Deuxième jeu: PIQUE

61. TRAVAIL SUR LA PYRAMIDE MYSTERIEUSE

Pointe translucide. Triangle blanc. Maximilien était à nouveau face à la pyramide mystérieuse. La dernière fois, son inspection avait été interrompue par une piqûre d'insecte qui l'avait mis groggy pendant une petite heure. Aujourd'hui, il était bien décidé à ne pas se laisser surprendre.

Il s'approcha à pas précautionneux.

Il toucha la pyramide. Elle était toujours tiède.

Il posa son oreille contre la paroi et entendit des bruits.

Il se concentra pour les comprendre et il lui sembla percevoir une phrase intelligible en français.

– Alors, Billy Joe, je t'avais dit de ne pas revenir.

Encore la télévision. Un western américain, sans doute.

Le policier en avait assez entendu. Le préfet exigeait des résultats, il allait en obtenir. Maximilien Linart s'était muni du matériel indispensable à la réussite de sa mission. Ouvrant sa grande gibecière, il en sortit un long maillet de chantier et le brandit en direction de son propre reflet. De toutes ses forces, il frappa.

Dans un fracas étourdissant, le miroir s'émietta en fragments coupants. Vite, il recula pour éviter d'être touché par un éclat.

– Tant pis pour les sept ans de malheur, soupira-t-il.

La poussière dissipée, il inspecta la paroi de béton. Toujours pas de porte, ni de fenêtre. Seulement la pointe translucide au sommet.

Deux faces de la pyramide restaient camouflées de miroirs. Il les fît aussi exploser sans discerner la moindre ouverture. Il posa l'oreille sur la paroi de béton. À l'inté rieur, la télévision s'était tue. Quelqu'un réagissait à sa présence.

Il devait quand même bien y avoir une issue quelque part… Une porte basculante… Un système quelconque de charnières… Sinon, comment l'actuel occupant se serait-il introduit dans la pyramide?

Il lança un lasso vers le sommet de la pyramide. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à le crocheter. Avec ses chaussures antidérapantes, le policier entreprit d'escalader la surface plane en béton. Il examinait la paroi de près mais pas la moindre fissure, pas le moindre trou, pas la moindre rainure permettant d'enfumer le ou les occupants. Du sommet, il scruta les trois faces: le béton était épais et en tout point homogène.

– Sortez ou je vous garantis que nous trouverons bien un moyen de vous faire déguerpir!

Maximilien se laissa redescendre sur sa corde.

Il était toujours persuadé qu'un ermite s'était emmuré dans ce bâtiment de béton. Il savait qu'au Tibet certains moines particulièrement zélés se faisaient ainsi enfermer dans des cabanes de briques closes sans porte ni fenêtres et y restaient des années durant. Mais ces moines laissaient cependant une petite trappe ouverte pour que les fidèles leur déposent des aliments.

Le policier imagina la vie de ces emmurés vivants dans leurs deux mètres cubes, assis parmi leurs excréments, sans air et sans chauffage!

Bzzz… bzzz.

Maximilien sursauta.

Ce n'était donc pas un hasard si, à sa première interpellation, il avait été piqué par un insecte. Celui-ci avait partie liée avec la pyramide, le policier en était maintenant convaincu. Il ne se laisserait pas vaincre à nouveau par le minuscule ange gardien de l'édifice.

L'origine du bourdonnement était un gros insecte volant. Probablement une abeille ou une guêpe.

– Va-t'en, fit-il en agitant la main.

Il dut se contorsionner pour le suivre du regard. C'était comme si cet insecte comprenait que, pour l'attaquer, il fallait d'abord échapper aux yeux de cet humain.

L'insecte se mit à faire des huit. Soudain, il monta, puis fonça en piqué sur lui. Il tenta de planter son dard dans le sommet du crâne mais les cheveux blonds de Maximilien étaient drus et il ne parvint pas à franchir ce qui était pour lui une forêt de herses dorées.

Maximilien se donna de grandes tapes sur la tête. L'insecte redécolla mais ne renonça pas à ses piqués de kamikaze.

Il la défia de la voix:

– Que me veux-tu? Vous, les insectes, vous êtes les derniers prédateurs de l'homme, non? On n'arrive pas à vous éliminer. Vous nous ennuyez, nous et nos ancêtres, depuis trois millions d'années, et vous continuerez à ennuyer nos enfants pendant combien de temps encore?

L'insecte ne sembla pas prêter attention au discours du policier. Lui n'osait pas lui tourner le dos. L'insecte se maintenait en position géostationnaire, prêt à plonger dès qu'il aurait trouvé une faille dans la défense antiaérienne ennemie.

Maximilien saisit une chaussure et, la tenant comme une raquette de tennis, se prépara à smasher dans l'insecte dès que celui-ci attaquerait.

– Qui es-tu, grosse guêpe? La gardienne de la pyramide? L'ermite sait apprivoiser les guêpes, c'est ça?

Comme pour lui répondre, l'insecte fonça. En approchant de son cou, il vira, contourna l'humain, redescendit en piqué vers le mollet dénudé du policier mais avant d'avoir pu le toucher de son dard, il reçut en plein front une énorme semelle de chaussure.

Maximilien s'était baissé comme pour faire un lob et, d'un mouvement sec du poignet, il était arrivé à intercepter son minuscule adversaire volant.

Avec un bruit mat, l'insecte percuta la semelle et rebondit, complètement aplati.

– Un à zéro. Jeu, set et match, fit le policier, pas mécontent de son coup.

Avant de s'éloigner, il posa encore sa bouche contre la paroi.

– Vous, là-dedans, n'imaginez pas que je vais abandonner si facilement. Je reviendrai jusqu'à ce que je sache qui se cache à l'intérieur de cette pyramide. On verra bien combien de temps vous tiendrez, isolé du monde dans votre béton, monsieur l'ermite amateur de télévision!

62. ENCYCLOPEDIE

MÉDITATION: Après une journée de travail et de soucis, il est bon de se retrouver seul au calme. Voici une méthode simple de méditation pratique. D'abord, se coucher sur le dos, pieds légèrement écartés, bras le long du corps sans le toucher, paumes orientées vers le haut. Bien se détendre. Commencer l'exercice en se concentrant sur le sang usé qui reflue des extrémités des pieds, depuis chaque orteil, pour remonter s'enrichir dans les poumons.

A l'expiration, visualiser l'éponge pulmonaire gorgée de sang qui disperse le sang propre, purifié, enrichi d'oxygène, vers les jambes, jusqu'à l'extrémité des orteils.

Se livrer à une nouvelle inspiration en se concentrant cette fois sur le sang usé des organes abdominaux afin de l'amener jusqu'aux poumons. À l'expiration, visualiser ce sang filtré et plein de vitalité qui revient abreuver notre foie, notre rate, notre système digestif, notre sexe, nos muscles. À la troisième inspiration, aspirer le sang des vaisseaux des mains et des doigts, le rincer et le renvoyer sain d'où il est venu.

À la quatrième enfin, en respirant encore plus profondément, aspirer le sang du cerveau, vidanger toutes les idées stagnantes, les envoyer se faire purifier dans les poumons puis ramener le sang propre, gorgé d'énergie, d'oxygène et de vitalité dans le crâne. Bien visualiser chaque phase. Bien associer la respiration à l'amélioration de l'organisme.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

63. DUEL

Le dard empoisonné du scorpion s'abat non loin de la vieille fourmi rousse qui le sent frôler ses antennes.

C'est le troisième coup de pince et le quatrième coup de dard qu'elle esquive. À chaque fois, elle est déstabilisée et évite de justesse l'arme fatale du monstre cuivré.

103e voit maintenant de très près cette scorpionne suréquipée en armes de guerre. À l'avant, deux pinces pointues, les chélicères, sont là pour bloquer la victime avant de lui porter le coup de crochet venimeux.

Sur les flancs, huit pattes pour se mouvoir à toute vitesse dans toutes les directions et même latéralement. À l'arrière, une longue queue qu'articulent six segments flexibles et qui s'achève par une pointe acérée, comme une épine de ronce, une énorme épine jaune, gluante de jus mortel.

Où sont les organes des sens de l'animal? La fourmi ne distingue pratiquement pas d'yeux, seulement des ocelles frontaux, pas d'oreilles, pas d'antennes. Faisant mine de toujours esquiver le monstre, elle le contourne et comprend: les véritables organes sensoriels du scorpion, ce sont ses pinces recouvertes de cinq petits poils sensi-tifs. Grâce à eux, la scorpionne perçoit les plus infimes mouvements de l'air autour d'elle.

103e se souvient d'une corrida, sur la télévision des Doigts. Comment s'en tiraient-ils déjà? Avec une cape rouge.

103e saisit un pétale de fleur pourpre apporté par le vent pour s'en faire une muleta qu'elle brandit avec ses mandibules. Pour ne pas donner prise au vent et ne pas être renversée par cette voile improvisée, elle prend garde à toujours se placer dans le sens des courants d'air. La vieille guerrière fatiguée multiplie les véroniques, en esquivant, au dernier moment, la corne unique de son adversaire.

Les coups de dard se font plus précis. À chaque tentative, 103e voit la lance poisseuse remonter, la viser puis partir en avant à la manière d'un harpon. Un dard est plus difficile à éviter qu'une paire de cornes et elle se dit que si un Doigt toréador avait à affronter un scorpion géant, il connaîtrait sans doute beaucoup plus de difficultés que dans ses arènes habituelles.

Quand 103e tente de s'approcher de son ennemie, les pinces ouvertes foncent sur elle. Quand elle essaie de tirer un jet d'acide avec son abdomen, les pinces se ferment en bouclier. Elles sont à la fois arme d'attaque et de défense. Les huit pattes si rapides remettent toujours la scorpionne au meilleur endroit pour parer et frapper.

À la télévision, le toréador n'arrêtait pas de gesticuler pour dérouter son taureau. De même, la fourmi bondit en tous sens essayant d'épuiser son adversaire tout en esquivant ses coups de pince et de harpon.

103e se concentre et cherche à se souvenir de tout ce qu'elle a vu en la matière. Quels étaient les commentaires à propos de la stratégie du toréador? De l'homme et de la bête, il y en a toujours un qui est au milieu et l'autre qui lui tourne autour. Celui qui tourne autour se fatigue plus vite mais il a la possibilité de prendre l'autre à contrepied. Les toréadors très doués parviennent à faire trébucher leur adversaire sans même les toucher.

Pour l'instant, son pétale-muleta sert surtout de bouclier à 103e. Chaque fois que le harpon s'abat, elle l'intercepte de son pétale cramoisi. Mais il est peu résistant et la pointe du dard le transperce aisément.

Ne pas mourir. Au nom de sa connaissance des Doigts. Ne pas mourir.

Dans son acharnement à survivre, le vieille fourmi oublie son âge et retrouve l'agilité de sa jeunesse.

Elle tourne toujours dans le même sens. La scorpionne s'agace de la résistance de cet être si chétif et ses pinces claquent de plus en plus bruyamment. Elle accélère les mouvements de ses pattes quand, soudain, la fourmi s'arrête et se met à tourner en sens inverse. Le mouvement déséquilibre la scorpionne qui trébuche, bascule et se retrouve sur le dos, dévoilant ainsi ses parties plus fragiles que la- fourmi ne manque pas d'arroser d'un jet précis d'acide formique. La scorpionne ne semble pas trop en souffrir. Déjà, elle est rétablie sur ses pattes et charge.

Suivi des deux pinces chélicères, le harpon s'abat à quelques millimètres du crâne de 103e.

Vite, une autre idée.

La vieille guerrière se souvient que les scorpions ne sont pas immunisés contre leur propre venin. Dans les légendes myrmécéennes, on raconte que, lorsqu'ils ont peur, notamment lorsqu'ils sont encerclés par le feu, les scorpions se suicident en se piquant de leur dard. 103 e ne sait pas fabriquer du feu si vite.

Les effluves de pessimisme des spectatrices guêpes ne lui remontent pas le moral.

Une autre idée, vite.

La vieille fourmi étudie la situation. Où réside sa force? où réside sa faiblesse?

Sa petite taille. Là sont sa force et sa faiblesse.

Comment transformer sa faiblesse en force?

Dans le cerveau de la vieille fourmi, mille suggestions se croisent et sont soupesées de toute urgence. La mémoire propose tout son stock de parades de combat. L'imagination les rassemble pour en faire naître de nouvelles, mieux adaptées à un affrontement avec un scorpion. Tandis que ses yeux épient l'adversaire, ses antennes s'efforcent de découvrir une solution dans le décor de ramures. C'est l'avantage de disposer d'un double système de perception de son environnement. Visuel et olfactif.

Soudain, elle voit un trou dans l'écorce. Cela lui rappelle un dessin animé de Tex Avery. La fourmi galope et s'engouffre dans le tunnel de bois. La scorpionne la poursuit. Elle commence à entrer dans le tunnel mais bientôt son ventre la bloque. Il n'y a plus que son appendice caudal hors du trou.

103e continue, elle, de cheminer dans son petit tunnel de bois et en ressort par une autre issue sous les acclamations de ses alliées.

Le dard empoisonné jaillit de l'écorce comme un bourgeon sinistre. Sa propriétaire se débat de son mieux pour se dégager, se demandant s'il vaut mieux s'enfoncer encore ou bien essayer de se tirer en marche arrière de cette mauvaise passe.

Déjà, peu confiants dans la réussite de leur maman, les petits scorpions préfèrent s'éloigner.

103e s'approche tranquillement. Elle n'a plus qu'à scier proprement la si dangereuse pointe avec ses mandibules crénelées. Puis, en prenant bien garde à ne pas effleurer le venin, elle lève haut l'arme empoisonnée et pique son adversaire engoncée dans son trou.

Les légendes fourmis ont raison. Les scorpions ne sont pas immunisés contre leur propre venin. L'arachnide se débat, est pris de convulsions et meurt enfin.

Toujours attaquer les ennemis avec leurs propres armes, lui avait-on appris dans sa pouponnière. Voilà qui est fait. 103e a aussi une pensée pour le dessin animé de Tex Avery, si riche en enseignements tactiques. Peut-être un jour confïera-t-elle aux siennes tous les secrets de combat de ce grand stratège Doigt.

64. UNE CHANSON

Julie fit signe d'arrêter. Tout le monde jouait faux et elle-même chantait mal.

– On n'ira pas loin comme ça. Je crois que nous devons affronter un problème de fond. Interpréter la musique des autres, c'est nul.

Les Sept Nains ne comprenaient pas où leur chanteuse voulait en venir.

– Que proposes-tu?

– Nous sommes nous-mêmes des créateurs. Il nous faut inventer nos propres paroles, notre propre musique, nos propres morceaux.

Zoé haussa les épaules.

– Pour qui tu te prends? Nous ne sommes qu'un petit groupe de rock de lycée à peine encouragé du bout des lèvres par le proviseur pour qu'il puisse inscrire «activités musicales» dans ses rapports sur la vie culturelle extra-scolaire de son établissement. On n'est pas les Beatles!

Julie secoua ses longs cheveux noirs.

– Dès l'instant où l'on crée, on est des créateurs parmi d'autres créateurs. Il ne faut pas avoir de complexes. Notre musique peut valoir n'importe quelle autre musique. Il faut juste essayer d'être originaux. Nous pouvons composer quelque chose de «différent» de ce qui existe déjà.

Les Sept Nains, surpris, ne savaient comment réagir. Ils n'étaient pas convaincus et certains commençaient à regretter d'avoir laissé cette étrangère s'immiscer dans leur groupe.

– Julie a raison, trancha Francine. Elle m'a montré un ouvrage, l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, il contient des conseils qui nous permettront de concevoir des choses nouvelles. Moi, j'y ai déjà découvert les plans d'un ordinateur capable de surclasser et d'envoyer aux oubliettes tous ceux qui existent dans le commerce.

Impossible d'améliorer l'informatique, objecta David. Les puces informatiques vont pour tout le monde à la même vitesse et on ne peut pas en fabriquer de plus rapides.

Francine se leva.

– Qui parle de faire des puces plus rapides? C'est évident que nous ne pouvons pas façonner nous-mêmes des puces électroniques. En revanche, nous allons les agencer différemment.

Elle demanda à Julie son Encyclopédie et se mit à chercher les pages avec les plans.

– Regardez. Au lieu d'une hiérarchie de puces élec troniques, c'est une démocratie de puces qui est représentée ici. Plus de microprocesseur supérieur dominant des puces exécutantes, tous chefs et au même niveau. Cinq cents puces microprocesseurs, cinq cents cerveaux égaux et aussi efficaces les uns que les autres qui, du coup, communiquent en permanence.

Francine désigna un croquis dans un coin.

– Le problème, c'est de trouver leur disposition. Tout comme une maîtresse de maison lors d'un dîner, il faut s'interroger sur la façon de répartir son monde. Si on assoit les gens normalement autour d'une longue table rectangulaire, ceux des extrémités ne se parleront pas, seuls ceux du milieu accapareront l'auditoire. L'auteur de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu conseille de disposer toutes les puces en rond afin que toutes soient face à face. Le cercle est la solution.

Elle leur montra d'autres graphiques.

– La technologie n'est pas une fin en soi, dit Zoé. Ton ordinateur ne répond pas à la préoccupation de créativité musicale.

– Je comprends ce qu'elle veut dire. Si ce type a des idées pour renouveler l'outil le plus sophistiqué existant, l'ordinateur, il peut sûrement nous aider à renouveler la musique, remarqua Paul.

– Julie a raison. Il faut élaborer une poésie qui nous soit propre, renchérit Narcisse. Peut-être que ce livre nous y aidera.

Francine, qui avait toujours l'Encyclopédie en main, l'ouvrit au hasard et lut à haute voix:


Fin, ceci est la fin.

Ouvrons tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin,

Rien ne pourra ralentir sa folle danse

Mille métamorphoses s'opéreront dans ce monde endormi.

Il n 'est pas besoin de violence pour briser les valeurs figées

Soyez surpris: nous réalisons simplement la «Révolution des fourmis».


Après ce couplet tous réfléchirent.

– «Révolution des fourmis»? s'étonna Zoé. Ça ne veut rien dire.

Personne ne releva.

– Si on veut en faire une chanson, il manque un refrain, souligna Narcisse.

Julie se tut un instant, ferma les yeux, puis suggéra:


Il n'y a plus de visionnaires

Il n'y a plus d'inventeurs.


Peu à peu, couplet après couplet, ils mirent au point les paroles d'une première chanson, en puisant largement dans les paragraphes de l'Encyclopédie.

Pour la musique, Ji-woong dénicha un passage qui expliquait comment construire des mélodies comme des architectures. Edmond Wells y décomposait les constructions de morceaux de Bach. Ji-woong dessina au tableau une sorte d'autoroute sur laquelle il traça la trajectoire d'une ligne musicale. Chacun vint tracer autour de cette ligne simple la trajectoire de son instrument propre. La mélodie finit par ressembler à un grand lasagne.

Ils ajustèrent leurs instruments et combinèrent des effets de mélodies croisées qu'ils notèrent sur le schéma.

Chaque fois qu'un membre du groupe percevait où il convenait d'apporter une rectification, il effaçait au chiffon un bout de trajectoire et en redessinait une forme modifiée.

Julie fredonna la mélodie et ce fut comme un air vivant, partant de son nombril pour escalader sa trachée-artère. Il n'y eut d'abord qu'une œuvre sans paroles puis la jeune fille aux yeux gris clair chanta ce qu'elle lisait: le premier couplet: «Fin, ceci est la fin», le refrain: «Il n'y a plus de visionnaires, il n'y a plus d'inventeurs», puis un second couplet, issu d'un autre passage du livre:


N'as-tu jamais rêvé d'un autre monde?

N'as-tu jamais rêvé d'une autre vie?

N'as-tu jamais rêvé qu'un jour, l'homme trouve sa place dans l'Univers?

N'as-tu jamais rêvé qu'un jour, l'homme communique avec la nature, toute la nature, et qu 'elle lui réponde en partenaire et non plus en ennemie vaincue?

N'as-tu jamais rêvé de parler aux animaux, aux nuages et aux montagnes, d'œuvrer ensemble et non plus les uns contre les autres?

N'as-tu jamais rêvé que des gens se regroupent pour tenter de créer une cité où seraient différents les rapports humains?

Réussir ou échouer n'aurait plus d'importance. Personne ne s'autoriserait à juger quiconque. Chacun serait libre de ses actes et préoccupé pourtant de la réussite de tous.


La tessiture de Julie Pinson était changeante. Parfois, sa voix présentait des aigus de petite fille pour basculer ensuite dans des graves rauques.

À chacun des Sept Nains, elle rappelait un interprète différent. Paul trouva qu'elle faisait penser à Kate Bush, Ji-woong à Janis Joplin, Léopold à Pat Benatar avec sa sensualité hard rock, pour Zoé, elle présentait plutôt l'intensité de la chanteuse Noa.

La vérité, c'était que chacun discernait en Julie ce qui, dans une voix féminine, le saisissait le plus.

Elle interrompit son chant et David se lança dans un incroyable solo échevelé de harpe électrique. Léopold s'empara de sa flûte pour dialoguer avec lui. Julie sourit et entama un troisième couplet:


N!as-tu jamais rêvé d'un monde qui ne craindrait pas ce qui ne lui ressemble pas?

N'as-tu jamais rêvé d'un monde où chacun saurait trouver en lui sa perfection?

J'ai rêvé, pour changer nos vieilles habitudes, d'une Révolution.

Une Révolution des petits, une Révolution des fourmis.

Mieux qu'une révolution: une évolution.

J'ai rêvé, mais ce n 'est qu 'une utopie.

J'ai rêvé d'écrire un livre pour la raconter et que ce livre vivrait à travers le temps et l'espace bien au-delà de ma propre vie.

Si j'écris ce livre, il ne sera qu'un conte. Un conte de fées qui jamais ne se réalisera.


Ils se réunirent en une ronde et ce fut comme si un cercle magique qui aurait dû exister depuis longtemps venait enfin de se recomposer.

Julie ferma les paupières. Un charme s'empara d'elle. De lui-même, son corps se dandina au rythme de la basse de Zoé et de la batterie de Ji-woong. Elle qui n'aimait pas la danse était prise d'une irrésistible envie de se mouvoir.

Tous l'y encouragèrent. Elle ôta son pull de laine informe et, en étroit tee-shirt noir, s'agita harmonieusement, micro en main.

Narcisse y alla de son riff à la guitare électrique.

Zoé assura qu'une bonne chute était nécessaire pour équilibrer le tout.

Yeux toujours clos, Julie improvisa:


Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs.


Voilà, ils avaient maintenant la chute. Francine fît un final à l'orgue et tous s'arrêtèrent ensemble.

– Super! s'exclama Zoé.

Ils discutèrent de ce qu'ils venaient d'accomplir. Tout semblait fonctionner sauf le solo de la troisième partie. David affirma qu'il fallait innover dans ce domaine aussi, chercher autre chose que le traditionnel riff à la guitare électrique.

C'était leur premier morceau original et ils se sentaient quand même assez fiers d'eux. Julie essuya son front en sueur. Embarrassée de se retrouver en tee-shirt, elle se rhabilla vite en marmonnant des excuses.

Pour faire diversion, elle leur dit que le chant pouvait être encore mieux contrôlé. Son maître de chant, Yankélévitch, lui avait appris à se soigner avec les sons.

– Comment ça? demanda Paul qui s'intéressait à tout ce qui concernait les sons. Montre-nous.

Julie expliqua que par exemple la sonorité «O» prononcée dans les tonalités graves agit sur le ventre.

– «OOO», cela fait vibrer les intestins. Si vous avez du mal à digérer, faites vibrer votre système digestif avec ce son. «OOOO.» C'est moins cher que des médicaments et toujours disponible. Juste une vibration. À la portée de toutes les bouches.

Sept Nains entonnèrent un bel «OOOO», en essayant de percevoir l'effet sur leur organisme.

– Le son «A» agit sur le cœur et les poumons. Si vous êtes essoufflés vous le faites naturellement.

Ils reprirent en chœur: «AAAAAA».

– Le son «E» agit sur la gorge. Le son «U» sur la bouche et le nez. Le son «I» sur le cerveau et le sommet du crâne. Prononcez profondément chaque son et faites vibrer vos organes.

Ils répétèrent chacune des voyelles et Paul proposa de mettre au point un morceau thérapeutique qui soulagerait les souffrances de ceux qui l'entendraient.

– Il a raison, soutint David, on pourrait mettre au point une chanson rien qu'avec des successions de OOO, de AAA et de UUU.

– Et passer en basse des infrasons qui calment, compléta Zoé. Ce serait l'idéal pour soigner les gens qui nous écoutent. «La musique qui guérit», ce pourrait être un bon slogan.

– Ce serait complètement inédit.

– Tu plaisantes? dit Léopold. C'est connu depuis l'Antiquité. Pourquoi crois-tu que nos chants indiens ne sont construits qu'à partir de voyelles simples répétées à l'infini?

Ji-woong confirma que la tradition coréenne contenait des chants uniquement composés de voyelles.

Ils décidèrent d'élaborer un morceau qui profiterait au corps de leurs auditeurs. Ils allaient s'y mettre quand un coup de batterie qui ne provenait pas des tambours de Ji-woong résonna dans le petit local.

Paul alla ouvrir la porte.

– Vous faites trop de bruit, se plaignit le proviseur.

Il était vingt heures. Ils avaient généralement le droit de jouer jusqu'à vingt et une heures trente mais ce jour-là, le proviseur s'était attardé dans son bureau pour finir sa comptabilité.

Il entra dans la pièce et dévisagea chacun des huit musiciens.

– Je n'ai pas pu m'empêcher de vous écouter. J'ignorais que vous aviez des morceaux originaux. C'est vraiment pas mal ce que vous faites. D'ailleurs, ça tombe peut-être bien.

Il s'assit en retournant le dossier d'une chaise.

– Mon frère inaugure un centre culturel dans le quartier François Ier et il est en quête d'un spectacle pour essuyer les plâtres, régler la sonorisation, installer la billetterie, mettre tout au point, quoi! Il avait retenu un quatuor à cordes mais deux des musiciens ont attrapé la grippe et un quatuor à deux, même dans un centre de quartier, ça ne fait pas sérieux. Depuis hier, il cherche quelqu'un capable de les remplacer au pied levé. S'il ne trouve rien, il va devoir repousser l'ouverture du centre. Ce qui ferait mauvais effet auprès de la mairie. Vous pouvez sans doute lui sauver la mise. Ça ne vous intéresserait pas de jouer là-bas pour l'ouverture?

Les huit s'entre-regardèrent, ne parvenant pas à croire à leur bonne fortune.

– Et comment! proféra Ji-woong.

– Bon, eh bien, préparez-vous vite, vous jouez samedi prochain.

– Ce samedi?

– Bien sûr, ce samedi.

Paul faillit dire que non, ce n'était pas possible, ils n'avaient pour l'instant qu'un seul morceau à leur répertoire, quand le regard de Ji-woong lui intima de se taire.

– Aucun problème, affirma Zoé.

Ils étaient inquiets et ravis à la fois.

Ils allaient enfin jouer devant un vrai public, terminées, les soirées minables et les fêtes de quartier.

– Parfait, dit le proviseur. Je compte sur vous pour mettre de l'ambiance.

Il leur adressa un clin d'œil complice.

De surprise, Francine, qui n'en revenait pas, glissa du coude sur le clavier de son orgue et produisit un arpège discordant qui sonna comme un coup de canon.

65. ENCYCLOPEDIE

CONSTRUCTION MUSICALE – LE CANON: En musique, le «canon» présente une structure de construction particulièrement intéressante. Exemples les plus connus: «Frère Jacques», «Vent frais, vent du matin» ou encore le canon de Pachelbel Le canon est bâti autour d'un thème unique dont les interprètes explorent toutes les facettes en le confrontant à lui-même. Une première voix commence par exposer le thème. Après un temps prédéterminé, une seconde voix le répète puis une troisième voix le reprend.

Pour que l'ensemble fonctionne, chaque note a trois rôles à jouer:

1. Tisser la mélodie de base.

2. Ajouter un accompagnement à la mélodie de base.

3. Ajouter un accompagnement à l'accompagnement et à la mélodie de base.

Il s'agit donc d'une construction à trois niveaux dans laquelle chaque élément est, selon son emplacement, à la fois vedette, second rôle et figurant. On peut sophistiquer le canon sans ajouter une note, simplement en modifiant la hauteur, un couplet dans l'octave au-dessus, un couplet dans l'octave au-dessous.

H est aussi possible de compliquer le canon en lançant la seconde voix rehaussée d'une demi-octave. Si le premier thème est en do, le second sera en sol, etc. On peut compliquer davantage encore le canon en agissant sur la rapidité du chant. Plus vite: tandis que la première voix interprète le thème, la deuxième le répète deux fois à toute vitesse. Plus lent: tandis que la première voix interprète la mélodie, la deuxième la répète deux fois plus lentement. De même, la troisième voix accélère ou ralentit encore le thème, d'où un effet d'expansion ou de concentration.

Le canon peut encore se sophistiquer par l'inversion de la mélodie. Quand la première voix s'élève en jouant le thème principal, la seconde alors descend. Tout cela est bien plus facile à réaliser lorsqu'on dessine les lignes de chant comme les flèches d'une grande bataille.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

66. MAXIMILIEN FAIT LE POINT

On n'entendait que le bruit des mandibules. Maximi-lien avala silencieusement son plat.

Au sein de sa famille, finalement, il s'ennuyait ferme. À bien y réfléchir, il avait épousé Scynthia pour épater ses copains.

Elle représentait un trophée et il était vrai que les autres l'avaient envié. Le problème, c'est que la beauté ne se mange pas en salade. Scynthia était belle, mais ce qu'il s'ennuyait! Il sourit, embrassa tout le monde puis se leva pour s'enfermer dans son bureau et jouer au jeu Évolution.

Évolution le passionnait de plus en plus. Il s'empressa de créer une civilisation aztèque qu'il parvint à amener jusqu'en 500 av. J.-C., en bâtissant une dizaine de villes et en envoyant des galères aztèques sillonner les mers à la recherche de nouveaux continents. Il pensait que ses explorateurs aztèques découvriraient l'Occident vers 450 av. J.-C. mais une épidémie de choléra décima ses cités. Des invasions barbares finirent d'anéantir ses métropoles malades, de sorte que la civilisation aztèque du commissaire Linart fut détruite avant l'an 1 de son calendrier.

– Tu joues mal. Quelque chose te préoccupe, signala Mac Yavel.

– Oui, concéda l'humain. Mon travail.

– Veux-tu m'en parler? proposa l'ordinateur.

Le policier tiqua. Jusqu'alors, l'ordinateur n'avait été pour lui qu'une sorte de majordome qui l'accueillait lorsqu'il allumait sa machine et le guidait dans les méandres d'Évolution. Qu'il quitte le domaine du virtuel pour s'ingérer dans sa «vraie» vie était pour le moins inattendu. Pourtant, Maximilien se laissa aller.

– Je suis policier, dit-il. Je mène une enquête. Une enquête qui me cause beaucoup de souci. J'ai sur le dos une histoire de pyramide qui a poussé comme un champignon, en pleine forêt.

– Tu peux m'en parler ou c'est un secret?

Le ton badin, la voix presque sans accent synthétique, de la machine surprit Maximilien, mais il se rappela que depuis peu il existait sur le marché des «simulateurs de conversation» capables de donner le change en faisant croire à un dialogue naturel. En fait, ces programmes se contentaient de réagir à des mots-clefs et répondaient au moyen de techniques de discussion simples. Ils inversaient la question: «Tu crois vraiment que…» ou bien ils recentraient: «Parlons plutôt de toi…» Rien de sorcier là-dedans. Mais Maximilien n'en était pas moins conscient qu'en acceptant de converser avec son ordinateur, il établissait un lien privilégié avec une simple machine.

Il hésita; il n'avait au fond personne avec qui parler vraiment. Il ne pouvait discuter d'égal à égal ni avec ses élèves de l'école de police ni avec ses subordonnés, lesquels prendraient le moindre relâchement pour un signe de faiblesse. Dialoguer avec le préfet, qui était son supérieur, était impossible. Comme la hiérarchie isolait tous les humains! Il n'était jamais parvenu, non plus, à communiquer avec sa femme ou avec sa fille. De communication, Maximilien ne connaissait finalement que le dialogue unilatéral proposé par son téléviseur. Ce dernier lui racontait en permanence des tas de jolies choses mais ne voulait rien entendre en retour.

Peut-être cette nouvelle génération d'ordinateurs était-elle destinée à combler cette lacune.

Maximilien s'approcha du micro de l'engin.

– Il s'agit d'un bâtiment construit sans autorisation dans une zone protégée de la forêt. Lorsque je colle une oreille contre la paroi, j'entends à l'intérieur des bruits qui semblent provenir d'émissions télévisées. Mais dès que je frappe, les bruits cessent. Il n'y a pas de porte, pas de fenêtres, pas le moindre trou. J'aimerais bien savoir qui réside à l'intérieur.

Mac Yavel lui posa plusieurs questions précises en rapport avec son problème. Son iris s'étrécit, signe d'intense attention. L'ordinateur réfléchit un moment puis lui signala qu'il ne voyait aucune autre solution que de retourner à la pyramide avec une escouade d'artificiers et d'en faire sauter les parois de béton.

Décidément les ordinateurs ne font pas dans la nuance.

Maximilien n'en était pas encore arrivé à cette décision extrême, mais il admit qu'il aurait fini par y parvenir. Mac Yavel n'avait fait qu'accélérer son analyse. Le policier remercia la machine. Il voulut se remettre à jouer à Évolution; à ce moment l'appareil lui rappela qu'il avait oublié de nourrir ses poissons.

A cet instant, pour la première fois, Maximilien se dit que l'ordinateur était en train de devenir un ami et cela l'inquiéta un peu car il n'avait jamais eu de vrai ami.

67. LE TRES OR SEXUEL

103e est venue à bout de la scorpionne. Les petits scorpions orphelins, qui observaient la scène de loin, détalent cette fois-ci sans se retourner, conscients qu'ils doivent désormais se débrouiller seuls dans un monde sans lois autres que celles qu'ils parviendront à imposer par la force de leur fouet caudal empoisonné.

Les douze fourmis exploratrices qui ont été invitées à entrer ovationnent olfactivement leur vieille championne. La reine des guêpes papetières consent à lui délivrer sa gelée hormonale. Elle entraîne la soldate dans un recoin de sa cité grise de papier et lui désigne un endroit où patienter.

Ensuite, la reine des guêpes se concentre et régurgite une salive brune qui sent très fort. Chez les hyménoptères, ouvrières, soldates et reines contrôlent parfaitement leur chimie interne. Elles sont capables d'augmenter ou de baisser à volonté leur sécrétion hormonale, afin de diriger aussi bien leurs fonctions digestives que leur endormissement, leur perception de la douleur que leur nervosité.

La reine des guêpes papetières parvient à produire de la gelée royale composée d'hormones sexuelles presque pures.

103e s'approche, veut humer des antennes avant de goûter, mais la reine des guêpes se plaque à elle, la contraignant à un bouche-à-bouche.

Baiser interespèces.

La vieille fourmi rousse aspire et déglutit. D'un coup, l'aliment magique pénètre en elle. Toutes les guêpes savent fabriquer de la gelée royale en cas de nécessité, mais il est évident que celle d'une reine est bien plus forte et délicate que le produit d'une simple ouvrière. Les relents sont si lourds qu'alentour, les autres Beloka-niennes en perçoivent les vapeurs opiacées.

C'est fort. Acide, sucré, salé, piquant, amer en même temps.

103e avale. La gelée brune se répand dans son système digestif. Dans l'estomac, la pâte se dilue et se dissémine dans son sang, elle remonte dans ses veines pour rejoindre son cerveau.

Au début, il ne se passe rien et la vieille exploratrice pense que l'expérience a échoué. Et puis, tout d'un coup, elle bascule. C'est comme une bourrasque. La sensation est plutôt désagréable.

Elle se sent mourir.

La reine des guêpes lui a tout simplement donné du poison et elle l'a absorbé! Elle sent le produit qui se disperse dans son corps, répandant cette sensation de noir et de brûlure dans toutes ses artères. Elle regrette d'avoir fait confiance à la reine. Les guêpes détestent les fourmis, c'est bien connu. Elles n'ont jamais admis que leurs cousines génétiques les surpassent.

103e se souvient de toutes les fois où, durant sa jeunesse chasseresse, elle a saccagé des nids de papier gris, fusillant à l'acide des défenseresses guêpes désemparées qui tentaient de se cacher derrière les morceaux de carton.

C'est une vengeance.

Tout s'obscurcit affreusement. Si ses traits étaient mobiles, ils présenteraient une terrible grimace.

Dans son esprit, tout n'est que douleur. Elle a du mal à ranger ses pensées. Le noir, l'acide, le froid, la mort l'envahissent. Elle tremble. Ses mandibules s'ouvrent et se ferment sans qu'elle puisse les contrôler. Elle perd la maîtrise de son corps.

Elle veut attaquer la reine des guêpes empoisonneuse. Elle avance, mais s'écroule sur ses pattes avant.

Sa perception du temps se modifie, il lui semble que tout se passe au ralenti et qu'il y a un moment très long entre l'instant où elle décide de bouger une patte et l'instant où celle-ci bouge vraiment.

Elle renonce à tenir sur ses six pattes et s'effondre.

Elle se voit comme si elle était à l'extérieur d'elle-même.

Surgissent de nouveau des images du passé. D'abord du passé direct, puis du passé plus lointain. Elle se voit en train de combattre la scorpionne, elle se voit surfant sur la marée des dos de criquets, elle se voit en train de traverser le désert.

Elle se revoit en train de s'enfuir du monde des Doigts, elle se revoit dialoguant pour la première fois avec les Doigts. Les mots sont olfactivement étourdissants.

Tout défile comme dans un film projeté à l'envers sur l'écran d'un téléviseur.

Elle revoit 24e, son amie de croisade, qui a créé sa cité libre de l'île du Cornigera, au milieu du fleuve. Elle se revoit volant pour la première fois sur le dos d'un scarabée rhinocéros et slalomant entre les gouttes de pluie dures et dangereuses comme des colonnes de cristal.

Elle revoit sa première expédition vers le pays des Doigts et sa découverte du bord du monde mortel, la route où leurs voitures éliminent toute forme de vie.

Elle se revoit luttant contre le lézard, luttant contre l'oiseau, luttant contre ses sœurs aux odeurs de roche qui complotaient dans la fourmilière.

Elle revoit le prince 327e et la princesse 56e lui parler pour la première fois du Mystère. Là commençait l'exploration, la découverte de l'autre dimension, celle des Doigts.

Sa mémoire roule et elle ne peut la ralentir.

Elle se revoit dans la guerre des Coquelicots, en train de tuer pour ne pas être tuée. Elle se revoit, fendant de coups de mandibules des cuirasses ennemies. Elle se revoit au milieu de foules de millions de soldates, se coupant mutuellement les pattes, les têtes et les antennes dans des combats dont elle avait oublié l'issue.

Elle se revoit courir entre les herbes, suivant des pistes odorantes qui fleurent bon le parfum de ses sœurs.

Elle se revoit toute jeune fourmi dans les couloirs de Bel-o-kan, se chamaillant avec d'autres soldates plus âgées.

103e remonte encore plus loin dans son passé. Elle se revoit nymphe, elle se revoit larve! Elle est une larve séchant dans 1e solarium du dôme de branchettes. Elle se revoit incapable de se mouvoir par ses propres moyens, hurlant des phéromones pour que des nourrices empressées s'occupent d'elle plutôt que des larves voisines.

A manger! Nourrices, donnez-moi vite à manger, je veux manger pour grandir, clame-t-elle.

Et c'est vrai qu'à l'époque, tout ce qu'elle espérait, c'était de vieillir plus vite…

Elle se revoit dans son cocon, de plus en plus petite.

Elle se revoit œuf pondu, empilé dans la salle de stockage des œufs.

Quel étrange effet de se revoir réduite à cette petite sphère nacrée emplie de liquide clair. C'était déjà elle. Elle a été ça.

Avant d'être une fourmi, j'étais une sphère blanche.

La pensée ronde s'impose.

Elle croit qu'on ne peut pas remonter plus loin que l'œuf, dans son passé. Mais si! Sa mémoire emballée continue de lui envoyer des images.

Elle revoit le moment de sa ponte. Elle remonte l'abdomen maternel et elle se voit ovule. Ovule venant tout juste d'être fécondé.

Avant d'être sphère blanche, j'étais sphère jaune.

En arrière. Encore plus loin, toujours plus loin.

Elle assiste à la rencontre entre gamète mâle et gamète femelle au cœur de l'ovule. Et là, 103e se retrouve à cet instant imperceptible où s'opère le choix entre masculin, féminin et neutre.

L'ovule frémit.

Masculin, féminin, neutre? Tout vibre au cœur de l'ovule. Masculin, féminin, neutre?

L'ovule danse. Des liquides étranges se mêlent, se décomposent dans son noyau, formant des sauces molles aux reflets moirés. Les chromosomes s'entremêlent comme de longues pattes. X, Y, XY, XX? C'est finalement le chromosome féminin qui l'emporte.

Ça y est! La gelée royale a modifié le cours de sa propre évolution cellulaire en remontant jusqu'au premier aiguillage, celui qui a défini son sexe.

103e est maintenant femelle. 103e est maintenant princesse.

Dans sa tête, un feu d'artifice se déchaîne comme si, tout à coup, son cerveau ouvrait toutes leurs petites portes pour laisser rentrer la lumière.

Toutes les vannes s'ouvrent. Tous ses sens se décuplent. Elle ressent tout plus fort, plus douloureusement, plus profondément.' Elle perçoit son corps comme un ensemble très sensible, qui vibre à la moindre onde extérieure. Ses yeux sont envahis de taches multicolores, ses antennes lui piquent comme si elles étaient soudain recouvertes d'alcool pur et elle craint de les perdre.

Ce n'est pas vraiment agréable, mais c'est très fort.

Elle se sent si impressionnable qu'elle a envie de creuser le sol pour se cacher et se protéger de toutes ces myriades d'informations auditives, olfactives, lumineuses, qui affluent de partout pour se déverser dans son cerveau. Elle perçoit des émotions inconnues, des sensations abstraites, des odeurs qui s'expriment par des couleurs, des couleurs qui s'expriment par des musiques, des musiques qui s'expriment par des sensations tactiles, des sensations tactiles qui s'expriment par des idées.

Ces idées affluent en remontant de son cerveau comme une rivière souterraine qui jaillirait pour se transformer en fontaine. Chaque goutte d'eau de cette fontaine est un instant de son passé qui revient, mais éclairé par ses nouveaux sens et sa capacité nouvelle de percevoir émotions et abstractions.

Tout s'éclaire d'un jour nouveau. Tout est différent, plus subtil, plus complexe, tout émet bien plus d'informations qu'elle ne le croyait.

Elle prend conscience que jusqu'ici, elle n'a vécu qu'à moitié. Son cerveau s'élargit. Elle l'utilisait à 10 % de sa capacité, avec cette mixture hormonale, elle est peut-être passée à 30 %.

Qu'il est agréable d'avoir ses sens décuplés! Qu'il est agréable pour une fourmi si longtemps asexuée de devenir soudainement, par la magie de la chimie, une sexuée sensible.

Elle reprend peu à peu contact avec le réel. Elle est dans un guêpier. Dans la chaleur artificielle de ce nid de papier gris, elle ne sait même plus s'il fait nuit ou s'il fait jour. Il doit probablement faire nuit. C'est peut-être déjà le matin.

Combien d'heures, de jours, de semaines se sont écoulés depuis qu'elle a ingurgité la gelée royale? Elle n'a pas perçu le temps passer. Elle a peur.

La reine lui dit quelque chose.

68. LEÇON DE GYMNASTIQUE

– Allez, vous vous mettez en short et vous commencez par une petite foulée.

Tout autour ça bourdonnait. Certains étiraient leurs membres, beaucoup s'activaient et prenaient leur place sur la ligne de départ.

La journée débutait par la leçon de gymnastique.

– En ligne, j'ai dit. Je ne veux voir qu'une tête. À mon top départ, vous courez le plus vite que vous pouvez, levez bien les cuisses, allongez vos foulées, donnez-vous à fond, vous faites huit tours et je vous chronomètre, annonça le professeur. Vous êtes vingt, vous aurez donc la note de votre place. Le premier aura vingt et le dernier un.

Coup de sifflet strident, départ.

Julie et les Sept Nains obtempérèrent sans grande conviction. Ils avaient hâte que les cours se terminent afin de retourner à la salle de musique élaborer de nouveaux morceaux.

Ils arrivèrent bons derniers.

– Alors, on n'aime pas courir, Julie?

Julie haussa les épaules et ne prit pas la peine de répondre. La prof de gym était très costaude. Ancienne nageuse sélectionnée pour les jeux Olympiques, elle avait été en son temps repue d'hormones masculines pour lui donner du muscle et de la vigueur.

La prof annonça que le prochain exercice consisterait à grimper à la corde.

Julie s'accrocha, se balança d'avant en arrière, fit mine de prendre son élan, grimaça joliment sous l'effort sans parvenir à se soulever de plus d'un mètre.

– Allez, du nerf, Julie!

La jeune fille sauta à terre.

– Dans la vie, ça ne sert à rien de savoir grimper à la corde. On n'est plus dans la jungle. Il y a des ascenseurs et des escaliers partout.

Déconcertée, la prof de gym préféra lui tourner le dos et s'occuper d'élèves plus soucieux de leur musculation.

Récréation, suivie d'un cours d'allemand dont l'enseignante était régulièrement chahutée par ses élèves. Ils lui lançaient des œufs, des boules puantes, des boulettes de papier mâché à l'aide de sarbacanes. Julie ne supportait pas ces persécutions mais elle n'avait pas le courage d'intervenir contre l'ensemble de la classe.

Il était finalement plus facile d'affronter les professeurs que les élèves. Elle se trouva lâche. Elle ressentit de la compassion pour cette femme.

La cloche. Le cours de philosophie succédait à celui d'allemand. Le professeur entra dans la salle de classe et salua sa malheureuse consœur avec beaucoup de courtoisie. Il était son exact contraire. Toujours détendu, toujours le mot pour rire, il était très populaire dans l'établissement. Il donnait l'impression de tout savoir et de se promener nonchalamment dans l'existence en ignorant l'angoisse. Beaucoup de filles en étaient plus ou moins amoureuses. Certaines allaient jusqu'à lui confier leurs problèmes d'adolescentes et il jouait alors à la perfection le rôle de confident.

Thème du jour: la «révolte». Il inscrivit le mot magique au tableau, prit son temps puis commença:

– On constate vite dans l'existence que le plus facile est toujours de dire «oui». «Oui» permet de s'intégrer parfaitement dans la société. Acquiescez à leurs demandes et les autres vous accueilleront volontiers. Pourtant, il survient un moment où ce «oui» qui, jusqu'ici, ouvrait les portes soudain nous les ferme. C'est peut-être cela le passage à l'adolescence: l'instant où l'on apprend à dire «non».

Une fois de plus, il était parvenu à captiver ses élèves.

– Le «non» a au moins autant de pouvoir que le «oui». Le «non», c'est la liberté de penser différemment. «Non» affirme le caractère. «Non» effraie ceux qui disent «oui».

Le professeur de philosophie préférait arpenter la classe plutôt que de dispenser son savoir depuis son bureau. De temps en temps, il s'arrêtait, s'asseyait sur le rebord d'une table et prenait un élève à partie. Il poursuivit:

– Mais tout comme le «oui», le «non» a ses limites. Dites «non» à tout et vous vous retrouverez bloqués, isolés, sans plus d'échappatoires. Le passage à l'âge adulte, c'est le moment où l'on a appris à alterner les «oui» et les «non» sans plus acquiescer à tout ou tout refuser de façon systématique. Il ne s'agit plus de vouloir intégrer la société à tout prix ou de la rejeter en bloc. Deux critères doivent motiver le choix du «oui» ou du «non»: 1) l'analyse des conséquences futures à moyen et long terme; 2) l'intuition profonde. Distribuer les «oui» et les «non» à bon escient relève plus de l'art que de la science. Ceux qui savent dire «oui» ou «non» à bon escient finissent par gouverner non seulement leur entourage mais, ce qui est plus important, par se gouverner eux-mêmes.

Les filles du premier rang buvaient ses paroles, plus attentives au son de la voix qu'aux mots qu'il prononçait. Le professeur de philosophie mit les mains dans les poches de son jean et s'assit sur le pupitre de Zoé.

– Pour résumer, je vous rappellerai ce vieil adage populaire: «Il est stupide de ne pas être anarchiste à vingt ans mais… il est encore plus stupide de l'être encore passé trente.»

Il inscrivit la phrase au tableau.

Des stylos avides de tout noter grattaient les pages des cahiers. Certains élèves prononçaient en silence la phrase pour bien en mémoriser les syllabes au cas où on la leur demanderait à l'oral du bac.

– Et quel âge avez-vous, monsieur? interrogea Julie.

Le professeur de philosophie se retourna.

– J'ai vingt-neuf ans, répondit-il avec un sourire espiègle.

Il s'avança vers la jeune fille aux yeux gris.

– … Je suis donc encore anarchiste pour quelque temps. Profitez-en.

– Et être anarchiste, ça signifie quoi? demanda Francine.

– N'avoir ni dieu ni maître, se sentir un homme libre. Je me sens un homme libre et je compte bien vous apprendre à l'être aussi.

– Ni dieu ni maître, c'est facile à dire, intervint Zoé. Mais pour nous, ici, vous êtes notre maître et nous sommes donc bien obligés de vous écouter.

Le philosophe n'eut pas le temps de répondre. La porte s'ouvrit brusquement et le proviseur pénétra en trombe dans la salle. Rapidement, il monta sur l'estrade.

– Restez assis, demanda-t-il aux élèves. Je suis venu vous parler d'un sujet grave. Un pyromane rôde dans l'établissement. Il y a quelques jours, il y a eu un incendie dans le coin des poubelles et le concierge a découvert un cocktail Molotov près de la porte de derrière, laquelle est en bois. Notre lycée est en béton mais il n'en contient pas moins de faux plafonds garnis de laine de verre, des plastiques facilement inflammables et qui se consument très vite en dégageant des fumées extrêmement toxiques. J'ai donc décidé de nous doter d'un système anti-incendie des plus efficaces. Nous sommes désormais équipés de huit bornes contenant des lances à incendie déployables en quelques secondes et capables d'atteindre n'importe quelle zone de notre établissement qui pourrait se trouver en proie aux flammes.

Une sirène résonna mais le proviseur continua, de la même voix tranquille:

– … De plus, j'ai fait blinder la porte arrière qui est désormais à l'abri du feu et, je peux vous le garantir, tout à fait solide. Quant à la sirène que vous entendez maintenant, c'est un signal d'alarme avertissant qu'il y a un début d'incendie. Dorénavant, dès que vous l'entendrez vous vous mettrez en rang et, sans vous bousculer, vous quitterez au plus vite la classe pour vous regrouper dans la cour devant l'entrée. Faisons un essai.

La sirène devenait assourdissante.

Les élèves se livrèrent volontiers à l'exercice d'évacuation, enchantés de la diversion. En bas, des pompiers leur montrèrent comment ouvrir les bornes, sortir les tuyaux, ajuster les raccords. Ils leur enseignèrent quelques mesures de survie, comme de placer des linges numides autour des portes, ou de se baisser pour chercher l'oxygène sous le nuage de fumée. Dans le brouhaha, le proviseur s'adressa à Ji-woong:

– Alors, ce concert, vous le préparez activement? C'est pour après-demain, n'oubliez pas.

– Nous manquons de temps.

Il se donna quelques secondes pour réfléchir, puis annonça:

– Bon, à titre exceptionnel, je vous dispense de cours. Sautez-les tous, mais montrez-vous dignes de ce privilège.

La sirène consentit enfin à se taire. Julie et les Sept Nains se précipitèrent vers leur local. Dans l'après-midi, ils mirent encore de nouveaux morceaux au point. Ils en disposaient maintenant de trois, plus deux en cours d'élaboration. Ils puisaient les paroles dans l'Encyclopédie et s'acharnaient ensuite à les doter de la musique apte à les mettre en valeur.

69. ENCYCLOPÉDIE

INSTINCT GUERRIER: Aime tes ennemis. C'est le meilleur moyen de leur porter sur les nerfs.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

70. QUITTONS LA TOUR DU CHÊNE

Vous devez partir.

La reine des guêpes réitère son message sous forme de signes antennaires. Alors que d'une antenne elle tapote impatiemment le crâne de la fourmi, de l'autre elle lui désigne l'horizon. Voilà des signes compréhensibles par tout le monde. Il faut partir.

À Bel-o-kan, les vieilles nourrices disaient:

Chaque être se doit de connaître une métamorphose. S'il rate cette étape, il ne vit que la moitié de sa vie.

103e entame donc la deuxième partie de sa vie. Elle dispose désormais de douze années d'existence supplémentaires et elle compte bien les mettre à profit.

103e a maintenant un sexe. Elle est princesse et elle sait que si elle rencontre un mâle, elle pourra se reproduire.

Les douze demandent à leur nouvelle princesse quelle direction prendre. Le sol foisonne toujours de criquets et Princesse 103e juge que le mieux est de continuer en hauteur sur les branches et de se diriger vers le sud-ouest.

Les douze sont d'accord.

Elles descendent le long de l'immense tour que forme le grand chêne et bifurquent vers une longue branche; ainsi cheminent-elles de ramure en ramure, sautant parfois pour se rattraper, ou se suspendant par les pattes comme des trapézistes pour rejoindre d'un mouvement pendulaire une feuille éloignée. Elles marchent longtemps avant de cesser de percevoir l'odeur amère des criquets.

Prudemment, Princesse 103e en tête, le groupe descend le long d'un sycomore et touche le sol. La nappe des criquets s'étale à quelques dizaines de mètres à peine.

5e signale aux autres de se faufiler discrètement en sens inverse mais cette prudence s'avère inutile. Soudain, comme répondant ensemble à un invisible appel, tous les criquets s'élèvent dans le ciel.

Ils s'envolent, les flocons de mort.

Le spectacle est impressionnant. Les criquets sont équipés de muscles de pattes mille fois plus puissants que ceux des fourmis. Ils peuvent ainsi s'élancer à des hauteurs égales à vingt fois la longueur de leur corps. Parvenus au sommet de leur saut, ils déploient le plus largement possible leurs quatre ailes et les agitent à très grande vitesse pour s'élever encore plus loin dans les airs. Tant de mouvement produit un vacarme incroyable. Innombrables sont les criquets et dans le nuage, leurs ailes se percutent. Certains sont broyés dans la masse de leur propre population.

Autour d'elles, les criquets n'en finissent pas de décoller. À terre, ils ont tout mangé et ils laissent derrière eux une terre ruinée où se dressent encore quelques arbres dépouillés sur lesquels ne subsiste plus ni feuille, ni fleur, ni fruit.

Par moments l'excès de vie tue la vie, émet 15e en regardant les criquets s'éloigner. Mais c'est bien une réflexion de chasseuse précisément habituée à ôter la vie à son entourage.

Pourtant, Princesse 103e qui les regarde aussi s'envoler ne comprend pas quel intérêt a la nature à produire un spécimen tel que le criquet. Peut-être font-ils alliance avec le désert pour détruire la vie animale et la vie végétale et ne laisser subsister que la vie minérale? Là où ils passent le désert s'étend, les animaux et les végétaux reculent.

Princesse 103e tourne le dos au spectacle désolant de la prairie ravagée. Au-dessus d'elle, les bourrasques de vent donnent au nuage de criquets la forme d'un visage qui grimace et s'étire en tous sens avant que le vent ne le pousse vers le nord.

Il lui faut maintenant réfléchir aux trois grandes spécificités doigtesques: l'humour, l'amour, l'art. 10e, qui entend ses pensées, s'approche et lui propose de produire une phéromone-mémoire zoologique, dans laquelle elle rassemblera tout ce que Princesse 103e lui confiera maintenant que sa mémoire et ses capacités d'analyse sont surdéveloppées. Elle ramasse une coquille d'œuf d'insecte et compte y stocker le liquide odorant.

103e approuve.

Jadis, elle aussi avait pensé composer un tel objet, mais prise dans le tumulte de ses aventures, elle avait égaré l'œuf rempli d'informations. Elle est contente que 10e prenne le relais.

Les treize fourmis prennent le chemin du sud-ouest, direction la civilisation, direction la cité natale: Bel-o-kan.

71. DU PASSE FAISONS TABLE RASE

C'était la veille du grand soir. Tôt le matin, Julie rêvait encore. Elle était devant le micro et aucun son ne sortait de sa gorge. Même le micro se moquait d'elle. Elle s'approchait d'un miroir et s'apercevait qu'elle n'avait plus du tout de bouche. A la place, il n'y avait qu'un grand menton lisse. Elle ne pouvait plus ni parler, ni crier, ni chanter. Elle pouvait juste hausser les sourcils ou écar-quiller les yeux pour se faire comprendre. Le micro riait et riait. Elle pleurait sur sa bouche perdue. Sur la table de maquillage, il y avait un rasoir et elle eut envie de se tailler une nouvelle bouche. Mais la mutilation lui faisait peur. Alors, pour faciliter l'opération, elle entreprit de dessiner avec du rouge à lèvres la forme d'une bouche. Elle avança la lame au milieu du dessin…

La mère de Julie ouvrit bruyamment la porte de la chambre.

– Il est neuf heures, Julie. Je sais que tu ne dors plus. Lève-toi, il faut que nous parlions.

Julie se redressa sur ses coudes et se frotta les yeux. Puis, instinctivement, elle se frotta la bouche. Elle sentit les deux bourrelets humides. Ouf! Elle tâta avec sa main pour vérifier si elle avait bien une langue et des dents.

Sa mère s'immobilisa sur le seuil, la fixant avec l'air de se demander si, cette fois, ce n'était pas un psychiatre qu'il fallait contacter.

– Allons, lève-toi.

– Oh non! maman! Pas maintenant, pas si tôt!

– J'ai deux mots à te dire. Depuis la mort de ton père, tu vis comme si rien ne s'était passé. Es-tu sans cœur? C'était ton père, tout de même.

Julie enfonça sa tête sous l'oreiller pour ne plus l'entendre.

– Tu t'amuses, tu traînes avec une bande de lycéens comme si de rien n'était. La nuit dernière, tu es allée jusqu'à découcher. Alors, Julie, nous devons discuter toutes les deux.

Elle souleva un coin d'oreiller, contempla sa mère. La douairière avait encore maigri.

La mort de Gaston semblait avoir apporté un regain de forces à sa veuve. Il faut dire qu'en plus d'un nouveau régime la mère avait entamé une psychanalyse. Cela ne lui suffisait pas de faire rajeunir son corps, elle voulait de surcroît régresser en esprit.

Julie savait que, se conformant à la grande mode, sa mère consultait un psychanalyste rebirth. Non seulement ces praticiens remontaient à l'enfance afin d'y déceler et d'y dénouer les traumatismes oubliés mais ils faisaient revenir leurs patients au lointain stade fœtal. Julie se demanda si sa mère, qui veillait toujours à assortir son âge spirituel à son âge vestimentaire, ne finirait pas par se vêtir d'une grenouillère garnie d'une couche-culotte ou même par se lover dans un cordon ombilical en plastique.

Encore heureux que sa mère n'ait pas opté pour un psychanalyste «réincarnation». Ceux-là poursuivaient la marche arrière plus loin que le fœtus, plus loin que l'ovule, jusqu'à la vie précédente. Julie aurait alors vu sa mère revêtir la défroque de la personne qu'elle était avant sa renaissance.

– Julie, allons, ne fais pas l'enfant! Lève-toi!

Julie ne fut plus qu'une petite boule pelotonnée au fond de son lit et s'enfonça les doigts dans les oreilles. Ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir.

Mais la main de la réalité vint soulever les draps et le visage maternel lui apparut au fond de son terrier.

– Julie, je suis sérieuse. Il faut que nous parlions franchement, face à face.

– Laisse-moi dormir, maman.

La mère hésitait quand son regard fut attiré par un livre ouvert, sur la table de chevet.

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu par le Pr Edmond Wells, tome III.

L'ouvrage avait été mis en cause par le psychothérapeute. Sa fille étant toujours sous les draps, sans un bruit, elle s'en saisit.

– D'accord, tu peux dormir encore une heure mais, ensuite, on parle.

La mère ramena le livre dans la cuisine et le feuilleta. Il y était question de révolution, de fourmis, de remise en question de la société, de stratégies de combat, de techniques de manipulation des foules. Il y avait même des recettes permettant de confectionner des cocktails Molotov.

Le psychothérapeute avait raison. Il avait bien fait de lui téléphoner pour la mettre en garde contre cette prétendue encyclopédie qui pervertissait sa fille. Ce livre était un manuel subversif, elle en était sûre.

Elle le dissimula au fond du placard, sur l'étagère la plus haute.

– Où est mon livre?

La mère de Julie se félicita. Elle avait découvert la clé du problème. Supprimez la drogue et l'intoxiqué entre en manque. Sa fille était toujours en quête d'un maître, ou d'un père. Il y avait eu d'abord ce professeur de chant, maintenant cette mystérieuse encyclopédie. Elle se promit de détruire un par un ces tigres de papier jusqu'à ce que sa fille reconnaisse qu'elle n'avait qu'un seul recours: sa mère.

– Je l'ai caché et c'est pour ton bien. Un jour, tu m'en remercieras.

– Rends-moi mon livre, gronda Julie.

– Inutile d'insister.

Julie avança vers le placard; sa mère y rangeait toujours tout. Elle répéta, détachant soigneusement les mots:

– Rends-le-moi, immédiatement.

– Les livres peuvent être dangereux, plaida la mère. Avec le Capital, on a eu soixante-dix ans de communisme.

– Oui, et à cause du Nouveau Testament, on a eu cinq cents ans d'Inquisition. Dont tu es issue.

Julie découvrit l'Encyclopédie et la tira du placard où elle était prisonnière. Ce livre avait tout autant besoin d'elle qu'elle avait besoin de lui.

Sa mère resta les bras ballants à la regarder le serrer contre elle. Julie tourna les talons. À une patère, dans le couloir, elle décrocha le long imperméable noir qui lui tombait aux chevilles, en recouvrit sa chemise de nuit, prit son petit sac à dos, fourra le livre dedans et sortit en courant.

Achille la suivit, assez satisfait qu'ont ait enfin compris qu'il préférait faire sa promenade le matin et au pas de course.

– Waf, waf, waf! émit le chien, galopant de bonne humeur.

Julie, reviens tout de suite! cria la mère, depuis le seuil de la maison.

La jeune fille héla un taxi en maraude.

– Et où va-t-on, ma petite dame?

Elle lui donna l'adresse du lycée; elle devait rejoindre au plus vite l'un des Sept Nains.

72. EN CHEMIN

ARGENT:

L'argent est un concept abstrait unique inventé par les Doigts.

Les Doigts ont trouvé ce mécanisme astucieux pour ne pas avoir à échanger des objets encombrants.

Plutôt que de transporter un grand volume d'aliments, ils transportent des morceaux de papier peints et ces morceaux ont la même valeur que les aliments.

Vu que tout le monde est d'accord, cet argent peut être échangé contre de la nourriture.

Quand on parle d'argent avec les Doigts, tous vous disent qu 'ils n 'aiment pas l'argent et qu 'ils regrettent que leur société ne soit construite que sur l'importance de l'argent.

Pourtant, leurs documentaires historiques le montrent; avant l'argent, le seul moyen de faire circuler les richesses était… le pillage.

C'est-à-dire que les Doigts les plus violents arrivaient dans un endroit, tuaient les mâles, violaient les femelles et volaient tous leurs biens.


10e profite d'un instant de repos dû à un excès de fraîcheur pour interroger 103e. À l'abri d'une caverne, elle prend sous la dictée les précieuses informations sur la vie et les mœurs doigtesques pour en remplir sa phéromone-mémoire zoologique. Princesse 103e ne se fait pas prier.

Les autres fourmis s'approchent pour bénéficier elles aussi du récit. 103e parle ensuite de la rer réduction des Doigts.

Quand elle regardait leur télévision, 103 e aimait tout particulièrement voir ce qu'ils nommaient des «films pornographiques».

Les douze se rapprochent encore pour mieux humer ce nouveau trait des mœurs doigtesques.

C'est quoi des «films pornographiques»? demande 16e.

103e explique que les Doigts accordent beaucoup d'importance à leur copulation. Ils filment les meilleurs copu-lateurs pour les donner en exemple aux mauvais copulateurs.

Et qu 'est-ce qu 'on voit dans les films pornographiques?

103e n'a pas tout compris, mais, en général, il y a une femelle doigte qui arrive et qui mange le sexe du mâle. Puis ils s'emboîtent parfois à plusieurs comme les punaises des lits.

Ils ne copulent pas en planant, ailes déployées? demande 9e.

Non, 103e affirme que les Doigts copulent au sol, en se roulant comme des limaces. D'ailleurs, le plus souvent ils bavent comme des limaces.

Les fourmis sont très intéressées par cette forme de sexualité primitive. Toutes savent que les ancêtres des fourmis il y a plus de 120 millions d'années avaient une sexualité de ce type. Juste se traîner au sol et se frotter en s'emboîtant. Les fourmis se disent que, dans ce domaine-là, les Doigts sont bien en retard. L'amour en vol, en planant dans es trois dimensions, est bien plus exaltant que l'amour en deux dimensions, collés au sol.

Dehors le temps se réchauffe.

Les fourmis et leur princesse n'ont plus de temps à perdre en bavardages. Il faut faire vite si elles veulent sauver la Cité de la terrible menace de la pancarte blanche.

À l'avant, Princesse 103e n'en finit pas de s'enivrer du bonheur d'avor un sexe. Même son organe de Johnston, sensible aux champs magnétiques terrestres, fonctionne mieux.

C'est beau la vie. C'est beau le monde.

Grâce à cet organe particulier, la fourmi perçoit avec une étonnante acuité les ondes telluriques.

La Terre est, à sa surface, traversée d'ondes vibratoires. L'écorce terrestre est parcourue de veines d'énergie magnétique que 103e percevait à peine lorsqu'elle était asexuée mais qu'elle est maintenant presque à même de visualiser comme de longues racines.

Elle conseille aux douze de continuer à marcher sans plus quitter un de ces canaux vibratoires.

En suivant les veines invisibles de la Terre, on la respecte et, en échange, elle nous protège.

Elle pense aux Doigts qui, eux, ne savent pas discerner les champs magnétiques. Ils construisent leurs autoroutes n'importe où, ils coupent de murs les pistes ancestrales des migrations animales. Ils bâtissent leurs nids dans des zones magnétiquement néfastes et s'étonnent après d'avoir des migraines.

Pourtant, certains Doigts, paraît-il, connaissaient jadis le secret des veines magnétiques de la Terre. Elle en avait entendu parler à la télévision. Jusqu'au Moyen Âge, la plupart des peuples attendaient que leurs prêtres aient détecté un nœud magnétique positif avant d'ériger un temple. Tout comme les fourmis, qui, elles aussi, avant d'installer leur cité recherchent un «nœud magnétique». Et puis, à la Renaissance, les Doigts se sont mis à croire qu'avec leur seule raison, ils pouvaient tout comprendre et n'avaient donc plus besoin d'interroger la nature avant d'entreprendre quoi que ce soit.

Les Doigts ne cherchent plus à s'adapter à la Terre, ils veulent que la Terre s'adapte à eux, se dit la princesse.

73. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE DE MANIPULATION DES AUTRES: La population se divise en trois groupes. Il y a ceux qui parlent avec pour référence le langage visuel, ceux qui parlent avec pour référence le langage auditif, ceux qui parlent avec pour référence le langage corporel.

Les visuels disent tout naturellement: «Tu vois», car ils ne parlent que par images. Ils montrent, observent, décrivent par couleurs, précisent «c'est clair, c'est flou, c'est transparent». Ils utilisent des expressions comme «la vie en rose», «c'est tout vu», «une peur bleue».

Les auditifs disent tout naturellement: «Tu entends.» Ils parlent avec des mots sonores évoquant la musique et le bruit: «sourde oreille», «son de cloche» et leurs adjectifs sont: «mélodieux», «discordant», «audible», «retentissant». Les sensitifs corporels disent tout naturellement: «Tu sens.» Ils parlent par sensations: «tu saisis», «tu éprouves», «tu craques». Leurs expressions: «En avoir plein le dos», «à croquer». Leurs adjectifs: «froid», «chaleureux», «excité/ calme». L'appartenance à un groupe se reconnaît à la façon dont un interlocuteur bouge les yeux. Si, lorsqu'on lui demande de rechercher un souvenir, il commence par lever les yeux vers le haut, c'est un visuel. S'il dirige son regard vers le côté, c'est un auditif. S'il baisse les yeux comme pour mieux rechercher les sensations en lui, c'est un sensitif. Une telle connaissance permet d'agir sur tous les types d'interlocuteurs en jouant sur les trois registres linguistiques.

De là, on peut aller plus loin en créant des points d'ancrage physiques. L'action consiste à appliquer un point de pression sur une partie de son interlocuteur lorsqu'on veut le stimuler au moment de lui transmettre un message important, tel que «je compte sur toi pour mener à bien ce travail». Si, à ce moment, on exerce une pression sur son avant-bras, il sera stimulé à chaque nouvelle pression sur ce même avant-bras. C'est là une forme de mémoire sensorielle.

Attention cependant à ne pas la faire fonctionner à l'envers. Un psychothérapeute qui accueille son patient en lui tapotant l'épaule tout en le plaignant: «Alors, mon pauvre ami, cela ne va donc pas mieux», aura beau pratiquer la meilleure thérapie du monde, son patient retrouvera instantanément toutes ses angoisses si, au moment de le quitter, il réitère son geste.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

74. DES PORCS ET DES PHILOSOPHES

Le chauffeur était un boute-en-train. Il devait s'ennuyer à mourir tout seul dans son taxi car il parlait sans reprendre haleine à sa jeune cliente. En cinq minutes, il lui narra sa vie qui, naturellement, était particulièrement inintéressante.

Comme Julie demeurait coite, il proposa de lui raconter une histoire drôle. «Ce sont trois fourmis qui se promènent à Paris sur les Champs-Elysées et soudain, une Rolls Royce s'arrête avec, dedans, une cigale vêtue d'un costume de fourrure et de paillettes. "Salut les copines", dit-elle en baissant la vitre. Les fourmis considèrent avec étonnement la cigale qui mange du caviar et boit du Champagne. "Salut, répondent les fourmis. Tu as l'air d'avoir bien réussi, dis donc! – Ah ouais! le show-biz, ça paie bien de nos jours. Je suis une star. Vous voulez un peu de caviar? – Euh, non, merci", disent les fourmis. La cigale remonte sa vitre et ordonne à son chauffeur de démarrer. La limousine partie, les fourmis se dévisagent, atterrées, et l'une d'elles exprime ce que toutes sont en train de penser: "Quel imbécile, ce Jean de La Fontaine!"»

Le taxi rit tout seul. Julie esquissa une petite moue d'encouragement et elle se dit que plus la crise spirituelle de la civilisation approchait, plus les gens racontaient des blagues. Ça évitait de dialoguer vraiment.

– Vous voulez que je vous en raconte une autre?

Le conducteur continua à parler tout en empruntant de prétendus raccourcis qu'il assurait être seul à connaître.

L'artère principale de Fontainebleau était bloquée par une manifestation d'agriculteurs, lesquels réclamaient davantage de subventions, moins de terres en jachère et l'arrêt des importations de viande étrangère. «Sauvons l'agriculture française» et «Mort aux cochons d'importation», proclamaient leurs pancartes.

Ils s'étaient emparés d'un camion transportant des porcs en provenance de Hongrie et entreprenaient d'inonder de pétrole les cages des animaux. Ils lancèrent des allumettes. Les hurlements des bêtes en train de brûler vives s'élevèrent, horribles. Julie n'aurait jamais cru qu'un cochon pouvait ainsi vociférer. Les cris étaient presque humains! Et l'odeur de chair grillée était épouvantable. À l'heure de l'agonie, les cochons semblaient vouloir révéler leur parenté avec l'homme.

– Je vous en conjure, partons d'ici!

Les porcs hurlaient toujours et Julie se souvint qu'en cours de biologie, le professeur avait dit que le seul animal propre à des greffes d'organes sur des humains était le cochon. Soudain, la vision de mort de ces cousins inconnus lui fut totalement insupportable. Les cochons la regardaient avec des airs suppliants. Leur peau était rose. Leurs yeux étaient bleus. Julie voulait s'éloigner de ce lieu de supplice, et vite.

Elle jeta un billet au chauffeur et quitta la voiture pour s'enfuir à pied.

Tout essoufflée, elle parvint enfin au lycée et se dirigea droit vers la salle de musique en espérant que personne ne la remarquerait.

– Julie! Que faites-vous ici ce matin? Votre classe n'a pas cours.

Le philosophe aperçut un coin de chemise de nuit rose sous le col de l'imperméable noir.

– Vous allez prendre froid.

Il lui proposa une boisson chaude à la cafétéria et, comme les autres n'étaient pas encore arrivés, elle accepta.

– Vous êtes un type bien. Vous ne ressemblez pas à la prof de maths. Elle, elle ne cherche qu'à me dévaloriser.

– Vous savez, les professeurs sont des gens comme les autres. Il y en a des bien et des moins bien, des intelligents et des moins intelligents, des gentils et des moins gentils. Le problème, c'est que les enseignants, eux, ont l'occasion d'influencer quotidiennement au moins trente êtres jeunes et donc malléables. Énorme responsabilité. Nous sommes les jardiniers de la société de demain, comprends-tu?

D'un coup, il était passé au tutoiement.

– Moi, ça me ferait peur d'être prof, déclara Julie. En plus, quand je vois comme la prof d'allemand se fait chahuter, ça me donne des frissons dans le dos.

– Tu as raison. Pour enseigner, il faut non seulement bien connaître sa matière mais, en plus, être un brin psychologue. Entre nous d'ailleurs, je pense que tous les professeurs sont inquiets à l'idée d'affronter une classe. Alors, certains revêtent le masque de l'autorité, d'autres jouent les savants ou, comme moi, les copains.

Il repoussa son siège de plastique et lui tendit un trousseau de clés.

– J'ai un cours maintenant mais si tu veux te reposer ou te restaurer un peu, j'habite l'immeuble là, au coin de la place. Troisième étage à gauche. Tu peux y aller, si tu veux. Après une fugue on a besoin d'un petit havre de paix.

Elle remercia tout en déclinant l'offre. Ses copains du groupe de rock devaient bientôt arriver et ils l'hébergeraient sans problème.

Le professeur la considérait avec un regard franc et cordial. Elle se sentit obligée de lui donner quelque chose en retour. Une information. Ce fut plus sa bouche qui parla que sa cervelle.

– C'est moi qui ai mis le feu dans le coin des pou belles.

L'aveu ne parut pas particulièrement surprendre le professeur de philosophie.

– Mmm… Tu te trompes d'adversaire. Tu agis à courte vue. Le lycée n'est pas une fin mais un moyen. Sers-t'en au lieu de le subir. Ce système scolaire, il a quand même été conçu pour vous aider. L'éducation rend les êtres plus forts, plus conscients, plus solides. Tu as de la chance de fréquenter ce lycée. Même si tu t'y sens mal, il t'enrichit. Quelle erreur que de vouloir détruire ce que tu ne sais pas utiliser!

75. DIRECTION LE FLEUVE D'ARGENT

Les treize fourmis utilisent une branchette pour franchir un ravin vertigineux. Elles sillonnent une jungle de pissenlits. Elles dévalent une pente abrupte de fougères.

En bas, elles aperçoivent une figue qui a éclaté après avoir chuté de son arbre. Ce volcan de sucre en éruption richement coloré de violet, de vert, de rose et de blanc attire déjà des moucherons hystériques. Les fourmis s'autorisent un arrêt-buffet. Que c'est bon, les fruits!

Il y a des questions que les Doigts ne se posent plus. Par exemple: pourquoi les fruits ont bon goût? Pourquoi les fleurs sont belles?

Nous, les fourmis, savons.

Princesse 103e se dit qu'il faudrait qu'il y ait, comme 10e, un Doigt qui prenne la peine un jour de faire une phéromone zoologique sur le savoir myrmécéen. Elle pourrait ainsi leur apprendre pourquoi les fruits ont bon goût et pourquoi les fleurs sont belles.

Si elle rencontrait ce Doigt, elle lui dirait que les fleurs sont belles et odorantes pour attirer les insectes. Car ce sont les insectes qui répandent leur pollen et permettent leur reproduction.

Les fruits sont délicieux, dans l'espoir d'être mangés par des animaux qui vont les digérer et recracher leur noyau ou leurs pépins durs plus loin parmi leurs excréments. Subtile stratégie végétale: non seulement la semence de l'arbre fruitier se répand mais, de plus, elle est aussitôt approvisionnée en compost pour la fertiliser.

Tous les fruits sont en concurrence pour se faire manger et donc se répandre dans le monde. Pour eux, évoluer, c'est améliorer encore leur saveur, leur aspect et leur parfum, les moins tentants étant condamnés à disparaître.

À la télévision cependant, 103e avait vu que les Doigts parvenaient à produire des fruits sans graines: melon, pastèque ou raisin sans pépins. Simplement par paresse à recracher ou à digérer les graines, les Doigts étaient en train de rendre stériles des espèces entières. Elle se dit que la prochaine fois qu'elle aurait l'occasion de parler avec des Doigts, elle leur conseillerait de laisser leurs pépins aux fruits, et tant pis si cela les obligeait à les recracher.

En tout cas, cette figue fraîche qu'elles dévorent n'aurait pas de difficulté à se faire manger et digérer. Les treize se baignent dans son jus sucré. Elles se fourrent la tête dans sa chair molle, elles se crachent au visage les graines, elles nagent dans la gelée de sa pulpe.

Leurs jabots stomacal et social remplis à ras bord de fructose, les fourmis reprennent la route. Elles passent par des sentiers cernés de chicorées et d'églantiers. 16e éter-nue. Elle est allergique au pollen d'églantier.

Bientôt, elles aperçoivent au loin un trait d'argent: le fleuve. Princesse 103e lève les antennes et se repère très bien. Elles sont au nord-est de Bel-o-kan.

Par chance, le fleuve coule du nord au sud.

Elles gagnent une plage de sable noir. Des troupeaux de coccinelles détalent à leur approche, abandonnant des cadavres de pucerons à moitié déchiquetés.

103e n'a jamais compris pourquoi les Doigts trouvaient les coccinelles «sympathiques». Ce sont des fauves qui dévorent le bétail puceron. Autre étrangeté doigtesque: ils accordent des vertus positives aux trèfles alors que n'importe quelle fourmi sait bien que le trèfle est une plante dont la sève est toxique.

Les exploratrices avancent sur la grève.

Alentour, les roseaux sveltes dissimulent des crapauds dont les coassements sinistres remuent l'air.

Princesse 103e suggère de descendre le fleuve en bateau. Les douze exploratrices ne savent pas du tout ce qu'est un «bateau» et pensent qu'il s'agit encore d'une invention doigtesque.

Princesse 103e leur montre qu'on peut utiliser une feuille comme support pour avancer sur l'eau. Jadis, elle a traversé le fleuve sur des feuilles de myosotis, mais là où elles se trouvent, il n'y a pas de myosotis. Des yeux et des antennes elles fouillent les environs en quête d'une feuille insubmersible. Et puis surgit l'évidence: les nénuphars. Ils flottent sur l'eau depuis la nuit des temps, peut-on rêver meilleur insubmersible?

Avec un nénuphar, nous allons traverser sans nous noyer.

L'escouade grimpe sur un petit nénuphar blanc et rose mollement accoudé à la berge. Ses feuilles longuement pétiolées sont de forme ovale. La surface supérieure forme comme une plate-forme verte et ronde, lisse et comme vernissée, ce qui facilite l'écoulement de l'eau. Sous la feuille principale, de jeunes feuilles encore immergées sont enroulées en cornet. Les pétioles sont souples et nantis d'une quantité de conduits pleins d'air qui assurent encore une meilleure flottaison.

Les fourmis montent sur la plante mais celle-ci ne bouge pas. Une inspection révèle une ancre qui l'immobilise. Le nénuphar se prolonge d'un long rhizome qui plonge sous l'eau telle une corde. Cet appendice est très solide, il a plus de cinq centimètres d'épaisseur et s'enfonce à près d'un mètre de profondeur pour fixer la plante à la terre. Princesse 103e se penche sous l'eau pour le cisailler, interrompant de temps en temps son travail pour reprendre un peu d'air.

Les autres l'aident mais, avant de donner le dernier coup libérateur, Princesse 103e leur indique qu'il leur faut capturer des dytiques. Ces coléoptères aquatiques serviront de propulseurs. Les fourmis les appâtent avec quelques gibiers morts capturés à la surface du fleuve. Quand les dytiques s'en approchent, 103e suscite un contact antennaire et trouve des phéromones pour les convaincre de les assister dans leur croisière fluviale.

Princesse 103e constate, avec sa nouvelle vue de sexuée, que la berge d'en face est très éloignée et que, de surcroît, les feuilles mortes qui flottent sur l'eau tournoient très vite, signe de remous. Aucune embarcation ne pourrait traverser là. Il vaut mieux descendre plus bas en guettant un endroit où le fleuve se rétrécit.

Les Belokaniennes entreprennent d'aménager leur navire et le remplissent de victuailles qui les aideront à supporter les vicissitudes de leur croisière. Pour l'essentiel, ces réserves sont constituées de coccinelles qui n'ont pas déguerpi assez vite et de dytiques qui ont refusé de coopérer.

Princesse 103e affirme que cela ne sert à rien de partir maintenant, elles ne pourront pas naviguer de nuit. Elle conseille d'embarquer plutôt demain matin. La vie étant une succession de jours et de nuits, on n'est plus à un cycle près.

Elles se réfugient donc sous un rocher et mangent les coccinelles pour reprendre des forces. Un grand voyage se prépare.

76. ENCYCLOPEDIE

VOYAGE VERS LA LUNE : Il est des moments où les rêves les plus fous semblent réalisables à condition d'oser les tenter.

En Chine, au treizième siècle, sous le règne des empereurs de la dynastie Song, il se produisit un mouvement culturel visant à admirer la iune. Les plus grands poètes, les plus grands écrivains, les plus grands chanteurs n'avaient plus pour source d'inspiration que cette planète dans le ciel.

Un des empereurs Song, lui-même poète et écrivain, voulut en avoir le cœur net. Il admirait si fort la lune qu'il souhaita être le premier homme à y prendre pied.

Il demanda à ses savants de fabriquer une fusée. Les Chinois savaient déjà fort bien se servir de la poudre. Ils placèrent donc de volumineux pétards sous une petite cahute au centre de laquelle trônerait l'empereur Song.

Ils espéraient que la puissance de l'explosion projetterait le souverain jusqu'à la lune. Bien avant Neil Armstrong, bien avant Jules Verne, ces Chinois avaient fabriqué ainsi la première fusée interplanétaire. Mais les recherches préliminaires avaient dû être menées d'une façon trop sommaire: à peine les mèches des réacteurs allumées, ceux-ci se comportèrent exactement comme des feux d'artifice, c'est-à-dire qu'ils explosèrent.

Avec son véhicule, l'empereur Song fut pulvérisé parmi ces énormes gerbes colorées et incandescentes censées le propulser jusqu'à l'astre des nuits.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

77. PREMIER ENVOL

Toute la nuit, ils ont composé des morceaux et ils ont répété, sans relâche. Au matin du concert, ils se sont encore remis au travail. L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu nourrissait leurs textes mais ils s'échinaient aussi sur les mélodies et les rythmiques.

Dès vingt heures, ils étaient au centre culturel à accorder leurs instruments et à tester l'acoustique du lieu.

Dix minutes avant qu'ils n'entrent en scène, alors qu'ils s'efforçaient en coulisses de bien se concentrer, un journaliste se présenta afin de les interviewer pour la feuille locale.

– Bonjour, je suis Marcel Vaugirard, du Clairon de Fontainebleau.

Ils considérèrent le petit bonhomme rondouillard. Des joues et un nez légèrement violacés laissaient transparaître un goût prononcé pour les repas bien arrosés.

– Alors, les jeunes, vous comptez enregistrer un disque?

Julie n'avait pas envie de parler. Ji-woong s'en chargea:

– Oui.

La physionomie du journaliste exprima la satisfaction.

Le professeur de philosophie avait raison. Dire «oui», cela faisait toujours plaisir et simplifiait la communication.

– Et qui s'appellera?

Ji-woong lança les premiers mots qui lui passèrent par la tête:

Réveillez-vous.

Le journaliste nota scrupuleusement.

– Et les paroles parlent de quoi?

– Euh… de tout, dit Zoé.

Cette fois, la remarque était trop vague pour satisfaire le journaliste, il enchaîna:

– Et votre rythmique est inspirée par quelle grande tendance?

– On a essayé d'inventer un rythme à nous, dit David. On veut être originaux.

Le journaliste notait toujours, comme une ménagère inscrivant la liste de ses commissions.

– J'espère que l'on vous a donné une bonne place au premier rang, énonça Francine.

– Non. Pas le temps.

– Comment ça, pas le temps?

Marcel Vaugirard rangea son calepin et leur tendit la main.

– Pas le temps. J'ai encore plein de choses à faire ce soir. Je ne peux pas bloquer une heure pour vous écouter. C'aurait été avec plaisir, vraiment, niais désolé, je ne peux pas.

– Pourquoi écrire un article, alors? s'étonna Julie.

Il s'approcha de l'oreille de Julie comme pour lui glisser une confidence:

– Apprenez le grand secret de notre profession: «On ne parle bien que de ce qu'on ne connaît pas.»

Le raisonnement abasourdit la jeune fille, mais comme le journaliste semblait parfaitement satisfait de cet état de choses, elle n'osa pas insister ni tenter de le retenir.

Le directeur du centre culturel entra en trombe. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à son frère, le proviseur du lycée.

– Préparez-vous. Ça va être à vous.

Julie écarta discrètement le rideau. Cette salle qui pouvait contenir environ cinq cents personnes était aux trois quarts vide.

Comme les Sept Nains, elle avait le trac. Paul grignotait pour se donner des forces. Francine fumait de la marijuana. Léopold fermait les yeux dans une tentative de méditation. Narcisse révisait ses accords de guitare. Ji-woong vérifiait les partitions de tout le monde. Zoé paraissait parler toute seule; en fait, elle se répétait pour la millième fois les paroles des chansons tant elle craignait un trou de mémoire au beau milieu d'un couplet.

Faute d'ongle rescapé à ronger, Julie s'escrimait sur l'extrémité de son annulaire. Elle s'écorcha et suça sa plaie.

Sur la scène, le directeur les annonça:

– Mesdames et messieurs, merci d'être venus si nombreux pour cette inauguration du nouveau centre culturel de Fontainebleau. Les travaux ne sont pas encore complètement terminés et je vous prierai d'excuser la gêne occasionnée par ces retards. En tout cas, à salle nouvelle, nouvelle musique.

Au premier rang, des personnes âgées ajustèrent leurs prothèses auditives. Il s'agissait d'abonnés qui assisteraient, sans en manquer aucun, à tous les spectacles qu'on voudrait bien leur proposer. Ne serait-ce que pour sortir.

Le directeur haussa le ton:

– Vous allez entendre ce qui se fait de plus intéressant et de plus rythmé dans notre région. Le rock, on aime ou on n'aime pas, mais je suis convaincu que nos musiciens valent la peine qu'on les écoute.

Ce directeur les menait droit au désastre. Il était en train de les présenter comme un groupe folklorique local.

Lisant l'indignation sur leurs visages, il changea de registre:

– Vous avez devant vous une formation de rock'n'roll et, ce qui ne gâte rien, la chanteuse est fort mignonne.

Peu de réactions.

– Elle se nomme Julie Pinson et c'est la soliste du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains. C'est leur première scène et on les applaudit bien fort pour les encourager.

De maigres applaudissements retentirent dans les premiers rangs.

Le directeur tira Julie des coulisses et l'amena par la main sous les projecteurs, au centre de la scène.

Julie se plaça devant le micro. Derrière elle, les Sept Nains s'installèrent lentement face à leurs instruments.

Julie scruta le noir de la salle. Aux premiers rangs, les retraités. Derrière, quelques désœuvrés éparpillés avaient dû entrer là par hasard.

Dans le fond, quelqu'un hua:

– À poil!

Le spectateur qui la narguait était trop loin pour qu'elle en distingue le visage mais sa voix était facile à reconnaître: Gonzague Dupeyron. Sans doute était-il venu avec sa bande au complet pour tout gâcher.

– À poil! À poil! criaient-ils tous.

Francine fit signe de commencer au plus vite pour couvrir les appels intempestifs.

Sur le sol était collée la liste des morceaux dans l'ordre de leur interprétation.


1. BONJOUR

Derrière Julie, Ji-woong annonça le rythme. À la console, Paul réglait les potentiomètres et les projecteurs envoyèrent sur le rideau arrière des spectres multicolores irisés assez kitsch.

Au micro, Julie chanta:


Bonjour,

Bonjour, spectateurs inconnus.

Notre musique est une arme pour changer le monde.

Ne souriez pas. C'est possible. Vous le pouvez. H suffit de vouloir vraiment quelque chose pour que cela se produise.


Quand elle se tut, il y eut quelques maigres applaudissements. Quelques strapontins couinèrent. Certains spectateurs étaient déjà découragés. Et puis encore, les cris du fond de Gonzague et de ses acolytes:

– À poil! A poil!

La salle ne réagissait pas. Était-ce cela, le baptême des feux de la rampe? Est-ce que Genesis, Pink Floyd et Yes avaient connu eux aussi ce genre de débuts? Sans attendre, Julie entama le second morceau.


2. PERCEPTION

On ne perçoit du monde que ce qu 'on est préparé à en percevoir.

Pour une expérience de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une pièce tapissée de motifs verticaux.


Un œuf jaillit du coin de Gonzague et s'écrasa sur le pull noir de la jeune fille.

– Et ça, tu l'as bien perçu? tonna-t-il.

Quelques rires dans la salle. Julie comprenait maintenant en son entier le calvaire du professeur d'allemand face à son public hostile.

Voyant que la situation menaçait de virer au désastre, avant de se lancer dans son solo prévu, Francine haussa le volume de son orgue pour couvrir le chahut.

Puis ils enchaînèrent directement sur le troisième morceau.


3. SOMMEIL PARADOXAL

Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal.

Son rêve est agité.


Au fond, quelque part, la porte n'arrêtait pas de s'ouvrir ou de se refermer pour laisser entrer les retardataires et repartir les déçus. Ce qui déconcentrait complètement Julie. Au bout d'un moment, elle s'aperçut qu'elle chantait machinalement tant elle était attentive aux bruits de la porte tambourinant contre le mur.

– À poil, Julie! À poil!

Elle contempla ses amis. C'était vraiment le fiasco. Ils étaient si mal à l'aise qu'ils ne parvenaient même plus à jouer de concert. Narcisse ratait ses accords. Ses doigts tremblant sur les cordes de sa guitare formaient des sons discordants.

Julie chercha à se fermer à l'environnement et reprit le refrain. Ils avaient prévu qu'à ce passage, la salle reprendrait en chœur en tapant dans ses mains, mais la jeune fille n'osa même pas l'y inciter.


Au fond de nous, il y a un bébé qui dort.

Sommeil paradoxal.


Justement, aux premiers rangs, des retraités s'endormaient.

Sommeil paradoxal, scanda-t-elle plus fort pour les réveiller.

À ce moment devait intervenir un solo à la flûte de Léopold. Après plusieurs fausses notes, il préféra le raccourcir.

Heureusement que le journaliste n'était pas resté. Julie était effondrée. David l'encouragea du menton et lui fît signe de ne pas prêter attention au public et de continuer, pour eux seuls.


Nous sommes tous des gagnants. Car nous sommes issus du seul spermatozoïde à avoir gagné la course devant ses trois cents millions de concurrents.


Gonzague et ses Rats noirs étaient devant la scène avec des canettes de bière et l'aspergèrent de mousse puante.

Continuez, continuez! moulinait du bras Ji-woong. C'était sans doute de pareils moments qui vous transformaient en vrais professionnels.

Les trublions étaient maintenant déchaînés. En plus des œufs et des canettes, ils s'étaient munis de cornes de brume et d'aérosols en tout genre et ils criaient toujours:

– À poil, Julie! À poil!

Mais ils en faisaient trop.

– Fichez-leur la paix, laissez-les jouer! cria une forte fille, arborant un tee-shirt marqué «Aïkido Club».

– À poil! s'égosilla Gonzague.

À l'adresse de l'assistance, il lança:

– Vous voyez bien qu'ils sont nuls!

– Si ça ne vous plaît pas, personne ne vous oblige à rester, dit la forte fille au tee-shirt aïkido.

Menaçante et seule, elle s'avança, prête à affronter les énergumènes. Comme les autres, plus nombreux, risquaient d'avoir le dessus, d'autres spectatrices vêtues du même tee-shirt vinrent à la rescousse tandis que des gens se levaient, en renfort d'un camp ou de l'autre.

Les retraités, réveillés, s'enfoncèrent dans leurs sièges.

– Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous! supplia Julie, affolée.

– Continue de chanter! lui intima David.

Julie contempla, catastrophée, ces gens qui se battaient.

On ne pouvait pas dire que leur musique adoucissait les mœurs. Il importait de réagir, et vite. Elle fit signe aux Sept Nains de cesser de jouer et on n'entendit plus que les cris de hargne de ceux qui se bagarraient et le bruit des strapontins de ceux qui préféraient quitter cette salle en furie.

Il ne fallait pas abandonner la partie. Julie ferma les yeux pour mieux se concentrer et oublier ce qui se passait devant elle. Elle se boucha très fort les oreilles. Elle devait s'isoler et se rassembler. Retrouver ses techniques de chant. Se souvenir des conseils de Yankélévitch.

«Dans le chant, en fait, les cordes vocales ne jouent pas un grand rôle. Si tu ne fais qu'écouter tes cordes vocales, tu ne percevras qu'un grésillement désagréable. C'est ta bouche qui module les sons. C'est elle qui dessine les notes pour leur donner leur perfection. Tes pou mons sont des soufflets, tes cordes vocales des membranes vibratiles, tes joues sont une caisse de résonance, ta langue un modulateur. Maintenant, vise avec tes lèvres et tire.»

Elle visa. Elle tira.

Une seule note. Un si bémol. Parfait. Ample. Dur. La note jaillit et envahit complètement la salle du nouveau centre culturel. Quand elle atteignit les murs, les parois la renvoyèrent et tout fut recouvert par l'onde du si bémol de Julie.-Si bémol pour tout le monde.

Comme une vessie de cornemuse, le ventre de la jeune fille se dégonflait pour ajouter au volume sonore.

La note était immense. Bien plus haute que Julie. Dans la sphère immense de ce si bémol, elle se sentait protégée et, les yeux toujours fermés, elle se prit à sourire en prolongeant sa note.

Son masque de chant était impeccable.

Toute sa bouche se réveilla en quête du son parfait. Le si bémol s'améliorait encore en pureté, en simplicité, en efficacité. Dans sa bouche, le palais vibra ainsi que ses dents. Sa langue tendue, elle, ne bougeait plus.

La salle s'était calmée. Même les retraités des premiers rangs avaient cessé de tripoter leurs prothèses auditives. Rats noirs et filles du club de aïkido cessèrent de se battre.

Le soufflet des poumons avait lâché tout son air.

Ne pas perdre le contrôle. Vite, Julie enchaîna sur une autre note. Ré. Il partit d'autant mieux que le si bémol avait déjà échauffé la bouche tout entière. Le ré pénétra tous les cerveaux. À travers cette note, elle transmettait toute son âme. Dans cette unique vibration, il y avait tout: son enfance, sa vie, ses soucis, sa rencontre avec Yankélévitch, ses démêlés avec sa mère.

Il y eut un tonnerre d'applaudissements. Les Rats noirs préférèrent partir. Elle ne savait pas si l'on ovationnait le départ de Gonzague et de sa bande ou sa nouvelle note suspendue dans les airs.

Une note qui tenait toujours.

Julie s'arrêta. Elle avait récupéré à présent toute son énergie. Que les autres se préparent, elle reprenait le micro.

Paul éteignit les projecteurs pour ne laisser qu'un cône de lumière blanche auréolant Julie. Lui aussi comprit qu'il fallait revenir à la simplicité.

Elle articula lentement:

– L'art sert à faire la révolution. Notre prochain morceau s'intitule: LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Elle prit de nouveau sa respiration et ferma les paupières pour prononcer:


Rien de nouveau sous le soleil.

Il n'y a plus de visionnaires.

Il n'y a plus d'inventeurs.

Nous sommes les nouveaux visionnaires.

Nous sommes les nouveaux inventeurs.


Elle obtint quelques «ouais» en réponse.

Ji-woong se lança comme un fou sur sa batterie. Zoé le suivit à la basse, puis Narcisse à la guitare. Francine fit des arpèges. Comprenant qu'ils allaient tenter de faire décoller l'avion, Paul monta la sono au maximum. Toute la salle vibrait. S'ils ne s'envolaient pas avec ça, ils ne le feraient jamais.

Julie posa ses lèvres tout contre le micro et fredonna en montant progressivement:


Fin, ceci est la fin.

Ouvrons tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin.

Rien ne pourra ralentir sa folle danse.

Mille métamorphoses s'opéreront dans ce monde endormi.

Il n 'est pas besoin de violence pour briser les valeurs figées.

Soyez surpris: nous réalisons simplement la «révolution des fourmis».


Puis, plus fort, en fermant les yeux et en levant le poing:


Il n'y a plus de visionnaires…

Nous sommes les nouveaux visionnaires.

Il n'y a plus d'inventeurs,

Nous sommes les nouveaux inventeurs.


Cette fois, tout fonctionnait. Chaque instrument sonnait juste. Les réglages de Paul étaient parfaits. La voix de Julie, avec sa tessiture chaude, maîtrisait idéalement les sonorités. Chaque vibration, chaque mot articulé sonnait clair. Tout se mettait en place pour mieux agir sur les organes. Si ces gens-là savaient qu'elle était totalement maîtresse de sa voix, qu'elle pouvait prononcer des sons qui agiraient avec précision sur le pancréas ou le foie!

Paul haussa encore le volume. Les amplificateurs à mille watts crachèrent une énergie incroyable. La salle ne vibrait plus, elle tremblait. Amplifiée par son micro, la voix de Julie emplissait les tympans jusqu'au cerveau. Il était impossible en ce moment de penser, à autre chose qu'à la voix de la jeune fille aux yeux gris.

Jamais Julie ne s'était sentie aussi ardente. Elle en oubliait sa mère et le baccalauréat.

Sa musique était bénéfique à tout le monde. Les retraités du premier rang avaient ôté leurs prothèses auditives et battaient des mains et des pieds en cadence. La porte du fond ne grinçait plus. L'assistance tout entière marquait le rythme, dansait même dans les travées.

L'avion avait fini par décoller. Il fallait maintenant prendre de l'altitude.

Julie fit signe à Paul de baisser la musique d'un ton puis elle se rapprocha du public et égrena les paroles:


Rien de nouveau sous le soleil.

Nous regardons toujours le même monde de la même manière.

Nous sommes pris dans la spirale de l'escalier d'un phare.

Nous recommençons sans cesse les mêmes erreurs, mais vues d'un étage plus haut.

Il est temps de changer le monde.

Il est temps de changer de ronde.

Ceci n 'est pas une fin. Bien au contraire, ce n 'est qu 'un début.


Sachant que le mot «début» marquait la fin du morceau, sur sa console Paul déclencha la fonction «feu d'artifice» et des explosions de lumière jaillirent au-dessus des têtes.

La salle applaudit.

David et Léo soufflèrent à Julie de bisser la chanson. La voix de la jeune fille était de plus en plus forte. Elle ne tremblait plus du tout. À se demander comment une si frêle adolescente pouvait introduire tant de puissance dans son chant.


Il n'y a plus d'inventeurs,

Nous sommes les nouveaux inventeurs.

Il n'y a plus de visionnaires…


Cette phrase eut un effet détonant. Comme d'une seule bouche la foule lui répondit.

– Nous sommes les nouveaux visionnaires!

Le groupe n'avait pas prévu pareille communion. Julie improvisa.

– C'est bien. Si on ne veut pas changer le monde, on le subit.

Nouvelles acclamations. Les idées de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu faisaient mouche. Elle répéta:

– Si on ne veut pas changer le monde, on le subit. Pensez à un monde différent. Pensez différemment. Libérez vos imaginations. Il faut des inventeurs, il faut des visionnaires.

Elle ferma les yeux. Son cerveau lui procurait une sensation étrange. C'était peut-être cela que les Japonais appelaient satori. Le moment où le conscient et l'inconscient ne font qu'un, l'état de félicité totale.

Le public tapait dans ses mains au rythme de ses propres battements cardiaques. Le concert ne faisait que commencer et tous redoutaient déjà l'instant où il finirait, où le bonheur et la communion laisseraient place à la monotonie des jours.

Julie ne s'en tenait plus à l'Encyclopédie, elle improvisait des paroles. Des mots sortaient de sa bouche sans qu'elle sache d'où ils venaient, comme s'ils avaient envie d'être prononcés et qu'elle leur servait de truchement.

78. ENCYCLOPEDIE

NOOSPHÈRE: Les êtres humains possèdent deux cerveaux indépendants: l'hémisphère droit et l'hémisphère gauche. Chacun dispose d'un esprit qui lui est propre. Le cerveau gaache est dévolu à la logique, c'est le cerveau du chiffre. Le cerveau droit est dévolu à l'intuition, c'est le cerveau de la forme. Pour une même information, chaque hémisphère aura une analyse différente, pouvant déboucher sur des conclusions absolument contraires. Il semblerait que, la nuit seulement, l'hémisphère droit, conseiller inconscient, par l'entremise des rêves, donne son avis à l'hémisphère gauche, réalisateur conscient, à la manière d'un couple dans lequel la femme, intuitive,'glisserait furtivement son opinion au mari, matérialiste.

Selon le savant russe Vladimir Vernadski, aussi inventeur du mot «biosphère», et le philosophe français Teilhard de Chardin, ce cerveau féminin intuitif serait doté d'un autre don encore, celui de pouvoir se brancher sur ce qu'ils nomment la «noosphère». La noosphère serait un grand nuage cernant la planète tout comme l'atmosphère ou l'ionosphère. Ce nuage sphérique immatériel serait composé de tous les inconscients humains émis par les cerveaux droits. L'ensemble constituerait Un grand Esprit immanent, l'Esprit humain global en quelque sorte.

C'est ainsi que nous croyons imaginer ou inventer des choses alors qu'en fait, c'est tout simplement notre cerveau droit qui va les chercher là-bas. Et lorsque notre cerveau gauche écoute attentivement notre cerveau droit, l'information passe et débouche sur une idée apte à se concrétiser en actes. Selon cette hypothèse, un peintre, un musicien, un inventeur ou un romancier ne seraient donc que cela: des récepteurs radio capables d'aller, avec leur cerveau droit, puiser dans l'inconscient collectif puis de laisser communiquer hémisphères droit et gauche suffisamment librement pour qu'ils parviennent à mettre en œuvre ces concepts qui traînent dans la noosphère.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

79. INSOMNIE

Il fait nuit et pourtant la fourmi ne dort pas. Un bruit et une lueur ont réveillé 103e. Autour d'elle, les douze jeunes exploratrices sommeillent toujours.

Jadis, tout ce qui se passait durant la nuit n'existait pas car le sommeil éteignait complètement son corps à sang froid. Mais, depuis qu'elle a un sexe, durant son sommeil elle connaît une sorte d'état de semi-torpeur. Le moindre signal la réveille. C'est l'un des inconvénients d'être dotée de sens plus fins. On a une légère tendance à l'insomnie.

Elle se lève.

Il fait froid mais elle a suffisamment mangé hier pour disposer des réserves d'énergie nécessaires à la maintenir éveillée.

Elle sort sur le seuil de la caverne pour voir ce qui se passe dehors. Un nuage rouge s'en va.

Les crapauds ont cessé de coasser. Le ciel est noir et la lune à demi dévoilée se reflète en petits losanges sur le fleuve.

103e voit un trait de lumière zébrer le ciel. Un orage. L'orage ressemble à un arbre aux longues branches qui poussent du ciel pour caresser la terre. Son existence est pourtant si éphémère que, déjà, la princesse ne le voit plus.

Après le tonnerre, le silence devient encore plus pesant. Le ciel est encore plus sombre. Avec ses organes de Johnston, 103e perçoit de l'électricité magnétique dans l'air.

Et puis, une bombe tombe. Une énorme boule d'eau qui explose au sol et l'éclaboussé. La pluie. Cette sphère mortelle est suivie d'une multitude de sœurs. Le phénomène est moins dangereux que les criquets mais 103e préfère quand même reculer de trois pas.

La Princesse regarde la pluie.

La solitude, le froid, la nuit, elle les considérait jusqu'ici comme des valeurs contraires à l'esprit de la fourmilière. Or, la nuit est belle. Même le froid a son charme.

Troisième fracas. Un grand arbre de lumière pousse à nouveau entre les nuages et meurt en touchant le sol. C'est plus proche. La caverne est illuminée d'un flash qui, une seconde, transforme les douze exploratrices en albinos.

Un arbre noir du sol a été touché par l'arbre blanc du ciel. Aussitôt, il s'embrase.

Le feu.

La fourmi regarde le feu qui peu à peu mange l'arbre.

La princesse sait que, là-haut, les Doigts ont basé leur technologie sur la maîtrise du feu, Elle a vu ce que cela a donné: les roches fondues, les aliments carbonisés et, surtout, les guerres avec du feu. Les massacres avec du feu.

Chez les insectes, le feu est tabou.

Tous les insectes savent qu'autrefois, il y a plusieurs dizaines de millions d'années, les fourmis contrôlaient le feu et se livraient à des guerres terribles qui détruisaient parfois des forêts entières. Si bien qu'un jour tous les insectes se sont mis d'accord pour proscrire l'utilisation de cet élément mortel. C'est peut-être pour cela que les insectes n'ont jamais développé de technologie du métal ni de l'explosif.

Le feu.

Pour évoluer, seront-elles, elles aussi, contraintes de surmonter ce tabou?

La princesse replie ses antennes et se rendort, bercée par la pluie qui rebondit sur le sol. Elle rêve de flammes.

80. MATURITE DE CONCERT

Chaleur.

Immergée dans cette foule, Julie se sentait bien.

Francine agitait ses cheveux blonds, Zoé se livrait à une danse du ventre, David liait ses solos à ceux de Léo-pold, Ji-woong, yeux au ciel, frappait simultanément toutes ses caisses de ses baguettes.

Leurs esprits étaient en fusion. Ils n'étaient plus huit mais un, et Julie aurait voulu que ce précieux instant dure éternellement.

Le concert devait s'achever à vingt-trois heures trente. Mais les sensations étaient trop fortes. Julie avait de l'énergie à revendre, elle avait encore besoin de ce fabuleux contact collectif. Elle avait l'impression de voler, et elle refusait d'atterrir.

Ji-woong lui fit signe de reprendre la «Révolution des fourmis». Les filles du club de aïkido scandaient dans les allées:


Qui sont les nouveaux visionnaires?

Qui sont les nouveaux inventeurs?


Acclamations.


Nous sommes les nouveaux visionnaires!

Nous sommes les nouveaux inventeurs!


Le regard de la jeune fille changea légèrement de couleur. Dans sa tête, plusieurs mécanismes s'enclenchaient, ouvrant des portes, libérant des vannes, dégageant des grilles. Un nerf reçut un message à transmettre à la bouche. Une phrase à prononcer. Le nerf s'empressa de faire circuler le message, la mâchoire fut priée de s'ouvrir, la langue s'agita et les mots sortirent:

– Êtes-vous prêts… à faire la révolution… ici et maintenant?

Tout le monde se calma d'un coup. Le message perçu était transmis par les nerfs auditifs jusqu'aux cerveaux qui eux aussi décomposaient le sens et le poids de chaque syllabe. Enfin il y eut une réponse:

– Ouuuiiii!

Les nerfs déjà échauffés fonctionnaient plus vite.

– Êtes-vous prêts à changer le monde ici et maintenant?

Plus fort encore la salle répondit:

– Ouuuiii.

Trois battements de cœur, Julie hésita. Elle hésita de l'hésitation des conquérants qui n'osent assumer leur victoire. Elle ressentait la même angoisse qu'Hannibal aux portes de Rome.

«Ça paraît trop facile, n'y allons pas.»

Les Sept Nains attendaient d'elle une phrase ou même seulement un geste. Le nerf était prêt à transmettre très vite le signal. Le public guettait sa bouche. Cette révolution dont parlait tant l'Encyclopédie, elle était à portée d'esprit. Tous la dévisageaient. Il lui suffirait de dire: «Allons-y.»

Tout restait comme suspendu dans le temps.

Le directeur coupa la sono, baissa la lumière sur la scène et ralluma les lumières dans la salle. Il les rejoignit sur la scène et dit:

– Eh bien, voilà, le concert est fini. On les applaudit bien fort. Et encore merci, Blanche-Neige et les Sept Nains!

L'instant de grâce était passé. Le charme était rompu. Les gens applaudirent mollement. Tout reprenait son cours. Ça n'avait été qu'un simple concert, un concert réussi, certes, avec des gens qui applaudissent mais qui ensuite sortent, se séparent et rentrent chez eux se coucher.

– Bonsoir, et merci, murmura Julie.

Dans un brouhaha, les strapontins couinèrent, la porte du fond claqua.

Dans leur loge, tandis qu'ils ôtaient leur maquillage, ils sentirent monter en eux une vague d'amertume. Ils avaient été si près de créer un mouvement de foule. Si près.

Julie scruta avec nostalgie les bouts de coton imprégnés de graisse beige du fond de teint, tout ce qui lui restait de sa tenue de combat. Le directeur pénétra dans les coulisses, les sourcils froncés.

– Désolée, il y a eu des dégâts avec cette bagarre au début du concert, dit Julie. Nous vous rembourserons, bien sûr.

La barre des sourcils se releva.

– Désolée de quoi? De nous avoir fait passer une soirée formidable?

Il éclata de rire et, prenant Julie dans ses bras, il l'embrassa sur les deux joues.

– Vous avez vraiment été formidables!

– Mais…

– Pour une fois qu'il se passe quelque chose d'intéressant dans cette petite ville de province… Je m'attendais à un bal musette et voilà que vous créez un happening. Les autres directeurs de centre culturel vont en crever de jalousie, je peux vous le dire. Je n'avais jamais vu un tel enthousiasme dans le public depuis le récital des Petits Chanteurs à la Croix de Bois au centre culturel du Mont-Saint-Michel. Je veux que vous reveniez. Et vite.

– Sérieusement?

Il sortit son carnet de chèques, médita un peu et inscrivit: cinq mille francs.

– Votre cachet pour votre concert de ce soir, et pour vous aider à préparer votre prochain spectacle. Il faudrait que vous vous intéressiez davantage aux costumes, apposiez des affiches, envisagiez peut-être des fumigènes, un décor… Vous ne devez pas vous contenter de votre petite victoire de ce soir. La prochaine fois, je veux un concert réellement du tonnerre.

81. PRESSE

LE CLAIRON DE FONTAINEBLEAU

(Rubrique culture)

CENTRE CULTUREL:

UN RÉJOUISSANT CONCERT INAUGURAL


Le jeune groupe de rock français Blanche-Neige et les Sept Nains a fait une très sympathique prestation musicale hier soir à la nouvelle salle de musique du centre culturel de Fontainebleau. Ça swinguait bien dans l'assistance. La jeune chanteuse leader du groupe, Julie Pinson, a tout pour réussir dans le show-business: un corps de déesse, des yeux gris à damner un saint et une voix très jazzy.

On peut juste regretter la faiblesse des rythmiques et l'insipidité des paroles.

Mais, avec son enthousiasme communicatif Julie fait oublier ces petites imperfections de jeunesse.

Certains prétendent même qu 'elle pourrait se révéler une rivale pour la célèbre chanteuse Alexandrine.

N'exagérons rien. Alexandrine avec sa formule rock glamour a su déjà conquérir un large public qui dépasse de beaucoup les centres culturels provinciaux.

Sans complexe, Blanche-Neige et les Sept Nains annoncent quand même la sortie prochaine d'un album au titre évocateur: «Réveillez-vous!» Il entrera peut-être bientôt en concurrence avec le nouveau succès d'Alexandrine: «Mon amour, je t'aime», déjà premier dans tous les hit-parades.


Marcel Vaugirard.

82. ENCYCLOPEDIE

CENSURE: Autrefois, afin que certaines idées jugées subversives par le pouvoir en place n'atteignent pas le grand public, une instance policière avait été instaurée: la censure d'État, chargée d'interdire pure ment et simplement la propagation des œuvres trop «subversives».

Aujourd'hui, la censure a changé de visage. Ce n'est plus le manque qui agit mais l'abondance. Sous l'avalanche ininterrompue d'informations insignifiantes, plus personne ne sait où puiser les informations intéressantes. En diffusant à la tonne toutes sortes de musiques similaires, les producteurs de disques empêchent l'émergence de nouveaux courants musicaux. En sortant des milliers de livres par mois, les éditeurs empêchent l'émergence de nouveaux courants littéraires. Ceux-ci seraient de toute façon enfouis sous la masse de la production. La profusion d'insipidités similaires bloque la création originale, et même les critiques qui devraient filtrer cette masse n'ont plus le temps de tout lire, tout voir, tout écouter.

Si bien qu'on en arrive à ce paradoxe: plus il y a de chaînes de télévision, de radios, de journaux, de supports médiatiques, moins il y a diversité de création. La grisaille se répand.

Cela fait partie de la même logique ancienne: il faut qu'il n'apparaisse rien d'«original» qui puisse remettre en cause le système. Tant d'énergie est dépensée pour que tout soit bien immobile.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

83. EN DESCENDANT LE FLEUVE

Le fleuve couleur argent glisse vers le sud. La nef des exploratrices s'est élancée tôt ce matin sur les flots inhospitaliers et fend à bonne allure ce ruban miroitant. À l'arrière, au ras de la surface irisée, les dytiques brassent l'onde d'un mouvement gracieux. Leurs carapaces vertes ont des bords orangés. Le front des dytiques s'orne d'un symbole jaune en forme de V. La nature aime bien parfois introduire un peu de décoration. Elle dessine des motifs compliqués sur les ailes des papillons et en trace de plus simples sur les carapaces des dytiques.

Les longs mollets poilus des dytiques se replient et se détendent pour propulser le lourd esquif myrmécéen. Princesse 103e et les douze exploratrices perchées sur les plus hauts pétales roses du nénuphar goûtent le paysage immense qui les entoure.

Le petit nénuphar est vraiment un navire parfait pour se protéger du fleuve glacé. Nul ne pense à le remarquer car il est normal de voir un nénuphar glisser sur l'eau. Les fourmis inspectent leur vaisseau. La feuille du nénuphar forme un grand radeau vert, solide et plat. La fleur de nénuphar est assez complexe. Elle comprend quatre sépales verts et de nombreux pétales insérés en spirale, dont la taille va diminuant jusqu'à se transformer en éta-mines au centre de la fleur.

Les fourmis s'amusent à monter et redescendre sur ces grandes voiles roses qui sont comme autant de grée-ments: hunier, perroquet, cacatois de fibre végétale. Du point le plus haut de la fleur aquatique, elles distinguent les obstacles au lointain.

Toujours à l'affût de sensations nouvelles, Princesse 103e goûte le rhizome du nénuphar et s'étonne de ressentir aussitôt un grand sentiment de paix. Le rhizome contient en effet une substance anaphrodisiaque qui agit comme un calmant. Sous l'effet de cette liqueur, tout paraît plus paisible, plus serein, plus doux. Son visage ne peut sourire mais elle se sent bien.

C'est beau un fleuve, le matin. Un soleil cramoisi arrose les Belokaniennes d'une pluie de reflets rubis. Des gouttes de rosée étincellent sur les plantes aquatiques qui dérivent.

Au passage de la nef, les saules pleureurs abaissent leurs longues feuilles molles. Les châtaignes d'eau présentent leurs fruits, des noix entourées d'un calice orné de grosses épines latérales. D'un naturel plus gai, les jonquilles pétillent comme des étoiles jaunes et parfumées.

Sur la gauche affleure une roche à la surface couverte de saponaires aux délicates fragrances. Elles laissent choir dans l'eau leurs capsules qui, en tombant, lâchent de la saponine, substance qui mousse et fait des bulles. Ce désordre sur l'eau irrite les dytiques, qui remontent la tête pour émettre de petits geysers aptes à chasser ce savon de leur tube pulmonaire.

Le haut du nénuphar frôle les frondaisons d'une fleur de ciguë qui dégage des relents de céleri et suppure un suc jaunâtre qui fonce au contact de l'air libre. Les fourmis savent que ce jus est sucré mais qu'il contient un alcaloïde puissant, la cicutine, qui paralyse le cerveau. Beaucoup d'exploratrices ont payé de leur vie pour que cette information entre dans la mémoire collective de leurs congénères. Ne pas toucher à la ciguë.

Au-dessus d'elles, des libellules tournoient. Les jeunes fourmis les observent avec admiration. Les grands insectes anciens et dignes se livrent à leur danse nuptiale. Chaque mâle surveille et défend contre les autres mâles son carré de territoire. Ensemble, ils se livrent à des joutes pour tenter d'agrandir leurs possessions.

La femelle libellule est évidemment attirée par le mâle qui lui offre la plus grande surface pour la danse copula-toire et la ponte qui s'ensuivra.

Toutefois, que le mâle ait réussi ou échoué dans ses efforts pour attirer une femelle, la rivalité n'en est pas pour autant terminée. Une femelle peut conserver plusieurs jours durant le sperme frais d'un mâle dans son abdomen. Si elle s'accouple à plusieurs reprises avec plusieurs amants différents, elle pourra ensuite aussi bien produire des œufs issus de son premier, deuxième ou troisième partenaire.

D'ailleurs, les mâles libellules le savent et, jaloux, s'empressent avant de s'accoupler de vider la femelle du sperme de leurs rivaux. Cela n'empêchera pourtant pas la dame libellule de trouver un autre mâle qui la videra à son tour. Honneur au sperme du dernier qui passe.

Avec ses nouveaux sens de sexuée, le regard de Princesse 103e transperce l'eau. Elle voit, sous la surface du fleuve, un animal qui marche à l'envers. L'autre l'observe comme à travers une vitre. C'est une notonecte. Elle avance en rampant avec ses pattes postérieures et semble galoper de l'autre côté du miroir de la surface du fleuve. Pour respirer, elle emmagasine sous ses coudes des bulles d'air qui sont peu à peu aspirées par ses stigmates.

Soudain, une tête jaillit. C'est une larve de libellule dont le visage bondit hors de la tête pour happer un éphémère. Princesse 103e comprend ce qui s'est passé. La larve de libellule est dotée d'un premier masque-visage lié à une longue articulation qui lui sert de menton. Elle s'approche de ses proies qui ne s'enfuient pas parce qu'elles pensent disposer d'assez de distance pour déguerpir. Alors la libellule déploie son masque d'un coup avec son menton-bras articulé. Cela part comme une catapulte, crochète la proie puis la ramène au reste de la tête qui y plante ses mâchoires.

Le bateau-fleur glisse et évite de justesse les rochers-récifs.

Assise dans le jaune du cœur du vaisseau-nénuphar, 103e repense à la grande histoire des fourmis. Par chance, elle connaît toutes les vieilles mythologies transmises depuis toujours d'antennes à antennes. Elle sait comment les fourmis ont fait disparaître les dinosaures de la Terre en les envahissant par les boyaux. Elle sait comment, pour la domination de la Terre, les fourmis ont guerroyé avec les termites des dizaines de millions d'années durant.

C'est son histoire. Celle-là, les Doigts ne la connaissent pas. Ils ne savent pas comment les fourmis ont amené depuis les terres du Soleil levant vers d'autres contrées des graines de fleurs et de légumes qui ne s'y trouvaient pas auparavant: le pois, l'oignon ou la carotte.

Une fierté d'espèce la saisit à la vision de ce fleuve majestueux, une vision que les Doigts ne ressentiront jamais. Ils sont trop grands, trop gros, trop forts pour voir ces jonquilles, ces saules pleureurs, comme elle les voit. Ils ne perçoivent pas les mêmes couleurs qu'elle.

Les Doigts voient très loin avec netteté mais leur champ de vision est trop étroit, pense-t-elle.

En effet, si les fourmis voient selon un angle de 180°, les Doigts ne voient que selon un angle de 90°, et encore ne peuvent-ils fixer nettement leur attention que sur 15°.

Elle l'a appris dans un documentaire télévisé, les Doigts ont découvert que la Terre est ronde, donc finie. Ils disposent de cartes de toutes les forêts, de toutes les prairies… Ils ne peuvent plus se dire: «Je marche vers l'inconnu.» Pas plus que: «Je pars loin dans un pays étranger», tous les pays de la planète sont à une journée de leurs machines à voler!

Un jour, Princesse 103e espère montrer aux Doigts les technologies de Bel-o-kan, comment accommoder le miellat de puceron, comment respecter les fruits, comment se faire comprendre des animaux et tant et tant de choses dont les Doigts ignorent tout.

Alors que le soleil vire du rouge à l'orange, une multitude de chants se font entendre. Des grillons, bien sûr, mais aussi des crapauds, des grenouilles, des oiseaux…

C'est l'heure de déjeuner.

Chez les Doigts, 103e a pris l'habitude de manger trois fois par jour à heure fixe. Les fourmis se penchent pour ramasser des larves de moustiques suspendues au ras de la surface du fleuve, tête en bas et siphon respiratoire en haut. Ça tombe bien, tout le monde a faim.

84. LA CLEF DES CHANTS

Poulet ou poisson?

Ce lundi, à la cafétéria du lycée, le menu du jour était: hors-d'œuvre – betteraves à la vinaigrette; plat principal au choix – poisson carré pané ou poulet-frites; dessert – tarte aux pommes.

De son ongle le plus long, Zoé dégagea un moucheron qui s'était englué dans la confiture de la tarte aux pommes.

– Tu vois, les ongles, c'est quand même pratique à l'occasion, confia-t-elle à Julie.

Il était peu probable que le moucheron redécolle de sitôt mais Zoé ne souhaitait pas le manger. Elle le déposa sur le rebord de son assiette.

Les lycéens faisaient la queue avec leur plateau le long du rail de service derrière lequel une serveuse, année d'une énorme louche, leur posait à tour de rôle invariable ment la même question métaphysique: «Poulet OU poisson?»

Après tout, c'était ce choix qui distinguait la moderne cafétéria d'une simple cantine.

Julie, son plateau en équilibre instable à cause de la haute carafe d'eau qu'elle avait posée dessus, partit à la recherche d'une table assez grande pour que tout le groupe puisse s'y asseoir.

– Non, pas ici, c'est réservé aux professeurs, lança un type.

Plus loin, la grande table était réservée au personnel de service. Ailleurs, une autre était réservée à l'administration. Chaque caste était jalouse de son territoire et de ses petits privilèges, et il n'était pas question de les remettre en cause.

Des sièges se dégagèrent enfin. Ne disposant que de vingt minutes pour déjeuner, comme à l'habitude, ils gobèrent leurs aliments sans prendre le temps de les mastiquer. Leurs estomacs, maintenant habitués à cette situation, palliaient la paresse des molaires en produisant des acides stomacaux plus corrosifs.

Un lycéen s'approcha de leur table.

– Avec mes copains, nous n'étions pas au concert samedi. Il paraît que c'était super et que vous repassez la semaine prochaine. On pourrait avoir des places gratuites?

– Ouais, nous aussi, on en voudrait, déclara un autre.

– Et nous…

Une vingtaine d'élèves les entouraient à présent, tous avides de places gratuites.

– Il ne faut pas s'endormir sur nos lauriers, affirma Ji-woong. C'est quand ça marche qu'il faut donner un coup de collier. Après le cours d'histoire, tout à l'heure, répétition générale. Pour le grand concert de samedi prochain, il nous faut de nouvelles chansons, de nouveaux effets de scène. Narcisse, confectionne des costumes. Paul, occupe-toi du décor. Julie, sois encore plus «sex-symbol». Tu as du charisme, mais on dirait que tu le retiens. Laisse-toi aller.

– Tu ne voudrais quand même pas que je me livre à un strip-tease?

– Non, mais pourquoi pas te dénuder, comme ça, une épaule à un moment? Ça ferait son petit effet. Même les plus grandes chanteuses l'ont fait.

Julie eut une moue dubitative.

C'est alors que survint le proviseur. Il les félicita. Il leur dit d'y aller à fond, que son frère comptait beaucoup sur eux, le samedi suivant. Il affirma que lui-même avait connu pareille occasion dans sa jeunesse, l'avait laissée passer et qu'il le regrettait encore. Il leur confia une clé de la porte de derrière nouvellement blindée afin qu'ils puissent répéter, aller et venir à leur guise, même après que le concierge aurait fermé la grande grille de l'entrée principale.

– Et cette fois, cassez la baraque! lança-t-il, avec une bourrade à Ji-woong.

Julie dit qu'il faudrait améliorer le look du concert. Les couleurs irisées projetées par Paul ne suffisaient pas à créer un effet scénique.

– Et si on faisait un grand livre à l'arrière sur lequel on pourrait lancer des couleurs et des diapos de photomontages tirés de l'Encyclopédie? proposa Léopold.

– Oui, et puis on pourrait aussi faire une grande fourmi qui bougerait ses pattes en rythme.

– Et pourquoi on n'appellerait pas carrément notre spectacle «La Révolution des fourmis»? Après tout, c'est le morceau qui a sauvé le premier, suggéra David.

Les idées fusaient de toutes parts. Ajouter des costumes, du décor, une mise en scène, et même intercaler au milieu du rock un morceau classique, une fugue de Bach, par exemple.

85. ENCYCLOPEDIE

L'ART DE LA FUGUE : La «fugue» est une évolution par rapport au canon. Le canon «torture» un même thème dans tous le" sens pour voir comment, sur tous les plans, il réagit avec lui-même. La fugue, elle, peut présenter plusieurs thèmes différents. La fugue est davantage une progression qu'une répétition.

L'Offrande musicale, de Jean-Sébastien Bach, constitue l'une des plus belles architectures de fugue. Comme nombre d'entre elles, elle part en do mineur mais, à la fin, par un tour de passe-passe digne des meilleurs prestidigitateurs, elle s'achève en ré mineur. Et cela, sans que l'oreille de l'auditeur le plus attentif ait décelé l'instant où s'est opérée la métamorphose.

À l'aide de ce système de «saut» d'une tonalité, on pourrait répéter à l'infini l'Offrande musicale jusqu'à ce qu'elle se soit métamorphosée en toutes les notes de la gamme. «Ainsi en va-t-il de la gloire du Roi qui ne cesse de s'élever en même temps que la modulation», expliquait Bach. Summum de l'œuvre fuguesque: le morceau l'Art de la fugue dans lequel, juste avant de mourir, Jean-Sébastien Bach a voulu expliquer au commun des mortels sa technique de progression musicale qui, à partir de la totale simplicité, se dirige vers la complexité absolue. Il a été arrêté en plein élan par des problèmes de santé (il était alors presque aveugle). Cette fugue est donc inachevée. Il est à noter que Bach l'a signée en utilisant pour thème musical les quatre lettres de son nom. Dans le solfège allemand, B correspond à la note si bémol, A au la, C au do et H au si simple. Bach = si bémol, la, do, si.

Bach s'était immiscé à l'intérieur même de sa musique et comptait sur elle pour s'élever lui aussi comme un roi immortel vers l'Infini.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

86. L'ATTAQUE DES PATINEURS AQUATIQUES

Tandis que le vaisseau-nénuphar rose glisse doucement sur le flot, les fourmis aperçoivent un groupe d'insectes qui marchent sur l'eau. Ce sont des hydromètres, des punaises aquatiques qui ressemblent à des moustiques d'eau douce.

Leur tête est plus longue que leur corps et leurs deux yeux sphériques, posés telles deux perles sur les côtés, leur donnent des allures de masque africain étiré. La face inférieure de leur ventre est recouverte de poils argentés, veloutés et hydrofuges. Grâce à eux, elles peuvent circuler tranquillement sur l'onde sans risquer de couler.

Les hydromètres recherchent des daphnies, des cadavres de moustiques ou des larves de nèpes quand elles perçoivent la vibration de la nef des fourmis. Alors, étrangement, elles se regroupent en une légion aquatique et attaquent.

Elles courent et patinent sur la surface de l'eau, s'en servant comme d'une toile solide. En s'y appuyant de tout leur tarse, elles s'assurent une excellente prise sur le fleuve qui réagit comme une membrane tendue.

Les fourmis, comprenant le danger, alignent leur abdomen sur les flancs de leur vaisseau comme jadis les Vikings leurs lances et leurs boucliers.

Feu.

Les abdomens myrmécéens tirent leurs salves.

De nombreuses hydromètres, touchées, s'effondrent et dérivent sur l'onde où leur ventre hydrofuge les maintient en surface. Les patineuses survivantes zigzaguent entre les jets d'acide formique.

Beaucoup d'hydromètres sont abattues dès les premières rafales, pourtant quelques-unes parviennent à approcher le navire et, rien qu'en s'y appuyant de leurs longues pattes, inondent la feuille du nénuphar. Toutes les fourmis sont dans l'eau. Certaines tentent d'imiter les hydromètres en marchant dessus, mais l'exercice réclame une parfaite gestion de la répartition du poids sur chaque patte et les fourmis en ont toujours une qui s'enfonce. Elles finissent donc par se retrouver menton et ventre en contact avec l'eau froide, flottant et agitant inutilement leurs pattes.

Tant que l'eau ne dépasse pas leur menton, les fourmis ne risquent pas la noyade mais elles sont sous la menace d'être happées par n'importe quelle bestiole. Il faut vite s'organiser. Les treize s'agitent dans tous les sens et s'aspergent mutuellement plus qu'elles ne se soutiennent. Elles s'efforcent de se raccrocher au bord du nénuphar tandis que les patineuses continuent de les bousculer et de leur marcher sur la tête pour les faire couler.

À force de se gêner, les fourmis finissent par s'appuyer les unes aux autres en une plate-forme flottante à partir de laquelle elles s'arc-boutent pour grimper sur leur vaisseau-nénuphar. En s'y reprenant à plusieurs fois elles parviennent à remonter sur leur nef.

On récupère les autres fourmis et on capture quelques hydromètres agresseuses.

Avant de les manger, 103e demande aux prisonnières pourquoi elles attaquent en horde alors que leur espèce est connue comme étant formée d'animaux solitaires. Une hydromètre raconte que c'est à cause d'un individu, une patineuse qu'elle nomme la Fondatrice.

La Fondatrice vivait en un lieu où le courant était très fort. Là, les hydromètres ne pouvaient patiner que sur de petites distances puis, très vite, elles devaient se raccrocher aux roseaux car, sinon, le courant les emportait. La Fondatrice s'était dit qu'elles consacraient l'essentiel de leur énergie à lutter contre le courant alors que personne ne savait où menait ce courant. Plutôt que de passer sa vie à s'en protéger derrière des roseaux, elle décida donc de se laisser porter par lui. Toutes ses voisines hydromètres lui prédirent la mort car le fort courant allait la projeter contre les rochers. La Fondatrice s'entêta malgré tout, partit et, comme l'avaient prédit ses congénères, elle fut emportée, ballottée, submergée, bringuebalée, blessée, meurtrie. Mais elle survécut. Les patineuses du bas du fleuve la voyant passer estimèrent qu'une hydromètre capable de tant de courage était un exemple. Elles se la donnèrent pour chef et décidèrent de vivre en collectivité.

Ainsi, se dit Princesse 103e, un seul être suffit pour modifier le comportement d'une espèce en son entier. Qu'avait découvert cette patineuse? En cessant de craindre le courant, en cessant de s'agripper à une sécurité imaginaire et en se laissant porter en avant, on risquait peut-être d'être roué de coups mais, au bout du compte, on pouvait améliorer ses propres conditions d'existence ainsi que celles de toute sa communauté.

De le savoir redonne courage à la princesse.

15e s'approche. Elle veut manger l'hydromètre mais Princesse 103e l'arrête. Elle dit qu'il faut la libérer pour qu'elle rejoigne son peuple récemment socialisé. 15e ne comprend pas pourquoi elle devrait être épargnée, c'est une hydromètre. Ça a bon goût.

On aurait même dû peut-être rechercher leur fameuse Fondatrice pour la tuer, ajoute-t-elle.

Les autres fourmis sont d'accord. Si les hydromètres commencent à guerroyer en groupe et si les myrmé-céennes ne les arrêtent pas dès maintenant, dans quelques années, elles construiront leurs cités lacustres et seront maîtresses des fleuves.

Si 103e en est consciente, elle se dit qu'après tout, à chaque espèce sa chance. Ce n'est pas en détruisant les concurrents mais en allant plus vite qu'eux qu'on préserve son avance.

La princesse s'abrite derrière ses nouveaux sens de sexuée pour justifier sa compassion, elle sait pourtant que c'est une nouvelle preuve de sa dégénérescence due à son long contact avec les Doigts.

Princesse 103e sait qu'il y a un problème dans sa tête. Déjà, auparavant, elle avait tendance à être égoïste. Ses sens décuplés par son sexe n'ont fait qu'aggraver son défaut. Normalement, une fourmi se branche en permanence sur l'esprit collectif et ne s'en débranche que rarement pour résoudre des problèmes «personnels». Or 103e est presque constamment débranchée de l'esprit collectif. Elle est dans sa peau, dans son esprit, dans la prison de son crâne, et n'accomplit plus aucun effort pour penser en groupe. Si cela continue, elle ne pensera bientôt plus qu'à elle. Elle deviendra égocentrique comme les Doigts.

5e sent bien, elle aussi, que lors des C.A., Communications Absolues, la princesse refuse de laisser visiter des zones entières de son cerveau. Elle ne joue plus le jeu de la collectivité.

Mais le moment est mal choisi pour se faire ces réflexions.

Princesse 103e remarque que les pétales-voiles du vaisseau-nénuphar sifflent. Soit il y a du vent, soit… elles prennent de la vitesse.

Toutes au sommet.

Quelques vigies montent à la pointe du plus haut pétale du nénuphar. De là-haut on sent bien la vitesse. Tous les poils de visage et les antennes sont rabattus en arrière comme de simples herbes.

La princesse a raison d'être inquiète car, au loin, se dessine un mur fumant d'écume; à la vitesse où elles vont elles auront du mal à l'éviter.

Pourvu que ce ne soit pas une cascade, se dit la fourmi.

87. EN AVANT POUR LE DEUXIEME CONCERT

Julie et ses amis préparèrent avec beaucoup de soin leur deuxième concert. Ils se retrouvaient chaque fin d'après-midi, après les cours, dans le local de répétition.

– Nous ne disposons pas d'un nombre suffisant de morceaux originaux, c'est maladroit d'être obligé de chanter deux fois les mêmes textes pour assurer un concert d'une durée normale.

Julie posa sur la table l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et tous se penchèrent dessus. La jeune fille tournait les pages et notait les thèmes possibles. «Nombre d'or», «L'Œuf», «Censure», «Noosphère», «L'Art de la fugue», «Voyage vers la lune».

Ils entreprirent de réécrire les textes pour les transposer en musique plus facilement.

– Nous devrions changer le nom du groupe, dit Julie.

Les autres levèrent la tête.

– «Blanche-Neige et les Sept Nains», c'est plutôt puéril, non? dit-elle. Et puis, je n'aime pas cette sépara tion: Blanche-Neige et les Sept Nains. Je préférerais «Les Huit Nains».

Tous voyaient où leur chanteuse voulait en venir.

– La «Révolution des fourmis», c'est le morceau qui a eu le plus de succès. David a proposé de nommer ainsi notre prochain concert, pourquoi ne pas rebaptiser aussi notre groupe?

– «Les Fourmis»? dit Zoé avec une moue.

– «Les Fourmis»…, répéta Léopold.

– Ça sonnerait bien. Il y a déjà eu les Beatles, autrement dit les «Blattes», lesquelles sont des insectes répugnants. Ce qui n'a pas empêché ces quatre types d'avoir un succès phénoménal.

Ji-woong réfléchit tout haut.

– Les fourmis… La Révolution des fourmis… Il y aurait là une certaine cohérence, c'est vrai. Mais pourquoi ces insectes en particulier?

– Pourquoi pas?

– Les fourmis, on les écrase avec les pieds, avec les doigts. En plus, elles n'ont rien de marrant.

– Choisissons alors de beaux insectes, suggéra Narcisse. Appelons-nous «Les Papillons» ou «Les Abeilles».

– Et pourquoi pas «Les Mantes religieuses»? proposa Paul. Elles ont de drôles de têtes. Ça ferait bien sur la pochette du disque.

Chacun y alla de son insecte le plus sympathique.

– «Les Moucherons», ça nous ferait un slogan. «C'est en se mouchant qu'on devient moucheron!» proposa Paul. Le fait de sortir son mouchoir deviendrait dès lors le signe de ralliement de nos spectateurs.

– Hé, pourquoi pas «Les Taons»? Ça permettrait des jeux de mots sur «temps», ironisa Narcisse. Genre: «Ô taon, suspends ton vol», ou «les taons modernes» ou encore «beau taon pour le week-end».

– «Les Coccinelles». Ça permettrait de jouer sur les mots «bête à bon Dieu».

– «Les Bourdons», dit Francine. «Les Bourdons», le groupe qui vous fera vibrer.

Julie afficha un air navré.

– Mais non! insista-t-elle. C'est justement parce que les fourmis semblent si insignifiantes qu'elles constituent la meilleure référence. À nous de rendre intéressant un insecte a priori totalement inintéressant.

Les autres n'étaient pas vraiment convaincus.

– L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu est pleine de poésies et de textes concernant les fourmis.

Cette fois, l'argument porta. S'ils devaient composer à toute vitesse de nouveaux morceaux, autant choisir le thème le plus présent dans l'Encyclopédie.

– D'accord pour «Les Fourmis», concéda David.

– Somme toute, four-mis, ce sont deux syllabes bien équilibrées, reconnut Zoé.

Elle répéta sur plusieurs tons «Four-mis», «Fourmis», «Nous sommes les fourmis», «Nous sommes des fous remis».

– Passons à l'affiche!

David s'était installé devant l'ordinateur de la salle de répétition. Il dénicha dans les logiciels graphiques une texture semblable à celle des vieux parchemins et il choisit des majuscules torsadées épaisses et rouges pour les premières lettres et des minuscules noires avec une ombre portée blanche pour les autres.

Ils examinèrent l'image de la couverture de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, avec ses trois fourmis en Y au centre du triangle inscrit dans un cercle. Il suffisait de la reconstituer avec un logiciel graphique, le symbole de leur groupe était tout prêt.

Ils se penchèrent sur l'ordinateur. En haut, ils inscrivirent «Les Fourmis» et, plus bas, entre parenthèses: «Nouvelle appellation du groupe Blanche-Neige et les Sept Nains», afin que leurs premiers fans s'y retrouvent.

Au-dessous: «Samedi 1er avril, concert au centre culturel de Fontainebleau».

Puis, en grosses lettres grasses: LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Ils examinèrent le résultat obtenu. Sur l'écran, leur future affiche ressemblait tout à fait à un vieux parchemin.

Zoé en tira deux mille copies sur la photocopieuse couleurs du proviseur. Ji-woong fit appel à sa petite sœur et lui demanda de se charger de les placarder avec ses camarades de classe dans la ville. La petite accepta à condition qu'il leur donne des places gratuites pour le concert, puis elle s'en alla avec ses amis apposer les affiches sur les murs des chantiers et sur les portes des commerçants. Les gens auraient ainsi trois jours pour acheter leurs billets.

– Mettons au point un spectacle total, lança Francine.

– Avec des fumigènes et des spots lumineux pour les effets spéciaux, proposa Paul.

– On pourrait fabriquer des objets géants pour garnir la scène, renchérit Ji-woong.

– Je peux faire un livre en polystyrène d'un mètre de haut, dit Léopold.

– Avec une page mobile au centre et un jeu de diapositives, les gens auront l'impression d'en voir tourner les pages, confirma David.

– Formidable! Moi, je me charge de façonner une fourmi géante d'au moins deux mètres, promit Ji-woong.

Paul suggéra de diffuser un parfum correspondant à l'ambiance particulière de chaque morceau. Il s'estimait suffisamment doué en chimie pour fabriquer un orgue à parfums rudimentaire. De l'odeur de la lavande à l'odeur de la terre, de l'odeur d'iode à celle de café, il comptait entourer ainsi chaque thème d'un véritable décor olfactif.

Narcisse créerait des costumes sophistiqués et concevrait des masques et des maquillages qui souligneraient chaque chanson.

La répétition commença pour de bon et David se plaignit du solo de la «Révolution des fourmis». Il n'était décidément pas au point. Ils remarquèrent alors un grésillement qu'ils prirent d'abord pour un crissement dans le système électrique; en s'approchant de l'ampli pour le régler, ils découvrirent qu'un grillon s'y était installé, attiré par la chaleur du transformateur.

David eut alors l'idée de fixer le petit micro d'une de ses cordes de harpe sur les élytres de l'insecte. Paul procéda aux réglages et obtint bientôt un son chuinté du plus bizarre effet.

– Je crois que nous avons enfin trouvé le parfait musicien solo pour la «Révolution des fourmis», annonça David.

88. ENCYCLOPEDIE

L'AVENIR EST AUX ACTEURS: L'avenir est aux acteurs. Pour se faire respecter, les acteurs savent mimer la colère. Pour se faire aduler, les acteurs savent mimer l'amour. Pour faire des envieux, les acteurs savent mimer la joie. Toutes les professions sont infiltrées par des acteurs.

L'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis en 1980 a définitivement consacré le règne des acteurs. Inutile d'avoir des idées ou de savoir gouverner, il suffit de s'entourer d'une équipe de spécialistes pour rédiger les discours et de bien interpréter ensuite son rôle sous l'objectif des caméras.

Dans la plupart des démocraties modernes, d'ailleurs, on ne choisit plus son candidat en fonction de son programme politique (tout le monde sait pertinemment que, n'importe comment, les promesses ne seront pas tenues, car le pays a une politique globale dont il ne peut dévier), mais selon son allure, son sourire, sa voix, sa manière de s'habiller, sa familiarité avec les interviewers, ses mots d'esprit. Inexorablement, dans toutes les professions, les acteurs ont gagné du terrain. Un peintre bon acteur est capable de convaincre qu'une toile monochrome est une œuvre d'art. Un chanteur bon acteur n'a pas besoin d'avoir de la voix s'il interprète convenablement son clip. Les acteurs contrôlent le monde. Le problème, c'est qu'à force de mettre en avant des acteurs, la forme prend plus d'importance que le fond, le paraître prend le pas sur l'être. On n'écoute plus ce que les gens disent. On se contente de regarder comment ils le disent, quel regard ils ont en le disant, et si leur cravate est assortie à leur pochette.

Ceux qui ont des idées mais ne savent pas les présenter sont, peu à peu, exclus des débats.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

89. PORTEES PAR LES FLOTS

La cascade!

De stupeur, les fourmis dressent leurs antennes.

Jusqu'ici, le courant indolent les avait doucement ballottées le long de la berge mais, soudain, tout s'accélère.

Elles sont entrées dans la zone des rapides.

Un dénivellement rempli de galets forme une ligne crénelée d'écume blanche. Un bruit assourdissant envahit l'espace. Sous la vitesse, les voiles roses du nénuphar tremblent et claquent.

Princesse 103e, antennes emmêlées sur le visage, indique par gestes que mieux vaudrait passer par la gauche, là où le courant semble moins tourmenté.

Les dytiques, à l'arrière, sont priés de brasser l'eau beaucoup plus rapidement. Les plus grandes fourmis attrapent de longues branchettes, les serrent dans leurs mandibules et s'en servent de gaffes pour orienter leur bateau.

13e tombe à l'eau et on la repêche de justesse.

Des têtards rasent la surface, à l'affût d'un naufrage. Ces charognards d'eau douce sont plus voraces que les requins, dans un autre ordre de grandeur.

Le vaisseau-nénuphar prend de la vitesse et fonce en direction de trois gros galets. Les dytiques surexcités brassent l'eau si fort que toute la nef en est éclaboussée.

Le bateau dévie, la pointe avant de la feuille de nénuphar perd le cap. Du coup, le galet frappe de plein fouet le flanc de l'embarcation. La feuille molle encaisse le choc. Le nénuphar frémit et paraît sur le point de se retourner mais un tourbillon le renvoie dans l'autre direction. Un pétale les assomme presque puis tombe du bateau.

Les fourmis ont passé la première cascade mais, déjà, un second mur d'écume apparaît. Dans la chasse aux Belokaniennes, des coléoptères aquatiques se joignent aux têtards: des gyrins lisses et noirs, des nèpes dont l'abdomen est terminé d'un long tube respiratoire, des gerris aux fines pattes pointues. Si certains sont là dans l'espoir d'un repas, d'autres ne sont venus que pour le spectacle. 5e envoie des phéromones aux dytiques pour qu'ils orientent le vaisseau vers une passe qui lui semble moins tumultueuse.

Des moucherons, auxquels elles ne demandaient rien, partent inspecter les lieux et reviennent, pessimistes.

Ça ne passera jamais.

Dans le chenal, le courant est encore plus fort. Les gens du vaisseau-nénuphar ne savent plus que faire: tenter de changer de chemin au risque de perdre le contrôle de l'embarcation, ou bien garder le cap pour s'efforcer de négocier au mieux la seconde cascade?

Trop tard! L'avenir n'appartient pas aux indécis.

Quand les fourmis arrivent sur les galets, elles ne contrôlent plus leur bateau-fleur. Le navire plat est emporté à toute allure. La feuille de nénuphar heurte la frise de ces dents du fleuve que sont les petits galets et, à chaque choc, trois ou quatre exploratrices, déséquilibrées, sont sur le point de passer par-dessus le bastingage. Heureusement, les feuilles de nénuphar sont suffisamment fibreuses pour encaisser les coups. Tout le monde se calfeutre au fond des étamines jaunes du cœur de la plante aquatique et serre les mandibules.

Le bateau frappe encore une fois les galets, hésite à se retourner, balance, puis se… stabilise. Il a passé le deuxième torrent sans dommage. Dans n'importe quelle opération, on ne le dira jamais assez, le premier facteur de réussite est la chance, pense 103e.

Une roche triangulaire raie la feuille par en dessous et trace une motte au milieu du radeau végétal, secouant très fort les fourmis qui ont à peine le temps de se rétablir quand le nénuphar accélère à nouveau, aspiré par une troisième cascade.

La forêt entière se met à pousser des coassements gre nouillesques comme si elle était vivante et que le fleuve était sa langue humide.

Entre les pétales du nénuphar, Princesse 103e observe les éléments déchaînés: là-haut le ciel est si beau, si clair et, dessous, passé une certaine ligne d'horizon, tout n'est que fureur. Un gros galet dressé leur fait ombrage.

Les dytiques, effrayés, préfèrent tout lâcher, abandonnant définitivement le bateau-fleur myrmécéen à son destin.

Privé de son système de propulsion, le bateau joue les toupies. À l'intérieur, les fourmis, emportées par la force centrifuge, ne parviennent, même plus à se redresser. Du dehors, elles ne voient plus rien. Il y a le ciel, là-haut, au-dessus des pointes roses du nénuphar, et en bas, ça tourne.

Princesse 103e et 5e sont collées l'une à l'autre. Ça tourne, ça tourne. Et puis, ça heurte le grand galet. Secousse. On rebondit. Heurte un autre galet. Le bateau-fleur est peut-être sens dessus dessous mais il n'a toujours pas chaviré. 103e lève précautionneusement la tête et voit que la nef se dirige tout droit vers une nouvelle cascade vertigineuse vraiment impressionnante, si raide qu'on ne voit plus le fleuve au-delà de sa ligne d'écume.

Il ne manquait plus que ce Niagara…

Le bateau prend de plus en plus de vitesse. Le vacarme du torrent assourdit ses passagères. Les fourmis ont leurs antennes collées au visage.

Cette fois, c'est assurément le grand envol et le plongeon. Il n'y a plus rien à faire. Elles se pelotonnent au fond du cœur jaune du nénuphar rose.

Le vaisseau est projeté dans les airs. La princesse discerne, très loin, tout en bas, le ruban argenté du fleuve.

90. DANS LES COULISSES

– Allez, les enfants, ne vous retenez pas, cette fois, jetez-vous carrément à l'eau!

Le conseil du directeur du centre culturel était superflu.

Ils n'avaient pas de temps à perdre.

Dans trois heures, ils donneraient leur second concert public.

Les décors n'étaient pas achevés. Léopold était en train de monter le livre géant. David s'occupait de la statue de fourmi. Paul mettait au point sa machine à projeter des odeurs.

11 se livra à une démonstration au profit de ses camarades.

– Avec mon appareil, on peut synthétiser toutes les odeurs, du fumet de bœuf mironton au parfum du jasmin, en passant par les relents de sueur, l'odeur du sang, du café, du poulet grillé, de la menthe…

Un pinceau dans la bouche, Franchie rejoignit Julie dans sa loge et lui dit que, cette soirée étant particulièrement importante, il fallait qu'elle apparaisse plus belle encore qu'au premier concert.

– Il ne faut pas qu'il y ait dans la salle un seul spectateur qui ne soit pas amoureux de toi.

Elle avait apporté tout un attirail de maquilleuse et entreprit de peindre le visage de Julie, cernant ses yeux d'un motif en forme d'oiseau. Elle coiffa ensuite ses longs cheveux noirs et les retint d'un diadème.

– Ce soir, tu dois être la reine.

Narcisse surgit dans la petite pièce.

– Et pour la reine, j'ai confectionné une robe d'impératrice. Tu seras la plus envoûtante des souveraines, plus que Joséphine, plus que la reine de Saba, mieux que Catherine de Russie ou Cléopâtre.

Il déploya un vêtement bleu fluo, marbré de noir et de blanc.

– J'ai pensé qu'on pouvait découvrir dans l'Encyclopédie de nouvelles esthétiques. Tu es vêtue aux couleurs des ailes du papillon ulysse, de son nom latin «Papilio Ulysses». Du peu que j'en sais, cet animal vit dans les forêts de Nouvelle-Guinée, dans le nord du Queensland et aux îles Salomon. Lorsqu'il vole, il lance des éclairs bleus à travers les forêts tropicales.

– Et ça, c'est quoi?

Julie désignait deux fins rouleaux de velours noir qui prolongeaient la toge.

– Ce sont les appendices caudaux du papillon. Ce sont ces longues traînes noires qui apportent une grâce étonnante au vol du papillon.

Il déroula le vêtement.

– Essaie-le, vite.

Julie ôta pull et jupe, resta en slip et soutien-gorge. Narcisse l'observait.

– Oh! ne t'en fais pas, je regarde juste si l'habit est conforme à tes mesures. À moi, les femmes ne font aucun effet, proféra-t-il, l'air blasé. D'ailleurs, si on m'avait donné le choix, j'aurais préféré être une femme, rien que pour plaire aux hommes.

– Tu aurais vraiment préféré être une femme? demanda Julie, étonnée, tout en s'habillant rapidement.

– Il y a une légende grecque qui prétend que les femmes ressentent neuf fois plus de plaisir que les hommes au moment de l'orgasme. Les types sont désavantagés. Et puis, j'aimerais aussi être une femme pour pouvoir un jour me sentir enceinte. Il n'existe finalement qu'une seule œuvre véritablement importante: transmettre la vie. Et tous les types sont privés de cette sensation.

Narcisse contemplait pourtant le corps de Julie d'un regard qui n'avait rien d'indifférent. Cette peau claire, ces longs cheveux de jais luisant, ces grands yeux gris, comme tatoués d'ailes d'oiseaux. Son regard s'arrêta sur sa poitrine,

Julie se lova dans l'étoffe comme dans un drap de bain. Le contact du tissu était doux et chaud.

– C'est très agréable à porter, reconnut-elle.

– Normal. Ce vêtement est tissé de la soie que produit la chenille du papillon ulysse. On a volé le fil de la pauvre bête qui cherchait à s'entourer d'un cocon protecteur. Mais c'était pour une juste cause puisque ce présent t'était destiné. Chez les Indiens Wendats, lorsqu'on tue un animal, on lui explique les raisons de la chasse avant de tirer la flèche. Si c'est pour nourrir sa famille ou façonner un vêtement, par exemple. Quand je serai riche, je monterai une usine de soie de papillon et je conterai à toutes les chenilles la liste des clients auxquels elles donnent leur soie.

Julie se mira dans la grande glace apposée sur la porte de la loge.

– Cet habit est remarquable, Narcisse. Il ne ressemble à rien de connu. Tu sais que tu pourrais devenir styliste.

– Un papillon ulysse pour une envoûtante sirène, quoi de plus naturel! Je n'ai jamais compris pourquoi ce marin grec s'est ainsi entêté à refuser de se laisser charmer par les voix de ces femmes.

Julie arrangea différemment le vêtement.

– C'est beau ce que tu dis.

– C'est toi qui es belle, déclara gravement Narcisse. Et ta voix, elle est tout simplement prodigieuse. Dès que je l'entends, toute ma moelle épinière frissonne dans ma colonne vertébrale. La Callas aurait pu aller se rhabiller.

Elle pouffa.

– Tu es absolument certain de n'être pas attiré par les filles?

– On peut aimer sans pour autant souhaiter se livrer à une simulation de l'acte procréateur, remarqua Narcisse, en lui caressant les épaules. Moi, je t'aime à ma manière. Mon amour est unilatéral et c'est pour cela qu'il est total. Je ne réclame rien en échange. Permets-moi juste de te voir et d'entendre ta voix, cela me suffira largement.

Zoé prit Julie dans ses bras.

– Et voilà, notre chenille s'est transformée en papillon. Physiquement, en tout cas…

– Il s'agit d'une copie exacte de l'aile du papillon ulysse, répéta Narcisse à l'intention des nouveaux arrivants.

– Splendide!

Ji-woong prit la main de Julie. La jeune fille avait remarqué que, depuis quelque temps, tous les garçons du groupe prenaient plaisir à la toucher, sous un prétexte ou un autre. Elle détestait ça. Sa mère lui avait toujours répété que les humains doivent maintenir entre eux une certaine distance de sécurité, tout comme les pare-chocs des voitures, et que, quand ils se rapprochaient trop, ça créait des problèmes.

David entreprit de lui masser le cou et les clavicules.

– Pour te détendre, expliqua-t-il.

Elle sentit en effet la tension dans son dos se relâcher peu à peu mais les doigts de David en provoquèrent une nouvelle, plus grande encore. Elle se dégagea.

Le directeur du centre culturel réapparut.

– Dépêchons-nous, les enfants. Ça va bientôt être à vous et il y a un monde fou.

Il se pencha vers Julie.

– Mais tu as la chair de poule, ma petite. Tu as froid?

– Non, ça va. Merci.

Elle enfila les babouches que lui tendit Zoé.

Vêtus de leurs costumes, ils gagnèrent la scène et procédèrent aux ultimes réglages. Avec les moyens fournis par le directeur du centre, ils avaient amélioré le décor et leur sono était meilleure.

Le directeur expliqua: étant donné les problèmes qu'avaient provoqués les trublions lors du premier concert, il s'était assuré cette fois les services de six gros bras qui veilleraient au grain. Le groupe pouvait être tranquille, on ne leur jetterait pas d'œufs ni de canettes de bière ce soir-là.

Chacun courait pour remplir sa tâche.

Léopold montait le livre géant, Paul son orgue à parfums, Zoé l'encyclopédie à feuilleter, Narcisse lissait un pli ici et là et distribuait les masques. Francine régla le synthétiseur et Paul les lumières. David ajustait l'acoustique destinée au grillon et Julie révisait les petits textes qui lui serviraient de liaisons entre deux chansons.

Pour costumes de scène, Narcisse avait prévu une tenue orange de fourmi pour Léopold, une tenue verte de mante religieuse pour Francine, une coquille rouge et noir de coccinelle pour Zoé, une carapace de scarabée pour Ji-woong, une tenue jaune et noir d'abeille pour Paul et, pour David, une tenue sombre de grillon. Le vrai grillon, quant à lui, avait un petit nœud papillon de carton autour du cou. Enfin, pour lui-même, Narcisse s'était réservé une tenue multicolore de sauterelle.

Marcel Vaugirard apparut derechef pour une interview. Il les interrogea rapidement et leur dit: «Aujourd'hui non plus, je ne reste pas. Mais reconnaissez que mon article précédent était juste, n'est-ce pas?»

Julie pensa que si tous les journalistes travaillaient comme lui, l'information servie dans la presse ou aux journaux de vingt heures ne devait refléter qu'une infime partie de la réalité. Elle n'en dit pas moins, conciliante:

– C'était exactement ça…

Zoé, pourtant, n'était pas convaincue.

– Attendez, expliquez-moi. Je n'ai pas compris.

– «On ne parle bien que de ce qu'on ne connaît pas.» Réfléchissez-y. C'est logique. Dès qu'on connaît un peu les choses, on perd de son objectivité, on ne dispose plus de la distance nécessaire pour en parler. Les Chinois disent que celui qui séjourne en Chine une journée fait un livre, celui qui y reste une semaine un article et que celui qui y passe un an n'écrit rien du tout. C'est fort, non? Cette règle s'applique à tout. Déjà, quand j'étais jeune…

Julie comprit soudain que cet interviewer ne rêvait que d'être interviewé. Marcel Vaugirard n'éprouvait pas la moindre curiosité envers leur groupe et sa musique, il n'avait plus de curiosité. Il était blasé. Ce dont il avait envie, c'était que Julie lui pose des questions, l'interroge sur la façon dont il avait découvert cette sagesse journalistique, comment il l'appliquait, quelle était sa place, sa vie, au sein de la rédaction locale du Clairon.

Elle avait coupé le son dans son esprit et se contentait de regarder ses lèvres qui s'agitaient. Ce journaliste était comme le chauffeur de taxi l'autre jour, il avait une énorme envie d'émettre et aucune volonté de réceptionner. Dans chacun de ses articles, sans doute révélait-il un peu de sa propre vie et probablement qu'en réunissant tous ses papiers, on obtiendrait une biographie complète de Marcel Vaugirard, sage héros de la presse moderne.

Le directeur surgit de nouveau. Il était enchanté. Il les informa que non seulement toutes les places étaient vendues et la salle bondée mais qu'en plus, il y avait des spectateurs debout.

– Écoutez-les.

Derrière le rideau, en effet, toute une foule scandait: «Ju-lie! Ju-lie! Ju-lie.»

Julie tendit l'oreille. Elle ne rêvait pas. Ce n'était plus le groupe en son entier qu'ils réclamaient, c'était elle et seulement elle. Elle s'approcha, écarta discrètement le rideau et la vision de tous ces gens criant son nom lui sauta au visage.

– Ça va aller, Julie? demanda David.

Elle voulut répondre mais ne parvint pas à articuler un mot. Elle se racla la gorge, recommença, marmonna difficilement:

– Je… n'ai… plus… de… voix…

Les Fourmis se dévisagèrent, terrorisées. Si Julie était aphone, le spectacle était à l'eau.

Dans son esprit réapparut l'image de son visage sans bouche avec son menton qui se prolongeait jusqu'à la racine du nez.

La jeune fille fit comprendre par gestes qu'il n'y avait pas d'autre choix que de renoncer.

– C'est rien, c'est le trac, dit Francine se voulant rassurante.

– C'est le trac, renchérit le directeur. C'est normal, ça arrive systématiquement avant d'entrer en scène pour les spectacles importants. Mais j’ai le remède.

Il disparut et revint tout essoufflé en brandissant un pot de miel.

Julie avala plusieurs cuillerées, déglutit, ferma les yeux et émit enfin un: «AAA.»

Il y eut un soulagement général. Tous avaient eu très peur.

– Heureusement que les insectes ont veillé à concocter ce médicament universel, s'exclama le directeur du centre culturel. Ma femme soigne même sa grippe avec de la gelée royale.

Paul regarda pensivement le pot de miel. «Cet aliment produit des effets vraiment spectaculaires», pensa-t-il. Julie, tout heureuse, n'en finissait pas d'étrenner sa voix retrouvée en essayant toutes sortes de sons sur toutes les gammes.

– Bon, alors, vous êtes prêts?

91. ENCYCLOPEDIE

DEUX BOUCHES: Le Talmud affirme que l'homme possède deux bouches: celle d'en haut et celle d'en bas. Celle d'en haut permet, par la parole, de dénouer les problèmes du corps. La parole ne fait pas que transmettre des informations, elle sert aussi à guérir. Au moyen du langage de la bouche d'en haut, on se situe dans l'espace, on se situe par rapport aux autres. Le Talmud conseille d'ailleurs d'éviter de prendre trop de médicaments pour se soigner, ceux-ci effectuant un trajet inverse de celui de la parole. Il ne faut pas empêcher le mot de sortir, sinon il se transforme en maladie.

La deuxième bouche, c'est le sexe. Par le sexe, on dénoue les problèmes du corps dans le temps. Par le sexe, et donc le plaisir et la reproduction, l'homme se crée un espace de liberté. Il se définit par rapport à ses parents et à ses enfants. Le sexe, la «bouche du bas», sert à frayer un nouveau chemin, différent de celui de la lignée familiale. Chaque homme jouit du pouvoir de faire incarner par ses enfants d'autres valeurs que celles de ses parents. La bouche du haut agit sur celle du bas. C'est par la parole qu'on séduira l'autre et qu'on fera fonctionner son sexe. La bouche du bas agit sur la bouche du haut, c'est par le sexe qu'on trouvera son identité et son langage.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

92. PREMIERE TENTATIVE D'OUVERTURE

– Nous sommes prêts.

Maximilien examina les différentes charges d'explosif qui avaient été disposées sur les flancs de la pyramide.

Cette bâtisse ne le narguerait pas indéfiniment.

Les artificiers déployèrent le long fil électrique reliant les charges de plastic au détonateur et se replièrent à une certaine distance de la pyramide.

Le commissaire fit un signe. L'artificier en chef remonta le détonateur et égrena:

– Cinq… quatre… trois… deux…

Bzzzz…

Subitement, l'homme tomba en avant. Endormi. Il portait une marque au cou.

La guêpe gardienne de la pyramide.

Maximilien Linart ordonna à tous ses hommes de bien protéger leurs zones de peau non couvertes par leurs vêtements. Le policier rentra pour sa part son cou dans son col, ses mains dans ses poches puis, avec son coude, appuya sur le détonateur.

Il ne se passa rien.

Il remonta le fil et constata qu'il avait été sectionné par ce qu'il définit comme de petites mandibules.

93. EAU

Le nénuphar plane un instant dans les airs. Le temps est suspendu. A cette altitude, sur leur vaisseau-fleur en suspension, les myrmécéennes voient des choses qu'elles avaient peu souvent l'occasion de voir. Des oiseaux-mouches. Des mouches à bœufs rouges. Un martin-pêcheur à l'affût.

L'air siffle sur leur visage et dans les voiles roses du nénuphar.

Princesse 103e regarde ses compagnes en se disant que ce sera la dernière image qu'elle emportera dans son trépas. Toutes ont leurs antennes dressées de stupeur.

Le vaisseau-fleur est toujours en altitude. Devant elles, quelques nuages effilochés cachent les ébats de deux rossignols.

Eh bien! voilà mon dernier voyage, se dit 103e.

Mais après être resté en l'air, le bateau est à nouveau soumis à la loi de la gravité qui, comme son nom l'indique, n'a rien de drôle. Le nénuphar descend à toute vitesse. Les fourmis plantent leurs griffes dans l'ascen seur fou qui les emmène aux étages inférieurs. Le nénuphar perd encore deux pétales roses qui préfèrent vivre leur vie plutôt que rester sur ce vaisseau infesté de fourmis.

Leur chute s'accélère. 12e voit ses pattes se dégrafer sous la vitesse et se retrouve à la verticale, juste tenue par une dernière griffe. Elle a les pattes postérieures en haut et la tête en bas. Princesse 103e serre la feuille du bateau en plantant ses mandibules pour ne pas s'envoler. 7e s'envole. Elle est retenue de justesse par 14e, qui elle est retenue par 11e.

Les bords du nénuphar se replient vers le haut pour former une sorte de bol. Les astronautes qui atterrissaient dans leur capsule devaient ressentir la même chose. D'ailleurs, sous le frottement de l'air, le plancher du nénuphar commence à s'échauffer.

Princesse 103e sent ses griffes qui lâchent les unes après les autres. Elle sait qu'elle va bientôt être éjectée.

Choc. Le bateau-fleur atterrit de toute sa coque sur les eaux. Il s'enfonce un peu mais c'est si rapide qu'elles ne sont même pas submergées. Cependant, une fraction de seconde, Princesse 103e a droit à un spectacle unique: le trou creusé dans l'eau par leur chute la met presque face à face avec les habitants subaquatiques.

Elle a juste le temps de voir un goujon aux yeux tout ronds et deux tritons à crête que, par effet ressort, le bateau remonte. Une vague les arrose, mouille leurs antennes, interrompant quelques secondes toutes leurs perceptions.

Elles ont passé le torrent! Le fleuve d'argent s'est apaisé comme s'il en avait assez de les tourmenter. Elles sont toutes sauves et il n'y a plus de nouvelle cascade en vue.

Les exploratrices secouent leurs antennes, encore recouvertes de phéromones de panique et d'eau.

5e se lèche pour enlever l'eau.

Elles se livrent à des trophallaxies sucrées qui les rapprochent. Elles ont survécu au fleuve. Elles ont passé leur cap Horn. Tout rentre dans la normalité. Une libellule dévore une demoiselle. Une truite la dévore à son tour.

Le vaisseau-fleur glisse à nouveau sur le ruban argenté, emporté par le courant qui le mène vers le sud. Mais il est tard, le soleil s'est fatigué de briller. Il redescend doucement pour rejoindre son terrier. Il s'enfonce, là-bas dans le sol, tandis que tout devient gris. Un brouillard sale se répand. On n'y voit plus qu'à quelques centimètres. La vapeur d'eau empêche en outre les fourmis d'utiliser leur radar olfactif. Même les bombyx, champions du repérage, vont se cacher. Un rideau de brume envahit tout comme pour voiler la lâcheté du soleil.

Au-dessus des myrmécéennes volent des papillons demi-paons. Princesse 103e observe leurs mouvements majestueux. Elle est si contente d'être encore vivante et puis, c'est si beau les papillons.

94. ENCYCLOPEDIE

PAPILLON: À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le Dr Elizabeth Kubbler Ross fut appelée à soigner des enfants juifs rescapés des camps de concentration nazis.

Quand elle pénétra dans le baraquement où ils gisaient encore, elle remarqua que, sur le bois des lits, était gravé un dessin récurrent qu'elle retrouva par la suite dans d'autres camps où avaient souffert ces enfants.

Ce dessin ne présentait qu'un seul motif simple: un papillon.

La doctoresse pensa d'abord à une sorte de fraternité qui se serait manifestée ainsi entre enfants battus et affamés. Elle crut qu'ils avaient trouvé avec le papillon leur façon d'exprimer leur appartenance à un groupe tout comme autrefois les premiers chrétiens avec le symbole du poisson. Elle demanda à plusieurs enfants ce que signifiaient ces papillons et ils refusèrent de lui répondre. Un gamin de sept ans finit pourtant par lui en révéler le sens: «Ces papillons sont comme nous. Nous savons tous, au fond de nous, que ce corps qui souffre n'est qu'un corps intermédiaire. Nous sommes des chenilles et un jour notre âme s'envolera hors de toute cette saleté et cette douleur. En le dessinant nous nous le rappelons mutuellement. Nous sommes des papillons. Et nous allons bientôt nous envoler.»


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

95. CHANGEMENT DE VAISSEAU

Soudain, devant elles, apparaît un rocher. Les fourmis veulent le contourner mais le rocher ouvre deux yeux et dévoile une bouche énorme.

Attention. Ces pierres sont vivantes! vocifère olfacti-vement 10e.

Ça galope sur le bastingage. Elles se laissent glisser sur les angles de la feuille de nénuphar comme des pompiers sur des mâts. Déjà 15e a dégainé son abdomen, prête à tirer. Elles n'auront jamais de répit.

Des pierres vivantes maintenant!

Toutes les fourmis hurlent des conseils divers et contradictoires.

Princesse 103e se penche sur le bord du nénuphar. Il n'est pas possible que des minéraux nagent et ouvrent une bouche. Elle scrute attentivement le rocher, lui trouve des formes un peu trop régulières. Ce n'est pas un galet, c'est une tortue! Cependant, celle-ci ne ressemble à aucune des tortues de leur connaissance: elle nage. Les fourmis n'ont jamais vu ça.

Elles ne le savent pas mais, en fait, cette tortue aquatique vient de Floride. Dans la dimension supérieure, il est à la mode pour les enfants de jouer avec ce type de tortues aquatiques. Comme elles ont une forme bizarre et un nez retroussé, elles sont facilement devenues les favorites des petits qui les installent sur de fausses îles désertes transparentes en plastique. Mais lorsque les enfants se lassent de leurs petits animaux-jouets, ils n'osent pas les jeter dans la poubelle familiale, alors, ils s'en débarrassent dans le lac, l'étang ou le ruisseau le plus proche.

Les tortues s'y reproduisent sans difficulté. En effet, en Floride, les tortues ont pour prédateur un oiseau dont le bec est doté d'une forme spéciale lui permettant de briser leur carapace. Évidemment, on n'a pas pensé à importer le prédateur naturel en même temps que la tortue de décoration, si bien que ces bêtes d'Orient se sont avérées de véritables terreurs pour les lacs et les ruisseaux d'Europe. Elles ont massacré les vers de vase, les poissons et les tortues autochtones.

Et c'est précisément l'un de ces épouvantails qu'affrontent à présent Princesse 103e et ses compagnes d'aventure. Le monstre plat approche en claquant des mâchoires. Les dytiques brassent l'eau à toute vitesse dans l'espoir de leur échapper.

C'est la course entre le radeau-nénuphar et le monstre aux yeux jaunes. Ce dernier est plus lourd, plus rapide, plus aquadynamique. Il rattrape donc le bateau-fleur sans aucune difficulté. Un à un, il croque les dytiques de propulsion puis présente sa bouche béante, invitant les fourmis à se laisser manger plutôt que de lui offrir une résistance inutile.

Se souvenant d'un feuilleton sur les aventures d'Ulysse et leurs multiples péripéties, avec une grande présence d'esprit, Princesse 103e organise ses troupes. Elle propose d'attraper une branche basse qui passe. Que les insectes bardés des plus grosses mandibules en taillent l'extrémité pour en faire un épieu!

Déjà la tortue mordille la poupe du bateau, risquant à tout moment de le faire chavirer. Quelques exploratrices s'efforcent de tenir le monstre à distance en visant ses naseaux de tirs d'acide formique qu'elles décochent depuis le haut des pétales du nénuphar. Sans résultat. À l'avant, on taille la lance de bois. Lorsque 103e la juge fin prête, toutes l'empoignent et galopent sur la surface du nénuphar. Sus à la bête!

Visez l'œil! hurle Princesse 103e, se souvenant de l'épisode concernant Ulysse et le Cyclope.

Le pieu frappe le visage de la tortue aquatique mais ne s'y enfonce pas. Il se casse. La bouche énorme de la bête bée, elle s'apprête à trancher l'arrière du vaisseau. Alors, 103e en revient à des procédés moins anciens et plus efficaces. Foin d'Ulysse, Tex Avery est bien meilleur stratège. 103e place en position verticale le tronçon restant de la brindille-pieu et fonce en avant. Lorsque le monstre essaie de refermer sa gueule, la brindille demeure coincée en travers.

Comme toutes les tortues, celle-ci tente naturellement de rentrer la tête sous sa carapace, mais la bouche grande ouverte bloque, et plus elle s'efforce de rentrer la tête, plus l'épieu s'enfonce dans son palais.

15e pense qu'on peut tirer parti de la situation. Elle fait signe à 6e, 7e, 8e, 9e et 5e de courir à l'abordage. Avant que la bête n'ait eu le temps de s'éloigner, elles prennent leur élan, courent, sautent du bateau, atterrissent sur la langue blanche et pataugent dans sa salive.

La tortue plonge pour se rincer la bouche et noyer ses envahisseuses. 15e, intrépide, indique à ses compagnes de foncer dans le couloir de l'œsophage. Celui-ci se referme derrière elles pour déglutir, les protégeant de l'eau qui envahit la bouche.

Tout se passe très vite. Comprenant que les fourmis ne sont pas noyées et qu'elles sont dans sa gorge, la tortue avale une rasade d'eau glauque qui déferle dans l'œsophage. 15e a un sens instinctif de la géographie organique des gros animaux. Elle indique de ne pas continuer tout droit pour ne pas tomber dans l'estomac rempli de sucs digestifs corrosifs. À la mandibule, elles creusent un chemin de traverse et rejoignent un tube parallèle: la trachée-artère. Ouf! La rasade d'eau passe sans les toucher. La trachée-artère est lisse et dépourvue de mucosités; des cils filtreurs d'air sont là pour ralentir leur chute. Elles se laissent tomber au bas des poches pulmonaires. Pour éviter l'émission autour d'elles de lactances empoisonnées, avant de faire souffrir plus avant l'animal, 15e, en chasseresse expérimentée, guide les autres vers le cœur. Les fourmis le découpent à la mandibule et, après quelques spasmes, tout cesse de battre et de bouger.

La tortue de Floride remonte à la surface, poignardée de l'intérieur. Princesse 103e pense qu'il ne faut pas abandonner le chélonien. Il pourrait faire un meilleur navire que leur nénuphar. Le grand talent des fourmis est de savoir tirer parti de n'importe quoi pour en faire n'importe quoi.

Patiemment, les treize fourmis creusent un trou au sommet de la carapace afin de se doter d'un habitacle. Elles mangent la viande blanche pour se donner plus d'énergie au travail. Elles obtiennent enfin un trou circulaire où elles se calfeutrent. L'endroit sent très fort la viande morte mais les fourmis ne sont plus à ça près.

On contacte de nouveaux dytiques propulseurs. Comme ils se font régulièrement dévorer, on ne risque rien à leur promettre mille récompenses en nourriture. Les dytiques commencent à brasser pour faire avancer la tortue morte. Ils sont mécontents car une tortue, c'est plus lourd à pousser qu'une feuille de nénuphar. Princesse 103e leur offre un peu de nourriture triturée et leur adjoint des dytiques supplémentaires afin d'augmenter leur force de propulsion.

Ce n'est plus un bateau de plaisance, c'est un cuirassé de guerre. C'est lourd, c'est blindé, c'est solide et difficile à manier, mais les treize Belokaniennes se sentent davantage en sécurité. Elles poursuivent leur route vers le sud, portées par le courant. Elles entrent dans une nouvelle zone de brouillard.

La tortue flottante, avec son regard figé courroucé et sa gueule béante en guise de proue, effraie les insectes qui la voient surgir à travers la brume. L'odeur de son cadavre commençant à se putréfier ajoute à l'effet dissua-sif du vaisseau fantôme truffé de fourmis, pirates du fleuve.

16e se place en proue, au sommet de cette tête de gargouille. De là, elle espère prévenir les éventuels obstacles.

Le bateau de guerre glisse, semblable à un engin infernal, si ce n'est que quelques minuscules paires d'antennes farouches, et plus ou moins tordues, dépassent de sa coquille trouée.

96. DEUXIEME CONCERT

– Ils sont jeunes, ils sont plein d'allant et, ce soir encore, ils vont vous enchanter. Place au rythme, place à la musique. Applaudissez Blanche-Neige et les Sept…

Il perçut une certaine agitation dans son dos et se retourna. «Four-mis», chuchotaient-ils tous.

– Ah, excusez-moi, reprit le directeur du centre culturel, nos amis ont changé le nom de leur groupe. Donc,place aux Four-mis. En avant, euh…, les Fourmis!

Dans les coulisses, David retint ses amis.

– Non. Pas tout de suite. Il faut savoir se faire désirer.

Il improvisa une mise en scène. Le plateau n'était pas encore éclairé tandis que la salle était plongée dans le noir et le silence. Une minute entière passa. Soudain la voix de Julie s'éleva dans les ténèbres. Elle chantait seule, a capella.

Elle chantonna un air sans paroles improvisé. Sa voix était si intense, si puissante, si pleine de relief, que tout le monde écoutait.

Quand elle eut fini, la foule applaudit à tout rompre.

La batterie de Ji-woong commença à brancher les palpitations cardiaques de la foule sur le même rythme à deux temps. Pim, pam. Pim, pim, pam. Pim, pam. Pim, pim, pam. On aurait dit que le Coréen voulait entraîner une équipe de galériens. Les mains se levaient au rythme proposé. Pim, pam. Pim, pim, pam.

Les briquets s'allumèrent. Il ralentit légèrement pour passer de 90 à 100 battements-minute.

Là-dessus, la guitare basse de Zoé commença à labourer. La batterie agissait sur la cage thoracique, la basse, elle, contrôlait les ventres. S'il y avait des femmes enceintes dans la salle, cela devait chahuter jusque dans les poches de liquide amniotique.

Un projecteur éclaira Ji-woong et ses tambours d'une lumière rouge. Un autre projecteur éclaira Zoé d'une lumière bleue.

Une lumière verte auréola Francine, assise devant son synthétiseur orgue, qui entamait la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.

Aussitôt, une odeur d'embruns et d'herbe coupée se répandit dans la salle.

Toujours débuter par des morceaux classiques pour montrer que l'on maîtrisait aussi la science des anciens, avait suggéré David. Au dernier moment il avait choisi le Nouveau Monde plutôt qu'une fugue de Bach. Le titre lui plaisait mieux.

Une lumière jaune, et Léopold à la flûte de Pan prit le relais. Maintenant, toute la scène ou presque était éclairée. Seul un cercle de ténèbre persistait au centre du plateau. Et dans cette zone noire, on distinguait vaguement une forme.

Julie ménageait ses effets et se faisait attendre. Le public entendait à peine sa respiration à fleur de micro. Même ce son-là était chaud et mélodieux.

Alors que l'introduction de la symphonie de Dvorak parvenait à son terme, David entra dans le jeu. Avec sa harpe électrique hypersaturée, il poursuivit le solo de flûte de Pan de Léopold. L'œuvre classique venait d'un coup de traverser les décennies. C'était la nouvelle symphonie du nouveau-nouveau monde.

La batterie accéléra. La mélodie de Dvorak se métamorphosait peu à peu en quelque chose de très moderne et de très métallique. La foule manifesta son plaisir.

David les tenait du bout de sa harpe électrique. Chaque fois qu'il en caressait les cordes, il sentait un frisson parcourir le tapis de têtes qui lui faisait face.

La flûte de Pan revint le soutenir.

Flûte et harpe. Les deux instruments les plus anciens et les plus répandus. La flûte, car n'importe quel homme préhistorique a entendu le vent souffler dans les bambous. La harpe, car n'importe quel homme préhistorique a entendu le claquement de la corde de son arc. À la longue, les sons s'étaient gravés au cœur des cellules.

Quand ils jouaient ainsi, harpe et flûte simultanément, ils racontaient la plus ancienne histoire de l'humanité.

Et les spectateurs aimaient qu'on leur raconte des histoires.

Paul diminua l'intensité du son. Toujours invisible, Julie parla. Elle dit: «Au fond d'un ravin, j'ai trouvé un livre.»

Le projecteur illumina le livre géant derrière l'orchestre, Paul en fit habilement tourner les pages mécaniques grâce à un système d'interrupteur électrique. La salle applaudit.

– Ce livre disait qu'il faut changer le monde, ce livre disait qu'il faut faire une révolution… Cette révolution, il l'appelait la «Révolution des plus petits», la «Révolution des Fourmis».

Un autre projecteur mit en valeur la fourmi en polystyrène qui agita ses six pattes et dodelina de la tête. Les lampes qui lui servaient d'yeux s'éclairèrent doucement, lui donnant vie.

– Cette révolution devait être nouvelle. Sans violence. Sans chef. Sans martyrs. Rien qu'un simple passage d'un vieux système sclérosé à une société nouvelle où les gens communiqueraient entre eux et entreprendraient ensemble d'appliquer des idées neuves. Dans le livre, il y avait des textes expliquant comment s'y prendre.

Elle s'avança au centre de la scène toujours sombre.

– Le premier s'intitulait «Bonjour».

Ji-woong s'agita sur sa batterie. Tous entamèrent la mélodie et Julie chanta:


Bonjour, spectateur inconnu.

Notre musique est une arme pour changer le monde.

Non, ne souriez pas. C'est possible.


Vous le pouvez.

Une éclatante lumière blanche dévoila Julie qui, insecte magnifique, leva les bras et déploya ses manches en ailes de papillon.

Paul lâcha avec sa soufflerie un grand courant d'air qui fit virevolter ses ailes et ses cheveux au vent. Simultanément, il diffusa une odeur de jasmin.

À la fin de cette première chanson la salle était déjà captivée.

Paul augmenta la puissance des projecteurs. On voyait mieux maintenant leurs tenues évc quant les insectes.

Pour suivre, le groupe tenta un «Egrégor». Ils voulaient tout de suite donner le meilleur et le plus fort. Julie ferma les yeux, lança un son auquel tous vinrent se joindre. Ensemble, ils montèrent en puissance. Les instruments avaient été délaissés; ils étaient là, tous les huit, en rond au centre de la scène, yeux fermés, les bras tendus au-dessus de leurs têtes, comme s'ils avaient été pourvus d'antennes.

Au même instant, leurs visages se levèrent lentement pour laisser s'élever la vapeur de leurs voix.

C'était magique. Ils étaient comme une seule et mélodieuse vibration. Au-dessus d'eux une boule, la montgolfière de leur chant.

Tous souriaient en chantant, paupières closes. C'était comme si, à huit, ils n'avaient qu'une seule voix qui se promenait dans une direction ou une autre, à la manière d'un grand tapis de soie suspendu au-dessus d'eux et du public. Ils maintinrent longtemps ce miracle de polyphonie humaine, faisant à tour de rôle ployer le drap de soie vocale en lui donnant une dimension bien supérieure à celle d'une chanson.

La salle retenait son souffle. Même ceux qui ignoraient absolument ce qu'était un Egrégor étaient médusés par semblable prouesse.

Julie ressentit comme autrefois le bonheur et la jouissance de chanter avec un simple tube comme le larynx et deux banales cordes vocales humides. Sa gorge, encore baignée de miel, se réveillait.

La salle applaudit. Ils s'arrêtèrent, laissèrent un instant de silence. Julie comprit que le silence, avant et après, était aussi important à gérer que le chant.

Elle enchaîna avec les nouveaux morceaux: «L'avenir est aux acteurs», «L'Art de la fugue», «Censure», «Noosphère».

Ji-woong surveillait scientifiquement les rythmes. Il savait qu'au-delà de cent vingt battements par minute, la musique excitait le public et, au-dessous, le calmait. Il alternait l'un et l'autre afin de toujours surprendre son auditoire.

David fit signe de rf venir à un morceau classique interprété à leur manière moderne. Il passa donc à la Toccata de Bach qu'il joua hard rock, avec sa harpe électrique hypersaturée.

La foule applaudit, conquise.

Les musiciens en arrivèrent enfin à la «Révolution des fourmis». Paul vaporisa une odeur de terre mouillée, à peine saupoudrée de sarriette, de laurier et de sauge.

Julie déroula son texte avec assurance et en y mettant le ton. À l'issue du troisième couplet, un nouvel instrument se fit en endre, une surprenante et insolite musique, comme produite par un violoncelle grésillant.

Un mince rai de lumière révéla, dans le coin gauche de la scène, un grillon champêtre posé sur un coussin de satin rouge. Un micro miniature était posé sur ses élytres et, amplifié par la sono, son chant ressemblait à un croisement entre la guitare électrique et le frottement d'une cuillère sur une râpe à fronage.

Le grillon, qui portait son minuscule nœud papillon confectionné par Narcisse, entama son solo. Sa gigue folle allait s'accélérant; la basse de Zoé et la batterie de Ji-woong avaient du mal à la suivre. 150, 160, 170, 180 battements-minute. Ce grillon était en train de tout casser.

Tous les guitaristes de rock pouvaient retourner sur les bancs de n'importe quel conservatoire, ce grillon était capable de riffs incroyables. Il émettait une musique «non humaine», une musique «insecte». Amplifiée par l'électronique des synthétiseurs les plus modernes, elle était totalement inattendue. Jamais auparavant une oreille humaine n'avait ouï de tels sons.

Au début, le public se tut, stupéfait, puis il y eut comme un murmure d'enthousiasme qui s'amplifia vite, tant l'auditoire appréciait.

David se sentit rasséréné; ça marchait. Le moment était digne d'être marqué d'une pierre blanche, il venait d'inventer un nouvel instrument: le grillon champêtre électrique.

Pour permettre à l'assistance de bien voir jouer l'in secte, Paul déclencha une caméra vidéo et un projecteur qui envoya sur les pages de l'encyclopédie géante des images du grillon chantant.

Julie fit un duo avec l'insecte dont elle suivit les vibratos. Avec sa guitare, Narcisse dialogua lui aussi avec l'animal. C'était comme si tout le groupe voulait rivaliser avec ce sopranino. Le grillon s'échauffait.

Dans la salle, ce fut la liesse.

Paul lança un parfum de résine de pin, puis un autre au bois de santal. Les deux odeurs ne se contrariaient pas, se complétaient même.

Ça palpitait fort entre les poumons. Les mains se levaient d'elles-mêmes pour taper l'une dans l'autre. Au fond, devant, dans les travées, partout, des gens dansaient sur le solo du grillon. Impossible de subir un rythme aussi frénétique en restant immobile.

L'auditoire était survolté.

Au premier rang, les filles du club de aïkido côtoyaient les habituels retraités. Elles avaient échangé leur tee-shirt du premier concert contre un autre sur lequel, faute d'en trouver encore dans le commerce, elles avaient inscrit elles-mêmes au feutre, en soignant la graphie: «Révolution des Fourmis», du nom du nouveau concert du groupe dont elles avaient déjà fait leur idole.

Mais déjà le grillon, dont c'était la première apparition en public, s'épuisait, écrasé par la chaleur des projecteurs qui faisaient étinceler ses élytres et sécher ses muqueuses. Il voulait bien chanter longtemps au soleil mais pas sous les sunlights. Cette lumière était vraiment trop lourde pour lui. Harassé, il s'arrêta sur un dernier contre-ut.

La chanteuse passa donc au couplet suivant, comme après un banal solo de guitare électrique. Elle demanda que la musique baisse d'un ton, se rapprocha du bord de la scène, tout près du public, et modula:


Rien de nouveau sous le soleil,

Nous regardons toujours le même monde et de la même manière.

Il n'y a plus d'inventions

Il n'y a plus de visionnaires…


Surprise: la salle réagit aussitôt et, en écho, les spectateurs présents au premier concert lui renvoyèrent immédiatement:

– Nous sommes les nouveaux visionnaires!

Elle n'avait pas prévu une telle réaction, un tel degré de communion. Pour tous ceux du premier concert, ce chant devenu hymne signifiait que la soirée reprenait là où, la première fois, elle s'était trop tôt arrêtée. Julie s'échauffa:

– Qui sommes-nous?

– Nous sommes les nouveaux inventeurs!

Sans qu'elle leur en donne le signal, des spectateurs reprirent l'hymne de la «Révolution des Fourmis». Ils ne l'avaient entendu qu'une fois et, pourtant, ils en connaissaient déjà les paroles par cœur. Julie n'en revenait pas. Ji-woong lui fit signe de ne pas lâcher les rênes, il fallait tenir la salle. Elle leva le poing.

– Vous voulez en finir avec le monde ancien?

Julie eut conscience d'avoir atteint l'instant de non-retour. Partout, les strapontins couinaient. Les gens se dressaient en levant le poing.

– Vous voulez la Révolution ici et maintenant?

Une énorme dose d'adrénaline, qui exprimait sa peur, son excitation, ses envies, sa curiosité, irrigua son cerveau. Surtout, ne pas s'attarder à réfléchir. Elle laissa sa bouche parler à sa place.

– Allons-y! clama-t-elle.

La bulle creva.

Aussitôt ce fut une énorme acclamation. Un Egrégor brutal. Un tapis de poings succédant au tapis de vapeurs musicales. Un souffle ravageur parcourut l'assistance. Tout le monde se leva.

Le directeur du centre culturel tenta de calmer les esprits. Il bondit hors des coulisses pour s'emparer du micro.

– Je vous en prie, restez assis. Ne bougez pas. Il n'est pas tard, vingt et une heures quinze à peine, et le concert vient tout juste de commencer!

Les six musclés du service d'ordre tentèrent vainement de contenir la foule.

– Qu'est-ce qu'on fait? souffla Zoé à l'oreille de Julie.

– On va tenter de bâtir une… utopie, répondit la jeune fille avec une moue guerrière en rejetant sa grande crinière noire en arrière.

97. ENCYCLOPEDIE

UTOPIE DE THOMAS MORE: Le mot «utopie» a été inventé en 1516 par l'Anglais Thomas More. Du grec u, préfixe négatif, et topos, endroit, «utopie» signifie donc «qui ne se trouve en aucun endroit». (Pour certains, le mot proviendrait du préfixe eu, signifiant «bon» et dans ce cas, «eutopie» voudrait dire «le bon endroit»). Thomas More était un diplomate, un humaniste ami d'Érasme, doté du titre de chancelier du royaume d'Angleterre. Dans son livre intitulé Utopia, il décrit une île merveilleuse qu'il nomme précisément Utopia et où s'épanouit une société idyllique qui ignore l'impôt, la misère, le vol. Il pensait que la première qualité d'une société «utopique» était d'être une société de «liberté».

Il décrit ainsi son monde idéal: cent mille personnes vivant sur une île avec des citoyens regroupés par famille. Cinquante familles constituent un groupe qui élit son chef, le Syphogrante. Les Syphograntes sont eux-mêmes constitués en conseil, lequel élit un prince à partir d'une liste de quatre candidats. Le prince est élu à vie mais, s'il devient tyrannique, on peut le démettre. Pour ses guerres, l'île d'Utopia emploie des mercenaires, les Zapolètes. Ces soldats sont censés se faire massacrer avec leurs ennemis pendant la bataille. Ainsi, l'outil se détruit durant l'usage. Aucun risque de putsch militaire. Sur Utopia il n'y a pas de monnaie, chacun se sert au marché en fonction de ses besoins. Toutes les maisons sont identiques. Il n'y a pas de serrures aux portes et chacun est contraint de déménager tous les dix ans afin de ne pas se figer dans ses habitudes. L'oisiveté est interdite. Pas de femmes au foyer, pas de prêtres, pas de nobles, pas de valets, pas de mendiants. Ce qui permet de réduire la journée de travail à six heures.

Tout le monde est tenu d'accomplir un service agricole de deux ans pour approvisionner le marché gratuit.

En cas d'adultère ou de tentative d'évasion de l'île, le citoyen d'Utopia perd sa qualité d'homme libre et devient esclave. Il doit alors s'échiner et obéir à ses anciens concitoyens.

Disgracié en 1532 parce qu'il désavouait le divorce du roi Henri VIII, Thomas More fut décapité en 1535.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

98. L'ILE DE VASTEE

Même s'il est tard, il fait encore clair et chaud. Princesse 103e et les douze jeunes fourmis descendent le fleuve. Nul poisson n'ose s'en prendre à leur navire-tortue forteresse. Parfois, les exploratrices s'arrêtent afin de chasser au tir d'acide quelques libellules qu'elles mangent ensuite sur leur cuirassé.

Elles se relaient à la proue gargouillesque pour surveiller ce qui se passe droit devant. Princesse 103e, perchée sur la tête, remarque une araignée aquatique qui descend sous l'eau en emportant une bulle d'air emprisonnée dans une balle de soie dont elle se sert comme d'un bathyscaphe.

Il suffit d'observer pour s'émerveiller.

Peu d'insectes s'attardent face à ce vaisseau de cauchemar. Un gyrin apparaît. Ce coléoptère qui nage au ras de la surface est équipé de quatre yeux. Deux regardent sous l'eau, deux au-dessus. Il peut ainsi comparer les deux visions qu'il a de cet étrange navire. Il a du mal à comprendre pourquoi il y a des fourmis au-dessus de cette tortue aquatique et des dytiques au-dessous mais, finalement, il préfère ne pas s'en approcher et manger quelques puces d'eau.

Plus loin, de longues herbes les ralentissent. Les fourmis doivent se dégager avec des gaffes. La descente du fleuve d'argent continue.

Le brouillard devient moins opaque.

Terre à l'horizon! annonce 12e, qui fait fonction de vigie.

À travers les brumes rampantes, Princesse 103e reconnaît au loin l'acacia Cornigera.

Ainsi donc, le fleuve l'a ramenée vers 24e.

24e.

Princesse 103e se souvient de 24e, si timide et si réservée. Durant la croisade contre les Doigts, elle était toujours à l'arrière et avait la mauvaise habitude de se perdre en route, ce qui avait plus d'une fois ralenti la troupe. Se perdre, c'était une seconde nature chez cette petite soldate asexuée. Lorsqu'elles avaient découvert l'île du Corni-gera, 24e avait dit:

Je me suis assez égarée toute ma vie. Cette île me semble l'endroit parfait pour créer une nouvelle société entre gens de bonne volonté, ici et maintenant.

Il faut dire que l'île du Cornigera présentait précisément la particularité d'être occupée par un grand acacia Cornigera. Or, cette espèce d'arbre vit en totale symbiose avec les fourmis. L'acacia en a besoin pour se protéger des attaques de chenilles, pucerons et autres punaises dévoreuses de sève. Alors, pour attirer les fourmis, ce végétal a carrément conçu, dans son écorce, loges creuses et couloirs. Mieux: il suinte par certaines de ces loges un liquide nourricier parfait pour les couvains. Comment un végétal a-t-il pu s'adapter organiquement à une coopération avec les fourmis?

103e s'était toujours dit qu'il y avait davantage de différence entre un acacia et une fourmi qu'entre une fourmi et un Doigt. Alors, si les fourmis parviennent à coopérer avec les arbres, pourquoi n'y arriveraient-elles pas avec les Doigts?

Pour 24e, l'île, c'était le paradis. À l'ombre de l'acacia géant et protecteur, elle pensait créer une société utopique fondée sur un seul dénominateur commun: l'amour des jolies histoires. Car les insectes restés sur l'île avaient développé une nouvelle perversion: inventer des histoires pour se ravir les antennes. Ils vivaient donc ainsi, ne chassant que pour se nourrir, mangeant et passant le plus clair de leur temps à inventer des récits imaginaires.

Princesse 103e est très contente que les courants l'aient ramenée vers son amie d'antan. Elle se demande comment sa société utopique a évolué depuis qu'elles se sont quittées. L'arbre ami trône au centre de l'île tel un symbole apaisant et protecteur.

Pourtant, au fur et à mesure que les treize navigatrices myrmécéennes avancent et que les brumes se dissipent, une étrange prémonition étreint la princesse.

La proue du cuirassé percute des boulettes sombres: des cadavres de fourmis. Leurs corps sont criblés de trous d'acide. Cela ne laisse rien présager de bon…

Tout est mort. Le Cornigera sans fourmis est dévoré de pucerons. La princesse fait signe aux dytiques d'accoster. Les fourmis hissent le vaisseau-tortue sur la plage. Même les tritons et les salamandres qui vivaient ici ont été anéantis. Il ne subsiste qu'une seule fourmi dont les six pattes et l'abdomen sont coupés. Elle se tortille comme un vermisseau.

Les navigatrices pressent l'unique survivante de parler. Elle raconte qu'elles viennent de subir une attaque surprise de naines. L'armée des fourmis naines a lancé une croisade vers l'orient. À l'instigation de leur nouvelle reine Shi-gae-pou, ces naines ont l'intention de conquérir l'est lointain.

Voilà qui expliquerait le fait que nous ayons rencontré des éclaireuses fourmis naines, signale 5e.

Princesse 103e somme la survivante de parler encore un peu.

Des éclaireuses fourmis naines ont repéré l'île et y ont débarqué. À force de se raconter des histoires imaginaires dans leur monde clos protégé par un arbre, les amies de 24e avaient perdu l'habitude de se battre et de se défendre dans le monde réel. Un animal qui ne sait pas se battre n'a pas d'autre choix que la fuite. Ce fut le massacre. Seuls 24e et un petit groupe ont réussi à déguerpir et à se cacher dans la masse des roseaux creux de la berge occidentale. Mais les naines les encerclent pour les tuer.

La fourmi mutilée a un dernier hoquet. Mourir en racontant une histoire aura été une belle mort pour une fourmi de cette communauté qui avait bâti sa cohésion sur le plaisir de raconter et d'écouter.

Princesse 103e monte tout en haut de l'acacia et tend ses antennes pour détecter des informations lointaines. Avec ses nouveaux sens de sexuée, elle recherche dans les roseaux les survivants de la communauté libre du Cor-nigera.

Elle parvient à les distinguer, là où le lui a indiqué l'agonisante. Cependant, les soldates du royaume des fourmis naines les encerclent sur des nénuphars et les soumettent à des tirs d'acide dès que les rousses sortent un bout d'antenne des orifices des roseaux. Princesse 103e note que les naines ont rattrapé leur retard. Jadis, elles ne savaient pas utiliser leur glande à venin pour projeter de l'acide formique.

103e se souvient que les naines, plus petites et plus fécondes, ont une capacité d'apprentissage plus rapide que les fourmis rousses des bois. Le seul fait que ces fourmis (que les Doigts appellent fourmis d'Argentine car eux prétendent qu'elles ont été importées par hasard dans des pots de lauriers-roses censés égayer les routes de la Côte d'Azur) venues bon gré mal gré d'un pays lointain aient su s'adapter à la forêt de Fontainebleau prouve bien leur intelligence. Les fourmis noires et les fourmis moissonneuses en ont d'ailleurs fait les frais puisque, en voulant s'attaquer à ces nouvelles venues, elles se sont fait éliminer.

103e a toujours considéré que les fourmis naines seraient un jour les maîtresses de la forêt. Il importait cependant de repousser cette échéance, en innovant, en prenant des risques, en explorant, en testant toujours de nouvelles idées.

Si les fourmis rousses montraient la moindre faiblesse, les fourmis naines les expédieraient au dépotoir comme une espèce dépassée.

Pour l'instant, c'est 24e et ses compagnes d'utopie qui en font les frais. Les pauvresses sont assiégées en haut des roseaux. Il faut leur venir en aide. Princesse 103e remet leur tortue-cuirassé à l'eau. Les exploratrices se gorgent d'acide, prêtes à sortir l'artillerie. A l'arrière, les dytiques se mettent en position, parés pour diriger la tortue-frégate de guerre vers les roseaux et les nénuphars, terrain de bataille navale.

Princesse 103e dresse ses appendices sensoriels. Elle voit nettement maintenant leurs adversaires. Les fourmis naines sont postées sur les grands pétales blancs et roses des nénuphars alentour. La princesse essaie de les compter. Elles sont au moins une centaine.

À une contre dix, l'affaire s'annonce délicate. Les dytiques se mettent en vitesse maximale et foncent. À peine sont-ils en vue des nénuphars que des abdomens surgissent en frise au-dessus des pétales. Elles sont bien plus d'une centaine. Une mitraille d'acide formique part en peigne. Les treize fourmis rousses sont obligées de se calfeutrer au fond de la tortue blindée pour éviter les tirs mortels.

103e ose aventurer sa tête au-dessus de l'abri et tire. Elle tue une naine mais essuie les jets d'acide d'au moins cinquante adversaires.

13e propose de foncer dans le tas avec le vaisseau-tortue puis de se répandre sur les nénuphars et de les combattre à la mandibule. Ainsi les fourmis rousses pourront profiter de l'avantage que leur donne leur taille. Mais 5e lève les antennes, l'air s'est épaissi en humidité. Elle signale qu'il va pleuvoir.

Contre la pluie, nul ne peut lutter.

Les treize fourmis et leur navire font donc demi-tour en direction de l'île et se cachent dans le corps de l'acacia Cornigera qui, une nuit encore, leur servira d'abri. Le jeune arbre ne parle pas le langage phéromonal des insectes mais tout dans l'attitude de ses branches, dans l'odeur modifiée de sa sève, manifeste sa joie de revoir les fourmis rousses.

Du coup, les treize exploratrices investissent l'arbre creux, occupent les couloirs vivants et s'empressent de tuer les parasites en train de le ronger. C'est un long travail. Il y a des vers, des pucerons, des coléoptères comme l'horloge-de-la-mort, ainsi nommé parce qu'il fait un bruit de tic-tac en creusant le bois. Un par un, les acolytes de la princesse les traquent. Puis on les dévore. L'acacia respire; il reprend vie et remercie à sa manière les fourmis en laissant exsuder de la sève avec laquelle elles confectionnent une sauce pour accompagner les viandes.

Touiller de l'horloge-de-la-mort avec de la sève d'acacia, ça donne un plat typiquement insecte. Toutes se régalent de cette saveur nouvelle. C'est peut-être à cet instant que naît la première gastronomie myrmécéenne.

Dehors, la pluie s'est mise à tomber comme le laissait présager la noirceur du ciel. Tardives giboulées de mars qui tombent un 1er avril. Les fourmis se calfeutrent dans les branches les plus profondes de l'arbre ami.

Le tonnerre gronde. Des éclairs de lumière jaillissent et flashent à travers les orifices de l'arbre qui servent de hublots. Princesse 103e s'installe pour contempler le spectacle magnifique du ciel déchaîné domptant la nature du sol. Le vent courbe les arbres, des volées de gouttes mortelles fouettent les insectes insouciants qui n'ont pas encore songé à se mettre à l'abri.

Au moins, au sommet de leurs roseaux creux, 24e et les siennes seront protégées de l'attaque de la pluie.

L'orage claque. Les éclairs blessent les yeux de 103e. Le vacarme du tonnerre semble surgir d'au-delà la couverture des nuages. Même les Doigts doivent être soumis à cette force. Trois stries parallèles fendent l'obscurité, rendant le décor complètement blanc. Les fleurs, les arbres, les feuilles, la surface de l'eau étincellent en projetant d'immenses ombres noires puis vacillent pour retrouver leur couleur originelle. La moindre jonquille prend des allures inquiétantes sous l'orage. Les ramures des saules pleureurs clignotent. On croit que tout se calme quand un énorme bruissement se fait entendre. À la chaîne, des éclairs zèbrent le ciel de charbon. Même les toiles d'araignées se transforment en cercles blancs dans lesquels leurs propriétaires en pleine psychose de l'eau galopent en tous sens.

Court répit et le ciel se déchire encore plus fort. Tous les sens magnétiques des fourmis les informent que l'orage se rapproche. Les éclairs sont suivis de plus en plus rapidement du fracas du tonnerre. Les treize Beloka-niennes se pelotonnent et mêlent leurs antennes.

Soudain, l'arbre tressaille. Comme s'il venait d'être électrocuté. Un stress brusque fait frémir toute l'écorce. 5e bondit, affolée.

Le feu!

Un éclair a touché l'acacia qui est en train de s'embraser. Ça y est! Une grande lueur apparaît au sommet de l'arbre alors que, de partout, la sève suintant de l'écorce indique la souffrance du végétal. Les exploratrices ne peuvent rien faire pour le sauver. L'air devient empoisonné dans les couloirs blessés.

Dopées par la chaleur ambiante, les fourmis fuient vers le bas, par les racines, et creusent la terre de leurs mandibules pour se doter d'un abri protégé de l'eau et du feu. Elles ont du sable mouillé tout autour de la tête, ce qui leur donne des allures de monstres à tête cubique.

Elles se calfeutrent et attendent.

L'acacia brûle et crie sa douleur d'arbre agonisant en émettant des odeurs pestilentielles de sève. Ses branches se crispent comme si l'arbre allait danser pour montrer sa souffrance. La température monte. Dehors, la flamme est si haute que les fourmis en voient la lueur à travers l'épaisseur de sable qui leur sert de plafond.

L'arbre brûle très vite et, après la trop grande chaleur, c'est le froid subit. Leur plafond de sable s'est vitrifié et les exploratrices ne parviennent pas à le percer à la mandibule. Pour sortir, elles sont obligées de faire un grand détour souterrain.

La pluie s'est arrêtée aussi rapidement qu'elle est apparue. Tout n'est que désolation. La petite île n'avait pour seule richesse que cet acacia Cornigera maintenant réduit en cendres grises.

6e appelle tout le monde. Elle veut montrer quelque chose.

Les myrmécéennes accourent vers le trou de terre où palpite un animal rouge qui semble respirer amplement. Non, ce n'est pas un animal. Ce n'est pas non plus végétal, ni minéral. 103e reconnaît tout de suite de quoi il s'agit. C'est une braise encore ardente. Elle est tombée dans un trou et les autres braises l'ont protégée de la pluie.

6e approche une patte. Ses griffes touchent la matière rouge orangé et, horreur, ses griffes fondent. Vision affreuse: sa patte droite devient liquide et s'écoule. Là où il y avait une patte et deux griffes, il y a désormais un tronçon parfaitement arrondi et cautérisé.

L'exploratrice sèche son moignon à l'aide de sa salive désinfectante.

Ce pourrait être le moyen de vaincre les fourmis pyg-mées, émet la princesse.

L'escouade tout entière frémit de surprise et de peur.

Le feu?

103e leur dit qu'on redoute ce qu'on ignore. Elle insiste: on peut utiliser le feu. 5e répond que, de toute manière, il est impossible d'y toucher, 6e en a déjà fait les frais. 103e explique qu'il y a tout un cérémonial à respecter. Il est possible de recueillir cette braise mais il est interdit de la toucher directement, il faut la poser sur un caillou creux. Le feu ne peut rien contre les cailloux creux.

Justement, l'île en est entourée. Avec de longues tiges utilisées comme leviers, les treize fourmis arrivent à soulever la braise et à l'introduire dans un morceau de silex. Posée dans cet écrin de pierre, la braise ressemble maintenant à un rubis précieux.

Princesse 103e explique que le feu est puissant mais fragile. Paradoxe du feu: il a le pouvoir de détruire un arbre et même une forêt entière avec ses habitants; pourtant, un simple battement d'ailes de moucheron suffit parfois à l'éteindre.

Ce feu-ci semble bien malade, remarque la guerrière expérimentée en montrant les zones rouges qui noircissent, signe selon elle de mauvaise santé pour n'importe quelle flamme. Il faudrait lui redonner vie.

Comment? En le reproduisant. Le feu se reproduit par contact. On enflamme une feuille sèche, il n'y en a pas beaucoup aux alentours mais on en trouve sous terre, et les fourmis obtiennent un grand spectre jaune. L'enfant feu est plus impressionnant que sa mère braise.

La plupart des fourmis n'ont jamais vu de feu et les douze jeunes exploratrices reculent, effrayées.

Princesse 103e les conjure de ne pas reculer. Elle dresse haut les antennes et émet clairement la phrase phéromo-nale antique:

NOTRE SEUL VÉRITABLE ENNEMI EST LA PEUR.

Toutes les fourmis savent le sens et l'histoire de cette phrase. «Notre seul véritable ennemi est la peur» est la dernière phrase prononcée par la 234e reine Belo-kiu-kiuni de la dynastie Ni des fourmis rousses, il y a plus de huit mille ans. La malheureuse a émis cette phrase alors qu'elle était en train de se noyer en tentant de dompter des truites. 234e reine Belo-kiu-kiuni pensait faire une alliance entre les fourmis et les truites du fleuve. Depuis, on a renoncé à tout contact avec le peuple des poissons du fleuve, mais la phrase est restée comme un cri d'espoir dans les possibilités infinies des fourmis.

Notre seul véritable ennemi est la peur.

Comme pour les rassurer, après s'être élevée très haut, la flamme enfant rétrécit.

Il faut la transmettre à un matériau plus épais, propose 6e, peu rancunière envers l'élément feu.

Ainsi, de feuille sèche en brindille sèche, de brindille sèche en morceau de bois, elles réussissent à façonner un petit foyer qu'elles entretiennent au fond d'une cuvette de pierre. Puis, sur les conseils de Princesse 103e, les fourmis jettent dans l'âtre des petits morceaux de brindilles que le feu s'empresse de mordre voracement.

La braise ainsi obtenue est ensuite déposée avec beaucoup de précautions dans des petites pierres creuses, elles aussi trouvées sous terre. C'est 6e qui, en dépit de sa patte carbonisée, s'avère le meilleur ingénieur du feu. Y ayant touché, elle sait s'en méfier. Sur ses recommandations, les autres constituent un trésor de braises.

Voilà avec quoi nous allons attaquer les naines! s'exclame Princesse 103e.

La nuit commence à tomber, mais la fabrication du feu les fascine. Elles embarquent sur leur vaisseau-tortue huit rochers creux forts chacun d'une braise rougeoyante. Princesse 103e dresse l'antenne et lance la phéromone piquante qui veut dire:

A l'attaque!

99. ENCYCLOPÉDIE

LA CROISADE DES ENFANTS: En Occident, la première croisade des enfants eut lieu en 1212. Des jeunes désœuvrés avaient tenu le raisonnement suivant: «Les adultes et les nobles ont échoué à libérer Jérusalem parce que leurs esprits sont impurs. Or nous, nous sommes des enfants, donc nous sommes purs.» L'élan toucha essentiellement le Saint Empire romain germanique. Un groupe d'enfants le quitta pour se répandre sur les routes en direction de la Terre sainte. Ils ne disposaient pas de cartes. Ils s'imaginaient aller vers l'est mais, en fait, ils se dirigeaient vers le sud. Ils descendirent la vallée du Rhône et, en chemin, leur foule s'accrut jusqu'à comprendre plusieurs milliers d'enfants. En chemin, ils pillaient et volaient les paysans. Plus loin, leur dirent des habitants, ils se heurteraient à la mer. Cela les rassura. Ils étaient convaincus que, comme pour Moïse, la mer s'ouvrirait pour laisser passer cette armée d'enfants et l'amener à pied sec jusqu'à Jérusalem.

Tous parvinrent à Marseille, où la mer ne s'ouvrit pas. Vainement ils attendirent sur le port, jusqu'à ce que deux Siciliens leur proposent de les conduire en bateau à Jérusalem. Les enfants crurent au miracle. Il n'y eut pas de miracle. Les deux Siciliens étaient liés à une bande de pirates tunisiens qui les menèrent non pas à Jérusalem mais à Tunis, où ils furent tous vendus comme esclaves, à bon prix, sur le marché.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

100. LE GRAND CARNAVAL

– N'attendons plus. Allons-y! lança une voix, parmi les spectateurs.

Julie ne savait pas où cet élan les mènerait, mais sa curiosité fut la plus forte.

– En avant! approuva-t-elle.

Le directeur du centre culturel pria tout le monde de rester sagement à sa place.

– Du calme, du calme, je vous en prie, ce n'est qu'un concert.

Quelqu'un lui coupa le micro.

Julie et les Sept Nains se retrouvèrent dans la rue, cernés par une petite foule enthousiaste. Il fallait vite donner un but, une direction, un sens à cette foule en marche.

– Au lycée, clama Julie. On va faire la fête!

– Au lycée, répétèrent les autres.

L'adrénaline montait toujours dans les veines de la chanteuse. Nulle cigarette de marijuana, nul alcool, nul stupéfiant n'était capable de produire un tel effet. Elle était véritablement dopée.

À présent qu'elle n'était plus séparée de son public par les feux de la rampe, Julie distinguait les visages. Il y avait là des gens de tout âge, autant d'hommes que de femmes, autant de très jeunes que de personnes mûres. Ils étaient peut-être cinq cents à se presser autour d'eux en une grande procession multicolore.

Julie entonna la «Révolution des Fourmis». Autour d'eux, on chanta et on se trémoussa tout au long de l'artère principale de Fontainebleau en une sarabande de carnaval.


Nous sommes les nouveaux inventeurs.

Nous sommes les nouveaux visionnaires! clamèrent-ils en chœur.


Les filles du club de aïkido improvisèrent un service d'ordre qui empêcha aussitôt de passer les voitures qui auraient pu troubler la fête. Très vite, la grande avenue fut bloquée et le groupe de rock et ses fans avancèrent librement.

La foule ne cessait de s'accroître. Il n'y avait pas tant de distractions que cela, le soir, à Fontainebleau. Des badauds rejoignaient la troupe et s'informaient de ce qui se passait.

Aucune pancarte. Aucune banderole à l'avant de la marche, seulement des filles et des garçons qui se balançaient sur des solos de harpe et de flûte.

La voix chaude et puissante de Julie scandait:


Nous sommes les nouveaux inventeurs,

Nous sommes les nouveaux visionnaires!


Elle était leur reine et leur idole, leur sirène enchanteresse et leur Pasionaria. Mieux encore, elle les mettait en transe. Elle était leur chaman.

Julie s'enivrait de sa popularité, elle s'enivrait de la foule qui l'entourait et la portait en avant. Jamais elle ne s'était sentie aussi «peu seule».

Un premier cordon de policiers surgit tout à coup devant eux et les filles des premiers rangs s'avancèrent et imaginèrent une stratégie étrange: elles les couvrirent de baisers.

Comment donner des coups de matraque dans ces conditions? Le cordon des défenseurs de l'ordre établi se dispersa. Plus loin, un car de police s'approcha mais renonça à intervenir devant l'ampleur que prenait l'événement.

– C'est la fête, criait Julie. Mesdames, messieurs, mesdemoiselles, sortez dans la rue, oubliez vos tristesses et rejoignez-nous.

Des fenêtres s'ouvrirent, des gens se penchèrent pour contempler la longue cohorte bariolée.

– Qu'est-ce que vous revendiquez? demanda une vieille dame.

– Rien. On ne revendique rien du tout, répondit une amazone du club de aïkido.

– Rien? Si vous ne revendiquez rien, ce n'est pas une révolution!

– Mais si, justement, madame. C'est ça qui est original. Nous sommes la première révolution sans revendications.

C'était comme si les spectateurs refusaient que la fête se limite à deux heures de musique payées cent francs la place. Tous voulaient qu'elle s'étende dans le temps et dans l'espace. À tue-tête, ils reprenaient:


Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs!


Parmi ceux qui accouraient, certains s'étaient munis de leurs propres instruments de musique pour participer à la fanfare. D'autres avaient apporté des ustensiles de cuisine en guise de tambours, de baguettes. D'autres, des serpentins et des confettis.

Comme le lui avait enseigné son vieux professeur de chant, elle donna le maximum d'ampleur à sa voix et, autour d'elle, chacun reprit ses paroles. Ensemble, ils réussirent presque un Egrégor de cinq cents voix et la ville entière résonna de leur chœur:


Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs!

Nous sommes les petites fourmis qui grignoteront le vieux monde sclérosé.

101. ENCYCLOPEDIE

LA RÉVOLUTION DES ENFANTS DE CHENGDU: Jusqu'en 1967, Chengdu, capitale de la province chinoise du Sichuan, était une ville tranquille. À 1 000 mètres d'altitude sur le flanc de la chaîne himalayenne, cette cité ancienne fortifiée comptait trois millions d'habitants qui, pour la plupart, étaient dans l'ignorance de ce qui se passait à Pékin ou à Shanghai. Or, à l'époque, ces grandes métropoles commençaient à être surpeuplées et Mao Tsé-Toung avait décidé de les vider. On sépara les familles, envoyant les parents s'échiner à la campagne dans les champs et les enfants dans des centres de formation de Gardes rouges afin d'en faire de bons communistes. Ces centres étaient de véritables camps de travail. Les conditions de vie y étaient très pénibles. Les enfants y étaient mal nourris. On expérimentait sur eux des aliments cellulosiques à base de sciure de bois et ils mouraient comme des mouches. Cependant, Pékin était agité par des disputes de palais; il advint que Lin Piao, dauphin officiel de Mao et responsable des Gardes rouges, tomba en disgrâce. Les cadres du Parti incitèrent alors les enfants Gardes rouges à se révolter contre leurs geôliers. Subtilité toute chinoise: c'était au nom du maoïsme que les enfants avaient dorénavant le devoir de s'évader de camps maoïstes et de rouer de coups leurs instructeurs.

Libérés, les enfants Gardes rouges se répandirent à travers le pays sous le prétexte de prêcher la bonne parole maoïste contre l'État corrompu; en fait, la plupart cherchaient surtout à s'évader de Chine. Ils prirent d'assaut les gares et partirent vers l'ouest où des rumeurs assuraient qu'il existait une filière permettant aux enfants de traverser clandestinement la frontière et de passer en territoire indien. Or, tous les trains se dirigeant vers l'ouest avaient pour terminus Chengdu. C'est donc dans cette ville montagneuse que débarquèrent des milliers de «scouts» âgés de treize à quinze ans. Au début, cela ne se passa pas trop mal. Les enfants racontèrent comment ils avaient souffert dans les camps de Gardes rouges et la population de Chengdu les prit en pitié. On leur offrit des friandises, on les nourrit, on leur donna des tentes où dormir, des couvertures pour se réchauffer. Mais le flot continuait à se déverser dans la gare de Chengdu. De mille qu'ils étaient d'abord, il y eut bientôt deux cent mille fugitifs.

Dès lors, la bonne volonté des citoyens du lieu ne suffît plus à les satisfaire. Le chapardage se généralisa. Les commerçants qui refusaient d'être volés se faisaient tabasser. Ils se plaignirent au maire de la ville, lequel n'eut pas le temps de réagir car les enfants vinrent le chercher pour l'obliger à se livrer à une autocritique publique. À la suite de quoi, il fut rossé et contraint de déguerpir. Les enfants organisèrent alors l'élection d'un nouveau maire et présentèrent «leur» candidat, un gamin joufflu de treize ans paraissant un peu plus que son âge, qui disposait d'un charisme certain pour que les autres Gardes rouges le respectent. La ville se couvrit d'affiches incitant les électeurs à voter pour lui. Comme il n'était pas bon orateur, des dazibaos firent connaître ses projets. Il fut élu sans difficulté, et institua un gouvernement d'enfants dont le doyen était un conseiller municipal de quinze ans.

Le chapardage n'était plus un délit. Tous les commerçants furent astreints à un impôt de l'invention du nouveau maire. Chaque habitant se devait d'offrir un logement aux Gardes rouges. Comme la ville était très isolée, nul ne fut informé de la victoire électorale des enfants. Les bourgeois du lieu s'en inquiétèrent cependant et envoyèrent une délégation avertir le préfet de la région. Ce dernier prit l'affaire très au sérieux et demanda à Pékin de faire donner l'armée pour réduire les insurgés. Contre deux cent mille enfants, la capitale envoya des centaines de chars et des milliers de soldats surarmés. Leur consigne: «Tuer tous les moins de quinze ans.» Les enfants tentèrent de résister dans cette cité fortifiée de cinq murailles d'enceinte, mais la population de Chengdu ne les soutint pas. Elle était surtout soucieuse de protéger ses propres jeunes en leur cherchant des refuges dans la montagne. Deux jours durant, ce fut la guerre des adultes contre les enfants; l'Armée rouge dut faire appel au final à des bombardements aériens pour réduire les dernières poches de résistance. Tous les gamins furent tués. L'affaire ne sera pas ébruitée car, peu de temps après, le président américain Richard Nixon rencontrait Mao Tsé-Toung et l'heure n'était plus à critiquer la Chine.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

102. ON FAIT SAUTER LA PYRAMIDE MYSTÉRIEUSE

Cette fois, ça allait sauter! Maximilien et ses policiers étaient revenus et encerclaient la pyramide mystérieuse.

Le commissaire avait décidé d'opérer de nuit car, selon lui, il serait plus efficace de surprendre dans leur sommeil le ou les occupants du bâtiment.

L'escouade éclairait de ses lampes de poche le monument forestier; comme il faisait encore un peu jour, elles n'étaient là qu'en renfort. Tels des marins de haute mer, les hommes arboraient des tenues de protection en toile cirée et avaient choisi cette fois du fil électrique renforcé afin que des mandibules ne puissent le grignoter. Maximi-lien était sur le point d'ordonner la mise à feu quand il entendit le bourdonnement.

– Attention à la guêpe! cria le commissaire. Protégez-vous le cou et les mains.

Un policier dégaina son pistolet et visa. La cible était trop petite. Dans le geste qu'il eut pour tirer, l'homme dévoila une parcelle de peau qui fut aussitôt piquée.

L'insecte avait déjà frappé un autre policier puis s'était envolé pour se mettre hors de portée de ces mains qui fouaillaient l'air. Tous guettaient maintenant, anxieux, l'oreille tendue vers le moindre son que peut émettre une guêpe.

L'insecte les surprit en fonçant soudain sur un troisième policier, dont il contourna l'oreille droite pour planter son dard dans la jugulaire. L'homme s'effondra à son tour.

Maximilien ôta sa chaussure, la brandit et, comme à sa première visite, parvint à frapper l'insecte en plein vol. L'assaillant héroïque s'écrasa au sol, inerte. Là où le revolver était inefficace, la semelle de chaussure faisait toujours des ravages.

– Deux à zéro.

Il contempla sa victime. Ce n'était pas une guêpe; l'insecte ressemblait plutôt à une fourmi volante. Il prit plaisir à appuyer sa semelle dessus.

Les rescapés vinrent en aide aux policiers effondrés. Ils les secouèrent pour les empêcher de s'endormir. Maximilien décida de hâter l'explosion avant que n'apparaisse un autre minuscule et dangereux gardien.

– Toutes les charges sont prêtes?

L'artificier vérifia les contacts sur le détonateur et attendit l'ordre du commissaire.

– Prêt?

La sonnerie de son téléphone portable interrompit le décompte. À l'autre bout, le préfet Dupeyron lui demandait d'accourir d'urgence. Il y avait des incidents en ville.

– Des manifestants tiennent l'artère principale de Fontainebleau. Ils sont capables de tout casser. Abandonnez immédiatement ce que vous êtes en train de faire, revenez en ville et dispersez-moi tous ces cinglés.

103. DANS LA CHALEUR DES ROSEAUX

Le jour lutte contre le crépuscule et il fait chaud. La lune éclaire le sol. Après la pluie, le sol tiède réchauffe les corps. Le vaisseau-tortue myrmécéen fonce vers les roseaux.

Les fourmis pygmées le voient venir. La chaleur et la clarté des braises ont suffi à les alerter. Les sommets des feuilles roses immaculées sont truffés d'artilleuses prêtes au tir. Au loin, depuis son roseau endommagé, 24e lance des appels de détresse.

Les assiégées vont être débordées par le nombre de leurs ennemies. Au bas du roseau, une multitude de cadavres gonflés d'eau, au point qu'on ne sait plus à quel camp ils appartiennent, flottent, témoins de la dureté des combats précédents.

Les fourmis rousses du Cornigera se figuraient qu'on pouvait vivre rien qu'en se racontant des histoires. Elles se trompaient. Les histoires, il ne suffit pas de se les raconter, il faut aussi les vivre.

Dans le cockpit du cuirassé-tortue, 103e et ses exploratrices se donnent beaucoup de mal. Le feu n'est pas une arme pratique à utiliser à distance. Elles cherchent un moyen de le propulser jusqu'aux nénuphars tenus par les fourmis naines.

Chez les fourmis, on raisonne par tâtonnements. Chacune émet sa suggestion. 6e propose d'expédier en direction des ennemies des feuilles flottantes recouvertes de braises, poussées par des dytiques. Mais les dytiques ont trop peur du feu. Pour eux, il demeure une arme taboue. Ils refusent d'en approcher.

Princesse 103e s'efforce de se souvenir d'un mécanisme doigtesque qui permet d'envoyer du feu très loin. Ils appellent ça une catapulte. De la pointe de l'antenne, elle dessine la forme de la chose, mais personne ne comprend pourquoi le feu s'envolerait dans les airs si on le plaçait dans un tel assemblage. On renonce.

5e veut enflammer l'extrémité d'une de ces longues brindilles dont on se sert comme lances et d'en frôler les nénuphars. L'idée est retenue.

Les fourmis stoppent les moteurs dytiques et se mettent en devoir de trouver la brindille la plus longue possible. Elles en découvrent une qui leur convient dans les branchages affleurant l'eau et l'embarquent sur leur cuirassé-tortue.

Quand la tortue est suffisamment proche, la mitraille d'acide part dru. Sur le navire, l'équipage se baisse en prenant garde à ne pas lâcher de la mandibule la longue brindille. Princesse 103e annonce qu'il est temps d'en placer l'extrémité au contact de la braise. Le bout s'enflamme. Elles hissent rapidement le mât de feu.

Les dytiques accélèrent au point de créer un moutonnement d'écume à l'arrière de l'engin. Le cuirassé part à l'attaque. Au-dessus, le bout incandescent emporté par la vitesse s'allonge comme une longue oriflamme lumineuse et sans fin.

14e sort une antenne-périscope pour bien repérer les adversaires et indique aux autres où diriger le lourd mât fumant.

La lance au bout enflammé touche la chair des pétales du nénuphar. Le végétal est suffisamment humide pour ne pas s'embraser immédiatement, mais le choc de ce harpon suffit à déséquilibrer toutes les artilleuses qui tombent aussitôt à l'eau. Dans ce cas précis, le feu n'a servi à rien sinon à prouver la détermination de guerrières rousses prêtes à utiliser jusqu'à des armes taboues.

Devant cette réussite, les assiégées reprennent confiance. Elles tirent les réserves d'acide conservées pour la charge ultime et provoquent pas mal de dégâts dans les rangs des fourmis pygmées.

De son côté, Princesse 103e a compris comment mieux diriger son lance-flammes et incendie un à un les nénuphars. Cela fait beaucoup de fumée. Effrayées par l'odeur de nénuphar carbonisé, les assaillantes préfèrent rejoindre la terre ferme et détalent. Heureusement, car la brindille commençait à s'embraser, elle aussi. C'est ça le problème, avec le feu. Il peut provoquer autant de dégâts parmi ceux qui l'utilisent que parmi ceux qui le subissent.

Les Belokaniennes n'ont même pas droit à ces corps à corps tumultueux où les fourmis se montrent mutuellement leur art de pratiquer l'escrime mandibulaire. 13e, la plus guerrière de l'escouade, est déçue de ne pas avoir au moins fait sauter un ou deux corselets de ces outrecuidantes fourmis naines.

Princesse 103e fait signe de jeter la brindille enflammée le plus loin possible dans l'eau.

Le cuirassé-tortue rejoint le roseau assiégé.

Pourvu que 24e ait survécu, se dit Princesse 103e.

104. LA BATAILLE DU LYCEE

Ils étaient partis cinq cents du centre culturel, ils arrivèrent huit cents sur la grande place, face au lycée.

Leur manifestation n'avait rien d'un défilé revendicatif; c'était un véritable carnaval, au sens premier du mot.

Au Moyen Age, le carnaval avait une signification précise. C'était le jour des fous, celui où toutes les tensions se libèrent. Le jour du grand carnaval, toutes les règles étaient foulées aux pieds. On avait le droit de tirer les moustaches des gendarmes et de pousser les édiles dans le ruisseau. On pouvait sonner aux portes et jeter de la farine sur le visage de n'importe qui. On brûlait le bonhomme Carnaval, une marionnette géante de paille, symbole de toutes les autorités.

C'est parce que le jour de carnaval existait que, précisément, le pouvoir en place était respecté.

De nos jours, on a oublié le sens réel de cette manifestation sociologiquement indispensable. Le carnaval n'est désormais qu'une fête pour commerçants, comme Noël, la fête des pères, la fête des mères ou celle des grand-mères; ce ne sont plus que des fêtes vouées à la consommation.

On a oublié le rôle premier du carnaval: donner à la population l'illusion que la rébellion était possible, ne serait-ce que l'espace d'un seul jour.

Pour tous ces jeunes et même ces moins jeunes, ici, c'était la première fois depuis leur naissance qu'occasion leur était offerte d'exprimer leur envie de fête, mais aussi leurs révoltes et leurs frustrations. Huit cents personnes qui rongeaient leur frein depuis toujours se déchaînaient soudain en une grande sarabande.

Les amateurs de rock et les badauds avançaient en une longue cohorte bruyante et chamarrée. Parvenus sur la place du lycée, ils découvrirent six cars de CRS qui leur barraient la route.

Ils firent halte.

Les manifestants toisèrent les forces de l'ordre établi. Les forces de l'ordre établi toisèrent les manifestants. Julie considéra la situation.

Le commissaire Maximilien Linart, brassard au-dessus du coude, était posté devant ses hommes, faisant face à la masse bruyante.

– Dispersez-vous, cria-t-il dans son porte-voix.

– Nous ne faisons rien de mal, répondit Julie sans porte-voix.

– Vous troublez l'ordre public. Il est dix heures passées. Les habitants désirent dormir et vous vous livrez à du tapage nocturne.

– On veut juste aller faire la fête au lycée, rétorqua Julie.

– Le lycée est fermé la nuit et vous n'avez pas l'autorisation de le faire rouvrir. Vous avez fait assez de bruit. Dispersez-vous, rentrez chez vous. Je vous répète que les gens ont le droit de dormir.

Une seconde, Julie hésita mais elle se reprit vite, toute à son rôle de Pasionaria:

– Nous ne voulons pas que les gens dorment. Que le monde se réveille!

– C'est toi, Julie Pinson? interrogea le commissaire. Rentre à la maison, ta mère doit s'inquiéter.

– Je suis libre. Tous, nous sommes libres. Rien ne nous arrêtera. En avant pour la…

Le mot ne parvenait pas à sortir de sa gorge. Faiblement d'abord, puis avec plus de conviction, elle articula encore:

– En avant pour la… pour la Révolution. Une clameur monta de la foule. Tous étaient prêts à jouer le jeu. Car ce n'était qu'un jeu, même si cette présence policière risquait de le rendre dangereux. Sans que Julie le leur demande, ils levèrent le poing et entonnèrent l'hymne du concert:


Fin, ceci est la fin.

Ouvrons tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin.


Écartant les bras, se donnant la main pour montrer leur nombre et occuper toute la place, ils s'avancèrent vers le lycée.

Maximilien se concerta avec ses subordonnés. L'heure n'était plus à la négociation. Les consignes du préfet étaient claires. Pour restaurer l'ordre public, il fallait disperser au plus vite les trublions. Il proposa d'utiliser la tactique du boudin, laquelle consistait à charger au centre afin que les manifestants se dispersent sur les cotés.

De son côté, Julie rassemblait les Sept Nains pour discuter, elle aussi, de la suite des événements. Ils décidèrent de constituer huit groupes autonomes de manifestants, avec chacun à leur tête un des musiciens.

– Il faudrait pouvoir communiquer entre nous, dit David.

Ils demandèrent à la foule amassée autour d'eux si certains avaient des téléphones portables à prêter à la Révolution. Il leur en fallait huit. On leur en proposa davantage. Apparemment, même pour se rendre à un concert, les gens étaient incapables de se séparer de leur appareil.

– Nous allons utiliser la technique du chou-fleur, dit Julie.

Et elle expliqua à la cantonade la stratégie qu'elle venait d'improviser.

Les manifestants reprirent leur marche. En face, les policiers mirent leur plan en pratique. À leur grande surprise, ils ne rencontrèrent pas de résistance. Le chou-fleur, inventé par Julie, s'émietta. Dès que les policiers s'approchèrent, les manifestants se dispersèrent dans huit directions différentes.

Les rangs compacts des policiers se désagrégèrent pour les poursuivre.

– Restez groupés! Protégez le lycée, ordonna Maximilien dans son porte-voix.

Les CRS, comprenant le danger, reformèrent leur peloton au centre de la place tandis que les manifestants poursuivaient leur manœuvre.

Julie et les filles du club de aïkido étaient les plus proches des forces de l'ordre auxquelles elles adressaient force sourires et baisers provocateurs.

Attrapez cette meneuse, dit le commissaire en désignant Julie.

Le peloton de CRS se dirigea aussitôt vers Julie et ses amazones. C'était exactement ce qu'avait souhaité la jeune fille aux yeux gris clair. Elle donna l'ordre de fuite groupée et signala dans son téléphone:

– Ça y est. Les chats poursuivent les souris.

Pour mieux démonter les policiers, les amazones avaient déchiré leur tee-shirt, dévoilant un peu leurs charmes. L'air embaumait la guerre et les parfums féminins.

105. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE D'ALYNSKI: En 1970, Saul Alynski, agitateur hippie et figure majeure du mouvement étudiant américain, publia un manuel énonçant dix règles pratiques pour mener à bien une révolution.

1. Le pouvoir n'est pas ce que vous possédez mais ce que votre adversaire s'imagine que vous possédez.

2. Sortez du champ d'expérience de votre adversaire. Inventez de nouveaux terrains de lutte dont il ignore encore le mode de conduite.

3. Combattez l'ennemi avec ses propres armes. Utilisez pour l'attaquer les éléments de son propre code de références.

4. Lors d'une confrontation verbale, l'humour constitue l'arme la plus efficace. Si on parvient à ridiculiser l'adversaire ou, mieux, à contraindre l'adversaire à se ridiculiser lui-même, il lui devient très difficile de remonter au créneau.

5. Une tactique ne doit jamais devenir une routine, surtout lorsqu'elle fonctionne. Répétez-la à plusieurs reprises pour en mesurer la force et les limites, puis changez-en. Quitte à adopter une tactique exactement contraire.

6. Maintenez l'adversaire sur la défensive. Il ne doit jamais pouvoir se dire: «Bon, je dispose d'un répit, profitons-en pour nous réorganiser.» On doit utiliser tous les éléments extérieurs possibles pour maintenir la pression.

7. Ne jamais bluffer si on n'a pas les moyens de passer aux actes. Sinon, on perd toute crédibilité.

8. Les handicaps apparents peuvent se transformer en les meilleurs des atouts. Il faut revendiquer chacune de ses spécificités comme une force et non comme une faiblesse.

9. Focaliser la cible et ne pas en changer durant la bataille. Il faut que cette cible soit la plus petite, la plus précise et la plus représentative possible.

10. Si on obtient la victoire, il faut être capable de l'assumer et d'occuper le terrain. Si on n'a rien à proposer de nouveau, il ne sert à rien de tenter de renverser le pouvoir en place.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

106. RETROUVAILLES

Elles font la jonction sur un nénuphar épargné par le feu et les tirs d'artillerie. Les fourmis délivrées se livrent à des trophallaxies avec leurs libératrices. Comme la nuit et le froid commencent à devenir ankylosants, on se réchauffe et on s'éclaire avec les braises.

24e est indemne.

Princesse 103e s'approche lentement de sa compagne de croisade.

Elles se retrouvent au centre du cœur jaune de la fleur du nénuphar. Derrière elles, un pétale translucide laisse filtrer la lumière et la chaleur d'une braise orange.

Princesse 103e embrasse avidement son amie pour lui offrir une trophallaxie sucrée. 24e rabaisse timidement ses antennes en arrière en signe d'acceptation, puis, affamée, avale les aliments à moitié digérés préservés dans le jabot social de la fourmi rousse.

24e a changé. Elle n'est pas seulement épuisée par les récents combats. Même son physique s'est modifié. Tout dans son odeur, son attitude, son port de cou, est différent.

Princesse 103e se dit que c'est peut-être la vie parmi sa petite communauté utopique qui l'a ainsi chamboulée.

24e veut s'expliquer mais le plus simple encore, pour les deux myrmécéennes, c'est de se livrer à une C.A.

Princesse 103e est d'accord pour que leurs cerveaux se branchent l'un sur l'autre. Leur dialogue prendra ainsi une intensité, une profondeur et une rapidité inégalées. Toutes deux approchent doucement leurs segments sensoriels, se cherchent et se palpent un peu comme si, par jeu, elles voulaient faire croire qu'elles ont oublié comment on s'y prend pour communiquer intensément.

Ça y est! Leurs quatre antennes sont collées deux à deux. La pensée de l'une entre directement en contact avec celle de l'autre.

Princesse 103e comprend que ce qu'elle a pris pour un léger changement chez 24e est en fait bien davantage. La jeune exploratrice s'est dotée d'un… sexe. Elle aussi! 24e s'explique. Sa passion pour les jolies histoires lui a donné l'envie de jouir d'une plus grande sensibilité. Elle s'est donc mise en quête d'un nid de guêpes. Elle a fini par obtenir de la gelée hormonale royale au milieu d'un nid de guêpes rhysses.

Pour des raisons indéterminées, peut-être la température, peut-être la manière dont elle a assimilé ce cocktail d'hormones, elle s'est retrouvée avec un sexe… masculin.

24e est maintenant un mâle.

24e est désormais un prince.

Toi aussi, tu as changé. Tes antennes exhalent des relents différents. Tu…

La princesse ne le laisse pas finir.

Moi aussi, grâce à la gelée des guêpes, j'ai obtenu un sexe. Je suis désormais une femelle.

Les antennes s'immobilisent, désorientées. C'est si étrange. Elles se sont quittées toutes deux soldates asexuées, individus neutres sans importance programmés pour vivre trois années au plus. À présent, grâce à un artifice merveilleux de leurs ancêtres les guêpes, elles sont promues prince et princesse myrmécéens, dotés de cette formidable capacité de transmettre leurs spécificités à leur future progéniture.

Sans réfléchir, les deux fourmis se livrent à une nouvelle trophallaxie sucrée, bien plus profonde, celle-là.

Prince 24e renvoie en sens inverse la nourriture que lui a donnée Princesse 103e puis Princesse 103e offre à nouveau une goulée de pâte alimentaire.

Certains aliments ont déjà fait trois allers-retours d'un jabot social à l'autre. Mais elles aiment bien échanger le contenu de leur jabot social. C'est si rassurant. Alors qu'autour d'elles, leurs compagnes s'affairent à se raconter leurs odyssées respectives, les deux métamorphosées s'isolent parmi les étamines du nénuphar nacré.

En hâte, Princesse 103e explique ce qu'elle a appris des Doigts, elle explique la télévision, la machine à communiquer avec les Doigts, leurs inventions, leurs angoisses, tout…

Les deux sexuées pensent évidemment à s'accoupler.

Cependant 103e a un mouvement de recul.

Tu ne veux pas de moi?

Non, c'est autre chose. Les deux fourmis savent. Dans les sociétés insectes, les mâles meurent lors de l'acte amoureux. Peut-être Princesse 103e a-t-elle été pervertie par le romantisme des Doigts mais elle ne veut pas voir périr son ami 24e. Sa survie lui importe plus que l'accouplement.

D'un commun accord, ils décident donc de ne plus penser à s'emboîter.

La nuit tombe. Fourmis de la communauté du Corni-gera et fourmis du cuirassé-tortue s'endorment au creux de la caverne d'un nid de serpents. Demain, la route sera longue.

107. ENCYCLOPEDIE

UTOPIE DES ADAMITES: En 1420, s'est produite en Bohême la révolte des Hussites. Précurseurs du protestantisme, ils réclamaient la réforme du clergé et le départ des seigneurs allemands. Un groupe plus radical se détacha du mouvement: les Adamites. Eux remettaient en cause non seule ment l'Église mais la société tout entière. Ils estimaient que la meilleure manière de se rapprocher de Dieu serait de vivre dans les mêmes conditions qu'Adam, le premier homme avant le péché originel. D'où leur appellation.

Ils s'installèrent sur une île du fleuve Moldau, non loin de Prague. Ils y vécurent nus, en communauté, mettant tous leurs biens en commun et faisant de leur mieux pour recréer les conditions de vie du Paradis terrestre, avant la «Faute». Toutes les structures sociales étaient bannies. Ils avaient supprimé l'argent, le travail, la noblesse, la bourgeoisie, l'administration, l'armée. Ils s'interdisaient de cultiver la terre et se nourrissaient de fruits et de légumes sauvages. Ils étaient végétariens et pratiquaient le culte direct de Dieu, sans Église et sans clergé intermédiaires.

Ils irritaient évidemment leurs voisins hussites qui ne prisaient guère tant de radicalisme. Certes, on pouvait simplifier le culte de Dieu, mais pas à ce point. Les seigneurs hussites et leurs armées encerclèrent les Adamites sur leur île et massacrèrent, jusqu'au dernier, ces hippies avant l'heure.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

108. PAR L'EAU ET LE TÉLÉPHONE

Tandis que les CRS étaient occupés à poursuivre Julie et les amazones, les sept autres groupes de manifestants, conduits chacun par un Nain, effectuaient un grand détour par les rues avoisinantes et se regroupaient à l'arrière du lycée, libre de toute présence policière.

Ji-woong sortit tout bonnement la clef que lui avait confiée le proviseur pour faciliter les répétitions, et ouvrit la porte au nouveau blindage anti-incendie. Le plus silencieusement possible, la foule s'engouffra dans le lycée. Quand Maximilien s'avisa du stratagème en voyant apparaître des visages joyeux à la grille sur le devant, il était trop tard.

– Ils passent par l'arrière! cria-t-il dans son porte- voix.

Ses hommes firent volte-face, plantant là Julie et les siennes. Mais plus de sept cents personnes étaient déjà entrées en trombe et Ji-woong s'était empressé de refermer les solides serrures de la porte blindée. Les CRS ne pouvaient rien contre cette épaisse protection.

– Phase 2, terminée, lança David dans, son téléphone.

Le groupe de Julie se rassembla alors devant la grilleabandonnée par les policiers, David vint leur ouvrir et une centaine de nouveaux «révolutionnaires» rejoignirent les autres à l'intérieur du lycée.

– Ils passent par l'avant, revenez! intima Maximilien.

À force de courir en tous sens avec leur attirail, casque, bouclier, lance-grenades, gilet pare-balles et chaussures à lourdes semelles, les CRS étaient exténués. En plus, le lycée était suffisamment étendu pour qu'ils n'atteignent pas l'entrée à temps.

Ils trouvèrent la grille refermée et, derrière, les amazones, toujours aussi aguicheuses et taquines, qui se moquaient d'eux.

– Ils sont tous à l'intérieur, chef, et barricadés en plus.

Ainsi, huit cents personnes occupaient le lycée. Julie en était d'autant plus satisfaite qu'ils avaient réussi cette prouesse sans aucune escarmouche, simplement en épuisant leurs adversaires par des mouvements tactiques.

Maximilien n'avait pas l'habitude de voir des manifestants pratiquer des stratégies de guérilla. Il avait toujours eu affaire à des foules qui avançaient tout droit, sans réfléchir.

Que des manifestants n'ayant pas même à leur tête un parti politique ou un syndicat classique puissent ainsi se mouvoir en légions compactes l'impressionna et l'inquiéta.

Même le fait qu'il n'y ait de blessés dans aucun camp n'était pas pour le rassurer. Il y en avait en général au moins trois, de part et d'autre, dans ce genre d'échauffou-rées. Ne serait-ce que ceux qui trébuchent en courant et se tordent la cheville. Or là, dans une manifestation opposant huit cents personnes à trois cents CRS, ils n'avaient aucun accident à déplorer.

Maximilien posta une moitié des CRS à l'avant et l'autre à l'arrière, puis il appela le préfet Dupeyron pour le tenir au courant de la situation. Celui-ci lui demanda de reprendre le lycée, sans faire de vagues. Il devait bien vérifier qu'il n'y avait pas là le moindre journaliste. Maximilien confirma que, pour l'instant, personne de la presse n'était là.

Rassuré, le préfet Dupeyron lui demanda de faire vite, de préférence sans violence, étant donné qu'on était à quelques mois des élections présidentielles et qu'il y avait forcément des enfants de bonne famille de la ville parmi les manifestants.

Maximilien réunit son petit état-major et fit ce qu'il regrettait de n'avoir pas commencé par faire: demander un plan du lycée.

– Envoyez des grenades lacrymogènes à travers les grilles. Enfumez-les comme des renards, ils finiront bien par sortir.

Les yeux larmoyants et les quintes de toux ne tardèrent pas à affaiblir les assiégés.

– Il faut faire quelque chose, vite, souffla Zoé.

Léopold estima qu'il suffisait de rendre les grilles moins perméables. Pourquoi ne pas utiliser les couvertures des lits, dans les dortoirs, en guise de rideaux protecteurs?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Mouchoir mouillé sur le nez pour ne pas inhaler les gaz et armées de couvercles de poubelle pour se protéger le visage des jets de grenades, les filles du club de aïkido fixèrent les couvertures sur les grilles à l'aide de fil de fer découvert dans l'appentis du gardien.

Du coup, les policiers ne purent plus voir ce qui se passait à l'intérieur de la cour du lycée. Maximilien reprit son porte-voix:

– Vous n'avez pas le droit d'occuper cet établissement. C'est un lieu public. Je vous ordonne de l'évacuer au plus vite.

– On y est, on y reste, répondit Julie.

– Vous êtes dans l'illégalité la plus complète.

– Venez donc nous déloger.

Il y eut un conciliabule sur la place, puis les cars firent marche arrière tandis que les CRS refluaient jusqu'aux rues avoisinantes.

– On dirait qu'ils renoncent, observa Francine.

Narcisse signala que les policiers abandonnaient également la porte arrière.

– Nous avons peut-être gagné, prononça Julie sans trop y croire.

– Attendons un peu avant de crier victoire. Il s'agit peut-être d'une manœuvre de diversion, remarqua Léopold.

Ils attendirent, scrutant la place déserte, parfaitement éclairée par les réverbères.

Avec son regard perçant de Navajo, Léopold détecta enfin un mouvement et tous ne tardèrent pas à voir une nuée de policiers marchant avec détermination en direction de la grille.

– Ils chargent. Ils veulent prendre l'entrée d'assaut! cria une amazone.

Une idée. Vite, il fallait une idée. Les policiers étaient tout près des grilles, quand Zoé trouva la solution. Elle en fit part aux Sept Nains et à quelques amazones.

Lorsque, avec de grosses masses, les CRS se préparèrent à faire sauter les serrures métalliques de la grille d'entrée des lances à incendie que le proviseur avait fait installer pour lutter contre un éventuel sinistre jaillirent.

– Feu! dit Julie.

Les lances entrèrent en action. La pression était si forte que les amazones devaient s'y mettre à trois ou quatre pour maintenir et bien diriger un seul de ces canons à eau.

Sur la place, des policiers et leurs chiens gisaient, fauchés.

– Halte!

Mais les forces de l'ordre se regroupaient au loin pour une nouvelle charge qui s'annonçait encore plus virulente.

– Attendez le signal, dit Julie.

Les policiers fonçaient au pas de course, suivant les angles morts où les lances ne pourraient pas les atteindre. Matraque levée, ils atteignirent les grilles.

– Maintenant, dit Julie, les dents serrées.

Les lances à eau refirent merveille. Une acclamation de victoire s'éleva parmi les amazones.

Maximilien reçut un appel du préfet Dupeyron demandant où il en était. Le commissaire l'informa que les trublions étaient toujours retranchés dans le lycée et résistaient aux forces de l'ordre.

– Eh bien, encerclez-les sans plus les attaquer. Tant que cette mini-émeute reste confinée au lycée, il n'y a pas vraiment de problème. Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est qu'elle se répande.

Les charges de police cessèrent.

Julie rappela le mot d'ordre: «Pas de violence. Ne rien casser. Rester irréprochable.» Rien que pour contrer son professeur d'histoire, elle voulait vérifier s'il était vraiment possible de réussir une révolution sans violence.

109. ENCYCLOPÉDIE

UTOPIE DE RABELAIS: En 1532, François Rabelais proposa sa vision personnelle de la cité utopique idéale en décrivant, dans Gargantua, l'abbaye de Thélème. Pas de gouvernement car, pense Rabelais: «Comment pourrait-on gouverner autrui quand on ne sait pas se gouverner soi-même»? Sans gouvernement, les Thélémites agissent donc «selon leur bon vouloir» avec, pour devise: «Fais ce que voudras.» Pour que l'utopie réussisse, les hôtes de l'abbaye de Thé-lème sont triés sur le volet. N'y sont admis que des hommes et des femmes bien nés, libres d'esprit, instruits, vertueux, beaux et «bien natures». On y entre à dix ans pour les femmes, à douze pour les hommes. Dans la journée, chacun fait donc ce qu'il veut, tra vaille si cela lui chante et, sinon, se repose, boit, s'amuse, fait l'amour. Les horloges ont été supprimées, ce qui évite toute notion du temps qui passe. On se réveille à son gré, mange quand on a faim. L'agitation, la violence, les querelles sont bannies. Des domestiques et des artisans installés à l'extérieur de l'abbaye sont chargés des travaux pénibles. Rabelais décrit son utopie. L'abbaye devra être construite en bord de Loire, dans la forêt de Port-Huault. Elle comprendra neuf mille trois cent trente-deux chambres. Pas de murs d'enceinte car «les murailles entretiennent les conspirations». Six tours rondes de soixante pas de diamètre. Chaque bâtiment sera haut de dix étages. Un tout-à-Fégout débouchera dans le fleuve. De nombreuses bibliothèques, un parc enrichi d'un labyrinthe et une fontaine au centre.

Rabelais n'était pas dupe. Il savait que son abbaye idéale serait forcément détruite par la démagogie, les doctrines absurdes et la discorde, ou tout simplement par des broutilles, mais il était convaincu que cela valait quand même la peine d'essayer.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

110. UNE BELLE NUIT

103e n'arrive pas à dormir.

Encore une insomnie de sexuée, pense-t-elle. Les asexuées ont au moins l'avantage de dormir facilement.

Elle lève les antennes, se redresse et distingue une lueur rouge. C'est ça qui l'a réveillée. Ce n'est pas un lever de soleil, le reflet provient de l'intérieur du nid du serpent qui leur sert d'abri.

Elle s'avance vers la lueur.

Quelques fourmis entourent la braise qui leur a apporté la victoire. Leur génération n'a pas connu le feu et elles sont évidemment fascinées par cette présence chaude.

Une fourmi affirme qu'il vaudrait mieux l'éteindre. Princesse 103e dit que, de toute manière, elles sont confrontées à une alternative qu'il leur est impossible d'éviter: «la technologie et ses risques» ou «l'ignorance et sa tranquillité».

7e approche. Elle, ce n'est pas le feu qui l'intéresse, ce sont les ombres dansantes des fourmis que les flammes projettent sur les parois du nid. Elle essaie de lier conversation avec elles puis, constatant que c'est impossible, elle interroge 103e qui lui répond que le phénomène fait partie de la magie du feu.

Le feu nous fabrique des jumeaux sombres qui restent collés aux murs.

7e demande ce que mangent ces jumeaux sombres et Princesse 103e répond qu'ils ne mangent rien. Ils se contentent de reproduire exactement les gestes de leur jumeau et ne parlent pas.

Demain, elles pourront discuter de tout ça mais, pour l'instant, mieux vaut s'assoupir afin de reprendre des forces pour le voyage.

Prince 24e n'a pas sommeil. C'est la première nuit où le froid ne le contraint pas à hiberner et il veut en profiter.

Il fixe la braise rougeoyante qui n'en finit pas de palpiter.

Parle-moi encore des Doigts.

111. LA RÉVOLUTION EN MARCHE

Les Doigts cherchaient des fagots pour allumer un feu.

Les manifestants en trouvèrent dans la vieille remise du jardinier et voulurent allumer un grand bûcher au centre de la pelouse afin de danser autour.

On entassa les fagots en faisceaux puis plusieurs jeunes gens apportèrent du papier. Ils ne parvinrent pourtant pas à allumer le foyer.

Les papiers sitôt carbonisés, le vent éteignait les rares flammèches. Sur huit cents personnes ayant défié, bravé et repoussé des cars entiers de CRS, nul ne savait allumer un simple feu!

Julie chercha dans l'Encyclopédie s'il ne s'y trouvait pas un passage expliquant comment allumer un feu. Comme l'ouvrage ne comportait pas de table des matières ni d'index, elle ne savait pas trop où le découvrir parmi tous ces textes en vrac. L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu n'était pas un dictionnaire. Elle ne répondait pas obligatoirement aux questions qu'on lui posait.

Léopold vint finalement à la rescousse en expliquant qu'il fallait construire un petit muret pour abriter la source des flammes puis placer trois cailloux sous les bûches afin de disposer d'une arrivée inférieure d'air.

Le feu, cependant, refusa obstinément de prendre. Julie joua alors le tout pour le tout et chercha dans la salle de chimie les ingrédients nécessaires à la confection d'un cocktail Molotov. Revenue dans la cour, elle le lança sur les fagots et cette fois, enfin, la flamme consentit à prendre de l'extension. «Décidément, rien n'est facile en ce bas monde», soupira Julie. Depuis le temps qu'elle voulait mettre le feu au lycée, voilà qui était fait.

Le brasier irisa d'une lumière orange l'intérieur de la cour. Une clameur tribale monta.

Les manifestants descendirent le drapeau du mât central avec sa devise: «De l'intelligence naît la raison», puis le hissèrent de nouveau après y avoir collé sur les deux faces le sigle du concert: le cercle aux trois fourmis.

Le moment était venu de prononcer un discours. La terrasse du proviseur, au premier étage, constituait un podium idéal. Julie s'y rendit pour s'adresser à la foule rassemblée dans la cour.

– Je déclare solennellement ouverte l'occupation du lycée par une-bande de spécimens humains uniquement avides de joie, de musique et de fête. Pour un temps indé fini, nous fonderons ici un village utopique dont l'objectif est de rendre les gens plus heureux, à commencer par nous-mêmes.

Approbations et applaudissements.

– Faites ce qu'il vous plaît mais ne détruisez rien. Si nous devons rester longtemps ici, autant profiter de matériels en parfait état de marche. Pour ceux qui en auraient besoin, les toilettes sont au fond de la cour, à droite. Si certains d'entre vous veulent se reposer, les dortoirs et les lits de l'internat sont à votre disposition aux troisième, quatrième et cinquième étages du bâtiment B. Aux autres, je propose tout de suite une grande fête et que nous dansions et chantions à nous en faire éclater les boyaux de la tête!

Pour leur part, la chanteuse et ses musiciens étaient fatigués et ils avaient besoin aussi de faire le point. Ils abandonnèrent leurs instruments de la salle de répétition à quatre jeunes qui s'en emparèrent avec enthousiasme. Eux étaient davantage salsa que rock mais leur musique convenait parfaitement aux circonstances.

Le groupe des «fourmis» alla se rafraîchir au distributeur de boissons proche de la cafétéria, lieu de détente habituel des élèves du lycée.

– Eh bien, les amis, cette fois, on y est, souffla Julie.

– Qu'est-ce qu'on fait maintenant? demanda Zoé, les joues encore brûlantes.

– Oh, ça ne va pas trop se prolonger. Demain, ce sera fini, estima Paul.

– Et si ça durait? interrogea Francine.

Tous s'entre-regardèrent, un rien d'inquiétude dans les prunelles.

– Il faut tout faire pour que ça dure, intervint Julie avec force. Je n'ai nulle envie de me remettre dès demain matin à préparer mon bac. Nous avons une chance de bâtir quelque chose, ici et maintenant, il faut la saisir.

– Et tu envisages quoi, exactement? demanda David. On ne peut pas faire la fête éternellement.

– Nous disposons d'un groupe de gens et d'un lieu fermé et protégé pour nous abriter, pourquoi ne pas tenter d'organiser un village utopique?

– Un village utopique? s'étonna Léopold.

– Oui, un endroit où essayer d'inventer de nouveaux rapports entre les gens. Tentons une expérience, une expérience sociale afin de savoir s'il est possible d'inventer un lieu où l'on se sentirait mieux ensemble.

Les Fourmis méditèrent un instant les paroles de Julie. Au loin, retentissait la salsa, et on entendait des filles et des garçons rire et chanter.

– Évidemment, ce serait formidable, reconnut Narcisse. Seulement, ce n'est pas facile de gérer une foule. J'ai été moniteur dans une colonie d'adolescents et je t'assure que contrôler les gens lorsqu'ils sont en groupe, ce n'est pas une mince affaire.

– Tu étais seul, nous sommes huit, rappela Julie. Ensemble, nous sommes plus forts. Notre cohésion décuple nos talents individuels. J'ai l'impression que, réunis, on peut renverser des montagnes. Huit cents personnes nous ont déjà suivis dans notre musique, pourquoi ne nous suivraient-elles pas dans notre utopie?

Francine s'assit pour mieux réfléchir. Ji-woong se gratta le front.

– Une utopie?

– Mais oui, une utopie! L'Encyclopédie en parle tout le temps. Elle propose d'inventer une société plus…

Elle hésita.

– Plus quoi? ironisa Narcisse. Plus gentille? Plus douce? Plus marrante?

– Non, simplement plus humaine, articula Julie de sa voix profonde et chaude.

Narcisse éclata de rire.

– On est mal barrés, les enfants. Julie nous avait caché ses ambitions humanitaires.

David, lui, cherchait à comprendre:

– Et qu'entends-tu par société plus humaine?

– Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.

– Dis, Julie, tu as été blessée pendant la bagarre avec les CRS? interrogea Zoé.

– Non, pourquoi? demanda la jeune fille, surprise.

– Il y a… une tache rouge sur ton costume.

Elle tourna la robe, s'étonna. Zoé avait raison. Elle avait bien une tache de sang issue d'une blessure qu'elle ne sentait même pas.

– Ce n'est pas une blessure, c'est autre chose, affirma Francine.

Elle l'entraîna dans le couloir où Zoé les suivit.

– Tu as tout simplement tes règles, l'informa l'organiste.

– Mes quoi?

– Tes règles, intervint Zoé. Tu ne sais pas ce que c'est?

Julie fut tétanisée par l'information. Un instant, elle eut l'impression que son propre corps venait de l'assassiner. Ce sang était celui de l'assassinat de son enfance. Ainsi c'était fini! À cette seconde, à cet instant qu'elle croyait un instant de bonheur, son organisme l'avait trahie. Il l'avait ramenée à ce qu'elle honnissait par-dessus tout: l'obligation de devenir adulte.

Elle ouvrit toute grande la bouche et aspira l'air avidement. Sa poitrine se souleva avec difficulté. Son visage devint écarlate.

– Vite, cria Francine, appelant les autres. Julie a une crise d'asthme. Il lui faut de la Ventoline.

Ils fouillèrent dans son sac à dos, qui par chance traînait au pied de la batterie de Ji-woong, découvrirent l'aérosol mais ils eurent beau l'introduire dans la gorge de Julie et le presser, il n'en sortit rien, il était vide.

– La… Ven… to… line, haleta Julie.

Autour d'elle, l'air se raréfiait.

L'air, la première accoutumance. Tout jeune, on commence à déployer ses ventricules respiratoires pour le cri primai et ensuite, tout le reste de sa vie, on ne peut plus s'en passer. L'air. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il faut de l'air, pur de préférence. Là, il n'y en avait simplement pas assez. Elle était obligée d'accomplir des efforts démesurés pour obtenir une gorgée respirable.

Zoé se rendit dans la cour demander si quelqu'un avait sur soi de la Ventoline. Non.

Sur le téléphone portatif de David ils appelèrent SOS-Médecins, SOS-Premiers secours. Tous les standards étaient saturés.

– Il doit bien y avoir une officine de garde dans le quartier, s'énerva Francine.

– Ji-woong, accompagne-la, conseilla David. Tu es le plus fort d'entre nous; si elle ne parvient pas à marcher jusque là-bas, tu pourras toujours la porter sur tes épaules.

– Mais comment sortir d'ici? Il y a des flics des deux côtés.

– Il reste encore une porte, dit David. Suivez-moi.

Il les conduisit dans leur local de répétition.

Repoussant une armoire, il découvrit une issue.

– Je l'ai trouvée par hasard. Ce couloir doit déboucher dans les caves d'une maison voisine.

Julie émettait de petites plaintes. Ji-woong la chargea sur son épaule et ils s'enfoncèrent dans le souterrain. Ils parvinrent à un embranchement. Sur la gauche, il y avait des relents d'égouts. À droite, cela sentait le renfermé d'une cave. Ils choisirent la droite.

112. AUTOUR DU FEU

À la lueur de la braise, Princesse 103e parle des Doigts. Elle parle de leurs mœurs, de leurs technologies, de leur télévision.

Et la pancarte blanche, annonciatrice de mort, rappelle 5e qui n'a pas oublié ce fléau.

Autour du feu, les fourmis rousses frémissent en apprenant que leur cité natale risque d'être détruite. Mis à part cette menace, Princesse 103e souligne qu'elle est désormais persuadée que les Doigts ont beaucoup à apporter à la civilisation myrmécéenne. Qu'à treize, grâce au feu, elles aient vaincu une nuée de fourmis naines la conforte dans cette idée.

Certes, elle ne sait pas bien se servir d'un levier, elle ne sait pas reproduire les systèmes de catapulte… Mais elle estime que, comme pour l'art, l'humour, et l'amour, ce n'est après tout qu'une question de temps. Si les Doigts acceptent de jouer le jeu, elle finira bien par comprendre.

N'y a-t-il pas danger à approcher les Doigts? demande 6e qui frotte toujours son moignon carbonisé.

103 e répond que non. Les fourmis sont suffisamment malignes pour parvenir à les dominer.

24e lève alors une antenne.

Leur as-tu parlé de Dieu?

Dieu? Toutes veulent savoir de quoi il s'agit. Est-ce une machine? Un lieu? Une plante?

Prince 24e leur raconte qu'il y a eu dans le passé, à Bel-o-kan, des Doigts qui, sachant communiquer avec les fourmis, leur ont fait croire qu'ils étaient leurs maîtres et leurs créateurs. Ces Doigts ont exigé des fourmis qu'elles leur obéissent aveuglément sous prétexte qu'ils étaient géants et omnipotents. Et ces Doigts se prétendaient les «dieux» des fourmis.

Tous les insectes se rapprochent.

Qu 'est-ce que ça veut dire, «Dieu»?

Princesse 103e explique que cette notion est unique dans le monde animal. Les Doigts croient qu'il existe au-dessus d'eux une force invisible qui les contrôle à sa guise. Ils l'appellent Dieu et ils y croient, même s'ils ne le voient pas. Leur civilisation est basée sur cette idée d'une foi en une force invisible qui contrôle toute leur existence.

Les fourmis essaient d'imaginer ce que peut être Dieu sans en voir l'intérêt pratique. En quoi le fait de penser qu'il existe un Dieu au-dessus d'eux est-il une aide?

Princesse 103e répond maladroitement que c'est peut-être parce que les Doigts sont des animaux égoïstes et qu'à la longue, cet égoïsme leur pèse et leur devient insupportable. Ils ont alors besoin de modestie et de se sentir les humbles créatures d'un animal encore plus grand: Dieu.

Le problème, c 'est que certains Doigts ont voulu nous inculquer cette même notion et donc se faire passer pour les dieux des fourmis! émet Prince 24e.

Princesse 103e acquiesce.

Elle reconnaît que tous les Doigts ne sont pas dénués de la volonté de contrôler toutes les espèces voisines. Comme chez les fourmis, il y a parmi eux des durs et des doux, des imbéciles et des intelligents, des généreux et des profiteurs. Ces fourmis-là ont dû tomber sur des profiteurs.

Mais il ne faut pas juger négativement les Doigts sur le fait que certains d'entre eux se sont présentés comme les dieux des fourmis. Cette diversité de comportement montre au contraire leur richesse d'esprit.

Les douze exploratrices ayant maintenant vaguement compris la notion de Dieu, elles demandent naïvement si les Doigts ne seraient pas vraiment… leurs dieux.

Princesse 103e dit que, selon elle, les deux espèces suivent des trajectoires parallèles et que donc, les Doigts ne peuvent avoir créé les fourmis. Ne serait-ce que pour des raisons d'antériorité, les fourmis étant apparues sur la Terre bien avant les Doigts. De même, il lui paraît peu probable que les fourmis aient créé les Doigts.

Un doute subsiste quand même dans l'assemblée.

L'avantage de la croyance en Dieu, c'est qu'elle permet d'expliquer l'inexplicable. Certaines fourmis sont déjà toutes prêtes à prendre la foudre ou le feu pour des manifestations de leurs dieux doigts.

Princesse 103e répète que les Doigts sont une espèce récente apparue il y a environ trois millions d'années alors que les fourmis sont là depuis cent millions d'années.

Comment les sujets seraient-ils apparus avant leurs créateurs?

Les douze exploratrices demandent comment elle le sait et Princesse 103e répète qu'elle l'a entendu dans un de leurs documentaires à la télévision.

L'assistance est perplexe. Même si toutes les fourmis présentes ne sont pas convaincues que les Doigts sont leurs créateurs, toutes sont bien obligées de reconnaître que ce «jeune» animal est surdoué et qu'il connaît bien des choses que les insectes ignorent.

Prince 24e est seul à ne pas être d'accord. Pour lui, le peuple des fourmis n'a rien à envier aux Doigts; en cas de rencontre, les fourmis auront vraisemblablement plus de connaissances à enseigner aux Doigts que les Doigts aux fourmis. Quant aux trois mystères: l'art, l'humour et l'amour, dès que les fourmis auront compris de quoi il s'agit exactement, elles sauront aussitôt les reproduire et les améliorer. Il en est convaincu.

Dans un coin, des fourmis cornigériennes, que l'usage de la lance de feu a impressionnées lors de la bataille des roseaux, ont traîné une braise sur une feuille. Elles testent l'effet de la braise sur plusieurs matériaux. Elles brûlent tour à tour une feuille, une fleur, de la terre, des racines. 6e se fait leur mentor. Ensemble, elles obtiennent des fumées bleuâtres et des odeurs immondes; c'est sans doute comme cela qu'ont procédé aussi les premiers inventeurs dans le monde des Doigts.

Les Doigts doivent quand même être des animaux compliqués…, soupire une fourmi cornigérienne qui commence à en avoir un peu ras les antennes de toutes ces histoires de monde supérieur. Elle se recroqueville et se rendort, laissant les autres discuter tout leur soûl et jouer avec le feu.

113. ENCYCLOPÉDIE

GÂTEAU D'ANNIVERSAIRE: Souffler des bougies à l'occasion de chaque anniversaire est l'un des rites les plus révélateurs de l'espèce humaine. L'homme se rappelle ainsi, à intervalles réguliers, qu'il est capable de créer le feu puis de l'éteindre de son souffle. Le contrôle du feu constitue un des rites de passage pour qu'un bébé se transforme en être responsable. Que les personnes âgées n'aient plus le souffle nécessaire à l'extinction des bougies prouve en revanche qu'elles sont désormais socialement exclues du monde humain actif.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

114. MANQUE D'AIR

Julie affalée sur son épaule, Ji-woong fut content de constater que cette cave débouchait loin des cars de CRS. Il se précipita en quête d'une pharmacie de garde encore ouverte à trois heures du matin.

Alors que Ji-woong, en désespoir de cause, tambourinait à la porte d'un établissement clos, une fenêtre s'ouvrit au-dessus et un homme en pyjama s'y pencha:

– Inutile d'ameuter le voisinage. La seule pharmacie encore ouverte à cette heure-ci, c'est celle qui se trouve dans la boîte de nuit.

– Vous plaisantez?

– Pas du tout. C'est un service nouveau. Ne serait-ce que pour la vente de préservatifs, ils se sont aperçus que c'était plus simple de mettre les pharmacies dans les boîtes de nuit.

– Et où est-elle, cette boîte de nuit?

– Au bout de la rue à droite, il y a une petite impasse, c'est là. Vous ne pouvez pas vous tromper, ça s'appelle «L'Enfer».

Effectivement «L'Enfer» clignotait en lettres de feu avec, autour, de petits diablotins aux ailes de chauves-souris.

Julie était à l'agonie.

– De l'air! Par pitié, de l'air!

Pourquoi y avait-il si peu d'air sur cette planète?

Ji-woong la posa à terre et paya leurs deux entrées comme s'ils n'étaient qu'un couple de danseurs parmi d'autres. Le portier, le visage garni de piercings et de tatouages, ne fut nullement surpris de voir une fille en si triste état. La plupart des clients qui fréquentaient «L'Enfer» arrivaient déjà à demi sonnés par la drogue ou l'alcool.

Dans la salle, la voix d'Alexandrine susurrait «I loveuue you, mon amour, je t'aimeeue» et des couples s'enlaçaient dans les halos des fumigènes. Le dise-jockey haussa le volume et plus personne ne put s'entendre. Il baissa les lumières jusqu'à ne plus laisser que de petites loupiotes rouges qui clignotaient. Il savait ce qu'il faisait. Dans cette obscurité et ce vacarme assourdissant, ceux qui n'avaient rien à dire et ceux qui n'étaient pas très avantagés par la nature avaient les mêmes chances que les autres de profiter du slow pour séduire.

«Mon amour, je t'aiaiaimmmmeuuuuue, my loveeuuue», scandait Alexandrine.

Ji-woong traversa la piste en bousculant les couples sans ménagement, uniquement soucieux de tramer Julie au plus vite jusqu'à la pharmacie.

Une dame en blouse blanche y était plongée dans une revue glamour et mâchait du chewing-gum. Quand elle les aperçut, elle ôta l'un des tampons qui protégeaient son conduit auditif. Ji-woong hurla pour dominer la sono et elle lui fît signe de fermer la porte. Une partie des décibels restèrent à l'extérieur.

– De la Ventoline, s'il vous plaît. Vite, c'est pour mademoiselle. Elle est en pleine crise d'asthme.

– Vous avez une ordonnance? demanda calmement la pharmacienne.

– Vous voyez bien que c'est une question de vie ou de mort. Je paierai ce que vous voudrez.

Julie n'avait pas besoin de faire d'efforts pour susciter la compassion. Sa bouche béait comme celle d'une daurade sortie de l'océan. La femme n'en fut pas attendrie pour autant.

– Désolée. Ce n'est pas une épicerie, ici. Il nous est interdit de délivrer de la Ventoline sans ordonnance, ce serait illégal. Vous n'êtes pas les premiers à me faire cette comédie. Chacun sait que la Ventoline est un vasodilatateur très utile pour les messieurs défaillants!

C'en fut trop pour Ji-woong qui explosa. Il attrapa la pharmacienne par le col de sa blouse et, ne disposant d'aucune arme, il saisit la clef de son appartement et en appuya l'extrémité pointue sur son cou.

D'un ton menaçant, il articula:

– Je ne plaisante pas. De la Ventoline, je vous prie, ou c'est vous, madame la pharmacienne, qui aurez bientôt besoin de médicaments vendus avec ou sans ordonnance.

Dans ce tumulte, inutile de chercher à appeler quelqu'un qui d'ailleurs, en un tel lieu, se mettrait plutôt du côté du couple en manque que du sien. La dame hocha la tête en signe de reddition, alla chercher un aérosol et le lui tendit de mauvais gré.

Il était temps. Julie était en apnée. Ji-woong dut lui entrouvrir les lèvres et lui enfoncer l'embout de l'aérosol dans la bouche.

– Allez, vas-y, respire, je t'en prie.

Dans un effort démesuré, elle aspira. Chaque pression était comme une vapeur d'or qui amenait de la vie. Ses poumons se rouvraient comme une fleur séchée dans de l'eau.

– Qu'est-ce qu'on perd comme temps en formalités! lança Ji-woong à la pharmacienne, laquelle était discrètement en train d'appuyer sur la pédale directement reliée aux services de police. Le système avait été prévu au cas où elle serait attaquée par des drogués en manque.

Julie s'assit sur le banc pour reprendre ses esprits. Ji-woong paya l'aérosol.

Ils prirent le chemin du retour. À nouveau on entendait un slow assourdissant. C'était encore une chanson d'Alexandrine, son nouveau succès, «Une passion d'amour».

Le dise-jockey, conscient de son rôle social, trouva encore deux crans supplémentaires pour monter le volume, et il baissa encore davantage la lumière pour ne laisser tourner qu'une sphère recouverte d'une mosaïque de miroirs qui lançaient de fins rayons de lumière.

«Prends-moi, oui, prends-moi toute, prends-moi, mon amour pour toujours et pour la vieeeeeuuue. Une passion d'amour, c'est une passionnnnnnn d'amour», clamait la chanteuse, dont la voix était retravaillée au synthétiseur et calquée sur une vraie voix de vraie chanteuse.

Julie, réalisant enfin où elle se trouvait, aurait bien aimé que ji-woong la prenne dans ses bras. Elle fixa le Coréen.

Ji-woong était beau. Il avait quelque chose de félin. Et de le contempler dans ces circonstances étranges et dans cet endroit bizarre ajoutait à son charme.

Elle était partagée entre la honte, la peur d'être une femme à retardement et l'envie nouvelle, quasi animale, de «consommer» Ji-woong.

– Je sais, dit Ji-woong, ne me regarde pas comme ça. Tu ne supportes aucun contact épidermique avec un homme ou qui que ce soit. N'aie pas peur, je ne te proposerai pas de danser!

Elle allait démentir ses propos quand deux policiers surgirent. La pharmacienne leur dressa le portrait de ses deux agresseurs et indiqua par où ils étaient passés.

Ji-woong entraîna Julie au cœur de la piste, au plus profond de l'obscurité, et, nécessité faisant loi, il l'enlaça.

Mais ce fut à ce moment que le dise-jockey décida de rallumer toutes les lumières sur la piste. D'un coup, toute la faune de «L'Enfer» apparut. Il y avait là des travestis, des sado-maso-cuir, des hétéros, des bisexuels, des déguisées en hommes, des déguisés en femmes, des déguisés en hommes se prenant pour des femmes. Tout le monde s'agitait, le visage en sueur.

Les policiers circulaient à présent entre les danseurs. S'ils reconnaissaient les deux «fourmis», ils les arrêteraient. Julie, s'en avisant, commit alors l'impensable. Elle prit entre ses mains le visage du Coréen et, avec force, l'embrassa sur la bouche. Le jeune homme en fut tout surpris.

Les policiers rôdaient autour d'eux. Leur baiser continuait. Julie avait lu que les fourmis, elles aussi, se livraient à de tels comportements: la trophallaxie. Elles faisaient remonter de la nourriture et l'échangeaient avec leurs bouches. Pour l'instant, elle ne se sentait pas encore capable de telles prouesses.

Un policier les considéra avec suspicion.

Tous deux fermèrent les yeux comme des autruches qui ne voulaient plus voir le danger. Ils n'entendaient plus la voix d'Alexandrine. Julie avait envie que le garçon la serre, la serre encore plus vigoureusement entre ses bras musclés. Mais les policiers étaient déjà partis. Comme deux aimants qui par hasard se seraient trop rapprochés, avec gêne, ils se détachèrent l'un de l'autre.

– Excuse-moi, lui hurla-t-il à l'oreille pour se faire entendre dans tout ce brouhaha.

– Les circonstances ne nous ont pas vraiment laissé le choix, éluda-t-elle.

Il la prit par la main, ils quittèrent «L'Enfer» et rejoignirent la Révolution par la même cave qui leur avait permis d'en sortir.

115. ENCYCLOPÉDIE

L'OUVERTURE PAR LES JEUX: En France, dans les années soixante, un propriétaire de haras avait acheté quatre fringants étalons gris qui se ressemblaient tous. Mais ils avaient mauvais caractère. Dès qu'on les laissait côte à côte, ils se battaient et il était impossible de les atteler ensemble car chacun partait dans une direction différente. Un vétérinaire eut l'idée d'aligner leurs quatre box, avec des jeux sur les parois mitoyennes: des roulettes à faire tourner du bout du museau, des balles à frapper du sabot pour les faire passer d'une stalle à l'autre, des formes géométriques bariolées suspendues à des ficelles.

Il intervertit régulièrement les chevaux afin que tous se connaissent et jouent les uns avec les autres. Au bout d'un mois, les quatre chevaux étaient devenus inséparables. Non seulement ils acceptaient d'être attelés ensemble mais ils semblaient trouver un aspect ludique à leur travail.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

116. EN PLEINE EFFERVESCENCE

7e ayant remarqué que le feu projette une ombre agrandie des insectes les plus proches, elle s'empare d'un bout de charbon refroidi près de l'âtre et décide de reproduire sur une paroi une forme immobile. Son travail terminé, elle le présente aux autres qui, croyant avoir affaire à un véritable insecte, essaient de lui parler.

7e a beaucoup de mal à expliquer que ce n'est qu'un dessin. Se développe ainsi une manière de représenter les choses qui, au début, ressemble beaucoup aux gravures rupestres des grottes de Lascaux mais finit ensuite par évoluer vers un style plus particulier. En trois coups de charbon, 7e vient de créer la peinture myrmécéenne. Elle observe longuement son œuvre et se dit que le noir ne suffit pas à bien rendre compte des choses, il faut y ajouter des couleurs.

Mais comment ajouter des couleurs?

La première idée qui lui vient est de saigner une fourmi grise venue admirer son travail. Elle obtient ainsi du blanc avec son sang qui, étalé, donne du relief au visage et aux antennes. C'est assez réussi. Quant à la fourmi grise, elle n'a pas trop à se plaindre, elle a offert le premier sacrifice insecte à l'art.

Voyant cela, les fourmis sont prises de frénésie créatrice. Entre celles qui testent le feu, celles qui dessinent, celles qui étudient le levier, il s'installe une émulation rare.

Tout leur paraît possible. Leur société, qu'elles se figuraient pourtant à son apogée politique et technologique, s'avère soudain très en retard.

Les douze jeunes exploratrices ont chacune maintenant trouvé leur domaine de prédilection. Princesse 103e leur apporte l'impulsion et l'expérience. 5e est devenue sa principale assistante. 6e est la plus calée des ingénieurs du feu. 7e se passionne pour le dessin et la peinture. 8e étudie le levier et 9e la roue. 10e rédige sa phéromone mémoire zoologique sur les mœurs des Doigts. 11e s'intéresse à l'architecture et aux différentes façons de construire des nids. 12e est plutôt attirée par l'art de la navigation et prend des notes sur leurs différentes embarcations fluviales. 13e réfléchit sur leurs nouvelles armes, la brindille enflammée, le cuirassé-tortue… 14e est motivée par le dialogue avec les espèces étrangères. 15e dissèque et goûte les nouveaux aliments qu'elles ont connus au cours de leur périple. 16e s'efforce de cartographier les différentes pistes qu'elles ont empruntées pour voyager jusqu'ici.

Princesse 103e parle de ce qu'elle sait des Doigts. Elle parle de la télévision qui transmet des histoires qui ne sont pas vraies. 10e reprend sa phéromone mémoire zoologique pour consigner les nouvelles informations sur les Doigts:


ROMANS.

Les Doigts inventent parfois des histoires pas vraies qu 'ils nomment romans ou scénarios.

Ils inventent les personnages, ils inventent les décors, ils inventent les règles de mondes fictifs.

Or, ce dont ils parlent n 'existe nulle part ou presque nulle part.

Quel intérêt y a-t-il à parler de ce qui n 'existe pas?

Simplement à raconter de jolies histoires.

C'est une forme d'art.

Comment sont construites ces histoires?

De ce que 103e a vu des films, il lui semble qu'elles obéissent aux mêmes règles que les blagues, ces fameuses petites anecdotes mystérieuses qui provoquent l'état d'«humour».

Il suffit qu 'il y ait un début, un milieu et une fin inattendue.


Prince 24e écoute attentivement Princesse 103e et, même s'il ne partage pas entièrement son enthousiasme sur sa découverte du monde des Doigts, il lui vient l'idée de raconter ce qu'elle lui apprend sur les Doigts mais en le mettant en scène sous la forme d'une histoire pas vraie, un «roman».

En fait, Prince 24e a envie de créer le premier roman fourmi phéromonal. Il voit ça très bien: une saga des Doigts, construite à la manière des grands récits myrmé-céens. Avec sa nouvelle sensibilité de sexué, il se sent de taille à imaginer un récit d'aventures à partir de ce qu'il croit comprendre des Doigts.

Il a déjà trouvé le titre, il prendra le plus simple: Les Doigts.

Princesse 103e va examiner la peinture de 7e.

L'artiste lui déclare avoir besoin de pigments colorés différents. 103e lui suggère d'utiliser du pollen en guise de jaune, de l'herbe pour le vert et des pétales de coquelicots hachés pour le rouge. 7e y incorpore de la salive et du miellat pour lier le tout et, avec deux autres fourmis qu'elle a convaincues de l'aider, elle entreprend de représenter, sur une feuille de platane, la longue procession de la contre-croisade. Elle dessine trois fourmis puis, au loin, une boule rose dont elle réussit la couleur en mêlant de la craie et du pétale de coquelicot haché. Avec du pollen, elle trace un trait entre les fourmis et le Doigt.

C'est le feu. Le feu est un lien entre les Doigts et les fourmis.

En contemplant l'œuvre de sa compagne, Princesse 103e a une idée. Pourquoi, au lieu de nommer leur expédition la contre-croisade, ne pas l'appeler plutôt la «Révolution des Doigts»? Après tout, la connaissance du monde des Doigts va certainement entraîner des bouleversements dans leur société fourmi et cet intitulé est donc plus juste.

Autour du feu, des disputes se poursuivent. Les insectes qui ont peur des braises exigent qu'on les éteigne et qu'on les bannisse à jamais. Une bagarre éclate entre les pro-feu et les anti-feu.

Princesse 103e ne parvient pas à séparer les antagonistes. Il faut attendre qu'il y ait trois morts avant de reprendre plus sereinement le débat. Quelques-unes clament avec insistance que le feu est tabou. D'autres répondent qu'il s'agit là d'une évolution moderniste et que si les Doigts l'utilisent sans crainte, il est logique que les fourmis en fassent autant. Elles affirment que d'avoir décrété le feu tabou leur a d'ailleurs fait perdre beaucoup de temps dans leur évolution technologique. Si, il y a plus de cent millions d'années, les fourmis avaient étudié objectivement le feu, pesé sérieusement ce qu'il a de bon et ce qu'il a de mauvais, elles aussi auraient peut-être maintenant l'«art», l'«humour» et l'«amour».

Les anti-feu rétorquent que le passé a prouvé qu'en usant du feu, on pouvait détruire d'un coup tout un pan de forêt. Les fourmis, prétendent-elles, ne sont pas assez expérimentées pour l'utiliser intelligemment. Les pro-feu ripostent que depuis qu'elles manient le feu, il ne s'est produit aucun dommage. Elles ont vaincu les fourmis naines et sont parvenues à façonner toutes sortes de pâtes et de produits étranges qu'il leur faut maintenant étudier.

On se met donc d'accord pour continuer à étudier le feu mais en augmentant la sécurité. On va creuser un fossé autour du brasier afin que le feu ne se propage pas trop facilement aux aiguilles de pin qui jonchent le sol. Un incendie est si vite parti…

Une fourmi pro-feu a eu l'idée de griller une tranche de sauterelle et elle annonce que cette viande est bien meilleure cuite. Elle n'a cependant pas le temps d'en faire part aux autres car l'une de ses pattes, qu'elle a trop approchée de l'âtre, vient de s'embraser et en quelques secondes, l'insecte fond avec son délicieux dîner dans son estomac.

Princesse 103e suit toute cette agitation d'une antenne compassée. La découverte des Doigts et de leurs mœurs constitue pour toutes un tel bouleversement qu'elles ne savent plus par quoi commencer. 103e songe qu'elles sont un peu comme ces insectes assoiffés qui, apercevant une flaque d'eau, s'y précipitent, boivent trop vite et meurent aussitôt. Mieux vaut boire progressivement afin de réhabituer son organisme.

Si les gens de la Révolution des Doigts n'y prennent pas garde, tout risque de dégénérer et 103e ignore dans quel sens.

Elle ne peut que constater que c'est la première nuit où, avec tout un groupe de ses congénères, elle ne dort pas du tout. Le soleil est à l'intérieur et, par une anfrac-tuosité de la caverne, dehors, elle voit la nuit.

117. DEUXIEME JOUR DE LA REVOLUTION DES FOURMIS

La nuit s'en alla. Le soleil monta doucement dans le ciel comme tous les jours où il avait décidé de le faire.

Il était sept heures du matin, le lycée de Fontainebleau entamait sa deuxième journée de révolution.

Julie dormait encore.

Elle rêvait de Ji-woong. Un à un, il défaisait les boutons de son chemisier, dégrafait son soutien-gorge dans lequel sa poitrine était compressée, la déshabillait lentement et, enfin, approchait ses lèvres des siennes.

– Non, protestait-elle mollement en se contorsionnant dans ses bras.

Lui rétorquait calmement:

– Comme tu voudras. Après tout, c'est ton rêve et c'est toi qui décides.

Cette phrase exprimée si crûment la fit immédiatement basculer dans la réalité.

– Julie est réveillée. Venez vite, lança quelqu'un.

Une main l'aida à se lever.

Julie constata qu'elle avait dormi dehors au milieu d'un amoncellement de cartons et de vieux papiers posés à même la pelouse. Elle demanda où elle était, ce qui se passait. Des hommes inconnus étaient blottis autour d'elle, une vingtaine au moins, qui semblaient vouloir la protéger.

Elle vit la foule, se remémora tout et ressentit une intense migraine. Oh, ce mal de crâne! Elle aurait voulu être calfeutrée chez elle, en pantoufles, en train de siroter un grand bol de café crème bien mousseux et d'émietter un petit pain au chocolat tout en écoutant à la radio l'actualité du monde.

Elle fut tentée de déguerpir. Prendre le bus, acheter le journal pour comprendre ce qui s'était passé, bavarder avec la boulangère comme n'importe quel matin. Elle s'était endormie sans se démaquiller et elle détestait ça. Ça lui donnait des boutons. Elle réclama d'abord du lait démaquillant puis un petit déjeuner consistant. On lui apporta un verre d'eau fraîche pour se débarbouiller et, pour déjeuner, un gobelet de plastique plein de café lyophilisé mal dissous dans de l'eau tiède.

«À la guerre comme à la guerre», soupira-t-elle en l'avalant.

Elle était encore à demi dans son rêve et retrouvait progressivement la cour du lycée et son agitation. Elle crut un instant rêver en voyant flotter là-haut, sur le mât central, le drapeau de la révolution, leur petite révolution bien à eux, avec son cercle, son triangle et ses trois fourmis.

Les Sept Nains la rejoignirent.

– Viens voir.

Léopold souleva un pan de couverture sur la grille et elle aperçut des policiers qui chargeaient. Pour un réveil détonant, c'était un réveil détonant.

Les filles du club de aïkido réarmèrent les lances à incendie, inondèrent les policiers dès qu'ils furent à bonne portée et ceux-ci battirent immédiatement en retraite. Ça devenait une routine.

De nouveau, la victoire était du côté des assiégés.

On fêta Julie, on la porta à bout de bras jusqu'au balcon du premier étage. Elle y alla de son petit discours:

– Ce matin, les forces de l'ordre cherchent encore à nous chasser d'ici. Elles reviendront et nous les repousserons. Nous les gênons car nous avons créé un espace de liberté qui échappe au contrôle de l'ordre établi. Nous disposons à présent d'un formidable laboratoire pour tenter de faire quelque chose de nos vies.

Julie s'avança sur le bord du balcon:

– Nous allons prendre nos destins en main.

Parler en public était un acte différent de chanter en public mais c'était tout aussi grisant.

– Inventons une nouvelle forme de révolution, une révolution sans violence, une révolution qui proposera de nouvelles visions de la société. La révolution est avant tout un acte d'amour, disait autrefois Che Guevara. Lui n'y est pas parvenu mais nous, nous essaierons.

– Ouais, et puis cette révolution, c'est aussi celle des banlieues et des jeunes qui en ont marre des flics. On aurait dû les crever, ces tarés, cria quelqu'un.

Une autre voix s'éleva:

– Non, cette révolution, c'est celle des écolos contre la pollution et contre le nucléaire.

– C'est une révolution contre le racisme, lança un troisième.

– Non, c'est une révolution de classes contre les détenteurs du gros capital, protesta un autre. Nous occupons ce lycée parce qu'il est le symbole de l'exploitation du peuple par les bourgeois.

Tout à coup, c'était le tohu-bohu. Ils étaient nombreux ceux qui voulaient récupérer cette manifestation au profit de causes diverses et souvent antinomiques. Il y avait déjà de la haine dans certains regards.

– Ils sont comme un troupeau sans berger et sans objectif. Ils sont prêts à n'importe quoi. Attention, danger! murmura Francine à l'oreille de son amie.

– À nous de leur fournir une image, un thème fédérateur, une cause, et vite, avant que ça ne tourne au vinaigre, ajouta David.

– Il faut définir une fois pour toutes le sens de notre révolution afin qu'elle ne soit plus récupérable, conclut Ji-woong.

Julie se sentait coincée.

Son regard perdu parcourut la foule. Ceux-là attendaient qu'elle marque le terrain et étaient déjà prêts à écouter celui qui parlerait en dernier.

Le regard haineux de celui qui voulait la guerre avec la police la dopa. Elle le connaissait. C'était précisément l'un des élèves qui persécutaient les professeurs les plus faibles. Petit voyou sans courage et sans conviction, il rackettait les élèves des petites classes. Plus loin, les regards goguenards du partisan écolo et du militant de la lutte des classes n'étaient pas plus sympathiques.

Elle n'allait pas abandonner «sa» révolution aux voyous ou aux politiques. Il fallait aiguillonner cette foule dans une autre direction.

Au commencement était le Verbe. Il faut nommer les choses. Nommer. Mais comment nommer sa révolution?

Soudain l'évidence. La Révolution des… fourmis. C'était le nom du concert. C'était le nom qui était inscrit sur les affiches et les tee-shirts des amazones. C'était l'hymne fédérateur. C'était le motif du drapeau.

Elle leva les mains en geste d'apaisement.

– Non. Non. Ne nous dispersons pas dans ces vieilles causes qui ont déjà montré combien elles étaient stériles. À nouvelle révolution, nouveaux objectifs.

Pas de réaction.

– Oui. Nous sommes comme des fourmis. Petites, mais fortes de notre union. Vraiment comme des fourmis. Nous privilégions la communication et l'invention face au formalisme et aux mondanités. Nous sommes comme des fourmis. Nous n'avons pas peur de nous attaquer aux plus gros, aux citadelles les plus difficiles à prendre car, ensemble nous sommes plus forts. Les fourmis nous montrent une voie à suivre qui peut se révéler bénéfique. Elle a en tout cas l'avantage de n'avoir jamais été testée.

Rumeur dans la foule sceptique.

La mayonnaise ne prenait pas. Julie s'empressa de reprendre la parole:

– Petites mais rassemblées, elles viennent à bout de tous les problèmes. Les fourmis proposent non seulement des valeurs différentes, mais une organisation sociale différente, une communication différente, une gestion des rapports entre individus différente.

Il y eut un flou que les apostropheurs se dépêchèrent de combler.

– Et la pollution?

– Et le racisme?

– Et la lutte des classes!

– Et les problèmes des banlieues?

– Oui, ils ont raison, s'écriaient déjà certains dans le public.

Julie se souvint d'une phrase de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. «Attention aux foules. Au lieu de surpasser les qualités de chacun, la foule tend à les amoindrir. Le coefficient d'intelligence d'une foule est inférieur à la somme des coefficients des individus qui la composent. En foule, ce n'est plus 1 + 1 = 3 mais 1 + 1 = 0,5.»

Une fourmi volante passa près de Julie. Elle considéra la venue de l'insecte comme une approbation de la Nature qui l'entourait.

– Ici, c'est la Révolution des fourmis et seulement la Révolution des fourmis.

Il y eut un instant de flottement. Tout allait se jouer maintenant. Si cela ne marchait pas, Julie était prête à tout laisser tomber.

Julie fit un V de victoire et la fourmi volante vint se poser sur l'un de ses doigts. Tous furent saisis par l'image. Si même les insectes approuvaient…

– Julie a raison. Vive la Révolution des fourmis! lança Elisabeth, le leader des amazones, ex-membres du club de aïkido.

– Vive la Révolution des fourmis, reprirent les Sept Nains.

Il ne fallait pas lâcher prise. Elle lança, comme on tire une manette de parachute:

– Où sont les visionnaires?

Cette fois, il n'y eut plus d'hésitation. La foule reprit le slogan.

– Nous sommes les visionnaires!

– Où sont les inventeurs?

– Nous sommes les inventeurs! Elle entonna:


Nous sommes les nouveaux visionnaires,

Nous sommes les nouveaux inventeurs!

Nous sommes les petites fourmis qui grignoteront le vieux monde sclérosé.


Sur ce terrain, les petits chefs en puissance ne pouvaient pas la concurrencer, ou alors il aurait fallu qu'ils prennent dans l'heure des cours de chant…

D'un coup, ce fut l'enthousiasme général. Même le grillon qui n'était pas loin se mit à grésiller comme s'il sentait qu'il se passait quelque chose d'intéressant.

La foule se mit à chanter en chœur l'hymne des fourmis.

Julie, poing levé, avait l'impression de manier un camion de quinze tonnes. Pour la moindre manœuvre, il fallait déployer un monceau d'énergie et surtout ne pas se tromper de trajectoire. Mais s'il y avait des auto-écoles pour permis poids lourds où passait-on des permis «révolution»?

Elle aurait peut-être dû mieux écouter les cours d'histoire pour apprendre comment s'étaient débrouillés ses prédécesseurs dans les mêmes circonstances. Qu'auraient fait Trotski, Lénine, Che Guevara, ou Mao, à sa place?

Les apostropheurs écolo, banlieusards, etc. firent la grimace, certains crachèrent par terre ou marmonnèrent des injures, mais, se sentant minoritaires, ils n'osèrent pas trop insister.

Qui sont les nouveaux inventeurs?

Qui sont les nouveaux visionnaires? répétait-elle, s'ac-crochant à ces phrases comme à une bouée.

Canaliser la foule. En extraire l'énergie et la canaliser pour en obtenir le meilleur et, avec elle, construire, était à cet instant son unique préoccupation. Le seul problème était qu'elle ne savait pas quoi construire.

Soudain quelqu'un surgit en courant et murmura à l'oreille de Julie:

– Les flics ont tout bouclé, on ne pourra bientôt plus sortir.

Il y eut une rumeur dans la foule. Julie reprit le micro.

– On vient de m'annoncer que les flics ont bouclé les alentours. Nous sommes ici comme dans une île déserte et pourtant en plein centre d'une ville moderne. Ceux qui veulent partir feraient bien de se décider tout de suite, avant que cela ne devienne impossible.

Trois cents personnes se dirigèrent vers la grille. C'étaient pour la plupart des gens plus mûrs qui craignaient que leur famille ne s'inquiète, des gens pour qui leur travail avait plus d'importance que ce qui, après tout, n'avait été pour eux qu'une fête. Il y avait aussi des jeunes qui redoutaient les remontrances paternelles après cette nuit où ils n'étaient pas rentrés, et sans prévenir, d'autres qui aimaient bien le rock mais se souciaient comme d'une guigne de cette révolution de fourmis.

Enfin les leaders écolo, banlieusards, lutte des classes qui avaient tenté de récupérer la manifestation quittèrent également les lieux en marmonnant des railleries.

On ouvrit la grille. Dehors, les CRS regardèrent passer les partants avec indifférence.

– Et maintenant que nous sommes rien qu'entre gens de bonne volonté, que la fête commence vraiment! s'exclama Julie.

118. ENCYCLOPEDIE

UTOPIE DES INDIENS D'AMÉRIQUE: Les Indiens d'Amérique du Nord, qu'ils soient sioux, cheyennes, apaches, crows, navajos, comanches, etc. partageaient les mêmes principes.

Tout d'abord, ils se considéraient comme faisant partie intégrante de la nature et non maîtres de la nature. Leur tribu ayant épuisé le gibier d'une zone migrait afin que le gibier puisse se reconstituer. Ainsi leur ponction n'épuisait pas la Terre. Dans le système de valeurs indien, l'individualisme était source de honte plutôt que de gloire. Il était obscène de faire quelque chose pour soi. On ne possédait rien, on n'avait de droit sur rien. Encore de nos jours, un Indien qui achète une voiture sait qu'il devra la prêter au premier Indien qui la lui réclamera.

Leurs enfants étaient éduqués sans contraintes. En fait, ils s'autoéduquaient.

Ils avaient découvert les greffes de plantes qu'ils utilisaient par exemple pour créer des hybrides de maïs. Ils avaient découvert le principe d'imperméabilisation des toiles grâce à la sève d'hévéa. Ils savaient fabriquer des vêtements de coton dont la finesse de tissage était inégalée en Europe. Ils connaissaient les effets bénéfiques de l'aspirine (acide salicylique), de la quinine… Dans la société indienne d'Amérique du Nord, il n'y avait pas de pouvoir héréditaire ni de pouvoir permanent. À chaque décision, chacun exposait son point de vue lors du pow-wow (conseil de la tribu). C'était avant tout (et bien avant les révolutions républicaines européennes) un régime d'assemblée. Si la majorité n'avait plus confiance dans son chef, celui-ci se retirait de lui-même. C'était une société égalitaire. Il y avait certes un chef mais on n'était chef que si les gens vous suivaient spontanément. Être leader, c'était une question de confiance. À une décision prise en pow-wow chacun n'était obligé d'obéir que s'il avait voté pour cette décision. Un peu comme si, chez nous, il n'y avait que ceux qui trouvaient une loi juste qui l'appliquaient!

Même à l'époque de leur splendeur, les Amérindiens n'ont jamais eu d'armée de métier. Tout le monde participait à la bataille quand il le fallait, mais le guerrier.était avant tout reconnu socialement comme chasseur, cultivateur et père de famille. Dans le système indien, toute vie, quelle que soit sa forme, mérite le respect. Ils ménageaient donc la vie de leurs ennemis pour que ceux-ci en fassent de même. Toujours cette idée de réciprocité: ne pas faire aux autres ce qu'on n'a pas envie qu'ils nous fassent.

La guerre était considérée comme un jeu où l'on devait montrer son courage. On ne souhaitait pas la destruction physique de son adversaire. Un des buts du combat guerrier était notamment de toucher l'ennemi avec l'extrémité de son bâton à bout rond. C'était un honneur plus fort que de le tuer. On comptait «une touche». Le combat s'arrêtait dès les premières effusions de sang. Il y avait rarement des morts.

Le principal, objectif des guerres interindiennes consistait à voler les chevaux de l'ennemi. Culturel-lement, il leur fut difficile de comprendre la guerre de masse pratiquée par les Européens. Ils furent très surpris quand ils virent que les Blancs tuaient tout le monde, y compris les vieux, les femmes et les enfants. Pour eux ce n'était pas seulement affreux, c'était surtout aberrant, illogique, incompréhensible. Pourtant, les Indiens d'Amérique du Nord résistèrent relativement longtemps. Les sociétés sud-américaines furent plus faciles à attaquer. Il suffisait de décapiter la tête royale pour que toute la société s'effondre. C'est la grande faiblesse des systèmes à hiérarchie et à administration centralisées. On les tient par leur monarque. En Amérique du Nord, la société avait une structure plus éclatée. Les cow-boys eurent affaire à des centaines de tribus migrantes. Il n'y avait pas un grand roi immobile mais des centaines de chefs mobiles. Si les Blancs arrivaient à mater ou à détruire une tribu de cent cinquante personnes, ils devaient à nouveau s'attaquer à une deuxième tribu de cent cinquante personnes. Ce fut malgré tout un gigantesque massacre. En 1492, les Amérindiens étaient dix millions. En 1890, ils étaient cent cinquante mille, se mourant pour la plupart des maladies apportées par les Occidentaux. Lors de la bataille de Little Big Horn, le 25 juin 1876, on assista au plus grand rassemblement indien: dix à douze mille individus dont trois à quatre mille guerriers. L'armée amérindienne écrasa à plate couture l'armée du général Custer. Mais il était difficile de nourrir tant de personnes sur un petit territoire. Après la victoire, les Indiens se sont donc séparés. Ils considéraient qu'après avoir subi une telle humiliation, les Blancs n'oseraient plus jamais leur manquer de respect.

En fait, les tribus ont été réduites une par une. Jusqu'en 1900, le gouvernement américain a tenté de les détruire. Après 1900, il a cru que les Amérindiens s'intégreraient au melting-pot comme les Noirs, les Chicanos, les Irlandais, les Italiens. Mais c'était là une vision réduite. Les Amérindiens ne voyaient absolument pas ce qu'ils pouvaient apprendre du système social et politique occidental qu'ils considéraient comme nettement moins évolué que le leur.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

119. ÇA RISSOLE

Dès que la lumière du soleil à l'extérieur se fait plus forte que la lumière de la braise à l'intérieur, les fourmis se regroupent sur la berge, puis partent vers les longues terres de l'Ouest.

Elles ne sont qu'une centaine mais elles ont l'impression de pouvoir, ensemble, changer le monde. Princesse 103e est consciente qu'après s'être lancée dans une croisade d'ouest en est afin de découvrir le mystérieux pays des Doigts, elle en effectue à présent une autre en sens inverse afin d'expliquer aux autres ce mystérieux pays des Doigts et ainsi faire évoluer sa civilisation.

Un vieux proverbe myrmécéen le dit bien: Tout ce qui part dans une direction revient dans la direction inverse.

Les Doigts seraient bien incapables de comprendre ce genre d'adage et Princesse 103e se dit que les fourmis ont quand même une culture spécifique.

La cohorte traverse des plaines nauséabondes où les pluies de samares, ces fruits du frêne et de l'orme, sont comme autant de chutes de rochers tombant du ciel. Elle passe par des forêts de fougères brunes qui envahissent tout. La rosée flagelle les fourmis et fait retomber leurs antennes collantes sur leurs joues.

Toutes s'efforcent de sauvegarder les braises en les protégeant de feuilles. Seul, Prince 24e, qui refuse de tomber comme les autres dans la vénération du monde des Doigts, reste à l'écart, s'efforçant de ne demeurer en symbiose qu'avec son seul monde.

Le matin se lève, dégageant une chaleur étouffante. Quand la canicule se fait trop forte, elles s'en protègent à l'abri d'une souche creuse.

Les techniciennes du feu font brûler quelque chose d'immonde qui empeste rapidement à la ronde. Une coccinelle demande ce que c'est et on lui répond que c'est du coléoptère. Étant lui-même coléoptère, l'insecte n'insiste pas et, pour se détendre, s'en va manger quelques troupeaux de pucerons qui paissent par là.

De son côté, 7e entame une grande fresque grandeur nature où elle compte représenter la procession de la «révolution des Doigts». Afin de bien reproduire la forme exacte de chaque insecte, elle leur demande de poser devant le feu et reproduit alors leurs ombres sur sa feuille. Son problème, c'est la bonne tenue des pigments. D'une minute à l'autre, l'image menace de s'effacer. Elle s'aide de salive mais cela ne fait que diluer les teintes. Il faut chercher autre chose.

7e repère une limace qu'elle assassine allègrement au nom de l'art. Elle teste la bave de limace. L'effet obtenu est supérieur à celui de la salive. La bave de limace ne dilue pas les pigments et sèche en durcissant. C'est une excellente laque.

Princesse 103e vient voir et assure que, oui, c'est ça l'art. Elle s'en souvient bien maintenant, l'art, c'est fabriquer des dessins et des objets qui ne servent à rien, mais qui ressemblent à ce qui existe déjà.

L'art c 'est essayer de reproduire la nature, résume 7e de plus en plus inspirée.

Les fourmis viennent de résoudre un premier mystère des Doigts. Il leur reste à découvrir encore l'«humour» et l'«amour».

Soldate 7e est en proie à une exaltation qui l'incite à se plonger plus profondément encore dans son travail. Ce qu'il y a de formidable dans l'art, c'est que plus on fait de découvertes, plus il apparaît de problèmes nouveaux et passionnants.

7e se demande comment restituer l'effet de profondeur des territoires visités. Elle se demande aussi comment figer dans son image les décors végétaux qui les entourent.

Prince 24e et 10e écoutent Princesse 103e qui leur parle des Doigts.


SOURCILS:

Les Doigts ont quelque chose de très pratique au niveau des yeux, ce sont les sourcils.

Il s'agit d'une ligne de poils surplombant les yeux et qui arrête l'eau de pluie.

Mais si cela ne s'avérait pas suffisant ils ont encore autre chose: leurs cavités oculaires sont légèrement enfoncées par rapport au crâne, ce qui fait que l'eau tombe autour des yeux et non dedans.


10e prend des notes.

Mais 103e qui les a bien observés raconte que ce n'est pas tout.


LARMES:

Les yeux des Doigts ont aussi des larmes.

C'est un système d'injection de salive oculaire qui permet en même temps de les lubrifier et de les laver.

Grâce aux paupières, sortes de rideaux mobiles tombant toutes les cinq secondes, leurs yeux sont en perma nence recouverts d'une fine pellicule de lubrifiant transparent qui les protège de la poussière, du vent, de la pluie, du froid.

Si bien que les Doigts ont toujours les yeux propres sans avoir besoin de les frotter ou de les lécher.


Les fourmis essaient d'imaginer ces yeux très compliqués des Doigts. Mais elles ont du mal à se représenter un organe aussi complexe.

120. LAISSEZ POURRIR

Yeux grands ouverts, Scynthia Linart et sa fille Marguerite étaient en train de regarder la télévision. Ce soir, c'était Scynthia qui tenait la télécommande. Elle zappait moins rapidement que Marguerite, sans doute parce que davantage de choses l'intéressaient.

Chaîne 45. Informations. Deux jumeaux ont inventé leur propre langage et sont réfractaires à la langue officielle enseignée à l'école. L'administration a donc décidé de les séparer pour qu'ils puissent enfin apprendre le français. La Société de pédiatrie déplore que l'Éducation nationale ne lui ait pas laissé le temps d'étudier ce langage spontané qui permettait peut-être aux deux frères d'exprimer différemment les choses.

Chaîne 673. Publicité. «Mangez des yaourts! Mangez des yaourts! MANGEZ DES YAOURTS!»

Chaîne 345. La blague du jour: C'est l'histoire d'un éléphant qui sort de la mare en maillot de bain et…

Chaîne 678. Actualités. France. Politique: Le gouvernement décrète le chômage grande cause nationale et fait de la lutte contre ce fléau son objectif numéro un. Étranger: Manifestation au Tibet contre l'occupation chinoise. Les soldats de Pékin ont roué de coups des manifestants pacifiques et contraint des lamas à égorger des animaux afin de souiller leur karma. Amnesty International rappelle qu'à force de massacrer des Tibétains, Pékin est parvenu à ce qu'il y ait dorénavant davantage de Chinois au Tibet que de Tibétains.

Chaîne 622. Divertissement. «Piège à réflexion»: «Avec six allumettes, sauriez-vous construire huit triangles équilatéraux? Je vous rappelle, madame Rami-rez, que la phrase destinée à vous aider est: "Il suffit de réfléchir."«

Après avoir emmagasiné une centaine d'informations incomplètes et fragmentées, Maximilien et sa famille passèrent à table. Au menu de ce soir-là, il y avait des pizzas surgelées, des filets de cabillaud aux poireaux et des yaourts pour dessert.

Maximilien planta femme et fille devant leurs petits pots, annonça qu'il avait du travail et alla s'enfermer dans son bureau.

Mac Yavel lui proposa d'entamer une nouvelle partie d'Évolution. Une bière fraîche à portée de main, le commissaire bâtit une civilisation de type slave qu'il mena jusqu'à l'an 1800, sans trop de problèmes. Mais en 1870, il fut battu par l'armée grecque car il avait pris trop de retard dans la construction de ses villes fortifiées; en outre, le moral de son peuple était au plus bas face aux ravages de la corruption dans son administration.

Mac Yavel lui signala qu'il y avait risque d'émeute. Il avait le choix entre envoyer la police pour mater les rebelles ou multiplier les spectacles comiques pour détendre son peuple et soulager les tensions. Maximilien nota sur son carnet de jeu que des comédiens pouvaient apporter leur concours au sauvetage d'une civilisation en péril. Il ajouta même: «L'humour et les blagues peuvent non seulement avoir un effet thérapeutique à court terme mais aussi sauver des civilisations tout entières.» Et il regretta de ne pas avoir consigné la blague du jour avec l'éléphant en maillot de bain.

L'ordinateur précisa cependant que si les comiques étaient capables de remonter le moral des populations déprimées, en même temps, ils amenuisaient chez elles le respect envers leurs dirigeants. Ce qui amuse le plus le peuple, c'est qu'on se moque du pouvoir en place.

Maximilien nota encore.

Dressant le bilan de la partie, Mac Yavel souligna de surcroît qu'il était indispensable qu'il apprenne à assiéger les forteresses ennemies. Sans catapultes ou sans blindés, il perdait trop d'hommes à l'assaut des murailles.

– Tu m'as l'air préoccupé, émit l'ordinateur. C'est encore ton problème de pyramide dans la forêt?

Comme toujours, Maximilien s'étonna des dons de cette machine, capable de passer pour un véritable interlocuteur rien qu'en reliant des phrases entre elles.

– Non, cette fois, c'est une émeute dans un lycée qui me tracasse, répondit-il, presque spontanément.

– Tu souhaites m'en parler? demanda l'œil de Mac Yavel qui occupa tout l'écran pour montrer le degré de son écoute.

Maximilien se gratta le menton pensivement.

– C'est marrant car mes problèmes dans le réel correspondent pour une fois à mes problèmes dans le jeu Évolution: le siège des châteaux forts.

Maximilien fit un descriptif de ses ennuis au lycée et l'ordinateur lui proposa d'effectuer avec lui des recherches dans l'histoire des sièges de forteresses au Moyen Âge. À l'aide de son modem, la machine se brancha sur un réseau d'encyclopédies historiques et lui envoya des images et des textes.

À sa grande surprise, Maximilien découvrit qu'assiéger des châteaux forts nécessitait des stratégies beaucoup plus complexes qu'on ne se l'imaginait en regardant des films de cape et d'épée. Dès l'époque romaine, chaque général avait cherché des idées pour affronter les murailles des villes et des forteresses. Il apprit ainsi que les catapultes ne servaient pas uniquement à lancer des boulets. Leurs dégâts étaient bien trop limités. Non, les catapultes avaient surtout pour but de démoraliser les assiégés. Les assiégeants leur expédiaient ainsi des barils de vomissures, d'excréments et d'urine, ils balançaient des otages vivants, utilisaient l'arme bactériologique en envoyant dans les points d'eau des cadavres d'animaux morts de la peste.

Les assiégeants creusaient en outre des tunnels sous les remparts, les étayaient avec du bois et les remplissaient de fagots. À un moment donné, ils y mettaient le feu et les tunnels s'effondraient, faisant s'affaisser du même coup les murailles. Il n'y avait alors plus qu'à charger en profitant de l'effet de surprise.

Les assiégeants se servaient aussi de boulets de fonte chauffés, d'où l'expression «tirer à boulets rouges». Les dommages n'étaient pas considérables mais il était facile d'imaginer les craintes d'une population redoutant à tout instant de recevoir sur la tête un boulet brûlant venu du ciel.

Maximilien suivait, effaré, les images qui défilaient sur son écran. Il existait mille techniques de siège. À lui d'inventer celle correspondant à la prise d'un lycée de béton de forme carrée, en notre temps.

Téléphone. Le préfet voulait savoir où en était l'émeute. Le commissaire Linart l'informa que les manifestants étaient bel et bien confinés dans le lycée, cernés par la police, et que plus personne ne pouvait y entrer ou en sortir.

Le préfet le félicita. Il craignait seulement que la plaisanterie ne fasse tache d'huile. Il importait au plus haut point d'empêcher l'émeute de prendre de l'ampleur.

Le commissaire Linart signala son intention de mettre au point une technique d'assaut pour reprendre le lycée.

– Surtout pas, s'effaroucha le préfet. Vous ne voulez quand même pas transformer ces petits trublions en martyrs?

– Mais ils parlent de renverser le monde, de faire la révolution. Tous les gens du quartier entendent les discours de leur Pasionaria et s'inquiètent. On a des plaintes officielles. En plus, jour et nuit, leur sono empêche tout le monde de dormir…

Le préfet insista sur sa théorie du «laisser-pourrir».

– Il n'y a aucun problème qui ne finisse par se résoudre si on lui applique cette technique: ne rien faire et laisser pourrir.

Tout le génie français tenait selon lui dans cette formule: «laisser-pourrir». C'est en laissant pourrir le jus de raisin qu'on obtenait les meilleurs vins. C'est en laissant pourrir le lait qu'on produisait les meilleurs fromages. Même le pain était issu d'un mélange de farine et de levure, donc de champignons.

– Laissez pourrir, laissez pourrir, mon cher Linart. Ces gamins ne parviendront jamais à rien. D'ailleurs, toutes les révolutions pourrissent d'elles-mêmes. Le temps est leur pire ennemi, il fait tout fermenter.

Le préfet souligna qu'à chaque fois qu'il envoyait ses hommes à la charge, Linart ressoudait les rangs des assiégés et les rendait plus solidaires. Qu'il les laisse en paix et ils finiraient par s'entre-déchirer telle une meute de rats enfermés dans une boîte.

– Vous savez, mon cher Maximilien, il est très difficile de vivre en société. Être plus d'un dans un appartement, c'est déjà une gageure. Vous en connaissez beaucoup, vous, des couples qui ne se disputent pas? Alors, imaginez, vivre à cinq cents dans un lycée clos! Ils doivent déjà se chamailler pour des histoires de robinet qui coule, d'affaires volées, de télévision en panne ou de gens qui fument à côté d'autres qui ne supportent pas la fumée. C'est dur de vivre en groupe. Croyez-moi, ce sera bientôt l'enfer là-dedans.

121. L'INSTANT OU IL NE FAUT PAS SE PLANTER

Julie se rendit dans la salle de biologie et brisa toutes les fioles. Elle libéra les souris blanches qui servaient de cobayes. Elle libéra les grenouilles et même les lombrics.

Un tesson de verre la blessa à l'avant-bras et elle aspira le sang qui perlait sur son épiderme. Elle se réfugia ensuite dans la salle de cours où le professeur d'histoire l'avait mise au défi d'inventer une révolution sans violence capable de changer le monde.

Seule dans la classe déserte, Julie parcourut l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu en quête de passages concernant les révolutions. Une phrase du cours d'histoire lui martelait la tête: «Ceux qui n'ont pas compris les erreurs du passé sont condamnés à les reproduire.»

Elle feuilleta le livre à la recherche de toutes les expériences possibles. Il fallait apprendre comment les autres s'en étaient tirés ou ne s'en étaient pas tirés, et en faire bénéficier sa propre révolution. Que tous ces utopistes du passé ne soient pas morts pour rien, Que leurs échecs ou leurs initiatives lui profitent.

Julie dévora l'histoire de révolutions connues et aussi celles de révolutions inconnues qu'Edmond Wells semblait avoir pris un malin plaisir à répertorier. La révolution de Chengdu, la croisade des enfants… Plus adultes, la révolution des Amish en Rhénanie et celle des Longues-Oreilles à l'île de Pâques.

La Révolution, finalement, c'était une matière comme une autre, une matière non inscrite au bac, mais fort intéressante et qui pouvait s'étudier comme telle.

Elle voulut prendre des notes. À la fin du livre, il y avait des pages blanches avec, en tête: «Notez ici vos propres découvertes.» Edmond Wells avait pensé à tout. Il avait réalisé un véritable ouvrage interactif. Vous lisez, ensuite vous écrivez vous-même. Elle qui, jusque-là, avait tant de respect pour le livre qu'elle n'osait jamais y annoter quoi que ce soit se permit d'inscrire au stylo directement dans l'Encyclopédie: «Apport de Julie Pinson. Comment réussir de manière pratique une révolution. Fragment n° 1 ajouté d'après expérience au lycée de Fontainebleau.»

Elle consigna les leçons qu'elle en avait recueillies et ses avis pour le futur:

Règle révolutionnaire n° 1: Les concerts de rock dégagent suffisamment d'énergie et génèrent suffisamment d'empathie pour susciter des mouvements de foule de type révolutionnaire.

Règle révolutionnaire n° 2: Une seule personne ne suffit pas à manier une foule. Il faut donc, à la tête d'une révolution, non pas une seule mais au moins sept ou huit personnes. Ne serait-ce que pour prendre le temps de réfléchir et du repos.

Règle révolutionnaire n° 3: Il est possible de gérer une foule en bataille en la divisant en groupes mobiles ayant chacun à sa tête un chef disposant de moyens de communication rapides avec les autres chefs.

Règle révolutionnaire n° 4: Une révolution réussie suscite forcément des envieux. Il faut éviter à tout prix que la révolution n'échappe à ceux qui l'ont inventée. Même si l'on ignore ce qu'est exactement la révolution, il faut absolument savoir ce qu'elle n'est pas. Notre révolution n'est pas violente. Notre révolution n'est pas dogmatique. Notre révolution n'est apparentée à aucune révolution ancienne.

En était-elle réellement sûre? Elle biffa cette dernière phrase. Somme toute, elle voulait bien l'apparenter à une révolution ancienne à condition d'en trouver une sympathique. Mais y avait-il eu dans le passé des révolutions «sympathiques»?

Elle reprit l'Encyclopédie à son début. Jamais elle ne s'était montrée élève aussi assidue. Elle apprenait des passages par cœur. Elle étudia la révolte des Spartakistes, la Commune de Paris, la révolte de Zapata au Mexique, les révolutions de 1789 en France et de 1917 en Russie, celle des Cipayes en Inde…

Il existait des constantes. À l'origine des révolutions, il n'y avait généralement que de bons sentiments. Ensuite, survenait toujours un petit malin qui profitait de la confusion générale pour récupérer l'élan de tous et instaurer sa tyrannie. Les utopistes, eux, se faisaient massacrer dans l'action et servaient de martyrs pour faire le lit de ces petits malins.

Che Guevara avait été assassiné, et Fidel Castro avait régné. Léon Trotski, le créateur de l'Armée rouge, avait été assassiné, et Joseph Staline avait régné. Danton avait été assassiné, et Robespierre avait régné.

Julie se dit qu'il n'y avait aucune morale dans le monde, même dans celui des révolutions. Elle lut encore quelques passages et pensa que, s'il existait un dieu, il devait être fort respectueux de l'homme pour lui laisser tant de libre arbitre et lui permettre d'accomplir de telles quantités d'injustices.

Pour l'heure, sa propre révolution était un joli bijou tout neuf qu'il importait de préserver des prédateurs, extérieurs et intérieurs. Elle avait éloigné les récupérateurs du premier jour mais elle savait que, d'un instant à l'autre, d'autres risquaient de surgir. Il fallait se montrer dur avant de se permettre le luxe de la douceur. Et de déduction en déduction, elle en vint à la pénible conclusion que les États précaires ne peuvent s'autoriser les délices de l'exercice de la démocratie. Se montrer fort était un devoir, quitte à relâcher plus tards les rênes, au fur et à mesure que la communauté apprendrait à s'autogérer.

Zoé pénétra dans la salle d'histoire. Elle apportait un jean, un pull et une chemise bleus.

– Tu ne peux plus continuer à te balader avec ta robe de papillon.

Elle remercia Zoé, prit les affaires, referma cette encyclopédie qui ne la quittait plus et fonça vers les douches du dortoir. Sous l'eau bouillante, elle se frotta avec un savon dur, comme pour arracher son ancienne peau.

122. MILIEU DU RECIT

Reflet. Maintenant Julie Pinson était propre. Elle avait enfilé les vêtements que lui avait remis Zoé. Bleu était le jean, bleue était la chemise, pour la première fois de sa vie, elle n'était pas habillée de noir.

Elle essuya de la main la vapeur sur le miroir du lavabo et, pour la première fois aussi, elle se trouva belle. Pas mal, en tout cas. Elle avait de jolis cheveux noirs, de grands yeux gris clair légèrement bleutés qui ressortaient encore mieux au-dessus des vêtements bleus.

Elle se contempla dans la glace. Cela lui donna une idée.

Elle en approcha, grande ouverte, l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, et constata que non seulement l'Encyclopédie était symétrique dans ses chapitres mais qu'elle contenait des phrases entières… lisibles uniquement à l'envers dans le reflet du carreau!

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