X DE BERNIS À L’ŒUVRE

Nous laisserons, provisoirement, les différents acteurs de cette histoire évoluer suivant qu’ils sont poussés par les événements, leurs passions ou leurs intérêts, et nous reviendrons, si le lecteur le veut bien, à un personnage qu’il nous est impossible de laisser plus longtemps dans l’ombre: nous voulons parler de M. de Tournehem.


Armand de Tournehem avait contracté l’habitude de venir, chaque jour, voir sa fille à l’hôtel d’Étioles, voisin de son propre hôtel.


Lors de l’enlèvement de Jeanne, Henri d’Étioles étant en voyage, M. de Tournehem était dans l’ignorance des événements qui venaient de s’accomplir.


La matrone, pour gagner du temps, affirma à M. de Tournehem que Jeanne, mandée par d’Étioles, avait dû quitter l’hôtel en toute hâte pour rejoindre son mari.


Jeanne et Henri étaient nouveaux mariés. Devant Armand ils affichaient des sentiments passionnés; l’excuse était donc plausible et fut admise par le père qui se consola en se disant que sa fille était heureuse et pardonna en songeant que le bonheur est égoïste.


Mais l’absence de Jeanne se prolongeait, contre toute attente.


En outre, elle gardait un silence inexplicable.


Enfin, d’Étioles était rentré seul.


Héloïse, fort inquiète et agitée, ne savait plus que penser ni à quel saint se vouer.


L’angoisse et l’inquiétude du père ne faisant que croître, Héloïse et Henri durent se résigner à lui apprendre une partie de la vérité.


Devant cet aveu tardif de la disparition de sa fille, la douleur du père s’exhala en reproches violents à l’adresse de la Poisson et de son neveu.


Mais les deux fins matois s’excusèrent en disant que l’intérêt qu’ils lui portaient les avait seul incités à lui cacher la vérité et qu’ils n’avaient eu d’autre but que de lui épargner une douleur qu’ils savaient devoir être profonde; d’ailleurs, d’Étioles espérait retrouver rapidement sa femme avant même que son oncle ait pu concevoir la moindre inquiétude.


Que répondre à une pareille excuse?… Rien évidemment!… au surplus Héloïse et Henri paraissaient sincères!…


Le malheureux père dut donc se résigner et, le désespoir dans l’âme, entreprit les démarches nécessaires pour retrouver sa fille bien-aimée.


Mais comme on s’était bien gardé de parler devant lui du roi; comme on l’avait, au contraire, poussé à effectuer ses recherches dans Paris même, le résultat fut naturellement négatif, malgré que le financier n’eût épargné ni ses démarches, ni son or, ni son crédit, qui était considérable.


Jeanne était restée introuvable.


Devant le malheur qui le frappait, le désespoir du père devint immense et confina à la folie. En quelques jours le malheureux avait vieilli de dix ans.


Il errait, corps sans âme, dans les vastes pièces de son hôtel, cherchant vainement quelle démarche il pourrait tenter, à quelle personne il pourrait s’adresser, en quel endroit il pourrait courir pour retrouver sa Jeanne, sa fille, son trésor…


Et des réflexions sombres étaient venues l’envahir; des pensées sinistres hantaient son cerveau… et, plus d’une fois déjà, l’idée d’en finir par un bon coup de poignard était venue le harceler…


Mais il avait repoussé cette idée de suicide.


Son amour paternel lui criait que sa fille avait besoin de lui, qu’il n’avait pas le droit de faillir à ses devoirs de père, et que, d’ailleurs, il aurait toujours le temps de trancher lui-même une existence qui lui devenait odieuse depuis qu’il était privé du sourire de son enfant… lorsque tout espoir serait irrémédiablement perdu.


Une autre considération l’avait arrêté dans cette voie du suicide où il s’était engagé: il s’était dit que cette douloureuse épreuve qu’il subissait, c’était peut-être le châtiment qui s’appesantissait sur lui, que c’était peut-être là le commencement de l’expiation du crime qu’il avait commis autrefois… et qu’il était puni dans ce qu’il avait de plus cher au monde: son enfant, du lâche abandon dont il s’était rendu coupable envers la mère.


La douleur et le désespoir le rendant quelque peu fataliste, il se disait aussi que ce châtiment était juste et mérité et qu’il n’avait pas le droit de s’y soustraire par la mort.


Mais dans ses longues heures d’angoisse il avait repassé minutieusement tous les événements écoulés depuis le mariage de sa fille. Les moindres faits, le plus petit mot avaient été soigneusement étudiés, et cette conviction qu’il avait, en consentant à ce mariage, fait le malheur de sa fille s’était ancrée, tyranniquement tenace, dans son cœur déchiré d’amers regrets.


Que soupçonnait-il au juste?… Il n’en savait trop rien lui-même.


Qu’avait-il à reprocher à son neveu Henri?… Il ne voyait pas.


Mais un secret pressentiment lui disait que tous les maux de sa fille, et, par conséquent, son malheur à lui, venaient et viendraient de ce mariage.


Jusque-là, le lecteur s’en souvient peut-être, il n’avait eu que de vagues soupçons rapidement étouffés par les assurances de sa fille qui s’appliquait de son mieux à les chasser de son esprit.


Maintenant ses soupçons étaient changés en certitude et il devinait confusément il ne savait trop quelle souterraine trame ourdie contre le bonheur de son enfant… et dont ce mystérieux enlèvement n’était, sans doute, que le premier pas dans la mise à exécution.


Néanmoins, il continuait opiniâtrement ses recherches, toujours sans succès.


Tous les jours aussi, il se rendait à l’hôtel d’Étioles dans l’espoir d’y apprendre enfin du nouveau… et chaque jour amenait une nouvelle désillusion.


C’est ainsi que son neveu Henri, qui suivait à son égard un plan nettement tracé, lui avait appris qu’il s’était, en désespoir de cause, adressé au roi, lequel l’avait reçu très affablement et l’avait renvoyé au lieutenant de police qui, sur l’ordre formel du roi, avait promis de remuer ciel et terre pour retrouver la disparue ainsi que le ou les coupables.


Il faut dire ici que d’Étioles avait hésité un moment, se demandant s’il ne ferait pas bien de pousser son oncle à rendre visite au lieutenant de police, qui n’aurait pu se dérober devant l’importance d’un tel solliciteur.


Mais là où M. de Tournehem ne voyait que pièges et embûches tendus contre le bonheur de sa fille… et peut-être sa vie, d’Étioles, lui, restait fermement convaincu qu’il ne s’agissait que d’une aventure d’amour.


Et il se disait que, dans ces conditions, il saurait bien retrouver tout seul les traces de sa femme et de son ravisseur… Une aide fournie par un homme comme son oncle pouvant devenir une entrave au moment précis où il aurait besoin de toute sa liberté d’action pour tirer du ravisseur et peut-être de Jeanne elle-même la vengeance éclatante qu’il rêvait, il n’avait pas hésité et, sans pitié pour la douleur profonde de cet homme, il l’avait impitoyablement poussé dans de fausses directions, lancé sur de fausses pistes, leurré de chimériques espoirs.


Quant à Héloïse Poisson, qui d’un mot aurait pu rassurer le malheureux père sur le sort de sa fille, elle gardait aussi un silence obstiné, aussi intéressé que celui de d’Étioles, quoique pour d’autres causes.


Depuis qu’elle avait appris de la bouche de Noé que Jeanne avait été enlevée par le roi, elle était sans nouvelles. Elle avait habilement mis en branle toutes les personnes susceptibles de lui apporter un renseignement, mais vainement…


Elle aussi, comme d’Étioles, comme Tournehem, était plongée dans une cruelle indécision et dans des angoisses profondes. Elle se demandait avec un commencement d’inquiétude ce que pouvait bien cacher ce silence persistant de Jeanne, ainsi que cette disparition obstinément prolongée.


Mais elle se rassurait en se disant:


– Bah! les amoureux brûlent leur chandelle par les deux bouts… Ils l’useront ainsi plus vite. Il viendra toujours bien un moment où ils seront las de leur mystérieux tête-à-tête… et alors!…


La matrone se consolait ainsi elle-même et s’efforçait de se raccrocher à cette douce conviction que Jeanne était bien la maîtresse du roi… ce dont elle arrivait à douter parfois quand elle constatait le néant qui couronnait ses recherches et le silence inquiétant de ceux qu’elle s’obstinait néanmoins à appeler les deux amoureux: le roi et Jeanne.


Telle était à peu près la situation d’esprit de ces différents personnages au moment où nous les retrouvons.


M. de Tournehem était, ce jour-là, dans son cabinet, occupé, comme toujours, à se demander quelle démarche il pourrait tenter pour retrouver sa fille lorsqu’un valet vint lui annoncer que M. de Bernis, secrétaire intime de M. le lieutenant de police, sollicitait l’honneur d’être reçu, séance tenante, pour affaire de la plus haute gravité.


Tournehem connaissait vaguement ce Bernis, qui se faufilait dans tous les mondes. Mais peut-être ne l’eût-il pas reçu si la qualité de secrétaire du lieutenant de police, que le visiteur avait déclinée, peut-être sciemment, n’était venue éveiller en lui un secret espoir.


Aussi donna-t-il l’ordre d’introduire immédiatement le visiteur annoncé qui fit son entrée avec cette grâce et cette aisance particulière aux hommes de cour.


Après les compliments d’usage, qui furent d’autant plus longs et cérémonieux que les deux hommes paraissaient s’étudier mutuellement avec une attention soutenue, Bernis se décida à aborder le sujet qui l’amenait, non sans une imperceptible émotion, car le grand air du financier, son mâle et noble visage ravagé par la douleur lui en imposaient malgré lui.


– Monsieur, fit de Bernis, je suis, vous le savez, le secrétaire intime de M. le lieutenant de police, qui veut bien m’honorer d’une confiance telle, qu’il n’a pas de secrets pour moi. Cette situation exceptionnelle me met à même, parfois, d’être utile à mes amis et quelquefois, plus rarement, à quelque galant homme connu seulement de réputation et dont je m’honorerais de devenir l’ami… sans pour cela trahir en rien la confiance de M. le lieutenant de police.


Tournehem s’inclina poliment. Mais le désir ardent qu’il avait de savoir si ce visiteur lui apportait des nouvelles de sa fille, primant toute autre préoccupation, ce fut d’une voix étranglée par l’angoisse et par l’émotion qu’il interrogea:


– M. le lieutenant de police vous envoie-t-il pour m’apporter des nouvelles de mon enfant?… Savez-vous enfin ce qu’elle est devenue?… où elle est?…


– Hélas! non, monsieur, répondit Bernis, qui ajouta vivement, voyant que le père infortuné laissait échapper malgré lui un geste qui signifiait qu’en dehors de son enfant le reste le laissait indifférent: Mais je viens pourtant vous entretenir de votre fille.


– Vais-je enfin apprendre quelque chose? murmura Tournehem.


– Peut-être, monsieur, répondit énigmatiquement Bernis; en tous cas, je vous le répète, c’est de Mme d’Étioles que je vais avoir l’honneur de vous entretenir. De madame et, surtout, de M. d’Étioles, ajouta-t-il lentement et en insistant sur ses dernières paroles.


– Parlez, monsieur, et pardonnez à mon impatience paternelle, mais… je vous en conjure… soyez bref.


– Je le serai autant que faire se pourra, monsieur. Voici donc: J’ai eu accidentellement entre les mains des papiers qui prouvaient qu’un fermier royal… de vos amis, était atteint et convaincu de prévarication.


– Un de mes amis prévaricateur!… Allons donc, monsieur! s’exclama Tournehem avec indignation.


– Permettez-moi d’insister, monsieur, j’ai eu les pièces en mains… elles sont accablantes, plus que suffisantes pour envoyer leur auteur, la corde au cou, en chemise, faire amende honorable en place de Grève… Mais je n’ai pas dit que ce fermier, votre ami, fût coupable… il y a eu complot ourdi contre votre ami et ce complot a été si habilement machiné que s’il prenait fantaisie à son auteur d’envoyer quelques-unes des pièces que j’ai lues au roi… votre ami serait irrémédiablement perdu.


– Mais c’est horrible, ce que vous m’apprenez-là!


– Plus que vous ne le supposez, monsieur, car il ne s’agit pas d’un de vos amis comme je vous l’ai dit tout d’abord, mais bien de vous-même.


– Moi?… fit Tournehem que l’émotion étranglait.


– Vous-même, monsieur.


– Oh! murmura le financier en passant la main sur son front ruisselant de sueur, j’entrevois un abîme… Voyons, voyons! ajouta-t-il en essayant de retrouver tout son sang-froid. Expliquez-vous, de grâce!


– C’est cependant très clair! continua Bernis. Votre signature s’étale au bas des pièces qui prouvent clair comme le jour qu’il y a eu vol cynique et impudent au préjudice du trésor royal. Qu’une de ces pièces soit mise au jour et votre condamnation est certaine, inévitable, car, à moins que vous ne puissiez faire la preuve probante, irréfutable, d’une imitation parfaite de votre signature, jamais vous n’arriverez à prouver au roi ou à vos juges que le signataire de ces pièces accablantes en ignorait le contenu… et c’est pourtant la vérité… je le sais. En deux mots votre bonne foi a été surprise: on a, par des moyens tortueux et infâmes, capté votre confiance…


Vous avez, vous honnête homme incapable de soupçonner un piège aussi vil, commis l’imprudence d’apposer votre signature sur des pièces en blanc… Or, ces pièces, on les a, après coup, remplies d’instructions tellement précises, d’une nature si délicate, si spéciale, que le moindre doute en votre faveur est impossible.


En outre, les ordres que vous aviez signés en blanc ont été exécutés avec une précision et une adresse telles que, en cas de procès, vingt personnes surgiraient pour attester, avec preuves à l’appui, qu’elles ont agi sur votre ordre exprès.


– C’est monstrueux!… murmura de Tournehem qui se demandait s’il n’était pas le jouet d’un affreux cauchemar. Et quel est le misérable qui… le savez-vous, monsieur?


– Oui, monsieur, et je vais vous dire son nom si vous y tenez… Cependant il me semble que ce nom est très facile à trouver par vous-même… Une seule personne, dans votre entourage immédiat, étant en mesure de présenter à votre signature des pièces en blanc, une seule personne possédant toute votre confiance…


– Quoi! ce serait Henri!… mon neveu!… lui qui me doit tout!… Horreur!… Mais non, c’est insensé, vous vous trompez… Et pourquoi? dans quel but cette horrible machination?…


– Remarquez, je vous prie, que vous avez nommé vous-même M. d’Étioles… parce qu’en effet lui seul était à même de perpétrer une action aussi vile… Il vous doit tout, dites-vous?… Eh! monsieur, c’est peut-être bien à cause de cela…


Chez certaines natures spécialement pétries, le bienfait évoque la haine… et M. d’Étioles me fait l’effet d’être de ces natures-là!… Dans quel but il aurait agi?… je n’en sais rien, mais tenez pour certain que lui seul est l’instigateur de l’abominable complot dont vous seriez victime un jour ou l’autre… si je n’avais pensé qu’il était de mon devoir d’honnête homme de vous prévenir à temps.


– Non! non!… c’est impossible! Henri est incapable d’une pareille infamie!… Je ne doute ni de vos intentions ni de votre bonne foi… mais ce que vous me dites est si horrible, si monstrueux, que mon esprit se refuse à admettre une ingratitude aussi noire, une aussi odieuse perversité!


Et le financier, qui s’était levé, arpentait son cabinet avec une agitation fébrile.


De Bernis, qui l’observait attentivement, haussa les épaules et murmura:


– Incrédule!… Pensez-vous donc que je serais venu bénévolement jeter le trouble dans la conscience d’un galant homme vers qui je me sens attiré par une respectueuse sympathie… pensez-vous que je serais venu lancer à la légère une accusation aussi effroyable?…


– Avez-vous donc des preuves? demanda Tournehem avec vivacité.


– Positives, matérielles, non… morales, oui… et elles sont concluantes… Vous allez en juger vous-même: c’était l’avant-veille du jour où fut célébré le mariage de Mme d’Étioles. Un homme se présenta à l’hôtel de la lieutenance de police, demandant à parler à M. Berryer lui-même. M. Berryer étant absent, je reçus l’homme qui après bien des hésitations, sur l’assurance formelle que je lui donnai que le lieutenant de police me l’enverrait à moi, son secrétaire intime, se décida enfin à dévoiler l’objet de sa visite.


Cet homme me dit alors qu’il pouvait fournir les preuves de vols nombreux commis au préjudice du Trésor par un personnage haut placé, et qu’il se chargeait de livrer ces preuves si je donnais ma parole d’honneur de souscrire à certaines conditions qu’il me fit connaître et qui étaient les suivantes: l’homme avait en sa possession des papiers compromettant le personnage non encore désigné; il manquait à ces papiers la preuve décisive, irréfutable des vols dont on l’accusait… cette preuve, il se faisait fort de l’avoir sous trois jours…


Pour me prouver qu’il ne s’agissait pas d’une accusation vague, il s’offrait à me laisser les papiers qu’il possédait et à la lecture desquels je me convaincrais que son accusation était sérieuse et fondée, mais en échange je prenais l’engagement d’honneur d’attendre trois jours, de ne donner aucune suite à l’affaire jusqu’à ce que le délai qui m’était imposé fût expiré, enfin, de restituer purement et simplement les papiers confiés à ma probité au cas où, par extraordinaire, la preuve irréfutable qu’il espérait posséder dans un délai très rapproché venant à lui manquer, il viendrait lui-même me redemander ces papiers.


Si, au contraire, il m’apportait la preuve convoitée, je serais libre de garder le tout, de donner à l’affaire telle suite qu’elle comportait, à la condition unique de ne jamais dévoiler le nom du délateur.


Cette sorte de marché qu’on me proposait était expliqué par les considérations suivantes: l’homme qui me parlait était un pauvre diable obscur. Le personnage qu’il accusait était au contraire riche et puissant.


Si les preuves fournies étaient jugées insuffisantes, si le personnage se tirait indemne de l’aventure, lui le pauvre diable était perdu et serait impitoyablement broyé par son puissant adversaire… S’il réussissait, si le personnage était convaincu, condamné, exécuté, alors surgissait un autre danger pour l’homme…


Le personnage, en effet, avait une famille, des complices tout-puissants, qui même, en cas de condamnation du principal coupable, n’hésiteraient pas, dans un esprit de vengeance, à sacrifier impitoyablement le délateur… d’où nécessité pour lui de rester inconnu, dans une ombre prudente… En un mot, l’homme voulait bien dénoncer, mais sans risques pour sa personne…


C’était assez logique; je n’hésitai donc pas et engageai ma parole, souscrivant pleinement aux conditions qui m’étaient imposées et qu’en bonne justice j’étais forcé de reconnaître rigoureusement nécessaires à la sécurité personnelle du délateur.


De Bernis s’arrêta un instant, autant pour reprendre haleine que pour étudier l’effet produit par son récit sur M. de Tournehem qui écoutait avec une attention profonde et s’était rassis machinalement.


Satisfait sans doute de son examen, le secrétaire de Berryer puisa dans une élégante tabatière en or une prise de tabac qu’il huma avec une satisfaction manifeste, secoua d’un geste gracieux le jabot sur lequel nul grain n’était tombé, et reprit:


– Pendant qu’il parlait, j’observais l’homme très attentivement: il me parut sincère dans l’accomplissement de sa tâche répugnante. Mais j’ai le bonheur d’être doué d’une mémoire extraordinaire et il me semblait que j’avais déjà vu quelque part cet homme qui, pour des raisons que je n’avais pas à rechercher, accomplissait cette lâcheté qu’est une délation…


Où l’avais-je vu?… je ne pouvais arriver à préciser; pourtant cette physionomie ne m’était pas inconnue… L’homme parti, emportant ma parole, assez intrigué je me mis à parcourir les papiers qu’il m’avait laissés et je vis alors que le personnage mis en cause, c’était vous, monsieur de Tournehem.


– Et ces papiers étaient probants? interrogea le fermier royal qui haletait.


– Accablants, monsieur!… Il y avait là des preuves irréfutables en quantité plus que suffisante pour faire tomber votre tête… et je me demandai tout aussitôt quelle preuve autrement convaincante mon inconnu pouvait bien rechercher, quand je tenais là dans mes mains des pièces aussi terribles.


Mais à force de chercher pourquoi cet homme ne s’en tenait pas à ces papiers plus que suffisants, – je ne saurais trop vous le répéter, – à force de voir votre nom s’étaler au bas de pages dont la plus insignifiante pouvait tuer le signataire plus sûrement qu’un solide coup de poignard, le voile qui couvrait ma mémoire se déchira soudain et je reconnus le misérable qui venait de vous livrer…


– Ah! fit vivement M. de Tournehem, qui est-ce?


– C’était une sorte de factotum, de secrétaire, de valet, qui devait être depuis peu au service de M. d’Étioles, mais qui depuis deux jours ne quittait pas plus que son ombre votre neveu qui se montrait partout toujours inévitablement flanqué de ce serviteur dont il paraissait s’être entiché… Je m’enquis discrètement et j’appris que mon homme s’appelait…


– Damiens? fit de Tournehem.


– Damiens, c’est cela même; qu’il était entré depuis peu au service de M. d’Étioles, auprès duquel il remplissait des fonctions vagues, indéfinies, qu’il était apparu soudainement sans que personne pût dire comment, ni qui il était réellement, d’où il venait, ce qu’il voulait…


– Étrange!… murmura le financier.


– Alors, continua Bernis, à force de réfléchir, de tourner et retourner les renseignements que j’avais recueillis, j’arrivai à cette conclusion: que ce Damiens n’était qu’un instrument qui agissait pour le compte d’un autre qui se tenait prudemment dans la coulisse, que tout ce qu’il m’avait débité n’était qu’une leçon répétée par cœur, qu’enfin il ignorait très probablement le contenu des papiers qu’il m’avait remis sans les avoir lus… si toutefois cet homme savait lire… et finalement que le véritable auteur de cette tragédie où l’on m’avait assigné un rôle ne pouvait être que le nouveau maître de ce Damiens, votre propre neveu, M. d’Étioles lui-même.


– Mais pourquoi?… pourquoi?…


– Un peu de patience, monsieur, tout s’élucidera, je l’espère. Je continue: les fonctions que j’exerce à la cour me permettent de connaître bien des gens et, très répandu, je suis parfaitement renseigné sur la valeur morale de bien des personnes qui ne me connaissent même pas.


C’est ainsi, monsieur, que, bien que n’ayant pas l’honneur d’être de vos amis, je savais cependant que le titulaire de la ferme de Picardie était considéré par tous comme l’honneur et la probité même et que Sa Majesté elle-même l’avait en très haute estime… Ce n’est pas un compliment que je vous fais, monsieur, je vous répète simplement l’opinion de tous ceux qui vous ont approché et j’essaie de vous expliquer pourquoi et comment mon attention fut éveillée…


Vous tenant pour un parfait honnête homme, je vous laisse à penser quelle fut ma stupeur à la lecture des pièces qui prouvaient… le contraire. Mais si je suis doué d’une bonne mémoire, je le suis aussi d’un instinct qui m’a rarement trompé… Or cet instinct me disait que vous aviez le visage, les manières et surtout les idées d’un homme qui était sûrement l’opposé du misérable qui se révélait à moi à la lecture des papiers en question…


Vous avez sans doute oublié que j’eus l’honneur de vous être présenté chez Mme de Rohan, et que j’eus là un assez long entretien avec vous… Je me flatte d’être physionomiste… L’impression que vous aviez produite sur moi, jointe à votre réputation bien établie, fit que je vous fus acquis dès l’abord et que je résolus de réserver mon jugement sur votre compte… jusqu’à ce que les renseignements que je faisais recueillir adroitement de différents côtés fussent venus confirmer ou détruire cette impression qui vous était favorable…


– Ah! monsieur, fit Tournehem en prenant la main de Bernis, que de grâces je vous dois!


– Attendez, fit Bernis en souriant, vous me remercierez après. Mes observations personnelles, jointes à mes renseignements particuliers, me donnèrent la certitude que ce Damiens n’était que l’instrument inconscient de M. d’Étioles…


Je fis en outre cette remarque qui me frappa que ces papiers – qui constituaient une sorte d’épée de Damoclès suspendue sur votre tête – m’étaient confiés justement l’avant-veille du mariage de d’Étioles avec votre fille: c’est-à-dire à un moment où plus que jamais vous deviez être sacré pour lui…


Cette coïncidence me parut plutôt bizarre… Mais ce qui me frappa davantage encore, ce fut que le lendemain même de ce mariage, ce Damiens qui devait revenir m’apporter une preuve plus terrible que les autres revint en effet… mais pour m’annoncer qu’il avait échoué dans ses recherches et me réclamer les papiers qu’il avait confiés à mon honneur et que je lui rendis… à regret, je l’avoue.


Et malgré moi cette idée me vint, tenace, obstinée, que ces papiers étaient retirés de mes mains, que l’orage qui s’amoncelait sur votre tête était écarté parce que le mariage de d’Étioles avec votre fille était consommé, et que si cette union à la veille d’être conclue s’était brisée par une cause fortuite, on serait venu m’apporter une pièce absolument inutile avec une mise en demeure de faire mon devoir: c’est-à-dire remettre ces pièces entre les mains du roi… et alors vous étiez perdu… l’orage éclatait sur votre tête et vous broyait comme un fétu…


– Horrible! horrible! murmurait Tournehem anéanti et qui suait à grosses gouttes.


– Mais tout ce que je vous dis là, reprit Bernis, n’était que présomptions… Le mariage de votre fille, annoncé à grand fracas par d’Étioles, avait fait marcher les langues qui se demandaient comment une personne aussi charmante, aussi accomplie, pouvait consentir à une union avec un homme aussi peu assorti… présomption… l’évanouissement de la jeune épousée en pleine église après la cérémonie… présomption encore…


Certes tout cela me frappait étrangement, mais devais-je pour cela me laisser entraîner à bâtir une intrigue aussi noire?… Je continuai mes recherches et c’est ainsi que j’appris que d’Étioles lui-même, dans un moment d’expansion, avait annoncé son mariage très prochain à une… jeune personne… qui parfois a quelques bontés pour votre serviteur…


Cette personne, par hasard, connaissait de vue la future Mme d’Étioles. Elle ne put s’empêcher de rire au nez de votre neveu, lui disant avec une franchise évidente, quoique cruelle, que jamais une charmante enfant ne consentirait à unir sa jeunesse et sa beauté à un être aussi laid que lui.


Cette appréciation parut piquer au vif d’Étioles, qui s’oublia jusqu’à déclarer textuellement «qu’il voulait cette charmante enfant pour lui et que de gré ou de force il l’aurait… que d’ailleurs ses précautions étaient prises et que si d’aventure sa cousine se montrait rebelle, elle déchaînerait sur la tête d’une personne qui lui était chère une catastrophe si épouvantable qu’elle n’aurait plus assez de ses jours pour pleurer le malheur irréparable qu’elle aurait causé… mais qu’il était bien tranquille là-dessus, que sa cousine était trop intelligente pour ne pas comprendre les choses, et fille trop aimante et dévouée pour hésiter un seul instant à sacrifier son propre bonheur à la vie de son père et peut-être plus qu’à la vie».


Vous comprenez, monsieur, que ces paroles, qui m’étaient répétées sans y attacher autrement d’importance, furent pour moi comme un éclair qui me fit voir clairement toute la trame ténébreuse qui avait été ourdie contre vous et votre fille.


– Ah! malédiction sur moi! rugit Tournehem; moi aussi, je vois, je comprends… Ma fille, ma pauvre enfant s’est sacrifiée pour moi… pour sauver mon honneur et ma vie menacés… et je n’ai rien vu, rien compris, rien deviné, misérable père que je suis!…


– De grâce, monsieur, fit Bernis effrayé par cette explosion soudaine; de grâce, calmez-vous, remettez-vous…


– Ah! je vais… reprit violemment Tournehem qui se leva et se dirigea vivement vers la porte.


Mais, rapide comme l’éclair, Bernis s’était placé devant et lui disait sur un ton d’autorité dont on ne l’aurait jamais supposé capable:


– Où allez-vous?… Que voulez-vous faire?…


– Ce que je veux faire? répondit Tournehem avec un rire qui sonnait la folie; tuer le misérable qui…


– Des folies! répondit froidement Bernis en haussant les épaules; vous allez commettre… un acte irréparable… qui attirera sur votre tête et sur celle de votre enfant la foudre qui s’est écartée pour un moment.


À ces mots prononcés avec une conviction profonde et une souveraine gravité, Tournehem s’arrêta, balbutiant, interdit.


Sans lui laisser le temps de se remettre, Bernis continua:


– Écoutez-moi, monsieur, je vous en prie… Voyons, vous me devez bien cela, ajouta-t-il, voyant que Tournehem qui grondait de fureur hésitait encore.


À cette allusion directe au service qui venait de lui être rendu, le financier s’arrêta net comme le cheval qui sent le mors lui broyer la bouche, et faisant un effort violent pour se calmer:


– Pardonnez-moi, monsieur de Bernis, je n’ai même pas songé à vous remercier…


– Ne parlons pas de cela, fit vivement Bernis… Asseyez-vous… écoutez-moi… Vous pensez bien, cher monsieur, que je ne suis pas venu uniquement pour vous signaler un danger effroyable, et que l’homme qui a su pénétrer une aussi odieuse machination peut être de bon conseil…


– C’est vrai! fit Tournehem. Ma tête se perd dans ce dédale d’infamies.


– Je le vois, pardieu! bien… Vous avez donc besoin d’un ami sûr et dévoué qui voie clair pour vous et vous indique la voie à suivre. Ce que je viens de faire pour vous vous prouve que, cet ami, je le suis.


– C’est vrai! fit Tournehem dans un élan.


Et il ajouta:


– Monsieur de Bernis, le jour où il vous plaira de me demander ma vie, souvenez-vous qu’elle vous appartient.


– Laissons cela, je vous en prie, répondit Bernis que cette effusion reconnaissante paraissait gêner… Je suis amplement récompensé par la satisfaction que j’éprouve à rendre service à un galant homme comme vous… et tout le profit est encore pour moi, puisqu’en accomplissant mon devoir de gentilhomme, je me fais un ami dévoué…


– Jusqu’à la mort! acheva Tournehem en serrant la main de Bernis.


– Votre situation est très claire pour moi et je vais la résumer en quelques mots: pour des raisons que j’ignore, votre neveu avait un intérêt puissant à devenir votre gendre… Laid, chétif, contrefait, il a pensé que ce mariage ne se ferait sans doute pas sans tiraillements. Comme cet homme est un misérable, il a abusé de la confiance que vous aviez en lui pour vous faire signer des papiers horriblement compromettants…


Lorsqu’il s’est senti suffisamment armé, il s’est adressé à votre fille et lui a donné à choisir: ou devenir sienne et vous étiez épargné, ou bien refuser de lui appartenir et alors c’était la mort et, pis encore, le déshonneur… Votre fille n’a pas hésité à se sacrifier pour vous.


– Ma pauvre enfant! sanglota Tournehem.


– Le danger qui vous menaçait, continua Bernis, me paraît écarté momentanément… mais qui sait s’il ne reparaîtra pas plus menaçant que jamais?… Qui peut savoir la réalisation de quels plans machiavéliques poursuit M. d’Étioles?… Qui sait si cet homme n’aura pas demain un intérêt quelconque à vous briser?…


– Alors, je suis perdu! dit Tournehem accablé.


– Non, mordieu!… Il faut vous redresser, tenir tête à l’orage, vous défendre…


– Je vais me jeter aux pieds du roi, lui tout raconter, implorer son aide…


– Mauvais moyen! fit Bernis en hochant la tête; le roi est faible, léger, versatile; qui sait si, adroitement circonvenu, il ne vous sacrifiera pas…


– Que faire alors?… Et ma pauvre enfant… que deviendra-t-elle?…


– Il faut, dit Bernis lentement, employer les mêmes armes que votre ennemi… car, ne vous y trompez pas, votre neveu est votre ennemi mortel, acharné… Il faut, comme lui, user de ruse, paraître confiant, être patient et tenace…


Et tenez, j’y songe, vous cherchez partout votre fille sans pouvoir la retrouver… Pendant ce temps que fait M. d’Étioles?… qui nous dit que ce n’est pas lui qui a séquestrée sa femme?…


Je prévois votre question: dans quel but?… Eh! si je le savais, je ne serais pas si inquiet pour vous… et pour elle…


– Alors, que faire?… répéta une deuxième fois Tournehem.


– À mon avis, il faut dissimuler… Montrez la même confiance que précédemment à votre gendre… seulement attachez-vous à ses pas, soyez constamment dans son ombre, connaissez ses moindres actions, ses plus insignifiantes démarches, ses pensées si possible… cherchez et réunissez le preuves de la machination ourdie contre vous, de telle sorte que le jour où on voudra vous accabler par cette accusation infamante, vous puissiez en démontrer victorieusement l’inanité… car c’est là qu’est le danger le plus grave pour vous…


Quand vous aurez ces preuves en main, vous pourrez démasquer le fourbe sans crainte et frapper à votre tour impitoyablement… Mais, je vous le répète, pour en arriver à ce résultat il ne faut pas perdre de vue un seul instant d’Étioles, avoir l’œil constamment fixé sur lui, la nuit comme le jour, et peut-être aussi serait-il prudent de surveiller ce Damiens qui ne m’inspire que médiocre confiance…


Croyez-moi, monsieur de Tournehem, votre tranquillité, le bonheur de votre fille sont probablement au bout… et peut-être qu’en surveillant étroitement d’Étioles vous retrouverez plus tôt que vous ne croyez votre fille…


– Peut-être avez-vous raison, murmura Tournehem.


Alors, Bernis, le voyant ébranlé, entassa les arguments, les preuves morales, les faits probants pour le convaincre, et parla longtemps… longtemps…


Lorsque Bernis quitta l’hôtel de Tournehem, il avait sans doute réussi à accomplir une tâche difficile, car un sourire de satisfaction errait sur ses lèvres.


D’un pas délibéré il se rendit tout droit rue du Foin où il fut admis immédiatement auprès de M. Jacques.


Celui-ci l’attendait sans doute impatiemment et attachait, sans doute aussi, une grande importance à la démarche de Bernis, car dès qu’il le vit il demanda vivement:


– Eh bien?


– Eh bien, monseigneur, c’est fait!… À partir de ce moment, il ne lâchera pas d’une seconde la personne que vous savez… et je vous réponds que nous avons là un surveillant dont la vigilance ne sera jamais en défaut.


– C’est très bien, mon enfant, je suis content de vous.


Bernis s’inclina respectueusement, attendant de nouveaux ordres.


– Maintenant, mon enfant, reprit M. Jacques, reposez-vous quelques jours, vous l’avez bien mérité… puis ensuite, à l’œuvre… Il faut absolument savoir ce que veut ce Damiens… Je compte sur votre intelligence pour arriver à ce résultat… Moi, je vais m’occuper de nos deux ivrognes… Allez, mon enfant.


Et M. Jacques tendit sa main blanche que Bernis, un genou en terre, effleura respectueusement du bout des lèvres.


Puis, se relevant, il sortit à reculons.


Bernis parti, M. Jacques prit un monceau de notes et de rapports qu’il se mit à étudier attentivement.

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