râpeux comme une langue de chat. Il glisse le long de votre bras puis passe sous votre aisselle – les chatouillis manquent vous faire rire – avant de descendre vers votre hanche puis votre ventre. Une pression sur votre nombril vous incite à soulever précautionneusement le drap, la seule chose qui vous couvre, et là, au-delà de la balafre en plastique de l’araignée cardiaque, Serpent dresse sa tête aux yeux de gemmes.

Vous êtes l’Enfant détective et vous venez de résoudre votre première énigme, sans doute la plus importante de toute votre carrière. Il est probable que rien ne sera à l’avenir aussi passionnant, mais vous ne vous en plaignez pas. Vous avez failli perdre la vie, pour mener à bien cette enquête. Cependant, c’est également une excellente chose vu que – grâce à ces médecins – vous vous porterez bien mieux qu’avant. Par ailleurs, vous venez de retrouver Serpent – votre loyal acolyte avec Singe, Rat et Oiseau – lové sur votre ventre. Il fait presque nuit, à présent. L’infirmière vous a dit que M. Ferentinou est rentré chez lui. Vous espérez qu’il se porte bien. Sekure et Osman dorment, penchés l’un contre l’autre comme des serins en cage. Même les machines sont silencieuses et vous vous enfoncez dans cette sérénité, comme sur la berge d’Üsküdar quand vous avez eu cette attaque. Vous vous enfoncez et écoutez votre cœur. Ba-doum. Ba-doum. Ba-doum. Tout est bien. Tout est parfait.


« Ouais ! » s’exclame Adnan Sarioglu. Il déconnecte l’auto-drive, met le pied au plancher et lance l’Audi hurlante dans le trafic posé et ordonné des véhicules qui se dirigent vers l’Asie sur le pont du Bosphore. Les autres voitures s’écartent devant la sienne, elles détalent. J’arrive !

Ayse pose la main sur le volant.

« Ne retourne pas à Ferhatpasa. Je ne supporte plus cet appartement. Vends-le, débarrasse-t’en. Je n’ai pas besoin d’un yali, je n’ai pas besoin d’une vue sur le Bosphore et d’un anneau pour une vedette. Je voudrais seulement regagner l’Europe. Nous pourrons nous offrir quelque chose de valable. Fais transiter l’argent par ma famille, ou la galerie. Mais ne regagnons pas Ferhatpasa, pas ce soir. Allons à l’hôtel, un palace. Un endroit où nous pourrons passer pour un couple de millionnaires. Près des flots.

— Bon sang, oui. Oui. Je crois savoir où. » Adnan saisit des instructions dans l’IA de conduite. « Quand j’étais chez Özer…» Il s’interrompt. « Je trouve bizarre de dire ça. C’est comme si j’avais perdu une dent. Quand j’étais chez Özer avec les autres, nous nous prenions pour les UltraLords de l’Univers, tu sais, cette série télévisée pour les gosses avec Draksor, Ultror, Terrak et Hydror. UltraLorrrrds… Voilà le genre de choses qu’on faisait, là-bas. Il y avait un autre dessin animé que j’aimais beaucoup, je crois que c’était un remake d’une vieille série américaine avec deux gosses, un garçon et une fille qui détenaient les deux moitiés d’une bague magique. Un classique, ils se battaient contre le crime, ils affrontaient des démons, tout le cinéma, mais lorsqu’ils avaient des ennuis ils n’avaient qu’à réunir les deux moitiés de la bague et à crier Shazam ! pour qu’un gros génie en pantalon bouffant apparaisse et botte le cul des méchants. Naturellement, on avait tôt fait de comprendre que l’histoire n’avait de l’intérêt que si les méchants en question avaient volé une des bagues ou que le génie était coincé quelque part, ce qui obligeait les enfants à déployer des trésors d’ingéniosité pour s’en tirer. »

Adnan prend sa moitié du Coran des Gültasli et le tient dans sa main. Ayse l’apparie au sien.

« Shazam ! lance Adnan à l’instant où Ayse complète le livre.

— Shazam ! »

Puis Adnan enclenche l’autodrive, incline son siège et passe à l’arrière en souriant comme un millionnaire. Ayse rit et secoue sa chevelure avant d’incliner elle aussi son siège et de basculer sur le flanc pour se retrouver face à lui, pendant que l’Audi suit une trajectoire parabolique au-dessus du Bosphore dans un fleuve ininterrompu et intarissable de véhicules et de lumières.


Il y a de nombreux recoins paisibles, dans le jardin. Assis sur la bordure de la fontaine, Necdet Hasgüler répertorie les différentes formes de silence comme s’il chassait des papillons. Il y a le silence de l’insonorisation, car les boiseries de la maison des derviches réduisent les grondements de la ville à un simple murmure. La pierre et le béton renvoient les sons, le bois est organique et il les absorbe. Il y a le silence de ce qui est à peine audible comme le filet d’eau de la fontaine, les pas du lézard qui vit dans son socle, le piqué de l’oiseau qui va se percher sur l’avant-toit de la galerie et le considérer d’un œil puis de l’autre avant de reprendre son vol. Il y a le silence de l’être, les sombres piliers du couvent, les carreaux bleu et blanc, le marbre de la fontaine des ablutions, les odeurs d’eau et de vieux bois décoloré par le soleil, de terre et de végétation. Il y a le silence du vide, absence de gens, de voix, de questions. Il y a le silence de la présence, car se trouvent dans ce jardin Necdet et le Saint vert.

« Salut, mon ami », murmure Necdet. Assis sur le banc de pierre où poussent les roses, Hizir lui répond d’un hochement de tête. Le médecin militaire qui a soigné ses mains et l’a examiné après l’intervention à Kayisdagi lui a raconté une histoire sur Mevlâna, le grand saint dont l’ordre a bâti ce tekke. Mevlâna avait un ami, Chams de Tabriz, un frère spirituel, l’autre moitié de son âme, un seul esprit pour deux corps. Ensemble, ils explorèrent les profondeurs de Dieu lors d’interminables conversations. Jaloux de leur « unicité », les derviches assassinèrent discrètement Chams de Tabriz. En constatant qu’il ne pouvait trouver son ami, Mevlâna arriva à la seule conclusion possible, autrement dit qu’ils avaient fusionné et que Chams était devenu une partie de lui-même.

Pourquoi devrais-je le chercher ?

Je suis identique à lui.

Son essence s’exprime à travers moi.

Je me cherchais moi-même.

Necdet sait pendant combien de temps Hizir restera auprès de lui.

« Et les autres ?

— Nous les surveillerons, bien entendu, mais nous n’avons aucune raison de les retenir. Ils ne sont pas malades. Comme toi, ils sont passés du stade de l’illusion à une configuration plus stable. Ce qui semble leur avoir octroyé des facultés supplémentaires que nous ne pouvons expliquer faute d’en connaître les principes, et plus encore le langage. Une conscience plus étendue ? Une conscience différente ?

— Ça va durer longtemps, docteur ? »

Il a posé cette question au médecin après que cet homme lui a raconté l’histoire de Chams de Tabriz. Selon la volonté de Dieu. La roue tourne. Après que son frère l’a conduit en sécurité, l’a aidé, a veillé sur lui, c’est au tour de Necdet d’assister Ismet. La fraternité est puissante mais les hommes sont stupides, lorsqu’ils s’assemblent. La charia des tribunaux de rue peut faire grand bien, mais rivalités et dogmatisme risquent de tout compromettre. Si Ismet décide de l’appeler un cheikh, il en deviendra un. Cheikh Necdet. Le tourbillon est présent en toute chose.

Tu m’as rendu réel, mon ami.

Le parfum végétal du petit jardin devient brusquement entêtant, étourdissant. Demain, Necdet retournera à Basibüyük, vers sa famille, sa sœur. Il tentera de réparer le mal qu’il a fait. À présent, l’azan du soir jaillit des haut-parleurs de la mosquée des tulipes. Ces sons arrivent jusqu’à la maison des derviches, l’appel à la prière virevolte dans l’espace clos du jardin du tekke, enfle et reflue. Il devrait aller prier.

Car l’azan invite à la prière du haut des minarets des trois mille mosquées d’Istanbul. Il y a une cigogne qui dessine des spirales dans les courants ascendants, loin au-dessus des tours des grandes sociétés de Levent et Maslak. C’est un atome de carbone lié à quatre atomes d’hydrogène, forgé dans une étoile, qui se rue dans le gazoduc passant sous le Bosphore en direction de l’Europe. C’est un homme mellifié qui dort dans un lit de miel en attendant d’être réveillé par la trompette d’Israfil. Ce sont les corps froids de trois hommes entreposés dans une morgue de l’armée. C’est la petite Vierge de Saint-Panteleimon qui étend son voile protecteur sur les vingt millions d’âmes de la plus grande ville d’Europe. Ce sont des amants dans une chambre d’hôtel, bercés par les grondements de la mer. C’est la Tempête des Moulins à vent qui chante dans les filins des voiles célestes et agite les flots du Bosphore en soulevant des vaguelettes. C’est le nom secret de Dieu, écrit dans tout Istanbul en lettres à la fois trop grandes et trop petites pour pouvoir être lues. C’est l’agitation des djinns et des souvenirs, qui ne sont pas aussi différents qu’on le pense généralement, dans le crépuscule de la place Adem Dede, devant l’ancien couvent des derviches. C’est la giration, c’est le tourbillon, c’est la danse qu’exécutent toutes les particules de l’univers. C’est le rire d’Hizir le Saint vert. C’est Istanbul, la reine des cités qui existera aussi longtemps que battra le cœur des hommes.

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