Troisième jeu: CARREAU

123. ENCYCLOPEDIE

L'INSTANT OÙ IL FAUT PLANTER: Il ne faut pas se tromper d'instant pour entreprendre quoi que ce soit. Avant c'est trop tôt, après c'est trop tard. Le cas est net pour les légumes. Si on veut réussir son potager, il est indispensable de connaître le moment propice à la plantation et à la récolte. Asperges: À planter en mars. À récolter en mai. Aubergines: À planter en mars (bien exposer au soleil). À récolter en septembre. Betteraves: À planter en mars. À récolter en octobre.

Carottes: À planter en mars. À récolter en juillet. Concombres: À planter en avril. À récolter en septembre.

Oignons: À planter en septembre. À récolter en mai.

Poireaux: À planter en septembre. À récolter en juin.

Pommes de terre: À planter en avril. À récolter en juillet.

Tomates: À planter en mars. À récolter en septembre.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

124. LAISSEZ COURIR

La Révolution des Doigts avance, glissant comme un serpent entre les futaies. Elle contourne quelques plants d'asperges sauvages. Princesse 103e est à la tête de la petite foule bigarrée. Comme le temps fraîchit, les fourmis montent dans un grand pin et se mettent à l'abri dans un trou de l'écorce, probablement un nid d'écureuil abandonné.

Dans ce refuge, Princesse 103e parle encore des Doigts. Ses récits se font de plus en plus épiques. 10e entreprend de rédiger une phéromone mémoire complète sur le thème du jour:


PHYSIOLOGIE DOIGTESQUE

Les Doigts ne sont en fait que l'extrémité de leurs pattes.

Au lieu d'être nantis, comme nous, de deux griffes au bout de chacune de nos six pattes, ils sont dotés d'une terminaison tentaculaire de cinq extrémités.

Chaque Doigt s'articule en trois morceaux, ce qui lui permet d'adopter des formes diverses et déjouer avec les autres.

Avec deux Doigts en couple, ils peuvent faire pince.

En serrant leurs cinq Doigts, ils peuvent faire marteau.

En serrant leurs Doigts en cuvette, ils peuvent former un petit réceptacle pour recueillir un liquide.

En tendant un seul Doigt, ils disposent d'un éperon à bout arrondi capable d'écraser n'importe laquelle d'entre nous.

En tendant et en serrant leurs Doigts, ils ont un tranchant.

Les Doigts sont un formidable outil.

Avec leurs Doigts, ils font des choses extraordinaires comme nouer des fils ou découper des feuilles.

Les Doigts sont, de plus, terminés par des griffes plates, ce qui leur permet de gratter ou de couper avec beaucoup de précision.

Mais autant que les Doigts, il faut aussi admirer ce qu'ils nomment leurs «pieds».

Ils permettent aux Doigts de se tenir en position verticale sur les deux pattes postérieures sans tomber. Leurs pieds calculent en permanence le meilleur équilibre.


En position verticale sur deux pattes!

Tous les insectes présents tentent d'imaginer comment on peut marcher sur deux pattes. Certes, ils ont déjà vu des écureuils ou des lézards s'asseoir sans tomber sur leurs pattes arrière, mais de là à ne marcher que sur deux pattes…

5e se prend à essayer de marcher comme les Doigts sur les deux pattes postérieures.

En s'appuyant sur la paroi de leur abri avec ses deux pattes médianes et en se servant de ses pattes antérieures pour rester en équilibre, elle parvient à se maintenir presque deux secondes dans une position pratiquement droite.

Tous les insectes de la horde contemplent le spectacle.

De là-haut, je vois un peu plus loin et j'aperçois un peu plus de choses, signale-t-elle.

L'information fait réfléchir 103e. La princesse s'interroge depuis longtemps sur la pensée exotique doigtesque. Elle s'est figuré un moment que leur haute taille en était responsable, mais les arbres eux aussi sont très grands et ils n'ont pas de télévision ni de voiture. Elle a cru ensuite que la configuration de leurs mains, qui leur permet de fabriquer des objets compliqués, était à l'origine de leur civilisation, mais les écureuils ont également des mains pleines de doigts et ils ne fabriquent rien de vraiment intéressant.

Peut-être que la drôle de façon de penser des Doigts provient de ce maintien en équilibre sur les deux pattes postérieures. Ainsi perchés, ils voient plus loin. Ensuite, tout s'est adapté: leurs yeux, leur cerveau, leur manière de gérer leurs territoires et jusqu'à leurs ambitions.

En effet, à sa connaissance, les Doigts sont les seuls animaux à marcher en permanence sur leurs deux pattes arrière. Même les lézards ne demeurent pas plus de quelques secondes en cette position précaire.

Du coup, Princesse 103e essaie à son tour de se dresser sur ses deux pattes arrière. C'est très pénible, ses articulations de chevilles se tordent et blanchissent sous la pression. Surmontant la douleur, elle tente quelques pas. Ses pattes la font souffrir horriblement et s'incurvent. 103e perd l'équilibre et part en avant. Elle bat vainement de ses quatre bras pour se stabiliser et tombe sur le flanc, réussissant tout juste à amortir le choc de ses bras antérieurs.

Elle se dit qu'elle ne recommencera plus.

5e, elle, appuyée à un tronc, arrive à se maintenir debout un peu plus longtemps.

Sur deux pattes, c 'est fantastique, annonce-t-elle à la cantonade avant de s'effondrer à son tour.

125. ÇA BOUILLONNE

– Tout ça est trop instable!

Ils étaient d'accord. Il fallait maintenant étayer la révolution: poser une discipline, des objectifs, une organisation.

Ji-woong suggéra de dresser un inventaire complet de tout ce que contenait le lycée. Combien de draps, combien de couverts, combien de provisions, tout était important.

Ils commencèrent par se compter. Cinq cent vingt et une personnes occupaient le lycée alors que les dortoirs n'avaient été conçus que pour deux cents élèves. Julie proposa de dresser des tentes au centre de la pelouse avec des draps et des balais. Heureusement, ces deux articles abondaient dans l'établissement. Chacun s'empara de draps et de balais et entreprit de monter sa tente. Léopold leur apprit à fabriquer des tentes, genre tipis navajos dont l'avantage était que l'on disposait à l'intérieur d'une bonne hauteur de plafond et que l'on pouvait y régler l'aération à l'aide d'un seul manche. Il expliqua également pourquoi il est intéressant de bâtir des maisons de forme ronde.

– La terre est ronde. En choisissant sa forme pour notre demeure, nous faisons osmose avec elle.

Chacun se mit à coudre, à coller et à nouer, retrouvant une adresse manuelle qu'il ignorait, n'ayant jamais eu l'occasion d'accomplir des gestes précis dans un monde de «boutons-poussoirs».

Aux jeunes gens qui voulaient aligner leurs tentes comme dans n'importe quel camping, Léopold conseilla de les placer en cercles concentriques. L'ensemble forma une spirale avec au centre le feu, le mât porteur du drapeau et le totem de la fourmi en polystyrène.

– Ainsi, notre village aura son centre. C'est plus facile pour se situer. Le feu est comme le soleil de notre système solaire.

L'idée plut et chacun construisit son tipi de la manière préconisée par Léopold. Partout, on coupait et on liait des balais. On utilisait des fourchettes comme piquets. Léopold enseignait l'art des nœuds pour tendre les toiles. Par chance, la pelouse centrale du lycée était suffisamment vaite. Les frileux allaient près du feu, les autres préféra enf la périphérie.

Sur le côté droit du lycée, on installa un podium en joignant des bureaux de professeurs. Il servirait aux discours et bien sûr, aux concerts.

Dès que tout fut en place, on s'intéressa de nouveau à la musique. Il y avait là nombre de musiciens amateurs de fort bon niveau, spécialisés dans des genres différents. Ils se relayèrent sur l'estrade.

Les filles du club de aïkido s'étaient improvisées service d'ordre et contribuaient au bon fonctionnement de la révolution. Leur victoire sur les CRS les avait embellies. Avec leurs tee- shirts «Révolution des fourmis» artistiquement déchirés, leurs chevelures en bataille, leurs airs farouches de tigresses et leurs aptitudes au close-combat, elles ressemblaient de plus en plus à de véritables amazones.

Paul se chargea d'évaluer les réserves de la cantine. Les assiégés ne souffriraient pas de la faim. Le lycée disposait d'immenses congélateurs où s'entassaient des tonnes de nourritures diverses. Paul comprit l'importance qu'aurait leur premier vrai repas «officiel» en commun et décida d'en soigner tout particulièrement le menu. Tomates-mozzarella-basilic-huile d'olive en hors-d'œuvre (il y en avait à profusion), brochettes de coquilles Saint-Jacques et de poisson accompagnées de riz au safran en plat principal (il y avait de quoi en confectionner de pleines marmites pendant plusieurs semaines), et salade de fruits ou charlotte au chocolat amer pour dessert.

– Bravo! le complimenta Julie. Nous allons faire, la première révolution gastronomique.

– C'est parce que, avant, on n'avait pas encore inventé les congélateurs, éluda Paul, modeste.

En guise de cocktail, Paul proposa de l'hydromel, la boisson des dieux de l'Olympe et des fourmis. Sa recette: mélanger de l'eau, du miel et de la levure. Il en fit une première cuvée qui, quoique très jeune (on peut considérer que vingt-cinq minutes c'est un peu court pour le vieillissement d'un bon cru), s'avéra délicieuse.

– Trinquons.

Zoé raconta que l'habitude de trinquer en entrechoquant les verres remontait à une tradition médiévale. En trinquant, chacun recevait une goutte de l'autre, lui prouvant ainsi qu'il ne contenait pas de poison. Plus on frappait fort et plus il y avait de chances que de la boisson s'échappe et donc plus on était considéré comme digne de confiance.

Le repas fut servi dans la cafétéria. Un lycée, c'était vraiment pratique pour faire la révolution: il y avait l'électricité, le téléphone, des cuisines, des tables pour manger, des dortoirs pour dormir, des draps pour faire des tentes et tous les outils de bricolage nécessaires. Jamais ils n'auraient accompli autant de choses en plein air dans un champ.

Ils mangèrent de bon cœur, avec une pensée émue pour les révolutionnaires précédents, qui avaient été sûrement contraints de se contenter de haricots blancs en conserve et de biscuits secs.

– Rien que par ça on innove, dit Julie, qui en oubliait son anorexie.

Ensemble, ils firent la vaisselle en chantant. «Si ma mère me voyait, elle n'en reviendrait pas», pensa Julie. Jamais elle n'avait pu l'obliger à faire la vaisselle. Or, là, elle y prenait du plaisir.

Après le déjeuner, un garçon gratta de la guitare sur le podium et susurra des airs langoureux. Des couples dansèrent lentement sur la pelouse. Paul invita Elisabeth, une fille bien en chair, que les amazones du club de aïkido s'étaient donnée spontanément pour leader.

Léopold s'inclina devant Zoé et eux aussi dansèrent, serrés l'un contre l'autre.

– Je ne sais pas si on a bien fait de le laisser chanter, s'agaça Julie en fixant le chanteur de charme. Ça donne un côté mièvre à notre révolution.

– Ici, tous les genres de musique ont le droit de s'exprimer, rappela David.

Narcisse plaisantait avec un grand type musclé qui lui expliquait comment il entretenait son corps en pratiquant le body-building. Ayant encore en bouche le goût du hors-d'œuvre, il lui demanda s'il n'avait jamais eu l'idée de s'enduire le corps d'huile d'olive pour mettre en valeur ses muscles les plus saillants.

Ji-woong invita Francine; ils dansèrent enlacés.

David tendit la main à une amazone blondinette et réussit à très bien danser sans sa canne. Sans doute s'appuyait-il sur sa mignonne partenaire. À moins que la révolution ne lui ait fait oublier son rhumatisme articulaire chronique.

Conscients que la situation était éphémère, tous cherchaient à en profiter. Des couples s'embrassèrent. Julie les contempla, mi-ravie, mi-jalouse.

Elle nota: Règle révolutionnaire n° 5: La révolution, somme toute, c'est assez aphrodisiaque.

Paul embrassa Elisabeth avec appétit. Chez lui, si intéressé par tous les sens, l'essentiel des plaisirs passait par la bouche et la langue.

– Vous dansez Julie?

Le professeur d'économie se tenait devant elle. Elle s'étonna:

– Tiens, vous êtes là, vous?

Elle fut encore plus surprise quand il déclara avoir assisté au concert de leur groupe, participé ensuite à la bataille contre les CRS et s'être à chaque fois bien amusé.

Décidément les professeurs pouvaient être des amis, se dit-elle.

Elle considéra la main tendue. L'invite lui parut un peu déplacée. Entre professeurs et élèves, il existe un mur difficile à franchir. Lui était visiblement prêt à sauter le pas. Pas elle.

– La danse ne m'intéresse pas, annonça-t-elle.

– Moi aussi, je déteste ça, rétorqua-t-il en lui prenant le bras.

Elle se laissa conduire pendant quelques mesures puis se dégagea:

– Excusez-moi. Je n'ai vraiment pas la tête à ça.

– Le professeur d'économie resta coi.

Julie attrapa alors la main d'une amazone et la mit dans celle du professeur d'économie.

– Elle fera ça mille fois mieux que moi, dit-elle.

Elle s'était à peine éloignée qu'un homme filiforme se dressait devant elle.

– Je peux me présenter? Oui, non? Je me présente quand même: Yvan Boduler, vendeur d'espace publicitaire. Je me suis retrouvé par hasard emporté par votre petite fête et j'ai peut-être quelque chose à vous proposer.

Sans répondre, elle ralentit le pas, ce qui suffit à encourager l'autre. Il accéléra le débit de sa voix pour mieux capter son intérêt.

– Votre petite fête est vraiment bien. Vous disposez d'un lieu, il y a ici un tas de jeunes rassemblés, un groupe de rock, des artistes en herbe, tout cela va attirer assurément l'attention des médias. Je pense qu'il faudrait trouver des sponsors pour mieux continuer le bal. Si vous le voulez, je peux vous décrocher quelques contrats avec des marques de sodas, de vêtements, des radios peut-être.

Elle ralentit encore, ce que l'autre prit pour une marque d'approbation.

– On n'aurait pas besoin d'être ostentatoires. Juste quelques banderoles par-ci, par-là. Et, bien sûr, cela vous ferait une arrivée d'argent pour améliorer le confort de votre petite fête.

La jeune fille hésita. Elle s'arrêta, sembla troublée. Elle regarda fixement le bonhomme.

– Désolée. Non. Ça ne nous intéresse pas.

– Pourquoi non?

– Ce n'est pas une… petite fête. C'est une révolution.

Elle était irritée car, elle le savait pertinemment, tant qu'il n'y aurait pas de victime, de l'avis général, leur rassemblement ne resterait qu'une simple kermesse. De là à la transformer en foire publicitaire, il y avait de la marge.

Elle enrageait. Pourquoi fallait-il absolument que le sang coule pour qu'on prenne une révolution au sérieux?

Yvan Boduler se rattrapa de son mieux:

– Écoutez, on ne sait jamais. Si vous changez d'avis, je me fais fort de contacter des amis et…

Elle le sema parmi les danseurs. Elle imaginait la Révolution française avec, au milieu des étendards tricolores rougis de sang, une banderole clamant: «Buvez Sans-Culotte, la bière de tous les vrais révolutionnaires épris de fraîcheur et de houblon.» Et pourquoi pas la Révolution russe avec des réclames pour de la vodka et la Révolution cubaine avec des publicités pour des cigares?

Elle se rendit dans la salle de géographie.

Elle était énervée mais elle se calma. Elle voulait absolument devenir experte en révolution et elle ouvrit l'Encyclopédie pour y étudier de nouvelles expériences révolutionnaires. La lecture à l'envers dans un miroir lui dévoila de nouveaux textes cachés dans les textes.

Pour chacune de ces expériences, elle mit une note dans la marge, souligna les erreurs et les innovations. Avec de l'assiduité et de l'attention, elle espérait tirer les grandes règles révolutionnaires et trouver quelle forme de société utopique était susceptible de fonctionner ici et maintenant.

126. ENCYCLOPÉDIE

UTOPIE DE FOURIER: Charles Fourier était un fils de drapier né à Besançon en 1772. Dès la révolution de 1789, il fait preuve d'étonnantes ambitions pour l'humanité. Il veut changer la société. Il explique ses projets en 1793 aux membres du Directoire qui se moquent de lui. Dès lors, il décide de se ranger et devient caissier.

Lorsqu'il a du temps libre, Charles Fourier poursuit néanmoins sa marotte de la recherche d'une société idéale qu'il décrira dans les moindres détails dans plusieurs livres dont Le Nouveau Monde industriel et sociétaire.

Selon cet utopiste, les hommes devraient vivre en petites communautés de mille six cents à mille huit cents membres. La communauté, qu'il nomme phalange, remplace la famille. Sans famille, plus de rapports parentaux, plus de rapports d'autorité. Le gouvernement est restreint au plus strict minimum. Les décisions importantes se prennent en commun, au jour le jour, sur la place centrale. Chaque phalange est logée dans une maison-cité que Fourier appelle le «phalanstère». Il décrit très précisément son phalanstère idéal: un château de trois à cinq étages. Au premier niveau, des rues rafraîchies en été par des jets d'eau, chauffées en hiver par de grandes cheminées. Au centre se trouvent une Tour d'ordre où sont installés l'observatoire, le carillon, le télégraphe Chappe, le veilleur de nuit. Il souhaite procéder à des croisements entre des lions et des chiens afin de créer une nouvelle espèce apprivoisée. Ces chiens-lions serviraient en même temps de montures et de gardiens du phalanstère. Charles Fourier était persuadé que si l'on appliquait ses idées à la lettre partout dans le monde, les habitants des phalanstères connaîtraient une évolution naturelle, visible sur leur organisme. Cette évolution se manifesterait notamment par la pousse d'un troisième bras au niveau de la poitrine. Un Américain construisit un phalanstère fidèle aux plans.de Fourier. En raison de problèmes architecturaux, ce fut un fiasco total. La porcherie avec ses murs de marbre était le lieu le plus soigné de l'endroit mais, problème, on avait oublié d'y prévoir des portes et on devait introduire les porcs au moyen de grues.

Des phalanstères approximatifs ou des communautés du même esprit furent créés par des disciples de Fourier partout dans le monde, notamment en Argentine, au Brésil, au Mexique et aux États-Unis. A sa mort, Fourier renia tous ses disciples.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

127. DEUXIÈME JOUR DE LA RÉVOLUTION DES DOIGTS

Phéromone d'alerte.

Le réveil est brutal. Hier soir, toutes se sont couchées en rêvant des technologies futuristes des Doigts et de l'infinité de leurs applications, et, ce matin, des phéromones piquantes inondent le campement des révolutionnaires pro-Doigts.

Alerte.

Princesse 103e dresse les antennes. En fait, ce n'est pas le matin. Cette lumière et cette chaleur ne proviennent en aucune manière d'un lever de soleil. Les fourmis ont un petit soleil bien à elles dans leur refuge de bois de pin. On appelle cela un… incendie.

Hier soir, les fourmis ingénieurs du feu se sont endormies en laissant des braises près d'une feuille sèche. Cela a suffi pour l'embraser et, en quelques secondes, d'autres feuilles se sont enflammées. Personne n'a eu le temps de réagir. Maintenant, les jolies lumières irisées jaunes et rouges se sont transformées en monstres • carnivores lumineux.

Fuyons!

C'est la panique, tout le monde veut sortir au plus vite du trou de l'arbre. Pour ajouter au problème, il s'avère que ce qu'elles ont pris pour un nid d'écureuil est certes un nid d'écureuil, mais ce qu'elles avaient cru être de la mousse dans le fond n'en est pas. C'est l'écureuil lui-même.

Réveillé par le feu, le gros animal s'élance d'un bond hors du trou, renversant tout sur son passage et précipitant les fourmis au fond du tronc creux.

Elles sont prises au piège. Attisé par le courant de la chute, le feu prend considérablement ses aises et les entoure de fumées qui commencent à les asphyxier.

Princesse 103e cherche désespérément Prince 24e. Elle émet des phéromones d'appel.

24e!

Mais elle se souvient: lors de la première croisade, la pauvre créature avait la malédiction de se perdre, quel que soit l'endroit.

Le feu grandit.

Chacun cherche le salut comme il peut. Des insectes xylophages creusent les parois de la caverne de bois à vives mandibules.

Le feu croît. De longues flammèches lèchent maintenant les murs intérieurs. Les fourmis anti-feu signalent qu'on aurait mieux fait de les écouter: le feu doit rester tabou. On leur répond que ce n'est pas le moment de discuter. Peu importe qui a raison ou tort, il faut sauver coûte que coûte sa chitine.

Les révolutionnaires pro-Doigts tâchent de leur mieux de remonter la paroi mais beaucoup retombent. Leurs corps s'effondrent parmi les feuilles sèches enflammées et s'embrasent aussitôt. Leurs carapaces fondent.

Cependant, le feu n'a pas que des inconvénients. Il fournit un surcroît d'énergie aux insectes dont la vivacité dépend de la température.

24e! lance Princesse 103e.

Il n'y a pas trace de Prince 24e.

La teirible scène rappelle à Princesse 103e un grand moment du film Autant en emporte le vent, l'incendie d'Atlanta. Le moment n'est pas cependant à la nostalgie de ia télévision des Doigts. Voilà où ça les a menées de vouloir trop vite les copier.

On ne le trouvera pas. Essayons de nous sortir de là, émet 5e dans la confusion générale.

Et comme Princesse 103e semble vouloir s'attarder à la recherche du sexué, 5e la bouscule et lui indique un trou dans le bois à peine libéré par un insecte xylophage et déjà rebouché par un coléoptère trop gros. Elles frappent avec leur crâne et poussent avec leurs pattes pour l'en dégager, mais elles n'ont pas assez de force.

103e réfléchit. Ce que la technologie doigtesque mal contrôlée a provoqué de mal, une autre technologie doig-tesque bien contrôlée peut sûrement le réparer. Elle demande aux douze jeunes exploratrices de ramasser une branchette et de l'introduire dans l'interstice afin de l'utiliser comme levier.

L'escouade, qui a déjà été témoin du peu de résultat du levier sur l'œuf de gigisse, ne montre guère d'empressement malgré les arguments de 103e. De toute manière, personne n'a d'autre solution à proposer et le temps manque pour réfléchir à d'autres idées.

Les fourmis introduisent donc la brindille et se perchent au bout pour faire levier. 8e se suspend dans le vide et fait des tractions avec ses pattes pour peser plus lourd. Cette fois-ci, ça marche. Leur force est démultipliée. Le coléoptère bouche-trou est dégagé. Enfin une issue à ce brasier.

C'est étrange de quitter cette vive et chaude lumière pour ne trouver à l'extérieur que le noir et le froid.

La nuit ne reste d'ailleurs pas sombre très longtemps car, d'un coup, l'arbre tout entier se transforme en torche. Le feu est vraiment l'ennemi des arbres. Tout le monde fuit ventre à terre, antennes rabattues en arrière. Soudain, le souffle brûlant d'une déflagration les projette en avant.

Autour d'elles, toutes sortes d'insectes galopent, paniqués.

Le feu a perdu de sa timidité. Il s'est transformé en un monstre immense qui n'en finit pas de grandir et de s'élargir et, quoique dépourvu de pattes, persiste à les poursuivre. Le bout de l'abdomen de 5e s'enflamme et elle l'éteint en le frottant dans les herbes.

La nature frémit et se pare de teintes pourpres. Les herbes sont rouges, les arbres sont rouges, la terre est rouge. Princesse 103e court, le feu rouge à ses trousses.

128. EN PLEINE EBULLITION

Au soir du deuxième jour, des groupes de rock se créaient spontanément et se succédaient sur le podium. Les huit «fourmis» ne jouaient plus, elles s'étaient rassemblées dans leur local du club de musique pour un pow-wow.

Julie affichait un ton de plus en plus décidé.

– Il faut faire décoller notre Révolution des fourmis. Si nous n'agissons pas, l'événement va retomber comme un soufflé. Nous sommes ici cinq cent vingt et un êtres humains. Profitons de ce vivier. Utilisons à fond les idées et les imaginations de tous. Il faut qu'ensemble nos énergies soient surdimensionnées.

Elle s'interrompit:

– …1 + 1 = 3 pourrait être une devise pour notre Révolution des fourmis!

De surcroît, la phrase était déjà inscrite sur le drapeau flottant en haut du mât. Ils ne faisaient que redécouvrir ce qu'ils possédaient déjà.

– Oui, ça nous convient davantage que «Liberté-Égalité-Fraternité», reconnut Francine. 1 + 1=3 signifie que la fusion des talents est supérieure à leur simple addition.

– Un système social fonctionnant à son apogée donnerait cela. C'est une belle utopie, admit Paul.

Ils tenaient leur mot d'ordre.

– À présent, c'est à nous de donner l'impulsion afin que les autres suivent, lança Julie. Je suggère qu'on y réfléchisse toute la nuit et que, demain matin, nous nous retrouvions pour que chacun propose son chef-d'œuvre, j'entends par là un projet original exprimant le meilleur de ce qu'il sait faire.

– Chaque projet retenu devra s'appliquer de façon pratique afin d'alimenter les finances de la Révolution, précisa Ji-woong.

David déclara qu'il y avait des ordinateurs dans le lycée. Branchés sur Internet, ils répandraient les idées de la Révolution des fourmis. Il était également possible de s'en servir pour créer des sociétés commerciales et, donc, de gagner de l'argent sans sortir du lycée.

– Pourquoi ne pas nous doter d'un service télématique? suggéra Francine. Les gens pourraient ainsi nous soutenir à distance, nous envoyer des dons, nous soumettre des projets. Avec cette messagerie, nous exporterions notre révolution.

La proposition fut approuvée. Faute de relais médiatiques, ils exploiteraient le relais informatique pour disséminer leurs idées et tisser un réseau d'entraide par-delà leurs murailles.

Dehors, la fête du troisième soir fut encore plus délirante que celles des jours précédents. L'hydromel coulait à flots. Des garçons et des filles dansaient autour du feu. Des couples s'enlaçaient près des braises. Des cigarettes de marijuana de bonne qualité circulaient à foison et embaumaient la cour d'une odeur opiacée. Des tam-tams entretenaient de leurs battements un climat de délire.

Julie et ses amis ne participaient pourtant pas à la danse. Chacune dans une salle de classe, les «fourmis» peaufinaient leurs projets. Vers trois heures du matin, Julie, qui commençait à se sentir exténuée et qui mangeait de plus en plus, jugea qu'il était temps pour tous de dormir. Ils s'allongèrent tous les huit dans le local de répétition, sous la cafétéria, leur tanière.

Narcisse l'avait redécorée pour la circonstance. Pour tout ornement, il n'avait trouvé que des draps et des couvertures. Alors, il en avait mis partout. Il en avait recouvert le sol, les murs et même le plafond de plusieurs épaisseurs. Il en avait fait des fauteuils, des chaises et une table. Ils ne disposaient plus de beaucoup de place pour jouer mais d'un nid tiède et parfait. Léopold pensa que les appartements devraient comporter une pièce semblable, sans lignes droites et sans angles, avec un plancher au relief mou et modulable à l'infini.

Julie apprécia l'aménagement. Tout naturellement, et sans pudeur inutile, les autres vinrent se rouler et se serrer contre elle. Ils pensaient que tout allait trop bien pour pouvoir durer. Julie s'enveloppa de couvertures à la manière d'une momie égyptienne. Elle sentait contre elle David et Paul. Ji-woong était à l'autre bout du matelas. Ce fut quand même de lui qu'elle rêva.

129. ENCYCLOPÉDIE

L'OUVERTURE PAR LES LIEUX: Le système social actuel est défaillant: il ne permet pas aux jeunes talents d'émerger, ou bien il ne les autorise à émerger qu'après les avoir fait passer par toutes sortes de tamis qui, au fur et à mesure, leur enlèvent toute saveur.

Il faudrait mettre sur pied un réseau de «lieux ouverts» où chacun pourrait, sans diplômes et sans recommandations particulières, présenter librement ses œuvres au public.

Avec des lieux ouverts, tout devient possible. Par exemple, dans un théâtre ouvert, tout le monde présenterait son numéro ou sa scène sans subir de sélection préalable. Seuls impératifs: s'inscrire au moins une heure avant le début du spectacle (pas la peine de présenter ses papiers, il suffirait d'indiquer son prénom) et ne pas dépasser six minutes. Avec un tel système, le public risque de subir quelques avanies, mais les mauvais numéros seraient hués et les bons seraient retenus. Pour que ce type de théâtre soit viable économiquement, les spectateurs y achèteraient leur place au prix normal. Ils y consentiraient volontiers car, en deux heures, ils auraient droit à un spectacle d'une grande diversité. Pour soutenir l'intérêt et éviter que les deux heures ne soient, le cas échéant, qu'un défilé de débutants malhabiles, des professionnels confirmés viendraient à intervalles réguliers soutenir les postulants. Ils se serviraient de ce théâtre ouvert comme d'un tremplin, quitte à annoncer: «Si vous voulez voir la suite de la pièce, venez tel jour et en tel lieu.»

Ce type de lieu ouvert pourrait ensuite se décliner ainsi:

– cinéma ouvert: avec des courts métrages de dix minutes proposés par des cinéastes débutants,

– salle dé concerts ouverte: pour chanteurs et musiciens en herbe,

– galerie ouverte: avec la libre disposition de deux mètres carrés chacun pour sculpteurs et peintres encore inconnus,

– galerie d'invention ouverte: mêmes impératifs d'espace pour les inventeurs que pour les artistes. Ce système de libre présentation s'étendrait aux architectes, aux écrivains, aux informaticiens, aux publîcistes… Il court-circuiterait les lourdeurs administratives. Les professionnels disposeraient ainsi de lieux où recruter de nouveaux talents, sans passer par les agences traditionnelles qui font perpétuellement office de sas.

Enfants, jeunes, vieux, beaux, laids, riches, pauvres, nationaux ou étrangers, tous disposeraient alors des mêmes chances et ne seraient jugés que sur les seuls critères objectifs: la qualité et l'originalité de leur travail.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

130. MANQUE D'EAU

Pour s'élancer et s'étendre, le feu a besoin de vent et de combustible proche. Ne trouvant ni l'un ni l'autre, l'incendie s'est contenté de manger l'arbre. Une petite bruine-surprise a fini de le mettre à bas. Dommage que cette eau ne soit pas tombée plus tôt.

Les révolutionnaires pro-Doigts se comptent. Les rangs sont clairsemés. Beaucoup sont mortes et, pour les rescapées, l'émotion a été trop forte, elles préfèrent regagner leurs nids ancestraux ou leur jungle préhistorique où elles dormiront la nuit sans crainte d'être réveillées par des flammèches carnivores.

15e, l'experte en chasse, propose à l'assemblée de se mettre en quête de nourriture, car le feu a fait fuir le gibier sur plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Princesse 103e assure que, là-haut, les Doigts mangent les aliments brûlés.

Les Doigts affirment même que c'est meilleur que la viande crue.

Les fourmis et les Doigts étant tous deux omnivores, il est possible que ce qui est comestible pour les Doigts le soit aussi pour les fourmis. L'entourage n'est pas convaincu. 15e s'empare courageusement d'une dépouille d'insecte calciné. Avec ses mandibules, elle dégage un cuissot de sauterelle grillée et approche le bout de ses labiales.

Elle n'a pas le temps d'en déguster une miette qu'elle bondit déjà de douleur. C'est chaud. 15e vient de découvrir une loi première de la gastronomie: pour manger de la nourriture cuite, il faut d'abord attendre qu'elle refroidisse un peu. Prix de cette leçon: elle a l'extrémité des labiales insensible et, plusieurs jours durant, le seul moyen qu'elle aura de reconnaître le goût d'un aliment sera de le flairer avec ses antennes.

L'idée fait cependant recette. Toutes tâtent de l'insecte cuit et trouvent ça plutôt meilleur. Cuits, les coléoptères sont plus croustillants, leurs carapaces s'effritent et sont donc moins longues à mâcher. Cuites, les limaces changent de couleur et sont plus faciles à couper. Cuites, les abeilles sont délicieusement caramélisées.

Les fourmis s'élancent pour manger leurs compagnons d'aventure avec d'autant plus d'appétit que la peur leur a creusé l'estomac et le jabot social.

Princesse 103e est toujours anxieuse. Ses antennes pendent sur ses yeux et elle baisse la tête.

Où est Prince 24e?

Elle le cherche partout.

Ou est 24e? répète-t-elle, en courant de gauche et de droite.

Elle s'est complètement entichée de cette 24e, signale une jeune Belokanienne.

Prince 24e, précise une autre.

Maintenant, toutes savent que 24e est un mâle et 103e une femelle. Et c'est ainsi que, sur cette conversation, naît un comportement myrmécéen nouveau: les commérages sur la vie des personnes connues. Comme il n'existe pas encore de presse chez les révolutionnaires pro-Doigts, le phénomène ne prend pas trop d'ampleur.

Où es-tu, Prince 24e? émet la princesse, de plus en plus angoissée.

Et elle erre parmi les cadavres à la recherche de son ami égaré. Parfois, elle exige même de certaines fourmis qu'elles lâchent leur nourriture afin de vérifier s'il ne s'agit pas de prince 24e. À d'autres moments, elle assemble un bout de tête à un lambeau de thorax pour essayer de reconstituer son compagnon perdu.

De guerre lasse, elle finit par renoncer et reste là, abattue.

Princesse 103e aperçoit plus loin les ingénieurs du feu. Dans les catastrophes, ce sont toujours les responsables qui s'en tirent le mieux. Une bagarre éclate entre pro et anti-feu, mais comme les fourmis ne connaissent pas encore la culpabilité ni les mises en jugement et qu'elles sont très friandes de toutes ces gourmandises grillées éparses, les chamailleries ne durent pas.

Princesse 103e étant accaparée par sa recherche de 24e, 5e prend le relais à la tête de la troupe.

Elle regroupe l'escouade et suggère de s'éloigner de ce lieu de mort afin de découvrir de nouveaux pâturages verdoyants, toujours dans la direction de l'ouest. Elle dit que la menace de la pancarte blanche pèse toujours sur Bel-o-kan et que, si les Doigts contrôlent le feu et le levier, deux techniques dont elles ont mesuré les ravages, assurément ils sont à même de détruire leur cité et ses alentours.

Une fourmi ingénieur du feu insiste pour qu'on récupère une petite braise qu'on entretiendra dans un caillou creux. Au début, tout le monde veut l'en empêcher, mais 5e comprend que c'est peut-être là leur dernier atout pour survivre jusqu'à leur nid. Trois insectes entreprennent donc de transporter le caillou creux et sa braise orange comme s'il s'agissait d'une arche d'alliance avec les dieux doigtés.

Deux fourmis sont furieuses de voir le feu si destructeur entretenu par la troupe et préfèrent abandonner. Elles ne sont finalement plus que trente-trois fourmis, les douze exploratrices et 103e, plus quelques comparses de l'île du Cornigera. Elles suivent la course du soleil, très haut dans le ciel.

131. LES HUIT BOUGIES

Troisième jour. Les huit s'étaient levés dès l'aube pour peaufiner leurs projets respectifs.

– Ce serait bien que nous nous réunissions dans le laboratoire d'informatique tous les matins vers neuf heures pour faire le point, proposa Julie.

Ji-woong se plaça le premier au centre du cercle de ses compagnons. Il annonça que le serveur informatique «Révolution des fourmis» était maintenant en place sur le réseau Internet. Il s'y était attelé dès six heures du matin et il y avait déjà quelques appels.

Allumant un écran, il présenta son serveur. Sur la page d'affichage, il y avait leur symbole avec les trois fourmis en Y, la devise 1 + 1 = 3 et en gros titre: RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Ji-woong leur fît visiter le service agora qui permettait les débats publics, le service information qui annonçait leurs activités quotidiennes, et le service soutien qui permettait aux connectés de s'inscrire dans les programmes en cours.

– Tout fonctionne. Les connectés veulent surtout comprendre pourquoi nous avons nommé notre mouvement «Révolution des fourmis» et quel rapport ça a avec ces insectes.

– Justement, il nous faut creuser notre originalité. L'association aux fourmis est un thème inattendu de révolte, raison de plus pour le revendiquer, affirma Julie.

Les Sept Nains approuvèrent.

Ji-woong leur apprit que, toujours par ordinateur et sans sortir du lycée, il avait déposé le nom «Révolution des fourmis» et ouvert une SARL qui leur permettrait de développer des projets. Il tapa sur le clavier. Les statuts de la société apparurent, ainsi que sa comptabilité à venir.

– Désormais, non seulement nous sommes un groupe de rock, non seulement nous sommes un groupe de jeunes occupant le lycée et un serveur informatique, mais nous sommes aussi une société économique capitaliste à part entière. Ainsi, nous battrons le vieux monde avec ses propres armes, annonça Ji-woong.

Tous scrutaient l'écran.

– C'est bien, dit Julie, mais notre SARL «Révolution des fourmis» doit reposer sur des piliers économiques solides. Si nous nous contentons de faire la fête, le mouvement s'étiolera très vite. Avez-vous élaboré des projets qui nous permettront de faire tourner notre SARL?

Narcisse se plaça à son tour au centre des regards.

– Mon idée est de créer une collection de vêtements «Révolution des fourmis», inspirée des insectes. Je privilégierai les matériaux made in Insectland, pas seulement la soie du ver à soie mais aussi celle de l'araignée dont la solidité, la légèreté et la souplesse sont telles qu'elle sert à la fabrication des gilets pare-balles dans l'armée américaine. Je compte reproduire des motifs d'ailes de papillon sur les tissus et utiliser ceux des carapaces de scarabée pour une ligne de bijoux.

Il leur soumit quelques croquis et échantillons auxquels il avait travaillé toute la nuit. Tous approuvèrent; c'est ainsi que la SARL «Révolution des fourmis» créa aussitôt sa première filiale, laquelle concernerait les vêtements et la mode. Ji-woong ouvrit un module de gestion réservé aux productions de Narcisse. Nom de code: «Société Papillon». Simultanément, il créa une vitrine virtuelle où seraient présentés aux connectés les modèles inventés par Narcisse à partir de l'observation des insectes.

Puis, ce fut au tour de Léopold de présenter son projet.

– Mon idée est de fonder une agence d'architecture afin de fabriquer des maisons insérées dans des collines.

– Quel en est l'intérêt?

– La terre protège idéalement du chaud, du froid mais aussi des radiations, des champs magnétiques et de la poussière, expliqua-t-il. La colline résiste au vent, à la pluie et à la neige. La terre est le meilleur matériau de vie.

– En fait, tu veux construire des maisons troglodytes. Elles ne risquent pas d'être un peu sombres? demanda Julie.

– Pas du tout. Il suffit de creuser au sud une baie vitrée en guise de solarium et, au sommet, une baie zénithale qui permette de voir en permanence la succession des jours et des nuits. Ainsi, les habitants de ce type de maisons vivront pleinement au milieu de la nature. Le jour, ils profiteront du soleil. Ils pourront bronzer à la fenêtre. La nuit, ils s'endormiront en regardant les étoiles.

– Et à l'extérieur? questionna Francine.

– Il y aura de la pelouse, des fleurs, des arbres sur les murs extérieurs. L'air embaumera la verdure. C'est une maison fondée sur la vie, pas comme celles en béton! Les murs respireront. Les murs feront leur photosynthèse. Les murs seront recouverts de vie végétale et animale.

– Pas bête. En plus, tes constructions ne dépareront pas le paysage, remarqua David.

– Et pour les sources d'énergie? demanda Zoé.

– Des capteurs solaires installés au sommet de la colline fourniront l'électricité. Il est possible de bien vivre dans une maison incluse dans une colline sans renoncer au confort et à la modernité, souligna Léopold.

Il leur présenta les plans de sa maison idéale. Elle était en forme de dôme et semblait en effet confortable et spacieuse.

C'était donc ça que concoctait Léopold depuis le temps qu'il dessinait des habitations utopiques! Tous savaient que, comme la plupart des Indiens, il cherchait à sortir du concept de maison carrée pour intégrer des formes rondes. Une maison-colline, ce n'était en fait qu'un très grand tipi, si ce n'est que les murs en étaient plus épais.

Ils étaient enthousiastes et Ji-woong s'empressa d'ajouter sur son ordinateur cette nouvelle filiale architecturale. Il demanda simplement à Léopold de dessiner et de mettre en volume avec des images de synthèse sa maison idéale afin que les gens puissent la visiter et en apprécier les avantages. Cette seconde filiale fut baptisée «Société la Fourmilière».

Au tour de Paul d'entrer dans le cercle.

– Mon idée est de créer une ligne de produits alimentaires à base de productions d'insectes: miels, miellats, champignons, mais aussi propolis, gelée royale… Je pense pouvoir inventer des goûts inconnus et des saveurs nouvelles en puisant dans le monde des insectes. Les fourmis fabriquent à partir du miel de puceron un alcool qui ressemble beaucoup à notre hydromel, d'où mon idée de varier aussi les hydromels pour en découvrir de nouvelles nuances.

Il sortit un flacon et leur fit goûter un peu de sa boisson; tous reconnurent qu'elle était bien meilleure que la bière ou le cidre.

– Elle est parfumée au miellat de puceron, précisa Paul. J'en ai trouvé dans les rosiers du lycée et je l'ai fait fermenter cette nuit avec de la levure dans les cornues de la salle de chimie.

– Commençons par déposer une marque d'hydromel, dit Ji-woong en s'activant sur l'ordinateur. Ensuite, nous le vendrons par correspondance.

La société et sa ligne d'aliments furent donc baptisées «Hydromel».

À Zoé.

– Dans l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Edmond Wells prétend que les fourmis parviennent à des C.A., des Communications Absolues, en joignant leurs antennes et en branchant ainsi directement leurs cerveaux l'un sur l'autre. Ça m'a fait rêver. Si les fourmis y parviennent, pourquoi pas les humains? Edmond Wells suggère de fabriquer des prothèses nasales adaptées au système olfactif humain.

– Tu veux instaurer un dialogue phéromonal humain?

– Oui. Mon idée est de tenter de fabriquer cette machine. En se dotant d'antennes, les humains se comprendraient mieux.

Elle emprunta l'Encyclopédie de Julie et montra à tous les plans de l'étrange appareil dessiné par Edmond Wells: deux cônes soudés d'où partaient deux antennes fines et recourbées.

– Dans l'atelier de travaux pratiques des brevets d'études techniques, il y a tout ce qu'il faut pour fabriquer ça: des moules, des résines de synthèse, des composants électroniques… Heureusement que le lycée comprend cette section technique, nous avons ainsi à notre portée un vrai atelier équipé d'outils de haute technologie.

Ji-woong se montra sceptique. À court terme, il ne voyait pas quelle activité économique pouvait en découler. Comme l'idée de Zoé amusait le reste du groupe, il fut décidé de lui allouer un budget dit de «recherche théorique en communication» afin qu'elle commence à bricoler ses «antennes humaines».

– Mon projet n'est pas rentable non plus, indiqua Julie en se plaçant au centre du cercle. Lui aussi est lié à une invention bizarre décrite dans l'Encyclopédie.

Elle tourna les pages et leur présenta un schéma, un plan parcouru d'indications fléchées.

– Edmond Wells appelle cette machine une «Pierre de Rosette», probablement en hommage à Champollion qui a ainsi baptisé le fragment de stèle qui lui a permis de déchiffrer les hiéroglyphes de l'Egypte antique. La machine d'Edmond Wells décompose les molécules odorantes des phéromones fourmis de façon à les transformer en mots intelligibles par les humains. De même, en sens inverse, elle décompose nos mots pour les traduire en phéromones fourmis. Mon idée est de tenter de construire cette machine.

– Tu plaisantes?

– Mais non! Il y a longtemps que, techniquement, il est possible de décomposer et de recomposer des phéro-mones fourmis; seulement, personne n'en a saisi l'intérêt. Le problème, c'est que toutes les études scientifiques concernant les fourmis ont toujours eu pour but de les exterminer pour en débarrasser nos cuisines. C'est comme si on avait confié l'étude du dialogue avec les extraterrestres à des entreprises de boucherie.

De quoi as-tu besoin comme matériel? interrogea Ji-woong.

– Un spectromètre de masse, un chromatographe, un ordinateur et, bien sûr, une fourmilière. Les deux premiers engins, je les ai déjà dénichés dans la section de préparation au B.E.P. de parfumeur. Quant à la fourmilière, j'en ai vu une dans le jardin du lycée.

Le groupe ne semblait pas enthousiaste.

– Il est normal qu'une Révolution des fourmis s'intéresse aux fourmis, insista Julie, face aux mines sceptiques de ses amis.

Ji-woong estimait qu'il valait mieux que leur chanteuse conserve son rôle de figure de proue de leur révolution et ne se disperse pas en se lançant dans des recherches ésotériques. Elle tenta un suprême argument:

– Peut-être que l'observation et la communication avec les fourmis nous aideront à mieux gérer notre révolution.

Ils s'y plièrent et Ji-woong lui alloua un deuxième budget «recherche théorique».

Puis ce fut au tour de David.

– J'espère que ton projet sera plus rentable dans l'immédiat que ceux de Zoé et Julie, lança le Coréen.

– Après l'esthétique fourmi, après les saveurs fourmis, après l'architecture fourmi, après le dialogue anten-naire, après le contact direct avec les fourmis, mon idée est de créer un bouillonnement de communications semblable à celui d'une fourmilière.

– Explique-toi.

– Imaginez un carrefour où, quel qu'en soit le domaine, toutes les informations se rejoignent et se confrontent les unes aux autres. Pour l'instant, j’ai appelé ça le «Centre des questions». En fait, c'est tout simplement un serveur informatique qui se propose de répondre à toutes les questions qu'un humain peut se poser. C'est le concept même de l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu: rassembler le savoir d'une époque et le redistribuer pour que tous puissent en profiter. C'est aussi ce qu'ont souhaité réaliser Rabelais, Léonard de Vinci et les encyclopédistes du dix-huitième siècle.

– Encore une bonne œuvre qui ne nous rapportera rien! soupira Ji-woong.

– Pas du tout! Attends un peu, protesta David. Toute question a un prix et nous facturerions notre réponse en fonction de sa complexité ou des difficultés à la trouver.

– Je ne comprends pas.

– De nos jours, la vraie richesse, c'est le savoir. Il y a eu tour à tour l'agriculture, la production d'objets manufacturés, le commerce, les services; à présent, c'est le savoir. Le savoir est en soi une matière première. Celui qui est suffisamment savant en météorologie pour prévoir avec exactitude le temps de l'année prochaine est à même d'indiquer où et quand planter des légumes pour obtenir un rendement maximal. Celui qui sait au mieux où implanter son usine pour en tirer la meilleure production au moindre coût gagnera plus d'argent. Celui qui connaît la vraie bonne recette de la soupe au pistou peut ouvrir un restaurant qui gagnera de l'argent. Ce que je propose c'est de créer la banque de données absolue, celle qui répondra, je le répète, à toutes les questions qu'un humain peut se poser.

– La soupe au pistou et quand planter les légumes? ironisa Narcisse.

– Oui, c'est infini. Cela va de «quelle heure est-il très précisément?» question que nous facturerons peu cher, à «quel est le secret de la pierre philosophale?» qui coûtera bien plus. Nous délivrerons des réponses tous azimuts.

– Tu n'as pas peur de délivrer des secrets qui ne doivent pas être révélés? demanda Paul.

– Lorsqu'on n'est pas prêt à entendre ou à comprendre une réponse, elle ne nous profite pas. Si je te donnais, à cet instant, le secret de la pierre philosophale ou du Graal, tu ne saurais quoi en faire.

Cette réponse suffit à convaincre Paul.

– Et toi, comment feras-tu pour avoir réponse à tout?

– Il faut s'organiser. Nous nous brancherons sur toutes les banques de données informatiques courantes, banques de données scientifiques, historiques, économiques, etc. Nous utiliserons également le téléphone pour demander des réponses aux instituts de sondages, à de vieux sages, recouper des informations, avoir recours à des agei ces de détectives, aux bibliothèques du monde entier. En fait, je propose d'utiliser intelligemment les réseaux et les banques d'information qui existent déjà afin de créer un carrefour du savoir.

– Très bien, j'ouvre la filiale «Centre des questions», annonça Ji-woong. Nous lui allouerons le plus gros disque dur et le plus rapide des modems du lycée.

Francine se plaça à son tour au centre du cercle. Après le projet de David, il semblait impossible de surenchérir. Pourtant Francine semblait sûre d'elle, comme si elle avait gardé le meilleur pour la fin.

– Mon projet est, lui aussi, lié aux fourmis. Que sont-elles pour nous? Une dimension parallèle mais plus petite, donc nous n'y prêtons pas attention. Nous ne déplorons pas leurs morts. Leurs chefs, leurs lois, leurs guerres, leurs découvertes nous sont inconnus. Pourtant, de nature, nous sommes attirés par les fourmis car, intuitivement, dès l'enfance, nous savons que leur observation nous renseigne sur nous-mêmes.

– Où veux-tu en venir? demanda Ji-woong, dont le seul souci était: cette idée donnera-t-elle lieu à une filiale ou pas?

Francine prenait son temps.

– Comme nous, les fourmis vivent dans des cités parcourues de pistes et de routes. Elles connaissent l'agriculture. Elles se livrent à des guerres de masse. Elles sont séparées en castes… Leur monde est semblable au nôtre, en plus petit, c'est tout.

– D'accord, mais en quoi cela débouche-t-il sur un projet? s'impatienta Ji-woong.

– Mon idée consiste à créer un monde plus petit que nous observerons afin d'en tirer des leçons pratiques. Mon projet est de créer un monde informatique virtuel dans lequel nous implanterons des habitants virtuels, une nature virtuelle, des animaux virtuels, une météo virtuelle, des cycles écologiques virtuels afin que tout ce qui se passe là-bas soit similaire à ce qui se passe dans notre monde.

– Un peu comme dans le jeu Évolution? demanda Julie qui commençait à comprendre où son anr.e voulait en venir.

– Oui, si ce n'est que dans Évolution les habitants font ce que leur commande le joueur. Moi, je compte pousser plus loin la similitude avec notre monde. Dans Infra-World, c'est le nom que j'ai donné à mon projet, les habitants seront complètement libres et autonomes. Tu te rappelles la conversation que nous avons eue, Julie, à propos du libre arbitre?

– Oui, tu disais que c'était la plus grande preuve d'amour que Dieu nous porte, il nous laisse faire des bêtises. Et tu disais que c'était mieux qu'un dieu directif, car cela permettait de savoir si on voulait bien se comporter et si on était capables de trouver par nous-mêmes la bonne voie.

– Exactement. Le «libre arbitre»… la plus grande preuve d'amour de Dieu pour les hommes: sa non-intervention. Eh bien, je compte offrir la même chose à mes habitants d'Infra-World. Le libre arbitre. Qu'ils décident eux-mêmes de leur évolution sans que quiconque les aide. Ainsi, ils seront vraiment comme nous. Et j'étends cette notion cruciale de libre arbitre à tous les animaux, tous les végétaux, tous les minéraux. Infra-World est un monde indépendant et c'est en cela qu'il sera similaire, je crois, au nôtre. Et c'est aussi en cela que son observation nous apportera des informations vraiment précieuses.

– Tu veux dire que, contrairement au jeu Évolution, il n'y aura personne pour leur indiquer quoi que ce soit?

– Personne. Nous ne ferons que les observer et à la limite introduire des éléments dans leur monde pour voir comment ils réagissent. Les arbres virtuels pousseront tout seuls. Les gens virtuels cueilleront instinctivement leurs fruits. Les usines virtuelles en feront, très logiquement, des confitures virtuelles.

– … Qui seront ensuite mangées par des consommateurs virtuels, continua Zoé, très impressionnée.

– Quelle différence avec notre monde alors?

– Le temps. Il passera dix fois plus vite là-bas qu'ici. Ce qui nous permettra d'observer les macrophénomènes. Un peu comme si nous observions notre monde en accéléré.

– Et où est l'intérêt économique? s'inquiéta Ji-woong, toujours soucieux de rentabilité.

– Il est énorme, répondit David qui avait déjà perçu toutes les implications du projet de Francine. On pourra tout tester dans Infra-World. Imaginez un monde informatique où tous les comportements des habitants virtuels ne sont plus préprogrammés mais librement issus de leurs esprits!

– Comprends toujours pas.

– Si on veut savoir si le nom d'une marque de lessive intéresse le public, il suffira de l'introduire dans Infra-World et on saura comment les gens réagissent. Les habitants virtuels choisiront ou repousseront librement le produit. On obtiendra ainsi des réponses bien plus fidèles et bien plus rapides que celles fournies par les instituts de sondages car, au lieu de tester une marque sur un échantillon de cent personnes réelles, on la testera sur des populations entières de millions d'individus virtuels.

Ji-woong fronça les sourcils pour bien saisir la portée d'un tel projet.

– Et comment introduiras-tu tes barils de lessive à tester dans Infra-World?

– Par des hommes-ponts. Des individus aux apparences normales: des ingénieurs, des médecins, des chercheurs de leur monde auxquels nous livrerons les produits à tester. Eux seuls sauront que leur univers n'existe pas et qu'il n'a pour finalité que de réaliser des expériences au bénéfice de la dimension supérieure.

Il leur était apparu difficile de surpasser en ambition le projet «Centre des questions» de David et, pourtant, Francine y était parvenue. Maintenant, ils commençaient à entrevoir l'ampleur de son projet.

– On pourra même tester des politiques entières dans Infra-World. On vérifiera quels résultats produisent à court, moyen et long terme le libéralisme, le socialisme, l'anarchisme, l'écologisme… Les députés verront les effets d'une loi. Nous aurons à notre disposition une mini-humanité cobaye qui nous permettra de gagner du temps en épargnant à l'humanité grandeur nature de faire fausse route.

À présent, l'excitation était à son comble chez les huit.

– Fantastique! s'exclama David. Infra-World sera même capable d'alimenter mon «Centre des questions». Avec ton monde virtuel, tu trouveras sûrement des réponses à toutes sortes de questions que nous n'aurions pas résolues autrement.

Francine avait un regard de visionnaire.

David lui donna une bourrade dans le dos.

– En fait, tu te prends pour Dieu. Tu vas créer de toutes pièces un petit monde complet et tu l'observeras avec la même curiosité que Zeus et les dieux de l'Olympe scrutèrent cette terre.

– Peut-être que déjà, chez nous, les lessives sont tes tées à l'intention d'une dimension supérieure, intervint Narcisse, narquois.

Ils pouffèrent puis leurs rires se firent moins naturels.

– … Peut-être, murmura Francine, soudain songeuse.

132. ENCYCLOPÉDIE

JEU D'ÉLEUSIS: Le but du jeu d'Eleusis est de trouver… sa règle.

Une partie nécessite au moins quatre joueurs. Au préalable, l'un des joueurs, qu'on appelle Dieu, invente une règle et l'inscrit sur un morceau de papier. Cette règle est une phrase baptisée «La Règle du monde». Deux jeux de cinquante-deux cartes sont ensuite distribués jusqu'à épuisement entre les joueurs. Un joueur entame la partie en posant une carte et en déclarant: «Le monde commence à exister.» Le joueur baptisé Dieu fait savoir «cette carte est bonne» ou «cette carte n'est pas bonne». Les mauvaises cartes sont mises à l'écart, les bonnes alignées pour former une suite. Les joueurs observent la suite de cartes acceptées par Dieu et s'efforcent, tout en jouant, de trouver quelle logique préside à cette sélection. Lorsque quelqu'un pense avoir trouvé la règle du jeu, il lève la main et se déclare «prophète». Il prend alors la parole à la place de Dieu pour indiquer aux autres si la dernière carte posée est bonne ou mauvaise. Dieu surveille le prophète et, si celui-ci se trompe, il est destitué. Si le prophète parvient à donner pour dix cartes d'affilée la bonne réponse, il énonce la règle qu'il a déduite et les autres la comparent avec celle inscrite sur le papier. Si les deux se recoupent, il a gagné, sinon, il est destitué. Si, les cent quatre cartes posées, personne n'a trouvé la règle et que tous les prophètes se sont trompés, Dieu a gagné. Mais il faut que la règle du monde soit facile à découvrir. L'intérêt du jeu, c'est d'imaginer une règle simple et pourtant difficile à trouver. Ainsi, la règle «alterner une carte supérieure à neuf et une carte inférieure ou égale à neuf» est très difficile à découvrir car les joueurs ont naturellement tendance à prêter toute leur attention aux figures et aux alternances des couleurs rouge et noire. Les règles «uniquement des cartes rouges, à l'exception des dixième, vingtième et trentième» ou «toutes les cartes à l'exception du sept de cœur» sont interdites car trop difficiles à démasquer. Si la règle du monde est introuvable, c'est le joueur «Dieu» qui est disqualifié. Il faut viser «une simplicité à laquelle on ne pense pas d'emblée». Quelle est la meilleure stratégie pour gagner? Chaque joueur a intérêt à se déclarer au plus vite prophète même si c'est risqué.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

133. LA RÉVOLUTION EN MARCHE

Princesse 103e se baisse pour suivre les évolutions d'un troupeau d'acariens qui transhume entre les griffes de sa patte avant, vers le trou d'une souche de sapin.

Ces acariens sont sans doute aussi petits pour nous que nous le sommes pour les Doigts, pense-t-elle.

Elle les observe par curiosité. L'écorce gris pâle se fissure longitudinalement en plaques courtes et étroites, petits ravins remplis d'acariens. 103e se penche et assiste à la guerre entre cinq mille acariens, qu'elle reconnaît comme étant de type oribates, contre trois cents acariens de type hydrachnidés. Princesse 103e les regarde un instant. Les oribates sont particulièrement impressionnants avec leurs griffes plantées n'importe où, sur les coudes, les épaules, et même le visage.

La princesse se demande pourquoi les hydrachnidés qu'on trouve essentiellement dans l'eau viennent envahir les arbres. Ces infimes crustacés poilus, caparaçonnés, armés de crochets, de scies, de. stylets, de rostres compliqués se livrent des batailles épiques. Dommage que 103e n'ait pas le temps de poursuivre son observation. Nul ne connaîtra les guerres, les invasions, les drames, les tyrans du peuple des acariens. Nul ne saura qui d'entre les oribates ou les hydrachnidés a gagné la minuscule bataille de la trentième fissure verticale du grand sapin. Peut-être que, dans une autre fissure, d'autres acariens encore plus spectaculaires, des sarcoptes, des tyroglyphes, des ixodes, des dermancentors, ou des argas, se livrent des batailles encore plus fantastiques pour des enjeux encore plus passionnants. Mais tout le monde s'en désintéresse. Même les fourmis. Même 103e.

Pour sa part, elle a décidé de s'intéresser aux Doigts géants et puis à elle-même. Cela lui suffit.

Elle reprend la route.

Tout autour d'elle, la colonne de la Révolution des Doigts ne cesse de grandir. Ils étaient trente-trois après l'incendie, ils sont bientôt cent insectes de différentes sortes. Loin de les effrayer, la fumée produite par le brasero attire en effet les curieux. Ils viennent voir le feu dont ils ont tant entendu parler et écouter les récits de l'odyssée de 103e.

Princesse 103e demande régulièrement aux nouveaux arrivants s'ils n'ont pas vu un mâle fourmi dont les odeurs passeport répondent au numéro de 24e. Personne n'a ce nom en tête. Tous veulent voir le feu.

Ce serait donc ça, le terrible feu.

Prisonnier dans sa gangue de pierre, le monstre semble assoupi, mais les mères coléoptères n'en avertissent pas moins leurs petits de ne pas s'approcher, c'est dangereux.

Comme le brasero est lourd, 14e, spécialiste des contacts avec les peuplades étrangères, propose de le faire porter par un escargot. Elle parvient à se faire comprendre d'un gastéropode et le convainc qu'avoir une chaleur sur le dos est très bon pour la santé. La bête accepte plus par peur des fourmis qu'autre chose. Satisfaite, 5e suggère qu'on charge de la même manière d'autres escargots de nourriture et de braseros.

L'escargot est un animal lent qui présente l'avantage d'être tout terrain. Son mode de locomotion est vraiment bizarre. Il lubrifie le sol de sa bave puis glisse sur la patinoire qu'il a ainsi créée devant lui. Les fourmis, qui jusque-là les mangeaient sans les observer, n'en reviennent pas de voir ces animaux produire de la bave à l'infini.

Évidemment, la substance pose un problème aux fourmis qui marchent derrière et se retrouvent à patauger dedans. Cela les oblige à avancer sur deux colonnes de chaque côté de la ligne de bave.

Cette procession de fourmis, où s'intercalent des escargots écarlates et fumants, impressionne. Des insectes, fourmis pour la plupart, sortent des fourrés, l'antenne interrogatrice, l'abdomen replié. Il n'existe pas de certitudes dans ce monde au ras des pierrailles, l'idée de marcher ensemble pour résoudre une énigme cosmique exalte quelques exploratrices étrangères blasées et quelques jeunes guerrières effrontées.

De cent, ils passent à cinq cents. La Révolution proDoigts prend figure de grande armée en transhumance.

Seul élément surprenant, le peu d'enthousiasme de la princesse héroïne. Les insectes ne parviennent pas à comprendre qu'on puisse accorder autant d'importance à un individu en particulier, fut-il prince 24e. Mais 10e entretient bien la légende et elle explique que c'est là encore une maladie typiquement doigtesque: l'attachement aux êtres particuliers.

134. UNE BELLE JOURNÉE

Tout en œuvrant à la construction de leur mini-révolution, Julie et ses compagnons goûtaient à cette sensation rafraîchissante: voir son esprit individuel s'élargir à un esprit collectif comme si, soudain, lui était révélé un extraordinaire secret: l'esprit n'est pas limité à la prison du corps, l'intelligence n'est pas limitée à la caverne de son crâne. Il suffisait que Julie le veuille pour que son esprit sorte du crâne et se transforme en un immense napperon de dentelle de lumière s'agrandissant sans cesse pour se répandre autour d'elle.

Son esprit était capable d'envelopper le monde! Elle avait toujours su qu'elle n'était pas qu'un gros sac rempli d'atomes, mais de là à percevoir cette sensation de toute-puissance spirituelle…

Simultanément elle ressentit une deuxième sensation forte: «Je ne suis pas importante.» S'étant élargie, s'étant réalisée dans le groupe des révolutionnaires fourmis, puis dans la capacité à étendre son esprit au monde, son individualité lui importait moins. Julie Pinson lui semblait quelqu'un d'externe dont elle suivait les agissements comme si elle n'était pas directement concernée. C'était une vie parmi tant d'autres. Elle n'avait plus le côté unique et tragique que comprend tout destin humain.

Julie se sentait légère.

Elle vivait, elle mourrait, la belle, rapide et inintéressante affaire. Par contre, il restait ça: son esprit pouvait traverser l'espace et le temps, s'envoler comme un immense napperon de lumière! Ça, c'était un savoir immortel.

«Bonjour, mon esprit», murmura-t-elle.

Mais comme elle n'était pas préparée à gérer une telle sensation avec son cerveau fonctionnant uniquement à 10 % de ses capacités comme celui de tout un chacun, elle revint dans le petit appartement exigu de son crâne. Là, son napperon de lumière se tint tranquille, serré froissé au fond de son crâne tel un vulgaire Kleenex.

Julie montait des tables, transportait des chaises, liait des cordes de tente, plantait des fourchettes-piquets, saluait les amazones, courait pour aider d'autres révolutionnaires à tenir un édifice en équilibre, buvait un petit coup d'hydromel pour se redonner chaud au ventre, chantonnait en besognant.

Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle les aspira d'un coup.

Les révolutionnaires des fourmis passèrent le troisième jour d'occupation du lycée à construire des stands pour présenter leurs projets. Ils avaient d'abord songé à les aménager dans les salles de classe mais Zoé déclara qu'il serait plus convivial de les installer en bas, sur la pelouse de la cour, à proximité des tentes et du podium. Ainsi, tout le monde pourrait les visiter et participer.

Une tente tipi, un ordinateur, un fil électrique et un fil de téléphone suffisaient à créer une cellule économique viable.

Grâce aux ordinateurs, en quelques heures, la plupart des huit projets étaient prêts à fonctionner. Si la révolution communiste, c'était «les Soviets plus l'électricité», leur révolution, c'était «les fourmis plus l'informatique».

Dans son stand d'architecture, Léopold exhibait une maquette en trois dimensions en pâte à modeler de sa demeure idéale et expliquait le principe des courants d'air chauds et froids circulant entre la terre et les murs pour régler la thermie comme dans une fourmilière.

Le stand «Centre des questions» de David présentait un ordinateur à large écran et un gros disque dur ronronnant où les informations étaient stockées et regroupées. David se livrait à des démonstrations de sa machine et de son réseau. Des gens se proposaient pour l'aider à constituer les tentacules de recherche d'informations.

Au stand «SARL Révolution des fourmis», Ji-woong mettait en ordre les ardeurs révolutionnaires et disséminait les informations sur leurs activités. Déjà, un peu partout dans le monde, des lycées, des universités et même des casernes se portaient volontaires pour organiser des expériences similaires dans leurs établissements respectifs.

Ji-woong tirait pour eux les leçons de leur expérience de trois jours: commencer par faire la fête puis enchaîner avec la constitution d'une SARL et créer des filiales à l'aide des instruments informatiques.

Ji-woong espérait qu'en se répandant géographique-ment, la Révolution des fourmis s'enrichirait de nouvelles initiatives. Il suggérait d'ailleurs à chaque révolution des fourmis étrangère de les imiter.

Le Coréen donnait le plan de la disposition du podium, des tipis, du feu. Et surtout il exposait les symboles de leur révolution: les fourmis, la formule «1+1 = 3», l'hydromel, la pratique du jeu d'Eleusis.

Au stand «Mode», Narcisse s'était entouré d'amazones en guise de mannequins ou de petites mains. Certaines présentaient ses vêtements imprimés de motifs d'insectes. D'autres en peignaient sur des draps blancs,' en suivant les directives du styliste.

Zoé, un peu plus loin, n'avait pas grand-chose à montrer mais elle expliquait son ambition d'une communication absolue entre les humains et son idée de procéder grâce à des antennes nasales. Au début, cela faisait sourire mais, bien vite, on finissait par l'écouter, ne serait-ce que pour rêver d'une telle prouesse. En fait, tout le monde regrettait de n'avoir jamais vraiment communiqué avec qui que ce soit, ne serait-ce qu'une fois.

Au stand «Pierre de Rosette», Julie installait sa fourmilière. Des volontaires l'avaient aidé à creuser profondément dans le jardin afin de s'emparer du nid tout entier, reine comprise. Julie l'avait ensuite placé dans un aquarium, venu tout droit de la salle de biologie.

Les distractions ne manquaient pas. Les tables avaient été laissées en place dans la salle de ping-pong où les tournois se succédaient. Le laboratoire de langues, avec son matériel vidéo, faisait à présent fonction de salle de cinéma. Plus loin, on jouait au jeu d'Eleusis révélé par l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Son objectif de découvrir quelle était la règle était parfait pour développer les imaginations et il devint très vite le jeu fétiche.

Pour les déjeuners, Paul s'était piqué de préparer les meilleurs repas possible. «Plus la nourriture sera bonne, plus les révolutionnaires seront motivés», expliquait-il. Il nourrissait aussi l'ambition que la Révolution des fourmis soit classée dans les guides touristiques en tant que haut lieu gastronomique. Il veillait personnellement à la préparation des plats en cuisine et inventait des saveurs nouvelles à l'aide de ses miels exotiques. Miel frit, miel confit, miel en poudre, miel en sauce, il essayait toutes les combinaisons.

Il y avait de la farine dans les réserves et Paul proposa que la Révolution fabrique elle-même son pain puisqu'il était impossible de sortir en acheter dans une boulangerie. Des militants démontèrent un muret pour disposer de briques avec lesquelles ils construisirent un four à pain. Paul dirigeait la gestion du potager et du verger qui allaient leur fournir des fruits et légumes frais, même en cas d'embargo total.

Dans son stand «Gastronomie», Paul assurait à qui voulait l'entendre qu'il fallait faire confiance à son odorat pour repérer les bons aliments. Et, à le voir renifler ses jus de miel et ses légumes, on savait que la nourriture allait être de qualité.

Une amazone vint informer Julie qu'au téléphone, un certain Marcel Vaugirard, journaliste local, demandait à parler au «chef de la révolution». Elle lui avait dit qu'il n'y avait pas de chef, mais que Julie pouvait être considérée comme leur porte-parole, il réclamait donc une interview. Elle le prit.

– Bonjour, monsieur Vaugirard. Je suis surprise de ce coup de fil. Je croyais que vous parliez mieux des événements sans les connaître, remarqua Julie, mutine.

Il éluda.

– Je voudrais savoir le nombre de manifestants. La police m'a dit qu'il y avait une centaine de squatters qui s'étaient claquemurés dans un lycée, empêchant son fonctionnement normal, je voulais avoir votre estimation.

– Vous allez faire la moyenne entre le chiffre de la police et celui que je vais vous donner? Inutile. Sachez que nous sommes exactement cinq cent vingt et un.

– Et vous vous réclamez du gauchisme?

– Pas du tout.

– Du libéralisme, alors?

– Non plus.

Au bout du fil, l'homme semblait agacé.

– On est forcément de droite ou de gauche, affirma-t-il.

Julie se sentit lasse.

– Vous ne semblez capable de penser que dans deux directions, soupira la jeune fille. On n'avance pas qu'à gauche ou à droite. On peut aussi aller en avant ou en arrière. Nous, c'est «en avant».

Marcel Vaugirard rumina longuement cette réponse, déçu qu'elle ne corresponde pas avec ce qu'il avait déjà écrit.

Zoé, qui écoutait près de Julie, s'empara de l'appareil:

– Si on devait nous associer à un parti politique, il faudrait l'inventer et le nommer le parti «évolutionnis-te», l'informa-t-elle. Nous sommes pour que l'homme évolue plus vite.

– Ouais, c'est ce que je pensais, vous êtes des gauchistes, conclut le journaliste local, rassuré.

Et il raccrocha, content d'avoir une fois de plus tout compris d'avance. Marcel Vaugirard était un grand amateur de mots croisés. Il aimait que tout entre dans des cases. Pour lui, un article n'était qu'une grille toute prête dans laquelle on faisait rentrer des éléments à peine variables. Il disposait ainsi de toute une série de grilles. Une pour les articles politiques, une pour les événements culturels, une pour les faits divers, une autre encore pour les manifestations. Il commença à taper son article avec son titre déjà tout prêt: «Un lycée sous haute surveillance».

Énervée par cette conversation, Julie ressentit le besoin étrange de manger. Elle rejoignit Paul sur son stand. Il s'était finalement déplacé à l'est pour ne pas être gêné par les bruits du podium.

Ensemble, ils parlèrent des cinq sens.

Paul estimait que les humains se contentaient de leur seule vue pour transmettre quatre-vingts pour cent des informations à leur cerveau. Il y avait là un problème car, du coup, la vue se transformait en un sens tyran qui ramenait tous les autres à la portion congrue. Pour qu'elle s'en rende bien compte, il banda les yeux gris clair de son foulard et lui demanda de définir les odeurs émanant de son orgue à parfums. Elle se prêta volontiers au jeu.

Elle reconnut aisément des odeurs faciles comme celles du thym ou de la lavande, fronça les narines pour nommer le ragoût de bœuf, la chaussette usagée ou le cuir ancien. Le nez de Julie se réveillait. Toujours à l'aveuglette, elle détecta du jasmin, du vétiver et de la menthe. Elle réussit même, petit exploit, à identifier l'odeur de la tomate.

– Bonjour, mon nez, dit-elle.

Paul lui confia que, comme la musique, comme les couleurs, les odeurs sont faites de vibrations et lui proposa, yeux toujours bandés, de reconnaître des goûts.

Elle testa des aliments aux saveurs difficilement identifiables. De tout son palais qui se réveillait, elle chercha à les nommer. En fait, il n'y avait que quatre goûts: amer, acide, sucré, salé et tous les arômes étaient ensuite fournis par le nez. Attentivement, elle suivait la marche de la bouchée de nourriture. Poussée par les reptations de ses parois tabulaires, elle glissait dans son œsophage avant de parvenir dans son estomac où toute une variété de sucs gastriques l'attendait pour se mettre au travail. Elle rit de surprise de pouvoir les percevoir.

– Bonjour mon estomac!

Son corps était heureux de manger. Son système digestif se faisait connaître à elle. Il était prisonnier depuis si longtemps. Julie ressentit comme une frénésie de nourriture. Elle comprit que, ne se souvenant que trop bien de ses crises d'anorexie, son corps s'accrochait désormais à la moindre parcelle d'aliment de peur d'en être privé à nouveau.

Les sucres et les aliments gras semblaient tout particulièrement ravir son corps maintenant qu'elle en était à l'écoute. Toujours à l'aveuglette, Paul lui tendait des bouchées de gâteaux sucrés ou salés, de chocolat, de raisins, de pomme ou d'orange. Elle écoutait à chaque fois ses papilles et nommait ce qu'elle dégustait.

– Les organes s'endorment lorsqu'on ne pense pas à les utiliser, signala Paul.

Puis, comme elle avait toujours le bandeau sur les yeux, il l'embrassa sur la bouche. Elle sursauta, hésita et, finalement, le repoussa. Paul soupira:

– Excuse-moi.

En ôtant son bandeau, Julie était presque plus embarrassée que lui:

– Ce n'est rien. Ne m'en veux pas mais je n'ai pas tellement la tête à ça, ces temps-ci.

Elle sortit. Zoé, qui avait suivi la scène, lui emboîta le pas.

– Tu n'aimes pas les hommes?

– Je déteste en général les contacts épidermiques. Si ça ne tenait qu'à moi, je m'équiperais d'un immense pare-chocs pour me préserver de tous ces gens qui, pour un oui pour un non, s'emparent de ta main ou t'entourent les épaules, et je ne parle pas de tous ceux qui estiment indispensable de te faire la bise pour te dire bonjour. Ils te bavent sur les joues et c'est…

Zoé posa encore quelques questions sur sa sexualité à Julie et fut sidérée d'apprendre qu'à dix-neuf ans, elle, si mignonne, était toujours vierge.

Julie lui expliqua qu'elle n'avait pas envie de rapports sexuels car elle ne voulait pas ressembler à ses parents. Pour elle, la sexualité, c'était le premier pas vers la formation d'un couple, puis vers le mariage et enfin la vie de vieux bourgeois.

– Chez les fourmis il y a une caste à part, les asexués. Eux, on leur fout la paix et ils ne s'en portent pas plus mal. On ne leur rabâche pas à longueur de journée la honte du statut de «vieille fille» et de la solitude.

Zoé éclata de rire puis la prit par les épaules.

– Nous ne sommes pas des insectes. Nous sommes différents. Chez nous il n'y a pas d'asexués!

– Pas encore.

– Le problème, c'est que tu omets une notion essentielle: la sexualité ce n'est pas que la reproduction, c'est aussi le plaisir. Quand on fait l'amour on reçoit du plaisir. On donne du plaisir. On échange du plaisir.

Julie fit une moue dubitative. Pour l'instant, elle ne voyait pas la nécessité de former un couple. Encore moins celle d'avoir des contacts épidermiques avec qui que ce soit.

135. ENCYCLOPEDIE

MÉTHODE ÂNTI-CÉLIBAT: Jusqu'en 1920, dans les Pyrénées, les paysans de certains villages résolvaient d'une manière directe les problèmes de couple. Il y avait un soir dans l'année dit la «nuit des mariages». Ce soir-là, on réunissait tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ayant seize ans. On se débrouillait pour qu'il y ait exactement le même nombre de filles et de garçons. Un grand banquet était donné en plein air, à flanc de montagne, et tous les villageois mangeaient et buvaient abondamment.

À une heure donnée, les filles partaient les premières avec une longueur d'avance. Elles couraient se dissimuler dans les taillis. Comme pour une partie de cache-cache, les garçons partaient ensuite à leur chasse. Le premier à avoir découvert une fille se l'appropriait. Les plus jolies étaient, bien sûr, les plus recherchées et elles n'avaient pas le droit de se refuser au premier qui les débusquait. Or, ce n'étaient pas forcément les plus beaux qui étaient les premiers à les découvrir mais toujours les plus rapides, les plus observateurs, les plus malins. Les autres n'avaient plus qu'à se contenter des filles moins séduisantes car aucun garçon n'était autorisé à rentrer au village sans fille. Si un plus lent, ou un moins débrouillard, refusait de se résoudre à se rabattre sur une laide et revenait les mains vides, il était banni du bourg.

Heureusement, plus la nuit s'avançait et plus l'obscurité avantageait les moins belles. Le lendemain, on procédait aux mariages. Inutile de préciser qu'il y avait peu de vieux garçons et de vieilles filles dans ces villages.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

136. PAR LE FEU ET PAR LA MANDIBULE

La longue cohorte des fourmis révolutionnaires proDoigts rassemble maintenant une masse de trente mille individus.

Ils parviennent devant la ville de Yedi-bei-nakan. La cité refuse de les laisser entrer. Les révolutionnaires proDoigts veulent mettre le feu à cette fourmilière hostile, mais cela s'avère impossible car la cité est recouverte d'un dôme en feuilles vertes non inflammables. Princesse 103e décide alors de tirer parti de l'environnement. Une falaise coiffée d'un gros rocher surplombe la cité. Il n'y a qu'à utiliser un levier pour projeter cette grosse pierre ronde sur la ville.

La pierre se décide enfin à bouger, vacille avant de partir et d'atterrir pile sur le dôme de feuilles molles. C'est la plus grosse et la plus lourde bombe tombée sur une ville de plus de cent mille habitants.

Il ne reste plus qu'à soumettre le nid, ou du moins ce qu'il en reste.

Le soir, dans la cité aplatie, tandis que les révolutionnaires se sustentent, Princesse 103e parle encore des mœurs étranges des Doigts et 10e prend des notes odo-


MORPHOLOGIE

La morphologie des Doigts n 'évolue plus.

Alors que, chez les grenouilles, la vie subaquatique entraîne au bout d'un million d'années l'apparition de palmes à l'extrémité des pattes pour mieux s'adapter à l'eau, chez l'homme, tout est résolu par des prothèses.

Pour s'adapter à l'eau, l'homme fabrique des palmes qu 'il enlève et remet à son gré.

Ainsi, il n 'a aucune raison de s'adapter morphologiquement à l'eau et d'attendre un million d'années pour que lui apparaissent des palmes naturelles.

Pour s'adapter à l'air, il fabrique de même des avions qui imitent les oiseaux.

Pour s'adapter à la chaleur ou au froid, il fabrique des vêtements en guise de fourrure.

Ce qu'une espèce mettait jadis des millions d'années à façonner avec son propre corps, l'homme le fabrique artificiellement en quelques jours, rien qu'en manipulant les matériaux qui l'entourent.

Cette habileté remplace définitivement son évolution morphologique.

Nous aussi, fourmis, n 'évoluons plus depuis longtemps car nous parvenons à résoudre nos problèmes autrement que par l'évolution morphologique.

Notre forme extérieure est la même depuis cent millions d'années, preuve de notre réussite.

Nous sommes un animal abouti.

Alors que toutes les autres espèces vivantes sont soumises à des sélections naturelles: prédateurs, climat, maladies, seuls l'homme et la fourmi sont écartés de cette pression.

Grâce à nos systèmes sociaux, nous avons tous deux réussi.

La quasi-totalité de nos nouveau-nés parviennent à l'âge adulte et notre espérance de vie s'allonge.

Cependant, l'homme et la fourmi se retrouvent confrontés au même problème: ayant cessé de s'adapter à l'environnement, il ne leur reste plus qu 'à forcer l'environnement à s'adapter à eux.

Ils doivent imaginer le monde le plus confortable pour eux. Il ne s'agit plus dès lors d'un problème de biologie mais d'un problème de culture.


Plus loin, les ingénieurs du feu reprennent leurs expériences.

5e essaie de marcher sur deux pattes en s'aidant de brindilles fourchues comme de béquilles. 7e poursuit sa fresque figurant l'odyssée de 103e et sa découverte des Doigts. 8e essaie de fabriquer des leviers à contrepoids de graviers à l'aide de brindilles et de plateaux de feuilles tressées.

Après avoir si longuement parlé des Doigts, Princesse 103e se sent lasse. Elle pense à nouveau à la saga que voulait écrire 24e: Les Doigts. Maintenant que le prince a péri dans l'incendie, c'en est fini des chances de voir naître un jour ce premier roman fourmi.

5e vient rejoindre 103e après être encore une fois tombée à terre en tentant de marcher sur deux pattes. Elle signale que le problème avec l'art, c'est qu'il est fragile et difficile à transporter. L'œuf que 24e avait entrepris de remplir de son roman n'était de toute façon pas transportable sur de longues distances.

On aurait dû le mettre sur un escargot, émet 103e.

5e rappelle que les escargots mangent parfois les œufs de fourmi. D'après elle, il faut inventer un art romanesque myrmécéen léger, transportable et, de préférence, non comestible pour les gastéropodes.

7e s'empare d'une feuille pour entamer un nouvel élément de sa fresque.

Ça non plus ça ne pourra jamais être transporté, lui dit 5e qui a découvert les problèmes d'encombrement de l'art.

Les deux fourmis se consultent et, soudain, 7e a une idée: la scarification. Pourquoi ne pas dessiner, avec la pointe de la nandibule, des motifs directement sur la carapace des gens?

L'idée plaît à 103e. Elle sait, en effet, que les Doigts ont aussi un art ce ce genre qu'ils nomment «tatouage». Comme leur épiederme est mou, ils sont obligés d'y introduire un colorant alors que, pour une fourmi, rien n'est plus simple que de rayer la chitine de la pointe de la mandibule comme s'il s'agissait d'un morceau d'ambre.

7e a aussitôt envie de scarifier la carapace de 103e mais, avant d'être jeune princesse, la fourmi rousse était une vieille exploratrice et sa cuirasse est déjà rayée de tant de zébrures qu'on aura beaucoup de mal à y distinguer quoi que ce soit.

Elles décident donc de convoquer 16e, la plus jeune fourmi de la troupe, du moins celle à la cuirasse impeccable. Alors, avec application, du bout de sa mandibule droite utilisée comme stylet, 7e entreprend de l'inciser de motifs qui lui passent par la tête. Sa première idée est de représenter une fourmilière en flammes. Elle la dessine sur l'abdomen de la jeune Belokanienne. Les rayures forment des arabesques et des volutes assez longues qui se combinent comme des fils. Les fourmis, qui perçoivent essentiellement le mouvement, sont plus intéressées par les trajectoires que par les détails des formes des flammes.

137. MAXIMILIEN CHEZ LUI

Maximilien ôta de son aquarium les guppys morts. Ces deux derniers jours, forcément, il s'en était moins bien occupé et, une fois de plus, les poissons le réprimandaient de la pire manière: en se laissant dépérir. «Ces poissons d'aquarium, issus de croisements génétiques et sélectionnés uniquement d'après leur aspect esthétique, sont quand même bien fragiles», pensa le policier, et il se demanda s'il n'aurait pas mieux fait de choisir des espèces sauvages, moins jolies mais sûrement mieux adaptables et plus résistantes.

Il jeta les cadavres du jour dans la poubelle et se rendit au salon en attendant le dîner.

Il prit un exemplaire du Clairon de Fontainebleau posé sur le canapé. En dernière page, il y avait un entrefilet signé Marcel Vaugirard et intitulé: «Un lycée sous haute surveillance». Un instant, il craignit que ce journaliste n'informe la population de ce qui se passait vraiment là-bas. Non, ce brave Vaugirard faisait bien son travail. Il parlait de gauchistes, de voyous et des plaintes des voisins pour tapage nocturne. Une minuscule photographie illustrait l'article, un portrait de la meneuse avec, pour légende: «Julie Pinson, chanteuse et rebelle».

Rebelle? Belle surtout, pensa le policier. Il ne l'avait jamais remarqué mais la gamine de Gaston Pinson était vraiment belle.

La famille passa à table.

Au menu: escargots au beurre persillé en entrée, et cuisses de grenouilles au riz en plat principal.

Il regarda sa femme de biais et découvrit soudain chez elle toutes sortes de comportements insupportables. Elle mangeait en levant le petit doigt. Elle souriait sans cesse et ne cessait de le dévisager.

Marguerite obtint la permission d'allumer la télévision.

Chaîne 423. Météo. Le niveau de pollution dans les grandes villes a dépassé la cote d'alerte. On déplore de plus en plus de problèmes respiratoires ainsi que des irritations oculaires. Le gouvernement prévoit l'ouverture d'un débat au Parlement sur la question et, entre-temps, a désigné un comité de sages pour proposer des solutions. Cela devrait déboucher sur un rapport qui…

Chaîne 67. Publicité. «Mangez des yaourts! Mangez des yaourts! MANGEZ DES YAOURTS!»

Chaîne 622. Divertissement. Et voici l'émission «Piège à réflexion», avec toujours l'énigme des six allumettes et des huit triangles équilatéraux…

Maximilien arracha la télécommande des mains de sa fille et éteignit la télévision.

– Oh non! papa. Je veux savoir si Mme Ramirez a résolu l'énigme des six allumettes qui font huit triangles!

Le père de famille ne céda pas. Il tenait à présent la télécommande; dans toute cellule familiale humaine, c'était le détenteur de ce sceptre qui en était le roi.

Maximilien demanda à sa fille de cesser de jouer avec la salière et à sa femme d'arrêter d'avaler d'aussi grosses bouchées.

Tout l'irritait.

Lorsque sa femme lui proposa un nouveau dessert de sa création, un flan en forme de pyramide, il n'en put plus, il préféra quitter la table et aller se réfugier dans son bureau.

Pour s'assurer de ne pas être dérangé, Maximilien verrouilla sa porte.

Mac Yavel étant en permanence allumé, il n'eut qu'à appuyer sur une'touche pour rentrer dans le jeu Évolution et se détendre en guerroyant contre les peuplades étrangères qui menaçaient sa dernière civilisation mongole pourtant en plein épanouissement.

Cette fois, il misa tout sur l'armée. Plus d'investissements dans l'agriculture, plus d'investissements dans la science, dans l'éducation ou les loisirs. Rien qu'une immense armée et un gouvernement despotique. À sa grande surprise, ce choix donna des résultats intéressants. Sa horde de Mongols avança d'ouest en est, des Alpes italiennes vers la Chine, en envahissant toutes les cités situées sur son passage. La nourriture qu'ils n'avaient pas acquise par l'agriculture, ils l'obtenaient par le pillage. La science à laquelle ils avaient renoncé, ils l'obtenaient en s'appropriant les laboratoires des villes conquises. Quant à l'éducation, elle n'était plus nécessaire. Somme toute, avec une dictature militaire, tout fonctionnait vite et bien. Il se retrouva en l'an 1750 avec ses chariots et ses catapultes occupant pratiquement toute la planète. Il se produisit, hélas, une révolte dans l'une des capitales au moment où il tentait de la faire passer du stade de la tyrannie à celui de la monarchie éclairée. Le relais s'étant mal fait, il ne parvint pas à reprendre le contrôle et la révolte s'étendit à d'autres villes.

Une nation voisine, toute petite mais démocratique, n'eut dès lors aucun mal à envahir sa civilisation.

Une ligne de texte apparut soudain sur l'écran.

Tu n 'es pas au jeu. Quelque chose te tracasse?

– Comment le sais-tu?

L'ordinateur émit par ses haut-parleurs:

– À ta façon de frapper mes touches. Tes doigts glissent et tu frappes souvent deux touches à la fois. Je peux t'aider?

Le commissaire s'étonna:

– En quoi un ordinateur pourrait-il m'aider à mater une révolte de lycéens?

– Eh bien…

Maximilien appuya sur une touche.

– Donne-moi une autre partie, c'est la meilleure façon de m'aider. Plus je joue, mieux je comprends le monde dans lequel je vis et les choix auxquels ont été contraints mes ancêtres.

Il se décida pour une civilisation de type sumérien qu'il fit avancer jusqu'à l'an 1980. Cette fois, il parvint à suivre une évolution logique: despotisme, monarchie, république, démocratie; il réussit à bâtir une grande nation technologiquement avancée. Subitement, en plein vingt et unième siècle, son peuple fut décimé par une épidémie de peste. Il n'avait pas assez soigné l'hygiène de ses habitants et il avait, notamment, omis de construire le tout-à-1'égout dans les grandes villes. Du coup, faute d'évacuation organisée, les déchets accumulés s'étaient transformés en bouillons de culture dans les cités et cela avait attiré les rats. Mac Yavel lui signala qu'aucun ordinateur n'aurait laissé passer une telle erreur.

Ce fut à cet instant précis que Maximilien pensa que, dans l'avenir, il y aurait peut-être intérêt à mettre un ordinateur à la tête des gouvernements car lui seul était capable de n'oublier aucun détail. Un ordinateur ne dort jamais. Un ordinateur n'a pas de problèmes de santé. Un ordinateur n'a pas de troubles de sexualité. Un ordinateur n'a pas de famille et pas d'amis. Mac Yavel avait raison. Un ordinateur, lui, n'aurait pas omis d'installer le tout-à-1'égout.

Maximilien entama une nouvelle partie avec une civilisation de type français. Plus il jouait, plus il se méfiait de la nature humaine, perverse en son essence, incapable de discerner son intérêt à long terme, avide seulement de plaisirs immédiats.

À l'écran, justement, il assistait à une révolution estudiantine dans l'une de ses capitales, en 1635 de l'époque référence. Ces gamins qui trépignaient comme des enfants gâtés parce qu'ils n'obtenaient pas sur-le-champ toutes les satisfactions qu'ils désiraient…

Il lança ses troupes contre les étudiants et finit par les exterminer.

Mac Yavel lui fit une curieuse remarque:

– Tu n'aimes pas tes congénères humains?

Maximilien prit une canette de bière dans son petit réfrigérateur et but. Il aimait bien se rafraîchir le gosier tout en se divertissant avec son simulateur de civilisations.

Il actionna le curseur pour venir à bout des derniers îlots de résistance puis, la révolution enfin anéantie, il instaura une plus grande surveillance policière et implanta un réseau de caméras vidéo pour mieux contrôler les faits et gestes de sa population.

Maximilien regarda ses habitants aller et venir et tourner en rond comme on observe des insectes. Enfin, il consentit à répondre.

– J'aime les humains… malgré eux.

138. RIPAILLE

Peu à peu, la Révolution devint un immense fouillis inventif.

À Fontainebleau, les huit initiateurs étaient un peu dépassés par l'ampleur que prenait leur fête. En plus du podium et de leurs huit stands, des estrades et des tables avaient poussé partout dans la cour comme des champignons.

Naquirent ainsi des stands «peinture», «sculpture», «invention», «poésie», «danse», «jeux informatiques», où des jeunes révolutionnaires présentèrent spontanément leurs œuvres. Le lycée se transforma peu à peu en un village bariolé dont les habitants se tutoyaient, s'abordaient librement, s'amusaient, bâtissaient, testaient, expérimentaient, observaient, goûtaient, jouaient ou, tout simplement, se reposaient.

Sur le podium, avec le synthétiseur de Francine, des milliers d'orchestres en tout genre pouvaient être reproduits, et, nuit et jour, des musiciens plus ou moins expérimentés ne manquaient pas d'en profiter. Là encore, la technologie de pointe produisit dès le premier jour un phénomène curieux: le métissage de toutes les musiques du monde.

C'est ainsi qu'on vit un joueur de sitar indien participer à un groupe de musique de chambre, une chanteuse de jazz se faire accompagner par un groupe de percussion balinais; à la musique bientôt se joignit la danse, une danseuse de théâtre kabuki japonais se mit à effectuer sa danse du papillon sur un rythme de tam-tam africain, un danseur de tango argentin parada sur fond de musique tibétaine, quatre rats de l'opéra effectuèrent des entrechats avec en fond sonore de la musique planante new-age. Quand le synthétiseur ne suffisait pas, on fabriquait des instruments.

Les meilleurs morceaux étaient enregistrés et diffusés sur le réseau informatique. Mais la Révolution de Fontainebleau ne se contentait pas d'émettre, elle réceptionnait aussi les musiques créées par les autres «Révolutions des fourmis», à San Francisco, Barcelone, Amsterdam, Berkeley, Sydney ou Séoul.

En adaptant des caméras et des micros numériques sur des ordinateurs branchés sur le réseau informatique mondial, Ji-woong réussit à faire jouer en même temps et en direct des musiciens appartenant à plusieurs Révolutions des fourmis étrangères. Fontainebleau fournit la batterie, San Francisco la guitare rythmique et la lead guitare, Barcelone les voix, Amsterdam le clavier, Sydney la contrebasse et Séoul le violon.

Des groupes de toutes origines se succédaient sur les autoroutes numériques. D'Amérique, d'Asie, d'Afrique, d'Europe et d'Australie, une musique planétaire expérimentale et hybride se répandait.

Dans le carré du lycée de Fontainebleau, il n'y avait plus de frontières ni dans l'espace, ni dans le temps.

La photocopieuse du lycée ne cessait de tourner pour imprimer le menu du jour (résumé des principaux événements annoncés pour la journée: groupes de musique, théâtre, stands expérimentaux, etc., mais aussi poésies, nouvelles, articles polémiques, thèses, statuts de sous-filiales de la Révolution, et même, depuis peu, des photos de Julie prises lors du deuxième concert, et évidemment le menu gastronomique de Paul)..

Dans les livres d'histoire et à la bibliothèque, des assiégés avaient recherché et trouvé des portraits de grands révolutionnaires ou de célèbres rockers d'antan qui leur convenaient, les avaient photocopiés et les avaient ensuite affichés dans les couloirs de l'établissement. On y reconnaissait notamment Lao Tseu, Gandhi, Peter Gabriel, Albert Einstein, le Dalaï-Lama, les Beatles, Philip K. Dick, Frank Herbert et Jonathan Swift.

Dans les pages blanches, à la fin de l'Encyclopédie, Julie nota:

«Règle révolutionnaire n° 54: L'anarchie est source de créativité. Délivrés de la pression sociale, les gens entreprennent tout naturellement d'inventer et de créer, de rechercher la beauté et l'intelligence, de communiquer entre eux de leur mieux. Dans un bon terreau, même les plus petites graines donnent de grands arbres et de beaux fruits.»

Des groupes de discussion se formaient spontanément dans les salles de classe.

Le soir, des volontaires distribuaient des couvertures dans lesquelles les jeunes, dehors, s'enveloppaient à deux ou trois, serrés les uns contre les autres pour entretenir la chaleur humaine.

Dans la cour, une amazone fit une démonstration de tai-chi-chuan et expliqua que cette gymnastique millénaire mimait des attitudes animales. En les mimant ainsi, on comprenait mieux l'esprit des bêtes. Des danseurs s'inspirèrent de cette idée et reproduisirent les mouvements des fourmis. Ils constatèrent que les gestes de ces insectes étaient très souples. Leur grâce était exotique et fort différente de celle des félins et des canidés. Levant les bras en guise d'antennes et les frottant, les danseurs inventèrent des pas nouveaux.

– Tu veux de la marijuana? proposa un jeune spectateur en tendant une cigarette à Julie.

– Non merci, les trophallaxies gazeuses, j'ai déjà donné et ça m'abîme les cordes vocales. Il me suffit de contempler cette énorme fête pour me sentir partie.

– Tu as de la chance, il te suffit de peu de chose pour te stimuler…

– Tu appelles ça peu de chose? s'étonna Julie. Moi, je n'avais encore jamais vu une telle féerie.

Julie était consciente qu'il importait d'introduire un peu d'ordre dans ce bazar, sinon la Révolution s'autodé-truirait.

Il fallait proposer un sens à tout ça.

La jeune fille passa une heure entière à scruter dans leur aquarium les fourmis destinées aux expériences de communication phéromonale. Edmond Wells assurait que l'observation des comportements myrmécéens était d'un grand secours si l'on voulait inventer une société idéale.

Elle, elle ne vit dans le bocal que de petites bêtes noires assez repoussantes qui toutes semblaient vaquer bêtement à des occupations «bêtes». Elle finit par conclure qu'elle s'était peut-être trompée sur toute la ligne. Edmond Wells parlait sans doute par symboles. Les fourmis étaient des fourmis, les humains des humains, et on ne pouvait pas leur appliquer les règles de vie d'insectes mille fois plus petits qu'eux.

Elle monta dans les étages, s'assit au bureau du professeur d'histoire, ouvrit l'Encyclopédie et rechercha d'autres exemples de révolutions dont ils pourraient s'inspirer.

Elle découvrit l'histoire du mouvement futuriste. Dans les années 1900-1920, des mouvements artistiques avaient foisonné un peu partout. Il y avait eu les dadaïstes en Suisse, les expressionnistes en Allemagne, les surréalistes en France et les futuristes en Italie et en Russie. Ces derniers étaient des artistes, des poètes et des philosophes ayant pour point commun leur admiration pour les machines, la vitesse et plus généralement pour toute technologie avancée. Ils étaient convaincus que l'homme serait un jour sauvé par la machine. Les futuristes montèrent d'ailleurs des pièces de théâtre où des acteurs déguisés en robots venaient au secours des humains. Or, à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, les futuristes italiens ralliés à Marinetti adhérèrent à l'idéologie prônée par le principal représentant des machines, le dictateur Benito Mussolini. Que faisait-il d'autre, après tout, que de construire des chars d'assaut et autres engins destinés à la guerre? En Russie, et pour les mêmes raisons, certains futuristes se joignirent au parti communiste de Joseph Staline. Dans les deux cas, ils furent utilisés pour la propagande politique. Staline les envoya au goulag quand il ne les fit pas assassiner.

Julie s'intéressa ensuite au mouvement surréaliste. Luis Bunuel le cinéaste, Max Ernst, Salvador Dali et René Magritte les peintres, André Breton l'écrivain, tous pensaient pouvoir changer le monde grâce à leur art. En cela, ils ressemblaient un peu à leur bande des huit, chacun agissant dans son domaine de prédilection. Cependant, les surréalistes étaient trop individualistes pour ne pas se perdre très vite dans des querelles intestines.

Elle crut trouver un exemple intéressant avec les situa-tionnistes français dans les années soixante. Eux prônaient la révolution par le canular et, refusant la «société du spectacle», se tenaient virulemment à l'écart de tout jeu médiatique. Des années plus tard, leur leader, Guy Debord, devait d'ailleurs se suicider après avoir accordé sa première interview télévisée. Du coup, les situation-nistes sont demeurés pratiquement inconnus en dehors de quelques spécialistes du mouvement de Mai 68.

Julie passa aux révolutions proprement dites.

Dans les révoltes récentes, il y avait celle des Indiens du Chiapas, dans le sud du Mexique. À la tête de ce mouvement zapatiste, il y avait le sous-commandant Marcos, là encore un révolutionnaire qui se permettait d'accomplir des prouesses en les plaçant sous le signe de l'humour. Son mouvement était cependant fondé sur des problèmes sociaux très réels: la misère des Indiens mexicains et l'écrasement des civilisations amérindiennes. Mais la Révolution des fourmis de Julie n'était animée d'aucune colère sociale véritable. Un communiste l'aurait qualifiée de «révolution petite-bourgeoise» et elle avait pour seule motivation un ras-le-bol de l'immobilisme.

Il fallait trouver autre chose. Elle tourna encore les pages de l'Encyclopédie sortant du pur cadre des révolutions militaires pour aborder les révolutions culturelles.

Bob Marley à la Jamaïque. La révolution rasta était proche de la leur, dans la mesure où toutes deux étaient parties de la musique. S'y ajoutaient un discours pacifiste, une musique branchée sur les battements de cœur, l'usage généralisé du joint de ganja, une mythologie tirant ses racines et ses symboles d'une culture ancienne. Les rastas s'étaient donné pour référence l'histoire biblique du roi Salomon et de la reine de Saba. Mais Bob Marley n'avait pas cherché à changer la société, il avait simplement voulu que ses adeptes se décrispent et oublient leur agressivité et leurs soucis.

Aux États-Unis, certaines communautés quakers ou amish avaient établi des modes de coexistence intéressants mais elles s'étaient volontairement coupées du monde et ne fondaient leurs règles de vie que sur leur seule foi. En somme, de communautés laïques fonctionnant correctement et depuis déjà un certain temps, il n'y avait que les kibboutzim en Israël. Les kibboutzim plai saient à Julie parce qu'ils formaient des villages où ne circulait pas d'argent, où les portes n'avaient pas de serrures et où tout le monde s'entraidait. Les kibboutzim exigeaient cependant de chacun de leurs membres qu'il travaille la terre; or, ici, il n'y avait ni champ à labourer, ni vaches, ni vignes.

Elle réfléchit, se rongea les ongles, regarda ses mains et soudain cela fut pour elle comme un flash.

Elle avait trouvé la solution. Elle était devant son nez depuis si longtemps, comment ne pas y avoir pensé plus tôt?

L'exemple à suivre, c'était…

139. ENCYCLOPEDIE

L'ORGANISME VIVANT: Nul n'a besoin de démontrer la parfaite harmonie qui règne entre les différentes parties de notre corps. Toutes nos cellules sont à égalité. L'œil droit n'est pas jaloux de l'œil gauche. Le poumon droit n'envie pas le poumon gauche. Dans notre corps, toutes les cellules, tous les organes, toutes les parties n'ont qu'un unique et même objectif: servir l'organisme global de façon que celui-ci fonctionne au mieux. Les cellules de notre corps connaissent, et avec réussite, et le communisme et l'anarchisme. Toutes égales, toutes libres, mais avec un but commun: vivre ensemble le mieux possible. Grâce aux hormones et aux influx nerveux, l'information circule instantanément au travers de notre corps mais n'est transmise qu'aux seules parties qui en ont besoin. Dans le corps, il n'y a pas de chef, pas d'administration, pas d'argent. Les seules richesses sont le sucre et l'oxygène et il n'appartient qu'à l'organisme global de décider quels organes en ont le plus besoin. Quand il fait froid, par exemple, le corps humain prive d'un peu de sang les extrémités de ses membres pour en alimenter les zones les plus vitales. C'est pour cette raison que doigts et orteils bleuissent en premier.

En recopiant à l'échelle macrocosmique ce qui se passe dans notre corps à l'échelle microcosmique, nous prendrions exemple sur un système d'organisation qui a fait ses preuves depuis longtemps.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

140. LA BATAILLE DE BEL-O-KAN

La Révolution des Doigts s'étend comme un lierre rampant. Les insectes sont maintenant plus de cinquante mille. Les escargots sont surchargés de fardeaux et de vivres. La grande mode artistique dans cette immense horde en transhumance est évidemment de se faire scarifier le motif du feu sur le thorax.

Les fourmis ont l'impression d'être comme un incendie qui gagne peu à peu la forêt, si ce n'est qu'au lieu de la détruire elles ne font que répandre la connaissance de l'existence et du mode de vie des Doigts.

Les révolutionnaires fourmis débouchent dans une plaine de genévriers où paissent benoîtement un millier de pucerons. Tandis qu'elles commencent à les chasser en les poursuivant et en les abattant au jet d'acide for-mique, elles sont surprises par quelque chose: l'absence de tout bruit.

Même si le principal mode de communication chez les fourmis est l'odorat, elles n'en sont pas moins sensibles à ce silence.

Elles ralentissent le pas. Derrière une herbe, elles voient se profiler l'ombre faramineuse de leur capitale: Bel-o-kan.

Bel-o-kan, la cité mère.

Bel-o-kan, la plus grande fourmilière de la forêt.

Bel-o-kan, où sont nées et mortes les plus grandes légendes myrmécéennes.

Leur ville natale leur semble encore plus large et plus haute. Comme si, en vieillissant, la Cité se gonflait. Mille messages olfactifs émanent de cet endroit vivant.

Même 103e ne peut dissimuler son émotion de la revoir. Ainsi donc, tout ça n'était que pour partir de là et y revenir.

Elle reconnaît des milliers d'odeurs familières. C'est dans ces herbes qu'elle jouait à l'époque où elle n'était qu'une jeune exploratrice. Ce sont ces pistes qu'elle a empruntées pour partir en chasse au printemps. Elle frémit. La sensation de silence se double d'un autre phénomène surprenant: l'absence d'activité aux abords de la métropole.

103e a toujours vu les grandes pistes qui y mènent saturées de chasseresses qui bringuebalaient leurs trésors et encombraient les voies d'entrée et de sortie. Là, il n'y a personne. La fourmilière ne bouge pas. Maman-ville ne semble pas contente de voir revenir sa fille turbulente, avec un sexe neuf, un groupe de révolutionnaires proDoigts et des brasiers fumants posés sur des escargots.

Je vais tout t'expliquer, émet 103e en direction de son immense cité. Mais il est trop tard pour ce faire: déjà, de derrière la pyramide surgissent, de deux côtés, deux longues files de soldates. Sous les yeux de la princesse, ces deux longues colonnes militaires apparaissent comme les mandibules de Bel-o-kan.

Leurs sœurs accourent non pour les féliciter mais pour les arrêter définitivement. Il n'a pas fallu longtemps en effet pour que se répande dans la forêt l'annonce de l'approche de fourmis révolutionnaires pro-Doigts utilisant le feu tabou et prônant l'alliance avec les monstres d'en haut.

5e voit l'ennemi et s'inquiète.

En face, les légions adverses s'organisent en ordre de bataille, conformément aux tactiques inculquées à 103e depuis sa plus tendre enfance: devant, les artilleuses qui déclencheront leurs salves d'acide formique, sur le flanc droit, la cavalerie des soldates galopeuses, sur le flanc gauche, les soldates à longues mandibules tranchantes et, derrière, les soldates à petites mandibules qui achèveront les blessés.

103e et 5e agitent leurs antennes à 12 000 vibrations seconde pour bien identifier leurs adversaires. Elles ne font pas le poids.

Elles ne sont que cinquante mille révolutionnaires proDoigts d'espèces diverses avec, face à elles, cent vingt mille soldates belokaniennes homogènes et aguerries.

La princesse tente une ultime conciliation. Elle émet très fort:

Soldates, nous sommes sœurs.

Nous sommes nous aussi belokaniennes.

Nous rentrons au nid pour informer la cité d'un grand danger.

Les Doigts vont envahir la forêt.

Pas de réaction.

De l'antenne, Princesse 103e montre la pancarte blanche. Elle affirme qu'il s'agit là du symbole de la menace.

Nous voulons parler à Mère.

Cette fois, les mandibules belokaniennes se dressent comme une herse dans un bruit de petit bois sec. Les troupes fédérales sont déterminées à attaquer. Il n'est plus temps de parlementer. Il faut vite mettre au point une stratégie de défense.

6e propose de converger sur le flanc droit pour attaquer les soldates à grosses mandibules. Elle espère qu'avec le feu, elles créeront suffisamment de panique pour affoler ces gros animaux balourds au point qu'ils tournent casaque et s'en prennent à leurs propres troupes.

Princesse 103e pense que l'idée est bonne mais que les braises seraient davantage efficaces du côté des légions de cavalerie.

Rapide conciliabule. Le problème de la Révolution des Doigts, c'est qu'elle est composée d'insectes hétéroclites dont on ne connaît pas les réactions durant le combat de masse. Que feront les toutes petites fourmis qui ne sont même pas équipées de mandibules de guerre? Sans parler des escargots qui transportent les braises et qui sont si lents à se mouvoir… Ce sont plutôt eux qui risquent de paniquer lorsqu'ils seront recouverts de fourmis hostiles.

L'armée fédérale avance inexorablement, avec ses régiments bien alignés par caste, taille de mandibules et selon le degré de sensibilité des antennes. Il apparaît encore de nouveaux renforts. Combien sont-elles? des centaines et des centaines de milliers probablement.

Au fur et à mesure que l'ennemi se rapproche, les révolutionnaires pro-Doigts comprennent que la bataille est perdue d'avance. Beaucoup, parmi les plus petits insectes arrivés en touristes, préfèrent renoncer et s'enfuir.

L'armée fédérale est de plus en plus près.

Les escargots-caravane qui viennent enfin de comprendre ce qui se passe ouvrent de larges bouches béantes pour hurler en silence leur peur. Les escargots ont 25 600 petites dents pointues qui leur permettent de déchiqueter les feuilles de salade.

Les escargots gauchers, reconnaissables au fait que leurs coquilles sont enroulées vers la droite, sont les plus nerveux. Ils lancent bien haut leurs cornes et font jaillir à leurs bouts leurs sphères oculaires comme des bourgeons dans un bruit de succion. Certains escargots dressent leur torse et donnent de grands coups de tête à leur coquille pour en faire choir les myrmécéennes et leurs objets inutiles. Puis ils fuient le champ de bataille.

Déjà, la première ligne d'artillerie ennemie s'est mise en position. Elle forme une rangée compacte quasi parfaite. Les abdomens se dressent et décochent une volée de gouttes corrosives qui partent comme des missiles jaunes et retombent dans les premières lignes révolutionnaires. Les corps touchés se tordent de douleur.

Une deuxième ligne d'artillerie les remplace déjà, se dresse et provoque au moins autant de dégâts que la première.

C'est l'hécatombe parmi les révolutionnaires proDoigts. Le nombre des déserteurs s'accroît à l'arrière de la cohorte. Leur intérêt pour les Doigts n'est finalement pas assez fort pour les entraîner à affronter la grande fédération des fourmis rousses.

Les escargots touchés par l'acide, fous de terreur, tendent leur cou vers le ciel puis tournoient en montrant leurs petites dents et leurs longs yeux exorbités. Quand ils sont à ce point de panique, ils produisent deux fois plus de bave, probablement un réflexe pour pouvoir fuir plus rapidement. Les révolutionnaires pro-Doigts trop proches des escargots sont englués. Certains se font mordre par les dents fines comme des aiguilles de ces herbivores.

Les deux armées se font face tels deux immenses ani-. maux fourbus et enragés. Pour l'instant, tout est encore calme. Tous savent que bientôt il va y avoir le grand corps à corps.

A deux cent vingt mille contre moins de cinquante mille, la bataille promet d'être grandiose.

Une fourmi fédérée lève une antenne. Une odeur est lâchée.

Chargez!

Aussitôt un rugissement d'odeurs de guerre s'élève au-dessus des milliers d'antennes dressées.

Les révolutionnaires plantent profondément leurs griffes dans le sol pour supporter le choc.

Les centaines de légions fédérées foncent droit devant. Les cavalières galopent. Les artilleuses se hâtent. Les cisailleuses courent en levant la tête pour ne pas se gêner mutuellement avec leurs longs sabres labiaux. La petite infanterie court sur les corps de la grande infanterie pour aller plus vite comme s'il s'agissait d'un tapis roulant. Le sol tremble sous leur nombre.

Les deux armées sont sur le point de se toucher.

C'est le choc. Les mandibules des premières lignes fédérées se plantent dans les mandibules des premières lignes révolutionnaires.

Ce premier immense baiser noir accompli, les légions des deux armées se déploient sur les flancs pour élargir le sourire funèbre. Les mandibules nues fouaillent dans les forêts de pattes pour en découper les genoux. Un tourbillon de légions fédérées s'engouffre dans une ligne de défense révolutionnaire.

Vingt fourmis révolutionnaires pro-Doigts des plus vigoureuses brandissent une brindille enflammée avec laquelle elles maintiennent à distance la cavalerie fédérée. Le geste sème certes la frayeur à proximité mais ne suffît pas à compenser l'infériorité numérique. De plus, les cavalières avaient dû être prévenues et s'attendre que le feu transporté à travers la forêt apparaisse dans la bataille car elles se ressaisissent rapidement et se contentent de contourner la longue lance enflammée.

C'est la grande mêlée. Ça tire. Ça fouette. Ça mord. Ça crie des odeurs menaçantes. On s'étreint pour faire craquer sous la pince de ses mâchoires l'armure ennemie. Des lambeaux de chitine brisée dévoilent des chairs liquides à vif. On se poignarde. On s'assomme. On se crache au visage des relents riches en mots immondes. On se fait des crocs-en-jambe. On se plante les antennes dans les articulations. On se découpe le cou. On se tord les yeux. On plie les mandibules. On tire sur les labiales.

La fureur meurtrière est à son paroxysme et certaines fourmis, ivres de tuer, égorgent sans distinction alliées et ennemies.

Des corps sans tête continuent de galoper sur le champ de bataille, ajoutant à la confusion générale. Des têtes sans corps sautillent parce qu'elles ont enfin compris l'insanité de la guerre de masse. Mais personne ne les écoute.

Depuis un monticule, 15e, arrimée à son abdomen, tire à gros bouillons et en rafales. Son cul fume. Quand son abdomen est vide, elle charge en cognant de la pointe épineuse de son crâne. 5e, dressée sur quatre pattes, préfère distribuer des gifles en lançant ses deux pattes avant, comme des fouets terminés par les hameçons de ses griffes. 8e, complètement déchaînée, attrape un cadavre ennemi et le fait tournoyer autour de sa tête avant de le lancer de toutes ses forces contre une ligne de cavalerie. 8e pense que la catapulte devrait permettre de généraliser un jour ce genre de prouesse. Elle veut reproduire l'exploit mais, déjà, plusieurs soldates ennemies s'emparent d'elle et lui raient sa carrosserie.

On se cache dans les petits trous du sol pour mieux surprendre l'ennemi. On tourne autour des herbes pour fatiguer l'adversaire. 14e essaie de convaincre une ennemie de dialoguer, sans succès. 16e est recouverte de combattantes et, malgré ses excellents organes de Johns-ton, ne parvient plus à se situer sur le champ de bataille. 9e se met en boule et, ainsi tassée, roule contre un groupe d'ennemies qu'elle parvient à déséquilibrer. Il ne lui reste plus alors qu'à leur couper les antennes avant qu'elles ne reprennent leurs esprits. Sans antennes, les fourmis ne peuvent plus combattre.

La foule des assaillantes est trop dense.

Princesse 103e est atterrée qu'on s'extermine ainsi entre membres d'une même famille. Après tout, alliées ou adversaires, sur ce champ de bataille déjà si endeuillé, elles sont pour l'essentiel des sœurs.

Il leur faut pourtant gagner.

103e fait signe à ses douze compagnes de la rejoindre et leur explique son idée. L'escouade se place immédiatement au centre de la plus grosse masse de révolutionnaires et, protégée par la muraille de leurs corps, creuse un tunnel. Trois d'entre elles portent une braise dans son écrin de pierre. Pour sortir du champ de bataille, les treize exploratrices creusent longtemps droit devant elles. La chaleur du feu leur donne de l'énergie. Elles se repèrent avec leurs organes sensibles aux champs magnétiques terrestres. Direction Bel-o-kan.

Au-dessus d'elles, la terre vibre sous le fracas des combats. Elles creusent dans le sous-sol de toute la force de leurs mandibules. À un moment, la braise faiblit et elles s'arrêtent pour vite agiter leurs antennes au-dessus afin de créer le petit courant d'air propice à la revitaliser.

Elles découvrent enfin une zone friable. Elles en repoussent le terreau et débouchent dans un couloir. Elles sont dans la cité de Bel-o-kan. Rapidement, elles en remontent les étages. Certes, quelques ouvrières se demandent sur leur passage ce que font ces fourmis dans leur ville, mais elles ne sont pas elles-mêmes soldates et ce n'est pas leur rôle, d'assurer la sécurité urbaine; elles n'osent pas intervenir.

L'architecture de la Cité a bien changé depuis la dernière visite de 103e. Bel-o-kan est maintenant une vaste métropole où s'affaire visiblement beaucoup de monde. Un instant, la fourmi hésite. Ne va-t-elle pas commettre l'irréparable?

Et elle se souvient de ses compagnes de Révolution pro-Doigts en train de se faire exterminer dehors et se dit qu'elle n'a pas le choix.

Elle ramasse une feuille sèche et l'approche de la braise jusqu'à ce qu'elle prenne feu. Elles mettent ensuite des branchettes en contact avec la flamme et les réunissent en faisceaux entre leurs mandibules. Aussitôt, c'est l'incendie. Le sinistre s'étend vivement aux branchettes du dôme. C'est la panique. Des ouvrières se précipitent dans les pouponnières pour sauver les couvains.

Vite, il faut fuir avant d'être coincé dans l'incendie. Les révolutionnaires trouvent les sorties déjà bloquées par les ouvrières. L'escouade abandonne alors son brasier, se précipite vers les étages inférieurs et reprend en sens inverse le tunnel qu'elles ont creusé. Au-dessus, elles entendent des galopades.

Princesse 103e remonte et, passant la tête tel un périscope au-dessus du niveau du sol, entre les pattes ennemies, elle examine ce qu'il se passe. Les fédérées sont en train d'abandonner le champ de bataille pour courir éteindre l'incendie.

103e tourne la tête. L'incendie gagne tout le sommet de la Cité. Une fumée âcre, aux relents de bois brûlé, d'acide formique et de chitine fondue, se répand aux alentours.

Déjà, des ouvrières évacuent les œufs par les issues de secours. Partout, des fourmis belokaniennes s'acharnent à arroser les flammes de crachats ou de jets d'acide peu concentré. 103e sort de terre et indique à ses troupes, du moins à ce qu'il en reste, d'attendre. Le feu fait la guerre à leur place.

Princesse 103e regarde brûler Bel-o-kan. Elle sait que la Révolution pro-Doigts ne fait que commencer. Elle l'imposera par le pouvoir des mandibules et par l'impétuosité des flammes.

141. DANS LA CHALEUR DES IDEAUX

Au matin du cinquième jour, le drapeau de la Révolution des fourmis claquait toujours au-dessus du lycée de Fontainebleau.

Les occupants avaient débranché la cloche électrique qui tintait toutes les heures et, peu à peu, tout le monde s'était débarrassé de sa montre. C'était l'un des aspects imprévus de leur révolution, il ne leur était plus indispensable de se situer exactement dans le temps. Les changements de groupes ou de solistes sur le podium suffisaient pour leur faire comprendre que la journée avançait.

D'ailleurs, beaucoup avaient l'impression que chaque journée durait un mois. Leurs nuits étaient courtes. Grâce aux techniques de contrôle du sommeil profond lues dans l'Encyclopédie, ils apprenaient à trouver leur cycle précis d'endormissement. Ainsi ils arrivaient à récupérer de leur fatigue en trois heures au lieu de huit. Et nul ne semblait pour autant fatigué.

La révolution avait changé les habitudes quotidiennes de tout un chacun. Les révolutionnaires n'avaient pas seulement abandonné leurs montres, ils s'étaient aussi dépouillés de ces lourds trousseaux de clefs d'appartement, de voiture, de garage, de placard, de bureau. Ici il n'y avait pas de vol car il n'y avait rien à voler.

Les révolutionnaires avaient abandonné leurs porte-monnaie; ici, on pouvait déambuler les poches vides.

De même, ils avaient rangé dans un tiroir leurs papiers d'identité. Tout le monde se connaissant de vue ou par le prénom, il n'était plus indispensable de décliner son nom de famille pour se situer ethniquement, son adresse pour se situer géographiquement.

Mais il n'y avait pas que les poches qui s'étaient vidées. Les esprits aussi. Au sein de la révolution, les gens n'avaient plus besoin de s'encombrer la mémoire de numéros de codes d'entrée, de cartes de crédit, et tous ces nombres qu'on nous demande d'apprendre par cœur au risque de devenir clochards dans les cinq minutes suivant l'oubli des quatre ou cinq chiffres vitaux.

Les très jeunes, les personnes âgées, les pauvres, les riches se retrouvaient égaux dans la besogne comme dans les loisirs et les plaisirs.

Les sympathies particulières naissaient de l'intérêt commun pour un type de besogne. L'estime se fondait uniquement sur l'observation de l'ouvrage accompli.

La révolution ne demandait rien à personne et, pourtant, sans s'en rendre compte, la plupart de ces jeunes gens n'avaient jamais été aussi affairés.

Les cerveaux étaient en permanence sollicités par des idées, des images, des musiques ou des concepts nouveaux. Il y avait tant de problèmes pratiques à résoudre!

À neuf heures, Julie se jucha sur le grand podium pour une nouvelle mise au point. Elle annonça avoir enfin trouvé un exemple à suivre pour sa révolution: l'organisme vivant.

– À l'intérieur d'un corps, il n'existe ni rivalité ni luttes intestines. La parfaite coexistence de toutes nos cellules prouve qu'à l'intérieur de nous-mêmes, nous connaissons déjà une société harmonieuse. Il suffit donc de reproduire à l'extérieur ce que nous avons à l'intérieur.

L'audience était attentive. Elle poursuivit:

– Les fourmilières fonctionnent déjà comme des organismes vivants harmonieux. C'est pour cela que ces insectes s'intègrent si bien à la nature. La vie accepte la vie. La nature aime ce qui lui ressemble.

Désignant le totem de polystyrène au centre de la cour, la jeune fille indiqua:

– Voilà l'exemple, voilà le secret: «1 + 1 = 3.» Plus nous serons solidaires, plus notre conscience s'élèvera et plus nous entrerons en harmonie avec la nature, intérieurement et extérieurement. Dorénavant, notre objectif est de parvenir à transformer ce lycée en un organisme vivant complet.

Soudain, tout lui paraissait simple. Son corps était un petit organisme, le lycée occupé un organisme plus grand, la révolution se répandant dans le monde au moyen des réseaux informatiques, un organisme plus important encore vivrait.

Julie proposa de rebaptiser tout autour d'eux conformément à ce concept d'organisme vivant.

Les murs du lycée en était la peau, les portes en étaient les pores, les amazones du club de aïkido les lymphocytes, la cafétéria l'intestin. Quant à l'argent de leur SARL «Révolution des fourmis», il était le glucose indispensable pour insuffler l'énergie et le professeur d'économie qui aidait à la bonne marche de leur comptabilité, le diabète gérant ce sucre glucose. Le réseau informatique était, lui, le système nerveux contribuant à la circulation des informations.

Et le cerveau, alors? Julie réfléchit. Elle eut l'idée de créer deux hémisphères. Le cerveau droit, l'intuitif, ce serait leur fameux pow-wow du matin, une assemblée inventive à la recherche d'idées neuves. Le cerveau gauche, le méthodique, ce serait une autre assemblée, qui se chargerait de trier les idées du cerveau droit et de les mettre en pratique.

– Qui décidera à qui il reviendra de participer à telle ou telle assemblée? demanda quelqu'un.

Julie répondit que l'organisme vivant n'étant pas un système hiérarchisé, chacun était libre de participer spontanément à l'assemblée de son choix selon son humeur du jour. Quant aux décisions, elles seraient prises à main levée.

– Et nous huit? interrogea Ji-woong.

Ils étaient les fondateurs, ils devaient continuer à former un groupe autonome, un organe réfléchissant à part.

– Nous huit, dit la jeune fille, nous sommes le cortex, le cerveau primitif à l'origine des deux hémisphères. Nous continuerons à nous réunir pour nos débats dans le local de répétition sous la cafétéria.

Tout était complet. Tout était à sa place.

«Bonjour, ma révolution vivante», murmura-t-elle.

Dans la cour, tout le monde discutait de ce concept.

– Nous allons maintenant tenir notre assemblée inventive dans le préau de gymnastique, annonça Julie. Vienne qui veut. Les meilleures idées seront ensuite transmises à l'assemblée pratique qui les transformera en filiale de notre SARL «La Révolution des fourmis».

Il y eut foule. Dans un grand chahut, les gens s'assirent par terre tandis que circulaient de la nourriture et des boissons.

– Qui veut commencer? demanda Ji-woong, en installant un grand tableau noir pour y noter les idées.

Plusieurs personnes levèrent la main.

– J'ai eu mon idée en regardant YInfra-World de Francine, annonça un jeune homme. J'ai pensé qu'on pourrait élaborer un programme presque similaire mais qui permettrait d'accélérer encore le temps. Ainsi, on pourrait connaître quelle sera notre évolution probable jusqu'à un futur lointain et se rendre compte des erreurs à ne pas commettre.

Julie intervint.

– Edmond Wells évoque quelque chose de semblable dans son Encyclopédie. Il appelle ça la «recherche de la VMV», pour «Voie de Moindre Violence».

Le jeune homme se dirigea vers le tableau.

– VMV. Voie de Moindre Violence, pourquoi pas? Pour la représenter, il suffirait de dessiner un grand diagramme comprenant toutes les trajectoires possibles de l'avenir de l'humanité et de rechercher leurs conséquences à court, moyen, long et très long terme. Pour l'heure, on n'évalue les problèmes que pour la durée d'un quinquennat ou d'un septennat présidentiel, mais il faudrait étudier leur évolution dans les deux cents, voire les cinq cents ans à venir afin de garantir à nos enfants le meilleur futur possible, du moins un futur comportant le moins de barbarie possible.

– Tu demandes donc que nous inventions un programme de probabilités testant tous les futurs? résuma Ji-woong.

– C'est cela. Une VMV. Qu'est-ce qui se passerait si on augmentait les impôts, si on interdisait de rouler à plus de cent kilomètres-heure sur l'autoroute, si on autorisait l'usage de la drogue, si on laissait se développer les petits boulots, si on entrait en guerre contre les dictatures, si on supprimait les privilèges corporatistes… Ce ne sont pas les idées à tester qui manquent! Pour tout, il faut étudier les effets pervers ou les conséquences inattendues dans le temps.

– Peut-on y parvenir, Francine? demanda Ji-woong.

– Pas sur Infra-World. Le temps s'y écoule trop lentement pour se livrer à ce genre d'expérience. Et je ne peux toucher au facteur d'écoulement du temps. Mais en profitant du savoir-faire d'Infra- World, on peut très bien imaginer un autre programme de simulation du monde. On n'aura qu'à l'appeler programme de recherche de la VMV.

Un homme chauve intervint:

– A quoi cela nous servira-t-il de découvrir la politique idéale si nous n'avons pas les moyens de la mettre en route? Si nous voulons changer le monde, pour aller au bout de nos idées, il nous faut prendre légalement le pouvoir. Nous sommes à quelques mois des élections présidentielles. Entrons en campagne et présentons un candidat du parti «évolutionniste». Son programme sera consolidé par le programme VMV. Nous serons ainsi le premier parti à proposer une politique vraiment logique car basée sur l'observation scientifique des futurs possibles.

Il y eut un brouhaha de conversations entre partisans de la politique et ceux qui la rejetaient absolument. C'était le cas de David qui s'empressa de protester:

– Pas de politique. Ce qu'il y a de bien dans la Révolution des fourmis, c'est justement qu'il s'agit d'un mouvement spontané, dépourvu des ambitions politiques classiques. Nous n'avons pas de chef, donc pas de candidat à la présidence. Tout comme dans une fourmilière, nous avons bien sûr une reine, Julie, mais elle n'est pas notre chef, seulement notre figure emblématique. Nous ne nous reconnaissons en aucun groupe économique, ethnique, religieux ou politique existant. Nous sommes libres. Ne gâchons pas tout ça en entrant dans les manœuvres habituelles pour la conquête du pouvoir. Nous y perdrions notre âme.

Brouhaha encore plus fort. Visiblement l'homme chauve avait mis le doigt sur un point sensible.

– David a raison, ajouta Julie. Notre force, c'est de lancer des idées originales. Pour changer le monde, c'est bien plus efficace que d'être président de la République. Qui change vraiment les choses? Pas les États, mais le plus souvent de simples individus avec des idées neuves. Les Médecins du Monde qui, sans aucune aide gouvernementale, sont partis d'eux-mêmes secourir partout des gens en danger… Les bénévoles qui, en hiver, secourent et nourrissent les pauvres et les sans-abri… Que des initiatives privées venues d'en bas et non d'en haut… Que retiennent les jeunes? Les slogans politiques, ils s'en méfient. En revanche, ils connaissent par cœur les paroles de certaines chansons et c'est comme cela qu'a commencé la Révolution des fourmis. Des idées, de la musique et surtout pas d'idéologie de conquête du pouvoir. Le pouvoir nous abîmerait.

– Mais alors, nous ne pourrons jamais utiliser la VMV! s'offusqua l'homme chauve.

– La VMV, notre science de la VMV, existera quand même et sera à la disposition de tout politicien qui souhaitera la consulter.

– D'autres suggestions? demanda Ji-woong, qui ne voulait pas que des petits débats naissent un peu partout.

Une amazone se leva:

– J'ai un grand-père à la maison et ma sœur a un bébé dont elle n'a pas le temps de s'occuper. Elle a donc demandé à notre grand-père de s'en charger. Il est très content et l'enfant aussi. Il se sent utile et n'a plus l'impression d'être à la charge de la société.

– Et alors? fit Ji-woong pour qu'elle en vienne au fait.

– Alors, poursuivit la jeune fille, alors je me suis dit qu'il y a énormément de mamans qui ont des problèmes de nourrices, de places dans les crèches, de halte-garderie. En même temps, il y a plein de personnes âgées qui se désespèrent à ne rien faire, toutes seules devant leur poste de télévision. On pourrait les réunir, reproduire à une plus grande échelle l'histoire de mon grand-père et de mon neveu.

Dans l'assistance, on reconnaissait que les familles étaient disloquées, beaucoup de vieillards placés dans des hospices pour qu'on ne les voie pas mourir, des bébés garés dans des crèches pour qu'on ne les entende pas pleurer. Finalement, en début comme en fin de course, les humains étaient exclus.

– C'est une excellente idée, reconnut Zoé. Nous allons créer la première «crèche-hospice de vieillards».

Rien qu'à cette première assemblée inventive, quatre-vingt-trois projets furent proposés, dont quatorze furent ensuite directement transformés en filiales de la SARL «Révolution des fourmis».

142. ENCYCLOPEDIE

NEUF MOIS: Pour des mammifères de type supérieur, le temps complet de gestation est normalement de dix-huit mois. C'est le cas notamment des chevaux, dont les poulains naissent capables de marcher. Mais le fœtus humain, lui, a un crâne qui grossit trop vite. Il doit être expulsé à neuf mois du corps de sa mère, sinon il n'en pourrait plus sortir. Il naît donc prématuré, inachevé et non autonome. Ses premiers neuf mois externes ne sont que des copies conformes de ses neuf mois internes. Seule différence: le bébé est passé d'un milieu liquide à un nilieu aérien. Pour ces neuf premiers mois à l'air libre, il a donc besoin d'un autre ventre protec-teu:: le ventre psychique. L'enfant naît déconcerté. Il fst ui peu comme ces grands brûlés qu'il faut placer sous tente artificielle. Pour lui, cette protection artificielle, c'est le contact avec la mère, le lait da la mère, le toucher de la mère, les baisers du père.

De même qu'un enfant a besoin d'un solide cocon protecteur durant les neuf mois qui suivent sa nais-sarce, un vieillard agonisant a besoin d'un cocon psycLologique de soutien durant les neuf mois qui précéderont sa mort. Il s'agit d'une période pour lui essentielle car, intuitivement, il sait que le compte à rebours a commencé. Durant ses neuf derniers mois, le mourant se déshabille de sa vieille peau et de ses connaissances, comme s'il se déprogrammait. Il accomplit un processus inverse à celui de la naissance. En fin de trajectoire, tout comme le bébé, le vieillard mange de la bouillie, porte des langes, n'a pas de dent;, n'a pas de cheveux et il babille un charabia difficilement compréhensible. Seulement, si on entoure généralement les bébés durant les neuf premiers mois suivant leur naissance, on pense rarement à entourer les vieillards les neuf derniers mois précédant leur mort. En toute logique, ils auraient pourtant besoin d'une nourrice ou d'une infirmière qui jouerait le rôle de la mère, «ventre psychique». Celle-ci devrait se montrer très attentionnée afin de leur fournir le cocon de protection indispensable à leur ultime métamorphose.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

143. BEL-O-KAN ASSIÉGÉE

Ça sent le cocon grillé. La cité de Bel-o-kan ne fume plus. Les soldates belokaniennes sont parvenues à éteindre l'incendié. L'armée des révolutionnaires proDoigts, du moins ses rescapées, campe tout autour de la capitale fédérée. L'ombre de la mégapole fourmi se projette comme un grand triangle noir calciné sur les troupes assiégeantes.

Princesse 103e se dresse sur quatre pattes et 5e, s'ap-puyant lourdement sur une brindille-béquille, se hisse sur deux pattes afin de voir plus haut. Ainsi, la cité paraît plus petite et, pour tout dire, plus accessible. Elles savent qu'à l'intérieur les dégâts doivent être importants mais elles sont dans l'impossibilité de les mesurer.

Il faut donner l'assaut final maintenant, émet 15e.

Princesse 103e ne se montre pas enthousiaste. Encore la guerre! Toujours la guerre! Tuer est le moyen le plus compliqué et le plus fatigant de se faire comprendre.

Pourtant, elle est consciente que la guerre reste pour l'instant le meilleur accélérateur de l'Histoire.

7e suggère d'assiéger la Cité afin de se donner le temps de panser ses plaies et de se réorganiser.

Princesse 103e n'aime pas trop la tactique du siège. Il faut attendre, couper les voies de ravitaillement de la ville, placer des sentinelles autour des zones délicates. Rien de très prestigieux pour des guerrières.

S'approchant d'elle, une fourmi fourbue interrompt ses pensées. Princesse 103e bondit en reconnaissant Prince 24e, tout couvert de poussière.

Les deux insectes échangent mille trophallaxies. Princesse 103e dit qu'elle le croyait mort et Prince 24e lui raconte son aventure. En fait, il est parti dès le début de l'incendie. Quand l'écureuil a bondi vers la sortie, par réflexe, il s'est accroché à sa fourrure, de sorte qu'en galopant de branche en branche, le rongeur l'a entraîné fort loin.

Prince 24e a alors longtemps marché. Il a ensuite pensé que, puisque c'était un écureuil qui l'avait égaré, un autre écureuil le réorienterait. Il s'est ainsi habitué à emprunter des écureuils pour mode de locomotion. Le problème, c'est qu'on ne peut communiquer avec ces rongeurs pour leur indiquer où on veut aller ou même savoir où ils vont. Si bien que chaque écureuil l'entraînait dans une direction inconnue. Ce qui explique son retard.

Princesse 103e lui narre à son tour comment tout a évolué ici. La bataille de Bel-o-kan. L'attaque du commando incendiaire. Et maintenant le siège.

Il y a vraiment là de quoi écrire un roman, remarque Prince 24e, et il sort sa phéromone mémoire sur laquelle il a commencé son récit et rédigé un nouveau chapitre.

On pourra lire ton roman? demande 13e.

Seulement quand il sera fini, répond 24e.

Il déclare que, plus tard, s'il constate que son roman phéromonal intéresse les fourmis, il écrira peut-être une suite. Il en a déjà le titre en tête: La Nuit des Doigts et si celui-là plaît aux gens, il conclura sa trilogie avec La Révolution des Doigts.

Pourquoi une trilogie? demande Princesse 103e.

24e explique que, dans son premier roman, il racontera le contact entre les deux civilisations, fourmi et Doigt, le second serait le récit de leur confrontation. Enfin, les uns et les autres n'ayant pu s'entre-détruire, le dernier roman serait celui de la coopération entre les deux espèces.

«Contact, confrontation, coopération», il me semble que ce sont les trois stades logiques d'une rencontre entre deux pensées différentes, indique Prince 24e.

Il a déjà une idée très précise de la manière dont il entend rédiger son histoire. Il compte la baser sur trois intrigues parallèles, représentant trois points de vue différents: celui des fourmis, celui des Doigts et celui d'un personnage connaissant les deux mondes parallèles, par exemple 103e.

Tout cela paraît un peu confus à Princesse 103e mais elle écoute attentivement car, visiblement, depuis que Prince 24e a vécu sur l'île du Cornigera, il est hanté par l'envie d'écrire une longue histoire.

Les trois intrigues convergeront vers la fin, précise doctement le jeune prince.

14e surgit alors, les antennes tout ébouriffées. Elle a espionné de près la Cité et découvert un passage. Elle pense qu'on pourrait envoyer un commando.

On peut encore tenter une offensive souterraine.

Princesse 103e décide de la suivre, Prince 24e aussi, ne serait-ce que pour trouver des idées pour les scènes d'action de son roman.

Une centaine de fourmis s'engouffrent ainsi dans le passage qui conduit à la Cité. Elles progressent à pas prudents.

144. MISE EN PRATIQUE

Les stands progressaient bien. Le plus spectaculaire était celui de Francine avec son monde virtuel.

Infra-World était aussi l'activité la plus lucrative de toutes. Par le réseau informatique, de plus en plus d'agences de publicité demandaient à le consulter pour sonder l'impact de leurs conditionnements de lessives ou de couches-culottes, de produits surgelés et de médicaments, ou encore de nouveaux styles de voitures.

Réussite aussi: le «Centre des questions» de David. Dès son lancement, ce carrefour du savoir était devenu une référence. Des gens s'y connectaient aussi bien pour connaître le nombre exact d'épisodes de Chapeau melon et bottes de cuir que des horaires de chemin de fer, le niveau de pollution de l'air dans telle ou telle ville, ou les meilleurs investissements boursiers du moment. Les questions d'ordre personnel étaient rares et David n'avait pas eu besoin d'avoir recours à des détectives privés.

Léopold, pour sa part, avait obtenu commande d'une villa incrustée dans une colline et, ne pouvant se déplacer physiquement, il en envoyait les plans par télécopieur à son client contre son numéro de carte de crédit.

Paul inventait de nouveaux arômes de miel en mêlant le produit des abeilles à des feuilles de thé et de plantes diverses trouvées dans les cuisines ou les jardins du lycée. Depuis qu'il avait réduit les doses de levure, son hydromel était devenu un nectar. Paul avait concocté une cuvée spéciale parfumée à la vanille et au caramel, laquelle était très prisée. Une étudiante des Beaux-Arts lui dessina des étiquettes somptueuses qui apportèrent un cachet supplémentaire à son produit: «Hydromel grand cru. Cuvée Révolution des fourmis. Appellation contrôlée».

Tout le monde s'en délecta. À un petit auditoire très intéressé, il raconta:

– Je savais déjà que l'hydromel était la boisson des dieux de l'Olympe et celle des fourmis qui, en faisant fermenter leur miellat de pucerons, obtiennent une sorte d'alcool qui les soûlent, mais ce n'est pas tout. Au «Centre des questions» de David, j'ai découvert encore un tas de choses sur l'hydromel. Les chamans mayas s'injectaient des lavements à base d'hydromel et de graines de belles-de-jour. Ainsi absorbées, ces substances hallucinogènes, sans susciter de nausées, provoquaient des transes beaucoup plus rapides et beaucoup plus puissantes que par voie orale.

– Quelle est la recette de l'hydromel? demanda un amateur.

– La mienne, je l'ai trouvée dans l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.

Il lut.

– «Faire bouillir 6 kilos de miel d'abeille, écumer, recouvrir de 15 litres d'eau, ajouter 25 grammes de poudre de gingembre, 15 grammes de cardamone, 15 grammes de cannelle. Laisser bouillir jusqu'à réduction du mélange d'un quart environ. Arrêter la cuisson et laisser tiédir. Ajouter ensuite 2 cuillerées de levure de bière et laisser reposer le tout pendant 12 heures. Passer ensuite le liquide en le transvasant dans un tonnelet. Bien le fermer et laisser reposer.» Notre hydromel est, certes, un peu jeune. Il faudra attendre encore pour qu'il prenne du corps.

– Et savais-tu que les Égyptiens se servaient du miel pour désinfecter les plaies et calmer les brûlures? demanda une amazone.

L'information donna à Paul l'idée d'élaborer une ligne de parapharmacie en plus de sa ligne de produits alimentaires.

Plus loin, les vêtements de Narcisse étaient présentés. Des amazones faisaient office de mannequins devant les gens de la révolution et sous les objectifs d'une caméra vidéo qui retransmettait les images, via le serveur, sur le réseau informatique international.

Seules les deux machines compliquées de Julie et de Zoé ne présentaient pour l'heure que des résultats décevants. La machine à dialoguer avec les fourmis avait déjà tué une trentaine d'insectes cobayes. Quant aux prothèses olfactives de Zoé, elles blessaient si fort les narines que nul ne pouvait les supporter plus de quelques secondes.

Julie monta sur le balcon du proviseur et contempla la cour et sa révolution. Le drapeau flottait, la fourmi-totem trônait, des musiciens reggae jouaient dans un nuage de fumées de marijuana. Partout, autour des stands, des gens s'activaient.

– On a quand même réussi quelque chose de sympathique, dit Zoé qui l'avait rejointe.

– Au niveau collectif, c'est certain, acquiesça Julie. Maintenant, c'est au niveau individuel qu'il nous faudrait réussir.

– Que veux-tu dire?

– Je me demande si ma volonté de changer le monde n'est pas en fait le constat de mon incapacité à me changer moi-même.

– Voilà autre chose. Holà, Julie! je crois que tu fonctionnes un peu trop au carburateur neuronal. Tout marche bien, sois heureuse.

Julie se tourna vers Zoé et la regarda dans les yeux.

– Tout à l'heure, j’ai lu un passage de l'Encyclopédie. Il était étrange. Il s'appelait «Je ne suis qu'un personnage» et disait qu'on était peut-être seul au monde dans un film qui se déroule rien que pour nous. Après avoir lu ça, j'ai eu une pensée bizarre. Je me suis dit: Et si j'étais la seule personne vivante. Si j'étais le seul être vivant de tout l'univers…

Zoé commença à regarder sa compagne avec inquiétude. Julie continua:

– Si tout ce qui m'arrive n'était après tout qu'un grand spectacle qu'on joue uniquement pour moi? Tous ces gens, toi, vous ne seriez que des acteurs et des figurants. Les objets, les maisons, les arbres, la nature forment un décor bien imité, fait pour me rassurer et me faire croire qu'une certaine réalité existe. Mais je suis peut-être comme dans un programme d'Infra-World. Ou peut-être dans un roman.

– Oh! la la! qu'est-ce que tu ne vas pas chercher!

– N'as-tu jamais remarqué qu'autour de nous les gens meurent tandis que nous demeurons vivants? Peut-être qu'on nous observe, qu'on teste nos réactions devant des situations données. On teste notre degré de résistance à certaines agressions. On teste nos réflexes. Cette révolution, cette vie n'est qu'un énorme cirque construit pour me tester. Quelqu'un à cet instant m'observe peut-être de loin, lit ma vie dans un livre, et me juge.

– Dans ce cas, profites-en. Tout, ici-bas, est pour toi. Tout ce monde, tous ces acteurs, ces figurants, comme tu dis, sont là pour te satisfaire, s'ajuster à tes désirs, à tes gestes et à tes actes. Ils se font du souci. Leur avenir dépend de toi.

– Justement, c'est cela qui m'inquiète. J'ai peur de ne pas être à la hauteur… de mon personnage.

Cette fois-ci, ce fut Zoé qui commença à ne pas se sentir bien. Julie lui mit la main sur l'épaule.

– Excuse-moi. Oublie ce que je t'ai dit. On s'en fiche.

Elle entraîna son amie en direction des cuisines, ouvrit le réfrigérateur et fit couler le ruban de l'hydromel doré dans deux gobelets. Puis, à petites gorgées, à la lumière du réfrigérateur entrouvert, elles burent la boisson des fourmis et des dieux.

145. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: RÉFRIGÉRATEUR

Saliveuse: 10e.

RÉFRIGÉRATEUR: Les Doigts n'ont pas de jabot social, pourtant ils peuvent stocker longtemps de la nourriture sans qu 'elle se détériore.

Pour remplacer nos estomacs secondaires, ils s'équipent d'une machine qu'ils nomment «réfrigérateur».

Il s'agit d'une boîte à l'intérieur de laquelle il fait très froid.

Il y entassent de la nourriture à ras bord.

Plus un Doigt est important, plus son réfrigérateur est grand.

146. DANS BEL-O-KAN

Une odeur de charbon les surprend.

Les branchettes calcinées empestent. Des corps calcinés de soldates prises dans l'incendie gisent partout. Vision d'horreur: il y a même des œufs et des larves fourmis qui n'ont pu être évacués à temps et qui ont grillé vifs.

Tout est brûlé et il n'y a pas la moindre présence. Est-il possible que l'incendie ait dévoré tous les habitants puis toute,; l'armée accourue pour l'éteindre?

Les fourmis avancent dans des couloirs parfois vitrifiés par le feu. La chaleur du brasier a été si intense que des insectes ont péri d'un coup, en plein travail. Ils sont demeurés figés dans la position où ils se trouvaient avant qu'une bouffée brûlante ne les immobilise définitivement.

Quand 103e et sa troupe les touchent, ils s'effritent.

Le feu. Les fourmis ne sont pas préparées au feu. 5e murmure:

Le feu est une arme trop ravageuse.

Toutes comprennent maintenant pourquoi le feu est banni depuis si longtemps du monde des insectes. Hélas, il est certaines bêtises que chaque génération doit commettre, ne serait-ce que pour se souvenir des raisons pour lesquelles il ne faut pas les commettre.

Princesse 103e sait à présent que le feu est une arme trop destructrice. L'intensité des flammes a été si forte par endroits que l'ombre de ses victimes s'est imprimée sur les parois.

Princesse 103 e avance dans sa ville transformée en cimetière et, avec nostalgie, elle découvre le charnier qu'est devenue sa cité natale. Dans les champignonnières, rien que des végétaux calcinés. Dans leurs étables, que des pucerons torréfiés, les pattes en l'air. Dans leurs salles, les fourmis-citernes ont explosé.

15e mange un peu de cadavre de fourmi-citerne et constate qu'il est d'une saveur vraiment délicieuse. Elle vient de découvrir le goût du caramel. Mais elles n'ont ni le temps ni l'envie de s'émerveiller devant cet aliment nouveau, leur cité natale n'est plus que désolation.

103e baisse les antennes. Le feu est une arme de perdant. Elle l'a utilisée parce qu'elle avait le dessous sur le champ de bataille. Elle a triché.

Faut-il que les Doigts l'aient envoûtée pour qu'elle en arrive à ne plus supporter la défaite, à tuer sa reine, détruire ses couvains et même anéantir sa propre cité!

Dire qu'elles ont fait tout ce voyage, précisément, pour avertir Bel-o-kan qu'elle risquait d'être… enflammée par les Doigts! L'Histoire est paradoxale.

Elles marchent dans des couloirs encore enfumés. Étrangement, plus elles avancent dans ce désastre, plus il leur semble qu'il s'est passé ici des événements insolites. Il y a un cercle tracé sur un mur. Est-il possible que, de leur côté, les Belokaniennes aient découvert l'art? Un art minimaliste, certes, puisqu'il consiste à simplement reproduire des cercles, mais un art néanmoins.

Princesse 103e a un mauvais pressentiment. 10e et 24e tournent en tous sens dans la crainte d'un piège.

Elles montent dans la Cité interdite. Là, 103e espère bien trouver la reine. Elle remarque que le bois de la souche de pin qui abrite la Cité interdite n'a été qu'à peine effleuré par l'incendie. Le passage est libre. Les fourmis-concierges chargées de veiller sur les issues sont mortes sous la chaleur et les émanations toxiques.

La troupe se rend dans la loge royale. La reine Belo-kiu-kiuni est bien là. Mais en trois tronçons. Elle, elle n'a été ni brûlée ni asphyxiée. Les marques des coups sont récentes. Elle a été assassinée et il n'y a pas longtemps. Tout autour d'elle, des cercles gravés à la mandibule.

103e approche et palpe les antennes de la tête décapitée. Même en morceaux, une fourmi peut continuer d'émettre. La reine morte a conservé un mot odorant sur la pointe de ses antennes.

Les déistes.

147. ENCYCLOPEDIE

KAMERER: L'écrivain Arthur Koestler décida un jour de consacrer un ouvrage à l'imposture scientifique. Il interrogea des chercheurs qui l'assurèrent que la plus misérable des impostures scientifiques était sans doute celle à laquelle s'était livré le docteur Paul Kamerer.

Kamerer était un biologiste autrichien qui réalisa ses principales découvertes entre 1922 et 1929. Éloquent, charmeur, passionné, il prônait que «tout être vivant est capable de s'adapter à un changement du milieu dans lequel il vit et de transmettre cette adaptation à sa descendance». Cette théorie était exactement contraire à celle de Darwin. Alors, pour prouver le bien-fondé de ses assertions, le docteur Kamerer mit au point une expérience spectaculaire.

Il prenait des œufs de crapaud accoucheur à peau sèche se reproduisant sur terre ferme et les déposait dans l'eau.

Or, les animaux issus de ces œufs s'adaptaient et présentaient des caractéristiques de crapauds aquàtiques. Ils avaient ainsi une bosse noire copulatoire sur le pouce, bosse qui permettait aux crapauds aquatiques mâles de s'accrocher à la femelle à peau glissante afin de pouvoir s'accoupler dans l'eau. Cette adaptation au milieu aquatique était transmise à leur progéniture, laquelle naissait directement avec une bosse de couleur foncée au pouce. La vie était donc capable de modifier son programme génétique pour s'adapter au milieu aquatique. Kamerer défendit sa théorie de par le monde avec un certain succès. Un jour, pourtant, des scientifiques et des universitaires souhaitèrent examiner «objectivement» son expérience. Une large assistance se pressa dans l'amphithéâtre, ainsi que de nombreux journalistes. Le Dr Kamerer comptait bien prouver là qu'il n'était pas un charlatan. La veille de l'expérience, il y eut un incendie dans son laboratoire et tous ses crapauds périrent à l'exception d'un seul. Kamerer présenta donc ce survivant et sa bosse sombre. Les scientifiques examinèrent l'animal à la loupe et s'esclaffèrent. Il était parfaitement visible que les taches noires de la bosse du pouce du crapaud avaient été artificiellement dessinées par injection d'encre de Chine sous la peau. La supercherie était éventée. La salle était hilare.

En une minute, Kamerer perdit tout son crédit et toute chance de voir ses travaux reconnus. Rejeté de tous, il fut mis au ban de la profession. Les darwi-nistes avaient gagné, et pour longtemps. Il était maintenant admis que les êtres vivants étaient incapables de s'adapter à un nouveau milieu. Kamerer quitta la salle sous les huées. Désespéré, il se réfugia dans une forêt où il se tira une balle dans la bouche, non sans avoir laissé derrière lui un texte lapidaire dans lequel il réaffirmait l'authenticité de ses expériences et déclarait «vouloir mourir dans la nature plutôt que parmi les hommes». Ce suicide acheva de le discréditer. On pourrait penser qu'il s'agissait de l'imposture scientifique la plus nulle. Pourtant, à l'occasion de son enquête pour son ouvrage L'Étreinte du crapaud, Arthur Koestler rencontra l'ancien assistant de Kamerer. L'homme lui révéla avoir été à l'origine du désastre. C'était lui qui, sur l'ordre d'un groupe de savants darwiniens, avait mis le feu au laboratoire et remplacé le dernier crapaud mutant par un autre auquel il avait injecté de l'encre de Chine dans le pouce.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

148. MAC YAVEL NE COMPREND PAS LA BEAUTE

Maximilien avait passé sa journée à se tourner les pouces. Avec ses clefs, il gratta un peu du noir qui s'était glissé sous un ongle.

Il en avait assez d'attendre.

– Toujours rien?

– Rien à signaler, chef!

Ce qu'il y avait d'agaçant dans la technique du siège, c'était que tout le monde s'ennuyait. Dans la défaite, au moins, il se passe toujours quelque chose, mais là…

– Ne serait-ce que pour se changer les idées, Maximilien aurait bien aimé retourner dans la forêt faire dynamiter la mystérieuse pyramide, mais le préfet lui avait expressément ordonné de ne plus s'occuper désormais que de la seule affaire du lycée.

En rentrant chez lui, le commissaire était maussade.

Il alla s'enfermer dans son bureau, face à une autre sorte d'écran. Il lança vite une nouvelle partie d'Évolution. À présent, il commençait à avoir le coup de main et parvenait à faire décoller très vite ses civilisations virtuelles. En moins de mille ans à peine, il amena une civilisation de type chinois à inventer l'automobile et l'aviation. Sa civilisation chinoise prenait bien, pourtant, il l'abandonna.

– Mac Yavel, mets-toi en écoute.

L'œil de l'ordinateur s'inscrivit sur l'écran tandis que son synthétiseur vocal intégré annonçait dans les haut-parleurs:

– Réception cinq sur cinq.

– J'ai encore des problèmes avec cette histoire de lycée, commença le policier.

Il fit part à l'ordinateur des dernières informations sur ce qui se passait autour de l'établissement scolaire et Mac Yavel ne se contenta plus de lui expliquer les sièges du passé. Il lui conseilla d'isoler hermétiquement le lycée.

– Coupe-leur l'eau, l'électricité, le téléphone. Priveles de confort et, très vite, ils s'ennuieront à mourir et ils n'auront plus qu'une idée: s'enfuir de ce bourbier.

Bon sang, comment n'y avait-il pas pensé tout seul? Couper l'eau, le téléphone et l'électricité, ce n'était pas un crime, même pas un délit. Après tout, c'était l'Éducation nationale, pas les émeutiers, qui payait les factures de leur réseau informatique, de l'éclairage dans les dortoirs, des plaques chauffantes dans la cuisine et des téléviseurs allumés en permanence. Une fois de plus, il était contraint de reconnaître que Mac Yavel avait la tête bien sur les épaules.

– Mon vieux, tu es vraiment de bon conseil. L'objectif de la caméra numérique intégrée à l'ordinateur effectua une mise au point.

– Tu peux me montrer un portrait de leur chef?

Surpris de la demande, Maximilien n'en présenta pas moins la photographie de Julie Pinson qu'avait publiée le journal local. Il saisit l'image en mémoire et la compara à ses images d'archives.

– C'est une femelle, non? Elle est belle?

– C'est une question ou une affirmation? s'étonna le policier.

– Une question.

Maximilien examina la photo puis déclara:

– Oui, elle est belle. L'ordinateur paraissait régler au mieux sa définition afin de disposer de l'image la plus nette possible.

– Ainsi, c'est donc ça, la beauté.

Le policier perçut que quelque chose n'allait pas. Il n'y avait pas d'intonations dans la voix synthétique de Mac Yavel, pourtant il y sentit une certaine préoccupation.

Il comprit. L'ordinateur était incapable d'appréhender la notion de beauté. Il avait quelques vagues notions d'humour, des mécanismes de paradoxes pour la plupart, mais il n'était nanti d'aucun critère de compréhension de la beauté.

– J'ai du mal à comprendre ce concept, avoua Mac Yavel.

– Moi aussi, reconnut Maximilien. Parfois, des êtres qui nous ont paru beaux à un moment donné nous semblent sans intérêt très peu de temps plus tard.

Une paupière voila l'œil de l'ordinateur.

– La beauté est subjective. C'est sans doute pour cela que je ne peux pas la percevoir. Pour moi, c'est ou zéro ou un. Il ne peut y avoir de choses zéro à un instant et un à un autre. En cela, je suis limité.

Maximilien s'étonna de cette remarque en forme de regret. Il songea que ces ordinateurs de la dernière génération se mettaient à devenir des partenaires à part entière de l'espèce humaine. L'ordinateur, meilleure conquête de l'homme?

149. LES DÉISTES

Les déistes?

La reine est morte. Un groupe de Belokaniennes apparaît timidement sur le pas de la porte. Il y a donc quelques rescapées. Une fourmi se détache des autres et s'approche de leur escouade, antennes en avant. Princesse 103e la reconnaît. C'est 23e.

23e a donc survécu elle aussi à la première croisade contre les Doigts. 23e. Cette guerrière avait tout de suite adhéré à la religion déiste. Les deux fourmis ne s'étaient donc jamais beaucoup appréciées, mais de se retrouver ici, dans leur cité natale, toutes deux survivantes de mille aventures, les rapproche soudain.

23e perçoit tout de suite que 103e est devenue une sexuée et la félicite de cette métamorphose. 23e paraît en grande forme elle aussi. Il y a du sang transparent sur ses mandibules mais elle lance des phéromones de bienvenue à tout leur commando.

Princesse 103e est sur ses gardes mais l'autre émet que tout est rentré dans l'ordre.

Elles se livrent à une trophallaxie.

23e raconte son histoire. Après avoir abordé le monde des dieux, 23e est revenue à Bel-o-kan pour y répandre la bonne parole. Princesse 103e remarque que 23e ne dit jamais «Doigts» mais utilise la dénomination «dieux».

Elle raconte qu'au début, la Cité, enchantée qu'il y ait au moins une survivante à cette première croisade, lui avait fait bon accueil et, petit à petit, 23e avait révélé l'existence des dieux. Elle avait pris la tête de la religion déiste. Elle avait exigé que les morts ne soient plus jetés au dépotoir et aménagé des salles en cimetières.

Cette innovation avait déplu à la nouvelle reine Belo-kiu-kiuni, laquelle avait interdit la pratique du culte déiste dans la Cité.

23e s'était alors réfugiée au plus profond des quartiers de la métropole et là, entourée de sa petite troupe de fidèles, elle avait pu continuer à répandre la bonne parole. La religion déiste s'était donné pour symbole le cercle. Car telle est la vision que les fourmis ont des Doigts juste avant que ceux-ci les écrasent.

Princesse 103e hoche la tête.

Voilà qui explique tous ces signes, dans les couloirs.

Les fourmis blotties derrière psalmodient:


Les Doigts sont nos dieux.


Princesse 103e et les siennes n'en reviennent pas. Elles qui voulaient promouvoir l'intérêt pour les Doigts ont été largement dépassées par cette 23e.

Prince 24e demande pourquoi tout est vide.

23e explique que la nouvelle reine Belo-kiu-kiuni a fini par prendre ombrage de l'omniprésence des déistes. Elle a banni leur religion. Il y a eu de véritables chasses aux déistes dans la Cité et beaucoup de martyres sont mortes.

Lorsque l'armée de 103e est survenue avec son feu, 23e a aussitôt saisi l'opportunité. Elle a foncé vers la loge royale et assassiné la reine pondeuse.

Alors, comme il n'existait pas d'autre reine, la Cité tout entière s'était placée en phase d'autodestruction et, une à une, toutes les citoyennes belokaniennes avaient interrompu les battements de leur cœur. À présent, dans la capitale incendiée et fantôme, il n'y avait plus qu'elles, les déistes, pour accueillir les révolutionnaires afin de bâtir ensemble une société fourmi fondée sur la vénération des Doigts.

Princesse 103 e et Prince 24e ne partagent pas vraiment la ferveur de la prophétesse mais comme la ville est désormais à leur disposition, ils en profitent.

Princesse 103e lance cependant une phéromone:

La pancarte blanche devant Bel-o-kan est signe de grand danger.

Ce n'est peut-être qu'une question de secondes. Il faut déguerpir sans tarder.

On la croit.

En quelques heures, tout le monde se met en route. Les exploratrices partent en éclaireuses pour rechercher une autre souche de pin propice à l'établissement d'une cité. Les escargots porteurs de braise transportent les quelques œufs, larves et les rares champignons et pucerons rescapés de l'incendie.

Par chance, l'avant-garde découvre une souche habitable à une heure de marche à peine. 103e estime la distance suffisante pour se retrouver à l'abri du cataclysme qui se produira autour de la pancarte blanche.

La souche est creusée de tunnels rongés par des vers et il est même possible d'implanter dans son bois une Cité interdite et une loge royale. À partir de cette souche, 5e établit des plans en vue de la construction rapide d'une nouvelle Bel-o-kan.

Toutes les fourmis s'empressent.

103e suggère de bâtir une cité ultramoderne, avec de grandes artères où faire circuler sans embouteillages les gros gibiers et les objets indispensables aux nouvelles technologies. Elle pense qu'il faut installer une grande cheminée centrale afin de pouvoir dégager la fumée issue des laboratoires du feu. Elle envisage encore des canaux pour amener l'eau de pluie aux étables, aux champignonnières ainsi qu'aux laboratoires qui en auront besoin pour laver les objets qu'ils utilisent.

Même si elle n'est pas encore pondeuse, étant la seule femelle sexuée de Bel-o-kan, Princesse 103e est désignée non seulement comme reine de leur ville renaissante mais aussi de toute la fédération des fourmis rousses de la région, laquelle comprend soixante-quatre cités.

C'est la première fois qu'une ville se dote d'une princesse incapable de pondre. Faute de renouvellement de la population, on fait appel à un concept nouveau: la «ville ouverte». Princesse 103e pense en effet qu'il serait intéressant d'autoriser d'autres espèces d'insectes étrangers à s'installer ici afin qu'elles enrichissent la cité de leurs cultures propres.

Mais il n'est pas aisé de se fondre dans un melting-pot. Les différentes ethnies en viennent peu à peu à occuper des quartiers séparés. Les noires s'installent au sud-est des étages les plus profonds, les jaunes à l'ouest des étages médians, les moissonneuses aux étages supérieurs pour être plus proches des récoltes, les tisserandes s'en vont au nord.

Partout dans la nouvelle capitale, on travaille aux innovations techniques. À la manière fourmi, c'est-à-dire sans logique, en testant tout et n'importe quoi selon ce qui vous passe par la tête et en considérant ensuite le résultat. Les ingénieurs du feu construisent un grand laboratoire au plus profond du sous-sol de la Cité. Là, ils font brûler tout ce qui leur passe entre les pattes pour voir en quel matériau cela se transforme et quel genre de fumée ça produit.

Pour parer aux risques d'incendie, on tapisse la pièce de feuilles de lierre peu inflammables.

Les ingénieurs en mécanique aménagent une salle spacieuse où ils entreprennent de tester des leviers sur des cailloux et jusqu'à des combinaisons de plusieurs leviers liés par des fibres végétales.

Prince 24e et 7e se prononcent pour des ateliers d'«art» aux étages moins quinze, moins seize et moins dix-sept. On y pratique la peinture sur feuilles, la sculpture en excréments de scarabées et, bien sûr, la scarification sur carapace.

Prince 24e compte bien prouver qu'en utilisant les techniques doigtesques, on peut parfaitement obtenir des objets de style typiquement myrmécéen. Il veut créer la «culture fourmi» et même, plus précisément, la culture belokanienne. En effet, qu'il s'agisse de son roman ou des peintures plutôt naïves de 7e, il n'existe encore rien de semblable sur la Terre.

11e décide pour sa part d'inventer la musique fourmi. Elle demande à plusieurs insectes de striduler afin de former un chœur à plusieurs voix. Le résultat est peut-être une cacophonie mais ce n'en est pas moins une musique typiquement fourmi. D'ailleurs, 11e ne désespère pas d'harmoniser tous ces sons jusqu'à l'obtention de morceaux à plusieurs niveaux de gammes.

15e crée des cuisines où elle goûte tous les résidus brûlés du laboratoire du feu. Les feuilles ou les insectes calcinés qui lui semblent avoir bon goût sont mis à droite, ceux qui ont mauvais goût à gauche.

10e crée, elle, un centre d'étude sur les comportements doigtesques à proximité des salles des ingénieurs.

Vraiment, la pratique de la technologie des Doigts leur donne une avance dans le monde des insectes. C'est comme si elles venaient de gagner mille ans en une journée. Une chose tracasse cependant 103e: depuis qu'elles ne sont plus contraintes à la clandestinité, les déistes s'affichent partout dans la Cité et font de plus en plus de zèle. Au soir du premier jour, notamment, 23e et ses fidèles se rendent en pèlerinage sur le site de la pancarte blanche et, là, se mettent à prier les dieux supérieurs qui ont apposé ce monument sacré.

150. ENCYCLOPÉDIE

UTOPIE D'HIPPODAMOS: En 494 avant J.-C, l'armée de Darius, roi des Perses, détruit et rase la ville de Milet, située entre Halicarnasse et Éphèse. Les anciens habitants demandent alors à l'architecte Hippodamos de reconstruire d'un coup une cité tout entière. Il s'agit d'une occasion unique dans l'histoire de l'époque. Jusque-là, les villes n'étaient que des bourgades qui s'étaient progressivement élargies dans la plus grande confusion. Athènes, par exemple, était composée d'un enchevêtrement de rues, véritable labyrinthe qui avait vu le jour sans que nul ne tienne compte d'un plan d'ensemble. Être chargé d'ériger, dans sa totalité, une ville de taille moyenne, c'était se voir offrir une page blanche où inventer LA ville idéale.

Hippodamos saisit l'aubaine. Il dessine la première ville pensée géométriquement. Hippodamos ne veut pas seulement tracer des rues et bâtir des maisons, il est convaincu qu'en repensant la forme de la ville, on peut aussi en repenser la vie sociale.

Il imagine une cité de dix mille habitants, répartis en trois classes: artisans, agriculteurs, soldats. Hippodamos souhaite une ville artificielle, sans plus aucune référence avec la nature avec, au centre, une acropole d'où partent douze rayons la découpant, tel un gâteau, en douze portions. Les rues de la nouvelle Milet sont droites, les places rondes et toutes les maisons sont strictement identiques pour qu'il n'y ait pas de jalousie entre voisins. Tous les habitants sont d'ailleurs des citoyens à part égale. Ici il n'y a pas d'esclaves.

Hippodamos ne veut pas non plus d'artistes. Les artistes sont selon lui des gens imprévisibles, générateurs de désordre. Poètes, acteurs et musiciens sont bannis de Milet, et la ville est également interdite aux pauvres, aux célibataires et aux oisifs. Le projet d'Hippodamos consiste à faire de Milet une cité au système mécanique parfait qui jamais ne tombera en panne. Pour éviter toute nuisance, pas d'innovation, pas d'originalité, aucun caprice humain. Hippodamos a inventé la notion de «bien rangé». Un citoyen bien rangé dans l'ordre de la cité, une cité bien rangée dans l'ordre de l'État, lui-même ne pouvant être que bien rangé dans l'ordre du cosmos.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

151. UNE ÎLE AU MILIEU DE L'OCEAN

En ce sixième jour d'occupation du lycée de Fontainebleau, Maximilien décida de suivre les conseils de Mac Yavel: il coupa l'électricité et l'eau aux lycéens.

Pour résoudre le problème de l'eau, Léopold fît construire des citernes pour recueillir la pluie. Il apprit aux occupants à se laver avec du sable ainsi qu'à sucer des grains de sel pour fixer l'eau dans leur corps et amoindrir leurs besoins.

Restait le problème de l'électricité, le plus ardu. Toutes leurs activités étaient fondées sur le réseau informatique mondial. Des bricoleurs allèrent fouiner dans l'atelier d'électronique, si riche en matériel de toutes sortes et qui s'était déjà avéré une mine. Ils découvrirent des plaques solaires photosensibles. Elles apportèrent un premier flux électrique qu'ils complétèrent avec des éoliennes fabriquées à la hâte de planches arrachées aux bureaux.

Chaque tipi vit fleurir son éolienne au-dessus de sa pointe, telle une marguerite.

Comme ce n'était pas suffisant, David brancha quelques vélos du club de randonnées sur des dynamos; ainsi, quand ni soleil ni vent n'étaient de la partie, on cherchait quelques sportifs pour pédaler et fournir de l'énergie.

Chaque problème les obligeait à faire fonctionner leur imagination et soudait davantage les occupants du lycée.

Constatant que, grâce à leurs lignes téléphoniques, leur réseau informatique fonctionnait toujours, Maximilien décida de les en priver aussi. À époque moderne, technique de siège moderne.

Et riposte, tout aussi moderne. David ne fut pas longtemps inquiet pour son «Centre des questions» car une occupante avait apporté dans son sac un téléphone cellulaire spécial, extrêmement puissant et suffisamment net pour recréer un contact hertzien en se branchant directement sur les satellites de télécommunications.

Ils étaient cependant obligés de vivre en totale autarcie. À l'intérieur, on s'organisa, s'éclairant de lampions et de bougies pour économiser l'énergie vitale au réseau informatique. Le soir, la cour baignait dans l'ambiance romantique générée par les petites lueurs vacillant sous les courants d'air.

Julie, les Sept Nains et les amazones couraient, sollicitant chacun, transportant des matériaux, discutant des aménagements. Le lycée se transformait en véritable camp retranché.

Les groupes d'amazones devenaient de plus en plus compacts, de plus en plus rapides et, pour tout dire, de plus en plus militaires. Comme si naturellement elles assumaient cette fonction vacante.

Julie convoqua ses amis dans le local de répétition. Elle paraissait fort préoccupée.

– J'ai une question à vous poser, annonça d'emblée la jeune fille en allumant quelques bougies qu'elle déposa en hauteur dans les anfractuosités du mur.

– Vas-y, l'encouragea Francine, affalée sur un monticule de couvertures.

Julie fixa tour à tour les Sept Nains: David, Francine, Zoé, Léopold, Paul, Narcisse, Ji-woong… Elle hésita, baissa les yeux, puis articula:

– Est-ce que vous m'aimez?

Il y eut un long silence que Zoé fut la première à rompre, d'une voix enrouée:

– Bien sûr, tu es notre Blanche-Neige à nous, notre «reine des fourmis».

– Alors dans ce cas, dit Julie très sérieusement, si je deviens trop «reine», si je commence à me prendre trop au sérieux, n'hésitez pas, faites comme pour Jules César, assassinez-moi.

À peine avait-elle fini que Francine plongea sur elle. Ce fut le signal. Tous l'attrapèrent par les bras, par les chevilles. Ils roulèrent dans les couvertures. Zoé mima le geste de prendre un couteau et de le lui planter dans le cœur. Aussitôt tous lui firent des chatouilles.

Elle n'eut que le temps de gémir.

– Non, pas les chatouilles!

Elle riait et avait envie que ça s'arrête.

Après tout, elle ne supportait pas qu'on la touche.

Elle se débattait mais les mains amies surgies d'entre les couvertures prolongeaient son supplice. Elle n'avait jamais autant ri de sa vie.

Elle n'avait plus d'air. Elle commençait à se sentir partir. C'était étrange. Le rire devenait presque douloureux. À peine une chatouille était finie qu'une autre reprenait. Son corps lui envoyait des signaux contradictoires.

Soudain, elle comprit pourquoi elle ne supportait pas qu'on la touche. Le psychothérapeuthe avait raison, c'était pour une raison qui remontait à sa plus tendre enfance.

Elle se revit bébé. Durant les dîners de famille, alors qu'elle n'avait que seize mois, on la passait de main en main, comme un objet, profitant de son incapacité à se défendre. On la couvrait de baisers, de chatouilles, on la forçait à dire bonjour, on lui caressait les joues, la tête. Elle se souvint des grand-mères aux haleines lourdes et aux lèvres trop maquillées. Ces bouches s'approchaient d'elle et les parents complices riaient tout autour.

Elle se souvint de ce grand-père qui l'embrassait sur la bouche. Affectueusement, peut-être, mais sans lui demander son avis. Oui, c'est à ce moment qu'elle avait commencé à ne plus supporter qu'on la touche. Dès qu'elle savait qu'il y avait un repas de famille, elle courait se cacher sous la table, où elle chantonnait doucement. Elle se défendait des mains qui essayaient de la faire sortir de là. On est bien sous les tables. Elle n'acceptait de ressortir qu'au moment où tous les gens étaient partis afin d'éviter la corvée des bisous de l'au revoir, mais on ne lui laissait pas le choix.

Non, elle n'avait jamais été abusée sexuellement mais elle avait été abusée épidermiquement!

Le jeu s'arrêta tout aussi brusquement qu'il avait commencé et les Sept Nains se rassirent en cercle autour de leur Blanche-Neige. Elle remit de l'ordre dans sa chevelure.

– Tu voulais qu'on t'assassine, eh bien, c'est fait, dit Narcisse.

– Ça va mieux? demanda Francine.

– Vous m'avez fait beaucoup de bien, merci. Vous ne pouvez pas savoir combien vous m'avez fait de bien. N'hésitez pas à m'assassiner plus souvent.

Comment elle disait cela, ils repartirent pour une seconde séance de chatouilles où il lui sembla trouver l'agonie à force de rire. Ce fut Ji-woong qui y mit fin.

– Passons maintenant à la séance de pow-wow.

Paul versa de l'hydromel dans un gobelet; chacun y trempa ses lèvres tour à tour. Boire ensemble. Il distribua ensuite à chacun des gâteaux secs. Manger ensemble.

Quand leurs mains s'assemblèrent pour former le cercle, Julie perçut leur regard, elle perçut leur chaleur et se sentit protégée.

«Quel meilleur objectif dans la vie que de parvenir à un instant tel que celui-ci où chacun s'unit sans aucune arrière-pensée, songea-t-elle. Mais est-on absolument obligé de faire la révolution pour y arriver?»

Puis ils discutèrent des nouvelles conditions de vie imposées par l'embargo policier. Les solutions pratiques fusèrent. Loin d'affaiblir leur révolution cette pression extérieure était en train de resserrer leurs liens.

152. PETITE BATAILLE DU SOIR

Au fur et à mesure que les technologies se développent dans Bel-o-kan en pleine mutation, la religion prend son essor. Les déistes ne se contentent plus de tracer partout leurs cercles, elles déposent sur les murs l'odeur de leur religion.

En ce deuxième jour du règne de Princesse 103e, 23e prononce un sermon dans lequel elle déclare que le but de la religion déiste est de convertir à la vénération des dieux toutes les fourmis du monde et que c'est leur rendre service que d'assassiner les laïques.

Dans la Cité, on constate que les déistes coirinencent à se montrer particulièrement agressives. Elles avertissent les laïques: si elles s'obstinent à ne pas adorer les dieux, les Doigts les écraseront et, au cas où les Doigts ne les écraseraient pas, elles, les déistes, s'en chargeraient.

Il s'ensuit une curieuse atmosphère dans la Nouvelle-Bel -o-kan avec un clivage entre, d'un côté, les fourmis «technologiques», qui vivent dans l'admiration de ce que les Doigts sont parvenus à faire grâce à leur maîtrise du feu, du levier et de la roue et de l'autre, les fourmis «mystiques» qui ne vivent que dans la prière et pour qui seulement songer à reproduire les actes des Doigts est déjà un blasphème.

Princesse 103e est convaincue qu'un conflit est inévitable. Les déistes sont trop intolérantes et trop sûres d'elles. Elles ne veulent plus rien apprendre, elles ne déploient d'efforts que pour convertir leur entourage. Quelques meurtres de laïques sont imputés aux déistes mais on évite de trop en parler pour éviter une guerre civile.

Les douze fourmis exploratrices, le prince et la princesse sont réunis dans la loge royale. Prince 24e reste confiant. Il revient des laboratoires dont les progrès l'enchantent: les ingénieurs du feu réussissent maintenant à placer des braises dans des boîtes légères de feuilles tressées avec un fond de terre, ce qui permet de les transporter sans danger pour éclairer ou chauffer une zone. 5e signale que les déistes se moquent bien des sciences et du savoir. C'est cela qui inquiète la jeune exploratrice: dans le monde religieux, rien n'a besoin d'être prouvé. Lorsqu'un ingénieur affirme que le feu permet de durcir le bois, il se peut que son expérience rate et on ne lui fera plus confiance, mais quand une mystique assure que «les Doigts sont tout-puissants et qu'ils sont à l'origine de l'existence des fourmis», il faudrait être sur place à chaque fois pour la démentir.

Princesse 103e murmure:

La religion est peut-être malgré tout une phase d'évolution des civilisations.

5e estime qu'il faut prendre ce qu'il y a de bon chez les Doigts et laisser ce qu'il y a de mauvais, comme la religion. Mais comment prendre l'un sans l'autre? 103e, 24e et l'escouade des douze jeunes exploratrices se réunissent en cercle et réfléchissent. Si, au deuxième jour de leur nouvel État, il y a déjà des heurts avec les déistes, les troubles n'iront qu'augmentant. Il faut les arrêter au plus vite.

Les tuer?

Non, elles ne peuvent tuer des sœurs simplement parce qu'elles se figurent que les Doigts sont des dieux.

Les expulser?

Peut-être vaut-il mieux en effet qu'elles créent leur propre État, sous-développé, mystique et intolérant, loin de la fourmilière de Bel-o-kan tout entière tournée vers la modernité et les technologies de pointe.

Mais elles n'ont pas le temps de pousser plus loin leur conciliabule. Des coups sourds résonnent sur les murs de la Cité.

L'alerte.

Des fourmis galopent dans tous les sens. Une odeur circule.

Les fourmis naines attaquent!

Partout on s'organise pour faire face aux assaillantes.

Les troupes des naines arrivent par la passe nord et il est trop tard pour tenter de les pulvériser avec les leviers lanceurs de pierres. On ne pourra pas non plus utiliser le feu.

Les naines forment une longue armée pleine d'antennes, d'yeux et de mandibules. Leurs odeurs sont calmes et décidées. Pour elles, la simple vue d'une fourmilière qui fume sans brûler est suffisamment choquante pour légitimer un carnage. 103e aurait dû se rendre compte qu'il est impossible de manipuler tant de choses nouvelles sans susciter la méfiance, la jalousie et la peur.

La princesse monte tout en haut du dôme, en prenant garde à ne pas trop s'approcher de la fumée de la cheminée principale, et, avec ses nouveaux sens, elle observe la grande armée qui se déploie.

Elle fait signe à 5e de sortir les légions d'artillerie et de les placer en avant-garde pour empêcher l'ennemi de progresser. Princesse 103e en a assez de voir la mort. Il paraît que l'écœurement face à la violence est signe de vieillesse mais elle n'en a cure. C'est le paradoxe de cette fourmi dégénérée d'être vieille dans sa tête et jeune dans son corps. Sous elle, le dôme palpite des coups d'abdomens que donnent les ouvrières pour signaler l'alerte phase II.

La Cité a peur. L'armée ennemie n'en finit pas de s'étirer, grossie de maintes fourmilières voisines qui se sont rangées derrière les naines pour faire ployer l'arrogante fédération des rousses. Pire, il y a dans ses rangs des fourmilières rousses de leur propre fédération. Elles doivent s'inquiéter depuis un moment de ce qui se trame dans la Nouvelle-Bel -o-kan.

Princesse 103e se souvient d'un documentaire qu'elle a vu sur un écrivain Doigt du nom de Jonathan Swift. Cet humain disait à peu près qu'«on s'aperçoit qu'un nouveau talent a émergé au fait qu'il se crée spontanément autour de lui une conjuration d'imbéciles pour le briser».

Cette conjuration d'imbéciles, Princesse 103e la voit à présent se dresser devant elle. Tant et tant d'imbéciles prêts à mourir pour que rien ne bouge, pour que tout revienne en arrière, pour que demain ne soit qu'un autre hier. Prince 24e vient se blottir contre la princesse. Il a peur et a besoin de la présence rassurante de l'autre sexuée.

Prince 24e rabat ses antennes.

Cette fois, c'est fini. Elles sont trop nombreuses.

Les premières légions d'artilleuses néo-belokaniennes sont en train de s'aligner pour défendre la capitale. Abdomen dardé, elles sont prêtes à faire feu. En face, l'armée ennemie n'en finit pas de s'étirer. Elles sont des millions.

103e regrette de s'être souciée aussi peu de ses relations diplomatiques avec les cités voisines. Après tout, la Nou-velle -Bel-o-kan en avait accueilli au départ beaucoup de représentantes. Mais, toute à ses préoccupations techniques, elle ne s'est pas aperçue que des cités entières étaient en plein malaise.

5e vient annoncer une mauvaise nouvelle. Les déistes refusent de participer à la bataille. Elles considèrent que ce n'est pas la peine de se battre puisque, de toute manière, ce sont les dieux qui décident de l'issue des combats. Elles promettent cependant de prier.

Est-ce là le coup de grâce? Et cette colonne ennemie qui surgit du talus et s'étire, s'étire toujours.

Des ingénieurs du feu, du levier et de la roue la rejoignent. La princesse demande que toutes réunissent leurs antennes. Il faut ensemble inventer une arme pour les tirer de ce mauvais pas.

Princesse 103e sort de son cerveau toutes les images de guerre des Doigts qui lui restent en mémoire. Avec ce qu'on connaît déjà, le feu, le levier, la roue, il faut improviser une ressource nouvelle. Les trois notions tournent dans les cerveaux insectes et s'y entremêlent. Si elles ne trouvent pas rapidement une idée, elles le savent, c'est la mort.

153. ENCYCLOPÉDIE

AINSI NAQUIT LA MORT : La mort est apparue il y a précisément sept cents millions d'années. Jusque-là, et depuis quatre milliards d'années, la vie s'était limitée à la monocellularité. Sous sa forme monocellulaire, elle était immortelle puisque capable de se reproduire pareillement et à l'infini. De nos jours, on trouve encore des traces de ces systèmes monocellulaires immortels dans les barrières de corail. Un jour, cependant, deux cellules se sont rencontrées, se sont parlé et ont décidé de fonctionner ensemble, en complémentarité. Sont apparues alors des formes de vie multicellulaires. Simultanément, la mort a fait aussi son apparition. En quoi les deux phénomènes sont-ils liés?

Quand deux cellules souhaitent s'associer, elles sont contraintes de communiquer et leur communication les porte à se répartir les tâches afin d'être plus efficaces. Elles décideront par exemple que ce n'est pas la peine que toutes deux œuvrent à digérer la nourriture, l'une digérera et l'autre repérera les aliments.

Par îa suite, plus les rassemblements de cellules ont été importants, plus leur spécialisation s'est affinée. Plus leur spécialisation s'est affinée, plus chaque cellule s'est fragilisée et, cette fragilité ne faisant que s'accentuer, la cellule a fini par perdre son immortalité originelle.

Ainsi naquit la mort. De nos jours, nous voyons des ensembles animaliers constitués d'immenses agrégats de cellules extrêmement spécialisées et qui dialoguent en permanence. Les cellules de nos yeux sont très différentes des cellules de notre foie et les premières s'empressent de signaler qu'elles aperçoivent un plat chaud afin que les secondes puissent aussitôt se mettre à fabriquer de la bile bien avant l'arrivée du mets dans la bouche. Dans un corps humain, tout est spécialisé, tout communique et tout est mortel.

La nécessité de la mort peut s'expliquer d'un autre point de vue. La mort est indispensable pour assurer l'équilibre entre les espèces. Si une espèce pluricellu-îaire se trouvait être immortelle, elle continuerait à se spécialiser jusqu'à résoudre tous les problèmes et devenir tellement efficace qu'elle compromettrait la perpétuité de toutes les autres formes de vie. Une cellule du foie cancéreuse produit en permanence des morceaux de foie sans tenir compte des autres cellules qui lui disent que ce n'est plus nécessaire. La cellule cancéreuse a pour ambition de retrouver cette ancienne immortalité, et c'est pour cela qu'elle tue l'ensemble de l'organisme, un peu comme ces gens qui parlent tout seuls en permanence sans rien écouter autour d'eux. La cellule cancéreuse est une cellule autiste et c'est pour cela qu'elle est dangereuse. Elle se reproduit sans cesse, sans tenir compte des autres et, dans sa quête folle d'immortalité, elle finit par tout tuer autour d'elle.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

154. MAXIMILIEN EXPLORE

Maximilien rentra en claquant la porte.

– Qu'y a-t-il, chéri? Tu parais nerveux, remarqua Scynthia.

Il la regarda et essaya de se souvenir de ce qui lui avait plu chez cette femme.

Il se retint de lui répondre quelque chose de méchant et se contenta de sourire en gagnant son bureau à grands pas.

Depuis ce matin, il y avait installé son aquarium et ses poissons, et il avait confié à Mac Yavel la gestion de son univers aquatique. L'ordinateur ne s'en tirait pas trop mal. En contrôlant le distributeur électrique de nourriture, la résistance chauffante et le robinet d'arrivée d'eau, il parvenait à veiller parfaitement à l'équilibre écologique de ce milieu artificiel. Mac Yavel avait tout naturellement inventé l'aquariophilie assistée par ordinateur et les poissons en étaient visiblement enchantés.

Le policier enclencha Évolution. Il suscita une petite nation insulaire de type anglais et sut l'amener à développer une technologie de pointe du seul fait qu'elle se retrouvait isolée et à l'abri des champs de bataille des civilisations voisines. Il la dota ensuite d'une flotte moderne afin de monter des comptoirs commerciaux un peu partout dans le monde. Il obtint de bons résultats mais, le Japon ayant opté pour la même stratégie, il en résulta une guerre sans merci et, en 2720, les Nippons battirent les Anglais grâce à leurs meilleurs satellites.

– Tu aurais pu gagner, remarqua sobrement Mac Yavel.

Maximilien s'agaça:

– Qu'est-ce que tu aurais fait puisque tu es si malin?

– J'aurais assuré une meilleure cohésion sociale, en instaurant par exemple le vote des femmes. Les Japonais n'y ayant pas songé, il aurait régné une meilleure ambiance dans tes villes, il y aurait eu un meilleur moral, donc une meilleure créativité des ingénieurs militaires, donc des armes meilleures et une plus grande motivation. Cela aurait suffi à te donner l'avantage.

– On se perd dans les détails…

Maximilien étudia les cartes et les champs de bataille puis mit un terme au jeu et resta là, sur sa chaise, le regard perdu face à l'écran. L'œil de Mac Yavel s'y agrandit et battit des paupières pour attirer son attention.

– Alors, Maximilien, tu te fais encore du souci pour ta Révolution des fourmis?

– Oui, tu peux encore m'aider?

– Bien sûr.

Mac Yavel effaça l'image de son œil, lança son modem d'autoprogrammation pour se brancher sur le réseau. Il prit quelques autoroutes, rejoignit des routes, puis des pistes de circulation de bits qui lui semblaient connues. Il afficha bientôt:

«Serveur de la SARL Révolution des fourmis».

Maximilien se pencha vers l'écran. Mac Yavel avait trouvé quelque chose de très intéressant.

«C'est donc ainsi qu'ils continuent à exporter leur révolution à la noix. Ils se sont débrouillés pour se procurer une connexion téléphonique par satellite et leurs informations circulent sans problème sur le réseau», comprit le policier.

Le menu du serveur signala que désormais la SARL «Révolution des fourmis» avait pour filiales:

– Le «Centre des questions».

– Le monde virtuel Infra-World.

– La ligne de vêtements «Papillon».

– L'agence d'architecture «Fourmilière».

– La ligne de produits alimentaires naturels «Hydromel».

Il y avait en outre des forums où tout un chacun pouvait discuter des thèmes et des objectifs de la Révolution des fourmis. D'autres où les gens pouvaient proposer de nouvelles sociétés avec des concepts nouveaux.

L'ordinateur précisa qu'une dizaine de lycées de par le monde étaient branchés sur Fontainebleau, reproduisant, peu ou prou, leur manifestation.

Mac Yavel avait trouvé un sacré filon.

Maximilien considéra différemment son ordinateur. Pour la première fois de sa vie, il ne se sentait pas seule ment dépassé par une nouvelle génération mais aussi par une machine. Mac Yavel lui avait ouvert une fenêtre dans la forteresse de la Révolution des fourmis. À lui de bien s'en servir pour examiner ce qu'il y avait à l'intérieur et y découvrir une faille.

Mac Yavel se brancha sur plusieurs lignes téléphoniques et, à l'aide du «Centre des questions», fit apparaître l'infrastructure de la SARL «Révolution des fourmis». C'était vraiment le comble: ces révolutionnaires étaient si naïfs, ou si sûrs d'eux, qu'ils fournissaient d'eux-mêmes des informations sur leur organisation.

Mac Yavel fit défiler les fichiers et Maximilien comprit tout. Rien qu'en utilisant les réseaux informatiques et les techniques les plus modernes, ces gamins étaient en train de se livrer à une révolution d'un genre tout à fait inédit.

Maximilien avait toujours pensé, par exemple, que pour faire une révolution, de nos jours, il était indispensable de disposer du soutien des médias et, surtout, de la télévision. Or ces lycéens avaient réussi à parvenir à leurs fins sans le secours des chaînes nationales ni même locales. La télévision avait pour but, somme toute, de délivrer un message impersonnel et pauvre en informations à une foule énorme de gens plus ou moins concernés. Alors que les émeutiers de Fontainebleau, eux, parvenaient, grâce aux réseaux informatiques, à lancer des messages personnels et riches en informations à peu de gens mais très concernés et donc très réceptifs.

Les yeux du commissaire se dessillaient. Non seulement, pour changer le monde, la télévision et les médias habituels n'étaient plus en pointe mais, au contraire, ils avaient pris un train de retard sur d'autres outils plus discrets et très performants. Seuls les réseaux informatiques permettaient de tisser des liens solides et interactifs entre les gens.

Deuxième surprise. D'ordre économique celle-ci. À voir leur comptabilité, la SARL «Révolution des fourmis» était en passe d'accumuler des bénéfices. Pourtant, elle ne comportait pas de grosses compagnies, elle ne regroupait qu'une galaxie de minuscules filiales.

Cela s'avérait finalement beaucoup plus rentable qu'une seule et énorme compagnie, généralement figée dans sa propre hiérarchie. De plus, dans ces minuscules entreprises, tout le monde se connaissait bien et on savait pouvoir compter les uns sur les autres. Il n'y avait pas de place pour les administratifs inutiles ou les potentats de bureau.

En parcourant le réseau, Maximilien découvrit que cette SARL éclatée en sociétés «fourmis» présentait encore un autre avantage: diminuer les risques de faillite. En effet, si une filiale s'avérait déficitaire ou peu rentable, elle disparaissait pour être aussitôt remplacée. Les mauvaises idées étaient rapidement testées et naturellement évacuées. Pas de risques de gros bénéfices mais pas de risques de pertes importantes non plus. En revanche, associées, toutes ces petites filiales à peine bénéficiaires finissaient miette après miette par accumuler un beau pactole.

Le policier se demanda si une théorie économique avait présidé à cette organisation ou si c'était les conditions propres à leur révolution qui avaient contraint ces jeunes gens inexpérimentés à l'inventer. En fonctionnant sans stocks de marchandises et en ne se fondant que sur leur seule matière grise, ils ne prenaient finalement que peu de risques.

C'était peut-être cela, le message de la Révolution des fourmis: les sociétés dinosaures avaient perdu leur place, l'avenir était aux sociétés fourmis.

En attendant, il fallait mettre un terme à l'insolente réussite de cette bande de gamins avant qu'ils ne deviennent une réalité économique incontournable.

Maximilien décrocha son téléphone et appela Gon-zague Dupeyron, le chef des Rats noirs.

Aux grands maux, les petits remèdes.

155. LA BATAILLE DES LAMPIONS

Le premier assaut de la vaste armée des naines de Shi-gae-pou est catastrophique pour les Néo-Belokaniennes. Après deux heures de combat acharné, leur défense cède sur tous les points et se fait tailler en pièces par les coalisées. Satisfaites, les assaillantes ne poussent pas plus loin leur avantage et organisent un bivouac pour la nuit en attendant de porter le coup de grâce le lendemain.

Tandis qu'on ramène dans la cité les blessées, les amputées et les agonisantes, Princesse 103e a enfin une idée. Elle rassemble près d'elle les dernières troupes valides et leur montre comment fabriquer des lampions. Elle pense qu'à défaut d'utiliser le feu comme arme, on peut toujours s'en servir comme moyen de chauffage et d'éclairage. À présent, en effet, leur ennemi, ce ne sont plus ces myriades de fourmis naines c'est bel et bien la nuit. Or le feu vainc la nuit.

C'est ainsi que, vers minuit, on voit ce spectacle incroyable: des milliers de lueurs se bousculent aux issues de la Nouvelle-Bel -o-kan. Portant des lampions fabriqués avec des feuilles de peuplier, chauffées et éclairées par ces boîtes qu'elles transportent sur leur dos, les soldates rousses peuvent voir et agir tandis que leurs adversaires dorment.

Si le bivouac des naines ressemble à un gros fruit noir, c'est en fait une ville vivante. Les murs et les couloirs sont constitués par les corps des insectes emmêlés et plongés dans un sommeil récupérateur.

Princesse 103e fait signe à ses guerrières de pénétrer dans le bivouac avec leurs lampions. Elle aussi s'aventure à l'intérieur du camp ennemi vivant. Par chance, la nuit est assez froide pour avoir bien anesthésié les assaillantes.

Quelle étrange sensation que d'avancer parmi des murs, des planchers et des plafonds faits d'adversaires prêtes à vous tailler en pièces!

Notre seul véritable ennemi est la peur, se répète-t-elle. Mais la nuit est leur alliée, elle maintient les naines encore endormies quelques heures.

5e dit qu'il ne faut pas rester au même endroit trop longtemps, sinon les lampions réveilleront les murs et il faudra se battre. Pour éviter l'affrontement, les soldates néo-belokaniennes s'empressent. N'usant que d'une mandibule, elles tranchent une à une les gorges de leurs adversaires immobiles.

Il faut éviter de couper trop profond car, parfois, une rangée de têtes décapitées proprement tranchées s'affale sur elles et les écrase. Il faut seulement couper les gorges à moitié. La guerre de nuit est pour les fourmis un fait d'armes si nouveau qu'elles doivent improviser et en découvrir les règles à chaque instant.

Ne pas s'enfoncer non plus trop profondément dans la cité.

Privés d'air, les lampions s'éteignent. Il faut d'abord massacrer les fourmis-murs externes puis les dégager comme on épluche un oignon avant de s'en prendre à la couche de soldates juste au-dessous.

Princesse 103e et ses acolytes tuent sans relâche. La chaleur et la lumière des lampions sont pour elles comme une drogue excitante qui décuple leur rage de tuer. Parfois, des pans de murs entiers se réveillent et elles doivent alors les combattre avec acharnement.

Dans cette boucherie, Princesse 103e ne sait que penser.

Est-il donc nécessaire d'en passer par là pour imposer le progrès? se demande-t-elle.

Plus sensible, Prince 24e préfère renoncer et se retire. Les mâles sont toujours beaucoup plus délicats, c'est bien connu.

Princesse 103e le prie de les attendre dehors, sans s'éloigner.

Les soldates rousses sont épuisées à force de tuer, tuer, tuer. Que leurs adversaires soient ainsi immobiles ajoute à leur gêne. Autant il est normal pour des fourmis de massacrer des adversaires en duel, autant elles ressentent quelque scrupule à les exterminer dans pareilles conditions.

Elles ont l'impression de moissonner. L'odeur d'acide oléique que dégagent les cadavres entassés des naines commence à devenir insupportable. Les Néo-Beloka-niennes sont souvent contraintes de sortir du bivouac pour respirer un peu d'air frais avant de s'y replonger pour attaquer une nouvelle couche.

Princesse 103e demande qu'on accélère le mouvement car elles n'ont que la nuit pour agir.

Leurs mandibules plongent dans les articulations chitineuses et font jaillir le sang transparent. Il y a tellement de sang dans les couloirs vivants que, parfois, il éclabousse et éteint des lampions. Les Néo-Belokaniennes privées de feu s'endorment alors au milieu de la masse compacte de leurs ennemies.

Princesse 103e ne relâche pas son effort mais, tandis qu'elle tue à tour de mandibules, des milliers d'idées se bousculent dans son cerveau.

Faut-il que les comportements des Doigts soient contagieux pour entraîner des fourmis à guerroyer ainsi!

Elle sait, cependant, que toutes les soldates ennemies qui ne seront pas tuées cette nuit se jetteront contre elles dans la bataille dès le matin.

Il n'y a pas tellement de choix. La guerre est le meilleur accélérateur de l'Histoire. En bien ou en mal.

À force d'égorger, 5e a une crampe aux mandibules. Elle s'interrompt un instant, mange un cadavre ennemi et se nettoie les antennes avant de reprendre sa sinistre besogne.

Lorsque le soleil présente ses premiers rayons, les soldates néo-belokaniennes sont bien obligées de cesser de tuer. Il faut se dépêcher de rentrer avant que l'adversaire se réveille. Vite, elles déguerpissent alors que les murs, les plafonds et les planchers commencent tout juste à bâiller.

Épuisées et gluantes de sang, les soldates rousses regagnent leur cité anxieuse.

Princesse 103e reprend son poste sur le sommet du dôme pour observer la réaction de l'ennemi à son réveil. Celle-ci ne se fait pas attendre. Tandis que le soleil s'élève dans le ciel, les ruines vivantes se désagrègent. Les naines sont incapables de comprendre ce qui leur est arrivé. Elles se sont endormies et, au matin, leurs compagnes ont presque toutes trépassé.

Les survivantes reprennent le chemin de leur nid sans demander leur reste et, quelques minutes plus tard, les cités fédérées qui s'étaient rebellées contre leur capitale se présentent pour déposer leurs phéromones de soumission.

Toutes les fourmilières du voisinage ayant appris la défaite, une armée de plusieurs millions de soldates vient demander à adhérer à la fédération néo-belokanienne.

Princesse 103e et Prince 24e accueillent les arrivantes, leur font visiter les laboratoires du feu, du levier et de la roue mais ils ne leur font pas part de l'invention des lampions. On ne sait jamais. Il peut y avoir encore des adversaires à réduire à merci et une arme secrète est plus efficace qu'une arme connue de tous.

De son côté aussi, 23e voit se décupler le nombre des fidèles. Comme en dehors des soldates qui ont participé à la bataille de la nuit, nul ne sait comment le combat a été remporté, 23e clame haut et fort que les Doigts ont exaucé ses prières.

Elle prétend que Princesse 103e n'est pour rien dans ce succès et que, seule, la vraie foi sauve.

Les Doigts nous ont sauvées car ils nous aiment, émet-elle sentencieusement sans savoir ce que ce mot signifie.

156. ENCYCLOPÉDIE

COUSEUSE DE CUL DE RAT: À la fin du dix-neuvième siècle en Bretagne, les conserveries de sardines étaient infestées de rats. Personne ne savait comment se débarrasser de ces petits animaux. Pas question d'introduire des chats, qui auraient préféré manger des sardines immobiles plutôt que ces rongeurs fuyants. On eut alors l'idée de coudre le cul d'un rat vivant avec un gros crin de cheval. Dans l'impossibilité de rejeter normalement la nourriture, le rat, continuant à manger, devenait fou de douleur et de rage. Il se transformait dès lors en mini-fauve, véritable terreur pour ses congénères qu'il blessait et faisait fuir. L'ouvrière qui acceptait de remplir cette sale besogne obtenait les faveurs de la direction, une augmentation de salaire et recevait une promotion au titre de contremaîtresse. Mais pour les autres ouvrières de la sardinerie, la «couseuse de cul de rat» était une traîtresse. Car tant que l'une d'entre elles acceptait de coudre le cul des rats, cette répugnante pratique se perpétuait.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

157. JULIE EN PLEIN ÉMOI

Tant et tant de concepts nouveaux naissaient dans l'assemblée du cerveau droit de la Révolution des fourmis que son cerveau gauche avait du mal à suivre pour les trier et les mettre en pratique. Au septième jour, sa SARL pouvait se vanter d'être une des compagnies les plus diversifiées du monde.

Économies d'énergie, recyclage, gadgets électroniques, jeux informatiques, concepts artistiques… les idées des cellules nerveuses fusaient et personne, en dehors des habitués du réseau informatique mondial, ne se rendait compte qu'on assistait à une mini-révolution culturelle d'un genre inédit.

Piqué au jeu, le professeur d'économie passait ses journées à gérer leur comptabilité à partir de son petit écran, sans bureau, sans boutique, sans vitrine extérieure. Il s'occupait de la fiscalité, des papiers administratifs, des dépôts de marques.

Le lycée s'était véritablement transformé en une fourmilière avec ses occupants partout regroupés en unités de production, chacune œuvrant sur un projet précis. On ne faisait plus la fête afin de se libérer des tensions professionnelles de la journée.

Sur le réseau informatique mondial, les informaticiens de la révolution tenaient de gigantesques forums planétaires.

Francine entretenait son Infra-World avec l'attention d'un maître japonais pour son bonsaï. Elle n'intervenait pas dans la vie de ses habitants, mais était à l'affût du moindre déséquilibre écologique et le rectifiait aussitôt. Elle se rendit compte qu'il était indispensable de diversifier les espèces. Dès qu'un animal se mettait à proliférer, elle en inventait un prédateur. C'était son seul mode d'action: ajouter de la vie. C'est ainsi que, par exemple, elle inventa un chat sauvage citadin qui régulait les pigeons excédentaires.

Il lui fallut ensuite un prédateur pour le prédateur et elle recréa des cycles biologiques complets et constata que plus une chaîne écologique est diversifiée, plus elle est harmonieuse et solide.

Narcisse ne cessait de perfectionner son style et commençait à être connu dans le monde entier sans même avoir participé à un défilé de mode autre que virtuel.

La filiale qui marchait le mieux était le «Centre des questions» de David. Ses lignes étaient en permanence saturées d'appels. Tant de questions demandaient des réponses. David fut contraint de déléguer une partie de son projet à des entreprises extérieures pour lesquelles il était d'ailleurs beaucoup plus facile d'engager à la demande détectives ou philosophes.

Dans le laboratoire de biologie, Ji-woong se distrayait à distiller une sorte de cognac à partir de l'hydromel de Paul. À la lueur incertaine de dizaines de bougies, il s'était installé un parfait nécessaire de bouilleur de cru clandestin: des cornues, des alambics, des tubes pour filtrer et concentrer l'alcool. Le Coréen baignait dans des vapeurs sucrées.

Julie vint le retrouver. Elle examina son outillage, saisit un tube à essai et en vida d'un trait le contenu à la grande surprise du garçon.

– Tu es la première à y goûter. Ça te plaît?

Sans répondre, elle saisit trois autres tubes à essai pleins à ras bord et en but le breuvage ambré avec tout autant d'avidité.

– Tu vas être soûle, prévint Ji-woong.

– Je… veux, je… veux…, balbutia la jeune fille.

– Que veux-tu donc?

– Je veux t'aimer ce soir, articula-t-elle d'un trait.

Le jeune homme recula.

– Tu es soûle.

– J'ai bu pour trouver le courage qui me manquait pour te dire ça. Je ne te plais donc pas? demanda-t-elle.

Il la trouvait sublime. Jamais Julie n'avait été aussi épanouie. Depuis qu'elle mangeait de nouveau, ses formes anguleuses s'étaient effacées et ses traits s'étaient adoucis. La Révolution avait également modifié son port de tête. Elle se tenait plus droite, le menton plus haut. Même sa démarche avait acquis de la grâce.

Elle était entièrement nue lorsque, avec douceur, elle approcha sa main du pantalon de Ji-woong qui avait de plus en plus de mal à dissimuler son émotion.

Il se laissa aller sur une paillasse et la contempla.

Julie était toute proche et, dans le halo orangé des bougies, jamais son visage n'avait été aussi ensorcelant. Une mèche noire se colla en courbe sur le bord de sa bouche. Pour l'instant, elle ne rêvait que d'embrasser Ji-woong avec autant de ferveur que la dernière fois, dans la boîte de nuit.

– Tu es belle, extraordinairement belle, bégaya le jeune homme. Et tu sens bon… Tu embaumes comme une fleur. Dès que je t'ai vue, j'ai…

Elle le fit taire d'un baiser, et enchaîna avec un autre baiser. Un courant d'air ouvrit la fenêtre et éteignit les bougies. Ji-woong voulut se relever pour les rallumer.

Elle le retint.

– Non, j'ai peur de perdre ne serait-ce qu'une seconde. Je crains que le sol ne s'ouvre pour m'empêcher de connaître cet instant qui m'est promis depuis si longtemps. Qu'importe si nous nous aimons dans l'obscurité.

La fenêtre se mit à battre fort au risque de briser les vitres.

À l'aveuglette, elle avança encore sa main. Elle ne pouvait plus compter sur sa vue désormais mais elle sollicitait tous ses autres sens à leur extrême: l'odorat, l'ouïe et surtout le toucher.

Elle frotta son corps tendre et lisse contre celui du jeune homme. Le contact de sa peau si fine avec celle plus rugueuse du Coréen lui procura des sensations électriques.

Au contact de la paume de Ji-woong, elle perçut la douceur de ses propres seins. Sa respiration se fit rauque et les effluves de sa sueur plus sauvages.

La lune était absente. Vénus, Mars et Saturne les éclairaient. Elle se cambra et ramena sa crinière noire en arrière. Son buste se bomba et ses deux narines aspirèrent l'air à toute vitesse.

Lentement, très lentement, elle approcha sa bouche de celle de Ji-woong.

Soudain, son regard fut détourné par quelque chose. A travers la fenêtre venait de passer une immense comète empanachée de flammes claires. Mais ce n'était pas une comète. C'était un cocktail Molotov.

158. ENCYCLOPEDIE

CHAMANISME: Quasiment toutes les cultures de l'humanité connaissent le chamanisme. Les chamans ne sont ni des chefs, ni des prêtres, ni des sorciers, ni des sages. Leur rôle consiste simplement à réconcilier l'homm; avec la nature.

Chez les Iné lens Caraïbes du Surinam, la phase initiale de Y ai orentissage chamanique dure vingt-quatre jours9 divisés en quatre périodes de trois jours d'instruction et trois jours de repos. Les jeunes apprentis, en général six jeunes d'âge pubère, car c'est l'âge où 1; personnalité est encore malléable, sont initiés aux traditions, aux chants et aux danses. Ils observent et imitent les mouvements et les cris des animaux pour mieux les comprendre. Pendant toute la durée de leur enseignement, ils ne mangent pratiquement pas mais mâchent des feuilles de tabac et boivent du jus de tabac. Le jeûne et la consommation de tabac provoquent chez eux de fortes fièvres et autres troubles physiologiques. L'initiation est, de plus, parsemée d'épreuves physiquement dangereuses qui placent l'individu à la limite de la vie et de la mort et détruisent sa personnalité. Après quelques jours de cette initiation à la fois exténuante, dangereuse et intoxicante, les apprentis parviennent à «visualiser» certaines forces et à se familiariser avec l'état de transe extatique.

L'initiation chamanique est une réminiscence de l'adaptation de l'homme à la nature. En état de péril, soit on s'adapte, soit on disparaît. En état de péril, on observe sans juger et sans intellectualiser. On apprend à désapprendre.

Vient ensuite une période de vie solitaire de près de trois ans dans la forêt, pendant laquelle l'apprenti chaman se nourrit seul dans la nature. S'il survit, il réapparaîtra au village, épuisé, sale, presque en état de démence. Un vieux chaman le prendra alors en charge pour la suite de l'initiation. Le maître tentera d'éveiller chez le jeune la faculté de transformer ses hallucinations en expériences «extatiques» contrôlées.

Il est paradoxal que cette éducation par la destruction de la personnalité humaine pour revenir à un état d'animal sauvage transforme en fait le chaman en super-gentleman. Le chaman à la fin de son initiation est en effet un citoyen plus fort tant dans sa maîtrise de lui-même, ses capacités intellectuelles et intuitives, que dans sa moralité. Les chamans yakoutes de Sibérie ont trois fois plus de culture et de vocabulaire que la moyenne de leurs concitoyens. Selon le professeur Gérard Amzallag, auteur du livre Philosophie biologique, les chamans sont aussi les gardiens et sans doute les auteurs de la littérature orale. Celle-ci présente des aspects mythiques, poétiques et héroïques qui constitueront la base de toute la culture du village.

De nos jours, dans la préparation aux transes extatiques, on constate une utilisation de plus en plus répandue de narcotiques et de champignons hallucinogènes. Ce phénomène trahit une baisse de la qualité de l'éducation des jeunes chamans et un affaiblissement progressif de leurs pouvoirs.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

159. LE CRÉPUSCULE DE LA RÉVOLUTION DES FOURMIS

Un cocktail Molotov volait. Étrange oiseau de feu porteur de malheur. C'était un crachat de verre des Rats noirs de Gonzague Dupeyron. La bouteille expectora son feu comme un dragon. De nouveaux cocktails Molotov furent lancés. Les couvertures s'étaient enflammées, répandant une odeur de nylon fondu. Une fois les couvertures brûlées, les grilles redevinrent perméables.

Julie se rhabilla en catastrophe. Ji-woong tenta de la retenir mais, dehors, la Révolution criait sa douleur. Elle percevait cela comme s'il s'agissait d'un animal blessé.

Son foie s'empressa de se mettre au travail afin de filtrer tout l'alcool d'hydromel qui menaçait de ralentir ses réflexes. L'heure n'était plus au plaisir, mais à l'action.

Elle courut dans les couloirs. Partout, c'était l'affolement. Panique dans la fourmilière. Les filles du club de aïkido se précipitaient ici et là, les occupants charriaient des meubles pour tenter de combler les trous des grilles; tout allait trop vite et ils n'arrivaient pas à accorder leurs actes pour perdre le moins d'énergie possible dans cette chorégraphie improvisée.

Les Rats noirs, découvrant par la transparence des grilles l'aménagement du village, visèrent les stands.

Dans la cour, il se forma une chaîne pour passer des seaux d'eau mais la citerne était presque vide et ce n'était que gaspillage d'une matière précieuse. David conseilla d'utiliser plutôt le sable.

Un cocktail Molotov toucha la tête de la fourmi-totem et enflamma l'insecte de polystyrène. Julie considéra la statue géante de la fourmi qui brûlait. «Finalement, le feu c'est nul», pensa-t-elle. Quant à Molotov, elle avait lu dans l'Encyclopédie que le fameux ministre russe de Staline qui avait donné son nom à cette grenade était un réactionnaire de la pire espèce.

Le stand des produits alimentaires de Paul s'embrasa à son tour. Des bonbonnes d'hydromel explosèrent en répandant des fumées caramélisées.

Dans le car de police posté en face du lycée, on ne bronchait toujours pas. Les révolutionnaires étaient tentés de répliquer aux attaques des Rats noirs, mais la consigne de Julie, transmise partout par les amazones, fut nette: «Ne pas répondre à la provocation, ils seraient trop contents.»

– Au nom de quelle loi, doit-on prendre des gifles sans les rendre? interrogea une amazone énervée.

– Au nom de notre volonté de réussir une révolution sans violence, répliqua Julie. Et parce que nous sommes plus civilisés que ces voyous. Si on se comporte comme eux, on devient comme eux. Éteignez le feu et restez calmes!

Les assiégés étouffaient de leur mieux les flammes sous le sable mais les cocktails Molotov des Rats noirs tombaient dru. Certains révolutionnaires parvenaient parfois à les renvoyer en direction des assaillants mais c'était rare.

Le stand de vêtements de Narcisse fut atteint. Il se précipita:

– C'est une collection unique. Il faut la sauver!

Déjà, tout était carbonisé. Fou de rage, le styliste s'empara d'une barre de fer, ouvrit la grille et fonça sur les Rats noirs. Acte de bravoure inutile. Il se battit avec courage mais, vite désarmé, il fut roué de coups par la bande de Dupeyron et laissé bras en croix sur le parvis. Ji-woong, Paul, Léopold et David qui volèrent à sa rescousse arrivèrent trop tard. Les Rats noirs se dispersaient et une ambulance du SAMU, surgie comme par hasard, avait aussitôt ramassé Narcisse pour l'emporter toutes sirènes hurlantes.

Julie n'y tint plus:

– Narcisse! Ils veulent la violence, ils vont l'avoir!

Elle ordonna aux amazones d'attraper les Rats noirs.

La petite armée de jeunes filles sortit par les grilles et partit à la chasse aux Rats noirs dans les rues avoisi-nantes. Autant il était facile de gruger une armée compacte de CRS, autant il était difficile de courir après une vingtaine de petits fachos habillés en civil qui pouvaient se cacher n'importe ou se fondre dans la foule.

Dans le jeu du gendarme et du voleur, c'était mainte nant les amazones qui tenaient la place du gendarme, un rôle pour lequel elles s'avéraient peu douées en dehors de l'enceinte du lycée. Les Rats noirs attendaient dans les rues qu'une amazone soit isolée pour lui tomber dessus. Les échauffourées tournaient toujours à leur avantage.

Ji-woong, David ainsi que Léopold et Paul se firent de même rosser.

Le commissaire observait la situation de loin à la jumelle et remarqua qu'à présent presque tous les défenseurs du lycée étaient sortis. Les grilles étaient entrouvertes et les dernières forces vives des révolutionnaires étaient occupées à éteindre les incendies.

Le jeune Gonzague lui avait facilité le travail. C'était bien le sang de l'énergique préfet qui coulait dans ses veines. Maximilien regretta de ne pas avoir fait appel à lui plus tôt. Quant aux révolutionnaires, ils étaient moins malins qu'il ne l'avait cru. À peine avait-il agité un chiffon rouge devant eux qu'ils avaient foncé dessus, tête baissée, sans réfléchir.

Maximilien appela le préfet et l'informa que, cette fois-ci, il y avait des blessés.

– Des blessés graves?

– Oui, et peut-être même un mort. Il est à l'hôpital. Le préfet Dupeyron réfléchit:

– Dans ce cas, ils sont tombés dans le piège de la violence. Ce n'est plus nous qui avons choisi. Feu vert pour reprendre le lycée au plus vite.

160. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: RÉGULATION

Saliveuse: 10e.

RÉGULATION:

Les Doigts ont une croissance de population exponentielle et n 'ont pratiquement plus de prédateurs, comment se fait la régulation de leur population dans ces conditions?

Cette régulation s'opère de manière suivante:

– Par les guerres.

– Par les accidents de voiture.

– Par les matches de football.

– Par la famine.

– Par la drogue.

Il semble que les Doigts n 'aient pas encore découvert comme nous le contrôle biologique des naissances: ils produisent trop d'enfants et ensuite seulement font des ponctions.

Cette technique archaïque mériterait d'être améliorée car cela leur fait perdre énormément d'énergie à la fabrication de couvains excédentaires comme à l'élimination plus tard de ces mêmes couvains excédentaires.

Malgré ces mécanismes de compensation, leur population grandit de manière exponentielle.

Ils sont déjà plus de cinq milliards.

Certes, ce chiffre peut paraître dérisoire par rapport au nombre de fourmis sur la planète, mais le problème c 'est qu 'un Doigt détruit une masse considérable de végétaux et d'animaux, il souille une grande quantité d'eau et d'air.

Si notre planète peut supporter cinq milliards de Doigts, elle ne pourra guère en supporter plus.

Le fait que les Doigts ne cessent de s'accroître signifie forcément la disparition de plusieurs centaines d'espèces animales et végétales.

161. GUERRE DE RELIGION

Princesse 103e perçoit l'esprit collectif de la population qui l'entoure, jeune, frais, enthousiaste et curieux. Il ne lui a pas été si facile de le forger. Seuls les enfants sont disposés à apprendre.

Aux bouches d'aération, les soldates régulent les entrées d'air et de brume. Dans les greniers, la nourriture s'accumule. Des ouvrières emportent vers le dépotoir les cadavres et les produits des expériences ratées des ingénieurs. Les échecs des ingénieurs du feu présentent des formes particulièrement hideuses et nauséabondes: sauterelles aux cuticules tordues en forme de sculptures abstraites, feuilles ou branches carbonisées, pierres fumantes.

Mais, au-delà de cette fougue collective, Princesse 103e perçoit aussi une sorte de contrariété. Les effluves sont ténus. Est-ce seulement de la contrariété ou bien de la peur?

En ce quatrième jour de la nouvelle ère, 103e décide que les déistes ont commis assez de dégâts. Tous les couloirs sont recouverts de leurs cercles mystiques et empestent de leurs prières stériles.

La princesse myrmécéenne a vu le monde du dessus. Elle sait que les Doigts ne sont pas des dieux, simplement de gros animaux balourds aux comportements différents des leurs. Elle éprouve de l'estime envers les Doigts mais elle pense que celles qui les vénèrent vont tout gâcher. Forte de l'appui des castes scientifique et militaire, elle décide de mettre fin une fois pour toutes à l'emprise des religieuses.

Si un lierre parasite un arbuste et qu'on ne l'arrache pas, le lierre tue l'arbuste.

Princesse 103e préfère extirper la religion de la fourmilière dès maintenant, avant qu'elle n'envahisse tout. Il est si facile d'entretenir la superstition et le culte de dieux invisibles. Elle sait qu'à ce petit jeu, si elle n'intervient pas rapidement, elle n'aura pas la dernière phéromone.

Elle appelle les douze jeunes exploratrices.

Il faut tuer les déistes.

13e à sa tête, toute une troupe se met aussitôt en marche. Leurs petits cerveaux sont déterminés à réussir cette mission.

162. ENCYCLOPEDIE

MALICE DES DAUPHINS: Le dauphin est le mammifère qui possède le plus gros volume cérébral par rapport à sa taille. Pour un crâne de même grosseur, le cerveau du chimpanzé pèse en moyenne 375 grammes et celui de l'homme 1 450 grammes, celui du dauphin en pèse 1 700. La vie du dauphin est une énigme. Comme les humains, les dauphins respirent les femelles accouchent et allaitent leurs petits. Ils sont mammifères car ils ont vécu jadis sur la terre ferme. Mais oui, vous avez bien lu: jadis les dauphins avaient des pattes et ils marchaient et couraient sur le sol. Ils devaient ressembler aux phoques. Ils ont vécu sur la terre ferme, et puis, un jour, pour des raisons inconnues, ils en ont eu assez et ils sont retournés dans l'eau. On imagine aisément ce que seraient devenus de nos jours les dauphins, avec leur gros cerveau de 1 700 grammes, s'ils étaient restés à terre: des concurrents. Ou plus probablement des précurseurs. Pourquoi sont-ils retournés dans l'eau? L'eau présente certes des avantages que ne possède pas le milieu terrestre. On s'y meut dans trois dimensions alors que sur terre on demeure collé au sol. Dans l'eau, il n'est pas besoin de vêtements, de maison ou de chauffage.

En examinant le squelette du dauphin, on vérifie que ses nageoires antérieures contiennent encore l'ossature de mains aux longs doigts, derniers vestiges de sa vie terrestre. Cependant, ses mains étant transformées en nageoires, le dauphin pouvait certes se mouvoir à grande vitesse dans l'eau mais il ne pouvait plus fabriquer d'outils. C'est peut-être parce que nous étions très mal adaptés à notre milieu que nous avons inventé tout ce délire d'objets qui complètent nos possibilités organiques. Le dauphin, étant parfaitement adapté à son milieu, n'a pas besoin de voiture, de télévision, de fusil, ou d'ordinateur. Par contre, il semble que les dauphins ont bel et bien développé un langage qui leur est propre. C'est un système de communication acoustique s'étendant sur un très large spectre sonore. La parole humaine s'étend de la fréquence 100 à 5 000 hertz. La parole «dauphine» couvre la plage de 7 000 à 170 000 hertz. Cela permet évidemment beaucoup de nuances! Selon le Dr John Lilly, directeur du Laboratoire de recherche sur la communication de Nazareth Bay, les dauphins sont depuis longtemps désireux de communiquer avec nous. Ils approchent spontanément des gens sur les plages et des bateaux. Ils sautent, bougent, sifflent comme s'ils voulaient nous faire comprendre quelque chose. «Ils semblent même parfois agacés lorsque la personne ne les comprend pas», remarque ce chercheur.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

163. L'ATTAQUE DU LYCÉE DE FONTAINEBLEAU

Violence. Cris. Flammes. Bris d'objets. Les pieds frappaient le sol. Les pieds dérapaient. Menaces. Invectives. Hurlements. Poings tendus. Après les cocktails Molotov des voyous, les gaz lacrymogènes des forces de l'ordre. Après le feu qui détruit, les fumées qui aveuglent et irritent.

La foule des révolutionnaires courait en tous sens. Les CRS chargèrent.

Les tipis étaient maintenant désertés. Les assiégés galopaient dans les couloirs, garçons et filles s'armaient de bâtons, de balais, de boîtes de conserve. On se distribuait tout ce qui pouvait servir d'armes de défense. Des amazones qui, à tout hasard, avaient fabriqué des nunchakus avec des bouts de bois les passaient à la ronde.

Après avoir vainement poursuivi les Rats noirs, les filles du club de aïkido qui n'avaient pas été blessées dans la bagarre étaient rentrées précipitamment dans le lycée en même temps que les Six Nains, privés de leur septième, Narcisse.

Inutile cette fois de recourir aux lances à incendie, l'eau était coupée. La voie de la grille était libre. Un petit groupe de CRS fit diversion devant l'entrée principale tandis que le gros de la troupe surgissait par les toits. Ils y étaient grimpés avec des grappins et des cordes. C'était une idée de Maximilien: plutôt que d'attaquer de face, venir d'en haut.

– Regroupez-vous en légions! cria David d'une fenêtre.

Des amazones serrèrent les rangs pour contenir l'assaut des policiers, mais que pouvaient quelques jeunes filles, si déterminées fussent-elles, face à des hommes vigoureux, entraînés et casqués?

À la première charge, les CRS entrèrent dans la cour. Les défenseurs se sentirent bien impuissants avec, pour seules armes, leurs manches à balai et leurs boîtes de petits pois. Les nunchakus étaient plus efficaces. Maniés par les amazones, sifflant comme des guêpes, ils harcelaient les policiers et parvenaient parfois à arracher un casque. Sans casque, les CRS préféraient généralement battre en retraite.

Debout sur le balcon d'une maison d'en face, Maximi-lien présidait à la reddition de la place forte, tel Scipion devant Carthage en flammes. Encore sous le coup de ses précédentes défaites, il avançait ses pièces avec prudence. Il ne voulait pas renouveler l'erreur de sous-estimer ses jeunes adversaires.

Les CRS progressaient avec méthode, du haut vers le bas, des toits vers la cour, en utilisant la tactique du presse-purée. Ils pressaient d'en haut et la foule fuyait en désordre par la porte d'entrée. Ils n'appuyaient pas trop fort pour éviter des piétinements dans la panique mais ils n'en appuyaient pas moins.

Maximilien ordonna de rétablir d'urgence les arrivées d'eau. Dans la fumée des tipis et des stands incendiés, les derniers défenseurs avaient du mal à tenir les ultimes points stratégiques.

Julie partit à la recherche des Six Nains. Elle en trouva deux dans le laboratoire d'informatique. David et Fran-cine s'affairaient à sortir les disques durs des ordinateurs.

– Il faut sauver nos mémoires! cria le jeune homme. Si les forces de l'ordre mettent la main sur les programmes et les fichiers de notre SARL, ils auront accès à la totalité de notre travail et pourront saborder toutes nos filiales et tous nos réseaux commerciaux.

– Et s'ils nous attrapent avec les disques? demanda Julie. Ce sera pire.

– Le mieux, dit Francine, ce serait encore d'expédier l'ensemble de nos fichiers vers un ordinateur ami à l'étranger. L'esprit de la «Révolution des fourmis» trouvera ainsi un abri temporaire.

Fébrilement, la jeune fille blonde remit en place les disques durs.

– Les étudiants de la faculté de biologie de San Francisco nous soutiennent et ils disposent d'un énorme ordinateur capable d'accueillir notre «mémoire», se souvint David.

Ils contactèrent aussitôt par téléphone cellulaire les étudiants américains et leur transmirent tous leurs fichiers. Infra-World, pour commencer. À lui seul, ce programme était immense. Il comprenait la liste de ses milliards d'habitants, animaux et végétaux, ainsi que les lois de gestion de son écologie et son distributeur aléatoire de caractères génétiques. Ils envoyèrent ensuite la liste des clients qui avaient demandé à tester leurs produits.

Puis ils firent voyager le programme de gestion du «Centre des questions» et sa toute jeune et néanmoins très vaste mémoire encyclopédique. Vinrent ensuite les plans des maisons dans la colline de Léopold, les plans de fabrication de la «Pierre de Rosette» de Julie, les plans des antennes de Zoé, les motifs des vêtements de Narcisse, plus toutes les idées de projets émises par des participants ou des connectés. En l'espace de quelques jours, ils avaient accumulé des milliers de fichiers, de programmes, de plans et de propositions d'idées. C'était leur culture. À tout prix, il fallait la préserver.

Ils ne s'étaient pas rendu compte de Pénormité de la tâche qu'ils avaient accomplie. Maintenant qu'ils étaient contraints de faire voyager ce trésor, ils réalisaient combien il était lourd et volumineux. Rien que le savoir de base du «Centre des questions» correspondait en volume de caractères à celui de plusieurs centaines d'encyclopédies usuelles.

Des bruits de bottes résonnèrent dans le couloir. Les policiers se rapprochaient.

Francine manipula les commandes pour que le modem téléphonique expédie non plus 56 000 bits, mais, en allure turbo forcée, 112 000 bits par seconde.

Des poings frappèrent péremptoirement contre la porte.

Francine courait d'un ordinateur à l'autre pour veiller au bon voyage de l'esprit de la Révolution des fourmis. David et Julie déplacèrent des meubles pour bloquer l'entrée du laboratoire d'informatique et les policiers entreprirent d'y donner des coups d'épaule pour la défoncer. Les meubles offraient cependant une bonne résistance.

Julie redoutait que quelqu'un n'ait l'idée de couper l'arrivée de l'électricité des plaques solaires ou la ligne téléphonique reliée à un simple portable sur le toit avant qu'ils n'en aient terminé mais, pour l'instant, les CRS n'étaient préoccupés que de lutter contre la porte qui les empêchait de faire irruption dans la salle.

– Ça y est, annonça Francine. Tous les fichiers ont été transmis à San Francisco. Notre mémoire se trouve à dix mille kilomètres d'ici. Quoi qu'il nous arrive, d'autres pourront faire fructifier nos découvertes, tirer parti de nos expériences et faire avancer notre travail même si, pour nous, tout est fichu.

Julie se sentit soulagée. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre et constata qu'un dernier carré d'amazones particulièrement coriaces tenait encore tête aux policiers.

– Je ne crois pas que nous soyons fichus. Tant qu'il y a de la résistance, il y a de l'espoir. Nos travaux ne sont pas perdus et la Révolution des fourmis est toujours vivante.

Francine récupéra les rideaux pour faire une corde qu'elle accrocha au balcon. Elle descendit la première et tomba dans la cour.

Les assaillants étaient enfin parvenus à écarter une planche. Par l'interstice, ils lancèrent une bombe lacrymogène dans la pièce.

Julie et David toussèrent mais, à travers ses larmes, le jeune homme indiqua qu'il y avait encore quelque chose à faire: détruire les fichiers dans les disques durs, sinon les policiers allaient s'en emparer. Il se précipita pour lancer partout la commande de formatage des disques durs. En un instant, tout leur ouvrage disparut des appa reils. Désormais, il n'y avait plus rien ici. Pourvu qu'à San Francisco la réception se soit bien passée!

Une deuxième grenade lacrymogène explosa sur le sol. Il n'y avait pas à réfléchir. Le trou de la porte s'agrandissait. A leur tour, ils s'élancèrent après les rideaux.

Julie regretta de ne pas s'être montrée plus assidue aux cours de gymnastique mais, dans l'urgence, la peur était le meilleur des professeurs. Elle glissa sans problème jusqu'à la cour. Là, elle se rendit compte qu'il lui manquait quelque chose. L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Un frisson la parcourut. L'aurait-elle oubliée en haut, dans le laboratoire d'informatique maintenant envahi de policiers? Lui fallait-il renoncer à son ami le livre?

Une fraction de seconde, Julie demeura hésitante, prête à remonter. Et puis, le soulagement succéda à l'angoisse. Elle l'avait laissé dans le local du club de musique, Léo-pold ayant souhaité le consulter.

Cette hésitation lui avait fait perdre de vue Francine et David, noyés dans le brouillard de fumerolles. Autour d'elle, il n'y avait plus que des jeunes gens et des jeunes filles courant dans tous les sens.

Les forces de l'ordre étaient partout. De gros microbes noirs, armés de matraques et de boucliers, s'engouffraient par la plaie béante de la porte d'entrée. Maximilien dirigeait la manœuvre avec prudence. Il ne tenait pas à avoir cinq cents prisonniers sur les bras, il ne tenait qu'à capturer les meneurs pour l'exemple.

Il éleva son porte-voix:

– Rendez-vous! Il ne vous sera fait aucun mal.

Elisabeth, la meneuse des filles du club de aïkido, se saisit d'une lance d'incendie. Elle avait constaté que l'eau avait été rebranchée et, à présent, elle fauchait à tour de bras les policiers qui l'entouraient. Son acte d'héroïsme fut de courte durée. Des CRS lui arrachèrent la lance des mains et tentèrent de la menotter. Elle ne dut son salut qu'à sa science des arts martiaux.

– Ne perdez pas de temps avec les autres. Julie Pinson, il nous faut Julie Pinson! rappela le commissaire dans son porte-voix.

Les assaillants possédaient le signalement de la jeune fille aux yeux gris clair. Prise en chasse, elle fonça vers les lances d'incendie. Elle eut à peine le temps d'en saisir une et de libérer la goupille de sécurité.

Déjà, des policiers l'encerclaient.

Une giclée d'adrénaline monta si rapidement en elle qu'elle perçut tout ce qui se passait dans son corps. Elle était dans l'ici et le maintenant comme jamais auparavant. Elle ajusta son cœur pour l'accorder au rythme du combat et, spontanément, ses cordes vocales lancèrent leur cri de guerre:

– Tiaaaah!!!

Elle déclencha le jet d'eau et les noya au point de les forcer à se mettre à genoux. Mais ils continuaient à avancer.

Elle était une machine de combat, elle se sentait invincible. Elle était reine, elle contrôlait le dehors et le dedans, elle pouvait encore changer le monde.

Maximilien ne s'y trompa pas:

– Elle est là. Emparez-vous de cette furie! ordonna-t-il dans son porte-voix.

Une nouvelle giclée d'adrénaline donna à Julie la force de décocher un formidable coup de coude à l'homme qui tentait de l'attraper par-derrière. Un coup de pied bien ajusté fît plier un second assaillant.

Tous ses sens en alerte, elle reprit la lance d'incendie qui était tombée à terre, l'appuya contre son ventre telle une mitrailleuse, les abdominaux contractés. Elle faucha une ligne de policiers.

Quel miracle s'accomplissait en elle? Les mille cent quarante muscles qui constituaient son corps, les deux cent six os de son squelette, les douze milliards de cellules nerveuses de son cerveau, les huit millions de kilomètres de câblage nerveux, il n'y avait pas une parcelle de ses cellules qui ne se préoccupât de la voir gagner.

Une grenade lacrymogène éclata juste entre ses pieds et elle s'étonna que ses poumons ne s'autorisent pas une crise d'asthme pendant la bataille. Peut-être la graisse accumulée ces derniers temps lui avait-elle donné une réserve de forces pour mieux lutter.

Mais les CRS étaient sur elle. Avec leurs masques à gaz aux yeux ronds et leurs becs pointus prolongés d'un filtre ils ressemblaient à de noirs corbeaux.

Julie, qui donnait des coups de pied, perdit ses sandalettes. Une dizaine de bras se plaquèrent partout sur son corps, enserrant son cou et ses seins.

Une seconde grenade tomba tout près d'elle et un brouillard épais ajouta à la confusion. Les larmes ne suffisaient plus à protéger sa cornée.

Soudain tout s'inversa. Les bras ennemis s'éloignèrent, chassés par de petits coups de bâton précis et puissants. Au milieu des corbeaux, une main chercha la sienne et la saisit.

Dans la brume, ses yeux gris clair rétrécis identifièrent son sauveur: David.

Avec le peu d'énergie qui lui restait, elle voulut reprendre la lance à eau mais le garçon la tira en arrière:

– Viens.

Son oreille gauche capta les mots. Sa bouche articula:

– Je veux me battre jusqu'au bout.

C'était le désordre dans ses cellules, même ses deux hémisphères cérébraux n'étaient pas d'accord. Ses jambes décidèrent de détaler. David entraîna Julie vers le local du club de musique avec son débouché sur les caves.

– Si nous fuyons, ce sera pour moi un échec de plus, parvint-elle à émettre, le souffle haché.

– Fais comme les fourmis. Quand il y a danger, leurs reines fuient par les souterrains.

Elle scruta la bouche béante et sombre devant elle.

L'Encyclopédie!

Paniquée, elle sonda les couvertures.

– Laisse tomber, les flics arrivent.

– Jamais!

Un policier apparut dans l'embrasure. David fit tournoyer sa canne pour gagner du temps. Il parvint à le repousser et même à fermer la porte avec les verrous.

– Ça y est, je l'ai! dit Julie en brandissant à la fois l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et son sac à dos.

Elle y enfourna le livre, serra les sangles et consentit à suivre David dans le souterrain. Il semblait aller dans une direction précise. Comprenant que Julie ne faisait plus que suivre des directives extérieures, les sens et les cellules de la jeune fille se firent moins présents et reprirent leurs occupations habituelles: fabriquer de la bile, transformer l'oxygène en gaz carbonique, évacuer ou transformer les résidus de gaz lacrymogènes, fournir en sucre les muscles qui en réclamaient.

Dans le labyrinthe des caves de l'établissement, les policiers perdirent leur trace. Julie et David couraient. Ils parvinrent au croisement. A gauche, les caves de l'immeuble voisin, à droite les égouts. David la poussa vers la droite.

– Où va-t-on?

164. MORT AUX DÉISTES

Par là! L'escouade de 13e avance dans le couloir. Grâce à des indiscrétions phéromonales, elles ont découvert le passage secret qui mène au repaire des déistes. Il est situé au quarante-cinquième niveau en sous-sol. Il suffit de soulever une motte de champignons pour déboucher à l'intérieur.

Les soldates, toutes très bien équipées en mandibules, cheminent à pas prudents dans le couloir. Celles qui sont munies d'ocelles à vision infrarouge distinguent d'étranges graffitis sur les parois. Ici, à la pointe de la mandibule, des fourmis ont tracé non seulement des cercles mais de véritables fresques. On y voit des cercles tuant des fourmis. Des cercles nourrissant des fourmis. Des cercles discutant avec des fourmis. Voilà la vision des dieux en action.

La troupe meurtrière avance et se heurte à un premier système de sécurité. C'est une fourmi-concierge dont la large tête obstrue l'issue. Dès que l'animal-porte perçoit les effluves des soldates, il fait tournoyer ses cisailles en émettant des phéromones d'alerte. Que les déistes soient parvenues à convertir des fourmis aussi particulières que celles de la caste des concierges montre bien l'étendue de leur pouvoir.

Sous les coups de boutoir des laïques, la porte blindée vivante finit par rendre l'âme. En lieu et place du large front de la concierge, il y a désormais un tunnel fumant. Les guerrières foncent. Une fourmi déiste artilleuse, qui se trouve là par hasard, accourt et se met à tirer mais elle est fusillée avant même d'avoir causé le moindre dégât.

Dans son agonie, la fourmi déiste se traîne et gesticule un peu pour allonger ses pattes. Soudain, elle se crispe en une croix à six branches plus ou moins rigides. Dans un ultime effort, elle émet le plus fort qu'elle peut:

Les Doigts sont nos dieux.

165. ENCYCLOPEDIE

PARADOXE D'ÉPIMÉNIDE: À elle seule, la phrase «cette phrase est fausse» constitue le paradoxe d'Épiménide. Quelle phrase est fausse? Cette phrase. Si je dis qu'elle est fausse, je dis la vérité. Donc, elle n'est pas fausse. Donc, elle est vraie. La phrase renvoie à son propre reflet inversé. Et c'est sans fin.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome EU.

166. FUITE DANS LES EGOUTS

Ils avançaient dans le noir. Ça empestait, ça glissait, ils n'avaient aucun moyen de se repérer, ne s'étant jamais aventurés jusqu'ici.

Cette chose molle et tiède qu'elle avait palpée du bout de l'index, qu'était-ce? Un excrément? Une moisissure? Était-ce animal? Végétal? Était-ce vivant?

Plus loin, un tronçon pointu, ici une rondelle humide. Il y avait du sol poilu, du sol râpeux, du sol gluant…

Son sens du toucher n'était pas encore suffisamment sensible pour lui apporter des informations précises.

Pour se donner du courage, sans s'en rendre compte, doucement, Julie se mit à chantonner «Une souris verte, qui courait dans l'herbe» et s'aperçut que, grâce à la réverbération de sa voix, elle pouvait plus ou moins évaluer l'espace dont elle disposait devant elle. Si son sens du toucher était déficient, son ouïe et sa voix le compensaient.

Elle constata que, dans le noir, elle y voyait mieux lorsqu'elle fermait les paupières. Elle était en train de fonctionner, en fait, comme une chauve-souris qui, dans une caverne, développe sa capacité à percevoir les volumes grâce à l'émission et à la réception de sons. Plus ceux-ci étaient aigus, mieux elle discernait la forme de l'endroit où ils se trouvaient et jusqu'aux obstacles qui leur faisaient face.

167. ENCYCLOPÉDIE

ÉCOLE DU SOMMEIL: Nous passons vingt-cinq années de notre existence à dormir et, pourtant, nous ignorons comment maîtriser la qualité et la quantité de notre sommeil.

Le vrai sommeil profond, celui qui nous permet de récupérer, ne dure qu'une heure par nuit et il est découpé en petites séquences de quinze minutes qui, comme un refrain de chanson, reviennent toutes les une heure et demie.

Parfois, certaines personnes dorment dix heures d'affilée sans trouver ce sommeil profond et elles se réveillent au bout de ces dix heures complètement épuisées.

Par contre, nous pourrions fort bien, si nous savions nous précipiter au plus vite dans ce sommeil profond, ne dormir qu'une heure par jour en profitant de cette heure de régénération complète. Comment s'y prendre de façon pratique? Il faut parvenir à reconnaître ses propres cycles de sommeil. Pour ce faire, il suffit, par exemple, de noter à la minute près ce petit coup de fatigue qui survient en général vers dix-huit heures, en sachant qu'il reviendra ensuite toutes les heures et demie. Si le coup de fatigue survient par exemple à dix-huit heures trente-six, les prochains suivront vraisemblablement à vingt heures six, vingt et une heures trente-six, vingt-trois heures six, etc. Ce seront tes moments précis où passera le train du sommeil profond.

Si on se couche pile à cet instant et si on s'oblige à se réveiller trois heures plus tard (à l'aide éventuellement d'un réveil), on peut progressivement apprendre à notre cerveau à comprimer la phase de sommeil pour ne conserver que sa partie importante. Ainsi, on récupère parfaitement en très peu de temps et on se lève en pleine forme. Un jour, sans doute, on enseignera aux enfants dans les écoles comment contrôler leur sommeil.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

168. CULTE DES MORTS

Les soldates progressent à petits pas dans les couloirs qui conduisent au repaire des déistes. Sur les parois, les cercles gravés sont de plus en plus nombreux. Cercles mystiques, cercles maléfiques.

L'escouade débouche dans une vaste salle avec, partout, des sculptures étranges: des corps de fourmis vidés de leur chair et figés dans des attitudes de combat.

13e et sa troupe reculent. C'est si indécent, tous ces cadavres exhibés. Les soldates savent que les déistes aiment conserver les dépouilles de leurs défuntes afin de se souvenir de leur existence. Elles ont une expression fourmi pour dire ça, mais elle est difficile à traduire:

Les morts doivent retourner à la terre.

Ces cadavres doivent être jetés. La pièce pue l'acide oléique, un parfum de décomposition organique insupportable à toute fourmi sensible.

Les guerrières contemplent avec effarement le spec tacle de ces corps immobiles qui semblent les narguer alors que plus aucun souffle de vie ne les anime.

C'est peut-être là la grande force des déistes, elles sont encore plus fortes mortes que vivantes, songe 13e.

Princesse 103e avait raconté à 10e que les Doigts font remonter la naissance de leur civilisation au moment où ils ont cessé de jeter leurs morts aux ordures. C'est logique. Dès qu'on se met à accorder de l'importance aux cadavres, cela signifie qu'on croit à une vie après la mort et donc qu'on rêve d'accéder au paradis. Ne pas jeter ses morts aux ordures est un acte beaucoup moins anodin qu'il n'y paraît.

Le cimetière est le propre des Doigts, se dit 13e en contemplant ce musée pétrifié.

Les soldates brisent rageusement les corps creux. Elles piétinent de leurs griffes les antennes sèches, percent les crânes évidés, jettent des morceaux de thorax. Les carcasses craquent comme du verre, mais avec des bruits sourds. Une fois la salle nettoyée, il ne reste plus qu'un amoncellement de pièces détachées inutilisables.

Les guerrières ont l'impression de s'être battues contre un ennemi trop facile.

Elles s'élancent dans un couloir transversal et parviennent enfin dans une pièce spacieuse où une assemblée de fourmis écoute, antennes dressées, l'une d'elles juchée sur une hauteur. Ce doit être la salle des prophéties évoquée par les espionnes.

Par chance, l'alerte olfactive donnée tour à tour par la fourmi-concierge et par l'artilleuse n'a pas été perçue jusqu'ici. C'est l'inconvénient des caches situées au bout de couloirs trop emberlificotés, les vapeurs phéromonales y circulent mal.

Les soldates entrent discrètement et se mêlent à l'auditoire. La fourmi qui émet, c'est 23e, celle que toutes les déistes appellent «la prophétesse». Elle prêche que, là-haut, bien au-dessus de leurs antennes, vivent les Doigts géants qui surveillent tous leurs actes et les soumettent à des épreuves pour les faire progresser.

C'en est trop. 13e lance le signal.

Il faut tuer toutes ces déistes malades.

169. LA POURSUITE CONTINUE

Dans les égouts, la comptine ne parvenait plus à rassurer Julie.

Soudain, ils entendirent des bruits feutrés. Ils virent approcher des points rouges. Des yeux de rats. Après les Rats noirs, les véritables rongeurs et un nouvel affrontement en perspective. Ceux-ci étaient plus petits mais plus nombreux.

Julie vint se pelotonner contre David.

– J'ai peur.

David fit fuir les bestioles à grands moulinets de canne, en assommant plusieurs au passage.

Ils essayèrent de profiter du répit pour se reposer mais, déjà, ils entendaient de nouveaux bruits.

– Cette fois, il ne s'agit pas de rats.

Des faisceaux de lampe balayaient le tunnel. Il ordonna à la jeune fille de s'aplatir sur le ventre.

– Il me semble que quelque chose a bougé, par là, clama une voix masculine.

– Ils arrivent sur nous. On n'a plus le choix, murmura David.

Il poussa Julie dans l'eau et la suivit.

– J'ai cru entendre comme deux «plouf», reprit la voix grave.

Des bottes coururent sur la berge en faisant claquer les flaques. Des policiers éclairaient la surface de l'eau juste au-dessus de leur crâne.

David et Julie n'avaient eu que le temps de s'enfoncer dans le liquide immonde. David maintint la tête de Julie sous l'eau. Elle se mit instinctivement en apnée. Elle aurait décidément tout connu ce jour-là. À nouveau, elle manquait d'air et, de plus, elle avait senti une queue de rat frôler son visage. Elle ne savait pas que les rats nageaient aussi sous l'eau. Instinctivement ses yeux s'ouvrirent, elle vit deux cercles de lumière qui éclairaient toutes sortes d'immondices en suspension au-dessus de leur front.

Les policiers s'étaient immobilisés et promenaient leurs torches un peu plus loin sur les ordures flottantes.

– Attendons, s'ils sont sous l'eau, ils finiront bien par remonter pour respirer, dit l'un.

David avait lui aussi les yeux ouverts sous l'eau; il indiqua à Julie comment maintenir uniquement les narines hors de l'eau. Le nez était heureusement une protubérance du visage et il était possible de le sortir tout en gardant le reste immergé. Julie qui s'était souvent demandé pourquoi le nez humain était ainsi placé en avant connaissait maintenant la réponse. Pour sauver son propriétaire en pareille situation.

– S'ils étaient dans l'eau, ils seraient déjà remontés à la surface, répondit le second policier. Personne ne peut rester en apnée si longtemps. Les plouf, ce devaient être des rats.

Les deux hommes se décidèrent à poursuivre leur chemin.

Lorsque leurs lumières blanches se furent assez éloignées, Julie et David sortirent la tête tout entière et aspirèrent le moins bruyamment possible une énorme goulée d'un air presque frais. Julie n'avait jamais autant mis ses poumons à l'épreuve.

Les deux révolutionnaires se gavaient encore d'oxygène quand une lumière plus crue les éclaira d'un coup.

– Stop. Pas un geste, intima la voix du commissaire Maximilien Linart braquant sur eux sa lampe et son revolver.

Il s'approcha:

– Tiens, voici notre reine de la révolution, mademoiselle Julie Pinson en personne.

Il aida ses deux prisonniers à sortir de l'eau croupie.

– Levez bien haut les mains, madame et monsieur les admirateurs des fourmis. Vous êtes en état d'arrestation.

Il regarda sa montre.

– Nous n'avons rien commis d'illégal! protesta faiblement Julie.

– Ça, ce sera au juge d'en décider. En ce qui me concerne, vous vous êtes livrés au pire: vous avez introduit une parcelle de chaos dans un monde bien ordonné. À mon avis, ça mérite une peine maximale.

– Mais si on ne bouscule pas un peu le monde, il se fige et n'évolue plus, dit David.

– Et qui vous demande de le faire évoluer? Vous avez envie d'en parler? D'accord, j'ai tout mon temps. Je pense, moi, que c'est parce qu'il y a des gens comme vous, qui s'imaginent capables d'améliorer le monde, qu'on court sans cesse tout droit à la catastrophe. Les pires calamités ont toujours été l'œuvre de prétendus idéalistes. Les pires folies meurtrières ont été commises au nom de la liberté. Les pires carnages ont été perpétrés au nom de l'amour du genre humain.

– On peut changer le monde en bien, affirma Julie, qui reprenait de l'assurance et retrouvait son ancien personnage de Pasionaria de la Révolution.

Maximilien haussa les épaules.

– Tout ce que veut le monde, c'est qu'on le laisse en paix. Les gens n'aspirent qu'au bonheur et le bonheur, c'est l'immobilisme et l'absence de remise en question.

– Si ce n'est pas pour améliorer le monde, à quoi sert-il de vivre? demanda Julie.

– Mais tout simplement à en profiter, répliqua le commissaire. À profiter du confort, des fruits sur les arbres, de la pluie tiède sur le visage, de l'herbe pour matelas, du soleil pour se réchauffer et cela depuis Adam, le premier homme. Ce crétin a tout gâché parce qu'il voulait la connaissance. On n'a pas besoin de savoir, on a juste besoin de jouir de ce que l'on a déjà.

Julie secoua sa tête brune.

– Sans cesse, tout s'agrandit, tout s'améliore, tout devient plus complexe. Il est normal que chaque génération cherche à faire mieux que la précédente.

Maximilien ne se laissa pas désarçonner.

– À force de vouloir mieux faire, on a inventé la bombe nucléaire et la bombe à neutrons. Je suis convaincu qu'il serait bien plus raisonnable de cesser de vouloir «faire mieux». Le jour où toutes les générations feront pareil que les précédentes, on aura enfin la paix.

Il y eut soudain un bzzz dans l'air.

– Oh non! pas ça encore! pas ça ici! s'exclama le commissaire.

Se retournant vivement, il s'empressa de délacer sa chaussure.

– Tu as envie d'une nouvelle partie de tennis, insecte de malheur?

Il agita son bras dans les airs, comme s'il luttait contre un fantôme et, soudain, porta une main à son cou.

– Cette fois, il m'a eu, eut-il le temps d'articuler avant de tomber à genoux et de s'effondrer.

Médusé, David contempla le policier à terre.

– Il s'est battu contre quoi?

Avec sang-froid, David ramassa la torche du commissaire et éclaira sa tête. Un insecte se promenait sur sa joue.

– Une guêpe.

– Ce n'est pas une guêpe, c'est une fourmi volante! Et elle s'agite comme si elle voulait nous dire quelque chose, signala Julie.

De la mandibule, l'animal était en train de percer la peau du policier. Avec le sang pourpre qui affleura sur la peau, lentement, il écrivit: «Suivez-moi.»

Julie et David n'en croyaient pas leurs yeux mais ils ne rêvaient pas. Il y avait bien là, maladroitement tracés sur la joue du policier, deux mots: «Suivez-moi.»

– Suivre une fourmi volante qui écrit en français avec sa mandibule? émit Julie, sceptique.

– Au point où on en est, dit David, je suis prêt à suivre même le lapin blanc d'Alice au Pays des merveilles.

Ils fixèrent la fourmi volante, attendant qu'elle leur indique la direction à prendre, mais l'insecte n'eut pas le temps de décoller. Une horrible grenouille, toute couverte de verrues et de pustules, bondit hors des eaux. Elle lança sa langue et happa d'un coup leur guide.

Julie et David s'élancèrent de nouveau dans le dédale des égouts.

– Et où on va, maintenant? demanda la jeune fille.

– Pourquoi pas chez ta mère?

– Jamais.

– Alors où?

– Chez Francine?

– Impossible. Les flics connaissent sûrement toutes nos adresses. Ils doivent déjà y être.

Toutes sortes de possibilités d'abris défilèrent dans l'esprit de Julie. Un souvenir lui revint.

– Chez le prof de philo! Il m'a proposé une fois d'aller me reposer chez lui et m'a donné son adresse. C'est tout près du lycée.

– Très bien, dit David. Remontons et allons chez lui. «D'abord agir, ensuite philosopher.»

Ils galopèrent.

Un rat affolé préféra replonger dans l'égout plutôt que de risquer de se faire écraser.

170. ENCYCLOPÉDIE

LA MORT DU ROI DES RATS: Certaines espèces de ratus norvegicus pratiquent ce que les naturalistes appellent «l'élection du roi des rats». Une journée durant, tous leurs jeunes mâles se battent en duel avec leurs incisives tranchantes. Les plus faibles sont évincés au fur et à mesure jusqu'à ce qu'il ne reste plus pour la finale que deux rats, les plus habiles et les plus combatifs du lot. Le vainqueur est choisi pour roi. S'il l'a emporté, c'est qu'il est à l'évidence le meilleur rat de la tribu. Tous les autres se présentent alors devant lui, oreilles en arrière, tête baissée ou montrant leur postérieur en signe de soumission. Le roi leur mordille la truffe pour dire qu'il est le maître et qu'il accepte leur soumission. La meute lui offre les meilleures nourritures en sa possession, lui présente ses femelles les plus chaudes et les plus odorantes, lui réserve la niche la plus profonde où il fêtera sa victoire. Mais à peine s'est-il assoupi, épuisé de plaisirs, qu'il se produit un rituel étrange. Deux ou trois de ces jeunes mâles, qui avaient pourtant fait acte d'allégeance, viennent l'égorger et l'étriper. Délicatement, ensuite, de leurs pattes et de leurs griffes, ils lui ouvrent le crâne comme une noix à coups de dent.

Ils en extirpent la cervelle et en distribuent une parcelle à tous les membres de la tribu. Sans doute croient-ils qu'ainsi, par ingurgitation, tous bénéficieront d'un peu des qualités de l'animal supérieur qu'ils s'étaient donné pour roi. De même chez les humains, on aime à se désigner des rois pour prendre ensuite encore plus de plaisir à les réduire en pièces. Méfiez-vous alors si on vous offre un trône, c'est peut-être celui du roi des rats.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

171. LA TRAQUE

Détruire.

Les soldates laïques chargent les religieuses. La prophètes je 23e comprend trop tard ce qui se passe. Des phé-romones d'alerte volent en tous sens et, en quelques secondes, c'est la pagaille.

Partout, des déistes s'effondrent, tendent leurs pattes pour former une croix à six branches et lâchent, agonisantes, leurs effluves mystiques:

Les Doigts sont nos dieux.

Tant bien que mal, l'assemblée s'organise pour résister à l'effet de surprise. Les jets d'acide fusent. Des chitines fondent. Des jets perdus font s'effondrer des pans entiers de plafond.

23e interpelle quelques compagnes:

Il faut me sauver.

La religion n'a pas fait qu'engendrer le culte des morts, elle a aussi créé la primauté des prêtres. Des soldates déistes s'empressent de se regrouper autour de 23e pour former un barrage avec leurs corps tandis que trois grosses ouvrières creusent à toute allure une issue pour lui permettre de fuir.

Les Doigts sont nos dieux.

Un tapis d'étoiles tétanisées commence à recouvrir le sol et, pour éviter qu'on ne voue un culte aux martyres, les laïques leur tranchent la tête.

Ces décapitations ralentissent l'offensive. La prophé-tesse 23e saisit sa chance et, avec quelques conjurées rescapées du massacre, fuit par l'excavation.

La petite troupe galope dans les couloirs, des soldates laïques sont sur leurs talons. Dans cette course-poursuite, des déistes se laissent mourir pour protéger leur prophé-tesse. C'est la première fois dans l'histoire myrmécéenne qu'autant de fourmis se font tuer pour préserver une seule des leurs, précieuse entre toutes. Même les reines n'ont jamais suscité autant de ferveur.

Les Doigts sont nos dieux.

Chaque cadavre se fige en une croix et pousse ce cri de mort. Les dépouilles obstruent parfois complètement le passage, contraignant les poursuivantes à couper leurs pattes une à une pour le dégager.

Les déistes ne sont plus qu'une dizaine mais elles connaissent mieux les lieux que leurs assaillantes et savent exactement où tourner pour les semer. Soudain, elles sont coincées: un lombric leur barre la route. 23e encourage ses compagnes, épuisées et blessées:

Suivez-moi.

La prophétesse se rue sur le ver et, à la plus grande stupéfaction de ses fidèles, d'un coup de mandibules, elle creuse un sillon dans son flanc et désigne cette plaie comme s'il s'agissait de l'écoutille d'un vaisseau. C'est là son idée: se servir de cet annélide comme d'un engin subterrestre. Par chance, le ver est bien gras. Tout le groupe parvient à s'introduire dans son corps sans le tuer.

L'animal se cabre, évidemment, lorsqu'il sent tant de présences étrangères s'engouffrer dans son corps mais, comme il n'est doté que d'un système nerveux restreint, il poursuit sa route avec ses nouveaux parasites.

L'énorme tube gluant rampe déjà sur les murs et les parois quand 13e et ses soldates arrivent sur les lieux. Les laïques n'ont aucun moyen de savoir dans quelle direction il va. Grimpe-t-il? Descend-il?

L'odeur de l'annélide n'est pas assez nette pour qu'on puisse bien la détecter dans le dédale des couloirs de la métropole myrmécéenne. L'être gluant glisse donc tranquillement, emportant les déistes fuyardes.

172. CHEZ LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

Le professeur de philosophie ne fut pas surpris de les voir sonner à sa porte. De lui-même, il leur offrit de les héberger;

Julie se précipita sous la douche et s'émerveilla de se sentir propre, enfin purifiée de toutes les immondices des égouts et de leurs effroyables odeurs. Elle jeta ses vêtements de reine souillés dans un sac-poubelle et enfila l'un des survêtements de l'enseignant. Heureusement que les tenues de sport sont unisexes.

Agréablement propre et nette, elle s'affala sur le canapé du salon.

– Merci, monsieur. Vous nous avez sauvés, dit David qui avait lui aussi enfilé un survêtement.

L'enseignant leur servit un verre, accompagné de cacahuètes, et alla leur préparer de quoi dîner.

Ils dévorèrent des petits sandwiches au saumon et d'autres aux œufs et aux câpres.

À table, le professeur alluma la télévision. A la toute fin des actualités régionales, on parlait d'eux. Julie monta le son. Marcel Vaugirard interviewait un membre des forces de l'ordre qui expliquait que cette soi-disant «Révolution des fourmis» était en fait l'œuvre d'un groupe d'anarchistes, responsables entre autres des blessures qui avaient plongé dans le coma un jeune lycéen.

Et l'on fit passer à l'écran la photo de Narcisse.

– Narcisse est dans le coma! s'exclama David.

Julie avait certes vu le styliste des insectes se faire tabasser par les Rats noirs puis une ambulance l'emporter mais de là à l'imaginer dans le coma!

– Il faut qu'on aille lui rendre visite à l'hôpital, dit Julie.

– Pas question, rétorqua David. On se ferait prendre aussitôt.

La télévision présentait en effet une affiche avec les huit portraits agrandis des musiciens du groupe «Les Fourmis». Ils furent satisfaits d'apprendre que, comme eux, les cinq autres avaient pu s'échapper. Ainsi qu'Elisabeth.

– Eh bien, dites-donc, quelle histoire, les enfants! Vous feriez mieux de rester bien tranquillement ici en attendant que ça se tasse.

Le professeur de philosophie leur proposa pour dessert un yaourt et se leva pour préparer le café.

Julie enrageait tandis que, sur l'écran, on montrait les ravages provoqués par cette «Révolution des fourmis» dans le lycée de Fontainebleau: salles de classe saccagées, draps déchirés, meubles jetés au feu.

– Nous avons réussi à montrer qu'il était possible de faire une révolution sans violence. Ils veulent nous enlever même ça!

– Bien sûr, intervint le professeur de philosophie. Votre copain Narcisse me semble bien mal en point.

– Mais ce sont les Rats noirs, qui l'ont amoché. Ce ne sont que des provocateurs! s'écria Julie.

– Notre révolution est quand même parvenue à tenir six jours sans violence, renchérit David.

L'enseignant fit la moue, comme si leur plaidoyer ne le satisfaisait pas vraiment. Lui, si peu rigoriste dans ses notations, semblait soudain déçu par leurs copies.

– Il y a quelque chose qui vous échappe complètement. Sans violence, rien n'est spectaculaire, donc média-tiquement intéressant. Votre révolution est passée à côté de la plaque précisément parce qu'elle se voulait sans violence. De nos jours, pour toucher les foules, il faut absolument passer aux actualités de vingt heures et, pour passer aux actualités de vingt heures, il faut des morts, des accidentés de la route, des victimes d'avalanche, qu'importe, pourvu qu'il y ait du sang. On ne s'intéresse qu'à ce qui ne va pas et qui fait peur. Vous auriez dû tuer ne serait-ce qu'un seul flic. En voulant à tout prix prôner la non-violence, vous vous êtes condamnés à n'être qu'une petite fête scolaire, une kermesse de lycée, c'est tout.

– Vous plaisantez! s'offusqua Julie.

– Non, je suis réaliste. Heureusement que ces petits fachos sont venus vous attaquer, sinon votre révolution aurait fini par sombrer dans le ridicule. Des gosses de bonne famille qui occupent un lycée histoire de fabriquer des vêtements en forme de papillon, ça incite plus au rire qu'à l'admiration. Vous devriez les remercier d'avoir expédié votre copain dans le coma. S'il meurt, vous aurez au moins un martyr!

Était-il sérieux? Julie s'interrogeait. Elle savait pertinemment qu'en optant pour la non-violence, sa révolution perdrait certes beaucoup de sa virulence mais c'est ainsi qu'elle avait choisi de jouer le jeu, conformément aux préceptes de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Gandhi avait réussi une révolution non-violente. Cela pouvait exister.

– Vous avez échoué.

– Nous avons quand même monté des affaires commerciales solides. Au plan économique, notre révolution a été une réussite, rappela David.

– Et alors? Les gens s'en moquent bien. S'il n'y a pas de caméras de télévision pour témoigner d'un événement, c'est comme s'il n'avait pas existé.

– Mais…, reprit le garçon. Nous avons pris notre destin en main, nous avons créé une société sans dieux ni maîtres, exactement comme vous nous l'aviez conseillé.

Le professeur de philosophie haussa les épaules.

– C'est bien là où le bât blesse. Vous avez essayé et vous avez échoué. Vous avez tourné ce projet en farce.

– Elle ne vous plaît donc pas, notre révolution? interrogea Julie, étonnée du ton de l'enseignant.

– Non, pas du tout. En matière de révolution, comme en toutes choses, il y a des règles à respecter. Si je devais vous noter, c'est à peine si je vous mettrais 4 sur 20. Vous n'êtes que des révolutionnaires de pacotille! Aux Rats noirs, en revanche, j'accorderais un beau 18 sur 20.

– Je ne vous comprends pas, murmura Julie, abasourdie.

Le professeur de philosophie tira un cigare de son coffret, l'alluma soigneusement et se mit à le fumer, lâchant chaque bouffée avec volupté. Ce ne fut que lorsque la jeune fille remarqua qu'il consultait régulièrement la pendule du salon qu'elle comprit. Tous ces discours provocants n'avaient pour but que de détourner leur attention et de les retenir là.

Elle bondit sur ses pieds, mais il était trop tard. Elle entendait les sirènes de cars de police.

– Vous nous avez dénoncés!

– C'était nécessaire, énonça le professeur de philosophie, fuyant leurs regards accusateurs et tirant négligemment sur son cigare.

– Nous avions confiance en vous et vous nous avez dénoncés!

– Je ne fais que vous aider à passer à l'étape suivante. C'est indispensable, vous dis-je. Je parfais votre éducation de révolutionnaires. Prochaine étape: la prison. Tous les révolutionnaires ont vécu ça. Vous serez sûrement meilleurs en martyrs qu'en utopistes non-violents. Et avec un peu de chance, cette fois, vous aurez les journalistes.

Julie était écœurée.

– Vous disiez que quiconque n'est pas anarchiste à vingt ans est stupide!

– Oui, mais j'ai aussi ajouté que, passé trente ans, quiconque demeurait anarchiste était encore plus stupide.

– Vous disiez avoir vingt-neuf ans, signala David.

– Désolé, hier, justement, c'était… mon anniversaire.

David attrapa la jeune fille par le bras.

– Tu ne vois pas qu'il cherche à te faire perdre du temps? Occupons-nous seulement de nous tirer d'ici. On a encore une chance d'y arriver. Merci pour les sandwiches et au revoir monsieur.

David dut la pousser dans l'escalier. Éviter le portail, en bas, où la police les attendait peut-être déjà. Il entraîna la jeune fille jusqu'au dernier étage. Trouver un vasistas. Monter sur un toit, puis un autre et un autre encore. Julie avait retrouvé ses réflexes quand il l'engagea à redescendre le long d'une gouttière. Pour ne pas être gêné il tenait sa canne dans la bouche.

Ils couraient. David tirait un peu la patte mais sa canne l'aidait à se mouvoir assez vite.

La soirée était belle et il y avait du monde dans les rues de Fontainebleau. Julie craignit un instant que quelqu'un ne la reconnaisse puis souhaita au contraire qu'un admirateur se manifeste et vienne à leur secours. Mais personne ne la reconnut. La révolution était morte, et Julie n'était plus reine.

La police était sur leurs traces et Julie en avait assez. Elle était lasse; ses nouvelles graisses fessière et ventrale ne suffisaient pas à fournir l'énergie indispensable pour lui permettre de courir vite.

Les lumières d'un supermarché clignotèrent tout près d'eux et Julie se souvint que l'Encyclopédie recommandait de se tenir attentif à tous les signes. «Vous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin», indiquait l'enseigne.

– Entrons, dit-elle.

Les policiers étaient derrière eux mais, à l'intérieur, la foule les engloutit.

David et Julie se faufilèrent entre les travées, se dissimulèrent derrière des rangées d'aspirateurs et de machines à laver et parvinrent au rayon d'habillement pour les jeunes où ils se figèrent parmi des mannequins de cire. Le mimétisme, première défense passive des insectes…

Ils virent des policiers donner des consignes aux agents de sécurité du magasin puis passer près d'eux sans les remarquer avant de disparaître de leur champ de vision.

Et maintenant où aller?

Dans le coin des jouets, un tipi de nylon rose fluo les attendait. Julie et David s'y calfeutrèrent, se recouvrirent de jouets et attendirent que le silence se fasse autour d'eux pour s'endormir, pelotonnés et craintifs comme deux renardeaux.

173. INTÉRIEUR NUIT

Les fourmis déistes voyagent dans le noir puant et visqueux des entrailles du lombric. Elles sont cernées de viscères palpitants dont l'odeur les écœure mais elles savent que, dehors, c'est la mort assurée.

De l'intérieur, elles comprennent comment l'annélide se propulse. Par sa bouche, il avale de la terre, lui fait traverser son corps avec son système digestif, puis la rejette presque instantanément par son anus. Le ver est comme un réacteur qui aspire et éjecte du sable.

Les fourmis s'écartent pour laisser passer les boulettes de boue. Dehors, le lombric gonfle sa tête puis en repousse l'enflure jusqu'à sa queue, ce qui accroît sa vitesse. Et ainsi farci de religieuses, il traverse la Nou-velle -Bel-o-kan.

Il se trouve que les lombrics et les fourmis ont passé des accords de bonne entente. Les fourmis n'en mangent que très peu et leur permettent de circuler dans leur cité. Elles les nourrissent et, en échangent, ils creusent des galeries plus faciles à consolider pour les ouvrières. Quand même, dans cet environnement visqueux, les déistes n'en mènent pas large.

Où allons-nous? demanda l'une d'elles à leur prophé-tesse.

23e dit que, maintenant, il faudrait un miracle pour les sauver. Et elle prie pour que les dieux interviennent en leur faveur.

Le ver finit par sortir du dôme. Mais à peine a-t-il montré le bout de sa tête hors de la cité qu'une mésange fonce en piqué et l'attrape, sans savoir qu'il est rempli de locataires fourmis.

Que se passe-t-il? demande une fourmi, sentant dans son système d'oreille interne qu'ils prennent de l'altitude.

Je crois que cette fois-ci les dieux nous ont entendues. Ils nous invitent dans leur monde, annonça sentencieusement la prophétesse 23e en glissant avec toutes ses compagnes dans l'estomac de cette mésange qui remontait haut dans les nuages.

174. ENCYCLOPEDIE

INTERPRÉTATION DE LA RELIGION DANS LE YUCATÂN: Au Mexique, dans un village indien du Yucatân nommé Chicumac, les habitants ont une étrange manière de pratiquer leur religion. Ils ont été convertis de force au catholicisme par les Espagnols au seizième siècle. Mais les missionnaires des premiers temps sont morts et, comme cette région est coupée du reste du monde, on ne l'a pas repourvue en prêtres neufs. Pendant près de trois siècles les habitants de Chicumac ont pourtant maintenu la liturgie catholique, mais, comme ils ne savaient ni lire ni écrire, ils ont transmis les prières et le rituel par tradition orale. Après la révolution, lorsque le pouvoir mexicain s'est restabilisé, le gouvernement a décidé de répandre des préfets partout pour créer une administration qui contrôle vraiment le pays. L'un d'entre eux a donc été envoyé en 1925 à Chicumac. Le préfet a assisté à la messe et s'est aperçu que par la tradition orale les habitants étaient parvenus à retenir presque parfaitement les chants latins. Pourtant le temps avait entraîné une petite dérive. Pour remplacer le prêtre et les deux bedeaux, les habitants de Chicumac avaient pris trois singes. Et, cette tradition des singes s'étant perpétuée à travers les âges, ils en étaient arrivés à être les seuls catholiques qui vénéraient à chaque messe… trois singes.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

175. SUPERMARCHE

– Maman, il y a des gens à l'intérieur de la hutte d'Indiens!

Un enfant les montrait du doigt.

Julie et David ne prirent pas le temps de s'étonner de se réveiller en survêtement dans un tipi fluo, ils en sortirent avant que quiconque ne pense à alerter le service de sécurité.

Le supermarché, dès le matin, était bondé de monde.

Des montagnes de denrées multicolores s'étalaient comme dans une gigantesque caverne d'Ali Baba.

Des clients pressés poussaient leurs Caddie en suivant inconsciemment le rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs: «Le Printemps» de Vivaldi, accéléré afin de pousser les consommateurs à se hâter de faire leurs achats.

Tout n'est que rythme. Ceux qui contrôlent les rythmes contrôlent les battements cardiaques.

Leur regard fut attiré par des étiquettes rouges «pro-mo», «solde» ou «deux pour le prix d'un». Pour la plupart des clients, tant de nourriture étalée semblait trop beau, trop impie pour être permanent. À la lecture des journaux, ils étaient persuadés de vivre une époque intermédiaire entre deux crises et qu'il était impératif d'en profiter.

Paradoxalement, plus l'Occident s'installait dans la paix, plus les gens s'extasiaient devant la nourriture et redoutaient d'en manquer.

Les aliments s'étalaient à perte de vue dans toutes les directions et même en hauteur. Des conserves, des surgelés, des sous-vide, des lyophilisés. Du végétal, de l'animal, du chimique né de la seule imagination des ingénieurs en agroalimentaire.

Au stand des biscuits, plusieurs enfants dévoraient des paquets qu'ils prenaient directement sur les rayons avant de les jeter par terre.

Comme ils n'avaient pas d'argent sur eux, David et Julie firent de même. Les enfants, amusés de voir des adultes se conduire comme eux, leur proposèrent des bonbons: réglisses, caramels mous, guimauve, marshmal-lows, chewing-gums. C'était un peu écœurant d'avaler des bonbons au petit déjeuner, mais les fugitifs avaient trop faim pour faire les difficiles.

Après s'être ainsi restaurés, Julie et David se dirigèrent discrètement vers la sortie, en passant par le portillon «sortie sans achats». L'endroit était surveillé par deux caméras vidéo.

Un agent de sécurité les suivait et David suggéra à Julie de se dépêcher un peu.

La musique en fond sonore était maintenant «Stairway to Heaven» de Led Zeppelin. Le morceau présentait l'in térêt de démarrer doucement et de se terminer à cent à l'heure, exactement comme étaient censés se comporter les clients de l'hypermarché.

Les pas des deux lycéens s'accélérèrent avec la musique. Ceux de l'agent de sécurité qui les suivait aussi. Maintenant, il n'y avait plus de doute. Il était après eux. Soit il s'était aperçu, grâce aux caméras vidéo, qu'ils s'étaient gavés gratuitement de biscuits, soit il les avait reconnus à partir des portraits diffusés dans les journaux.

Julie accéléra encore, Led Zeppelin fit de même.

Le portillon «sortie sans achats» semblait encore à leur portée. Ils se mirent à courir. David savait qu'il ne faut jamais courir devant un policier ou devant un chien mais sa peur fut la plus forte. À ses premières grandes foulées, l'agent de sécurité tira un sifflet et lança un signal strident qui vrilla les tympans de tous les clients à la ronde. Plusieurs vendeurs abandonnèrent immédiatement leur travail et convergèrent vers les suspects.

À nouveau, il fallait fuir, et vite.

Julie et David prirent leur élan pour franchir une haie de caissières et gagner la rue. David boitait de moins en moins. Il y a des moments où avoir des rhumatismes articulaires est un luxe qu'on ne peut se permettre.

Dans le magasin, les employés ne renoncèrent pas pour autant à les rattraper. Ils devaient être habitués à faire la chasse à courre aux voleurs. Ce devait être pour eux une distraction dans leur train-train quotidien.

Derrière eux, une grosse vendeuse cavalait en brandissant une cartouche de gaz lacrymogène, un manutentionnaire fit tournoyer une barre de fer tandis qu'un agent de la sécurité beuglait: «Arrêtez-les, arrêtez-les!»

David et Julie couraient et débouchèrent dans une impasse. Ils étaient pris au piège. Bientôt, les vendeurs du supermarché les captureraient. Une voiture surgit alors, bouscula les vendeurs et les badauds qui déjà s'attroupaient pour l'hallali. Une portière s'ouvrit à la volée.

– Montez vite! intima une femme au visage caché par un foulard et de grandes lunettes de soleil.

176. LE REGNE

Toutes les déistes sont exterminées. Ne reste plus que leur totem blanc, cette pancarte que les fourmis religieuses vénèrent.

Princesse 103e demande aux ingénieurs du feu de la faire disparaître. Elles entassent dessous des feuilles sèches et, avec mille précautions, elles en approchent une braise rougeoyante. Aussitôt, le panneau brûle en emportant son secret. Pourtant, si elles avaient su lire les caractères de l'écriture, elles auraient déchiffré les mots: «Attention: risque d'incendie. Ne pas jeter de mégots.»

Les fourmis regardent le monument doigtesque partir en fumée. Princesse 103e est rassurée. Le grand totem blanc est réduit en cendres, et avec lui l'un des principaux symboles du déisme.

Elle sait que la prophétesse 23e a réussi à échapper à la troupe de 13e, mais Princesse 103e n'est pas inquiète. La prêtresse n'est plus assez influente pour lui créer des ennuis. Ses derniers fidèles seront bien forcés de se soumettre.

24e la rejoint.

Pourquoi faut-il absolument que les gens se situent toujours entre «croire» et «ne pas croire»? Il est stupide de vouloir ignorer les Doigts et il est tout aussi stupide de s'entêter à les vénérer.

Pour Princesse 103e, la seule attitude intelligente face aux Doigts, c'est: «discuter» et «tenter de se comprendre pour s'enrichir mutuellement».

24e approuve des antennes.

La princesse est déjà remontée en haut du dôme, accaparée par les soucis d'une ville nouvelle en pleine expansion. En outre, elle a des soucis physiologiques. Comme à tous les sexués, deux ailes commencent à lui pousser dans le dos et, au travers de sa marque jaune de vernis à ongles, un triangle de trois yeux à réception infrarouge lui perce à présent le front telles trois verrues.

Nouvelle-Bel-o-kan s'agrandit sans cesse. Les hauts-fourneaux ayant provoqué plusieurs incendies, on décide de n'en conserver qu'un seul à l'intérieur de la métropole et d'installer les autres dans des cités périphériques. Dans une autre société, cela s'appelle la décentralisation industrielle.

Avoir appris à vaincre la nuit s'avère la principale innovation. Désormais, le froid du soir n'ankylose plus les fourmis et elles peuvent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans le moindre répit grâce aux lampions.

Princesse 103e affirme que les Doigts utilisent des métaux qu'ils trouvent dans la nature et qui, une fois fondus, leur permettent de fabriquer des objets durs. Il faut les rechercher. Les éclaireuses ratissent partout pour ramener les cailloux les plus bizarres, les ingénieurs les jettent dans le feu mais n'arrivent pas à produire de métaux.

24e poursuit sa saga romanesque, Les Doigts, en inventant des scènes où ces animaux se battent ou se reproduisent. Quand il a besoin de détails précis, il se documente auprès de 103e, sinon, il se fie à son imagination. Après tout, ce n'est qu'un roman…

Simultanément, 7e dirige le service artistique. Il n'y a plus une fourmi dans la Cité à ne pas s'être fait graver sur le thorax un motif de pissenlit, d'incendie ou de colchique.

Mais il subsiste un problème. 103e et 24e sont peut-être virtuellement reine et roi de la Nouvelle-Bel -o-kan, ils n'en sont pas pour autant les souverains réels. Ils n'ont pas de progéniture. La technique, l'art, la stratégie de la guerre de nuit, l'éradication de la religion les ont certes dotés d'une aura qui dépasse de beaucoup celle des reines ordinaires mais leur stérilité commence à faire jaser. Même si on importe de la main-d'œuvre étrangère pour suppléer à la crise démographique, les insectes ne se sentent pas bien dans une cité dont les gènes ne sont pas transmis.

Prince 24e et Princesse 103e le savent et c'est aussi pour faire oublier cette carence qu'ils encouragent si volontiers l'art et la science.

177. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: MÉDECINE

Saliveuse: 10e.

MÉDECINE: Les Doigts ont oublié les vertus de la nature.

Ils ont oublié qu 'il y a des remèdes naturels aux causes de leurs maladies.

Alors, ils ont inventé une science artificielle qu'ils appellent «la médecine».

Cela consiste à inoculer une maladie à des centaines de souris puis à administrer à chaque souris un produit chimique différent.

S'il y en a qui se portent mieux, on donne le même produit chimique aux Doigts.

178. LA PLANCHE DE SALUT

La porte de la voiture était grande ouverte et les gens du supermarché approchaient. Ils n'avaient plus le choix. Mieux valait l'inconnu que de se faire attraper par le service de sécurité du magasin qui les livrerait probablement à la police municipale.

La femme au visage caché appuya sur l'accélérateur.

– Qui êtes-vous? demanda Julie.

La conductrice ralentit, baissa ses lunettes noires, découvrant ses traits dans le rétroviseur, Julie eut un mouvement de recul.

Sa mère.

Elle voulut descendre de la voiture en marche, mais David la maintint fermement sur son siège. La famille, c'était toujours mieux que la police.

– Que fais-tu là, maman? maugréa-t-elle.

– Je te cherchais. Tu n'es pas rentrée à la maison depuis plusieurs jours. J'ai appelé à la préfecture le service de recherches dans l'intérêt des familles, ils m'ont répondu qu'à dix-huit ans révolus, tu étais majeure et libre de dormir où bon te semble. Les premiers soirs, je me suis dit que, dès que tu rentrerais, je te ferais payer très cher ta fugue et toute l'inquiétude que tu me causais. Et puis, j'ai eu de tes nouvelles par les journaux et la télévision.

Elle roulait de nouveau très vite et quelques piétons faillirent être mis à mal.

– J'ai pensé alors que tu étais encore bien pire que je ne le croyais. Et puis, j'ai réfléchi. Si tu réagis avec tant d'agressivité à mon égard, c'est que j'ai dû me tromper quelque part. J'aurais dû t'estimer en tant qu'être humain à part entière et non parce que tu te trouves être «ma» fille. En tant qu'être humain à part entière, tu serais sans doute devenue une amie. Et puis… je te trouve extrêmement sympathique et même ta révolte me plaît. Alors, comme j'ai raté mon travail de mère, je vais m'efforcer à présent de réussir mon travail d'amie. C'est pourquoi je t'ai cherchée et c'est pourquoi je suis là.

Julie n'en croyait pas ses oreilles.

– Comment m'as-tu retrouvée?

– Quand j'ai entendu tout à l'heure à la radio que tu étais en fuite dans le quartier ouest de la ville, je me suis dit que je tenais enfin ma chance de rédemption. J'ai foncé pour ratisser le coin en priant de te découvrir avant les policiers. Dieu a exaucé ma prière…

Elle esquissa rapidement un signe religieux.

– Tu peux nous abriter à la maison? demanda Julie.

Ils arrivèrent devant un barrage. Décidément, les policiers voulaient les coincer.

– Faites demi-tour, conseilla David.

Mais la mère était trop lancée. Elle préféra accélérer et bousculer le barrage pour passer. Des policiers sautèrent vivement en arrière pour éviter le bolide.

Derrière eux, de nouveau, des sirènes retentissaient.

– Ils sont à nos trousses, dit la mère, et ils ont sûrement déjà relevé le numéro de la plaque d'immatriculation. Ils savent que c'est moi qui suis venue à votre secours. Dans deux minutes, les flics seront à la maison.

La mère s'engouffra dans une rue en sens interdit. Elle fit une embardée, tourna brusquement dans une voie perpendiculaire, arrêta le moteur et attendit que les voitures de police défilent devant eux pour rebrousser chemin.

– Je ne peux plus vous cacher chez moi. Il faut que vous vous planquiez là où les flics ne vous trouveront pas.

La mère avait opté pour une direction précise. L'ouest. Une forme verte, une autre encore. Des arbres s'alignaient comme une armée grandissante au fur et à mesure qu'ils en approchaient.

La forêt.

– Ton père disait que si un jour il avait de gros problèmes, c'est là qu'il irait. «Les arbres protègent ceux qui le leur demandent poliment», affirmait-il. Je ne sais pas si tu as eu le temps de t'en rendre compte, Julie, mais tu sais, ton père était un type formidable.

Elle stoppa et tendit une coupure de cinq cents francs à sa fille pour ne pas la laisser sans argent. Julie secoua la tête.

– En forêt, l'argent, ça ne sert pas à grand-chose. Je te donnerai de mes nouvelles dès que je le pourrai.

Ils descendirent de la voiture et la mère leur adressa un petit signe de la main.

– Pas besoin. Vis ta vie. De te savoir libre sera ma récompense.

Julie ne savait que dire. Il était tellement plus facile de lancer des insultes et de trouver des reparties cinglantes que de réagir à ce genre de paroles. Les deux femmes s'embrassèrent et s'étreignirent très fort.

– Au revoir, ma Julie!

– Maman, une chose…

– Quoi, ma fille?

– Merci.

Adossée à sa voiture, la femme regarda la fille et le garçon s'éloigner parmi les arbres; puis elle s'assit au volant et démarra.

La voiture disparut à l'horizon.

Ils s'enfoncèrent dans les ténèbres végétales. David et Julie avaient l'impression que les arbres les acceptaient comme deux réfugiés. C'était peut-être là une des stratégies globales de la forêt. Sa manière de lutter contre l'espèce humaine était d'en protéger les proscrits.

Pour échapper à d'éventuels poursuivants, le jeune homme choisit systématiquement les sentiers non balisés. L'attention de Julie fut soudain attirée par une fourmi volante qui semblait les suivre depuis un bon moment. Elle s'immobilisa et l'insecte plana d'abord au-dessus de sa tête avant de virevolter autour d'elle.

– David, je crois que cette fourmi volante s'intéresse à nous.

– Tu penses que c'est un animal du même genre que celui des égouts?

– On va bien voir.

La jeune fille tendit sa main, paume ouverte, doigts largement écartés afin de former un terrain d'atterrissage à l'intention de la fourmi volante. Elle vint doucement s'y poser et s'y promena un peu.

– Elle veut écrire, comme l'autre!

Julie saisit une baie dans la broussaille, l'écrasa un peu et, immédiatement, l'insecte y trempa ses mandibules.

«Suivez-moi.»

– Soit c'est la même qui a réussi à se sortir de la grenouille, soit c'est sa sœur jumelle, annonça David.

Ils contemplèrent l'insecte qui semblait les attendre tel un taxi.

– Pas de doute, elle voulait nous guider dans les égouts, elle veut maintenant nous diriger dans la forêt! s'écria Julie.

– Qu'est-ce qu'on fait? demanda David.

– Au point où on en est…

L'insecte voleta devant eux, les dirigeant vers le sud-ouest. Ils passèrent entre toutes sortes d'arbres étranges, des charmes aux ramures étendues en ombrelle, des trembles aux écorces jaunes craquelées de noir, des frênes dont les feuilles exhalaient le mannitol.

Comme la nuit tombait, à un moment, ils la perdirent de vue.

– On ne va plus pouvoir la suivre, dans le noir.

Aussitôt, il y eut comme une lueur et un petit éclair devant eux. La fourmi volante venait d'«allumer» son œil droit, comme un phare.

– Je croyais que les lucioles étaient les seuls insectes capables d'émettre de la lumière, remarqua Julie.

– Mmmm… Tu sais, je commence à croire que notre amie n'est pas une vraie fourmi. Aucune fourmi n'écrit le français et n'allume ses yeux.

– Alors?

– Alors, il peut s'agir d'un minuscule robot téléguidé en forme de fourmi volante. J'ai vu un reportage à la télévision sur ce genre d'engins. Il montrait des fourmis robots fabriquées par la NASA en vue de la conquête de la planète Mars. Mais les leurs étaient plus grosses. Personne n'a encore atteint un tel niveau de miniaturisation, affirma David.

Il y eut des aboiements furieux derrière eux. La battue avait commencé et les policiers avaient lâché leurs chiens.

Ils s'élancèrent de toute la vitesse de leurs jambes. La fourmi volante les éclairait de son faisceau mais les chiens galopaient plus vite qu'eux. Et, avec sa jambe boiteuse, David n'était pas avantagé. Ils grimpèrent sur un talus d'où David, à l'aide de sa canne, s'efforça de maintenir les fauves à distance. Eux sautaient pour planter leurs crocs et cherchaient également à attraper la fourmi volante qui éclairait cette scène de désolation.

– Séparons-nous, dit Julie. Peut-être qu'ainsi, au moins l'un de nous parviendra à s'en tirer!

Sans attendre de réponse, elle partit en enjambant un buisson. Toute une meute de dogues partit à ses trousses, aboyant, bavant et décidés à mettre la jeune fille en charpie.

179. ENCYCLOPÉDIE

COURSE DE FOND: Quand le lévrier et l'homme font la course ensemble, le chien arrive le premier. Le lévrier est doté de la même capacité musculaire par rapport à son poids que l'homme. Logiquement, tous deux devraient courir à la même vitesse. Pourtant le lévrier fait toujours la course en tête. La raison en est que lorsqu'un homme court, il vise une ligne d'arrivée. Il court avec un objectif précis à atteindre dans la tête. Le lévrier, lui, ne court que pour courir.

À force de se fixer des objectifs, à force de croire que sa volonté est bonne ou mauvaise, on perd énormément d'énergie. Il ne faut pas penser à l'objectif à atteindre, il faut seulement penser à avancer. On avance et puis on modifie sa trajectoire en fonction des événements qui surgissent. C'est ainsi, à force d'avancer, qu'on atteint ou qu'on double l'objectif sans même s'en apercevoir.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

180. RENOUER

Princesse 103e est immobile dans sa loge. Prince 24e tourne autour d'elle sans raison. Dans la Cité, certaines nourrices affirment que lorsque le mâle tourne autour de la femelle sans que se produise une copulation, cela génère une tension érotique perceptible comme de l'énergie pure.

Princesse 103e ne croit pas trop à ces légendes citadines mais elle reconnaît que de voir 24e tourner autour d'elle ainsi suscite chez elle une certaine tension.

Cela l'énerve.

Elle s'efforce donc de penser à autre chose. Sa dernière idée, c'est de construire un cerf-volant. Se souvenant de la feuille de peuplier qui est tombée non pas à la verticale mais en zigzaguant, elle pense qu'il est peut-être possible de lâcher des fourmis en équilibre sur des feuilles, qui voyageraient en surfant sur les courants d'air. Reste à résoudre le problème du contrôle de la direction.

Des exploratrices lui apprennent que de nouvelles cités de l'est viennent de rejoindre la fédération de la Nou-velle -Bel-o-kan. Elle qui ne comptait jusqu'alors que soixante-quatre cités filles uniquement peuplées de rousses, en comprend désormais près de trois cent cinquante, d'au moins une dizaine d'espèces différentes. Sans parler de quelques nids de guêpes et des quelques termitières qui parlementent déjà en vue de leur adhésion.

Chaque nouvelle cité intégrée reçoit le drapeau odorant fédéral ainsi qu'une braise rougeoyante et les recommandations d'usage. Ne pas approcher le feu des feuilles. Ne pas allumer de feu par temps de vent. Ne pas consumer de feuilles à l'intérieur de la cité, cela produit une fumée asphyxiante. Ne pas s'en servir pour la guerre sans autorisation de la cité mère. On les instruit aussi sur le levier et la roue au cas où elles découvriraient dans leurs propres laboratoires des utilisations intéressantes de ces deux concepts.

Certaines fourmis souhaiteraient que la Nouvelle-Bel -o-kan préserve jalousement ses secrets technologiques mais Princesse 103e pense, au contraire, que le savoir doit être répandu chez tous les insectes, même si un jour d'autres s'en servent pour les attaquer. C'est un choix politique.

La magie du feu et les résultats surprenants qu'on peut en obtenir en tant qu'énergie à usage civil font mieux comprendre à toutes les fourmis l'avance prise par les Doigts qui le maîtrisent, eux, depuis plus de dix mille ans.

Les Doigts.

Maintenant, toutes les cités fédérées savent que les Doigts ne sont ni des monstres ni des dieux et que Princesse 103e est en quête d'un moyen pour sceller une alliance avec eux. Dans son roman, 24e explique le problème en deux phrases lapidaires:

Deux mondes se regardent, celui de l'infiniment petit et celui de l'infiniment grand. Sauront-ils se comprendre?

Certaines fourmis approuvent le projet, d'autres le désapprouvent, mais toutes réfléchissent au moyen de susciter cette alliance et aux dangers et aux avantages qu'elle pourrait représenter. Peut-être qu'en plus du feu, du levier et de la roue, les Doigts connaissent d'autres secrets que les fourmis ne sont pas capables d'imaginer.

Seules les naines et certaines de leurs alliées s'entêtent encore à vouloir détruire la fédération et les idées malsaines qu'elle répand dans la nature. Après la terrible défaite subie la nuit de la bataille des Lampions, elles n'osent plus s'attaquer pour l'instant à la Nouvelle-Bel o-kan. Ce n'est que partie remise. Leurs reines pondeuses – les naines en possèdent plusieurs centaines – s'activent à mettre au monde une nouvelle génération de soldates qui, dès qu'elles seront en âge de combattre, c'est-à-dire dans une semaine, reviendront à la charge pour anéantir la fédération des rousses.

Il n'est pas dit que les technologies doigtesques soient éternellement plus efficaces que quelques ventres fertiles capables de produire de la soldatesque à profusion.

À la Nouvelle-Bel -o-kan, on est au courant de cette menace. On sait qu'il y aura de nombreuses guerres entre celles qui veulent changer le monde et celles qui veulent que tout reste comme avant.

Dans sa loge, Princesse 103e décide qu'il faut hâter le cours de l'Histoire. Sans instauration d'une vraie coopération entre les deux principales espèces terriennes, il n'y aura pas d'évolution durable. Elle convoque Prince 24e, les douze jeunes exploratrices et autant de représentantes d'espèces étrangères ralliées. Tout le monde joint ses antennes en ronde pour une C.A. collective.

La princesse dit qu'il faut tenter le tout pour le tout. Puisque les Doigts ne parviennent pas à entrer en contact avec les fourmis, aux fourmis de s'adresser à eux les premières. Elle pense que le seul moyen d'impressionner les Doigts afin qu'ils les considèrent comme des partenaires à part entière est de les approcher en nombre.

Les insectes conviés à la conférence comprennent où la sexuée veut en venir: une nouvelle grande croisade. Princesse 103e s'explique. Elle ne propose pas une croisade; elle ne veut plus de guerre inutile, elle préfère une grande marche pacifique des fourmis. La princesse est convaincue que les Doigts seront intimidés en prenant conscience de la masse énorme des insectes qui vivent à leurs côtés. Elle espère que d'autres cités se joindront à elles durant la marche et que toutes ensemble, elles s'imposeront comme un interlocuteur indispensable pour les Doigts.

Viendras-tu? demande Prince 24e.

Évidemment.

103e entend prendre elle-même la tête de cette grande marche.

Les espèces étrangères sont inquiètes. Elles veulent savoir qui va rester pendant ce temps à la Nouvelle-Bel -o-kan pour veiller à la sécurité de la Cité et faire fructifier leur travail.

Un quart de la population, propose 103e.

Les insectes branchés estiment que c'est là prendre un grand risque. Les naines seront bientôt à l'affût et il reste encore des déistes dans les environs. Les forces réactionnaires sont considérables. Il ne faut pas les sous-estimer.

Les avis sont partagés. Beaucoup se sont mises à apprécier la tranquillité et la réussite de la Nouvelle-Bel -o-kan. Elles ne comprennent pas pourquoi elles devraient prendre des risques. D'autres redoutent que la rencontre avec les Doigts ne se passe mal. Pour l'instant il n'y a eu que des échecs. À quoi cela sert-il d'investir autant d'énergie pour une marche pacifique au résultat somme toute plutôt aléatoire?

Comment les Doigts distingueront-ils la différence entre une marche pacifique et une croisade militaire?

Princesse 103e affirme qu'on n'a pas le choix: cette rencontre est cosmiquement indispensable. Si ce n'est pas elles qui organisent la marche, ce sera la tâche de la prochaine génération, ou encore de la suivante. Autant régler au plus tôt cette affaire et n'en pas laisser le fardeau à d'autres.

Les insectes discutent longtemps. Princesse 103e parvient à convaincre grâce, surtout, au charisme de ses phé-romones. Elle s'appuie sur des anecdotes de sa propre légende. Elle insiste: en cas d'échec cela apportera des informations précieuses pour ceux qui voudront recommencer.

Elle persuade ses contradictrices l'une après l'autre du bien-fondé de sa décision. Il y a tant d'espoirs de progrès à l'horizon de cette marche. Peut-être les Doigts leur enseigneront-ils d'autres merveilles encore plus impressionnantes que le feu, la roue et le levier.

Quoi, par exemple? interroge 24e.

L'humour, répond 103e.

Et comme aucune fourmi présente ne sait précisément de quoi il retourne, elles s'imaginent l'«humour» comme une invention typiquement doigtesque, conférant une puissance incroyable à qui sait le manier. 5e se dit que l'humour, ce doit être une catapulte dernier cri. 7e se dit que l'humour, ce doit être du feu en plus destructeur. Prince 24e se dit que l'humour, ce doit être une forme d'art. Les autres pensent que l'humour, ce doit être un nouveau matériau ou bien une technique inédite de stockage de nourriture.

Pour des raisons différentes, toutes sont attirées par ce Graal indéfini qu'est l'humour; à l'unanimité, elles se rangent donc à la proposition de Princesse 103e.

181. SEULE DANS LA FORÊT SOMBRE

Pas le moment de plaisanter. Il n'y avait que ce sapin pour seul salut. Julie était intimidée par sa verticalité mais la meute de chiens aboyant s'avéra le meilleur des entraîneurs.

Elle s'élança dans les branches. Dans l'urgence, elle retrouva au cœur de ses cellules la mémoire de son ancêtre lointain qui savait d'autant mieux se mouvoir dans les arbres qu'il y vivait en permanence. Si un singe subsiste encore au fond de chaque humain, que cela serve à l'occasion.

Les mains et les pieds de la jeune fille trouvèrent des appuis infimes mais suffisants. L'écorce lui écorcha les paumes. Elle progressait quand des crocs malveillants se refermèrent en claquant tout près de ses orteils. Un chien avait réussi à monter dans l'arbre. Julie était lasse de tant d'entêtement canin; dans un élan de fureur, elle montra ses canines et poussa un grognement agressif.

Le dogue la regarda, effrayé, comme s'il n'avait jamais cru un représentant de l'espèce humaine capable d'autant de bestialité. En bas, les autres chiens n'osaient plus trop approcher.

D'en haut, Julie jeta des pommes de pin sur les museaux tendus.

– Partez! Allez-vous-en! Fichez le camp d'ici, sales bêtes!

Si les chiens avaient renoncé à planter leurs crocs dans la jeune fille, ils n'en persistaient pas moins à avertir leurs maîtres que la fugitive était là. Ils aboyèrent de plus belle.

Quand un nouveau personnage surgit. De loin, on aurait dit un chien, mais sa démarche était plus calme, sa manière de se tenir plus fïère, son odeur plus forte. Ce n'était pas un chien mais un loup. Un vrai loup sauvage.

Les chiens regardèrent avancer cet être exceptionnel. Ils étaient une meute et le loup était seul, pourtant c'étaient les chiens qui étaient impressionnés. Le loup est en effet l'ancêtre de tous les chiens. Lui n'est pas dégénéré par le contact avec l'homme.

Tous les chiens le savent. Du chihuahua, au doberman, du caniche au bichon maltais, tous se souviennent vaguement qu'un jour ils vivaient sans les hommes et qu'à ce moment ils étaient de forme et d'esprit différents. Ils étaient libres: ils étaient des loups.

Les chiens abaissèrent leur tête et leurs oreilles en signe de soumission, et rentrèrent la queue pour dissimuler leurs odeurs et protéger leur sexe. Ils urinèrent, ce qui, en langage canin, signifiait: «Je ne possède pas de territoire défini, aussi j'urine n'importe quand et n'importe où.» Le loup émit un grognement qui voulait dire que lui urinait uniquement aux quatre coins d'un territoire précis et que, justement, ces chiens s'agitaient sur celui-ci.

Ce n 'est pas de notre faute, ce sont les hommes qui nous ont rendus comme ça, plaida un berger allemand en langage chien-loup.

Le loup répondit dans un rictus méprisant des babines:

On a toujours le choix de sa vie.

Et il s'élança, crocs en avant, décidé à tuer.

Les chiens comprirent et détalèrent en poussant des couinements.

Julie n'eut pas le plaisir de remercier son bienfaiteur. Furieux contre ses lointains petits-cousins dégénérés, le loup avait pris en chasse l'un des dogues de la meute. Il fallait bien qu'il y en ait un qui paie pour tout ce dérangement dans la forêt.

Quand on montre ses dents, c'est pour tuer.

Telle est la loi des loups et, de plus, ses louveteaux n'auraient pas compris que leur père rentre ce soir-là au terrier sans gibier. Au dîner, ils auraient du berger allemand pour menu.

– Merci la Nature, d'avoir envoyé un loup à mon secours, murmura Julie, dans son arbre où elle n'entendait plus que le chuchotement des feuilles secouées par le vent.

Un grand duc salua d'un hululement l'arrivée de la nuit.

Julie, qui craignait autant son loup salvateur que les chiens, décida de rester dans son sapin. Elle se cala plus confortablement dans les branches mais elle ne parvint pas à s'endormir.

Elle scruta la forêt que la lune inondait de lumière pâle. Elle lui semblait pleine de sortilèges et de secrets cachés. La jeune fille aux yeux gris ressentit un nouveau besoin, une nécessité qu'elle avait ignorée jusqu'alors: hurler à la lune. Elle leva la tête et fit jaillir du centre de son ventre une colonne d'énergie sonore.

– OOOOOOOUUUUUuuuuu.

Yankélévitch, son maître, lui avait enseigné que l'art, au mieux, ne faisait qu'imiter la nature. En reproduisant l'appel des loups, elle était au meilleur de son art du chant. Au loin, quelques loups lui répondirent.

– OUUuuuHHH.

En langage des loups, ils lui disaient:

Bienvenue dans la communauté de ceux qui aiment à hurler à la lune. C'est bon de faire ça, hein?

Et, pendant une demi-heure, sans discontinuer, elle hurla encore et elle pensa que si, un jour, elle reformait une société utopique, elle conseillerait à tous ses membres, au moins une fois par semaine, le samedi par exemple, de hurler ainsi tous ensemble à la lune. Ensemble, car ce plaisir devait être beaucoup plus jouissif à plusieurs. Mais là, elle était seule, abandonnée de ses amis et de la société. Seule, perdue en forêt, sous l'immense voûte du ciel. Son hurlement se transforma en un jappement plaintif.

La Révolution des fourmis lui avait donné de mauvaises habitudes. Elle avait à présent en permanence besoin d'être entourée de gens pour leur parler d'expériences nouvelles, de projets à lancer.

Ces derniers jours, elle s'était accoutumée à vivre démultipliée en collectivité. Il lui fallait bien s'avouer à présent que le bonheur, elle l'avait connu non pas seule mais en groupe. Ji-woong. Mais il n'y avait pas eu que Ji-woong. Zoé, si ironique. Francine, si rêveuse. Paul, toujours maladroit. Léopold, si sage. Narcisse, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave. David… David. Sans doute s'était-il fait déchiqueter par les chiens. Quelle mort horrible… Maman. Même sa mère lui manquait. Elle se sentit d'autant plus diminuée qu'elle avait été multipliée par sept amis, et même par tous ces cinq cent vingt et un révolutionnaires des fourmis, sans parler de tous ceux qui, de par le monde, s'étaient connectés à leur entreprise.

Elle essaya de fermer les yeux et de déployer le napperon de lumière de son esprit. Elle l'élargit pour qu'il sorte de son crâne puis forme un immense nuage recouvrant la forêt. Cela restait toujours possible. Elle rangea son napperon puis hurla encore un peu à la lune.

– OOOUuuuuHHH.

– OOOUuuuuHHH, répondit un loup.

Il n'y avait ici pour l'entendre que quelques loups lointains qu'elle ne connaissait pas et qu'elle n'avait pas envie de connaître. Elle se recroquevilla sur elle-même et sentit le froid lui grignoter les pieds. Son iris discerna une lueur.

«La fourmi volante qui voulait nous guider…», pensat-elle en se redressant, pleine d'espoir.

Mais cette fois, c'étaient vraiment des lucioles. Elles tournoyaient pour leur danse d'amour. Elles dansaient en trois dimensions, illuminées par leurs propres projecteurs internes. Ce devait être plaisant d'être une luciole en train de danser avec ses amies et leur lumière.

Julie avait froid.

Elle avait absolument besoin de se reposer. Elle savait que son sommeil risquait d'être court et programma son esprit pour foncer tout droit vers le sommeil profond réparateur.

À six heures du matin, elle fut réveillée par des aboiements. Ces jappements, elle les reconnaissait entre mille. Ce n'était pas les chiens policiers, c'était Achille. Il l'avait retrouvée. On avait pensé à utiliser Achille pour la retrouver.

L'homme mit la lampe de poche sous son menton. Éclairé par en dessous, le visage de Gonzague perdait de son cote angélique.

– Gonzague!

– Ouais, les flics ne savaient pas comment te retrouver, mais moi il m'est venu une idée. Ton chien. La pauvre bête était seule dans le jardin. J'ai pas eu à faire beaucoup d'efforts pour qu'il comprenne ce qu'on attendait de lui. On lui a donné à renifler le morceau de jupe que j'avais gardé de la dernière fois et il est tout de suite parti en chasse. Les chiens sont vraiment les meilleurs amis de l'homme.

Ils attrapèrent Julie et l'attachèrent à l'arbre.

– Ah, cette fois-ci on va être plus tranquilles. On dirait que cet arbre est un poteau de torture indien. La dernière fois on avait un cutter, depuis on a évolué en équipement…

Il montra son revolver.

– C'est moins précis, mais ça a l'avantage d'agir à distance. Tu peux crier, dans la forêt personne ne t'entendra en dehors de tes amies les… «fourmis».

Elle se débattit.

– Au secours!

– Crie de ta belle voix! Allons, crie!

Elle s'arrêta. Et les fixa de son regard gris.

– Pourquoi faites-vous ça?

– On aime bien voir les autres souffrir.

Et il tira une balle dans la patte d'Achille qui afficha un air surpris. Avant que l'animal n'ait pu comprendre qu'il s'était trompé d'allié, une deuxième balle lui arriva dans la deuxième patte avant, puis une dans chaque patte arrière, ensuite une dans la colonne vertébrale, enfin une dans la tête.

Gonzague rechargea son revolver.

– À ton tour maintenant.

Il la mit en joue.

– Non. Laissez-la.

Gonzague se retourna.

David!

– Décidément, la vie est un éternel recommencement. David arrive toujours à la rescousse de la jolie princesse prisonnière. C'est très romanesque. Pourtant, cette fois-ci, on va changer la chute de l'histoire.

Il dirigea son revolver vers David, arma le chien du revolver… et Gonzague s'effondra.

– Attention, c'est la fourmi volante! dit l'un de ses sbires.

C'était elle en effet, la fourmi volante qui déjà, de son dard, frappait les acolytes de Gonzague Dupeyron.

Ils cherchaient à s'en protéger mais il y avait autour d'eux suffisamment d'insectes volants pour qu'ils ne sachent pas repérer l'insecte-robot. La fourmi volante effectua trois piqués et les trois Rats noirs tombèrent. David détacha Julie.

– Ouf, cette fois-ci j'ai bien cru que j'y passais, dit Julie.

– Impossible. Tu ne risquais rien.

– Ah bon et pourquoi, donc?

– Parce que tu es l'héroïne. Et dans les romans les héroïnes ne meurent pas, plaisanta-t-il.

Ce raisonnement étrange surprit la jeune fille; elle se pencha sur le chien.

– Pauvre Achille, il croyait que les hommes sont les meilleurs amis des chiens.

Elle creusa rapidement un trou et l'enterra. En guise d'épitaphe elle prononça simplement:

– Ci-gît un chien qui n'a pas vraiment participé à l'amélioration de son espèce… Bon voyage, Achille.

La fourmi volante continuait à voleter autour d'eux, bourdonnant avec un rien d'impatience. Cependant Julie voulait un peu reprendre ses esprits; elle se blottit contre David. Puis, s'apercevant de ce qu'elle faisait, elle se reprit et se dégagea.

– Il faut y aller, la fourmi volante semble s'énerver, remarqua le jeune homme.

Guidés par l'insecte, ils s'enfoncèrent encore plus profondément dans la sombre forêt.

182. ENCYCLOPEDIE

QUESTION D'ÉCHELLE: Les choses n'existent que de la façon dont on les perçoit à une certaine échelle. Le mathématicien Benoît Mandelbrot a fait plus qu'inventer les si merveilleuses images fractales, il a démontré que nous ne recevions que des visions parcellaires du monde qui nous entoure. Ainsi, si on mesure un chou-fleur, on obtiendra, par exemple, un diamètre de trente centimètres. Mais si on entreprend d'en suivre chaque circonvolution, la mesure sera multipliée par dix.

Même une table lisse, si on l'examine au microscope, se révélera une suite de montagnes qui, si l'on suit leurs dénivellations, en multiplieront la taille jusqu'à l'infini. Tout dépendra de l'échelle choisie pour examiner cette table. Vue à une certaine échelle, elle fera telle taille, et le double à une autre. Benoît Mandelbrot nous permet d'affirmer qu'il n'est pas, dans l'absolu, une seule information scientifique certaine, que l'attitude la plus juste, chez un honnête homme moderne, consiste à accepter en tout savoir une part énorme d'inexactitude, laquelle sera réduite par la génération suivante mais jamais complètement éliminée.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

183. LA GRANDE MARCHE

Dès l'aube, les préparatifs de départ accaparent la Nou-velle -Bel-o-kan tout entière. Partout dans la Cité, on ne parle que de la grande marche pacifique vers les Doigts.

Cette fois, ce n'est plus une seule fourmi mais toute une foule qui s'en va à la rencontre de la dimension supérieure, à la rencontre des Doigts… à la rencontre des dieux peut-être.

Dans la salle des soldates, chacune remplit sa poche à acide formique.

Tu crois vraiment que les Doigts existent?

Une guerrière secoue la tête, perplexe. Elle reconnaît n'être pas totalement convaincue mais elle émet que le seul moyen de le savoir, c'est précisément d'aller jusqu'au bout de cette marche. Si les Doigts n'existent pas, elles reviendront tout bonnement à la Nouvelle-Bel -o-kan continuer ce qu'elles ont commencé.

Plus loin, d'autres fourmis discutent avec encore plus d'acharnement.

Tu crois que les Doigts accepteront de nous considérer comme leurs égales?

L'autre se gratte la racine des antennes.

S'ils n'acceptent pas, ce sera la guerre et nous nous défendrons jusqu 'au bout.

À la surface, on prépare les escargots au voyage. Ces énormes pachydermes baveux sont décidément les meilleurs caravaniers possible. Ils sont peut-être lents mais ils sont tout terrain et si jamais les fourmis connaissent une période de disette, un seul d'entre eux suffira à en nourrir une multitude. Alors qu'on les couvre de bagages, ils bâillent, déployant leur vingt-cinq mille six cents petites dents.

On charge les escargots de très lourds fardeaux, de braises chaudes, de réserves de nourriture.

Autour de la Nouvelle-Bel -o-kan les pèlerins s'alignent.

Sur certains, on charge des œufs creux qui font office d'amphores pleines à ras bord d'hydromel. Les fourmis se sont en effet aperçues que, consommé à petites doses, cet alcool de miel permet de mieux résister au froid de la nuit et donne du courage dans les duels.

Sur d'autres escargots encore, on charge des fourmis-citernes, ces fameux insectes immobiles gavés de miellat au point que leur abdomen est cinquante fois plus volumineux que le reste de leur corps et distendu comme un ballon.

Il y a là suffisamment de nourriture pour tenir deux hibernations, s'exclame Prince 24e.

Princesse 103e répond qu'ayant traversé le désert, elle sait que manquer de nourriture peut suffire à anéantir la plus efficiente des expéditions et, comme elle n'est pas sûre que le trajet soit giboyeux sur tout son long, elle préfère prendre ses précautions.

Au-dessus des fourmis affairées aux préparatifs, de nouvelles escadrilles de guêpes et d'abeilles veillent à ce que nulle espèce ne profite des circonstances pour les attaquer.

7e installe sur son escargot-de-Part une longue feuille de chanvre avec laquelle elle a l'intention de réaliser une tapisserie qui racontera leur longue marche vers le pays des Doigts. Elle entrepose aussi quelques pigments pour colorier sa fresque: du pollen, du sang de coléoptère et de la poudre de sciure.

Le plus grand désordre règne devant la troisième entrée de la Nouvelle-Bel -o-kan où toute une foule s'organise et se regroupe par peuple, par caste, par laboratoire d'étude ou par escargot.

Les ouvrières de la caste des ingénieurs consolident les harnachements herbeux qui serviront à maintenir les cailloux remplis de braises. Ce n'est pas tellement qu'elles craignent de provoquer un incendie, elles ont surtout peur de perdre leurs braises. D'ailleurs, elles emportent aussi du petit bois sec pour les nourrir. Elles savent que le feu est un animal vorace.

Enfin, tout le monde est prêt et la température suffisamment chaude pour se mettre en marche. Une antenne se dresse.

En avant.

L'immense caravane d'au moins sept cent mille individus s'ébranle. Les fourmis éclaireuses sont aux premiers rangs, disposées en triangle. Elles se relaient à l'avant de la procession pour rester toujours l'antenne fraîche. C'est comme si la truffe de ce long animal était sans cesse renouvelée.

Derrière les éclaireuses se trouvent des soldates fourmis rousses de la caste des artilleuses. Si les éclaireuses donnent l'alerte, ces dernières se mettront automatiquement en position de tir. Vient ensuite le premier escargot. C'est un escargot de guerre avec son chargement de braise fumante. Plusieurs artilleuses sont prêtes à tirer du haut de ce promontoire mobile.

Puis viennent les troupes de soldates d'infanterie, prêtes à charger au pas de course. Ces soldates vont aussi chasser dans les alentours pour nourrir l'ensemble de la procession.

Derrière on trouve le deuxième escargot. Lui aussi est recouvert de braises fumantes et d'artilleuses.

Puis marchent plusieurs légions étrangères. Fourmis rouges, noires et jaunes pour l'essentiel.

Ce n'est que vers le centre de la procession qu'on trouve les ouvrières ingénieurs et les ouvrières artistes.

Princesse 103e et Prince 24e ont leur propre escargot de voyage, ce qui leur permet de ne pas trop s'épuiser en marchant.

Enfin, en queue de procession, on retrouve une légion d'artilleuses, et deux escargots de guerre prêts à défendre l'arrière de la troupe.

Des soldates courent sur les flancs, encourageant les marcheuses, contrôlant les zones suspectes, maintenant la cohésion de la marche. 5e et ses comparses surveillent les surveillants, guident les guides. Elles sont les véritables promoteurs de cette marche.

Toutes ont l'impression d'accomplir quelque chose de très important pour leur espèce. Sous la masse de cette troupe, le sol tremble, l'herbe ploie, même les arbres ne sont pas indifférents. Jamais, de mémoire d'arbre, on n'a vu autant de fourmis réunies pour cheminer ensemble dans la même direction. Jamais, d'ailleurs, On a vu des escargots se joindre aux fourmis pour porter des fumerolles.

Le soir, les insectes de la procession se réunissent dans un énorme bivouac à plat. Au centre, les braises rougeoyantes permettent de garder une activité alors que les fourmis de la périphérie sont endormies. Princesse 103e, debout sur quatre pattes, conte à l'énorme masse de ses compagnes ce qu'elle croit connaître des Doigts.

184. PHEROMONE ZOOLOGIQUE: TRAVAIL

Saliveuse: 10e.

TRAVAIL:

Les Doigts se sont d'abord battus pour manger.

Puis, quand ils ont tous eu assez à manger, ils se sont battus pour la liberté.

Quand ils ont eu la liberté, ils se sont battus pour se reposer le plus longtemps possible sans travailler.

Maintenant, grâce aux machines, les Doigts ont atteint cet objectif.

Ils restent chez eux à profiter de la nourriture, de la liberté et de l'absence de travail, mais au lieu de se dire: «La vie est belle, on peut passer ses journées à ne rien faire», ils se sentent malheureux et votent pour les chefs qui leur promettent de leur redonner du travail en résorbant le chômage.

Détail intéressant: en langage doigtesque français, le mot travail vient du latin tripalium, trépied, qui était l'un des plus douloureux supplices infligés aux esclaves.

On les pendait la tête en bas à un trépied et on leur donnait des coups de bâton.

185. LE SANCTUAIRE

Des buissons de ronces encerclaient une cuvette. Il y avait au centre une colline, elle-même surplombée d'une colline plus petite. Des oiseaux planaient en fredonnant des airs folkloriques. Les cyprès ondulaient en les écoutant.

Juchée sur un long rocher de grès, Julie marmonna:

– Il me semble que je reconnais ce décor.

Le décor la reconnut aussi. Elle se sentit épiée. Pas par les arbres, mais par le sol lui-même. Les deux collines étaient comme un œil avec une pupille protubérante dont les haies de ronces seraient les cils.

La fourmi volante ne les guida pourtant pas vers elles mais vers un fossé placé juste au-dessous du doigt de grès.

Julie s'avança. Cette fois, plus de doute. C'était ici qu'elle avait découvert l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.

– Si on descend là-dedans, on ne pourra plus jamais remonter, estima David.

La fourmi volante tournait autour d'eux, les pressant pourtant de sauter. Avec fatalisme, ils obéirent.

La jeune fille et le jeune homme s'écorchèrent les mains et le visage à des ronces, des acacias, du chiendent et des cirses. C'était vraiment la grande foire de tout ce qui se fait de mal famé dans le monde végétal. Quelques liserons apportaient une note fleurie dans ce milieu rude.

La fourmi volante les conduisit vers un trou. À quatre pattes, comme des taupes, ils s'enfoncèrent dans la terre.

La fourmi volante éclairait le tunnel de son œil phare. David suivait tant bien que mal, sans lâcher sa canne.

– Au fond, c'est une impasse. Je le sais puisque je suis déjà descendue ici, annonça Julie…

En effet, au bout, le tunnel était clos. La fourmi volante atterrit comme si elle en avait fini avec son travail de guide.

– Voilà, il n'y a plus qu'à refaire le chemin en sens inverse, soupira la jeune fille.

– Attends, cet insecte robot ne nous a sûrement pas fait venir jusqu'ici pour rien, dit David.

Il examinait l'endroit avec attention. Il tâtonna contre le mur et sentit sous sa main quelque chose de dur et froid. Il épousseta le sable et dégagea une plaque ronde de métal que la fourmi volante s'empressa d'éclairer. Sur le panneau métallique était gravée une énigme et encadré un clavier plat de type Digicode pour y répondre.

Ensemble, ils déchiffrèrent: «Comment faire avec six allumettes huit triangles équilatéraux de taille égale?»

De la géométrie maintenant. Julie se prit la tête dans les mains. Impossible d'y échapper, le système scolaire vous rattrapait partout.

– Cherchons. C'est l'énigme de la télé, dit David, qui aimait bien les énigmes et ne manquait que rarement «Piège à réflexion».

– Ah oui! eh bien, la bonne femme de la télévision, qui est tellement calée, elle ne l'a pas trouvée la solution. Alors, nous…

– Au moins, tant qu'on cherche, on est à l'abri, insista David.

Le jeune homme arracha une racine, à fleur de terre, la découpa en six morceaux et disposa ceux-ci en tous sens.

– Six allumettes et huit triangles… Ça doit être faisable.

Il joua longtemps avec les allumettes. Soudain il annonça:

– Ça y est, j’ai trouvé!

Il lui expliqua la solution. Il tapa le mot et, dans un feulement d'acier, la porte en métal s'ouvrit.

Derrière, il y avait une lumière et des gens.

186. PHEROMONE ZOOLOGIQUE: INSTINCT GRÉGAIRE

Saliveuse: 10e.

INSTINCT GRÉGAIRE:

Les Doigts sont des animaux très grégaires.

Ils supportent difficilement de vivre seuls.

Dès qu 'ils le peuvent, ils se regroupent en troupeaux.

L'un des endroits où leur rassemblement est des plus spectaculaires s'appelle «métro».

Là-dedans, ils sont capables de supporter ce qu 'aucun insecte au monde ne supporterait: ils se serrent les uns contre les autres, s'écrasent et se compressent jusqu 'à ne plus pouvoir bouger tant la foule est dense autour d'eux.

Le phénomène du métro pose problème: le Doigt dispose-t-il d'une intelligence individuelle ou est-il mû par des injonctions auditives ou visuelles qui l'obligent à ce genre de comportement grégaire?

187. C'ETAIT DONC EUX

Le premier visage que Julie aperçut fut celui de Ji-woong. Francine, Zoé, Paul et Léopold lui apparurent ensuite. Si l'on exceptait Narcisse, les «Fourmis» étaient au complet.

Leurs amis leur tendirent les bras et les soutinrent. Ils se serrèrent les uns contre les autres, trop contents de se retrouver. Ils embrassèrent Julie sur les joues qu'elle avait chaudes.

Ji-woong raconta leurs aventures. Sortis tant bien que mal, mais indemnes, des échauffourées du lycée, ils avaient voulu venger Narcisse et avaient poursuivi les Rats noirs dans les petites rues autour de la grande place mais ceux-ci étaient déjà loin. Les policiers s'étaient lancés à leurs trousses et ils s'étaient donné beaucoup de mal pour leur échapper. La forêt leur avait paru un bon refuge et, là, une fourmi volante était venue vers eux pour les conduire jusqu'ici.

Une porte s'ouvrit et une petite silhouette tassée s'encadra dans la lumière: un vieux monsieur à la longue barbe blanche qui ressemblait à un Père Noël.

– Ed… Edmond Wells? bégaya Julie.

Le vieillard secoua la tête.

– Edmond Wells est mort il y a trois ans déjà. Je suis Arthur Ramirez. Pour vous servir.

– C'est M. Ramirez qui nous a dépêché des robots fourmis volantes pour nous guider ici, affirma Francine.

La jeune fille aux yeux gris clair considéra un instant leur sauveur.

– Vous connaissiez Edmond Wells? interrogeat-elle.

– Ni plus ni moins que vous. Je le connais uniquement par les textes qu'il nous a laissés. Mais, somme toute, lire quelqu'un n'est-il pas la meilleure méthode pour le connaître?

Il expliqua que ce lieu existait grâce à l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu d'Edmond Wells. C'était une habitude d'Edmond Wells, faire des souterrains et des portes qui s'ouvrent avec des énigmes à base d'allumettes et de triangles. Edmond Wells aimait bien creuser des tanières et y cacher des secrets et des trésors.

– Je crois qu'au fond, c'était un grand enfant, dit le vieil homme malicieusement.

– C'est lui qui avait placé le livre au fond du tunnel?

– Non, c'est moi. Edmond avait l'habitude de créer des parcours pour accéder à ses antres. Par respect pour son œuvre, je l'ai imité. Lorsque j'ai découvert le troisième volume de l'Encyclopédie, j'en ai d'abord photocopié les pages puis j'ai déposé l'original à l'entrée de ma tanière. J'étais convaincu que jamais personne ne le trouverait et puis, un jour, j'ai constaté qu'il avait disparu. C'était vous, Julie, qui l'aviez déniché. C'était donc à vous de prendre le relais.

Ils étaient dans une sorte d'étroit vestibule.

– Il y avait un mini-émetteur dans la valise. Je n'ai pas eu de mal à vous identifier. Dès lors, mes fourmis espionnes ne vous ont plus quittée, vous surveillant sans cesse de près ou de loin. Je voulais voir ce que vous feriez avec le savoir de l'Encyclopédie d'Edmond Wells.

– Ah, c'est pour cela qu'une fourmi est venue se poser sur ma main lors du discours du premier jour!

Arthur sourit avec bienveillance.

– Votre interprétation de la pensée d'Edmond Wells est ma foi assez «piquante». Ici, grâce aux fourmis volantes espionnes, on disposait de toutes les images de votre «Révolution des fourmis».

– Heureusement, car si vous aviez dû attendre que les journalistes en parlent à la télé! dit David désabusé.

– On suivait cela comme un feuilleton. Avec mes petites fourmis espionnes téléguidées, on repère ce qui n'attire pas l'attention des médias.

– Mais vous, qui êtes-vous?

Arthur narra son histoire.

Il avait été jadis spécialiste en robotique. Il avait imaginé pour l'armée des loups robots de guerre téléguidés. Ces machines permettaient aux pays riches soucieux d'économiser leurs propres vies humaines de faire la guerre aux pays pauvres surpeuplés, lesquels envoyaient volontiers à la mort leurs surplus de bouches à nourrir. Il avait constaté cependant que les soldats chargés de manier les loups étaient pris de frénésie et tuaient à tour de bras comme s'ils se croyaient dans un jeu vidéo. Écœuré, il avait démissionné et ouvert un magasin de jouets: «Chez Arthur, le Roi des Jouets». Ses talents de roboticien lui avaient permis d'inventer des poupées parlantes qui réconfortaient les enfants mieux que de vrais parents. C'étaient des mini-robots, munis d'une voix synthétique et d'un programme informatique adaptant leurs réponses au discours de l'enfant. Il avait pensé, avec ses peluches rassurantes, que toute une génération grandirait moins stressée que les précédentes.

– La guerre, c'est essentiellement une histoire de gens mal éduqués. J'espère que mes petites peluches participent déjà à un début d'éducation correcte.

Un jour, un colis lui était parvenu par erreur, le postier s'était sans doute trompé dans son circuit de distribution. Or, il contenait le second volume de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et était destiné à Laetitia Wells, la fille unique du professeur; un message précisait que ce serait là son seul héritage. Arthur et Juliette, son épouse, avaient immédiatement pensé lui faire suivre l'ouvrage, mais leur curiosité avait été la plus forte. Ils l'avaient d'abord feuilleté. Le livre parlait de fourmis, certes, mais aussi de sociologie, de philosophie, de biologie et surtout de compréhension entre différentes civilisations et de la place de l'homme dans le temps et dans l'espace.

Passionné par les propos d'Edmond Wells, Arthur s'était lancé dans la fabrication de la fameuse machine à traduire le langage olfactif fourmi en langage parlé humain, dite «Pierre de Rosette». Il était ainsi parvenu à dialoguer avec des insectes et, plus particulièrement, avec une fourmi très évoluée nommée 103e.

Ensuite, aidé de Laetitia Wells, la fille du savant, d'un policier qui s'appelait Jacques Méliès, ainsi que du ministre de la Recherche de l'époque, Raphaël Hisaud, il avait contacté le président de la République pour tenter de le convaincre d'ouvrir une ambassade formico-humaine.

– C'est donc vous qui avez envoyé la lettre d'Edmond Wells? interrogea Julie.

– Oui. Je n'ai fait que la recopier. Elle se trouvait déjà dans l'Encyclopédie.

La jeune fille aux yeux gris clair savait le peu de crédit qui avait été accordé à sa missive, mais elle s'abstint de lui signaler que son envoi constituait désormais un sujet de plaisanterie lors des réceptions mondaines en l'honneur de plénipotentiaires étrangers.

Arthur admit que le Président ne lui avait jamais répondu et que le ministre qui avait soutenu son projet avait été contraint à la démission. Dès lors, il avait voué tout ce qu'il lui restait d'énergie à relever ce défi: l'inauguration d'une ambassade formico-humaine qui permettrait enfin aux deux civilisations de coopérer pour le bien de tous.

– C'est vous aussi qui avez construit ce terrier-ci? demanda Julie pour changer de sujet.

Il acquiesça en précisant que s'ils étaient venus, ne serait-ce qu'une semaine plus tôt, ils auraient constaté que, de l'extérieur, l'endroit ressemblait davantage à une pyramide.

La pièce où avaient débouché Julie et David n'était qu'un vestibule. Plus loin, une porte ouvrait sur une pièce plus large. C'était une grande salle ronde avec, au centre, flottant à trois mètres de haut, une sphère de lumière d'environ cinquante centimètres de diamètre. L'éclairage provenait d'une fine colonne de verre grimpant jusqu'au sommet du plafond pointu, et qui apportait à l'intérieur de la pyramide l'éclat naturel du jour.

Autour, disposés en cercle, il y avait des modules de laboratoire où s'empilaient des machines complexes, des ordinateurs, des bureaux.

– Les engins de la grande salle sont des machines communes qui peuvent se connecter entre elles. Les portes que vous voyez ici et là donnent sur des laboratoires où mes amis travaillent à des projets exigeant plus de tranquillité.

Arthur désigna de la main une coursive, au-dessus d'eux, elle aussi truffée de portes.

– Il y a en tout trois étages. Au premier, on travaille, on effectue des expériences, on teste des projets. Au second, on vit en commun, on se repose. C'est là que se trouvent les salles à manger et celles consacrées aux loisirs ainsi que les réserves alimentaires. Au troisième, enfin, sont installés les dortoirs.

Plusieurs personnes sortirent des laboratoires pour venir se présenter aux «révolutionnaires des fourmis». Il y avait là Jonathan Wells, le neveu d'Edmond, ainsi que son épouse Lucie, leur fils Nicolas et Grand-Mère Augusta Wells. Il y avait aussi le Pr Rosenfeld, le chercheur Jason Bragel ainsi que les policiers et les pompiers qui s'étaient ancés à leur recherchel.

Ils se présentèrent comme les «gens du premier volume» de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.

Laetitia Wells, Jacques Méliès et Raphaël Hisaud, tout comme Arthur Ramirez d'ailleurs, étaient pour leur part «ceux du deuxi'me volume2». Il y avait vingt et une personnes dans les lieux, auxquelles venaient s'ajouter Julie et ses six am's.

– Pour nous, vous êtes les «gens du troisième volume», déclara Augusta Wells.

Jonathan Wells expliqua qu'après le désintérêt suscité par leur proposition d'une ambassade formico-humaine, les gens des premier et deuxième volumes avaient décidé de s'isoler du monde en restant ensemble, afin de préparer les conditions de l'indispensable rencontre. Dans la plus grande discrétion, choisissant un endroit particulièrement touffu de la forêt, ils avaient érigé une pyramide de vingt mètres de haut. Dix-sept mètres étaient enfouis sous terre et trois mètres dépassaient du sol, un peu comme un iceberg dont seule la pointe émergerait. Voilà qui expliquait que l'endroit soit si grand pour une pyramide si petite. Afin de camoufler la partie exposée, ils l'avaient recouverte de plaques de miroir.

Dans ce refuge essentiellement souterrain, ils pouvaient se livrer tranquillement à leurs recherches, perfectionner les moyens de communication avec les myrmécéennes et fabriquer ces fourmis volantes téléguidées qui protégeaient la pyramide des gêneurs.

En hiver, pourtant, l'inévitable chute des feuilles avait dévoilé la pyramide. Ses habitants avaient attendu avec impatience le printemps et la repousse mais ils n'étaient pas arrivés assez vite pour préserver l'édifice de la curiosité du père de Julie.

– C'est vous qui l'avez tué?

Arthur baissa les yeux.

– C'est un regrettable accident. Je n'avais pas encore eu l'occasion de tester les dards-seringues à effet somnifère de mes fourmis volantes. Quand votre père s'est approché, j'ai craint qu'il ne révèle aux autorités l'existence de notre bâtiment. Je me suis affolé. J'ai lancé sur lui un de mes insectes téléguidés qui lui a inoculé un anesthésiant.

Le vieil* homme soupira et caressa sa barbe blanche.

– Il s'agissait d'un anesthésiant couramment utilisé en chirurgie et je ne pensais pas qu'il puisse être mortel. Je voulais juste endormir ce promeneur qui s'intéressait trop à nous. J'ai dû commettre une erreur de dosage.

Julie hocha la tête.

– Ce n'est pas cela. Vous l'ignoriez; mon père était allergique aux anesthésiants contenant de l'éthylchlorène.

Arthur était surpris que la jeune fille ne lui en veuille pas davantage.

Il reprit son récit. Les habitants de la pyramide avaient installé des caméras vidéo dans les arbres avoisinants. Ils avaient ainsi vu que le badaud trop curieux était mort. Avant qu'ils n'aient pu sortir pour éloigner le cadavre, le chien avait alerté un autre promeneur qui lui-même avait prévenu la police.

Quelques jours plus tard, un policier était venu rôder autour de l'édifice. Il avait réussi à se débarrasser des fourmis volantes en les écrasant de sa semelle et avait rameuté une équipe d'artificiers pour dynamiter les parois.

– En fin de compte, c'est vous qui nous avez sauvés avec votre «Révolution des fourmis», annonça Jonathan Wells. Ce n'était plus qu'une question de secondes quand vous avez créé la diversion qui a éloigné le policier.

Normalement, les gens de la pyramide forestière auraient dû profiter de ce répit pour déménager. Mais il y avait trop de matériel lourd installé.

– C'est en nous branchant sur votre serveur «Révolution des fourmis» que nous avons trouvé la solution, expliqua Laetitia Wells. Une maison incluse dans une colline, quelle formidable idée de camouflage!

– Nous n'avions pas besoin de creuser la maison dans la colline, il nous suffisait de transformer notre pyramide en colline en la recouvrant de sable.

Ji-woong intervint:

– C'était une idée de Léopold mais, en fait, elle est très ancienne. Dans mon pays, la Corée, au premier siècle après J.-C, les rois de la civilisation de Paikche avaient construit des tombes géantes pyramidales à la manière des pharaons égyptiens. Comme tout le monde savait qu'elles recelaient les richesses et les bijoux des défunts, elles étaient régulièrement pillées. Alors, les souverains et leurs architectes ont imaginé de les recouvrir de terre afin de les dissimuler. Ainsi, les tombes se confondaient avec les collines et il aurait fallu aux éventuels pillards creuser toutes les collines du pays pour mettre la main sur les trésors funéraires.

– Nous avons donc profité de ce que la police était occupée au lycée pour recouvrir notre pyramide de terre. En quatre jours, tout était terminé, conclut Laetitia.

– Vous avez fait ça à la main?

– Non. Arthur, notre bricoleur de service, a fabriqué des taupes robots capables de travailler très vite et de nuit.

– J'ai placé ensuite un arbre creux contenant une colonne de verre au sommet afin que nous bénéficiions de la lumière du jour par la pointe; Lucie et Laetitia ont décoré notre colline d'arbustes arrachés et replantés afin de donner à l'ensemble un aspect sauvage.

– Ce n'est pas facile de disposer des arbres de façon totalement anarchique. Naturellement, on a tendance à les aligner, dit Laetitia. Mais nous y sommes parvenues. À présent, nous vivons sous terre, dans notre «nid», à l'abri du monde.

– Chez nous, les Navajos, intervint Léopold, on prétend que la terre protège de tous les dangers. Lorsque quelqu'un tombe malade, on l'enfouit dans la terre jusqu'au cou, en laissant seulement dépasser la tête. La terre est notre mère et il est normal qu'elle nous protège et nous guérisse.

Arthur demeurait quand même perplexe.

– Espérons que lorsque ce policier fouineur reviendra, il ne déjouera pas notre stratagème…

Le vieil homme poursuivit sa visite guidée du «nid». L'électricité parvenait dans la pyramide au moyen de centaines de feuilles artificielles équipées de cellules photoélectriques, placées au faîte des arbres surmontant la colline et en tout point semblables aux vraies, nervures comprises. Ainsi, ils disposaient d'une énergie suffisante pour faire fonctionner toutes leurs machines.

– Quand il fait nuit, vous n'avez plus d'électricité?

– Si, car nous avons aussi installé de gros condensateurs qui la stockent.

– Vous disposez d'eau douce? demanda David.

– Oui, il y a une rivière souterraine à proximité. Il n'a pas été difficile de la canaliser jusqu'ici.

– De même, nous avons élaboré un réseau de tuyauteries pour assurer la bonne aération du bâtiment, dit Jonathan Wells.

– Enfin, nous avons mis en place notre propre agriculture à base de champignons qui nous permet des récoltes en sous-sol.

Plus loin, Arthur Ramirez leur présenta son laboratoire. Dans un aquarium de deux mètres de long, des fourmis couraient sur des mottes de terre.

– Nous les appelons nos «lutins», les informa Laetitia. Après tout, les fourmis sont les vrais lutins des forêts.

De nouveau, Julie eut l'impression de se retrouver en plein conte de fées. Elle était Blanche-Neige en compagnie de ses Nains. Les fourmis étaient des lutins et ce monsieur à barbe blanche avec ses fantastiques trouvailles, un vrai Merlin l'Enchanteur.

Arthur leur montra des fourmis affairées à manipuler de minuscules rouages métalliques et des composants électroniques.

– Elles sont très débrouillardes, regardez.

Julie n'en revenait pas. Les fourmis se passaient des pièces dont certaines étaient si minuscules que même un horloger armé d'une loupe ne les aurait peut-être pas distinguées parfaitement.

– Il a fallu les initier à nos technologies avant de pouvoir les utiliser, précisa Arthur. Après tout, même quand on installe une usine dans le tiers monde, on est bien obligé d'avoir recours à des instructeurs.

– Pour les travaux de l'infiniment petit, elles sont plus précises que nos meilleurs ouvriers, souligna Laetitia. Ce sont elles, et elles seules, qui parviennent à fabriquer nos fourmis volantes robots. Aucun homme ne réussirait à manipuler des rouages à ce point miniaturisés.

Armée d'une loupe, Julie observa les insectes en train d'œuvrer à l'élaboration d'une fourmi robot volante avec des outils à leur taille. Les minuscules techniciennes étaient autour de l'engin comme des ingénieurs en aéronautique autour d'un avion de chasse. En agitant nerveusement leurs antennes, elles se passaient de patte à patte une aile que deux d'entre elles emboîtèrent et fixèrent avec de la glu.

À l'avant, d'autres fourmis implantaient deux ampoules en guise d'yeux. À l'arrière, d'autres encore chargeaient le réservoir à venin d'un liquide jaune transparent. Une troisième équipe se transmit une pile qu'elle introduisit au niveau du thorax.

Les minuscules ingénieurs fourmis vérifièrent ensuite le bon fonctionnement de l'ensemble en déclenchant un œil-phare, puis l'autre. Elles mirent le contact et les ailes s'agitèrent à différentes vitesses.

– Impressionnant, fit David.

– De la simple microrobotique, répondit Arthur. Si nous étions moins malhabiles de nos dix doigts, nous y parviendrions de même.

– Tout cela a dû vous coûter très cher, remarqua Francine. Où avez-vous trouvé l'argent pour construire la pyramide et toutes ces machines?

– Hum, quand j'étais ministre de la Recherche, dit Raphaël Hisaud, je me suis aperçu que beaucoup d'argent était gaspillé pour étudier des choses inutiles. Notamment les extraterrestres. Le président de la République, entiché de ce thème, avait lancé un programme fort onéreux de type SETI (Search for ExtraTerrestrial Intelligence). Je n'ai eu aucune difficulté à détourner certaines sommes avant de démissionner. Car il est plus probable que nous arrivions à communiquer avec les infraterrestres qu'avec les extraterrestres. Les fourmis, au moins, on est sûrs qu'elles existent, tout le monde a pu le constater.

– Vous voulez dire que tout ça a été construit avec l'argent du contribuable?

Le ministre eut une mimique exprimant que ce n'était qu'un minuscule gaspillage par rapport à tous ceux qu'il avait eu l'occasion de constater lors de son mandat.

– Et il y a aussi, pour une moindre partie, l'argent de Juliette, ajouta Arthur. Ma femme, Juliette Ramirez, est restée hors du nid. Elle sert de porte-avions à nos fourmis volantes en ville et elle joue à «Piège à réflexion». Je vous assure que les jeux télévisés, ça rapporte.

– En ce moment, elle a plutôt du mal, non? signala David, se souvenant que l'énigme que Mme Ramirez avait tant de difficulté à trouver était précisément celle gravée sur la porte d'entrée.

– N'ayez.crainte, dit Laetitia, ce jeu est truqué. C'est nous qui envoyons les énigmes. Juliette connaît à l'avance toutes les réponses. Elle n'a plus qu'à faire grimper la cagnotte à chaque émission pour que cela nous rapporte un maximum.

Julie contemplait, admirative, ce que ces gens appelaient leur «nid». Peut-être parce qu'ils étaient installés ici depuis déjà un an, ils déployaient une ingéniosité que la Révolution des fourmis n'avait, elle, pas pu atteindre.

– Reposez-vous dans les loges. Je vous montrerai demain les autres merveilles de nos laboratoires.

Arthur, vous êtes vraiment sûr de ne pas être le professeur Edmond Wells? demanda Julie.

L'homme éclata d'un rire qui se transforma vite en une quinte de toux.

– Il ne faut pas que je rie, c'est mauvais pour ma santé. Non, non, non, hélas, je vous assure que je ne suis pas Edmond Wells. Je ne suis qu'un vieillard malade qui s'est réfugié dans une cahute avec ses amis afin de travailler sereinement à une œuvre qui l'amuse.

Il les conduisit ensuite vers leurs quartiers.

– Nous avons prévu ici une trentaine de loges, sortes de petites chambres à l'intention des «gens du troisième volume». Nous ignorions combien vous seriez lorsque vous nous rejoindriez. Il y a donc largement de la place pour vous sept.

Francme sortit Jimmy le grillon et l'installa sur une commode. Elle avait réussi à le récupérer de justesse lors de l'assaut des forces de l'ordre.

– Le pauvre, si on ne l'avait pas tiré de là, il aurait terminé lamentablement sa carrière de chanteur dans une cage pour divertir les enfants.

Chacun aménagea sa pièce avant de dîner. Ils se rendirent ensuite dans la salle de télévision où se trouvait déjà Jacques Méliès.

– Jacques est accro à la télévision. C'est sa drogue et il n'arrive pas à s'empêcher de la regarder, dit Laetitia Wells, moqueuse. Il met parfois le son un peu fort, alors on l'engueule. Ce n'est pas facile de vivre en communauté dans un endroit exigu. Mais, depuis peu, il a isolé phoniquement sa salle de télévision avec des mousses et ça va mieux.

Jacques Méliès monta précisément le son car c'était l'heure des actualités. Tous se groupèrent pour regarder ce qui se passait dans le monde extérieur. Après avoir parlé de la guerre au Moyen-Orient, de la montée du chômage, le présentateur abordait enfin la Révolution des fourmis. Il annonça que la police était toujours à la recherche des meneurs. L'invité principal de ce journal était le journaliste Marcel Vaugirard qui prétendait être le dernier à les avoir interviewés.

– Encore lui! s'indigna Francine.

– Rappelez-vous sa devise…

Ils dirent tous les sept en cœur:

«Moins on en sait, mieux on en parle.» En effet, le journaliste ne devait vraiment rien savoir de leur révolution car il était intarissable. Il prétendait être le seul confident de Julie, qui lui aurait révélé sa volonté de renverser le monde grâce à la musique et aux réseaux d'ordinateurs. Enfin, le présentateur reprit le micro et déclara que l'état de l'unique interpellé, Narcisse, était en légère amélioration. Il était sorti du coma.

Tous furent soulagés.

– T'en fais pas, Narcisse. On te sortira de là! s'écria Paul.

Puis un reportage montra la détérioration du lycée après son occupation par les «vandales» de la Révolution des fourmis.

– Mais on n'a rien détérioré du tout, pesta Zoé.

– Les Rats noirs sont peut-être revenus pour tout casser, une fois le lycée évacué.

– À moins que la police ne s'en soit elle-même chargée pour vous discréditer, dit Jacques Méliès, l'ancien commissaire.

Leurs sept portraits apparurent de nouveau sur l'écran.

– N'ayez crainte, ici, sous la terre, personne ne pensera à venir vous chercher, signala Arthur.

Et il se mit à rire. Rire qui se transforma en une nouvelle quinte de toux.

Il expliqua que c'était son cancer. Il avait fait des études pour lutter contre sa maladie, mais sans résultat.

– Vous avez peur de mourir? demanda Julie.

– Non. La seule chose dont j'aie peur est de mourir sans avoir accompli ce pour quoi je suis né. (Il toussa.) On a tous une mission, aussi infime soit-elle et, si on ne l'accomplit pas, on a vécu pour rien. C'est du gaspillage d'humanité.

Il rit et toussa encore.

– Mais ne vous en faites pas, j'ai beaucoup de ressources. Et puis… je ne vous ai pas tout montré. J'ai encore un grand secret caché…

Lucie lui apporta sa trousse à pharmacie. Elle lui donna de la gelée royale d'abeilles tandis que le vieillard s'injectait de la morphine pour ne pas souffrir vainement. Les gens du nid le portèrent ensuite jusqu'à sa loge pour qu'il se repose. Le journal télévisé s'achevait sur une interview de la célèbre chanteuse Alexandrine.

188. TELEVISION

Le présentateur:

– Bonjour, Alexandrine, et merci de vous être déplacée jusqu'à notre studio. Nous savons comme votre temps est précieux. Alexandrine, votre dernière chanson, «Amour de ma vie», est déjà sur toutes les lèvres. Comment l'expliquez-vous?

La vedette:

– Je pense que les jeunes se reconnaissent dans le message de mes chansons.

Le présentateur:

– Pouvez-vous nous parler de votre nouvel album, déjà premier en tête de toutes les listesde vente.

– Mais certainement! Amour de ma vie est mon premier album engagé. Il contient un profond message politique.

Le présentateur:

– Ah bon! Et lequel, Alexandrine?

La vedette:

– L'amour.

Le présentateur:

– L'amour? C'est génial. C'est même, comment dire? Révolutionnaire!

La vedette:

– Je compte d'ailleurs adresser une pétition au président de la République pour que tout le monde puisse vivre dans l'amour. S'il le faut, j'organiserai un sit-in devant l'Elysée et je propose qu'on prenne ma chanson, «Amour de ma vie», pour hymne. Beaucoup de jeunes m'écrivent qu'ils sont prêts à manifester dans la rue et à faire une révolution en ce sens. J'en ai déjà trouvé le titre. Ce sera la «Révolution de l'amour».

Le présentateur:

– En tout cas, je rappelle que votre dernier album, Amour de ma vie justement, est déjà dans les rayons de tous les bons magasins de disques, au prix modique de deux cents francs. Parrainé par notre chaîne, le clip sera diffusé toutes les heures avant le générique de nos émissions de vacances et, puisque nous en sommes aux départs de vacances, comment cela se passe-t-il sur les routes, Daniel?

– Bonjour, François. Ici, au P.C. de Rosny-sous-Bois, nous n'avons pas eu la chance de recevoir la sculpturale Alexandrine dans nos studios mais nous pouvons vous dresser un premier bilan des bouchons sur les routes de France, en ce premier jour des vacances de Pâques.

Vues des hélicoptères, des voitures s'alignèrent à l'infini sur l'écran, immobilisées sur plusieurs kilomètres. Des accidents et des carambolages avaient déjà provoqué des dizaines de victimes, commenta sobrement le journaliste, ce qui n'avait en rien dissuadé la foule de se précipiter sur les routes pour jouir de ses congés payés.

189. ENCYCLOPEDIE

COURAGE DES SAUMONS: Dès leur naissance, les saumons savent qu'ils ont un long périple à accomplir. Ils quittent leur ruisseau natal et descendent jusqu'à océan. Arrivés à la mer, ces poissons d'eau douce tempérée modifient leur respiration afin de supporter l'eau froide salée. Ils se gavent de nourriture pour renforcer leurs muscles. Puis, comme répondant à un mystérieux appel, les saumons décident de revenir. Ils parcourent l'océan, retrouvent l'em bouchure du fleuve qui mène à la rivière qui mène au ruisseau où ils sont nés.

Comment se repèrent-ils dans l'océan? Nul ne le sait. Les saumons sont sans doute dotés d'un odorat très fin leur permettant de détecter dans l'eau de mer le goût d'une molécule issue de leur eau douce natale, à moins qu'ils ne se repèrent dans l'espace à l'aide des champs magnétiques terrestres. Cette seconde hypothèse semble cependant moins probable car on a constaté au Canada que les saumons se trompent de rivière quand celle-ci est devenue trop polluée.

Lorsqu'ils croient avoir retrouvé leur cours d'eau d'origine, les saumons entreprennent de le remonter jusqu'à sa source. L'épreuve est terrible. Pendant plusieurs semaines, ils vont lutter contre de violents courants inverses, sauter pour affronter les cascades (un saumon est capable de sauter jusqu'à trois mètres de haut), résister aux attaques des prédateurs: brochets, loutres, ours ou humains pêcheurs. Ce sera l'hécatombe. Parfois, des saumons se retrouvent bloqués par des barrages construits après leur départ. La plupart des saumons mourront en route. Les rescapés qui parviendront enfin dans leur rivière d'origine la transformeront en lac d'amour. Tout épuisés et amaigris, ils s'ébattront pour se reproduire avec les saumonés survivantes dans la frayère. Leur dernière énergie leur servira à défendre leurs œufs. Puis, lorsque de ceux-ci sortiront de petits saumons prêts à renouveler l'aventure, les parents se laisseront mourir.

Il arrive que certains saumons conservent suffisamment de forces pour revenir vivants dans l'océan et entamer une seconde fois le grand voyage.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

190. FIN DE LA PREMIÈRE ÉNIGME

Dans sa Jeep stationnée en pleine forêt, Maximilien tira de la boîte à gants un sandwich au saumon fumé dont il se délecta avec quelques gouttes de citron et un rien de crème fraîche.

Autour de lui, des policiers bavardaient dans leurs tal-kies-walkies. Maximilien consulta sa montre et s'empressa d'appuyer sur le bouton de sa petite télévision fonctionnant sur l'allume-cigares.

– Bravo, madame Ramirez, vous avez découvert la solution!

Applaudissements.

– C'était bien plus simple que je ne le pensais. Former huit triangles avec seulement six allumettes, cela m'a paru vraiment impossible. Et pourtant… Vous aviez raison, il suffisait de réfléchir.

Maximilien enragea. À quelques secondes près, il avait raté la solution de l'énigme des triangles équilatéraux de taille égale.

– Bien, madame Ramirez, passons maintenant à l'énigme suivante. Je vous préviens, elle est un peu plus épineuse que la précédente. En voici l'énoncé. «J'apparais au début de la nuit et à la fin du matin. On peut m'apercevoir deux fois dans l'année et on me distingue très bien en regardant la lune. Qui suis-je?»

Maximilien nota machinalement sur son calepin les données du problème. Il aimait bien avoir une énigme en suspens dans sa tête.

Un policier interrompit sa rêverie en frappant à sa portière.

– Ça y est, chef. On a retrouvé leur trace.

191. ILS SONT DES MILLIONS

Leurs pattes gravent la terre. La grande marche ne cesse d'attirer du monde. Ils sont maintenant des millions d'insectes à avancer en direction du pays des Doigts. Longtemps, les fourmis cheminent sur des contreforts rocailleux et les anneaux d'écorce de racines affleurantes.

Princesse 103e perçoit l'immense esprit collectif de leur troupe s'épanouir comme un animal conscient de gagner en influence et pourtant anxieux de découvrir ce qu'il trouvera en face.

C'est un rendez-vous et, pour ce rendez-vous, les fourmis savent qu'elles se doivent d'être au zénith de leurs talents.

Toutes éprouvent la sensation de participer aux minutes les plus grandioses de la planète. Dans leur longue existence, les fourmis ont certes déjà connu de grands moments planétaires. Il y a eu la mort des dinosaures, mais cela a été confus et dispersé dans l'espace. Il y a eu la défaite des termites, mais cela a été long et laborieux. Maintenant, il y a le rendez-vous avec les Doigts.

Le dernier «grand rendez-vous».

Avec leurs braises orange qui fument, les escargots donnent à l'interminable procession la forme d'un serpent fait d'un pointillé de lumières. Autour des coquilles qui lentement glissent, les ombres des petites fourmis s'étalent dans les herbes.

Bien installée au faîte d'un escargot qui se dandine mais qui bave abondamment, 7e entame sa fresque de la longue marche vers les Doigts. Elle mouille sa griffe de salive puis la trempe dans des pigments avant de dessiner des motifs sur la grande feuille qui lui sert de support. Pour l'instant, elle se contente d'accumuler des esquisses de fourmis pour donner une impression de foule.

192. LES TROIS ENFIN REUNIS

La première nuit dans la pyramide fut fort agréable. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être la forme de leur nid, peut-être la protection de la couche de terre sur le toit, pour la première fois depuis longtemps, Julie s'endormit presque sans peur.

Au matin, elle prit son petit déjeuner dans la salle à manger commune, puis elle se promena dans la pyramide. Elle découvrit dans la bibliothèque, posés sur une grande table, deux livres semblables au sien. Elle contempla les premier et deuxième tomes de l'Encyclopédie, alla chercher le troisième dans son sac à dos et revint le placer à côté des autres.

Les trois volumes étaient enfin réunis.

Il était étrange de penser que toute leur aventure avait été déterminée par un homme qui, rien qu'en ayant écrit trois livres, parvenait à influencer ceux qui lui survivaient.

Arthur Ramirez vint la rejoindre.

– J'étais sûr de vous trouver ici.

– Pourquoi a-t-il rédigé trois volumes? Pourquoi n'en a-t-il pas fait qu'un seul? demanda Julie.

Arthur s'assit.

– Chacun des livres est consacré aux rapports avec une civilisation ou un mode de pensée différents. Ils représentent les trois pas vers la compréhension de l'Autre. Premier livre, première étape: la découverte de l'existence de l'Autre et le premier contact. Deuxième livre, deuxième étape: la confrontation avec l'Autre. Troisième livre, troisième étape: si la confrontation s'est achevée sans victoire ni défaite de part et d'autre, alors il est naturellement temps de passer à la coopération avec l'Autre.

Il empila les trois volumes.

– Contact. Confrontation. Coopération: la trilogie est close, la rencontre avec l'Autre est complète. 1 + 1 = 3…

Julie ouvrit le deuxième volume.

– Vous disiez que vous aviez construit la «Pierre de Rosette», la machine à parler avec les fourmis, c'est vrai?

Arthur acquiesça.

– Vous pouvez nous la montrer?

Arthur hésita puis accepta. Julie appela ses amis. Le vieillard les guida vers une pièce où des lumières tamisées éclairaient des aquariums remplis de fleurs, de plantes ou de champignons. Il y avait aussi tout un assemblage que Julie reconnut comme étant celui de la «Pierre de Rosette», telle qu'elle était décrite par l'Encyclopédie.

Arthur alluma un ordinateur qui ronronna doucement.

– C'est l'ordinateur à «architecture démocratique» dont parle l'Encyclopédie? demanda Francine.

Arthur approuva, content d'avoir affaire à des connaisseurs. Julie reconnut le spectromètre de masse et le chro-matographe. Au lieu de les brancher à la suite comme elle l'avait fait, Arthur les branchait en parallèle, si bien que l'analyse et la synthèse des molécules s'opéraient simultanément. Julie comprit pourquoi son propre prototype n'avait pas fonctionné.

Il régla différentes manettes sur des tuyaux.

Les préparatifs terminés, Arthur se saisit délicatement d'une fourmi et la déposa dans une boîte de verre transparente contenant une fourche en plastique. L'insecte plaça d'instinct ses antennes contre les antennes artificielles. Dans un micro, Arthur articula soigneusement:

– Dialogue souhaité entre humain et fourmi.

Il dut répéter plusieurs fois la phrase en réglant quelques molettes. Les fioles de parfum libérèrent les gaz qui serviraient de phéromones émettrices. Ils se rejoignirent avant d'être propulsés jusqu'aux antennes artificielles. Il se produisit un grésillement dans les baffles et la voix synthétique de l'ordinateur consentit enfin à répondre en langage auditif:

– Dialogue accepté.

– Bonjour, fourmi 6 142e. J'ai ici des gens de mon peuple qui veulent t'écouter parler.

Arthur effectua d'autres réglages pour améliorer la réception.

Quels gens? demanda fourmi 6 142e.

– Des amis qui ne savent pas que nous sommes capables de dialoguer.

Quels amis?

– Des invités.

Quels invités?

– Des…

Arthur commençait à perdre patience. Il reconnut cependant qu'il était généralement très difficile de dialoguer avec les insectes. Ce n'était pas la technique qui posait problème, non, on arrivait désormais à dialoguer des deux côtés, c'était plutôt sur le sens qu'on ne s'entendait pas.

– Même si l'on parvient à parler à un animal, il n'est pas dit qu'on comprenne son propos. Les fourmis n'ont pas la même perception du monde que nous et il faut toujours tout redéfinir et décomposer jusqu'à sa plus simple expression. Rien que pour faire comprendre le mot «table», il faut expliquer «support plat en bois, équipé de quatre pieds et utilisé pour manger». Nous utilisons, entre nous humains, une masse énorme de sous-entendus et c'est en s'adressant à une autre espèce intelligente qu'on s'aperçoit qu'on ne sait plus parler clairement.

Arthur précisa encore que cette 6 142e n'était pas à mettre au rang des plus stupides parmi les fourmis. Certaines ne faisaient qu'émettre des «au secours» dès qu'il les plaçait dans la boîte à dialoguer.

– Cela dépend des individus.

Le vieil homme évoqua avec nostalgie 103e, une fourmi extraordinairement douée qu'il avait connue jadis. Non seulement elle entretenait des conversations avec un grand sens de la repartie mais elle parvenait à saisir certains concepts abstraits typiquement humains.

– 103e, c'était le Marco Polo fourmi. Mais plus encore que cet explorateur elle avait une ouverture d'esprit incroyable. Sa curiosité était insatiable et elle n'entretenait presque aucun a priori sur nous, se souvint Jonathan Wells.

– Et savez-vous comment elle nous appelait? soupira Arthur. Les «Doigts». Parce que les fourmis ne nous voient pas en entier. Tout ce qu'elles distinguent des humains, c'est le doigt qui fonce vers elles pour les écraser.

– Quelle image elles doivent se faire de nous! remarqua David.

– Justement, ce qu'il y avait de bien avec 103e, c'était qu'elle voulait sincèrement savoir si nous étions des monstres ou des «animaux sympathiques». Je lui ai fabriqué une télévision à sa mesure afin qu'elle voie les hommes en leur entier vaquer partout de par le monde à leurs occupations.

Julie tenta d'imaginer le choc que cela avait dû être pour la fourmi. C'était comme si on lui avait présenté à elle, d'un coup, la société des fourmis vue de l'intérieur et sous une multitudes d'angles. Les guerres, le commerce, l'industrie, les légendes…

Laetitia Wells alla chercher un portrait de cette fourmi exceptionnelle. Les gens du troisième volume s'étonnèrent d'abord qu'un cliché de fourmi puisse être différent d'un autre cliché de fourmi mais, à force de le fixer, ils finirent par distinguer quelques traits particuliers dans le «visage» de cette 103e.

Arthur s'assit.

– Joli profil, hein? 103e était trop aventurière, trop visionnaire, trop consciente de son rôle planétaire pour se contenter de rester enfermée dans un aquarium à écouter nos blagues, à regarder les films hollywoodiens romantiques, et à voir défiler les tableaux du Louvre. Elle s'est évadée.

– Après tout ce que nous avions fait pour elle! Nous pensions nous en être fait une amie, et elle nous a abandonnés, dit Laetitia.

– C'est vrai, on s'est sentis orphelins de 103e. Ensuite, nous avons réfléchi, reprit Arthur. Les fourmis sont des animaux sauvages. Nous ne pourrons jamais les apprivoiser. Tous les êtres sur cette planète sont libres et égaux en droits. Nous n'avions aucune raison de garder 103e prisonnière.

– Et où est-elle maintenant, cette fourmi si spéciale?

– Quelque part dans la vaste nature… Avant de s'en aller, elle nous a laissé un message.

Arthur prit une coquille d'œuf de fourmi et la mit en contact avec les antennes synthétiques. L'ordinateur traduisit le message olfactif comme si l'œuf était vivant et s'adressait à eux.


Chers Doigts,

Ici, je ne suis d'aucune utilité.

Je pars dans la forêt pour avertir les miennes que vous existez et que vous n 'êtes ni des monstres ni des dieux

Pour moi, vous n 'êtes «qu 'autre chose», de parallèle à nous.

Nos deux civilisations doivent coopérer et je ferai tout pour convaincre les miennes d'entrer en contact avec vous.

Essayez de faire de même de votre côté. Signé 103e.


– Elle parle drôlement bien notre langue, s'étonna Julie.

– C'est l'ordinateur qui arrange les tournures des phrases, mais il doit y avoir déperdition à la traduction, reconnut Laetitia. Durant son séjour ici, 103e s'est donné beaucoup de mal pour appréhender les principes de notre langage parlé. Elle a tout compris sauf, selon son propre aveu, trois notions.

– Lesquelles?

– L'humour, l'art, l'amour.

Les yeux mauves de Laetitia se posèrent sur le visage du Coréen.

– Ces notions sont très difficiles à saisir pour des non-humains. Les derniers temps, nous étions tous en train de collectionner des blagues à l'intention de 103e, mais notre humour est trop «humain». Il aurait fallu que nous sachions s'il existe un humour typiquement myrmé-céen. Par exemple, des histoires de hannetons qui s'emmêlent les pattes dans des toiles d'araignées ou de papillons qui décollent avec des ailes encore humides et fripées et qui s'écrasent…

– Il y a là un vrai problème, reconnut Arthur. Qu'est-ce qui peut bien faire rire une fourmi?

Ils revinrent vers la machine à dialoguer et les fourmis cobayes qui n'arrêtaient pas de s'agiter.

– Depuis l'évasion de 103e, on est bien obligés de faire avec ce qu'on a, dit Arthur.

À la fourmi dans la boîte de verre, il demanda:

– Tu sais ce qu'est l'humour, toi?

Quel humour? émit la fourmi.

193. LA GRANDE MARCHE

L'humour, ce doit être quelque chose d'extraordinaire.

Dans la chaleur du bivouac, Princesse 103e évoque pour ses compagnes un autre aspect du monde des géants qu'elles vont bientôt rencontrer. Pour ne pas être écrasées par la chaleur, elles se sont regroupées en une masse suspendue à une branche. Tout autour de la sexuée, la horde entière de la grande marche s'est rassemblée en une sphère vivante, à l'écoute de ses révélations.

À cause de l'humour, les Doigts sont secoués de spasmes au récit d'histoires d'«Esquimaux sur la banquise» ou de «mouche dont on coupe les ailes».

Les quelques mouches présentes ne relèvent pas.

Princesse 103e, aux effluves qui montent vers elle, se rend compte que l'humour n'intéresse pas vraiment son auditoire et, pour conserver son attention, elle change de thème.

Elle explique que le Doigt n'a pas de carapace dure pour protéger l'extérieur de son organisme, il est donc beaucoup plus fragile qu'une fourmi. Une fourmi est capable de porter jusqu'à soixante fois son poids tandis que le Doigt soulève au plus un poids équivalent au sien. De plus, une fourmi peut chuter sans dommage d'une hauteur de deux cents fois sa taille alors qu'un Doigt mourra s'il tombe d'une hauteur de ne serait-ce que trois fois sa taille.

L'auditoire, ou plutôt l'olfactoire, suit avec application les vapeurs phéromonales de Princesse 103e et toutes les fourmis sont contentes d'apprendre que, malgré leur taille imposante, les Doigts sont vraiment très chétifs.

La princesse explique ensuite comment les Doigts se tiennent en équilibre vertical sur leurs pattes arrière et 10e prend des notes pour sa phéromone zoologique.


MARCHE:

Les Doigts marchent sur leurs deux pattes postérieures.

Ils peuvent ainsi apercevoir leurs congénères par-dessus des broussailles.

Pour réussir cette prouesse, les Doigts écartent légèrement leurs membres inférieurs, basculent leur articulation abdominale pour déplacer leur centre de gravité vers l'avant et s'aident de leurs membres supérieurs pour trouver l'équilibre.

Bien que cette position soit inconfortable, les Doigts peuvent la tenir pendant de longs laps de temps.

Lorsqu'ils se sentent en déséquilibre, les Doigts lancent une patte en avant et se récupèrent de justesse.

On appelle cela «marcher».


5e effectue une petite démonstration. Elle parvient maintenant à marcher une dizaine de pas d'affilée à l'aide de ses béquilles en branchettes.

Il y a beaucoup de questions mais 103e ne s'attarde pas trop sur le sujet. Elle a tant d'éléments à communiquer à ses troupes. Elle raconte que, chez les Doigts, il existe une hiérarchie des pouvoirs et 10e consigne d'une antenne fébrile:


POUVOIR:

Tous les Doigts ne sont pas égaux.

Certains ont droit de vie ou de mort sur les autres.

Ces Doigts «plus importants» peuvent ordonner qu 'on roue de coups des Doigts inférieurs ou qu 'on les enferme dans des prisons.

Une prison est une pièce fermée où il n 'y a pas d'issue.

Chaque Doigt a un chef lui-même soumis à un chef, lui-même obéissant à un chef… et cela, jusqu'au chef national qui domine tous les sous-chefs.

Comment sont désignés les chefs?

Il s'agit d'une caste et les chefs sont choisis tout simplement parmi les enfants des chefs déjà en place.


Cela dit, 103e rappelle qu'elle n'a pas tout compris du monde des Doigts. Elle a hâte de retourner là-bas pour compléter ses connaissances car il reste beaucoup à découvrir.

L'immense bivouac remue des antennes. Les murs parlent aux planchers, les portes discutent avec les plafonds.

Princesse 103e se fraie un passage parmi les corps jusqu'à une fenêtre vivante. Elle contemple l'horizon, à l'est. La procession ne peut plus revenir en arrière. Elle s'est déjà aventurée trop loin. Il n'y a plus d'autre alternative que réussir ou mourir.

Les escargots qui broutent en bas ne prennent pas part aux discussions animées. Ils savourent paisiblement de pleines bouchées de trèfle.

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