XXI LA CORRECTION

Noé Poisson, accompagné de d’Assas reprit, tout joyeux, le chemin de son hôtellerie.


En passant devant la grille du château, le chevalier put se rendre compte que tout y paraissait calme et qu’aucune animation inaccoutumée à cette heure tardive ne dénotait qu’un événement imprévu se fût produit.


– Bon! pensa d’Assas, on ne s’est encore aperçu de rien. Jusqu’à demain me voilà tranquille.


Et sans rien laisser paraître de ses pensées, il suivit Noé qui, dans sa hâte joyeuse, courait plus qu’il ne marchait.


Aussitôt arrivé, Noé, suant et soufflant, grimpa vivement jusqu’à la chambre qu’il occupait avec le poète, ouvrit la porte en coup de vent et cria d’une voix de stentor:


– Le voilà!… je te l’amène!…


Crébillon, surpris au moment où il s’occupait tranquillement à boucler leur valise commune, sursauta et regarda son compère pour s’assurer s’il ne perdait pas le peu de raison que le ciel lui avait départi.


Mais, sans remarquer la vague inquiétude de son ami, l’ivrogne ajouta triomphalement:


– Je savais bien, moi, que je le trouverais, ton chevalier d’Assas!…


– Plaît-il?… fit Crébillon stupéfait; tu dis…?


– Je dis que je t’amène M. d’Assas, répondit Noé radieux. Arrivez donc, chevalier… par ici… Tiens le voilà!…


En effet, d’Assas qui avait suivi posément Noé qui, dans sa joie, montait les marches quatre à quatre, d’Assas faisait son entrée dans la chambre.


– Monsieur d’Assas! fit le poète joyeusement; pardieu! monsieur, soyez le bienvenu, car je vous réponds que vous étiez bien désiré.


– Et si tu savais où je l’ai trouvé! reprit Noé qui se gonflait à en éclater… Il m’est tombé du ciel dans les bras, pour ainsi dire… N’est-ce pas, monsieur d’Assas?


D’Assas, pendant les quelques instants qu’ils venaient de passer en compagnie de l’ivrogne, avait pu se convaincre de sa sincérité et, s’il avait eu quelques vagues soupçons, ils s’étaient évanouis devant son calme imperturbable et ses manières communes, mais empreintes d’une bonne et grosse cordialité.


Aussi ce fut avec un léger sourire qu’il répondit:


– Chut! monsieur, ne criez pas mon nom si haut!…


Et comme Crébillon d’un coup d’œil expressif, semblait demander le pourquoi d’une réserve aussi prudente; comme Noé, ainsi qu’il faisait toutes les fois qu’il ne saisissait pas bien ce qui se disait, roulait des yeux effarés, le chevalier, répondant à la muette interrogation du poète, ajouta sans donner plus d’explications:


– C’est que, voyez-vous, je sors d’un endroit où je ne tiens nullement à retourner… ce qui pourrait m’arriver, si votre ami s’obstinait à prononcer mon nom aussi haut qu’il le faisait tout à l’heure.


– Diable! fit le poète qui, croyant deviner, regarda fixement d’Assas.


Celui-ci du reste, n’eut pas l’air de remarquer l’insistance avec laquelle Crébillon le regardait et, dans sa hâte d’amener la conversation sur le seul sujet qui l’intéressât, il demanda:


– Vous avez à m’apprendre, m’a dit monsieur, des choses très graves et très importantes concernant Mme d’Étioles?


– Mais, fit Crébillon, c’est moi qui, au contraire, compte sur vous pour avoir des nouvelles de Jeanne… C’est uniquement dans cet espoir que je vous ai cherché partout.


– M. Poisson m’a déjà dit que vous me cherchiez depuis quelque temps. Vous me dites, vous, que vous attendez de moi des nouvelles de Mme d’Étioles, c’est bien cela, n’est-ce pas?


– C’est cela même.


– Mais qui vous fait supposer que je sois à même de vous donner les nouvelles que vous espérez… alors que moi-même je ne suis venu ici que dans l’espérance d’y trouver les renseignements… que vous attendez de moi?


Crébillon se gratta vigoureusement le nez, ce qui, chez lui, était l’indice de réflexions sérieuses, et s’adressant à Noé qui écoutait très attentivement, il lui dit:


– Voyez donc, cher ami, s’il n’y a pas par là quelques bouteilles pleines accompagnées de quelques provisions… Il est l’heure où les honnêtes gens soupent et M. d’Assas voudra bien, je l’espère, nous faire l’honneur de partager notre en-cas.


Et comme le chevalier esquissait un geste de refus, il ajouta:


– Les explications que nous allons avoir à nous donner tous les deux, monsieur, seront longues… je le crois… laborieuses… je le crains… Or, à mon avis, rien ne facilite un échange de vues et d’impressions comme une table bien garnie et quelques flacons de vieux vin… Acceptez donc sans façon ce qui vous est offert de grand cœur.


Le chevalier, gagné par la cordialité des manières et par la franchise du regard du poète, s’inclina en signe d’acceptation.


Noé, pendant ce temps, avec un empressement et une célérité qui prouvaient combien la proposition de son ami lui agréait, tirait d’un placard des provisions de réserve qu’il disposait prestement sur une table, en les flanquant d’un nombre respectable de flacons poudreux.


Lorsqu’ils se furent installés commodément et que le premier appétit commença d’être satisfait, le poète, reprenant la conversation, dit:


– Si je vous ai bien compris monsieur, vous ignorez où se trouve Mme d’Étioles, vous ne savez pas ce qu’elle est devenue et vous comptiez sur moi pour vous l’apprendre?


– Je l’avoue. C’est du reste ce que M. Poisson m’avait fait espérer en me disant que vous aviez des nouvelles importantes à me communiquer à ce sujet.


– Bien! bien!… Moi, de mon côté, j’ignore complètement ce qu’il est advenu de la personne qui nous occupe et qui a disparu, et… je comptais sur vous pour me l’apprendre.


– J’entends bien, monsieur… Et j’ai déjà eu l’honneur de vous demander ce qui vous faisait croire que j’étais à même de vous donner ces renseignements?


– Mais, fit Crébillon en fixant d’Assas, n’avez-vous pas rejoint Mme d’Étioles sur la route de Versailles?


– Sans doute… Mais je ne vois pas…


– Or, Jeanne a disparu à dater de cet instant, et depuis elle est introuvable.


– Pardon! vous faites erreur… Mme d’Étioles, après que je l’eus quittée sur la route de Versailles où je l’avais rejointe en effet, a accepté l’hospitalité qui lui était offerte par… quelqu’un qui se trouvait dans son carrosse, dans une petite maison que je connais, où elle est restée plusieurs jours, d’où elle est sortie librement pour être conduite par moi dans une autre maison de ma connaissance, et c’est à dater de ce moment seulement qu’elle a disparue et que, par suite de circonstances indépendantes de ma volonté, je me suis trouvé dans l’impossibilité de veiller sur elle.


Pendant qu’il parlait, Crébillon observait attentivement le chevalier, et sa physionomie ouverte et loyale l’impressionnait sans doute favorablement, car il répondit:


– Tenez, chevalier, nous nous défions mutuellement l’un de l’autre et nous avons tort, car vous êtes, je le sens, aussi loyal que moi. Le meilleur moyen que nous ayons d’arriver à nous entendre est d’être francs et sincères vis-à-vis l’un de l’autre. Je vais donc vous donner l’exemple et je jouerai cartes sur table avec vous… Vous verrez ensuite ce que vous aurez à faire.


Alors le poète raconta par le détail comment il avait pris part à l’enlèvement de Jeanne et tout ce qui était arrivé à la suite de cet événement.


Il répéta tout ce que le lieutenant de police lui avait dit lors de la visite qu’il lui fit et enfin narra dans tous ses détails par quel hasard bien heureux il put pénétrer dans la maison de la ruelle aux Réservoirs et s’assurer de ses propres yeux que Jeanne n’y était pas.


Il n’omit aucun détail, n’oublia aucun nom et parla, comme il l’avait dit, avec la plus entière franchise, ajoutant, en manière de conclusion:


– Vous savez, maintenant, pourquoi je vous ai tant cherché et pourquoi j’espérais de vous des nouvelles positives de Mme d’Étioles.


Pendant tout ce récit assez long, d’Assas avait écouté très attentivement, et au fur à mesure que Crébillon lui donnait toutes sortes de détails précis, il se rendait compte qu’il pourrait sans crainte se confier à ce poète ivrogne, assuré qu’il était de trouver en lui sinon un ami prêt à lui venir en aide au besoin, du moins un galant homme incapable d’une trahison ou d’une vilenie, et peut-être même de trouver en lui un auxiliaire précieux, puisque tous deux, pour des motifs différents, poursuivaient le même but, qui était d’arracher Mme d’Étioles à la griffe des ennemis puissants qui s’acharnaient à sa perte.


Les renseignements que Crébillon lui donnait concordaient de tous points avec ceux qui lui avaient été fournis par de Bernis.


Il lui apparaissait de plus en plus clair et évident que l’ennemi le plus redoutable de Jeanne, c’était encore et toujours cette comtesse du Barry qui, quelques heures plus tôt, s’offrait cyniquement à lui.


Enfin, la visite infructueuse que le poète avait faite de la mystérieuse maison de la ruelle aux Réservoirs apportait une preuve de plus aux dires de de Bernis qui lui avait affirmé que Jeanne n’était plus dans cette retraite, d’où elle avait été enlevée sur l’ordre de la comtesse du Barry pour être transportée vers une destination inconnue.


À défaut de tout autre sentiment, son intérêt, celui de Jeanne lui conseillaient donc d’être franc et sincère à son tour et de se confier entièrement à ce poète qui pouvait devenir une sorte d’associé sûr et fidèle.


À son tour, il raconta point par point tout ce qui lui était arrivé depuis la scène de la route de Versailles jusqu’à son évasion si heureusement menée à bonne fin.


Malheureusement, de même que Crébillon ne s’était pas attaché à décrire les lieux, se bornant à raconter les événements, et à répéter les paroles ayant trait à Mme d’Étioles, de même d’Assas oublia de décrire au poète la mystérieuse retraite qu’il avait habitée et où il avait conduit Jeanne.


Cet oubli de part et d’autre, ou pour mieux dire, ce peu d’importance qu’ils attachaient à la description d’une maison que tous deux avaient reconnue pour la même dès les premiers mots, devait leur faire perdre un temps précieux en les laissant s’embourber dans une erreur matérielle que le moindre détail précis sur ce point, dont l’importance leur échappait, eût fait tomber.


Il est clair, en effet, que si d’Assas avait parlé des quatre pavillons dont se composait cette retraite, Crébillon, qui n’avait vu que le premier qui servait de façade apparente aux trois autres, eût été frappé de ce fait.


Il est clair qu’il en eût aussitôt fait la remarque à d’Assas et que, de détail en détail, ils n’eussent pas été aussi pleinement convaincus et se fussent demandé si Mme d’Étioles n’était pas tout simplement cachée dans un des trois pavillons intérieurs, pendant qu’on laissait complaisamment visiter le premier en façade.


Sans deviner précisément la manœuvre de M. Jacques, des doutes leur seraient venus sans doute et, avant de renoncer à toute surveillance de ce côté, il est probable qu’ils eussent voulu s’assurer, avant de se tourner d’un autre côté, si Jeanne ne se trouvait pas plus dans les autres pavillons que dans le premier.


Malheureusement, cette idée ne leur vint ni à l’un ni à l’autre et peut-être cet oubli fut-il un bien pour d’Assas, qui n’eût peut-être pas hésité à aller frapper à la porte du redoutable général des jésuites, ce qui eût été comme une manière de se constituer prisonnier, car il est certain que M. Jacques eût aussitôt pris ses dispositions pour que le chevalier, qui, libre, pouvait contrarier ses plans, ne sortît pas de cette mystérieuse retraite.


Sans compter que c’était s’exposer bénévolement au poignard du comte du Barry, traîtreusement embusqué dans quelque coin de la sombre demeure.


Quoi qu’il en soit, ce point important leur échappa complètement.


Mais, à part cette erreur, les explications franches et nettes qu’ils se donnèrent mutuellement eurent pour effet de créer un lien de sympathie entre ces deux hommes qui se connaissaient à peine et dont l’âge, les goûts et les manières semblaient ne devoir jamais s’accorder.


Aussi, lorsque d’Assas eut fini de parler, Crébillon avec cette rondeur de manières qui lui était particulière, résuma-t-il leur commune impression par ces mots:


– Vous voyez, monsieur, que le meilleur moyen que nous avions de nous entendre était de parler à cœur ouvert, comme il convient, du reste, à d’honnêtes gens.


– Certes!… Je ne vous contredirai point là-dessus, car si je possède une seule qualité, c’est la franchise précisément.


– Vous êtes trop modeste… Vous n’avez pas que cette qualité, je le vois à votre mine qui, d’ailleurs, me revient tout à fait. Aussi, je vous dis tout net que vous pouvez faire état de moi comme d’un ami.


– J’accepte cette amitié en échange de la mienne que je vous offre de grand cœur.


– Voilà qui est au mieux. En attendant que décidons-nous?… Me voici débarrassé du remords d’avoir livré Jeanne au roi, ce qui me chiffonnait terriblement; mais, d’autre part, de ce que je savais moi-même et de ce que vous venez de m’apprendre, il appert manifestement que cette enfant est en péril, et l’affection que j’ai pour elle ne me permet pas de rester passif tant qu’elle ne sera pas hors de danger.


– Mon opinion, dit d’Assas, est que nous devons effectuer nos recherches à Paris.


– C’est aussi mon avis répondit Crébillon. Le mieux est donc de partir demain matin, avant que votre fuite soit connue au château, car vous allez avoir la maréchaussée à vos trousses.


– Non pas, s’il vous plaît. Avant de quitter Versailles, j’ai deux mots à dire à quelqu’un de ma connaissance.


– Diable!… ce n’est peut-être pas très prudent, cela?…


– Bah! laissez donc… ce sera vite fait… Au surplus, peut-être vaudrait-il mieux rester ici quelque temps… on va me chercher tout droit à Paris et je gagerais qu’on n’aura pas un seul instant l’idée que j’ai pu rester tout bonnement ici, à deux pas du château.


– C’est peut-être vrai ce que vous dites là… pourvu que vous ne fassiez pas d’imprudences, répondit Crébillon, que le ton de d’Assas, lorsqu’il avait dit qu’il voulait dire deux mots à quelqu’un avant son départ, inquiétait vaguement.


– Je vous promets d’être raisonnable.


– À la garde de Dieu! dit Crébillon en secouant la tête, car il devinait dans l’attitude du chevalier la résolution bien arrêtée de ne partir qu’après avoir accompli une besogne tracée d’avance.


Sur ces mots, comme la soirée était très avancée, que l’hôte était couché et que les deux nouveaux amis jugeaient prudent de ne pas attirer son attention sur l’évadé, il fut décidé que Noé Poisson céderait son lit au chevalier et s’arrangerait de son mieux dans un fauteuil.


L’ivrogne, ainsi qu’on a pu le remarquer, avait assisté à l’entretien de Crébillon et de d’Assas sans y prendre une part active.


Le poète ayant constamment négligé de prendre l’avis de son vieux compagnon, d’Assas, d’instinct, avait imité cet exemple.


Noé, de son côté, confiant dans la supériorité de Crébillon, l’avait laissé sagement diriger l’entretien à sa guise, se contentant, pour toute intervention, de pousser quelques grognements approbatifs de-ci de-là, ne comprenant pas toujours ce qui se disait et n’ayant, manifestement, qu’un souci: veiller attentivement à remplir les verres au fur et à mesure qu’on les vidait.


Il va sans dire qu’il ne s’oubliait pas lui-même, tant et si bien que, lorsque les deux interlocuteurs eurent fini de s’expliquer, un ronflement sonore vint leur révéler que l’excellent Noé était parti pour le pays des songes.


Et voilà pourquoi il fut décidé que d’Assas occuperait le lit de l’ivrogne, qu’on laissa tranquillement cuver son vin dans le fauteuil où il s’était endormi, sans plus s’inquiéter de lui, Crébillon ayant déclaré que son ami avait l’habitude de ces sortes de situations et qu’il dormirait là jusqu’au matin aussi bien que dans son lit.


Le lendemain matin, le chevalier déclara au poète qu’il allait sortir, qu’il ne resterait probablement pas longtemps absent, et le priait d’attendre son retour.


Crébillon répondit:


– Vous êtes bien décidé?… N’allez-vous pas faire quelque folie?… commettre quelque imprudence irréparable?…


– Rassurez-vous, je ne cours aucun risque… D’ailleurs, il le faut… je ne partirai pas d’ici avant d’avoir eu avec quelqu’un… l’explication que je désire.


– Allez donc, répondit Crébillon, voyant que toute résistance serait inutile et que le chevalier était buté dans son idée et fermement résolu à la mettre à exécution; allez donc, mais, pour Dieu! prenez des précautions.


– Soyez tranquille, dit d’Assas en souriant, je ne tiens nullement à redevenir le pensionnaire du baron de Marçay… et je m’arrangerai en conséquence… À propos n’auriez-vous pas une canne à me confier?…


– Une canne?… répéta le poète assez étonné; mais…


– Voici la mienne, chevalier, dit Noé qui écoutait sans rien dire suivant son habitude… Vous convient-elle?…


Ce disant, il tendait sa canne que d’Assas prit et examina attentivement.


C’était une canne très simple, très modeste, qui n’avait rien de commun avec les chefs-d’œuvre de la Popelinière où de Samuel Bernard, qui valaient jusqu’à dix mille écus.


Mais si le bâton était très simple, en revanche, il était fort solide et cela se conçoit aisément, puisqu’il était destiné à supporter le poids de la précieuse personne de Noé, poids qui était des plus respectables.


La canne parut convenir au chevalier, qui la prit en remerciant, et dit en se tournant vers Crébillon:


– Vous m’avez recommandé la prudence, voyez si je suis votre conseil… Nous sommes à peu près de la même taille, n’auriez-vous pas un costume de rechange à me prêter?… celui que je porte est peut-être signalé à l’heure qu’il est… J’abuse de votre obligeance, cher monsieur, mais ne vous en prenez qu’à vous-même et à vos conseils que je suis strictement.


– Comment donc, chevalier, fit Crébillon avec une satisfaction visible, je serais désolé que vous fissiez des façons avec moi… Voici le costume que vous demandez… je ne l’ai mis encore qu’une fois, le jour où je fis à M. Berryer la visite que je vous ai narrée.


– Il est de nuance sombre, dit d’Assas en examinant le costume, il conviendra parfaitement… Avec ce vêtement je ne risque pas d’attirer l’attention.


Tout en parlant, d’Assas s’habillait rapidement.


Il se trouva que le costume allait à peu près.


Tel que, le chevalier le déclara parfait, en ajoutant:


– Avec ce manteau de nuance indécise, je passerai inaperçu, et nul ne pourra remarquer que le costume n’est pas tout à fait à ma taille.


Crébillon opinait doucement de la tête, tout en s’habillant lui-même, pendant que Noé, pour se remettre les idées, et aussi pour ne pas rester inactif, débouchait un flacon de vin blanc et remplissait les verres.


Lorsque la toilette de d’Assas fut achevée, il ceignit l’épée que lui avait remise la veille le valet de Saint-Germain, passa les deux pistolets chargés à sa ceinture, s’enveloppa dans son manteau, et, la canne de Noé à la main, il sortit après avoir serré la main de ses deux compagnons.


À peine avait-il fermé la porte que Crébillon dit à Noé:


– Je sors… Ne bouge pas d’ici… attends mon retour.


Sur le pas de la porte, il vit le chevalier qui s’éloignait d’un pas assuré.


À côté de lui, le valet mis par Saint-Germain aux ordres de d’Assas le regardait s’éloigner aussi avec une vague inquiétude.


Crébillon lui dit rapidement quelques mots, que le valet parut accueillir avec une satisfaction visible, car il se dirigea vers l’écurie pour exécuter sans doute des instructions que le poète venait de lui donner.


Crébillon, pendant ce temps, le manteau lui cachant une partie de la figure, se mit à suivre de loin d’Assas, et quelques instants plus tard le valet, enveloppé, lui aussi, dans un vaste manteau, tenant un cheval par la bride, sortait à son tour et suivait le poète de loin, réglant son pas sur le sien.


Cependant d’Assas se dirigeait tranquillement vers les Réservoirs.


Il était en ce moment environ neuf heures du matin et, tout en marchant sans hâte, comme un flâneur, d’Assas songeait, avec un sourire ironique sur les lèvres, qu’à cet instant précis, peut-être, le quartier des prisons du château était révolutionné par sa disparition et que, sans doute, on se lançait de tous côtés à sa poursuite.


Comme il approchait de la maison de M. Jacques, il tressaillit violemment: la porte venait de s’ouvrir brusquement et un homme, la face convulsée par une violente émotion, s’élançait en courant, le bousculant au passage sans s’excuser, se dirigeant dans la direction du château.


Cet homme, c’était le comte du Barry.


D’Assas l’avait reconnu du premier coup d’œil, sa main s’était nerveusement crispée sur la pomme de sa canne.


Mais sans doute il n’entrait pas dans son plan d’arrêter le comte en cet endroit, car il resta impassible, maîtrisant ce premier mouvement de colère qui l’avait poussé en avant.


Sans même relever, comme il l’eût fait en toute autre circonstance, la grossièreté du comte qui avait failli le renverser en courant et qui, pour toute excuse, avait jeté en passant ces mots dits avec une sorte de rage:


– La peste soit du badaud!


… Il fit prestement demi-tour et suivit du Barry qui courait plus qu’il ne marchait.


Le comte s’approchait du château. Il était arrivé sur la place et se dirigeait vers la grille, ayant pris une allure plus modérée, toujours suivi, sans qu’il s’en doutât, du chevalier qui, lui-même, était suivi par Crébillon, pestant en son for intérieur contre l’imprudence du chevalier qui paraissait vouloir entrer au château.


– Mort de ma vie! songeait le brave poète, ferait-il cette folie d’entrer au château?… Ah çà, mais… il veut donc se faire rouer vif?…


La place commençait à être sillonnée de carrosses, de cavaliers, de gentilshommes, d’officiers, de valets, toute une foule bigarrée, bariolée, allant à la demeure royale ou en sortant.


C’était là, sans doute, ce que désirait d’Assas, car il allongea le pas en serrant nerveusement sa canne et, en quelques enjambées, rejoignit du Barry au moment où il était à peu près sur le milieu de la place.


D’Assas posa sa main sur l’épaule du comte, en disant avec un calme effrayant:


– Hé! bonjour, monsieur le comte… Où courez-vous si vite?…


Le comte s’arrêta net, cloué sur place en reconnaissant cette voix, et sans que le chevalier eût besoin d’accentuer son étreinte pour le retenir.


Il se retourna tout d’une pièce, pâle comme un mort, les yeux flamboyants, les lèvres tremblantes de fureur, la main crispée sur la garde de son épée, et, stupide d’étonnement, n’en pouvant croire ses yeux, il ne trouva que ces mots qu’il hoqueta d’une voix rauque:


– Le chevalier d’Assas!…


– Moi-même, monsieur, répondit d’Assas toujours souriant, en chair et en os.


– Le chevalier! répéta du Barry qui n’arrivait pas à se ressaisir.


– Oui, oui, je comprends, dit d’Assas avec une ironie cinglante, la dernière fois que j’eus le déplaisir de vous voir vous étiez traîtreusement embusqué dans l’ombre, le poignard à la main, prêt à m’occire… à m’assassiner… car le poignard est l’arme des assassins et non celle d’un gentilhomme… le savez-vous monsieur le comte?… Vrai Dieu, la vilaine figure que vous aviez à ce moment-là… tenez… presque aussi vilaine que celle que vous avez en ce moment.


D’Assas avait élevé la voix et déjà l’attention commençait à se porter sur eux.


– Oui, continua le chevalier d’une voix de plus en plus éclatante; oui, vous me vouliez assassiner lâchement, monsieur; mais, mordieu! on échappe à votre poignard tout comme on tire sa révérence aux geôliers chargés de garder un homme dont on se veut défaire, et on se présente, comme je le fais, devant l’assassin, au moment où il croit vous tenir, pour lui administrer la correction qu’il mérite… ce que je vais faire avec tous les égards qui sont dus à votre rang… monsieur l’assassin!…


Le comte cependant était revenu de sa stupeur, mais une colère terrible, une fureur terrible l’envahissait.


Il recula d’un pas et tira son épée, en disant avec rage:


– Par le diable! ce coup-ci tu n’échapperas pas!


Mais la voix claironnante de d’Assas, son calme imperturbable en présence de la face hideuse de fureur du comte, l’épée qui brillait au soleil et menaçait cet homme qui gardait dédaigneusement la sienne au fourreau, tout cela attirait de plus en plus l’attention sur eux et faisait pester Crébillon qui ne perdait rien de cette scène rapide.


On s’arrêtait on se groupait autour d’eux.


D’un carrosse qui s’approchait un cri était parti, un buste avait surgi de la portière, un ordre avait été lancé au cocher qui avait arrêté ses chevaux.


Du Barry, de plus en plus aveuglé par la colère, oubliant le lieu où il se trouvait, oubliant qu’il n’avait qu’à s’approcher de la grille, appeler et faire arrêter celui qu’il haïssait, n’ayant qu’un désir: celui d’en finir là, sur place, à l’instant, par un bon coup d’épée; du Barry, ivre de fureur, fonça l’épée haute sur le chevalier, en criant pour la forme, car l’attaque précédait traîtreusement l’avertissement:


– En garde, monsieur, ou je vous tue!…


Le coup était porté avant que l’avertissement fût achevé.


Mais d’Assas surveillait de très près son ennemi.


Alors, les assistants, qui, déjà faisaient cercle virent avec une stupeur mêlée d’admiration que les coups furieux de cette épée traîtresse et qui cherchait à être mortelle était dédaigneusement parée… avec une canne, pendant que la voix vibrante et sonore de d’Assas disait avec un calme terrifiant:


– Salir mon épée contre la vôtre!… fi donc!… un bon bâton, voilà ce qu’il faut à un homme comme vous, monsieur l’assassin!…


Le comte était connu et cordialement détesté… d’Assas était un inconnu pour tous. La crânerie de son attitude lui attira la sympathie et l’admiration de tous.


Un officier, dans un groupe, dit à haute voix:


– Morbleu!… voilà un homme!…


D’Assas eut un sourire à l’adresse de celui qui avait parlé et, entre deux parades, la canne traça dans l’air un salut dans cette direction.


Des murmures admiratifs éclatèrent. Pour un peu, on eût applaudi.


La passe d’armes, si on peut dire, dura, du reste, fort peu de temps. Un coup sec, vigoureusement appliqué, brisa l’épée dans la main du comte.


Rapide comme l’éclair, d’Assas saisit le poignet de son adversaire le broya, le tordit jusqu’à ce que le tronçon d’épée échappât à ses doigts endoloris.


Du pied il repoussa les deux tronçons qui disparurent instantanément, saisis, happés au passage, jetés loin de là par des mains inconnues, car, devant cette lutte inégale d’une épée et d’un bâton la foule sentait, devinait que le lâche qui avait osé soutenir un tel combat était de force à se servir de la lame brisée pour poignarder son trop loyal adversaire, et d’instinct elle prenait parti pour le plus brave.


Alors d’Assas d’une main, saisit du Barry au collet et de l’autre laissa retomber à coups précipités la canne sur ses épaules.


Le comte, écumant de rage, essaya de se soustraire à l’étreinte formidable qui le matait! il essaya de mordre, de griffer… peine perdue… l’étreinte restait la même, les coups pleuvaient dru comme grêle sur ses épaules et la foule enlevée criait: Bravo!


Du Barry perdit alors complètement la tête; la honte, la rage, la douleur l’agrippant, l’étouffant, il se mit à crier, appelant à l’aide, sommant les assistants d’arrêter son bourreau qui était, d’après lui, un criminel, un prisonnier d’État évadé…


La foule amusée férocement, se mit à rire, criant au chevalier:


– Hardi!… Hardi!…


Et d’Assas frappait toujours.


Et les cris de rage, les objurgations de du Barry, se changèrent en hurlements de douleur et la folie envahissait son cerveau.


Alors d’Assas le lâcha et, fou de douleur, ne sachant plus ce qu’il faisait, le comte s’enfuit… mais d’Assas le poursuivit la canne haute, le chassant devant lui, frappant sans trêve, et la foule faisait cercle, empêchait le malheureux de s’échapper, l’obligeait à tourner comme sur une piste, toujours poursuivi par la terrible canne qui s’abattait constamment sur ses épaules meurtries.


Enfin, haletant, les yeux exorbités, les vêtements en lambeaux, couvert de sang, il tomba comme une masse et alors seulement la canne s’arrêta de frapper.


D’Assas, essuyant son front ruisselant de sueur, se fraya un passage parmi les assistants qui lui faisaient une ovation.


Il fut rejoint alors par Crébillon qui, sur un ton de reproche, lui dit:


– Mordieu!… C’est là ce que vous appelez être prudent?… N’importe, ajouta-t-il en riant, voilà une belle volée de bois vert, une magistrale correction!… Tudieu!… chevalier, vous n’y allez pas de main morte!…


– Je m’étais promis de lui administrer cette correction! dit simplement d’Assas.


– Eh bien! vous êtes satisfait maintenant? Oui!… Alors, croyez-moi, tirons au large.


À ce moment, du carrosse qui s’était arrêté, un personnage descendit et vint à eux, les bras ouverts.


– Enfin, chevalier, je vous trouve!… dit le personnage.


– Monsieur d’Étioles, dit d’Assas, non sans une gêne secrète.


– Moi-même, chevalier; montez dans mon carrosse… Vrai Dieu! chevalier, il ne fait pas bon être de vos ennemis… Quelle poigne!… Ce pauvre comte! comme vous l’avez arrangé!… Montez, je vous prie… Au reste, c’est pain bénit et il n’a pas volé la correction que vous lui avez administrée… J’en rirai longtemps… mais montez donc!


D’Assas allait refuser, s’excuser, mais à ce moment un moment inaccoutumé parut se produire dans la cour du château. Une sonnerie retentit, des hommes couraient, des chevaux étaient sortis des écuries; l’œil perçant de Crébillon vit tout cela.


Sans hésiter, il poussa le chevalier vers le marchepied en disant:


– Leste!… montez, chevalier, montez, pour Dieu!


Machinalement, d’Assas monta; d’Étioles le suivit et Crébillon, après avoir fait un geste au valet qui suivait toujours, son cheval à la main, monta à son tour, après avoir crié au cocher, comme s’il eût été le maître du carrosse:


– Tourne à gauche et fouette… crève tes chevaux s’il le faut, mais marche… marche vite!


Puis, se tournant vers d’Étioles stupéfait, Crébillon le mit en quelques mots au courant de la situation, pendant que le cocher du financier, subjugué par le ton impérieux du poète, lançait ses chevaux à toute allure.


En un clin d’œil, Crébillon eut dressé un plan pour la réussite duquel le concours de d’Étioles était nécessaire.


Celui-ci, nous l’avons raconté en temps et lieu, avait besoin de d’Assas pour la réalisation de ses projets. Il promit donc son concours sans arrière-pensée très heureux, au contraire de rendre un service qui devait lui attirer la reconnaissance du chevalier.


Le carrosse avait prit le chemin des Quinconces, lorsqu’une troupe de chevaliers sortit du château pour se mettre à la poursuite du chevalier, ainsi que Crébillon l’avait deviné au mouvement inaccoutumé qu’il avait remarqué.


En arrivant sur la place, l’officier qui commandait la troupe s’arrêta, assez embarrassé du chemin à suivre.


Qui se trouva là, juste à point nommé, pour lui raconter la scène homérique qui venait de se dérouler?…


Quel misérable bavard lui donna le signalement d’ailleurs assez vague, du chevalier: manteau marron foncé, tricorne noir garni de plumes noires, brodé d’un galon d’argent?


Qui lui dit que le chevalier était monté dans un carrosse et la direction prise par ce carrosse?


Quelque passant inoffensif, sans doute!


Un de ces doux badauds qui voient tout, entendent tout, et qui, dès que l’autorité surgit, éprouvent le besoin impérieux de dire ce qu’ils ont vu et entendu et même, parfois ce qu’ils n’ont ni vu ni entendu.


Un de ces êtres anonymes qui passent et qui laissent tomber une parole.


Seulement, cette parole peut causer d’irréparables malheurs.


Toujours est-il que l’officier, à la tête de sa troupe, se lança à la poursuite du carrosse qui n’avait qu’une faible avance.


La direction prise par le carrosse signalé tournait le dos à la ville de Paris, ce qui ne laissait pas que de surprendre l’officier, qui pensait que celui qu’il poursuivait devait avoir pris le chemin de la capitale.


Au bout de quelques minutes d’une poursuite enragée, la troupe aperçut enfin le carrosse.


Seulement ce carrosse s’en allait à une allure paisible et n’avait nullement l’air de fuir une poursuite.


À la première sommation de l’officier, le cocher, en fidèle observateur des lois de son pays, arrêta ses chevaux pendant que le maître du carrosse se montrait à la portière et demandait paisiblement ce qu’il y avait.


L’officier s’approcha et dit ce qu’il cherchait.


Alors le propriétaire du carrosse ouvrit la portière toute grande, descendit, montra l’intérieur de la voiture complètement vide et dit:


– Je suis M. Le Normant d’Étioles, sous-fermier de la ferme de Picardie, et je n’ai nullement donné asile à la personne que vous cherchez, ainsi que vous pouvez en convaincre.


L’officier, dépité, s’excusa et demanda si d’aventure M. d’Étioles n’aurait pas vu l’homme dont il donnait le signalement.


– Un manteau marron foncé?… mais en effet il me semble que j’ai été dépassé par un cavalier qui répondait assez exactement au signalement que vous me donnez.


– Pouvez-vous m’indiquer le chemin pris par ce cavalier?


– Mais… droit devant nous.


– Merci, monsieur, et veuillez agréer mes excuses.


Et l’officier, laissant là le carrosse qui reprenait paisiblement son chemin, se lança, suivi de ses hommes, à la poursuite de ce cavalier qu’il atteignit enfin.


Cette fois-ci, il n’y avait pas d’erreur, c’était bien le manteau et le chapeau signalés.


De même que le cocher de M. d’Étioles, ce cavalier s’arrêta à la première sommation.


Mais, lorsque l’officier, s’approchant, dit:


– Chevalier d’Assas, au nom du roi, je vous arrête… Remettez-moi votre épée! le cavalier tourna vers son interlocuteur un visage stupéfait et répondit avec respect:


– Faites excuse, monsieur l’officier, je ne suis pas celui que vous dites… Je m’appelle Jean Dulong et je suis au service de M. le comte de Saint-Germain.


Ce disant le cavalier, entr’ouvrant son manteau, laissait voir une livrée discrète et montrait son côté vierge de l’épée qu’on lui demandait de rendre.


L’officier étouffa un juron.


Il n’y avait d’ailleurs pas à se tromper, l’homme qui lui parlait là avait bien le physique et les allures d’un valet de bonne maison et ne répondait en rien, à part le manteau et le chapeau, au signalement du chevalier d’Assas, officier du roi.


Du reste cet homme approchait la quarantaine et l’officier qu’il était chargé d’arrêter avait vingt ans.


Comme il l’avait fait auprès de d’Étioles l’officier s’informa auprès de cet homme.


Seulement, comme cette fois il n’avait pas affaire à un homme de qualité, ses questions prirent la tournure d’un véritable interrogatoire.


Jean Dulong répondit, sans se départir du respect qu’un homme de sa condition devait à un officier du roi:


– J’ai assisté à une partie de la scène qui s’est déroulée place du château… mais on vous a mal renseigné, monsieur l’officier, le jeune gentilhomme dont vous me parlez a pris la route de Paris… Vous lui tournez le dos… et comme il était bien monté, il doit avoir maintenant une belle avance.


Sans dire un mot de remerciement à ce personnage d’aussi mince importance, l’officier, furieux, fit volte face et s’élança à fond de train sur la route de Paris, à la poursuite de ce fugitif qui, décidément, n’était pas le premier venu puisqu’il venait, après s’être évadé la veille même braver le roi en assommant à moitié un de ses gentilhommes devant la grille même du château, et s’évanouissait, disparaissait sans laisser de traces, une fois ce bel exploit accompli.

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