XXIII LE PAVOT D’ARGENT

– Voici une étrange créature, dit d’Assas en s’éloignant, et ce qu’elle vient de faire me déconcerte complètement… Je ne sais plus que penser…


– Vous avez cru qu’elle allait appeler et vous livrer? répondit Crébillon avec un sourire goguenard.


– J’en étais bien convaincu… je l’avoue… après ce qui s’est passé entre nous…


– Eh bien, vous voyez que vous vous trompiez.


– Cette générosité me confond.


– Pourquoi cela?


– N’avez-vous pas entendu ce que cette femme a dit? Le roi a donné, ce matin même, l’ordre de me faire conduire à la Bastille.


– Eh bien?


– Cela ne vous surprend pas qu’elle soit si bien informée?


– Écoutez donc, puisqu’elle est la maîtresse du roi, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle connaisse les projets de son royal amant… Le roi, à ce qu’on dit, aime assez parler de ses petites affaires avec ses favorites… Au fond, c’est un bon petit bourgeois potinier que notre cher sire Louis XV…


– Vous pensez donc comme moi, dit vivement d’Assas, que le roi et la comtesse ont parlé de moi… cette nuit même vraisemblablement?


– C’est probable, en effet.


– Vous voyez bien que j’avais raison, alors!


– En quoi?


– En ceci: hier, j’ai reçu la visite de la comtesse du Barry… elle m’a quitté fort mécontente de l’accueil que je lui fis… Or, ce matin, le roi estime que la Bastille est un séjour suffisamment bon pour moi et m’y veut faire conduire…


– D’où vous concluez?…


– Que la comtesse, furieuse; la comtesse, qui m’a quitté avec des paroles de menaces, ne l’oubliez pas, a dû pousser le roi à cette détermination entièrement dénuée d’attraits pour moi.


– Vous avez peut-être raison… Je dirai même mieux: comme à vous, cela me paraît presque certain.


– Ceci étant, dit d’Assas stupéfait, vous n’êtes pas surpris de ce qu’elle vient de faire?… Vous ne voyez pas là une contradiction… bizarre?…


– Eh! mon cher, je pourrais vous dire que la femme est pétrie de contradictions… Je préfère ne pas philosopher sur ce sujet qui nous entraînerait trop loin, et vous dire simplement que, comme le pécheur dont parle l’Évangile, vous avez des yeux et ne voyez pas!… ce qui, d’ailleurs, prouve combien vous êtes modeste…


– Que voulez-vous dire?


– Que la comtesse du Barry est profondément et sincèrement éprise de votre personne, ô jeune et naïf Adonis!


– Vous croyez à la sincérité de cet amour?


– Mordieu! pouvez-vous en douter… après ce qu’elle vient de faire pour vous?…


– Soit!… Mais alors comment expliquez-vous qu’elle ait excité la colère du roi contre moi?


Crébillon haussa les épaules et répondit:


– C’est cependant très facile à deviner… N’avez-vous pas remarqué les yeux rougis de larmes et les traits fatigués, décomposés presque, de cette jeune femme?


– J’avoue n’avoir pas remarqué, en effet.


– Pardieu!… Vous êtes toujours dans les nuages!… Mais moi j’ai fait cette remarque… et bien d’autres encore… et j’ai compris aisément que la comtesse, après l’accueil que vous lui avez fait, sous le coup de l’humiliation, de la colère et du dépit, n’a pas reculé devant une de ces petites infamies assez coutumières aux amoureux violents et, pour se venger, vous a chargé de son mieux devant le roi qui n’est que trop indisposé contre vous… Le roi parti, la colère tombée, les regrets et les remords ont pris la place de la fureur… L’amour seul est resté maître de ce cœur tourmenté et vous avez bénéficié de ce revirement.


– Peut-être avez-vous raison! dit d’Assas songeur. En tout cas, cette générosité me met en bien vilaine posture… En admettant que ce que vous me dites au sujet de cet amour que la comtesse ressentirait pour moi soit exact, il n’en reste pas moins acquis qu’elle poursuit Mme d’Étioles de sa haine… Après le service qui vient de m’être rendu, quelle sera ma conduite vis-à-vis de cette femme?… Agir contre elle serait une ingratitude qui répugne à ma délicatesse… Lui abandonner Mme d’Étioles est tout aussi impossible… Me voilà dans une cruelle perplexité!


– C’est en effet très délicat… Mais bah!… qui sait ce que nous réserve l’avenir?… vous aurez peut-être l’occasion de rendre à votre tour, à la comtesse, un service qui vous dégagera vis-à-vis d’elle. Et puis, qui sait? un cœur vraiment épris est capable de tous les héroïsmes… et la comtesse me paraît profondément éprise… Espérons donc!


– Qu’espérez-vous?


– À vous dire vrai, je n’en sais rien moi-même.


Tout en devisant ainsi, les deux hommes étaient arrivés sans encombre à leur hôtellerie.


Il fut décidé que d’Assas y resterait prudemment enfermé pendant quelques jours, dans l’espérance qu’on ne songerait pas à le chercher si près du château.


Ils devaient rentrer à Paris lorsque l’activité des recherches auxquelles on se livrait en ce moment serait calmée, et d’Assas était résolu à demander l’hospitalité au comte de Saint-Germain qui, d’ailleurs, la lui avait offerte en lui apportant le plan de la machine grâce à laquelle il avait pu mener son évasion à bonne fin.


La raison qui avait le plus pesé dans la détermination du chevalier était qu’il espérait amener Saint-Germain à user du pouvoir occulte dont il était doué pour se faire dévoiler la retraite de Jeanne.


Mais comme il n’était pas sûr d’obtenir ce qu’il désirait, comme il n’était pas dit non plus que Saint-Germain pourrait le satisfaire, il avait décidé de ne rien dire à Crébillon, pour ne pas éveiller en lui un espoir qui risquait d’être déçu sitôt conçu.


En réintégrant leur chambre, ils avaient constaté l’absence de Noé Poisson.


– Bon! avait murmuré Crébillon, voilà mon sac à vin envolé encore une fois!… Pourvu qu’il n’aille pas commettre quelque irréparable sottise?…


Noé, lorsqu’il était ivre, éprouvait l’impérieux besoin de déambuler au hasard dans la campagne ou aux alentours du château, où pullulaient des cabarets borgnes dans lesquels l’ivrogne faisait de fréquentes stations et achevait de noyer en de copieuses rasades le peu de lucidité qui lui restait.


Le poète, au courant des habitudes de son ami, accoutumé à ces fugues quotidiennes ne fut donc pas autrement surpris de son absence et ne manifesta pas trop d’inquiétude à son sujet, certain qu’il était de le voir apparaître à l’heure du dîner, marchant de ce pas raide et lent de l’ivrogne accoutumé aux beuveries monstres, et mettant sa dignité et toute son attention à marcher droit sans paraître tituber.


Cependant, le valet, Jean, était rentré aussi et, après avoir mis son cheval à l’écurie avec la placidité de quelqu’un qui vient de faire une excellente promenade, il avait trouvé moyen de se faire voir du poète à qui il avait fait un signe comme pour dire que tout avait marché à souhait pour lui et qu’il se tenait prêt à exécuter les nouveaux ordres qu’on lui donnerait.


Crébillon avait répondu à ce langage muet en faisant comprendre que, pour le moment, il ne s’agissait que de veiller prudemment et de signaler l’approche d’un danger.


À quoi Jean, par une mimique expressive, avait répondu qu’il comprenait et veillerait.


Enfin, l’heure du dîner était venue et Noé ne rentrait pas.


On l’avait d’abord attendu, puis on s’était décidé à se mettre à table et le repas s’était achevé sans que l’ivrogne fût rentré.


Crébillon commençait à s’inquiéter de cette absence prolongée, et plus le temps s’écoulait, plus son inquiétude augmentait.


Enfin, la soirée était venue, puis la nuit et toujours pas de Noé!


Le lendemain matin, comme Noé n’était pas rentré, Crébillon, mortellement inquiet, se mit à sa recherche après une vive discussion avec d’Assas qui voulait l’accompagner et qu’il eut toutes les peines du monde à convaincre que sa sécurité exigeait impérieusement qu’il restât prudemment enfermé et qu’il saurait bien effectuer seul les recherches nécessaires.


Il lui fallut, pour décider le chevalier à rester tranquille, lui faire comprendre que sa compagnie serait plus gênante qu’utile en l’occurrence, et, enfin, comme argument décisif, lui rappeler qu’il pouvait être reconnu, arrêté, et sans doute Crébillon aussi, en même temps que lui, et que du coup Jeanne se trouvait livrée à ses ennemis et privée des deux seuls défenseurs qui lui restaient.


Cet argument ayant produit son effet, Crébillon, de même qu’il avait fait quelques jours plus tôt pour d’Assas, recommença à battre le pavé de Versailles. Seulement, comme cette foi-ci il connaissait sur le bout du doigt celui qu’il recherchait, il s’en fut tout droit visiter les cabarets de la ville les uns après les autres.


Il retrouva la trace de Noé dans une sorte de cantine fréquentée par la valetaille du château où il apprit que la personne dont il donnait le signalement avait passé là quelques instants, la veille, et était sortie pour se mêler à un rassemblement sur la place.


Mais là il perdit la trace de celui qu’il cherchait: ce fut tout ce qu’il put apprendre et on conviendra que c’était peu.


Le poète avait une réelle affection pour son vieux compagnon. Cette disparition mystérieuse l’inquiétait et le chagrinait plus qu’il ne voulait bien l’avouer.


D’une part il commençait à craindre sérieusement que son vieil ami n’eût reçu quelque mauvais coup dans une de ses promenades qu’il effectuait au hasard dans les environs; d’autre part, comme il connaissait mieux que personne l’intelligence plutôt bornée et la loquacité effrénée de Noé qui, comme tous les ivrognes, lorsqu’il était ivre, bavardait à tort et à travers avec le premier venu et parfois monologuait à haute voix dans la rue, il craignait que quelque parole imprudente échappée à l’ivrogne ne vînt mettre sur la trace de d’Assas ceux qui le cherchaient.


Une indiscrétion pouvait en effet être fatale non seulement au chevalier, mais à Crébillon lui-même qui, coupable d’avoir donné asile à un prisonnier d’État, courait le risque d’être arrêté et jeté dans quelque cachot de la Bastille, perspective qui était loin de sourire au brave poète.


Néanmoins, malgré ses appréhensions, il ne pouvait se décider à quitter Versailles et continuait des recherches dont le néant lui donnait de plus en plus la triste conviction que son malheureux ami devait être victime de quelque détrousseur qui, après l’avoir dévalisé proprement, l’avait sans doute bellement assassiné.


Or, voici tout simplement ce qui s’était passé:


Lorsque Crébillon l’avait quitté le matin en lui recommandant d’attendre son retour, Noé, selon son habitude, était resté tranquille, décidé de bonne foi à obéir à la recommandation de son ami.


Mais il n’avait pas tardé à s’ennuyer lourdement et, pour se distraire, il s’était mis à boire, en sorte que Crébillon tardant à rentrer, de verre en verre, de bouteille en bouteille, Noé ne tarda pas, lui, à se griser.


Quand il fut raisonnablement gris, l’ivrogne, tenace dans ses habitudes, oublia naturellement les recommandations de son ami, se leva et sortit.


Après avoir erré quelque temps au hasard, il se sentit fatigué et, tout naturellement encore, ce fut dans un cabaret qu’il entra pour se reposer… et vider une autre bouteille.


Arrivé sur la place du château, Noé, déjà ivre à rouler par terre, se sentit encore une fois fatigué et entra dans la cantine où Crébillon retrouva sa trace. Là il se reposa encore… et but toujours.


C’était à ce moment-là que d’Assas administrait devant la grille du château, au comte du Barry, la magistrale et humiliante correction dont nous avons parlé.


Noé, trop sérieusement occupé à l’intérieur de la cantine, ne vit et ne remarqua rien. Seulement, quand il se sentit reposé, c’est-à-dire lorsqu’il eut achevé une bouteille encore, il se leva après avoir payé, et sortit raide comme un automate, ne tenant sur ses jambes que par un prodige d’équilibre.


Sur la place, après le départ de d’Assas, quelques assistants s’étaient décidés à porter secours au comte qui était resté évanoui sur le carreau, assommé, étranglé par la rage et la honte plus encore que par la douleur.


Un rassemblement s’était aussitôt formé et le hasard voulut que notre ivrogne se trouvât au premier rang, bien placé pour tout voir et tout entendre, et qu’il n’eût garde de manquer une si bonne occasion de bayer aux corneilles.


Le comte ne revenant pas de son évanouissement, de plus ayant le visage ensanglanté et les vêtements en lambeaux, quelques âmes charitables se trouvèrent qui le prirent qui par les jambes, qui par les bras, et se mirent en quête d’une droguerie où l’on pût donner à ce seigneur les soins immédiats que nécessitait son état.


Le cortège se mit en marche et, comme bien on pense, Noé suivit avec persévérance, sans même sentir les bourrades qu’il recevait de droite et de gauche, trop occupé qu’il était de conserver un équilibre qui lui échappait de plus en plus.


La première droguerie qui se présenta sur le chemin des porteurs fut précisément cette droguerie du Pavot d’argent que nos lecteurs connaissent.


Les porteurs y déposèrent le comte, et Noé, sans savoir comment ni ce qu’il faisait, entra avec eux, poussé uniquement par cette curiosité patiente et ingénue que nous lui avons vue la veille, alors que pendant des heures il resta en contemplation devant deux chevaux attachés à un arbre.


Le droguiste, les lecteurs ne l’ont peut-être pas oublié, était affilié à la même société que le comte, et c’était, sans doute, un personnage marquant dans cette compagnie dont M. Jacques était le chef suprême, car il reconnut le blessé qu’on lui amenait et le fit tout aussitôt transporter dans une chambre à coucher contiguë à ce cabinet où nous avons déjà pénétré à la suite de Nicole, la camériste de la comtesse.


C’était une chambre à coucher sévèrement meublée et dont tout l’ameublement paraissait dater du siècle dernier.


Naturellement, toujours, Noé suivit et, avisant un immense fauteuil, s’y assis tranquillement et s’y endormit d’un sommeil de plomb sans que personne fît attention à lui, entièrement dissimulé qu’il était par le haut dossier de ce vieux siège où il était littéralement enfoui.


Pendant ce temps le droguiste déclarait à haute voix que l’état du blessé qu’on venait de lui amener lui paraissait très grave, qu’il avait besoin de solitude et de repos, et congédiait promptement tout le monde. Débarrassé des importuns et des curieux, le droguiste, après avoir verrouillé la porte et sans plus s’occuper du comte, se dirigea droit à une vaste armoire de chêne qui tenait un côté de la chambre, et l’ouvrit.


Cette armoire était entièrement remplie de vêtements accrochés à des portemanteaux fixés au fond du meuble.


Le droguiste saisit à pleines mains la tête du premier portemanteau placé à sa droite et le tira violemment, comme s’il eût voulu l’arracher.


Un déclic se fit entendre et le fond de l’armoire pivota sur lui-même, démasquant un étroit passage.


L’homme prit alors sur un meuble une chandelle qu’il alluma et, son flambeau à la main, disparut par l’ouverture qu’il venait de mettre à jour.


Quelques minutes plus tard il était de retour, accompagné de M. Jacques qu’il était allé chercher par ce chemin mystérieux qui aboutissait à la retraite des quatre pavillons.


M. Jacques se dirigea tout droit au lit sur lequel le comte avait été déposé, et, après l’avoir considéré un instant, dit:


– Il est encore évanoui.


– Ce n’est rien, monseigneur, j’ai pris le soin d’examiner le comte, il n’a aucune blessure grave… Je vais lui faire prendre quelques gouttes d’un cordial qui le fera revenir à lui.


– Faites le plus promptement possible.


Ce disant, M. Jacques cherchait des yeux un siège où s’asseoir, et le droguiste, devinant le désir du maître s’empressait d’avancer un fauteuil.


Mais alors un cri de surprise lui échappa, car dans ce fauteuil il venait d’apercevoir Noé commodément installé et qui paraissait dormir aussi paisiblement que s’il eût été dans son lit.


À ce cri M. Jacques se retourna et vit à son tour cet intrus.


– Qu’est-ce cela? demanda-t-il en fronçant le sourcil.


– Ma foi, monseigneur, fit le droguiste stupéfait, je n’en sais rien… mais nous allons bien voir.


Vivement, il referma l’armoire qui était restée ouverte, et saisissant le dormeur par le bras il le secoua rudement, en disant:


– Holà! hé! l’ami… debout!… que faites-vous ici?…


Le dormeur ainsi interpellé et secoué ne broncha pas, ne fit pas un mouvement, et lorsque le droguiste lâcha le bras qu’il tenait, ce bras retomba comme une chose inerte.


– D’où sort cet homme? demanda M. Jacques.


– Je pense qu’il est entré ici avec les porteurs qui m’ont apporté le comte, répondit le droguiste, qui tout en parlant examinait attentivement cet inconnu dont le sommeil si robuste lui paraissait étrange.


– Il me semble avoir vu déjà cette face d’ivrogne! murmura M. Jacques, qui ajouta: Maître André, voyez donc, je vous prie, ce que signifie cet étrange sommeil?


Maître André, puisque ainsi se nommait le droguiste, n’avait pas attendu cet ordre et déjà visitait soigneusement cet intrus.


Après quelques minutes d’un examen très attentif, il se redressa et dit:


– Cet homme ne dort pas, monseigneur; voyez, ses yeux ne sont pas complètement fermés, la pupille en est fixe et dilatée… Il est tout simplement assommé par l’ivresse… Il faut que cet homme soit d’une constitution extrêmement robuste, car la dose de liquide qu’il a dû absorber est effroyable et il risquait d’être foudroyé… C’est un cas fort curieux et extrêmement rare… Voyez, l’insensibilité est complète.


Ce disant, maître André secouait violemment l’ivrogne et le pinçait au sang sans lui arracher même un tressaillement.


– Cet homme voit-il? entend-il?… Au fait, je le remets maintenant, c’est cet ivrogne fieffé qui accompagne partout son ami le poète Crébillon… c’est le père de Mme d’Étioles… Poisson je crois… Il est vraiment étrange que cet ivrogne ait pu pénétrer jusqu’ici… Ce sommeil bizarre ne cacherait-il pas quelque ruse?…


Le droguiste secoua la tête:


– Non, monseigneur, je vous réponds que nous ne sommes pas en présence d’un simulateur… Cet homme lorsqu’il retrouvera ses esprits, si toutefois la congestion ne le foudroie pas dans l’état où il est, cet homme serait certainement fort embarrassé de dire où il est et comment il y est venu.


– Mais enfin entend-il?… voit-il?… et s’il voit, s’il entend, gardera-t-il souvenance de ce qu’il aura vu et entendu?


– Je crois qu’il ne voit ni entend… Toutefois je n’oserais rien affirmer… c’est un cas tellement spécial…


Sans rien dire, M. Jacques prit un pistolet dans un meuble et, appuyant le canon sur la tempe de Noé, il arma froidement, en disant impérieusement:


– Debout, l’homme… ou vous êtes mort!…


Noé ne broncha pas.


– Je vous l’ai dit, monseigneur, insensibilité complète… Je crois que cet homme n’entend rien et ne voit rien.


– N’importe, dit M. Jacques, puisque la fatalité a amené cet ivrogne ici, il sera bon, pour plus de sûreté, de s’assurer de sa personne… Maître André, vous le ferez transporter dans la pièce isolée du petit pavillon… vous aurez soin qu’il ne puisse échapper et vous le traiterez convenablement… Il serait peut-être bon d’entretenir chez lui une ivresse persistante, à seule fin de lui faire perdre le souvenir de ce qu’il aura pu voir et entendre… Lorsqu’il en sera temps, je vous le ferai savoir, on le grisera de nouveau et on le déposera nuitamment loin de la maison, sur la route, afin de lui laisser croire, quand il sortira de son ivresse, qu’il a rêvé… Jusque-là, veillez à ce qu’il ne puisse échapper.


– Vos ordres seront exécutés, monseigneur… Quant à s’échapper… hum!… cela me paraît difficile… la pièce en question n’a pas d’issue visible et il faudrait que cet ivrogne fût doué d’un flair tout particulier pour découvrir le ressort qui ouvre la porte secrète…


– Il faut tout prévoir… veillez quand même… Mais en voilà assez sur le compte de cet imbécile… Occupons-nous du comte du Barry.


Quelques instants plus tard, grâce à des soins énergiques, le comte revenait à lui et constatait avec satisfaction qu’à part la douleur produite par la quantité de coups de canne reçus, il n’avait rien de cassé et serait vite remis sur pied.


Aux questions de M. Jacques, il répondit qu’il n’avait pu exécuter l’ordre qu’il avait reçu et qu’au moment où il allait entrer au château afin d’y recueillir des détails sur l’évasion de ce misérable d’Assas, que le baron de Marçay, dans une note éplorée, venait de signaler à ses supérieurs, il avait été arrêté par ce démon de d’Assas lui-même, qui l’avait mis dans le piteux état où il était présentement.


Le comte termina ce récit douloureux pour son amour-propre en disant avec un accent de haine farouche:


– Cette fois-ci, que vous le vouliez ou non, si je rencontre cet homme, je le prends… il me le faut… Je veux, avant de le tuer, lui faire souffrir mille morts… Vous ferez de moi ce que vous voudrez après, mais je veux ma vengeance, et je l’aurai terrible, éclatante…


– Allons, allons, calmez-vous, mon cher comte, et puisque vous tenez tant à cette vengeance, eh bien… je vous abandonne ce d’Assas… vous en ferez ce que vous voudrez… Là! êtes-vous satisfait?…


– Ah! merci, monseigneur!…


– Remettez-vous vite, car je vais avoir besoin de vous…


– Soyez tranquille, j’ai autre chose à faire qu’à rester dans mon lit… Je vous réponds, monseigneur, que je ne moisirai pas ici, répondit le comte avec un sourire de joie hideuse.


– Bien, bien… je m’en rapporte à vous… Toutefois, dans votre intérêt, ne commettez pas d’imprudence… Maintenant, je vous quitte… j’ai des ordres pressés à donner… Maître André, je vous recommande encore une fois cet ivrogne… suivez ponctuellement mes instructions à ce sujet…


Là-dessus, M. Jacques se dirigea vers la fameuse armoire et disparut.


Un quart d’heure plus tard, Noé était transporté dans une pièce assez confortablement meublée, mais ne possédant ni porte ni fenêtre apparentes.


La pièce était faiblement éclairée par une veilleuse.


L’ivrogne avait été déposé dans un vaste fauteuil et, sur un petit guéridon, un en-cas et de nombreux flacons poudreux étaient disposés, de manière à attirer l’attention de l’ivrogne à son réveil, et les flacons avaient été choisis d’apparence vénérable, de manière à rendre la tentation irrésistible.


Voilà tout bonnement où se trouvait Noé Poisson, tandis que son ami Crébillon, qui le croyait mort, se désolait tout en continuant des recherches infructueuses.

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