Quatrième jeu: TRÈFLE

194. ENCYCLOPEDIE

JEU DE CARTES: Avec cinquante-deux figures, le jeu de cartes courant est en soi un enseignement, une histoire. Tout d'abord, les quatre couleurs signifient les quatre domaines de mutations de la vie. Quatre saisons, quatre émotions, quatre influences de planète…

1. Le cœur: le printemps, l'affectif, Venus.

2. Le carreau: l'été, les voyages, Mercure.

3. Le trèfle: l'automne, le travail, Jupiter.

4. Le pique: l'hiver, les difficultés, Mars.

Les chiffres, les personnages ne sont pas choisis au hasard. Tous signifient une étape de l'existence humaine. C'est pourquoi le jeu de cartes banal a été aussi bien que le tarot utilisé comme art divinatoire. Par exemple, on prétend que le six de cœur signifie la réception d'un cadeau; le cinq de carreau, la rupture avec un être cher; le roi de trèfle, la célébrité; le valet de pique, la trahison d'un ami; l'as de cœur, une période de repos; la dame de trèfle, un coup de chance; le sept de cœur, un mariage. Tous les jeux, y compris ceux qui paraissent les plus simples, recèlent d'antiques sagesses.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

195. LES ÉMISSAIRES DE LA DEESSE

Julie et ses amis du troisième volume en avaient tant vu dans la journée qu'ils étaient trop excités pour dormir.

En guise de calmant, Paul ouvrit une flasque d'hydromel, «Cuvée révolutionnaire», qu'il avait sauvée du lycée. Ji-woong proposa ensuite une partie du jeu d'Eleusis.

Chacun posa à son tour une carte sur une longue rangée.

– Carte entrant dans l'ordre du monde. Carte refusée dans l'ordre du monde, annonçait tour à tour Léopold, prenant très au sérieux son rôle de dieu temporaire.

Les autres ne parvenaient pas à découvrir la loi inventée par Léopold. Ils avaient beau scruter les suites de cartes acceptées ou refusées, ils n'y discernaient aucun rythme, aucune régularité, aucune loi. Plusieurs avaient bien tenté de jouer les prophètes mais, chaque fois, Léopold avait rejeté leur interprétation de sa pensée divine.

Julie finit par se demander s'il ne se prononçait pas au hasard. Parfois, il disait oui, parfois, il disait non et elle ne trouvait pas de raison à ses choix.

– Aide-nous un peu. J'ai l'impression que les chiffres et les couleurs des cartes n'ont aucune importance dans ta loi.

– En effet.

Tous finirent par renoncer. Quand ils exigèrent la solution, Léopold sourit:

– C'était pourtant simple. Ma loi: «Une fois, une carte dont la dénomination s'achève par une voyelle, une fois, une carte dont la dénomination s'achève par une consonne.»

Ils le battirent à coups de polochon.

Ils se lancèrent encore dans plusieurs parties. Julie pensa qu'en fin de compte, de leur Révolution des fourmis il ne restait plus que des symboles: le dessin du drapeau aux trois fourmis disposées en Y, la devise 1+1 = 3, le jeu d'Eleusis et l'hydromel.

On veut changer le monde, et on ne laisse dans la mémoire des hommes que quelques broutilles. Edmond Wells avait raison. Toutes les révolutions manquent d'humilité.

La jeune fille aux yeux gris clair posa une dame de cœur sur la table. «Carte refusée», dit Léopold, qui en parut navré.

– Le refus d'une carte est parfois plus riche d'informations que son acceptation, dit Zoé en se proposant comme prophète.

Grâce à l'échec de Julie, Zoé avait compris la loi de cette partie.

Ils se passèrent l'hydromel. Ils se sentaient bien à jouer ensemble à ce drôle de jeu. Tout à leurs cartes, ils en arrivaient à oublier où ils se trouvaient. Ils parlaient de tout, en évitant d'aborder l'absence de Narcisse. Une fois constitué un cercle, on ne peut plus le reconstituer différemment. Un membre manque et tous se sentent estropiés.

Arthur entra dans la pièce.

– Je suis parvenu à entrer en communication avec votre université américaine de San Francisco.

Ils se précipitèrent dans la salle des ordinateurs. Fran-cine avait demandé au vieil homme de rechercher la mémoire de leur serveur «Révolution des fourmis». Il s'affichait à présent sur le petit écran. Francine s'installa au clavier et discuta avec les gens de San Francisco. Une fois son identité prouvée, ils consentirent volontiers à basculer de nouveau par voie téléphonique hertzienne l'ensemble de leur savoir.

En cinq minutes, l'ordinateur de la pyramide s'emplit de la mémoire de la Révolution. Miracle des technologies de pointe, tout renaissait. Une à une, ils rouvrirent les filiales. Le «Centre des questions» s'était mis en hibernation. David le réactiva. Le monde virtuel d'Infra-World avait en revanche continué à fonctionner dans l'ordinateur-hôte. Apparemment, il était capable de prendre ses aises tel un bernard-1'ermite dans quelque coquille qui l'héberge.

Julie, qui un instant plus tôt avait craint de ne conserver comme souvenirs que l'hydromel et l'Eleusis, s'émerveilla de voir sa révolution reprendre vie comme une éponge déshydratée à nouveau plongée dans l'eau. Ainsi donc, une Révolution pouvait ne disposer d'aucune assise physique et être réactivée à tout moment, n'importe où et par n'importe qui. L'immortalité par l'informatique, aucune révolution précédente n'y avait accédé.

Ils retrouvèrent les représentations des vêtements de Narcisse, les plans architecturaux de Léopold et même les recettes de Paul. Ji-woong remit en route les réseaux et annonça au monde entier que les révolutionnaires des fourmis étaient vivants, cachés quelque part, et que leur mouvement continuait.

Pour ne pas être repérés, ils centralisaient les informations sur l'université de San Francisco qui relayait ensuite par satellite leurs messages.

En regardant les lumières qui clignotaient, répandant la nouvelle de leur réveil, Julie ne comprenait plus comment ils avaient échoué au lycée de Fontainebleau.

Francine prit la place de Ji-woong et lança son programme.

– Il me tarde de voir comment Infra-World a évolué.

Elle constata que son monde virtuel avait connu une croissance exponentielle. Ses habitants avaient dépassé le temps de référence du monde réel et vivaient désormais en 2130. Ils avaient découvert de nouveaux modes de locomotion à partir de l'énergie électromagnétique et de nouvelles médecines fondées sur les ondes. Bizarrement, au niveau des technologies ils avaient opté pour des choix esthétiques et mécaniques très différents. Ils avaient notamment copié la nature. C'est-à-dire pas d'hélicoptères mais des avions qui battent des ailes baptisés ornithoptères. Pas d'hélices pour les sous-marins mais des engins prolongés par une longue queue mobile qui bat en cadence. Etc. Francine observa ce monde parallèle et perçut quelque chose qui clochait. Elle zooma sur les entrées des villes et eut un sursaut.

– Ils ont tué les «hommes-ponts»!

En effet, à l'entrée des villes, ses espions avaient été pendus, bien en évidence, à des gibets.

Politiciens, publicitaires et journalistes n'avaient pas arrêté les mains vengeresses, comme si les habitants d'Infra-World avaient tenu à adresser un message aux habitants du monde supérieur.

– Ils ont donc compris qu'ils n'étaient qu'une illusion informatique. Ils ont peut-être déduit que j'existais, articula Francine, bouleversée.

Elle circula dans son Infra-World pour mieux comprendre ce qu'il s'y passait et, partout, elle aperçut des inscriptions demandant aux dieux, au cas où ils les voyaient, de rendre leur liberté aux habitants virtuels.

«Dieux, laissez-nous en paix.»

Ils avaient peint leur demande sur les toits de leurs maisons, l'avaient gravée sur leurs monuments, inscrite à la tondeuse sur leurs pelouses.

Ils avaient donc pris conscience de ce qu'ils étaient et du lieu où ils vivaient. Francine aurait aimé leur montrer le jeu Evolution pour qu'ils voient ce qu'est un monde sous contrôle complet du dieu-joueur.

En tant que déesse, elle leur avait offert le libre arbitre. Elle n'intervenait pas dans leur vie. Ils pouvaient même laisser apparaître un tyran sanguinaire, elle avait décidé de ne pas imposer de morale et de respecter leurs choix, fussent-ils mauvais, fussent-ils suicidaires.

N'est-ce pas la plus grande preuve de respect d'un dieu pour son peuple émancipé? Elle ne les dérangeait que pour tester des lessives et des concepts nouveaux, et même cela ils ne l'acceptaient pas…

Peuple ingrat.

Francine continua de circuler dans les villes. Partout, les corps de ses hommes-ponts étaient exhibés, atrocement mutilés, et les infraworldiens exigeaient de s'émanciper de la tutelle de Francine. Elle scrutait l'écran quand, soudain, il lui explosa au visage.

196. ENCYCLOPÉDIE

MOUVEMENT GNOSTIQUE: Dieu a-t-il un dieu? Les premiers chrétiens de l'Antiquité romaine ont eu à lutter contre un mouvement hérétique qui en était convaincu, le gnosticisme. En effet, au deuxième siècle après J.-C, un certain Marcion affirma que le Dieu qu'on priait n'était pas le Dieu suprême mais qu'il y en avait un autre, supérieur encore, auquel il était lui-même tenu de rendre des comptes. Pour les gnostiques, les dieux s'emboîtaient les uns dans les autres comme des poupées russes, les dieux des mondes les plus grands incluant les dieux des mondes les plus petits.

Cette croyance, appelée aussi bithéisme, fut notamment combattue par Origène. Simples chrétiens et chrétiens gnostiques se déchirèrent longtemps pour déterminer si Dieu avait lui-même un dieu. Les gnostiques furent finalement massacrés et les rares qui subsistent pratiquent leur culte dans la discrétion la plus totale.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

197. LE PASSAGE DU FLEUVE

Les voici à nouveau devant le fleuve. Cette fois, cependant, les fourmis ont pour elles l'atout du nombre. Elles sont une telle multitude qu'avec des corps soudés pattes à pattes, elles sont à même de former un pont flottant sur lequel passent des millions d'autres fourmis.

Même les escargots porteurs de braises chaudes traversent le pont vivant sans qu'aucun ne se noie.

Parvenues sur l'autre rive, les fourmis de la grande marche font un nouveau bivouac et 103e leur rapporte d'autres histoires sur les Doigts. Dans un coin, 7e prend des croquis de la scène sur une feuille tandis que, de son côté, 10e n'en perd pas une miette pour sa phéromone zoologique.


DÉSŒUVREMENT:

Les Doigts ont un énorme problème: le désœuvrement.

Ils sont la seule espèce animale à se poser la question: «Bon, et maintenant, qu'est-ce que je pourrais bien faire pour m'occuper?»


5e continue à tourner autour du campement avec ses béquilles-brindilles. La soldate est convaincue qu'à force de marcher sur deux pattes, son corps finira par s'adapter à cette étrange position et qu'elle évoluera en fourmi bipède avec des caractères génétiques qu'elle transmettra à ses enfants lorsque, elle aussi, elle prendra un jour un peu de la gelée royale des guêpes.

24e est tout à la rédaction de sa saga Les Doigts.

En fait, pour rédiger les derniers chapitres sur ces grands animaux si mal connus, 24e attend de rencontrer les Doigts.

198. INDECISION D'UNE FEMME

Francine n'eut que le temps de plaquer ses mains sur sa figure pour éviter les éclats de verre du tube cathodique. Ses lunettes avaient protégé ses yeux et elle n'avait que des égratignures, mais elle tremblait de peur et de colère. Les gens d'Infra-World avaient tenté d'assassiner leur déesse créatrice! Un déicide!

Lucie pansa la blonde tandis qu'Arthur auscultait les composants derrière l'écran brisé.

– Incroyable! Ils ont envoyé un message informatique conçu pour tromper la reconnaissance d'écran. Ils ont modifié l'identification de l'appareil. La carte électronique a cru que l'appareil fonctionnait en 220 volts alors qu'il est en 110. La surcharge a fait exploser l'écran.

– Ils ont donc trouvé le moyen d'accéder à notre réseau informatique…, remarqua Ji-woong, inquiet. Ils ont trouvé les moyens d'agir dans notre monde.

– On ne peut pas jouer les apprentis dieux comme ça, innocemment, remarqua Léopold.

– Il vaut mieux déconnecter totalement Infra-World. Ces gens risquent d'être dangereux pour nous…, proféra David.

Il en fit une copie sur disquette à grande capacité puis l'effaça de son propre disque dur.

– Ils sont inactivés. Peuple rebelle, te voilà réduit à ta plus simple expression: une disquette de plastique magnétisé protégée par un étui rigide.

Tous regardèrent la disquette comme s'il s'agissait d'un serpent venimeux.

– Qu'est-ce qu'on fait de ce monde maintenant, on le détruit? demanda Zoé.

– Non! Surtout pas! clama Francine, qui se remettait progressivement du choc. Même s'ils sont devenus agressifs envers nous, il faut poursuivre l'expérience.

Elle demanda à Arthur un autre ordinateur. Un vieux ferait l'affaire. Elle prit bien soin de vérifier que cet ordinateur n'avait aucun modem hertzien, aucune connexion avec aucune autre machine. Elle installa Infra-World sur son disque dur et le mit en position marche.

Aussitôt, Infra-World se remit à vivre sans que ses milliards d'habitants aient pris conscience qu'ils avaient un temps transité sur une simple disquette. Avant qu'ils n'aient pu renouveler leurs agressions, Francine enleva l'écran, et même le clavier, la souris. Désormais, Infra-World tournait en circuit fermé, et il lui était impossible de prendre contact avec ses dieux ou avec qui que ce soit.

– Ils voulaient être émancipés, ils le sont bel et bien. Ils sont même tellement indépendants qu'on peut dire qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes, annonça Francine, en caressant ses écorchures.

– Pourquoi les laisses-tu vivre, alors? demanda Julie.

– Un jour, peut-être sera-t-il intéressant de voir où ils en sont…

Après tant d'émotions, les sept amis se couchèrent dans leurs loges respectives. Julie s'enveloppa dans ses draps neufs.

Encore seule.

Elle était sûre que Ji-woong allait la rejoindre. Il fallait qu'ils reprennent là où ils s'étaient arrêtés. Pourvu que le Coréen arrive. Maintenant que tout s'accélérait et devenait dangereux, elle voulait connaître l'amour.

Des coups discrets à sa porte. Julie prestement se leva, ouvrit, Ji-woong était là.

– J'ai tellement craint de ne plus te revoir, dit-il en la prenant dans ses bras.

Elle resta immobile, silencieuse.

– Nous vivions un moment tellement féerique quand…

Il la serra encore. Elle se dégagea.

– Que se passe-t-il? interrogea le jeune homme, déconcerté. Je croyais que…

Presque malgré elle, elle articula:

– La magie, ça ne survient qu'une fois, et puis…

Quand le jeune homme voulut poser des lèvres chaudes sur son épaule, elle recula:

– Il s'est passé tant de choses depuis… la magie s'est dissipée.

Ji-woong ne comprenait rien au comportement de Julie. Elle non plus, d'ailleurs.

– Mais c'est toi qui étais venue à…, commença-t-il.

Et puis, doucement, il interrogea:

– Tu crois que la magie reviendra?

– Je n'en sais rien. Je veux rester seule maintenant. Laisse-moi, je t'en prie.

Elle lui donna un petit baiser sur la joue, le repoussa et referma doucement la porte.

Elle se recoucha en essayant de faire le point. Pourquoi l'avait-elle repoussé alors qu'elle le désirait tant?

Elle attendit que le Coréen revienne. Il fallait qu'il revienne. Pourvu qu'il revienne. Elle bondirait vers lui lorsqu'il frapperait de nouveau. Elle n'exigerait plus rien. Elle lui céderait, fondante, avant qu'il n'ait eu le temps de prononcer un mot.

On frappa. Elle bondit. Ce n'était pas Ji-woong, c'était David.

– Qu'est-ce que tu fabriques ici?

Sans répondre, comme s'il n'avait rien entendu, il s'assit au bord du lit et alluma la lampe de chevet. Il tenait une petite boîte dans sa main.

– Je me suis un peu promené dans les laboratoires, j'ai fureté et sur une paillasse, j'ai trouvé ça.

Il plaça sa boîte dans la lumière. Julie était contrariée qu'il occupe sa loge alors que Ji-woong risquait de revenir, mais sa curiosité fut la plus forte.

– C'est quoi?

– Tu as voulu fabriquer la «Pierre de Rosette» qui permet de dialoguer avec les fourmis, eux, ils l'ont faite. Léopold voulait construire une maison dans une colline, eux l'ont bâtie. Paul cherchait à cultiver des champignons pour qu'on puisse vivre en autarcie, ils en ont planté à profusion. Ils ont inventé l'ordinateur à architecture démocratique dont la seule idée excitait tant Francine… Et le projet de Zoé, t'en souviens-tu?

– Des antennes artificielles pour une communication absolue entre humains!

Julie se dressa sur ses oreillers.

Dans un écrin, David lui présentait deux petites antennes roses terminées par un embout nasal.

Auraient-ils réussi même ça?

– Tu en as parlé à Arthur? demanda-t-elle.

– Tout le monde dort dans la pyramide. Je ne tenais pas à déranger qui que ce soit. J'ai trouvé deux paires de ces antennes. Je les ai prises, c'est tout.

Ils considérèrent les objets étranges telles des friandises interdites. Un instant, Julie fut tentée de dire: «Attendons demain et demandons l'avis d'Arthur», mais tout en elle lui criait: «Vas-y, essaie.»

– Tu te rappelles? Edmond Wells dit que dans une C.A., les deux fourmis ne font pas qu'échanger des informations, elles branchent directement leur cerveau l'un sur l'autre. Par l'entremise des antennes, les hormones circulent ensuite d'un crâne à l'autre comme s'ils ne faisaient plus qu'un et, ainsi, elles se comprennent entièrement, totalement, parfaitement.

Leurs regards se croisèrent.

– On tente le coup?

199. ENCYCLOPEDIE

EMPATHIE: L'empathie est la faculté de ressentir ce que ressentent les autres, de percevoir et partager leurs joies ou leurs douleurs. (En grec, pathos signifie «souffrance».) Les plantes elles-mêmes perçoivent la douleur. Si on pose les électrodes d'un galvanomètre, machine à mesurer la résistance électrique, sur l'écorce d'un arbre et que quelqu'un appuyé contre elle s'entaille le doigt avec un couteau, on constate une modification de cette résistance. L'arbre perçoit donc la destruction des cellules lors d'une blessure humaine. Cela signifie que lorsqu'un humain est assassiné dans une forêt, tous les arbres le perçoivent et en sont affectés. D'après l'écrivain américain Philip K. Dick, auteur de Blade Runner, si un robot est capable de percevoir la douleur d'un homme et d'en souffrir, il mérite alors d'être qualifié d'humain. A contrario, si un humain n'est pas capable de percevoir la douleur d'un autre, il serait justifié de lui retirer sa qualité d'homme. On pourrait imaginer à partir de là une nouvelle sanction pénale: la privation du titre d'être humain. Seraient châtiés ainsi les tortionnaires, les assassins et les terroristes, tous ceux qui infligent la douleur à autrui sans en être affectés.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

200. LE POIDS DES PIEDS

Maximilien pensait avoir enfin trouvé une piste sérieuse. Les traces de pas étaient nettes. Une fille et un garçon étaient passés par là. Leur jeune âge était recon-naissable au fait qu'ils déportaient vers l'avant le poids de leurs pieds, imprimant ainsi une trace plus profonde au niveau des orteils qu'à celui du talon. Quant au sexe, le commissaire le détermina à partir de quelques cheveux. Les humains perdent partout leurs poils sans même s'en apercevoir. Les longs cheveux noirs ressemblaient assurément à ceux de Julie. La marque de la pointe de la canne de David acheva de le convaincre, il les avait retrouvés.

La piste le mena à une cuvette encerclée par des ronces, au centre de laquelle se dressait une colline.

Maximilien reconnaissait l'endroit. C'était là qu'il avait lutté contre les guêpes. Mais où était donc passée la pyramide forestière?

Il regarda le doigt de grès qui semblait répondre à sa question en indiquant la colline. Le monde est rempli de signes qui vous aident à chaque fois que vous avez des soucis. Cependant, son cerveau n'était pas encore prêt à y accorder attention.

Maximilien essayait de comprendre comment la pyramide avait disparu. Il sortit son carnet et examina le croquis qu'il avait pris la première fois.

Derrière lui, les autres policiers accouraient, impatients.

– Et maintenant, que fait-on, commissaire?

201. CONSCIENCE DU PRESENT

– Allons-y!

David déploya deux paires d'antennes nasales. Les appendices ressemblaient à deux petites cornes roses en plastique, soudées à l'écartement des narines et prolongées de deux tiges plus fines de quinze centimètres de long. Les parties destinées à servir d'antennes proprement dites étaient composées de onze segments percés de micropores et nantis d'une rainure afin de s'emboîter avec celles d'en face.

David brandit l'Encyclopédie et chercha le passage concernant les C.A. Il lut:

– Il faut s'introduire les antennes dans les narines, ce qui décuplera, en émission et en réception, nos sens olfactifs. La cavité nasale étant une muqueuse parcourue de petites veines perméables, toutes nos émotions y passent rapidement dans le sang. Nous allons communiquer directement de nez à nez. Derrière les cavités nasales se trouvent en effet des neurocapteurs qui transmettront directement les informations chimiques au cerveau.

Julie examinait les antennes, encore incrédule.

– Tout ça par le sens olfactif?

– Bien sûr. Le sens olfactif est notre premier sens, notre sens originel, notre sens animal. Il est particulièrement développé chez le nouveau-né qui peut reconnaître l'odeur du lait de sa mère.

David s'empara d'une antenne.

– Selon le schéma de l'Encyclopédie, elle doit contenir un système électronique, sans doute une pompe qui aspire et propulse nos molécules odorantes.

Le jeune homme appuya sur le petit bouton marqué on, s'introduisit une paire d'antennes dans les narines et invita Julie à faire de même.

Au début, ils eurent un peu mal car le plastique comprimait la paroi nasale. Ils s'y habituèrent, fermèrent les yeux et inspirèrent.

Julie fut immédiatement assaillie par les relents de leurs deux sueurs. À sa grande surprise, ces odeurs de sueur lui transmirent des informations qu'elle s'avéra capable de décoder au fur et à mesure. Elle y reconnut de la peur, de l'envie et du stress.

C'était à la fois merveilleux et inquiétant.

David lui fit signe d'inspirer très fort et de laisser monter les fragrances jusqu'à son cerveau. Lorsque tous deux parvinrent à maîtriser cet exercice, il demanda à la jeune fille de se rapprocher.

– Prête?

– C'est étrange, j'ai l'impression que tu vas pénétrer en moi, murmura Julie.

– Nous allons seulement connaître ce dont les humains rêvent depuis toujours: une communication totale et sincère, la rassura David.

Julie eut un mouvement de recul.

– Tu vas apprendre mes pensées les plus intimes?

– Qu'est-ce qu'il y a? Tu as des choses à cacher?

– Comme tout le monde. Après tout, mon crâne est mon dernier rempart.

David la prit gentiment par la nuque et la pria de fermer les yeux. Il approcha d'elle son appendice sensoriel. Leurs antennes se cherchèrent un instant, se touchèrent et se titillèrent avant de se caler l'une contre l'autre dans leurs rainures. Julie eut un petit rire nerveux. À présent, elle se sentait un peu ridicule avec cette prothèse en plas tique au bout des narines. Elle devait ressembler à une langouste.

David lui reprit fermement la tête. Leurs deux fronts se touchèrent sur toute la surface. Ils refermèrent les yeux.

– Écoutons nos sensations, dit David doucement.

Ce n'était pas facile. Julie avait peur de ce que David allait découvrir en elle. À choisir, la jeune fille, si pudique, aurait préféré dévoiler son corps plutôt que de montrer à quiconque l'intérieur de son cerveau.

– Inspire, chuchota David.

Elle obtempéra et fut aussitôt assaillie par une affreuse odeur de nez, l'odeur du nez de David. Elle faillit se dégager. Elle se retint car juste après l'odeur de nez, elle avait perçu autre chose, une brume rose, attirante et embaumée. Elle rouvrit les yeux.

En face d'elle, paupières bien closes, David respirait harmonieusement avec sa bouche. Julie s'empressa de l'imiter.

Très naturellement, leurs deux respirations s'accordèrent.

La jeune fille ressentit ensuite d'étranges petits picotements dans sa cavité nasale, comme si on y avait introduit du jus de citron. Là encore, elle voulut se retirer mais l'acidité du citron laissa peu à peu place à une lourde odeur opiacée. Elle la visualisa. La brume rose s'était transformée en une matière épaisse qui coulait vers elle comme une lave cherchant à pénétrer de force dans ses narines.

Elle eut une pensée désagréable. Dans l'Antiquité, avant de les momifier, les Égyptiens arrachaient le cerveau de leurs pharaons à l'aide de tiges passées dans les narines. Là, c'était le contraire: un cerveau était en train de s'immiscer dans ses cavités nasales.

Elle renifla un grand coup et, soudain, les pensées de David affluèrent dans ses hémisphères cérébraux. Julie n'en revenait pas. Les idées de David circulaient à la vitesse de la pensée dans son propre cerveau. Elle recevait les images, les sons, les musiques, les odeurs, les projets, les souvenirs qui sortaient du cerveau voisin. Par moments, en dépit de toute la résistance du jeune homme, une petite pensée de couleur chatoyante, rose fuchsia, apparaissait comme un lapin effarouché pour s'évanouir aussitôt.

David, pour sa part, visualisa un nuage bleu marine et une porte qui s'ouvrait dans ce nuage. Derrière, une petite fille courait et il la suivit. Elle le conduisit à un terrier que bouchait une énorme tête de Julie, pleine de circonvolutions et de couloirs. Le visage de Julie s'ouvrit comme une porte et dévoila un cerveau en forme de fourmilière. Il y avait un petit tunnel dans lequel il entra.

David entreprit de circuler dans le cerveau de Julie; les images s'effacèrent et une voix jaillit non pas de l'extérieur mais de l'intérieur de lui-même.

– Tu y es, maintenant, non?

Julie s'adressait directement à son esprit.

Elle lui montra comment elle le voyait et il fut très étonné.

Elle le considérait comme un jeune homme chétif et timide.

Il lui montra comment lui la voyait. Pour lui, elle était une fille d'une beauté et d'une intelligence extraordinaires.

Ils s'expliquèrent tout, se révélèrent tout, comprirent leurs véritables sentiments mutuels.

Julie ressentit quelque chose de nouveau. Ses neurones pactisèrent avec ceux de David: les uns et les autres bavardèrent, s'apprécièrent et devinrent amis. Puis, dans sa brume rose, le petit lapin fuchsia si effarouché réapparut, se tint immobile, fourrure palpitante, et, cette fois, la jeune fille comprit. C'était l'affection que David éprouvait pour elle.

C'était une affection qu'il lui avait portée depuis le premier instant où il l'avait aperçue, le jour de la rentrée au lycée. Elle n'avait cessé de s'amplifier comme lorsqu'il lui avait soufflé la solution, en cours de mathématiques. Elle lui avait donné tous les courages pour la tirer à deux reprises des griffes de Gonzague Dupeyron et de sa bande. Elle l'avait poussé à l'inclure dans son groupe de rock.

Elle comprenait David, il était désormais dans son esprit même.

1+1 = 3. Ils étaient trois, David, Julie et leur complicité.

Une vague glacée parcourut leur échine quand la communication cessa. Ils ôtèrent leurs antennes nasales et Julie se blottit tout contre David pour se réchauffer. Il lui caressa avec douceur le visage et les cheveux et, dans le grand sanctuaire triangulaire, tendrement, ils s'endormirent côte à côte.

202. ENCYCLOPEDIE

TEMPLE DE SALOMON: Le temple du roi Salomon à Jérusalem représentait un modèle de formes géométriques parfaites. Quatre plates-formes ceintes chacune d'un mur de pierre le composaient. Elles représentaient les quatre mondes qui forment l'existence.

– Le monde matériel: le corps.

– Le monde émotionnel: l'âme.

– Le monde spirituel: l'intelligence.

– Le monde mystique: la part de divinité qu'il y a en chacun de nous.

Au sein du monde divin, trois portiques étaient censés représenter:

– La Création.

– La Formation.

– L'Action.

Le monument avait pour forme générale un grand rectangle de cent coudées de longueur sur cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur. Situé au centre, le temple mesurait trente coudées de longueur sur dix coudées de largeur. Au fond du temple était placé le cube parfait du Saint des Saints. Dans le Saint des Saints était disposé l'autel en bois d'acacia. Il était parfaitement cubique avec des arêtes de cinq coudées. Déposés sur sa surface, douze pains représentaient chaque mois de l'année.

Au-dessus, le chandelier à sept branches symbolisait les sept planètes.

D'après les textes anciens et notamment ceux de Philon d'Alexandrie, le temple de Salomon est une figure géométrique calculée pour former un champ de forces. Au départ, le nombre d'or est la mesure de la dynamique sacrée. Le tabernacle est censé condenser l'énergie cosmique. Le temple est conçu comme un lieu de passage entre deux mondes: le visible et l'invisible.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

203. ZUT, L'AMOUR

Ici se perdaient les traces de pas. Maximilien déambulait de haut en bas et de long en large sur la colline sans comprendre comment une pyramide de béton s'était ainsi volatilisée. Son sens de l'observation était en alerte. Quelque chose clochait, mais c'est comme s'il lui manquait un élément pour appréhender le décor. Du talon, il martela le sol.

Sous la chaussure de Maximîlien, une semelle, sous la semelle l'herbe, sous l'herbe la terre.

Sous la terre, des racines, des vers, des cailloux, du sable. Sous le sable, une paroi de béton. Sous le béton, le plafond de la loge de Julie. Sous le plafond, de l'air.

Sous l'air, un drap de coton. Sous le drap, un visage endormi. Sous la peau du visage, des veines, des muscles, du sang.

Toc, toc.

Julie se réveilla en sursaut. Arthur passa la tête par l'entrebâillement de la porte. Il était venu la réveiller et ne s'offusqua pas de la présence de David dans le lit de la jeune fille. Il vit ses antennes sur la table de chevet et comprit qu'ils s'en étaient servis.

Aux jeunes gens qui se frottaient les yeux, il demanda si elles avaient bien fonctionné.

– Oui, répondirent-ils à l'unisson.

Alors, Arthur s'esclaffa. Ils le regardèrent sans comprendre tandis que le vieil homme retenait une quinte de toux pour leur expliquer qu'il ne s'agissait là que de prototypes. En fait, les habitants de la pyramide n'avaient pas encore eu le temps de mener à bien ce projet.

– Il faudra sûrement attendre des siècles avant que des humains puissent se livrer à une Communication Absolue.

– Vous vous trompez, votre système est parfaitement au point, ça a marché, rétorqua David.

– Ah oui, vraiment?

Le vieil homme afficha un air réjoui, démonta les antennes et désigna un emplacement vide.

– Ça m'étonnerait que ça puisse marcher sans piles. Comment les pompes olfactives pourraient-elles se déclencher?

Douche froide pour les jeunes gens.

Arthur, pour sa part, était franchement amusé.

– Vous vous êtes imaginé que ça marchait, les enfants, c'est tout. Mais c'est déjà beaucoup. En fait, c'est comme si ça avait marché vraiment. Lorsqu'on croit très fort à quelque chose, même d'imaginaire, c'est comme si ça existait réellement. Vous vous êtes figuré qu'avec ce petit gadget, les humains avaient droit eux aussi à leurs C.A. et vous avez vécu une expérience unique. Remarquez, il y a des religions entières qui ont été fondées ainsi.

Arthur rangea soigneusement les prototypes dans leur boîte.

– Et quand bien même cela marcherait, serait-il vraiment souhaitable de répandre ces antennes artificielles? Supposez ce qui se passerait si tout le monde était capable de lire dans l'esprit des autres… Si vous voulez mon avis, ce serait une catastrophe. Nous ne sommes pas prêts pour ça.

A leur mine, Arthur comprenait bien que Julie et David étaient fort déçus.

– Sacrés gamins, marmonna-t-il dans l'escalier.

Dans le lit, les deux révolutionnaires avaient l'impres sion de s'être fait avoir. Ils y avaient tellement cru, à leur C.A.

– J'ai toujours su que c'était impossible, affirma David avec une parfaite mauvaise foi.

– Moi aussi, renchérit Julie.

Et ensemble, ils éclatèrent de rire en roulant l'un sur l'autre. Arthur avait peut-être raison. Il suffisait de croire très fort aux choses pour qu'elles existent. David se leva pour fermer la porte et revint vers le lit. De leurs genoux, ils surélevèrent drap et couverture pour s'en faire une tente.

Dans les épaisseurs de coton, leurs bouches se cherchèrent et se trouvèrent. Après avoir mêlé leurs antennes, ils mêlèrent leurs langues, leurs épidémies, puis leurs respirations haletantes et leurs sueurs.

Elle était au pied du mur. Pour la première fois, elle allait connaître l'amour physique. Finie la virtualité, place à la réalité. Elle permit à David de la caresser, toutes ses cellules neuronales se demandant ce qu'il fallait en penser.

La plupart de ses neurones se prononçaient pour un laisser-aller total. Après tout, ils connaissaient bien David et il était inéluctable qu'un jour Julie perdrait sa virginité. Une petite minorité considérait, elle, que ce serait renoncer à ce que la jeune fille avait de plus important, sa pureté. Les caresses de David déclenchèrent cependant des vagues irisées d'acétylcholine – cette drogue euphorisante naturelle – qui finirent par réduire au silence les neurones réactionnaires.

C'était comme si une ultime porte centrale s'était enfin ouverte. Julie se sentait à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de son corps. À l'intérieur, il y avait cette respiration ample et ce sang qui battait à ses tempes pour la remercier de leur autoriser le plaisir. Son cerveau était parcouru de milliers d'infimes courants de foudre électrique.

Échange de fluides.

Elle était heureuse d'être vivante, heureuse d'exister, heureuse d'être née et d'être celle qu'elle était à présent. Il y avait tant à apprendre, tant de gens à rencontrer, le monde était si vaste.

Elle comprenait pourquoi elle avait tellement redouté jusqu'ici de passer à l'acte. Il lui avait d'abord fallu trouver les circonstances idéales.

Maintenant, elle savait.

L'amour est une cérémonie secrète qui doit se dérouler dans un lieu souterrain de préférence pyramidal, avec un homme de préférence prénommé David.

204. DES CADAVRES DE PLUS EN PLUS CUITS

Prince 24e réclame des précisions sur la sexualité des Doigts, probablement parce qu'il est en train de rédiger un passage sur ce thème.


SEXUALITÉ:

Les Doigts sont l'espèce animale la plus sexuée.

Alors que tous les autres animaux limitent leur activité sexuelle à une courte période de l'année dite «période nuptiale», les Doigts sont en permanence disposés à faire l'amour.

Ils le font d'ailleurs n 'importe quand, en espérant tomber au bon moment pour la fécondation: aucun signe extérieur n'informe le mâle de l'ovulation de la femelle.

Le Doigt mâle est capable de maîtriser l'acte sexuel et de le prolonger aussi longtemps qu 'il le souhaite alors que, pour la plupart des mammifères, l'acte reproductif dépasse rarement les deux minutes.

Quant à la femelle Doigt, elle pousse de grands cris au paroxysme de l'acte. On ne sait pas pourquoi.


Princesse 103e et Prince 24e, doucement ballottés par leur escargot de voyage, discourent du monde des Doigts sans prêter attention ni au décor qui les entoure ni aux cornes oculaires de leur escargot qui parfois les observent.

Sous eux la masse sombre des pèlerins fourmis progresse sur deux colonnes pour éviter de patauger dans la bave. Quand ils s'arrêtent, leurs bivouacs sont désormais si importants qu'ils ne pendent plus comme des fruits mais recouvrent des sapins entiers. Partout, des braises fument.

Princesse 103e sent derrière elle la lourde, l'énorme odeur de la foule qu'elle a mise en marche. Les phéro-mones de ses récits n'atteignant pas toujours le bout de la longue file, ici et là, d'autres insectes font office de relais. Comme la transmission orale, la transmission odorante ne va pas sans mal et les informations arrivent parfois un peu déformées.

La princesse a dit que les femelles Doigts poussent de grands cris durant la copulation.

De la part des Doigts, on ne s'étonne plus de rien. Il y a quand même des insectes qui ajoutent au passage leur interprétation personnelle:

Pourquoi les femelles Doigts poussent-elles des cris?

On leur répond:

Pour faire fuir leurs prédateurs afin qu'ils ne les dérangent pas durant la copulation.

Les insectes en queue de procession reçoivent les versions les moins fidèles du message originel.

Les Doigts chassent leurs prédateurs en poussant des cris.

Princesse 103e se veut résolument non déiste et, pourtant, de plus en plus de marcheuses commencent à prendre les Doigts pour des dieux et ont l'impression de participer à un pèlerinage.

Prince 24e demande encore des informations. Comment ils donnent l'alerte par exemple.


ALERTE:

Comme les Doigts ne connaissent pas le langage odorant, ils ne disposent pas de phéromones d'alerte.

En cas de danger, ils déclenchent des signaux auditifs: sirènes fonctionnant avec des pompes à air, ou des signaux visuels: lumière rouge clignotante.

De manière générale, ce sont les antennes de télévision qui sont les premières informées et qui signalent à la population qu 'il y a danger.


Tout le monde les regarde passer dans la forêt. Ceux qui n'entrent pas dans leur procession sont de plus en plus inquiets. Non seulement le gibier consommé par cette grande marche est de plus en plus gros mais il est aussi de plus en plus… cuit.

205. L'ŒUF BRISÉ

Julie approchait ses lèvres pour un nouveau baiser quand, du dehors, une voix bien connue résonna:

– Sortez immédiatement! Vous êtes cernés.

L'alerte retentit dans la pyramide. Tout le monde se mit à courir vers la salle de contrôle. Les écrans vidéo étaient emplis de silhouettes de policiers prenant position sur la colline.

Arthur Ramirez soupira:

– Encore la malédiction de Cro-Magnon…

Dans la loge de Julie, l'alerte s'exprimait par une lampe rouge qui clignotait.

– C'est fini! murmura David.

– Continuons quand même, dit Julie. C'était trop bien.

Ji-woong entrebâilla la porte, lança un coup d'œil surpris et, sans commentaire, annonça:

– On est attaqués. Vite, il faut y aller.

Jonathan et Laetitia apportèrent une valise étiquetée «Observation». Elle était emplie de mousse avec, placées dans de petits interstices chacune sous son chiffre, des fourmis volantes robots.

Quatre de ces minuscules merveilles de micromécanique furent amenées vers les bouches d'aération. Jonathan Wells, Laetitia Wells, Jason Bragel et Jacques Méliès s'installèrent devant leurs écrans de contrôle et empoignèrent leur manette de pilotage. Telles des torpilles sous-marines, les quatre insectes s'élancèrent dans les tuyaux tandis que des téléguideurs surveillaient leur trajectoire sur des vidéopériscopes.

Bientôt, ces espions volants ramenèrent des images télé plus proches. Tous les habitants de la pyramide suivaient avec anxiété les évolutions des policiers autour de leur nid.

Maximilien donnait des ordres précis dans son talkie-walkie. Un camion arriva, déchargeant du matériel d'excavation. Des hommes s'approchèrent, armés de mar-teaux-piqueurs.

Jonathan et Laetitia s'empressèrent de sortir une autre valise, marquée celle-ci «Combat». De nouveaux habitants du nid les rejoignirent devant les écrans de contrôle. Arthur ne pilotait pas car ses mains tremblaient trop et les fourmis volantes exigeaient une direction en vol au millimètre près.

Un marteau-piqueur entama la colline. La terre atténuait les secousses, mais tous ici savaient qu'il finirait par atteindre l'os, la paroi du nid.

Une fourmi de combat adroitement pilotée atterrit dans le cou du policier qui maniait l'engin et lui inocula un anesthésiant. L'homme s'écroula.

Maximilien hurla ses ordres dans son talkie-walkie et, quelques minutes plus tard à peine, une camionnette livra des combinaisons d'apiculteurs. Les policiers avaient des allures de scaphandriers. Ils étaient hors d'atteinte des dards myrmécéens.

Les gens de la pyramide ne disposaient pas d'autres armes que leurs fourmis volantes anesthésiantes et elles étaient maintenant inoffensives. Ils se considérèrent, impuissants.

– Nous sommes fichus, proféra Arthur.

Si bien protégés, les policiers n'eurent aucun mal à percer le sol. L'acier des marteaux-piqueurs atteignait maintenant le béton, comme une roulette de dentiste touchant l'émail d'une dent. Dans la pyramide, tout vibra et les cœurs battirent plus fort encore.

Soudain, les coups s'arrêtèrent. Les policiers plaçaient dans les trous des bâtons de dynamite. Maximilien avait pensé à tout. Il s'empara du détonateur et entama rapidement le décompte.

– Six, cinq, quatre, trois, deux, un…

206. ENCYCLOPÉDIE

ZÉRO: Bien qu'on retrouve des traces du zéro dans les calculs chinois du deuxième siècle après J.-C. (noté par un point), et chez les Mayas encore bien avant (noté par une spirale), notre zéro est originaire de l'Inde. Au septième siècle, les Perses l'ont copié chez les Indiens. Quelques siècles plus tard, les Arabes l'ont copié chez les Perses et lui ont donné le nom que nous connaissons. Ce n'est pourtant qu'au treizième siècle que le concept de zéro arrive en Europe par l'entremise de Léonard Fibonacci (probablement une abréviation de Filio di Bonacci), dit Léonard de Pise, qui était, contrairement à ce que son surnom indique, un commerçant vénitien. Lorsque Fibonacci essaya d'expliquer à ses contemporains l'intérêt du zéro, l'Église jugea que cela bouleversait trop de choses. Certains inquisiteurs estimèrent ce. zéro diabolique. Il faut dire que, s'il ajoutait de la puissance à certains chiffres, il ramenait à la nullité tous ceux qui tentaient de se faire multiplier par lui.

On disait que 0 est le grand annihilateur, car il transforme tout ce qui l'approche en zéro. Par contre, 1 était nommé le grand respectueux car il laissait intact ce qui est multiplié par lui. 0 que multiplie 5 c'est zéro. 1 que multiplie 5 c'est 5. Finalement, les choses se sont quand même arrangées. L'Église avait trop besoin de bons comptables pour ne pas saisir l'intérêt tout matérialiste d'utiliser le zéro.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome El.

207. LE GRAND PÈLERINAGE

Princesse 103e reconnaît le chemin. Elles vont bientôt apercevoir le nid humain d'où elle s'est évadée. Elles approchent du Grand Rendez-Vous.

La prncesse demande à son escouade déjeunes exploratrices de signaler à l'arrière du grand pèlerinage que les premiers rangs s'apprêtent à ralentir leur marche. Elle sait que la procession est désormais si longue que, si elle pile net, le temps que l'information parvienne au bout et soit traduite dans toutes les langues des cités étrangères, beaucoup des pèlerins fourmis seront piétines par ceux qui n'auront pas freiné assez vite.

Princesse 103e regarde le paysage et s'étonne. Il n'y a plus de nid. Une colline a pris sa place et tout autour règne un énorme désordre. L'air est envahi d'odeurs d'essence, d'odeurs de peur, d'odeurs de Doigts. La dernière fois qu'elle a perçu autant de tumulte et de stress, c'était lorsqu'elle avait interrompu rien qu'en marchant sur un tissu ce que les Doigts appellent un «pique-nique».

208. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: REPAS

Saliveuse: 10e.

REPAS:

Les Doigts sont les seuls animaux qui mangent selon un rythme précis.

Alors que, partout dans le monde animal, on mange 1) quand on a faim, 2) quand on aperçoit de la nourriture dans son champ de vision, 3) quand on est capable de courir suffisamment vite pour capturer cette nourriture, chez les Doigts, qu 'on ait faim ou pas faim, on mange trois fois par jour.

Ce système de trois repas par jour permet sans doute aux Doigts de séparer leurs journées en deux parties.

Le premier repas ouvre la matinée, le deuxième repas la clôt et ouvre l'après-midi, le troisième repas clôt l'après-midi et prépare au sommeil.

209. BONJOUR

Ils sont là. Les Doigts sont là. Et vu les odeurs qu'elle repère, 103e pense qu'il y en a beaucoup.

Molécule de salutation.

Tous les insectes du pèlerinage émettent leur phéro-mone de présentation. Rien d'agressif, rien d'ostentatoire dans ces signaux olfactifs.

Molécule de salutation à tous les Doigts présents.

Comme la phéromone Doigt ressemble beaucoup à celle signifiant Dieux, beaucoup s'y trompent.

Chassez l'irrationnel, il revient au galop et dès qu'il se passe quelque chose de trop extraordinaire, l'irrationnel s'en empare.

Molécule de salutation à tous les dieux présents.

Tout en escaladant les dieux, les fourmis émettent leurs phéromones les plus chaleureuses et les plus conviviales possible. Elles ont parfaitement compris que, désormais, quand on approche d'un Doigt, il faut s'adresser à lui avec beaucoup de respect.

Molécule de salutation à tous les dieux présents, émettent-elles à l'unisson en grimpant sur ces immenses animaux tièdes aux odeurs fortes.

210. ENCYCLOPÉDIE

UTOPIE DE SHABBATAI ZEVI: Après s'être livrés à mille calculs et interprétations ésotériques de la Bible et du Talmud, les grands érudits kabbalistes de Pologne prédirent que le Messie surgirait très précisément en l'an 1666. À l'époque, le moral de la population juive d'Europe de l'Est était au plus bas. L'hetman cosaque Bogdan Khmelnitski avait pris, quelques années plus tôt, la tête d'une armée de paysans afin d'en finir avec la domination des grands propriétaires féodaux polonais. Impuissante à les atteindre dans leurs châteaux bien fortifiés, la horde, prise d'une frénésie meurtrière, se vengea sur les petites bourgades juives jugées trop fidèles à leurs suzerains. Quand, quelques semaines plus tard, les aristocrates polonais lancèrent de sanglants raids de représailles, une fois de plus, les villages juifs en firent les frais et des milliers de victimes furent dénombrées. «C'est le signe de l'ultime combat d'Armaggedon», affirmèrent les kabba-listes. «C'est le prélude à l'arrivée du Messie.» Ce fut le moment que choisit en tout cas Shabbatai Zevi, un jeune homme doux au regard intense, pour se faire reconnaître comme le Messie. L'homme parlait bien, il rassurait, il faisait rêver. On prétendait qu'il pouvait accomplir des miracles. Il suscita rapidement une intense ferveur religieuse parmi les communautés juives éprouvées d'Europe de l'Est. Nombre de rabbins criaient certes à l'usurpateur et au «faux roi». Des schismes apparurent entre juifs partisans et dénonciateurs de Shabbatai Zevi, des familles entières se déchirèrent. Cependant, des centaines de personnes décidèrent de tout abandonner, de laisser là leur foyer et de suivre ce nouveau Messie qui les entraînait à construire une nouvelle société utopique en Terre sainte. L'affaire tourna court. Un soir, des espions du Grand Turc enlevèrent Shabbatai Zevi. Il échappa à la mort en se convertissant à l'islam. Certains de ses disciples, parmi les plus fidèles, le suivirent dans cette voie. D'autres encore préférèrent l'oublier.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

211. L'ARMÉE DES LUTINS

Un cri. Un policier s'effondra à la vision de cette marée noire et grouillante qui se dirigeait sur eux et semblait vouloir les escalader. Il y avait là vingt hommes. Trois périrent d'une crise cardiaque dans l'instant. Les autres déguerpirent sans demander leur reste.


Sur les trois corps doigtesques gisant, des exploratrices émettent gentiment molécule de salutation et ne compren nent pas qu'on ne leur réponde pas. Princesse 103e leur a pourtant affirmé que certains Doigts connaissent le langage olfactif des fourmis.


– Mais qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Julie en fixant l'écran vidéo.

Princesse 103e regarde autour d'elle les fourmis escalader les Doigts en leur souhaitant la bienvenue et elle comprend soudain que, si elle est à l'origine du mouvement, maintenant il la dépasse.

Elle demande à tout le monde de se calmer. Elle sait que les Doigts peuvent s'effrayer de leur présence en masse. Ils sont très timides, après tout.

Les douze jeunes exploratrices galopent tout le long de la colonne pour prier les marcheuses de rester à bonne distance des Doigts.

Devant, des fourmis grimpent sur les trois Doigts couchés, montagnes tièdes et figées.

Autour, on déplore des milliers de pèlerins qui, ayant escaladé des dieux, ont été emportés par. eux dans une course folle.

Princesse 103e conseille de garder son calme. Elle stoppe ses troupes. Elle interdit de manger les Doigts ou même de les mordre. Elle demande à tout un chacun de ne pas s'affoler devant l'importance de cet instant délicat.

Puis, le calme revenu, elle essaie de masquer son affolement et inspecte la colline. 24e et les douze jeunes exploratrices perçoivent que quelque chose ne va pas. Tout a été si brusque et maintenant tout est si paisible. Trop paisible.

Les escargots sortent leur tête de leur coquille.

Princesse 103e erre parmi les fougères et retrouve la bouche d'aération affleurant le sol, par laquelle elle s'est enfuie du nid des Doigts.

Elle se perche sur un rocher et s'adresse à la foule. Elle dit que cette colline est un de leurs nids et que les Doigts qui y vivent sont parmi les rares à savoir parler le langage olfactif. C'est une aubaine à saisir.

Elle va y descendre d'abord seule pour dialoguer avec eux et elle reviendra ensuite rendre compte de son entrevue.

En attendant, elle confie la responsabilité de la longue marche aux bons soins de 24e et des douze jeunes exploratrices.


Tandis que les fourmis volantes téléguidées filmaient la nappe noire recouvrant la colline, il y eut comme un grattement à l'une des grilles d'aération. Arthur alla voir et aperçut une fourmi de bonne taille équipée de petites ailes. Elle tenait une brindille dans ses mandibules pour gratter plus fort.

Il demanda qu'on la laisse entrer. On discernait une marque jaune sur son front et le visage du vieillard s'illumina.

103e.

103 e était de retour.

– Bonjour, 103e, prononça-t-il, très ému. Ainsi, tu as tenu ta promesse, tu es revenue…

La fourmi rousse, bien incapable évidemment de comprendre ces paroles auditives, remua à tout hasard ses antennes à la réception des odeurs buccales d'Arthur.

– Et tu as des ailes, désormais, s'émerveilla le vieil homme. Ah! nous avons sûrement beaucoup de choses à nous dire…

Il prit précautionneusement 103e entre ses doigts et la porta jusqu'à la «Pierre de Rosette».

Tous les gens de la pyramide se rassemblèrent autour de la machine dans laquelle 103e s'installait à son aise et mettait comme autrefois ses antennes en contact avec les tiges du bocal.

– Bonjour, 103e.

La machine grésilla et la voix synthétique répondit enfin:

Salutations, Arthur!

Arthur fixa les autres d'un œil fiévreux et leur demanda de retourner à leurs écrans. Finalement, il préférait parler seul à seul avec son amie. Tous comprirent que le vieillard était bouleversé par ces retrouvailles et s'éloignèrent.

Pour être sûr d'être seul à écouter la fourmi, Arthur se coiffa d'un casque audiophonique et, ensemble, ils se confièrent ce qu'ils avaient à se confier.

212. ENCYCLOPÉDIE

Nos ALLIÉS DIFFÉRENTS: L'histoire a connu de nombreux cas de collaboration militaire entre humains et animaux, sans que les premiers aient jamais pris la peine de demander l'avis des seconds. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques dressèrent ainsi des chiens antitanks. Harnachés d'une mine, les canidés avaient pour tâche de se glisser sous le char ennemi et de le faire exploser. Le système ne fonctionna pas très bien car les chiens avaient tendance à revenir trop tôt auprès de leurs maîtres.

En 1943, le docteur Louis Feiser imagina de lancer à l'assaut des navires japonais des chauves-souris équipées de bombes incendiaires miniaturisées. Elles auraient été la réponse des Alliés aux kamikazes nippons. Mais, après Hiroshima, ces armes devinrent obsolètes.

En 1944, les Britanniques conçurent, de même, le projet de se servir de chats pour piloter de petits avions bourrés d'explosifs. Ils pensaient que les félins, craignant l'eau, feraient tout pour orienter leur engin vers un porte-avions. Il n'en fut rien. Pendant la guerre du Viêt-nam, les Américains essayèrent de se servir de pigeons et de vautours pour expédier des bombes sur le Viêt-cong. Échec encore.

Lorsque les hommes ne cherchent pas à utiliser les animaux comme soldats, ils tentent de s'en servir comme espions. Ainsi, durant la guerre froide, la C.I.A. se livra à des expériences destinées à marquer les suspects en filature avec l'hormone de cafard femelle, le péripalone B. Cette substance est si excitante pour un cafard mâle qu'il arrive à la détecter et la rejoindre sur des distances de plusieurs kilomètres.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

213. MISE AU POINT

Nul ne sut jamais ce que se dirent, ce jour-là Arthur et 103e. Sans doute la fourmi lui expliqua-t-elle pourquoi elle avait fui son laboratoire. Sans doute Arthur la priat-il de demeurer là avec ses troupes pour protéger la pyramide de la prochaine attaque des Doigts. Sans doute 103e lui demanda-t-elle où en était le projet de coopération entre les deux mondes.

214. COMMUNICATION DES APÔTRES

Dehors, les douze jeunes exploratrices établissent douze bivouacs au sommet de la colline avec chacun une braise en son centre.

Dans chaque campement, une des douze raconte durant toute la nuit ce qu'elle croit qui se passe à l'intérieur du nid humain. Toutes pensent que la princesse a rejoint les dieux qui savent parler, pas comme ces trois tas de viande incapables de dialoguer et qui se sont effondrés dès qu'on les a abordés.

Princesse 103e est en train de demander que se noue un pacte irrévocable entre les Doigts et les fourmis, annonce d'ailleurs Prince 24e pour rassurer tout le monde.

A l'heure qu'il est, ce doit être déjà chose faite.

Au matin, c'est 5e qui, dressée sur ses béquilles, perçoit le premier bruit. Des pales brassent l'air au-dessus des campements. Elle comprend tout de suite que ces gros frelons lointains constituent une menace mais ils volent trop haut pour être à portée de jets d'acide. Les tirs des artilleuses fourmis ne vont pas au-delà de vingt centimètres et ces frelons sont à bien plus de vingt centimètres des antennes myrmécéennes.


Sur les écrans vidéo de la pyramide, la menace était encore plus spectaculaire. Aux minuscules fourmis volantes robots, les forces de l'ordre répondaient avec d'énormes hélicoptères.

C'était le type d'hélicoptères généralement utilisés pour l'épandage agricole. Il était trop tard pour envoyer 103e donner l'alerte à ses troupes. Une pluie jaunâtre de cristaux d'acide s'abattait déjà sur ses compagnes.

Au contact des cristaux de poison, la douleur est effroyable. Les carapaces fondent, les herbes fondent, les arbres fondent.

Les hélicoptères déversaient un mélange d'exfoliant et de pesticide extrêmement concentré.

Les gens du nid enrageaient. Des millions de fourmis étaient venues pour pactiser avec les hommes et étaient en train de mourir sans aucun moyen de se défendre.

– On ne peut pas laisser faire ça! enragea Arthur.

Tous leurs efforts n'auraient donc abouti qu'à ce massacre.

Princesse 103e suivait l'événement sur un petit écran de contrôle et ne comprenait pas.

– Ils sont devenus fous, murmura Julie.

– Non, ils ont peur, c'est tout, répondit Léopold. Jonathan Wells serra les poings:

– Pourquoi faut-il toujours que des forces insurmontables se dressent pour empêcher les hommes de connaître ce qui est nouveau, ce qui est différent! Pourquoi faut-il absolument que les hommes ne consentent à étudier les créatures qui les environnent que découpées en tranches et collées à une lamelle de microscope!

En cet instant, observant le liquide jaunâtre qui partout détruisait la vie, Arthur eut honte d'être humain. Avec détermination, il dit d'une voix qui se voulait ferme:

– Cela suffit comme ça. Assez joué. Rendons-nous et arrêtons ce carnage.

Ensemble, ils s'avancèrent dans le tunnel, sortirent de la pyramide et se livrèrent aux forces de l'ordre. Nul n'hésita. Il n'y avait pas d'autre choix. Ils n'entretenaient plus qu'un seul espoir: en capitulant, ils arrêteraient peut-être le ballet des hélicoptères semeurs de poison.

215. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: CORRIDA

Saliveuse.: 10e.

CORRIDA:

Les Doigts sont les plus puissants prédateurs.

Pourtant, il semble que, par moments, pris de doute, ils ressentent l'envie de se le confirmer.

Alors, ils organisent des «corridas».

Il s'agit d'un rituel étrange au cours duquel un homme affronte l'animal qui lui paraît le plus puissant: le taureau.

Pendant plusieurs heures, ils se combattent, le taureau armé de ses cornes pointues, le Doigt d'une fine pique de métal.

Le Doigt l'emporte toujours et il n 'est pas prévu de libérer le taureau, fût-il vainqueur.

Le rituel de la corrida donne aux Doigts l'occasion de se rappeler à eux-mêmes qu 'ils sont les vainqueurs de la nature.

En mettant à mort un lourd taureau furieux, ils se redonnent le titre de maîtres de tous les animaux.

216. LE PROCÈS

Trois mois plus tard, c'était le procès.

Dans la salle d'audience de la cour d'assises du palais de justice de Fontainebleau, il y avait foule. Tous ceux qui n'avaient pas été présents lors des heures de gloire des accusés étaient venus assister à leur mise à mort. Pour une fois, la télévision nationale s'était déplacée. Les six chaînes principales étaient là. Elles n'avaient pas assisté à la réussite de la révolution, elles assisteraient à son exécution. Pour les spectateurs, la défaite est toujours plus intéressante et télégénique que la victoire.

Enfin, on tenait les meneurs de la Révolution des fourmis et les savants fous de la pyramide de la forêt. Le fait qu'il y ait parmi eux un ex-ministre de la Recherche, une belle Eurasienne, un vieux bonhomme malade ajoutait un côté folklorique au procès.

Journalistes, cameramen et photographes se bousculèrent. Les bancs réservés aux spectateurs étaient pleins à craquer et on se pressait encore devant les portes du palais de justice.

– Mesdames et messieurs, la cour, annonça l'huissier.

Le président entra, flanqué de ses deux assesseurs, suivi par l'avocat général. Le greffier était déjà à sa place ainsi que les neuf jurés. Il y avait là un épicier, un agent des postes à la retraite, une toiletteuse de chiens, un chirurgien sans clientèle, une contrôleuse du métro, un distributeur de prospectus, une institutrice en congé maladie, un comptable et un cardeur de matelas. Leurs odeurs étaient diverses.

L'huissier ânonna:

– Ministère public contre le groupuscule dit «Révolution des fourmis» associé aux conjurés dits «gens de la pyramide forestière».

Le juge se cala confortablement dans son trône, conscient que le procès allait probablement durer. Il avait les cheveux blancs, une barbe poivre et sel bien taillée, le nez chaussé de lunettes en demi-lunes et tout en lui respirait la majesté de la justice, volant très loin au-dessus des intérêts particuliers.

Les deux assesseurs étaient d'âge vénérable et semblaient être venus se distraire entre deux parties de belote. Tous trois prirent place à une longue table en orme surmontée d'une statue allégorique représentant précisément «La Justice en marche», sous la forme d'une jeune femme drapée d'une toge très décolletée, bandeau sur les yeux et brandissant une balance.

Le greffier se dressa et fit l'appel des accusés, encadrés de quatre policiers. En tout, ils étaient vingt-huit. Il y avait là les sept instigateurs de la Révolution des fourmis, ainsi que les dix-sept personnes du premier volume de l'Encyclopédie, les quatre du second.

Le président de la cour demanda où se trouvait l'avocat des prévenus. Le greffier répondit que l'une des accusées, Julie Pinson, avait l'intention de servir d'avocat et que tous les autres accusés étaient d'accord.

– Qui est Julie Pinson?

Une jeune fille aux yeux gris clair leva la main.

Le président l'invita à prendre place au pupitre reserve à la défense. Deux policiers l'encadrèrent immédiatement pour prévenir toute velléité d'évasion.

Les policiers étaient souriants et sympathiques. «En fait, se dit Julie, les policiers sont des gens féroces lorsqu'ils sont en chasse, parce qu'ils ont peur d'échouer dans leur mission, mais une fois leur proie capturée, ce sont des gens plutôt aimables.»

Julie chercha sa mère dans le public, la découvrit au troisième rang et lui adressa un petit signe de la tête. Depuis le temps que sa mère réclamait qu'elle fasse des études de droit pour devenir avocate, Julie était assez contente d'être parvenue sur le banc de la défense sans le moindre diplôme.

Le maillet d'ivoire du président frappa la table de bois.

– L'audience est ouverte. Greffier, lisez l'acte d'accusation.

L'homme dressa un bref résumé des épisodes précédents. Le concert qui avait viré à l'émeute, les échauffou-rées avec la police, l'occupation du lycée, les coûteuses dégradations, les premiers blessés, la fuite des meneurs, la traque en forêt, le refuge dans la pyramide, enfin le décès de trois des policiers chargés de les arrêter.

Arthur fut le premier appelé à la barre.

– Vous êtes bien Ramirez Arthur, soixante-douze ans, commerçant, domicilié rue Phoenix à Fontainebleau?

– Oui.

– Dites: oui, monsieur le président.

– Oui, monsieur le président.

– Monsieur Ramirez, vous avez assassiné le 12 mars dernier M. Gaston Pinson en utilisant pour arme un minuscule robot tueur en forme de mouche volante. Ce robot tueur étant téléguidé est assimilable à un missile à tête chercheuse et donc classé arme de cinquième catégorie. Qu'avez-vous à répondre à ce chef d'accusation?

Arthur passa une main sur son front moite. La station debout épuisait le vieil homme malade.

– Rien. Je suis désolé de l'avoir tué. Je voulais seulement l'endormir. J'ignorais qu'il était allergique aux anesthésiants.

– Vous trouvez normal d'attaquer les gens avec des mouches robots? interrogea l'avocat général, narquois.

– Des fourmis volantes téléguidées, rectifia Arthur. Il s'agit d'une version améliorée de mon modèle de fourmi rampante téléguidée. Vous comprenez, mes amis et moi tenions à travailler en paix, sans être dérangés par des curieux ou des promeneurs.

«C'est dans le but de converser avec les fourmis et de parvenir à une coopération entre nos deux cultures que nous avons bâti cette pyramide.

Le président feuilleta ses papiers.

– Ah oui! construction illicite sans permis sur un site protégé, en plein parc naturel national.

Il fureta encore.

– Je vois ici que votre tranquillité vous est si chère que vous avez récidivé en envoyant une de vos «fourmis volantes» s'en prendre à un fonctionnaire chargé de l'ordre public, le commissaire Maximilien Linart.

Arthur confirma.

– Lui, il voulait détruire ma pyramide. C'était de la légitime défense.

– Tous les arguments vous sont décidément bons pour tuer les gens avec des petits robots volants, remarqua l'avocat général.

Arthur fut alors secoué d'une violente quinte de toux. Il ne pouvait plus parler. Deux policiers le ramenèrent au box des accusés où il s'effondra lourdement parmi ses amis qui, anxieusement, se penchèrent vers lui. Jacques Méliès se leva pour exiger d'urgence un médecin. Le praticien de service accourut et déclara que l'accusé poursuivrait dans un instant mais qu'il ne fallait pas trop l'épuiser.

– Accusé suivant: David Sator.

David se présenta devant le magistrat sans le secours de sa canne, dos tourné au public.

– David Sator, dix-huit ans, lycéen. Vous êtes accusé d'être le stratège de cette «Révolution des fourmis». Nous avons en notre possession des photos vous montrant en train de diriger vos troupes de manifestants comme un général son armée. Vous vous êtes pris pour un nouveau Trotski en train de ressusciter l'Armée rouge?

David n'eut pas le temps de répondre. Le juge poursuivit:

– Vous vouliez créer une armée fourmi, non? D'ailleurs, expliquez donc aux jurés pourquoi vous avez fondé votre mouvement sur l'imitation des insectes?

– J'ai commencé à m'intéresser aux insectes quand nous avons intégré un grillon à notre groupe de rock. C'était vraiment un bon musicien.

Il y eut des ricanements dans le public. Le président réclama le silence mais David ne se laissa pas déconcerter.

– Après les grillons qui ont une communication d'individu à individu, j'ai découvert les fourmis qui, elles, ont une communication tous azimuts. Dans une cité fourmi, chaque individu fait partager ses émotions à l'ensemble de la fourmilière. Leur solidarité est totale. Ce que les sociétés humaines tentent de réussir depuis des millénaires, les sociétés fourmis y sont parvenues bien avant notre apparition sur la terre.

– Vous voudriez que nous portions tous des antennes? demanda l'avocat général, goguenard.

Cette fois, les rires dans la salle ne furent pas réprimés et David dut attendre que le calme revienne pour répondre:

– Je pense que si nous disposions d'un système de communication aussi efficace que celui des fourmis, il n'y aurait pas autant de méprises, de quiproquos, de contresens et de mensonges. Une fourmi ne ment pas car elle n'est même pas capable d'imaginer l'intérêt de mentir. Pour elle, communiquer, c'est transmettre de l'information aux autres.

Le public réagit en murmurant et le juge abattit son maillet d'ivoire.

– Accusée suivante: Julie Pinson. Vous avez été la Pasionaria et l'instigatrice de cette Révolution des fourmis. En plus des importants dégâts, il y a eu des blessés graves. Narcisse Arepo, entre autres.

– Comment va Narcisse? interrompit la jeune fille.

– Ce n'est pas à vous de poser les questions. Et la politesse et la règle exigent que vous vous adressiez à moi comme à «monsieur le président». Je l'ai déjà rappelé à un de vos complices tout à l'heure. Mademoiselle, vous me semblez bien ignorante de ce qu'est une procédure judiciaire. Ce serait vous rendre service, à vous-même et à vos amis, que de faire commettre d'office un avocat professionnel.

– Je vous prie de m'excuser, monsieur le président.

Le juge consentit à se radoucir, prenant des airs de vieux grand-père ronchon.

– Bon. Pour répondre à votre question, l'état de M. Narcisse Arepo est stationnaire. C'est à cause de vous qu'il en est là.

– J'ai toujours prôné une révolution non violente. Pour moi, l'idée de Révolution des fourmis est synonyme d'accumulation de petits actes discrets, qui, ensemble, renversent des montagnes.

En se tournant vers sa mère, désireuse de la convaincre, au moins elle, Julie aperçut le professeur d'histoire qui hochait la tête en signe d'assentiment. Il n'était pas le seul enseignant du lycée à s'être déplacé. Les professeurs de mathématiques, d'économie, de gymnastique et même de biologie étaient là aussi. Il ne manquait que les professeurs de philosophie et d'allemand.

– Mais pourquoi cette symbolique des fourmis? insista le président.

Les journalistes étaient nombreux sur les bancs de la presse. Cette fois, elle avait la possibilité de toucher un vaste auditoire. L'enjeu était énorme. Il fallait bien choisir ses mots.

– Les fourmis forment une société où les citoyens sont mus par une même volonté de contribuer au mieux-être de tous.

– Vision poétique, certes, sans grand rapport avec la réalité! interrompit l'avocat général. Une fourmilière fonctionne parfaitement mais tout comme un ordinateur ou une machine à laver. On perdrait son temps à y rechercher de l'intelligence ou une conscience. Il ne s'agit que de comportements inscrits génétiquement.

Brouhaha sur les bancs de la presse. Le contrer, vite.

– Vous avez peur de la fourmilière parce qu'elle représente une réussite sociale que nous n'arriverons jamais à égaler.

– C'est un monde militaire.

– Pas du tout. C'est au contraire semblable à une communauté hippie où chacun fait ce qu'il lui plaît, sans chef, sans généraux, sans prêtres, sans président, sans police, sans répression.

– Quel est donc le secret de la fourmilière alors, selon vous? interrogea l'avocat général, piqué au vif.

– Justement, il n'y en a pas, dit calmement Julie. Les comportements des fourmis sont chaotiques et elles vivent dans un système désordonné fonctionnant mieux qu'un système ordonné.

– Anarchiste! lança quelqu'un dans le prétoire.

– Vous êtes anarchiste? demanda le président.

– Je suis anarchiste si ce mot signifie qu'il est possible de vivre en société sans chef, sans hiérarchie, sans maître à penser, sans promesse d'augmentation de salaire, sans promesse de paradis après la mort. En fait, le vrai anarchisme, c'est le summum du sens civique. Or, les fourmis vivent comme ça depuis des millénaires.

Quelques sifflets, quelques applaudissements, l'auditoire était partagé. Des jurés prenaient des notes.

L'avocat général se dressa, dans de grands moulinets de manches noires.

– En fait, tout votre raisonnement se résume à ériger la société des fourmis comme exemple à imiter. C'est bien cela?

– Il faut prendre chez elles le bon et laisser le mauvais. Mais oui, sur certains points, elles peuvent venir en aide à notre société humaine qui, ayant tout exploré, tourne en rond. Essayons et on verra bien ce que cela donnera. Et si ça ne marche pas, tentons d'autres systèmes d'organisation. Peut-être que ce seront les dauphins, les singes ou les étourneaux qui nous apprendront à mieux vivre en collectivité.

Tiens, Marcel Vaugirard était là. Pour une fois, il assistait au spectacle. Elle se demanda s'il avait changé d'avis à propos de sa devise: «On parle mieux des choses lorsqu'on ne les connaît pas.»

– Dans une fourmilière, tout le monde est pourtant contraint de travailler. Comment conciliez-vous cela avec votre esprit… libertaire? questionna le président.

– Encore une erreur. Il n'y a que 50 % des fourmis qui travaillent efficacement dans une cité. 30 % ont une activité improductive de type auto-nettoiement, discussion, etc. et 20 % se reposent. C'est ça qui est formidable: avec 50 % de fainéants et aucune police, aucun gouvernement, aucun plan quinquennal, les fourmis arrivent à être bien plus efficaces que nous et bien mieux en harmonie avec leur ville.

«Les fourmis sont admirables et dérangeantes car elles nous montrent qu'une société n'a pas besoin de contraintes pour bien fonctionner.

Un murmure d'approbation parcourut l'assistance.

Le juge se lissa la barbe.

– Une fourmi n'est pas libre. Elle est biologiquement obligée de répondre à un appel olfactif.

– Et vous? Avec votre téléphone portable? Vos supérieurs hiérarchiques vous joignent bien à tout moment pour vous donner des ordres auxquels vous êtes tenu d'obéir. Où est la différence?

Le magistrat leva les yeux au ciel.

– Assez de cette apologie de la société insecte. Les jurés en ont suffisamment entendu pour s'être fait une opinion sur ce sujet. Vous pouvez vous rasseoir, mademoiselle. Passons à l'accusé suivant.

Butant sur chaque syllabe, yeux rivés sur sa fiche, il déchiffra:

– Ji… woong… Choi.

Le Coréen se présenta à la barre.

– Monsieur Ji-woong Choi, vous êtes accusé d'avoir créé le réseau informatique qui a disséminé un peu partout les idées subversives de votre prétendue Révolution des fourmis.

Le visage du Coréen s'orna d'un sourire. Dans le jury, les dames manifestèrent de l'intérêt. L'institutrice en congé maladie cessa d'examiner ses ongles et la contrôleuse du métro de marteler la table.

– Les bonnes idées, dit Ji-woong, méritent d'être répandues le plus largement possible.

– C'était de la propagande «myrmécéenne»? dit l'avocat général.

– S'inspirer d'une forme de pensée non humaine pour réformer la pensée humaine, ça a plu à beaucoup de connectés en tout cas.

L'avocat général se dressa, avec de nouveaux effets de manches.

– Vous avez bien entendu, mesdames et messieurs les jurés. L'accusé entendait saper les bases mêmes de notre société et ce, en imposant des idées fallacieuses. Car qu'est-ce qu'une société fourmi sinon une société de castes? Les fourmis naissent ouvrières, soldates ou sexuées et en aucun cas ne peuvent modifier le sort auquel elles ont été destinées. Pas de mobilité sociale, pas d'avancement au mérite, rien. C'est la société la plus inégalitaire au monde.

Le visage du Coréen exprima une franche gaieté.

– Chez les fourmis, lorsqu'une ouvrière a une idée, elle en parle tout autour d'elle. Les autres la testent et, si elles la jugent bonne, elles la réalisent. Chez nous, si vous n'êtes pas couvert de diplômes, si vous n'avez pas atteint un certain âge, si vous n'appartenez pas à une bonne catégorie sociale, personne ne vous laissera exprimer votre idée.

Le président n'avait pas l'intention d'offrir une tribune à ces gamins séditieux. Les jurés comme l'ensemble du prétoire suivaient un peu trop attentivement les arguments du jeune homme.

– Accusée suivante, Francine Tenet. Mademoiselle, qu'est-ce qui vous a incitée à soutenir cette Révolution des fourmis?

La jeune fille blonde s'efforça de dominer sa timidité. Un prétoire, c'était beaucoup plus impressionnant qu'une salle de concert. Elle jeta un coup d'ceil vers Julie pour se donner du courage.

– Tout comme mes amis, monsieur le président…

– Parlez plus fort, que les jurés vous entendent. Francine s'éclaircit la gorge:

– Tout comme mes amis, monsieur le président, j'estime que nous avons besoin d'autres exemples de sociétés pour agrandir l'horizon de notre imagination. Les fourmis sont un excellent moyen de comprendre notre monde. En les observant, c'est nous-mêmes en miniature que nous observons. Leurs villes ressemblent à nos villes et leurs routes à nos routes. Elles nous permettent de changer de point de vue. Rien que pour ça, l'idée de la Révolution des fourmis me plaisait.

L'avocat général tira de ses dossiers des liasses de feuillets qu'il brandit avec conviction.

– Avant de procéder à l'audition des prévenus, je me suis informé auprès de vrais scientifiques, d'entomologistes spécialistes des fourmis.

Doctement, il poursuivit:

– Je vous assure, mesdames et messieurs les jurés, que les fourmis ne sont pas du tout les gentilles bêtes généreuses dont parlent nos accusés. Bien au contraire, les sociétés fourmis sont en permanence en guerre. Depuis cent millions d'années elles sont en expansion partout dans le monde. On pourrait même dire que les fourmis sont déjà maîtresses de la planète puisqu'elles en occupent pratiquement toutes les niches écologiques. Il n'y a que la banquise qu'elles ne soient pas parvenues à coloniser. Au banc de la défense, Julie se leva.

– Vous reconnaissez donc, monsieur l'avocat général, que les fourmis n'ont nul besoin de conquérir encore quoi que ce soit?

– En effet. D'ailleurs, si un extraterrestre débarquait soudain sur notre planète, il aurait plus de chances de rencontrer une fourmi qu'un humain.

– … Et donc de s'adresser à elle comme au représentant de la population terrienne, compléta Julie.

Rires dans la salle.

Le président du tribunal était ennuyé par la tournure que prenaient les débats. Depuis le début de l'audience, il n'était question que de fourmis et de sociétés fourmis. Le magistrat aurait préféré qu'on ramène les interrogatoires sur le terrain plus concret du vandalisme dans le lycée, des émeutes et surtout du décès des policiers. Mais l'avocat général était entré dans le jeu de ces gamins aux idées farfelues et le jury avait l'air de se passionner pour cet étrange débat. De surcroît, son collègue de l'accusation avait visiblement pris la peine de se documenter auprès de spécialistes et il entendait maintenant étaler sa science toute neuve.

– Les fourmis sont partout en train de se battre contre nous, reprit l'avocat général avec fougue. J'ai ici des documents prouvant qu'on assiste actuellement à un regroupement des cités myrmécéennes. Greffier, distribuez des copies aux jurés ainsi qu'à ces messieurs et dames de la presse. On ignore encore la raison de ce phénomène, mais il est évident que cette coalition ne fera qu'accentuer leur emprise. Les villes fourmis poussent partout comme des champignons. Les fourmis s'insinuent partout. Elles parviennent à se creuser des nids dans le béton. Aucune de nos cuisines n'est à l'abri.

Julie réclama la parole:

– Ce que contiennent nos cuisines est issu de la terre. La terre n'a jamais précisé auxquels de ses enfants elle réservait ses richesses. Il n'y a aucune raison pour qu'elle les donne aux humains plutôt qu'aux fourmis.

– On nage en plein délire, s'exclama l'avocat général. Mademoiselle Pinson voudrait maintenant introduire un droit de propriété des animaux… Et pourquoi pas des végétaux et des minéraux, pendant que vous y êtes… Quoi qu'il en soit, les villes fourmis envahissent tout! dit-il pour gagner du temps.

Julie rétorqua aussi sec:

– Leurs villes sont admirables. Il n'y a pas d'embouteillages alors qu'il n'y a pas de règle de conduite. Chacun perçoit les autres et s'adapte pour gêner le moins possible. Si ce n'est pas le cas, elles creusent un nouveau couloir. Il n'y a pas d'insécurité car l'entraide est totale. Il n'y a pas de banlieues déshéritées car il n'y a pas de déshéritées. Personne ne possède rien ni ne se promène nu. Il n'y a pas de pollution car un tiers de l'activité consiste à nettoyer et recycler. Il n'y a pas de surpopulation car la reine adapte sa ponte en qualité et en quantité par rapport aux besoins de la cité.

L'avocat général lança pour la défier:

– Les insectes n'ont rien «inventé»! Notez, greffier.

– Si je puis me permettre, monsieur le greffier notera grâce aux insectes. Car c'est un insecte qui a inventé le papier. Si vous le voulez, je peux vous expliquer comment. Cela s'est passé au premier siècle en Chine, un eunuque du palais, Tchouen, avait remarqué que les guêpes prenaient des petits bouts de bois qu'elles mâchaient et qu'elles enduisaient de salive. Il a eu l'idée de les copier.

Le président n'avait vraiment pas envie de poursuivre dans cette voie.

– Je rappelle que vos fourmis nous ont tué trois policiers.

– Elles ne les ont pas tués, je vous l'assure, monsieur le président. J'ai assisté à toute la scène sur les écrans de contrôle de la pyramide. Les policiers sont morts de peur quand ils se sont vus recouverts d'une masse grouillante d'insectes. C'est leur imagination qui les a tués.

– Recouvrir des gens de fourmis cela ne vous semble pas cruel?

– La cruauté est une spécificité humaine. L'homme est le seul animal à faire souffrir sans raison, rien que pour le plaisir de voir un autre être souffrir.

Les jurés étaient d'accord. Eux aussi sentaient confusément que les fourmis ne tuaient pas par plaisir mais par nécessité. Ils se gardèrent bien toutefois de manifester leur sentiment. Le président les avait dûment chapitrés là-dessus. Rien ne devait jamais transparaître de leurs impressions: un mot de trop, une manifestation d'assentiment ou d'humeur, et le procès risquait d'être annulé. Les jurés s'appliquèrent à conserver un visage impassible.

Le président réveilla du coude ses assesseurs qui avaient tendance à s'assoupir et s'entretint un instant avec eux. Il appela le commissaire Maximilien Linart à la barre.

– Commissaire, vous avez été à la tête des forces de l'ordre tant lors de l'assaut du lycée de Fontainebleau que de celui de la pyramide.

– Oui, monsieur le président.

– Vous étiez présent lors du décès des trois policiers. Pouvez-nous nous préciser les circonstances de leur disparition?

– Mes hommes ont été submergés par une marée de fourmis hostiles. Ce sont bien elles qui les ont assassinés. En fait, je regrette que tous les coupables ne soient pas présents dans le box des accusés.

– Vous pensez à Narcisse Arepo, sans doute, mais le pauvre garçon est encore à l'hôpital.

Le commissaire eut un air étrange.

– Non, je pense aux véritables assassins, aux véritables instigatrices de cette prétendue révolution. Je pense aux… fourmis.

Rumeur dans le prétoire. Le président fronça un sourcil, puis usa de son maillet d'ivoire pour faire revenir le silence.

– Précisez votre idée, commissaire.

– Après la reddition des occupants de la pyramide, nous avons rempli des sacs entiers de fourmis présentes sur les lieux des crimes. Ce sont elles qui ont tué les policiers. Il serait normal qu'elles comparaissent, elles aussi, devant ce tribunal afin d'y être jugées.

À présent les assesseurs discutaient entre eux, semblant d'avis différents sur des problèmes de procédure judi ciaire et de jurisprudence. Le juge se pencha en avant et dit à mi-voix:

– Vous tenez toujours ces fourmis prisonnières?

– Bien sûr, monsieur le président.

– Mais le droit français s'applique-t-il aux animaux? demanda Julie.

Le commissaire lui fît face, balayant son argument.

– Il y a des antécédents très précis de procès d'animaux. J'en ai d'ailleurs apporté les minutes au cas où la cour aurait quelques doutes à ce sujet.

Il déposa un lourd dossier sur la table du président. Les magistrats considérèrent le tas épais devant eux, se consultèrent longuement. Finalement le président fit résonner son maillet.

– Suspension de séance. La requête du commissaire Linart est admise. L'audience reprendra demain. Avec les fourmis.

217. ENCYCLOPEDIE

PROCÈS D'ANIMAUX: De tout temps, les animaux ont été considérés dignes d'être jugés par la justice des hommes. En France, dès le dixième siècle, on torture, pend et excommunie sous divers prétextes des ânes, des chevaux ou des cochons. En 1120, pour les punir des dégâts qu'ils causaient dans les champs, l'évêque de Laon et le grand vicaire de Valence excommunièrent des chenilles et des mulots. Les archives de la justice de Savigny contiennent les minutes du procès d'une truie, responsable de la mort d'un enfant de cinq ans. La truie avait été retrouvée sur les lieux du crime en compagnie de six porcelets aux groins encore couverts de sang. Étaient-ils complices? La truie fut pendue par les pattes arrière, en place publique, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Quant à ses petits, ils furent placés en garde surveillée chez un paysan. Comme ils ne présentaient pas de comportements agressifs, on les laissa grandir pour les manger «normalement» à l'âge adulte.

En 1474, à Bâle, en Suisse, on assista au procès d'une poule, accusée de sorcellerie pour avoir pondu un œuf ne contenant pas de jaune. La poule eut droit à un avocat qui plaida l'acte involontaire. En vain. La poule fut condamnée au bûcher. Ce ne fut qu'en 1710 qu'un chercheur découvrit que la ponte d'œufs sans jaune était la conséquence d'une maladie. Le procès ne fut pas révisé pour autant.

En Italie, en 1519, un paysan entama un procès contre une bande de taupes ravageuses. Leur avocat, particulièrement éloquent, parvint à démontrer que ces taupes étaient très jeunes, donc irresponsables, et que, de surcroît, elles étaient utiles aux paysans puisqu'elles se nourrissaient des insectes qui détruisaient leurs récoltes. La sentence de mort fut donc commuée en bannissement à vie du champ du plaideur. En Angleterre, en 1662, James Potter, accusé d'actes fréquents de sodomie sur ses animaux familiers, fut condamné à la décapitation mais ses juges, considérant ses victimes comme autant de complices, infligèrent la même peine à une vache, deux truies, deux génisses et trois brebis.

En 1924 enfin, en Pennsylvanie, un labrador mâle du nom de Pep fut condamné à la prison à vie pour avoir tué le chat du gouverneur. Il fut écroué, sous matricule, dans un pénitencier où il mourut de vieillesse, six ans plus tard.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

218. LEÇON DE DIALECTIQUE

Deuxième audience. Devant les accusés les policiers avaient déposé un aquarium empli d'une bonne centaine de fourmis, désormais leurs co-inculpées.

Un à un, les jurés vinrent examiner le bocal éclairé par des projecteurs. Ils fronçaient le nez devant les relents de pomme en décomposition qui s'en dégageaient, s'imagi-nant que c'était là l'odeur naturelle des fourmis.

– Je peux assurer la cour que toutes ces fourmis ont participé à l'attaque contre mes hommes, affirma le commissaire Maximilien Linart, fort satisfait qu'on ait accédé à sa requête.

Julie se leva. Elle assumait maintenant avec beaucoup d'aisance son rôle d'avocate et prenait la parole chaque fois qu'elle estimait que la situation l'exigeait.

– Ces fourmis manquent d'air. La buée sur les vitres indique qu'elles étouffent. Si vous ne voulez pas qu'elles meurent avant la fin des débats, il faut percer davantage de trous dans le couvercle de plastique.

– Mais elles risquent de s'enfuir! s'exclama Maximi-lien qui, apparemment, avait déjà eu beaucoup de mal à garder ses coupables en détention et à les amener jusqu'ici.

– Il est du devoir de la cour de veiller à la bonne santé de tous ceux qui sont déférés devant elle, et cela vaut aussi pour ces fourmis, déclara sentencieusement le juge.

Il chargea un huissier de forer les trous supplémentaires. Pour percer le Plexiglas, l'huissier prit une aiguille, une pince et un briquet. Il chauffa l'aiguille jusqu'à ce qu'elle devienne rouge puis l'enfonça dans le plastique en répandant une odeur de brûlé.

Julie reprit la parole.

– On croit que les fourmis ne souffrent pas parce qu'elles ne hurlent pas quand elles ressentent une douleur. Mais c'est faux. Comme nous, elles possèdent un système nerveux, donc elles souffrent. Voilà bien encore une tare de notre ethnocentrisme. Nous nous sommes accoutumés à n'éprouver de compassion que pour ceux qui crient quand ils ont mal. Échappent à notre pitié les poissons, les insectes et tous les invertébrés dépourvus de communication orale.

L'avocat général comprenait comment Julie était parvenue à galvaniser des foules. Son éloquence et sa fougue étaient très convaincantes. Il pria cependant les jurés de ne pas tenir compte de ses propos qui n'étaient encore que de la propagande au service de sa prétendue Révolution des fourmis.

Il y eut quelques protestations et le président exigea le silence afin de redonner la parole au témoin Maximilien Linart. Mais Julie n'en avait pas fini. Elle affirma que les fourmis étaient parfaitement capables de parler et de se défendre et qu'il n'était pas normal qu'on leur inflige ce procès sans leur donner la parole pour leur permettre de répondre aux accusations pesant sur elles.

L'avocat général ricana. Le juge demanda des explications.

Julie révéla alors l'existence de la machine «Pierre de Rosette» et en exposa le mode d'emploi. Le commissaire confirma avoir saisi dans la pyramide un appareillage conforme à ce que la jeune fille décrivait. Le président ordonna qu'on l'apporte. Il y eut une nouvelle suspension de séance tandis qu'Arthur, parmi les flashes des reporters-photographes, installait au centre du prétoire tout son attirail d'ordinateurs, de tuyaux et de fioles d'essences parfumées, ainsi que le chromatographe et le spectro-mètre de masse.

Julie aida Arthur à procéder aux ultimes réglages. Après son bricolage au lycée, elle était devenue une excellente assistante en utilisation de «Pierre de Rosette».

Tout était en place. La cour, les jurés, les journalistes et même les policiers étaient très curieux de voir si tout ce bric-à-brac fonctionnait et si on allait vraiment assister à un dialogue entre humains et fourmis.

Le président demanda qu'on procède à une première audition. Arthur fit baisser les lumières dans le prétoire et illuminer sa machine, nouvelle vedette de ce procès à rebondissements.

Un huissier saisit une fourmi au hasard dans le bocal et Arthur la déposa dans une éprouvette puis y introduisit la sonde avec ses deux antennes. Il tourna encore quelques manettes et fit signe que tout était au point.

Aussitôt, une voix synthétique et grésillante résonna dans le haut-parleur. C'était la fourmi qui parlait.

AU SECOURS!!!!!

Arthur fît encore quelques réglages.

Au secours! Sortez-moi d'ici! J'étouffe! répétait la fourmi.

Julie déposa près d'elle une miette de pain que la fourmi grignota d'autant plus avidement qu'elle était terrorisée. Arthur lui envoya un message lui demandant si elle était prête à répondre à des questions.

Qu 'est-ce qu 'il se passe? demanda la fourmi à travers la machine.

– On fait votre procès, indiqua Arthur.

C'est quoi procès?

– C'est de la justice.

C'est quoi justice?

– C'est le fait d'estimer si on a raison ou tort.

C'est quoi raison-ou-tort?

– Raison c'est quand on agit bien. Tort c'est le contraire.

C'est quoi agir-bien?

Arthur soupira. Déjà, dans la pyramide, il était très difficile de dialoguer avec les fourmis sans redéfinir sans cesse les mots.

– Le problème, dit Julie, c'est que les fourmis, n'ayant pas de sens moral, ignorent ce qu'est le bien, le mal et jusqu'à la notion de justice. Dépourvues de sens moral, les fourmis ne peuvent donc pas être considérées comme responsables de leurs actes. Il faut donc les relâcher dans la nature.

Chuchotements entre le juge et ses assesseurs. La responsabilité animale était de toute évidence au centre de leur débat. Ils étaient assez tentés de se débarrasser de ces créatures en les renvoyant dans la forêt mais, d'un autre côté, ils n'avaient pas tant de distractions dans la vie et il était rare que les journalistes fassent état des audiences et des protagonistes des procès se déroulant au tribunal de Fontainebleau. Pour une fois que leurs noms seraient cités dans la presse…

L'avocat général se leva:

– Tous les animaux ne sont pas aussi immoraux que vous le proclamez, déclara-t-il. Par exemple, on sait que chez les lions, il y a un interdit: ne pas manger de singe. Un lion qui mange du singe est exclu de la horde, comment expliquer ce comportement sinon par le fait qu'il y a «une morale des lions»?

Maximilien se souvint qu'il avait vu dans son aquarium les mères de ses poissons guppys accoucher de petits et les poursuivre aussitôt pour les manger. De même, il se souvenait d'avoir observé des chiots essayer de forniquer avec leur mère. Cannibalisme, inceste, assassinat de ses propres enfants… «Pour une fois Julie a raison et l'avocat général a tort, pensa-t-il. Chez les animaux, il n'y a pas de morale. Ils ne sont ni moraux ni immoraux, ils sont amoraux. Ils ne perçoivent pas qu'ils font des choses mauvaises. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils doivent être détruits.»

La machine «Pierre de Rosette» se remit à grésiller.

Au secours!

L'avocat général s'approcha de l'éprouvette. La fourmi dut percevoir une silhouette car aussitôt, elle émit:

Au secours. Qui que vous soyez, sortez-nous d'ici, le coin est infesté de Doigts!

La salle se mit à rire.

Maximilien rongeait son frein. Cela tournait au cirque avec le pire des numéros: le dresseur de puces. Au lieu de mettre en lumière les dangers des systèmes sociaux fourmis appliqués aux sociétés humaines, on jouait avec une machine à faire parler les fourmis.

Julie, profitant de la bonne humeur réattaqua.

– Libérez-les. Il faut les libérer ou les tuer, mais on ne peut pas les laisser souffrir dans cet aquarium.

Le président détestait que ses accusés, même préposés au rôle d'avocat, lui ordonnent quoi que ce fût, mais l'avocat général songea pour sa part que c'était là une bonne occasion de se livrer à une petite surenchère. Il était furieux de s'être laissé damer le pion par Maximilien Linart et de n'avoir pas songé le premier à faire inculper les fourmis.

– Ces fourmis-là ne sont au fond que des lampistes, s'exclama-t-il, debout près de la «Pierre de Rosette». Si on veut châtier les vraies coupables, il faut frapper à la tête et donc juger leur meneuse: 103e, leur reine.

Dans le box des accusés, on s'étonna que l'avocat général fut au courant de l'existence de 103e et du rôle qu'elle avait joué dans la défense de la pyramide.

Le président déclara que si c'était pour parler sans se comprendre pendant des heures, autant y renoncer tout de suite.

– Je crois savoir que cette reine 103e sait bien parler notre langue! asséna l'avocat général en brandissant un gros livre relié.

C'était le deuxième volume de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et absolu.

L'Encyclopédie! s'étouffa Arthur.

– Mais oui! monsieur le président, sur les pages blanches, à la fin de cette encyclopédie, se trouve le journal que tenait quotidiennement Arthur Ramirez. Il a été retrouvé à l'occasion de la deuxième perquisition demandée par le juge d'instruction. Il raconte toute l'histoire des gens de la pyramide et nous informe de l'existence d'une fourmi particulièrement douée, 103e, familière de notre monde et de notre culture. Elle serait capable de dialoguer sans qu'on ait besoin de lui rabâcher chaque mot.

Dans son coin, Maximilien écumait. Il avait mis la main sur tant de trésors lors de sa première perquisition qu'il avait négligé les livres dans les tiroirs, qui ne lui avaient semblé contenir que de simples calculs mathématiques ou des formules chimiques destinés à l'aménagement des machines. Il avait oublié l'un des principes essentiels qu'il enseignait lui-même à l'école de police: tout observer autour de soi avec la même objectivité.

Maintenant, cet avocat général en savait plus que lui.

Le magistrat ouvrit le livre à la page qu'il avait cornée et lut en haussant la voix:

– 103e est arrivée aujourd'hui avec une immense armée pour nous sauver. Afin de prolonger son existence pour transmettre son expérience du monde des hommes, elle a acquis un sexe et est désormais une Reine. Elle semble avoir bonne mine malgré toutes ses pérégrinations et elle a conservé sa marque jaune sur le front. Nous avons discuté par le truchement de la machine, «Pierre de Rosette». 103e est vraiment la plus douée des fourmis. Elle a su convaincre des millions d'insectes de la suivre pour nous rencontrer.

Murmures dans le prétoire.

Le président se frotta les mains. Avec ces histoires de fourmis qui parlent, il comptait bien faire jurisprudence et même entrer dans les annales de la Faculté de droit comme ayant instruit le premier procès moderne impliquant des animaux. Avec assurance, griffonnant sur une feuille de papier, il décréta:

– Mandat d'amener contre cette…

– 103e, souffla l'avocat général.

– Ah oui! Mandat d'amener donc contre 103e, reine myrmécéenne. Policiers, veuillez vous en charger et la déférer devant la cour.

– Mais comment espérez-vous l'interpeller? demanda le premier assesseur. Une fourmi dans une forêt! Autant rechercher une aiguille dans une meule de foin.

Maximilien se leva.

– Laissez-moi faire. J'ai mon idée là-dessus.

Le président soupira:

– Je crains pourtant que l'assesseur n'ait raison. Une aiguille dans une meule de foin…

– Ce n'est qu'une question de méthode, éluda le commissaire. Voulez-vous savoir comment on retrouve une aiguille dans une meule de foin? Simplement en mettant le feu à la meule, puis en passant un aimant dans les cendres.

219. ENCYCLOPEDIE

MANIPULATION DES AUTRES: L'EXPÉRIENCE DU PROFESSEUR ASCH: En 1961, le professeur américain Asch a rassemblé sept personnes dans une pièce. On leur a signalé qu'on allait les soumettre à une expérience sur les perceptions. En réalité sur les sept individus un seul était testé. Les six autres étaient des assis tants payés pour induire en erreur le véritable sujet de l'expérience.

Au mur était dessinée une ligne de vingt-cinq centimètres et une autre de trente centimètres. Les lignes étant parallèles, il était évident que celle de trente était la plus longue. Le professeur Asch demanda à chacun quelle ligne était la plus longue, et les six assistants répondirent invariablement que c'était celle de vingt-cinq centimètres. Quand on questionnait enfin le vrai sujet de l'expérience, dans 60% des cas, il affirmait lui aussi que celle de vingt-cinq centimètres était la plus longue. S'il choisissait celle de trente centimètres, les six assistants se moquaient de lui et, sous une telle pression, 30 % finissaient par admettre s'être trompés. L'expérience reproduite sur une centaine d'étudiants et de professeurs d'université (donc un public pas spécialement crédule), il s'avéra que neuf personnes sur dix finissaient par être convaincues que la ligne de vingt-cinq centimètres était plus longue que celle de trente.

Et si le professeur Asch leur reposait plusieurs fois la question, beaucoup défendaient ce point de vue avec vigueur, s'étonnant qu'il insiste. Le plus surprenant est que lorsqu'on leur révélait le sens du test et le fait que les six autres participants jouaient un rôle, il y en avait encore 10 % qui maintenaient que la ligne de vingt-cinq centimètres était la plus longue.

Quant à ceux qui étaient obligés d'admettre leur erreur, ils trouvaient toutes sortes d'excuses: problème de vision, ou angle d'observation trompeur


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

220. TENACE

Tous ses sens en alerte, Maximilien retourna à l'emplacement de la pyramide recouverte de terre. Il descendit dans la cuvette sous la colline cernée de ronces et retrouva le ravin débouchant sur le tunnel. Une lampe de poche entre les dents, il rampa pour rejoindre la porte métallique.

Il y avait toujours le Digicode avec la plaque métallique et son énigme sur les huit triangles et les six allumettes; c'était inutile maintenant: après la capitulation des insurgés, les hommes du commissaire avaient tout bonnement ouvert la porte au chalumeau.

Lors de cette première perquisition, les policiers avaient saisi toutes les machines. Ils avaient transporté un lourd matériel et, fatigués, n'avaient pas poussé plus loin leur inspection. La deuxième perquisition ordonnée par le juge d'instruction avait permis à l'avocat général de faire une seconde récolte, mais Maximilien constata que beaucoup d'objets traînaient encore sur les lieux.

La pyramide n'avait sûrement pas livré tous ses secrets. Le cas échéant, il rappellerait bulldozers et artificiers et réduirait le bâtiment en miettes. Il éclaira de sa torche le lieu abandonné.

Regarder. Observer. Écouter. Sentir. Réfléchir.

Soudain, ses yeux, son sens privilégié, furent attirés par… une fourmi. Elle cheminait dans le coin de l'aquarium qui avait servi à dialoguer avec la machine «Pierre de Rosette». L'insecte s'engagea dans un tuyau de plastique transparent qui s'enfonçait dans… le sol.

Discrètement Maximilien la suivit. La fourmi descendait sans savoir qu'elle conduisait le loup dans la bergerie. Simple question de myopie, la fourmi était incapable de voir l'infïniment grand. Son ennemi était si proche, si gigantesque, qu'elle ne se rendait absolument pas compte de sa présence. En plus, le tuyau l'empêchait de percevoir l'odeur de l'immense menace doigtesque.

Avec son canif, Maximilien trancha le tuyau au ras du sol et approcha son œil, puis son oreille du bord du trou. Il perçut des lumières lointaines, entendit des bruits. Comment descendre là-dessous? Il faudrait de la dynamite pour faire sauter cette dalle épaisse.

Il tourna nerveusement dans la pièce. Il sentait la révélation proche. Il lui manquait un élément de compréhension. Il y avait énigme, donc il y avait solution.

Il monta dans les étages, examina tous les objets. Il entra dans une salle de bains, se rafraîchit. Il s'observa dans le miroir. Il baissa le regard et vit un savon triangulaire.

Le miroir…

Regarder. Observer. Écouter. Sentir… Réfléchir.

Ré… fié… chir.

Maximilien éclata de rire, seul dans la pyramide abandonnée.

Elle était si évidente, la solution!

Comment construit-on huit triangles équilatéraux de tailles égales avec seulement six allumettes? Simplement en posant la pyramide, le tétraèdre plutôt, sur un miroir. Il sortit sa boîte d'allumettes, composa la forme et la plaça sur le miroir.

Reproduite à l'envers, la pyramide donnait un losange en volume.

Il se souvint de la progression de «Piège à réflexion». Première énigme: «faire quatre triangles avec six allumettes». On obtenait ainsi une pyramide. C'était le premier pas, la découverte du relief.

Deuxième énigme: «faire six triangles avec six allumettes». C'était la fusion des complémentaires, le triangle du bas et le triangle du haut. Le second pas.

Troisième énigme: «faire huit triangles avec six allumettes». Il suffisait de poursuivre la pénétration du triangle du bas dans le triangle du haut et on obtenait le troisième pas: une pyramide posée sur un miroir, donc deux pyramides, une à l'envers, une à l'endroit, formant une sorte de losange en volume.

L'évolution du triangle… L'évolution du savoir. Il y avait donc une pyramide à l'envers sous la pyramide à l'endroit… et le tout formait un gigantesque dé à six faces.

Vivement, il arracha toutes les moquettes et trouva enfin une trappe en acier. Il y avait une poignée, il la tira et découvrit un escalier.

Il éteignit sa torche devenue inutile. À l'intérieur, tout était lumineux.

221. ENCYCLOPÉDIE

STADE DU MIROIR: À douze mois, le bébé traverse une phase étrange: le stade du miroir, Auparavant, l'enfant croyait que sa mère, lui-même, le sein, le biberon, la lumière, son père, ses mains, l'univers et ses jouets ne faisaient qu'un. Tout était en lui. Pour un bébé, il n'y a aucune différence entre ce qui est grand et ce qui est petit, ce qui est avant et ce qui est après. Tout est en un et tout est en lui. Survient alors le stade du miroir. À un an, l'enfant commence à se tenir debout, la motricité de sa main gagne en habileté, il parvient à surmonter les besoins qui auparavant le submergeaient. Le miroir va maintenant lui indiquer qu'il existe et qu'il y a d'autres humains et un monde autour de lui. Le miroir va alors entraîner soit une socialisation, soit un refermement. L'enfant se reconnaît, se fait une image de lui qu'il apprécie ou n'apprécie pas, l'effet est tout de suite visible. Soit il se fait des câlins dans la glace, s'embrasse, rit à gorge déployée, soit il s'envoie des grimaces.

Généralement, il s'identifie comme étant une image idéale. Il tombera amoureux de lui-même, il s'adorera. Épris de son image, il se projettera dans l'imaginaire et s'identifiera à un héros. Avec son imaginaire développé par le miroir, il commencera à supporter la vie, source permanente de frustrations. Il supportera même de ne pas être le maître du monde.

Même si l'enfant ne découvre pas de miroir ou son reflet dans l'eau, il passera malgré tout par cette phase. Il trouvera un moyen de s'identifier et de s'isoler de l'univers, tout en comprenant qu'il doit le conquérir.

Les chats ne connaissent jamais la phase du miroir. Quand ils se regardent dans une glace, ils cherchent à passer derrière pour attraper l'autre chat qui s'y trouve et ce comportement ne changera jamais, même avec l'âge.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

222. BAL TRAGIQU EAU CAVEAU

Quel spectacle!

Au début, le policier se dit que c'était son vieux rêve d'enfance de train électrique. Car c'était ça: une fantastique maquette de ville à échelle réduite.

La partie supérieure était occupée par Arthur et les gens du nid, la partie inférieure était une cité myrmé-céenne.

Moitié pour les hommes vivant comme des fourmis, moitié pour les fourmis vivant comme des hommes. Et les deux communiquaient par des tuyaux-couloirs et des fils électriques transportant leurs messages.

Tel Gulliver, Maximilien se pencha sur cette cité de lilliputiens. Il promena ses doigts sur des avenues, les arrêta dans des jardins. Les fourmis ne semblaient pas inquiètes. Elles étaient sans doute accoutumées aux fréquentes visites d'Arthur et des siens.

Quel chef-d'œuvre de l'infîniment petit…! Il y avait des rues éclairées de réverbères, des routes, des maisons. À gauche, des champs de branches de rosiers où paissaient des troupeaux de pucerons, à droite, une zone industrielle et ses usines fumantes. En centre-ville, devant des immeubles de belle allure, des rues piétonnes attendaient les chalands.

«MYRMÉCOPOLIS», la ville des fourmis, annonçait un panneau à l'entrée de l'avenue principale.

Des fourmis circulaient en voiture sur les autoroutes et dans les rues. Au lieu d'être munis d'un volant, les véhicules avaient été dotés d'un gouvernail, plus pratique à manier avec des griffes.

Dans des chantiers, des fourmis étaient en train de construire de nouveaux bâtiments avec des mini-bulldozers à vapeur. Intuitivement, les fourmis avaient opté pour des toits arrondis.

Il y avait encore un métro aérien, des stades. Maximi-lien plissa les yeux. Il lui sembla que deux équipes myr-mécéennes étaient en train de se livrer à une sorte de match de football américain, sauf qu'il n'apercevait pas de ballon. En fait, c'était plutôt de la lutte collective.

Il n'en revenait pas.

MYRMÉCOPOLIS.

C'était donc cela, le grand secret caché de la pyramide! Aidées par Arthur et ses complices, les fourmis avaient connu ici la plus fulgurante des évolutions de civilisation. En quelques semaines, elles étaient passées de la préhistoire à l'époque la plus moderne.

Maximilien découvrit une loupe par terre et la saisit pour mieux observer. Sur un grand canal voguaient des bateaux à aubes, semblables à ceux du Mississippi. Des zeppelins bondés de fourmis les survolaient.

C'était féerique et effrayant.

Le policier était convaincu que la reine 103e était là, parmi les habitants de cette fourmilière de science-fiction. Comment dénicher cette sexuée et la ramener au palais de justice? L'aiguille et la meule de foin. L'allumette et l'aimant. Découvrir la méthode.

Maximilien saisit dans la poche de sa veste une cuillère à café et une petite fiole.

Pour retrouver une reine fourmi, il suffirait de suivre le trajet des couvains et de remonter à leur source. Or, ici, il n'y avait pas de couvains. Peut-être la reine 103e était-elle stérile?

Il se souvint alors que l'avocat général avait signalé que cette sexuée portait une marque jaune sur le front. Très bien, mais toutes ces maisons pouvaient dissimuler des centaines de fourmis avec des marques jaunes sur le front. Il fallait donc les en faire sortir pour les rassembler en un lieu ouvert où il n'y aurait plus de toit pour les dissimuler.

Il remonta, fureta et trouva un bidon de pétrole. Il répandit ce poison.

Dans la panique, les gens révèlent toujours leurs secrets. Maximilien savait qu'aux premiers effluves de son noir venin, les fourmis se précipiteraient pour sauver leur reine. Si dégénérés que soient ces insectes initiés aux secrets des hommes, ils avaient forcément conservé en eux le besoin de sauver la reine.

Il déversa le pétrole en partant du coin droit le plus élevé. Le liquide noir, visqueux et puant, coula lentement, dévalant les avenues, noyant les maisons, inondant les jardins et les usines. Un raz de marée noir envahit la ville.

Ce fut la panique. Des fourmis jaillirent des maisons pour s'engouffrer dans leurs voitures et gagner au plus vite les autoroutes. Mais les autoroutes étaient déjà poisseuses.

Le canal n'était pas en meilleur état, son eau claire était devenue huileuse et sombre, les roues des bateaux à vapeur s'y engluaient.

Les fourmis semblaient surprises que les Doigts qui les avaient tant aidées permettent à présent une telle catastrophe. On avait l'impression qu'elles s'attendaient à une intervention rapide du ciel pour les sauver, mais la seule intervention fut celle d'une cuillère d'Inox qui patrouillait au-dessus de la marée noire.

Maximilien fouillait les artères de la ville. Soudain, il remarqua de l'agitation autour d'un immeuble plus grand que les autres.

Le commissaire approcha sa loupe. Il était sûr que la reine allait apparaître maintenant. Et, en effet, des fourmis surgirent avec, toujours à bout de pattes, une des leurs marquée de jaune sur le front.

La reine 103e. Le policier la tenait enfin!

Profitant de l'effet de surprise et des embarras de la circulation, il plongea sa cuillère et attrapa la souveraine. Promptement, il la jeta dans un sachet de plastique qu'il scella.

Il vida ensuite la totalité de son bidon de pétrole sur Myrmécopolis. Le liquide létal recouvrit la cité tout entière.

Des voitures, des catapultes, des briques, des montgolfières, des bateaux à vapeur, des voitures à gouvernail, mais aussi toutes sortes d'objets manufacturés flottaient à la surface de l'ancienne Myrmécopolis. Avant de mourir, les fourmis de la ville moderne se dirent qu'elles avaient eu tort de croire que l'alliance entre les fourmis et les Doigts était possible.

223. ENCYCLOPÉDIE

1 + 1=3:1 + 1 = 3 peut être la devise de notre groupe utopique. Cela signifie que l'union des talents dépasse leur simple addition.

Cela signifie que la fusion des principes masculin et féminin, de petit et de grand, de haut et de bas, qui régissent l'univers donne naissance à quelque chose de différent de l'un et de l'autre qui les dépasse. 1 + 1 = 3.

Tout le concept de foi dans nos enfants qui sont forcément meilleurs que nous est exprimé dans cette équation. Donc de la foi dans le futur de l'humanité. L'homme de demain sera meilleur que celui d'aujourd'hui. Je le crois et je l'espère.

Mais 1 + 1 = 3 exprime aussi tout le concept que la collectivité et la cohésion sociale sont les meilleurs moyens de sublimer notre statut d'animal.

Cela dit 1 + 1 = 3 peut gêner beaucoup de gens qui diront que ce principe philosophique est nul puisque mathématiquement faux. Je vais donc être obligé de vous prouver que, mathématiquement, il est vrai.

Car je ne suis pas à un paradoxe près. De ma tombe, je vais détruire vos certitudes. Je vais vous prouver que ce que vous prenez pour LA vérité n'est qu'une vérité parmi tant d'autres. Allons-y.

Prenons l'équation (a+b) x (a-b) = a2 – ab + ba – b2.

A droite -ab et +ba s'annulent, on a donc:

(a+b) x (a-b) = a2 - b2.

Divisons les deux termes de chaque côté par (a-b), on obtient:

Simplifions le terme de gauche:


Posons a = b = 1. On obtient donc:

soit 2 = 1.

Lorsqu'on a le même terme en haut et en bas d'une division, celle-ci = 1. Donc l'équation devient:

2 = 1 et, si on ajoute 1 des deux côtés on obtient:

3 = 2, donc si je remplace 2 par un 1 + 1 j'obtiens… 3 = 1 + 1.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

224. STRATÉGIE MYRMECEENNE

Trois coups de maillet d'ivoire. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, une reine fourmi allait témoigner.

Pour que le public n'en perde pas une miette, des caméras à macro-objectifs filmeraient l'accusée dont l'image serait ensuite projetée en direct sur l'écran blanc installé au-dessus du box des accusés.

– Silence. Qu'on amène la prévenue devant la machine «Pierre de Rosette».

Avec une pince à épiler aux embouts protégés de mousse, un policier déposa la fourmi à la marque jaune sur le front dans Péprouvette. Au-dessus étaient disposées les deux antennes de plastique reliées à la «Pierre de Rosette».

L'interrogatoire commença

– Vous vous nommez bien 103e et vous êtes la reine des fourmis rousses?

La fourmi se pencha sur les antennes réceptrices. Elle semblait en effet parfaitement familiarisée avec cet outil. Elle secoua ses antennes et émit un message immédiatement décrypté et traduit par la voix synthétique de la machine.

Je ne suis pas reine, je suis princesse. Princesse 103e.

Le président toussota, ennuyé d'être pris en défaut. Il ordonna au greffier de modifier sur son compte rendu d'audience l'appellation de l'accusée. Très impressionné quand même, il formula avec beaucoup d'égards:

– Votre… Altesse… 103e… consent-elle à répondre à nos questions?

Remous et moqueries dans le prétoire. Mais comment s'adresser à une princesse, fut-elle fourmi, quand on tient à se conformer au protocole?

– Pourquoi avez-vous ordonné à vos troupes de tuer trois policiers dans l'exercice de leurs fonctions? demanda plus carrément le magistrat.

Arthur intervint pour recommander des termes plus simples, plus compréhensibles pour une fourmi et conseilla au président de renoncer au vocabulaire usuel de la justice.

– Bien. Pourquoi vous, Altesse, tuer hommes?

Arthur signala que le langage petit nègre ne convenait pas pour autant aux fourmis. On pouvait rester simple sans renoncer à s'exprimer normalement.

Le juge, qui ne savait plus comment s'y prendre, bafouilla:

– Pourquoi vous avez tué des humains?

La fourmi émit:

Avant de poursuivre plus loin ce débat, j'aperçois ici des caméras qui me filment. Vous, vous me voyez agrandie mais moi, je ne vous vois pas.

Arthur confirma que 103e était habituée à l'usage de la télévision dans ses conversations avec les humains et, par souci d'équité, après un court conciliabule avec ses assesseurs, le président accepta de mettre à la disposition de l'accusée l'un des récepteurs miniatures récupérés dans la pyramide.

Princesse 103e se pencha sur le téléviseur qu'on avait mis devant son éprouvette. Elle vit le visage de son interlocuteur juge et remarqua que c'était un Doigt âgé. Elle l'avait déjà constaté, les Doigts à poils blancs ont généralement dépassé les trois quarts de leur existence. En général, chez les Doigts, les personnes âgées sont mises au rebut. Elle se demanda si elle avait vraiment des comptes à rendre à ce vieux Doigt déguisé avec une tenue noir et rouge. Puis, constatant que personne ne contestait l'autorité du personnage, elle avança ses antennes vers le récepteur phéromonique.

J'ai vu des procès dans des films à la télévision. Normalement, on fait jurer les témoins sur la Bible.

– Vous avez regardé trop de téléfilms américains, s'exclama le président qui avait l'habitude de ce genre de méprise chez ses prévenus mais s'en agaçait toujours. Ici, on ne jure pas sur la Bible.

Patiemment, il expliqua:

– En France, il y a séparation de l'Église et de l'État depuis déjà plus d'un siècle. On prête serment sur l'honneur et non sur la Bible, qui n'est d'ailleurs pas un livre sacré pour tout le monde, dans notre pays.

Princesse 103e comprenait. Ici aussi, il y avait des déistes et des non-déistes et des incompatibilités entre eux. Quand même, la Bible, ça lui aurait bien plu… Mais puisque telle était la coutume à Fontainebleau, elle se résigna:

Je jure de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

L'image de la fourmi dressée sur ses quatre pattes arrière, une patte avant posée sur la paroi de verre près d'elle, était forte. Les flashes crépitèrent. Évidemment, en tenant à rester fidèle aux mœurs doigtesques qu'elle avait si longtemps étudiés, 103e marquait un point. Un proverbe ne conseillait-il pas: «Chez les Doigts, conduis-toi comme les Doigts.»

Les huissiers dispersèrent les photographes. Toutes les personnes présentes dans le prétoire avaient désormais conscience d'assister à un moment historique.

Le président se sentit dépassé, mais fit de son mieux pour n'en rien montrer. Il s'appliqua à s'en tenir à son mode d'interrogatoire habituel.

– Je répète ma question. Votre Altesse, pourquoi avez-vous ordonné à vos troupes de tuer des policiers humains?

La fourmi appliqua ses antennes sur les sondes réceptrices. L'ordinateur se mit à clignoter puis envoya la traduction vers les baffles.

Je n'ai rien ordonné du tout. La notion d'«ordre» n 'existe pas chez les fourmis. Chacune agit comme bon lui semble quand bon lui semble.

– Mais vos troupes ont attaqué des humains! Cela, vous ne le niez pas!

Je n'ai pas de troupes. Du peu que j'en ai vu, ce sont des Doigts qui se sont retrouvés au milieu de notre foule. Rien qu 'en marchant, ils ont dû tuer plus de trois mille des nôtres. Vous manquez tellement de délicatesse à notre égard. Vous ne regardez jamais où vous mettez vos extrémités.

– Mais vous n'aviez rien à faire sur cette colline! s'écria l'avocat général.

L'ordinateur transmit sa phrase.

La forêt est ouverte à tous, que je sache. Je venais rendre visite à des amis Doigts avec lesquels j'avais commencé de nouer des rapports diplomatiques.

– Des amis «Doigts»! Des rapports «diplomatiques». Mais ces gens ne représentent rien du tout. Ils ne disposent d'aucune autorité officielle. Ce ne sont que des fous qui se sont enfermés dans une pyramide en forêt! clama l'avocat général.

La fourmi expliqua patiemment:

Jadis, nous avons essayé d'établir des rapports officiels avec les dirigeants officiels de votre monde, mais ils ont refusé de dialoguer avec nous.

L'avocat général s'avança pour menacer l'insecte du doigt.

– Vous aviez demandé tout à l'heure à prêter serment sur la Bible. Savez-vous au moins ce que signifie pour nous la Bible?

Dans le box des accusés, on frémit. L'avocat général allait-il mettre en échec leur minuscule alliée?

La Bible , ce sont les dix commandements, émit la fourmi qui se souvenait parfaitement du film de Cecil B. De Mille avec Charlton Heston, si fréquemment diffusé.

Arthur soupira de soulagement. On pouvait vraiment compter sur 103e. Il se rappela que Charlton Heston avait toujours été, il ne savait trop pourquoi, l'acteur préféré de la fourmi. Elle n'avait pas vu seulement Les Dix Commandements mais aussi Ben Hur, Soleil vert et deux films qui lui avaient donné grandement à réfléchir: Quand la marabunta gronde, où les fourmis envahissaient le monde, et surtout, La Planète des singes, qui montrait que les hommes n'étaient pas invincibles et pouvaient être surpassés par d'autres animaux poilus.

Comme le président, l'avocat général s'efforça de dissimuler sa surprise et, rapidement, il enchaîna:

– Admettons. Alors, vous n'êtes pas sans savoir que parmi ces dix commandements, il y en a un qui ordonne: «Tu ne tueras point.»

Arthur sourit intérieurement. L'accusateur public n'avait pas conscience du débat dans lequel il s'engageait.

Mais vous-mêmes avez fait de l'assassinat des bœufs et des poulets une véritable industrie. Et je ne parle pas des corridas où vous transformez la mort d'une vache en spectacle.

L'avocat général s'emporta:

– Tuer dans le sens biblique, cela ne signifie pas «ne pas tuer les animaux», cela veut dire «ne pas tuer d'hommes».

Princesse 103e ne se laissa pas déconcerter: Pourquoi la vie des Doigts serait-elle plus précieuse que celle des poulets, des bœufs ou des fourmis?

Le président soupira. Quoi qu'on fasse dans cette affaire, impossible de ne s'en tenir qu'aux faits, on glissait toujours dans le débat philosophique.

L'avocat général était excédé. Prenant à témoin les jurés, il montra l'écran où s'affichait la tête de 103e.

– Des yeux globuleux, des mandibules noires, des antennes, que c'est laid une fourmi… Même nos pires monstres de cinéma fantastique ou de science-fiction n'ont jamais été aussi hideux. Et ce sont ces animaux mille fois plus laids et mille fois plus disgracieux que nous qui voudraient encore nous donner des leçons?

La réponse ne se fit pas attendre.

Et vous, vous vous figurez beau? Avec votre maigre touffe de poils sur le crâne, votre peau livide et vos trous de nez au milieu du visage.

L'assistance éclata de rire tandis que ladite peau livide virait à l'écarlate.

– Elle se débrouille comme une championne, chuchota Zoé à l'oreille de David.

– J'ai toujours dit que 103e était irremplaçable, murmura Arthur, assez ému des prouesses de son élève.

L'avocat général avait repris son souffle et revenait à la charge, encore plus furibond:

– Il n'y a pas que la beauté, prononça-t-il dans le micro de la «Pierre de Rosette», il y a aussi l'intelligence. L'intelligence est le propre de l'homme. La vie des fourmis n'est pas importante parce qu'elles ne sont pas intelligentes.

– Elles ont leur forme d'intelligence, rétorqua Julie du tac au tac,

L'avocat général jubila. Ils étaient tombés dans le piège.

– Dans ce cas, prouvez-moi que les fourmis sont intelligentes!

L'ordinateur «Pierre de Rosette» clignota, signe qu'il était en train de traduire une phrase de la princesse 103e. Celle-ci fut prononcée haut et fort dans le prétoire.

Prouvez-moi que l'homme est intelligent.

La salle était maintenant en ébullition. Tout le monde prenait parti, chacun donnait son avis. Les jurés avaient du mal à conserver leur impassibilité et le président n'en finissait pas de tambouriner de son maillet d'ivoire.

– Puisque c'est ainsi, puisqu'il apparaît impossible de poursuivre cette audition dans le calme, l'audience est ajournée. Reprise des débats demain matin, à dix heures.

À la radio comme à la télévision, le soir, les commentateurs donnèrent l'avantage à Princesse 103e. De l'avis des spécialistes, soumise à un rude interrogatoire, une fourmi de 6,3 milligrammes s'était révélée plus futée qu'un avocat général et un président de cour d'assises avoisinant ensemble les 160 kilos.

Gens du premier volume, du second volume et du troisième volume de l'Encyclopédie reprirent espoir. S'il existait vraiment une justice en ce bas monde, rien n'était perdu.

De rage, Maximilien donna un énorme coup de poing dans le mur.

225. PHÉROMONE MÉMOIRE: LOGIQUE DOIGTESQUE

LOGIQUE.

La logique est un concept doigtesque très original.

Des événements logiques sont des événements qui s'enchaînent de manière acceptable pour la société des Doigts.

Exemple: pour un Doigt, il est logique que certains citoyens d'une même ville pleine de nourriture meurent de faim sans que quiconque ne les aide.

Par contre, il est non logique de refuser à manger à ceux qui sont malades par excès de nourriture.

Chez les Doigts, il est logique de mettre de la bonne nourriture dans les dépotoirs à ordures, sans même qu 'elle soit abîmée.

Par contre, il est illogique que cette nourriture soit redistribuée à ceux qui pourraient être intéressés par sa consommation. D'ailleurs, pour être sûrs que personne ne touchera à leurs ordures les Doigts les brûlent.

226. LA PEUR DU DESSUS

La cour quittait la salle quand un policier rattrapa un asseesseur. Il tenait l'éprouvette où se trouvait Princesse 103.

– Et cette accusée-là, qu'est-ce qu'on en fait? Je ne peux quand même pas la ramener à la prison dans le panier à salade, avec les humains.

L'assesseur leva les yeux au ciel.

– Mettez-la donc avec les autres fourmis, répondit-il à tout hasard. De toute façon, avec sa marque jaune sur le front, elle est facile à reconnaître.

Le policier entrouvrit le couvercle de l'aquarium, renversa l'éprouvette-prison et 103e tomba du ciel au milieu de ses compagnes de captivité.

Les fourmis prisonnières furent très contentes de récupérer leur héroïne. Elles se léchèrent, se firent des tro-phallaxies puis se rassemblèrent pour dialoguer.

Parmi les emprisonnées il y avait 10e et 5e. Elles expliquèrent: voyant que des Doigts les mettaient dans des sacs, elles s'étaient empressées de monter dedans car elles pensaient que c'étaient des invitations à venir dans leur monde.

De toute façon, ils sont décidés à nous tuer, quoi qu 'on fasse, dit une soldate qui avait perdu deux pattes arrière quand les policiers les avaient enfournées sans ménagement dans les grands sacs.

Tant pis. Au moins une fois, nous aurons pu présenter, dans leur dimension, nos arguments pour défendre notre manière de vivre, déclara Princesse 103e.

Depuis un recoin, une petite fourmi s'élança pour la rejoindre.

Prince 24!

Ainsi la fourmi perpétuellement étourdie s'était pour une fois égarée dans la bonne direction. Oubliant les dures conditions qui avaient permis cette rencontre, Princesse 103e se pressa contre Prince 24e.

Qu'il était bon de se retrouver! 103e avait déjà compris l'art, maintenant, elle commençait à découvrir vaguement ce qu'était l'amour.

L'amour, c'est quand on aime quelqu'un et qu'on le perd. Et qu 'après, on le retrouve, pensa-t-elle.

Prince 24e se plaça tout contre 103e. Il souhaitait faire une C.A.

227. INTELLIGENCE

Le président frappa la table de son maillet.

– Nous exigeons des preuves objectives de leur intelligence.

– Elles sont capables de résoudre tous leurs problèmes, répondit Julie.

L'avocat général haussa les épaules:

– Elles ne connaissent pas même la moitié de nos technologies. Elles ignorent jusqu'au feu.

Pour cette séance on avait construit une petite estrade en Plexiglas avec la télévision et les antennes directement dans l'aquarium.

Princesse 103e se dressa sur ses quatre pattes arrière pour bien se faire comprendre. Elle émit une phrase assez longue. L'ordinateur la décrypta.

Jadis, les fourmis ont découvert le feu et l'ont utilisé pour faire la guerre; mais un jour, elles n'ont pas réussi à maîtriser un incendie qui prenait de l'ampleur et détruisait tout, les insectes ont alors décidé d'un commun accord de ne plus toucher au feu et de bannir ceux qui utiliseraient cette arme trop dévastatrice…

– Ah, vous voyez! Trop bêtes pour contrôler le feu, ironisa l'avocat général, mais déjà le baffle se mettait à grésiller, signe d'une suite au message précédent.

… Durant ma marche pacifique en direction de votre monde, j'ai expliqué à mes sœurs que, bien utilisé, le feu pouvait ouvrir une nouvelle voie d'avancée technologique.

– Cela ne prouve pas que vous êtes intelligentes, seulement que vous savez à l'occasion imiter notre intelligence.

La fourmi sembla tout d'un coup s'énerver. Ses antennes se mirent à s'agiter et elles giflaient carrément les sondes plastique tellement elle était agacée.

MAIS QU'EST-CE QUI VOUS PROUVE, À LA FIN, QUE VOUS, LES DOIGTS, VOUS ÊTES INTELLIGENTS?!

Rumeur dans la salle. Quelques rires retenus. La fourmi semblait mitrailler maintenant les phéromones.

Pour vous, je l'ai bien compris, le critère qui vous fait décréter qu'un animal est intelligent, c'est qu'il… vous ressemble!

Plus personne ne regardait l'aquarium. Tous les yeux étaient braqués sur l'écran et le cameraman oubliait qu'elle était un animal pour la cadrer comme une personne, en plan italien, c'est-à-dire avec la poitrine, les épaules, la tête.

À la longue, au macro-objectif, on parvenait à discerner des expressions. Il n'y avait ni mouvement de visage ni mouvement du regard, bien sûr, mais tant de mouvements d'antennes, de menton et de mandibules que chacun parvenait peu à peu à les interpréter.

Des antennes dressées marquaient l'étonnement, des antennes semi-fléchies, la volonté de convaincre. Antenne droite rabattue en avant, antenne gauche en arrière: l'attention aux arguments de l'adversaire. Antennes rabattues sur les joues: la déception. Antennes mâchouillées entre les mandibules: la détente.

Pour l'instant, les antennes de 103e étaient semi-flé-chies.

Pour nous, c 'est vous qui êtes bêtes et nous qui sommes intelligentes. Il faudrait avoir recours à une troisième espèce, ni Doigt, ni fourmi, pour nous départager objectivement.

Tout le monde en était conscient, la cour comprise, la question était cruciale. Si les fourmis étaient intelligentes, elles étaient responsables de leurs actes. Sinon, elles étaient irresponsables comme un malade mental ou n'importe quel mineur.

– Comment prouver l'intelligence ou la non-intelligence des fourmis? s'interrogea tout haut le président en lissant sa barbe.

Et comment prouver l'intelligence ou la non-intelligence des Doigts? compléta la fourmi sans se départir de son assurance.

– En l'occurrence, ce qui nous importe, c'est de définir quelle espèce est la plus intelligente par rapport à l'autre, rétorqua un assesseur.

Une cour d'assises ressemble peu ou prou à un théâtre. Depuis la nuit des temps, la justice a été conçue comme un spectacle, mais jamais le juge n'avait éprouvé aussi fortement l'impression d'être un metteur en scène. À lui de veiller à bien rythmer les interventions avant que le public ne se lasse, à lui de bien distribuer les rôles des témoins, des accusés, des jurés. S'il parvenait à faire monter le suspense jusqu'au verdict final, à tenir en haleine tant le prétoire que les téléspectateurs qui suivaient chaque soir la suite des débats sur leur petit écran, il tiendrait là son plus grand succès.

Fait rare, un juré leva la main.

– Si je puis me permettre… Je suis grand amateur de jeux de réflexion, dit l'agent des postes à la retraite. Échecs, mots croisés, énigmes, jeux de mots, bridge, morpion. Il me semble que la meilleure manière de départager deux esprits pour déterminer quel est le plus subtil, c'est de les confronter dans un jeu, une sorte de «joute» d'intelligence.

Le mot «joute» sembla ravir le juge.

Il se souvenait avoir appris dans ses cours de droit qu'au Moyen Âge, c'était de la joute que dépendait la justice. Les plaideurs enfilaient leurs armures et se battaient jusqu'à la mort, laissant à Dieu le soin de décider du vainqueur. Tout était plus simple, le survivant avait toujours raison. Les juges n'avaient ni peur de se tromper, ni remords.

Si ce n'est que là, on ne pouvait évidemment pas organiser un duel à forces égales, «homme-fourmi». Il suffisait d'une pichenette pour qu'un homme tue un insecte.

Le juge signala ce détail. Le juré ne baissa pas les bras.

– Il n'y a qu'à inventer une épreuve objective où une fourmi a autant de chances de réussir qu'un humain, insista-t-il.

L'idée excita l'assistance. Le juge demanda:

– Et à quel genre de «joute» pensez-vous?

228. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE DE CHEVAL: En 1904, la communauté scientifique internationale entra en ébullition. On croyait avoir enfin découvert «un animal aussi intelligent qu'un homme». L'animal en question était un cheval de huit ans, éduqué par un savant autrichien, le professeur von Osten. A la vive surprise de ceux qui lui rendaient visite, Hans, le cheval, paraissait avoir parfaitement compris les mathématiques modernes. Il donnait des réponses exactes aux équations qu'on lui proposait, mais il savait aussi indiquer précisément quelle heure il était, reconnaître sur des photographies des gens qu'on lui avait présentés quelques jours plus tôt, résoudre des problèmes de logique. Hans désignait les objets du bout du sabot et communiquait les chiffres en tapant sur le sol. Les lettres étaient frappées une à une pour former des mots. Un coup pour le «a», deux coups pour le «b», trois pour le «c», et ainsi de suite. On soumit Hans à toutes sortes d'expériences et le cheval prouva sans cesse ses dons. Des zoologistes, des biologistes, des physiciens et, pour finir, des psychologues et des psychiatres se déplacèrent du monde entier pour voir Hans. Ils arrivaient sceptiques et repartaient déconcertés. Ils ne comprenaient pas où était la manipulation et finissaient par admettre que cet animal était vraiment «intelligent». Le 12 septembre 1904, un groupe de treize experts publia un rapport rejetant toute possibilité de supercherie. L'affaire fit grand bruit à l'époque et le monde scientifique commença à s'habituer à l'idée que ce cheval était vraiment aussi intelligent qu'un homme. Oskar Pfungst, l'un des assistants de von Osten, perça enfin le mystère. Il remarqua que Hans se trompait dans ses réponses chaque fois que la solution du problème qu'on lui soumettait était inconnue des personnes présentes. De même, si on lui mettait des œillères qui l'empêchaient de voir l'assistance, il échouait à tous les coups. La seule explication était donc que Hans était un animal extrêmement attentif qui, tout en tapant du sabot, percevait les changements d'attitude des humains alentour. Il sentait l'excitation quand il approchait de la bonne solution.

Sa concentration était motivée par l'espoir d'une récompense alimentaire.

Quand le pot aux roses fut découvert, la communauté scientifique fut tellement vexée de s'être fait aussi facilement berner qu'elle bascula dans un scepticisme systématique face à toute expérience ayant trait à l'intelligence animale. On fait encore état dans beaucoup d'universités du cas du cheval Hans comme d'un exemple caricatural de tromperie scientifique. Cependant, le pauvre Hans ne méritait ni tant de gloire ni tant d'opprobre. Après tout, ce cheval savait décoder les attitudes humaines au point de se faire passer temporairement pour un égal de l'homme.

Mais peut-être que l'une des raisons d'en vouloir si fort à Hans est plus profonde encore. H est désagréable à l'espèce humaine de se savoir transparente pour un animal.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

229. RENCONTRE SUR LES MARCHES

Le juré spécialiste des jeux de réflexion se porta volontaire pour élaborer un test qu'après concertation la cour et la défense estimèrent acceptable.

Il fallait à présent désigner un représentant de l'espèce humaine et un autre de l'espèce fourmi pour la compétition.

L'avocat général proposa le commissaire Maximilien Linart d'un côté et Julie se prononça pour 103e, de l'autre. Le président les récusa d'office tous les deux. Linart, enseignant à l'école de police et limier réputé, était loin d'être un humain représentatif de son espèce. De même, 103e, avec tous les films qu'elle avait vus à la télévision humaine, n'avait plus rien d'une fourmi banale.

Le magistrat estimait indispensable que champion humain et champion fourmi soient choisis au hasard dans leur population respective. Le juge était conscient d'inventer une jurisprudence en la matière et prenait son rôle très au sérieux.

Un policier et un huissier furent dépêchés dans la rue, à charge pour eux de ramener le premier homme d'aspect convenable passant par là. Ils arrêtèrent un «humain moyen» âgé de quarante ans, cheveux bruns, petite moustache, divorcé, deux enfants. Ils lui expliquèrent ce qu'on attendait de lui.

L'homme fut pris de trac à l'idée de devenir le champion de l'espèce humaine et craignit d'être ridicule. Le policier se demandait s'il n'allait pas devoir recourir à la force pour l'amener devant la cour, mais l'huissier eut la bonne idée de signaler à leur cobaye qu'il passerait le soir même à la télévision. À la pensée d'impressionner ses voisins, il n'hésita plus et les suivit.

À la fourmi que la même équipe assermentée alla ramasser dans le jardin du palais de justice, on ne demanda pas son avis. Ils s'emparèrent de la première qu'ils avisèrent, un insecte de 3, 2 mg, 1, 8 cm de long, à petites mandibules et à chitine noire. Ils vérifièrent que tous ses membres étaient intacts et ses antennes s'agitèrent lorsqu'ils la déposèrent sur une feuille de papier.

Le matériel à mesurer l'intelligence inventé par le juré était déjà en place dans le prétoire. Il s'agissait de douze pièces de bois qu'il fallait emboîter afin de former un promontoire permettant d'atteindre une poire électrique rouge suspendue au-dessus d'eux.

Le premier des deux compétiteurs qui la toucherait enclencherait une sonnerie électrique et serait déclaré vainqueur.

Si toutes les pièces étaient exactement semblables pour l'un et l'autre, évidemment, l'échelle variait. L'échafaudage humain s'élèverait à trois mètres une fois monté, l'échafaudage fourmi: à trois centimètres.

Pour intéresser la fourmi à son travail, le juré enduisit sa poire rouge de miel. On disposa des caméras devant chacun des concurrents et le président donna le signal du départ.

L'humain s'était familiarisé dès sa plus tendre enfance avec les jeux de construction. Il se mit aussitôt à empiler méthodiquement ses pièces, soulagé de se voir proposer un test aussi simple.

La fourmi, de son côté, tournoyait, affolée de se retrouver dans un lieu étranger, avec autant d'odeurs et de lumière, loin de ses repères habituels. Elle se plaça sous la poire, renifla le doux arôme du miel et l'excitation la gagna. Ses antennes tournicotaient. Elle se dressa sur ses quatre pattes arrière, tenta d'attraper la poire et n'y arriva pas.

L'avocat général laissa sans broncher l'huissier rapprocher les morceaux de bois de l'insecte pour mieux lui faire comprendre qu'elle devait les assembler pour s'élever jusqu'à la poire. La fourmi considéra les bouts de bois et, à l'hilarité générale, les attaqua à la mandibule afin de les manger car ils étaient légèrement imprégnés d'odeur de miel.

La fourmi s'agitait, tenaillait, restait sous la poire rouge mais ne présentait aucun comportement susceptible de lui permettre de l'atteindre.

Encouragé par les siens, en revanche, l'humain était sur le point d'achever son ouvrage alors que la fourmi n'avait encore rien fait, sinon abîmer ses bouts de bois et revenir sous la poire pour tenter de l'attraper en se dressant sur ses pattes arrière et en brassant l'air de ses pattes avant. Elle claquait des mandibules, faisait du surplace et n'arrivait à rien.

L'humain n'avait plus que quatre morceaux de bois à assembler quand, très énervée, la fourmi abandonna soudain sa position sous la poire et s'en alla. On n'avait pas pensé à lui mettre de mur.

Toute l'assistance pensait qu'elle avait renoncé et s'apprêtait à plébisciter son adversaire quand elle revint, accompagnée d'une autre fourmi. Elle lui dit quelque chose avec ses antennes et l'autre se plaça d'une certaine manière pour lui faire la courte échelle.

Du coin de l'œil, l'humain aperçut la manœuvre et accéléra encore son travail. Il y était presque quand, à une seconde près, la cloche des fourmis retentit en premier.

Dans le prétoire, ce fut le tumulte. Certains huaient, d'autres applaudissaient.

L'avocat général prit la parole:

– Vous l'avez tous vu: la fourmi a triché. Elle s'est fait aider par une comparse, ce qui prouve bien que l'intelligence myrmécéenne est collective et non individuelle. Seule, une fourmi n'est capable de rien.

– Mais non, le contredit Julie. Simplement, les fourmis ont compris qu'à deux, on résout beaucoup plus facilement un problème que tout seul. C'était d'ailleurs la devise de notre Révolution des fourmis: 1 + 1=3. L'addition des talents dépasse leur simple somme.

L'avocat général ricana.

– 1 + 1 = 3 est un mensonge mathématique, un péché contre le bon sens, une insulte à la logique. Si ces sottises conviennent aux fourmis, tant mieux pour elles. Nous autres, hommes, ne faisons confiance qu'à la science pure et non aux formules ésotériques.

Le juge frappa de son maillet.

– Ce test n'est effectivement pas concluant. Il faut en imaginer un autre où, cette fois, un seul humain n'aura affaire qu'à une seule fourmi. Et quel qu'en soit le résultat, il sera entériné.

Le magistrat convoqua le psychologue délégué auprès de la cour d'assises et lui demanda de concocter le test objectif et incontestable en question.

Puis il accorda une interview exclusive au journaliste vedette de la principale chaîne nationale.

– Ce qui se passe ici est très intéressant, et je pense que les Parisiens devraient venir nombreux à Fontaine bleau pour assister aux audiences et soutenir la cause humaine.

230. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: OPINION

Saliveuse: 10e.

OPINION:

Les Doigts sont de moins en moins capables de se faire une opinion personnelle.

Alors que tous les animaux pensent par eux-mêmes et se forgent une opinion par rapport à ce qu 'ils voient et à ce que leur expérience leur a appris, les Doigts pensent tous la même chose, c 'est-à-dire qu 'ils reprennent à leur compte l'opinion émise par le présentateur du journal télévisé de vingt heures.

On peut appeler cela leur «esprit collectif».

231. ON LA VOIT DE LOIN

Le psychologue réfléchit longuement. Il consulta des collègues, des responsables de la rubrique jeux dans des magazines, des inventeurs de jeux patentés dans le commerce. Créer une règle du jeu valable à la fois pour des humains et des fourmis, quelle gageure! Et puis, quel jeu prouverait incontestablement l'intelligence?

Il y avait le go, les échecs, les dames, mais comment expliquer leurs règles à une fourmi. Ils appartenaient à la culture humaine, tout comme le mah-jong, le poker ou la marelle. À quoi peuvent bien jouer les fourmis?

Le psychologue pensa d'abord au mikado. Les fourmis devaient avoir l'habitude de dégager les brindilles dont elles avaient besoin parmi d'autres brindilles, inutilisables pour elles. Il dut y renoncer. Le mikado était une épreuve de dextérité, pas une épreuve d'intelligence. Il y avait encore les osselets, mais les fourmis n'avaient pas de mains.

À quoi jouent les fourmis? Le jeu parut au psychologue une spécificité humaine. Les fourmis ne jouent pas. Elles découvrent des terrains, elles se battent, elles rangent les œufs et la nourriture. Chacun de leurs gestes a une utilité précise.

L'expert en déduisit qu'il fallait trouver une épreuve correspondant à une situation pratique, familière à toutes les fourmis. L'exploration d'un chemin inconnu, par exemple.

Après avoir soupesé beaucoup de pour et de contre, le psychologue suggéra un test lui paraissant universel: une course dans un labyrinthe. N'importe quelle créature enfermée dans un lieu qu'elle ne connaît pas cherche à en sortir.

L'humain serait placé dans un labyrinthe de taille humaine, la fourmi dans un labyrinthe de taille fourmi. Les deux labyrinthes seraient disposés exactement de la même façon, ils seraient tracés selon les mêmes plans, à échelles différentes. Ainsi, les deux concurrents affronteraient les mêmes difficultés pour trouver la sortie.

On changea de champions. En procédant comme pour la première épreuve, le policier et l'huissier réquisitionnèrent dans la rue un jeune étudiant blondinet. Pour représenter les fourmis, on prit la première venue dans un pot de fleurs, sur une fenêtre de la concierge du palais de justice.

Pour disposer d'une place suffisante, on installa le labyrinthe humain, avec ses barrières métalliques recouvertes de papier, sur le parvis du palais de justice.

Pour la fourmi, on construisit à l'identique un labyrinthe aux murets de papier à l'intérieur d'un grand aquarium transparent fermé à toute fourmi extérieure.

À la sortie, les deux compétiteurs devraient déclencher une sonnerie électrique en appuyant, là encore, sur une poire rouge reliée à un commutateur électrique.

Huissiers et assesseurs serviraient de juges de ligne. Le président saisit fermement son chronomètre et donna le signal de départ. L'humain partit aussitôt parmi ses palissades de papier et un policier lâcha la fourmi dans l'aquarium.

L'humain détalait. La fourmi ne bougeait pas.

En terrain inconnu, toujours éviter les gestes précipités est une vieille consigne myrmécéenne.

La fourmi commença d'ailleurs par se laver, autre consigne de base.

En terrain inconnu, on affine ses sens.

L'humain prenait de l'avance. Julie était très inquiète, les gens de la pyramide aussi. Leurs yeux étaient rivés aux écrans montrant la progression de la course. Même 103e, 24e et leurs amies qui suivaient la joute sur leur petit téléviseur ne dissimulaient pas leur anxiété. À force de vouloir choisir absolument une fourmi au hasard, ils étaient peut-être tombés sur une débile.

Allez, démarre! cria olfactivement Prince 24e, sensible à l'enjeu.

Mais la fourmi ne bougeait toujours pas. Lentement, prudemment, elle commença enfin à renifler le sol autour de ses pattes.

De son côté, l'humain pressé s'était trompé dans son parcours et se heurtait à une impasse. Il détala en sens inverse car, ignorant que la fourmi ne s'était pas encore décidée à partir, il redoutait de perdre du temps.

La fourmi fit quelques pas, tourna en rond, puis soudain, ses antennes se dressèrent.

Les fourmis spectatrices savaient ce que cela signifiait.

Julie, qui suivait le match dans le box des accusés, serra le bras de David:

– Ça y est, elle a senti l'odeur du miel!

La fourmi se mit à cheminer droit devant dans la bonne direction. L'humain, dehors, avait lui aussi découvert le bon chemin. Sur les écrans affichant leur progression, tous deux paraissaient avancer exactement à la même vitesse.

– Enfin, les chances semblent égales, constata le juge, soucieux de maintenir le suspense pour satisfaire les médias.

Par hasard, l'homme et la fourmi prenaient les mêmes virages presque simultanément.

– Je parie sur l'humain! s'exclama le greffier.

– Moi sur la fourmi! dit le premier assesseur.

Les deux champions évoluaient de façon quasi parallèle.

À un moment, la fourmi se fourvoya vers une impasse et, dans l'aquarium, Princesse 103e et les siennes frémirent de toutes leurs antennes.

Non, non, pas par là! hurlèrent-elles de toutes leurs phéromones.

Mais leurs messages olfactifs ne pouvaient circuler librement dans l'espace. Ils étaient bloqués par le plafond de Plexiglas.

– Non, non, pas par là! criaient tout aussi vainement Julie et ses amis.

L'homme, lui aussi, se dirigea vers une impasse et, cette fois, ce fut l'assistance humaine qui clama:

– Non, non, pas par là!

Les deux concurrents s'immobilisèrent, cherchant l'un et l'autre où aller.

L'homme s'avança dans la bonne direction. La fourmi s'engouffra vers nulle part. Les défenseurs de l'espèce humaine se sentaient rassérénés. Leur champion n'avait plus que deux virages à prendre et il déboucherait sur la poire rouge. Ce fut alors que la fourmi, furieuse de tourner en rond dans une impasse, prit une initiative inattendue.

Elle escalada le muret de papier.

Guidée par l'odeur proche du miel, elle galopait tout droit vers la poire rouge, sautant au fur et à mesure chaque muret, comme autant d'obstacles dans une course de haies.

Tandis que l'humain négociait ses virages au pas de course, la fourmi sauta son dernier muret, se jucha sur la poire rouge enduite de miel et déclencha la sonnerie.

Un cri de victoire jaillit simultanément dans les box et dans l'aquarium où les fourmis se touchèrent les antennes pour fêter l'événement.

Le président demanda à l'assistance de reprendre sa place dans la salle d'audience.

– Elle a triché! protesta l'avocat général, en s'appro-chant de la table du magistrat. Elle a triché tout comme l'autre. Elle n'avait pas le droit de grimper sur les murets!

– Maître, je vous prie de vous asseoir, ordonna le juge.

De retour sur le banc de la défense, Julie fit front.

– Bien sûr que non, elle n'a pas triché. Elle s'est servie de sa manière originale de penser. Il y avait un objectif à atteindre, elle l'a atteint. Elle a prouvé qu'elle était intelligente en s'adaptant plus vite au problème. À aucun moment, il n'a été signifié qu'il était interdit d'escalader les murets.

– L'humain aussi aurait pu le faire, alors? demanda l'avocat général.

– Évidemment. C'est parce qu'il ne lui est pas venu à l'esprit qu'il pouvait agir autrement qu'en avançant tout droit dans les couloirs qu'il a perdu. Il a été incapable de penser autrement que selon des règles qu'il se figurait obligatoires mais qui, en fait, n'ont jamais été prescrites. Cette fourmi a gagné parce qu'elle a fait preuve de plus d'imagination que l'homme. C'est tout. Il faut être bon joueur.

232. ENCYCLOPEDIE

SYNDROME DE BAMBI: Aimer est parfois aussi périlleux que haïr. Dans les parcs naturels d'Europe et d'Amérique du Nord, le visiteur rencontre souvent des faons. Ces animaux semblent isolés et solitaires même si leur mère n'est pas loin. Attendri, heureux de s'approcher d'un animal peu farouche aux allures de grande peluche, le promeneur est tenté de caresser l'animal. Le geste n'a rien d'agressif, au contraire, c'est la douceur de l'animal qui entraîne ce mouvement de tendresse humaine. Or, cet attouchement constitue un geste mortel. Durant les premières semaines, en effet, la mère ne reconnaît son petit qu'à son odeur. Le contact humain, si affectueux soit-il, va imprégner le faon d'effluves humains. Ces émanations pol luantes, même infimes, détruisent la carte d'identité olfactive du faon qui sera aussitôt abandonné par l'ensemble de sa famille. Aucune biche ne l'acceptera plus et le faon sera automatiquement condamné à mourir de faim. On nomme cette caresse assassine «syndrome de Bambi» ou encore «syndrome de Walt Disney».


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

233. SEUL PARMI LES ARBRES

Le commissaire Maximilien Linart ne voulait pas en voir plus, il rentra précipitamment chez lui.

Il lança son chapeau sur le portemanteau, ôta sa veste, claqua très fort la porte. Sa famille accourut.

Son épouse Scynthia et sa fille Marguerite l'insupportaient au plus haut point. Ne comprenaient-elles donc rien à ce qui se passait? Ne saisissaient-elles pas les immenses enjeux de ce procès?

Dans le salon, sa fille était à nouveau devant la télévision.

La 622e chaîne diffusait la célèbre émission de divertissement «Piège à réflexion». Une fois de plus, l'animateur énonçait l'énigme du jour: «Il apparaît au début de la nuit, à la fin du matin, deux fois dans l'année et on le distingue très bien en regardant la lune.»

La solution lui sauta à l'esprit. Il s'agissait de la lettre N. Au début de la nuit, à la fin du matin, deux fois dans le mot année et on l'apercevait dans le mot lune. Ça ne pouvait être que ça.

Il sourit. Il avait retrouvé son aptitude à réfléchir vite et bien. Toutes les énigmes ne lui résisteraient pas indéfiniment. Un signe lui était envoyé.

Deux mains fraîches se posèrent sur ses yeux.

– Devine qui c'est?

Il se dégagea rudement. Sa femme le dévisagea, surprise.

– Que se passe-t-il, mon chéri, qu'est-ce qui ne va pas? Tu es surmené?

– Non. Lucide. Parfaitement lucide. Je gaspille mon temps avec vous. J'ai des choses essentielles à accomplir non seulement pour moi, mais pour tout le monde.

– Mais, mon chéri…, reprit Scynthia en le regardant d'un air inquiet.

Il se leva et d'une voix forte ne prononça qu'un mot:

– Dehors!

Il lui indiqua la porte et son regard était injecté de sang.

– Eh bien, si tu le prends comme ça…, finit-elle par dire, craintive.

Maximilien avait déjà claqué la porte de son bureau et s'était enfermé avec Mac Yavel. Avec des paramètres particuliers, il lança son jeu Évolution. Il voulait voir ce que donnerait une civilisation fourmi bénéficiant des technologies humaines.

Il avança à toute vitesse, de plus en plus captivé.

Il entendit au loin la porte du pavillon s'ouvrir et se fermer et, de son mouchoir à carreaux, il s'essuya le front. Ouf, il était enfin délivré de ces deux enquiquineuses. Les ordinateurs avaient bien de la chance, eux, de ne pas avoir de femelles.

Mac Yavel continuait à faire évoluer le jeu. En vingt minutes, il parcourut un millénaire de civilisation fourmi riche du savoir humain. C'était encore plus terrifiant que le policier ne l'avait imaginé.

Il n'allait pas continuer à se comporter en simple observateur. Il était décidé à passer à l'action, quel que soit le prix à payer.

Il se mit aussitôt au travail.

234. SOLEIL PARADOXAL

Profitant d'un instant de calme avant la reprise de l'audience, Princesse 103e et Prince 24e décident de tenter un accouplement dans l'aquarium. Depuis le début de l'audience, l'intensité des projecteurs de la télévision fait bouillir leurs hormones sexuelles tel un soleil printanier.

Cette lumière, cette chaleur, c'est quand même très excitant pour deux sexués.

Il n'est pas simple de se livrer à l'accouplement dans ce lieu clos mais, encouragée par toutes les fourmis présentes, Princesse 103e s'élance et commence à dessiner des cercles entre les parois de sa prison de verre.

À son tour, Prince 24e s'envole à sa poursuite.

Évidemment, c'est moins romantique que de faire ça dans le ciel, sous les arbres parmi les effluves forestiers, mais les deux insectes sont convaincus que, désormais, tout est fini pour eux. S'ils ne font pas l'amour ici et maintenant, jamais ils ne sauront de quoi il s'agit.

Prince 24e volette derrière Princesse 103e. Elle vole trop vite et il ne parvient pas à la rattraper. Il est obligé de lui demander de ralentir.

Enfin, il est sur elle, il s'arrime à l'arrière de son corps et se cambre pour arriver à s'emboîter. Exercice de haute voltige. Ce n'est pas facile. Toute à son souci de l'emboîtage, Princesse 103e oublie de se préoccuper de son vol et percute une paroi transparente. Sous le choc, Prince 24e se désincruste et doit repartir à l'assaut de sa belle.

Princesse 103e s'était moquée des parades nuptiales compliquées des Doigts, mais à cet instant elle aurait préféré se comporter comme eux et se rouler au sol. C'est plus simple que de chercher à créer une jonction entre deux minuscules appendices, en plein vol qui plus est.

À la troisième tentative, Prince 24e, passablement fatigué, arrive enfin à emboîter Princesse 103e. Il se produit alors en eux quelque chose de très nouveau, de très intense. D'autant plus intense qu'il s'agit de deux sexués ayant acquis cette distinction par des moyens artificiels. Leurs antennes se joignent comme s'ils opéraient une fois de plus une C.A. La communion des esprits s'ajoute à celle des corps.

Des images psychédéliques se projettent simultanément dans leurs cerveaux minuscules.

Pour éviter de percuter de nouveau les parois de l'aquarium, Princesse 103e, qui dirige le vol, effectue de tout petits cercles concentriques au centre de leur prison, à quelques centimètres à peine du plafond de Plexiglas percé de trous.

Les images psychédéliques se font plus nettes. C'est 103 e qui les émet, elle qui a encore en mémoire les grands moments romantiques du film Autant en emporte le vent.

A cet instant, pour les deux insectes, l'amour s'exprime plus clairement à travers les images de l'espèce doig-tesque qu'à travers celles de leur propre culture. Chez les Belokaniennes, il y a certes beaucoup de mythologies mais aucune qui ressemble à Autant en emporte le vent. Pour le monde myrmécéen, l'amour n'est lié qu'à la fonction de reproduction. Jamais, avant d'avoir vu le film des Doigts, 103e n'avait pensé à considérer l'amour comme une émotion particulière, indépendante de la fonction procréatrice.

En bas, les autres fourmis les regardent tourner avec admiration. Elles comprennent qu'il se passe quelque chose de différent. 10e note sur une «phéromone mythologique» ce que lui inspire ce moment de pure poésie romantique.

Soudain, là-haut, tout se complique. Prince 24e a un malaise. Ses antennes s'agitent curieusement. Son cœur bat de plus en plus fort. Une immense vague rouge de plaisir pur et de douleur intense le submerge comme un raz de marée. Il a l'impression que tout se détraque dans son cœur, qui, hors de contrôle, bat la chamade.

Pan…pan, pan, pan, pan, pan…pan!


Pan, pan, pan!

Le juge frappa plusieurs petits coups secs sur son pupitre pour avertir l'assistance que l'audience reprenait.

– Mesdames et messieurs les jurés, veuillez prendre place, je vous prie.

Le président informa les jurés que les fourmis, ayant été reconnues intelligentes, étaient désormais juridiquement responsables. Ils auraient donc à statuer également sur le sort de 103e et de ses compagnes myrmécéennes.

– Je ne comprends pas! s'écria Julie. La fourmi a pourtant gagné.

– Oui, rétorqua le juge, mais cette victoire prouve que les fourmis sont intelligentes, pas qu'elles sont innocentes. La parole est à l'accusation.

– J'ai là quelques pièces à conviction qui prouveront à ces messieurs et dames du jury à quel point les fourmis sont les ennemies de l'homme. Il y a notamment un article sur les invasions de fourmis de feu en Floride qui devrait édifier les jurés.

Arthur se leva.

– Vous oubliez de préciser comment on a arrêté ces fourmis de feu. Par l'entremise d'une autre espèce fourmi: la solenopsis daugerri. Elle sait reproduire les phéromones d'une reine des fourmis de feu. Elle trompe ainsi les ouvrières qui la nourrissent tandis que leur propre reine dépérit et meurt. Moralité: il suffit aux humains de s'allier à certaines fourmis amies pour venire à bout d'autres espèces de fourmis ennemies…

L'avocat général interrompit Arthur en quittant sa chaise pour venir se placer face au jury.

– Ce n'est pas en confiant nos secrets aux insects que nous nous en débarrasserons. Au contraire, il faut éliminer au plus vite ces fourmis déjà trop informées avant qu'elles n'aient transmis leur savoir à l'ensemble de leur espèce.


Dans l'aquarium, l'extase dure encore. Le couple myr-mécéen tourne de plus en plus vite, comme happé par un tourbillon infernal. Le cœur de Prince 24e bat de façon de plus en plus chaotique. Pan, pan… pan… pan, pan, pan… pan… La couleur de la vague de plaisir rouge mue au fur et à mesure qu'elle grandit. Elle devient mauve, violette, puis franchement noire.


Le juge demanda à l'avocat général de conclure et d'annoncer ses requêtes.

– Pour les conjurés du lycée, je réclame une peine de prison de six mois ferme, sous le chef d'accusation de destruction de matériels éducatifs et troubles sur la voie publique. Pour les conjurés de la pyramide je réclame, sous le chef de complicité de meurtres, une peine de six ans ferme. Pour Princesse 103e et ses complices, sous le chef d'insurrection et d'assassinat de policiers, je réclame… la peine de mort.

Le public manifesta. Le juge tapa avec son maillet, presque sans y penser.

– Je me permets de rappeler à mon collègue de l'accusation que la peine de mort est abolie depuis longtemps dans notre pays, énonça-t-il doctement.

– Pour les hommes, monsieur le président, pour les hommes. J'ai bien cherché. Rien dans notre code pénal n'interdit la peine de mort pour les animaux. On pique les chiens qui mordent les enfants. On abat les renards qui transmettent la rage. D'ailleurs, qui d'entre nous peut se vanter de n'avoir jamais assassiné de fourmis?

Même ceux qui ne l'approuvaient pas étaient obligés d'admettre que l'accusateur public avait raison. Qui n'avait pas tué de fourmis, ne serait-ce que par mégarde?

– En décrétant la peine de mort pour Princesse 103e et les siennes, nous ne ferons qu'accomplir un acte de civisme et de légitime défense, reprit l'avocat général. Les documents saisis dans la pyramide l'attestent: elles avaient lancé une grande croisade contre nous. Que la nature sache que les espèces qui veulent nuire à l'homme finissent par le payer de leur vie.


Prince 24e dresse les antennes. Princesse 103e le sent, lé voit, mais son propre plaisir est si long et si grand qu'elle ne parvient pas à se préoccuper de son partenaire.

Si lui est submergé d'une vague rouge qui vire au noir, elle est envahie d'une vague rouge qui vire à l'orange puis ne cesse de s'éclaircir jusqu'à prendre une teinte plus jaune et plus chaude. À présent, elle n'est plus princesse, elle est reine.

Prince 24e va de plus en plus mal.

La pression grimpe toujours. Son cœur s'est arrêté.

La pression monte, monte. Il se désemboîte d'un coup, tente un battement d'ailes pour ralentir sa chute et…

Le président donna la parole à la défense.

Julie fit appel aux ressources de tous ses neurones.

– Ce qui se passe ici n'est pas qu'un procès. C'est bien plus que cela. C'est une occasion unique qui nous est présentée de comprendre un système de pensée non humain. Si nous ne parvenons pas à pactiser avec les fourmis, ces infraterrestres, comment pourrions-nous un jour espérer communiquer avec des extraterrestres?


Dans l'air, une petite détonation sèche. La pression était trop forte, le plaisir trop intense, à peine tous ses gamètes projetés dans la femelle, le prince explose de jouissance. Les morceaux de chitine partent dans toutes les directions et retombent comme les morceaux d'un avion qui a éclaté en vol. Il n'y a pas un insecte en bas qui évite un lambeau du corps du valeureux sexué.


Julie avait l'impression qu'à force d'avoir lu l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, c'était Edmond Wells qui, à présent, parlait parfois par sa voix:

– Les fourmis peuvent s'avérer un tremplin pour notre évolution. Plutôt que de chercher à les détruire, tentons de les utiliser. Nous sommes complémentaires. Nous contrôlons le monde à hauteur d'un mètre, elles à hauteur d'un centimètre. Arthur a démontré qu'avec leurs mandibules, elles fabriquent dans l'infiniment petit des objets que même le plus habile des horlogers ne saurait reproduire. Pourquoi nous priver de si précieux alliés?


Reine 103e virevolte encore un peu puis atterrit en catastrophe dans le récepteur phéromonal.


«Critch.» Un petit bruit résonna dans les haut-parleurs de la machine «Pierre de Rosette», mais dans le prétoire où les conversations battaient leur plein, nul n'y prêta attention.

Julie poursuivait:

– Il est hors de question de nous condamner parce que nous avons voulu améliorer le statut de notre espèce. Il est hors de question de tuer des fourmis.


En tombant, la reine perd ses ailes. La mort du prince et la perte des ailes sont le prix de la royauté myrmécéenne.


– C'est bien au contraire en nous acquittant et en libérant ces insectes innocents que vous montrerez que le chemin que nous avons commencé à explorer mérite toute l'attention possible. Les fourmis qu'on le veuille ou non sont…

Sa bouche resta ouverte. La phrase resta en suspens.

235. ENCYCLOPÉDIE

POUVOIR DES CHIFFRES: 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Rien que par leurs formes, les chiffres nous racontent l'évolution de la vie. Tout ce qui est courbe indique l'amour. Tout ce qui est trait indique l'attachement. Tout ce qui est croisement indique les épreuves. Examinons-les.

0: c'est le vide. L'œuf originel fermé.

1: c'est le stade minéral. Ce n'est qu'un trait. C'est l'immobilité. C'est le début. Être, simplement être, ici et maintenant, sans penser. C'est le premier niveau de conscience. Quelque chose est là, qui ne pense pas.

2: c'est le stade végétal. La partie inférieure est composée d'un trait, le végétal est donc attaché à la terre. Le végétal ne peut bouger son pied, il est esclave du sol, mais il est doté d'une courbe en son haut. Le végétal aime le ciel et la lumière, et c'est pour eux que la fleur se fait belle dans sa partie supérieure.

3: c'est le stade animal. Il n'y a plus de trait. L'animal s'est détaché de la terre. Il peut se mouvoir. Il y a deux boucles, il aime en haut et en bas. L'animal réagit en esclave de ses sentiments. Il aime, il n'aime pas. L'égoïsme est sa principale qualité. L'animal est prédateur et proie. Il a peur en permanence. S'il ne réagit pas en fonction de ses intérêts directs, il meurt.

4: C'est le stade humain. C'est le niveau au-dessus du minéral, du végétal et de l'animal. Il est à la croisée des chemins. C'est le premier chiffre à croisement. Si le 4 réussit son.changement, il bascule dans le monde supérieur. Il sort de son stade d'esclave des sentiments, par le libre arbitre. Soit il réalise son destin, soit il ne le réalise pas. Mais la notion de liberté de choix autorise aussi à ne pas réaliser sa mission de conquête de la liberté et de la domination de ses sentiments. 4 autorise à rester librement animal ou à passer à l'étape suivante. C'est l'enjeu actuel de l'humanité.

5: C'est le stade spirituel. C'est le contraire du 2. Le 5 a le trait en haut, il est lié au ciel. Il a une courbe en bas: il aime la terre et ses habitants. Ayant réussi à se libérer du sol, il n'est cependant pas parvenu à se libérer du ciel. Il a passé l'épreuve de la croix du 4 mais il plane.

6: C'est une courbe continue sans angle, sans trait. C'est l'amour total. Il est presque spirale, il s'apprête à aller vers l'infini. Il s'est libéré du ciel et de la terre, de tout blocage supérieur ou inférieur. Il est pur canal vibratoire. Il lui reste cependant une chose à accomplir: passer au monde créateur. 6 est également la forme du fœtus en gestation.

7: C'est le chiffre du passage. C'est un 4 inversé. Là encore, nous nous trouvons à un croisement. Un cycle est terminé, celui du monde matériel; il faut donc passer au cycle suivant.

8: C'est l'infini. Si on le dessine, on ne s'arrête jamais.

9: C'est le fœtus en gestation. 9 est l'inverse du 6. Le fœtus s'apprête à retourner au réel. Il va donner naissance au…

10: C'est le zéro de l'œuf originel, mais de la dimension supérieure. Ce zéro de la dimension supérieure va lancer de nouveau un cycle de chiffres mais à une échelle plus élevée. Et ainsi de suite.

Chaque fois que l'on trace un chiffre, on transmit cette sagesse.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

236. DIFFERENCE DE PERCEPTION

Sur l'écran vidéo surplombant le box des accusés venait d'apparaître le visage de Maximilien. Il avait un sourire bizarre, presque gourmand. Un gros plan avait cloué Julie sur place.

On y voyait Maximilien, le regard fiévreux, armé d'un coupe-ongles. Il prenait des fourmis et les décapitait une à une, tout près de l'objectif de sa caméra. Cela produisait à chaque fois un petit bruit sec.

– Que se passe-t-il? Quelle est cette mascarade? demanda le juge.

L'huissier vint lui murmurer quelque chose à l'oreille. Maximilien s'était enfermé chez lui et, grâce à une simple caméra vidéo et au relais de son ordinateur, il retransmettait cette scène par le biais des lignes téléphoniques.

Les décapitations de fourmis se succédaient. Puis, fatigué sans doute d'avoir occis une centaine d'entre elles, il sourit à la caméra, ramassa les corps suppliciés et les épousseta négligemment pour les jeter dans sa corbeille à papier.

Ensuite il saisit une feuille et, se plaçant bien face à sa caméra, il articula:

– Mesdames et messieurs, l'heure est grave. Notre monde, notre civilisation, notre espèce sont menacés de disparition. Un terrible ennemi se dresse sur notre seuil. Qui nous met ainsi en danger? L'autre, l'autre plus grande civilisation, l'autre plus grande espèce de la planète, j'ai nommé les fourmis. Je les ai étudiées depuis quelque temps, j’ai étudié leur influence sur les hommes. Mais surtout, j'ai installé sur un simulateur de civilisation un programme visant à savoir ce que serait le monde si les fourmis avaient accès à notre savoir technologique.

«J'ai constaté ainsi que les fourmis, qui nous sont supérieures par leur nombre, leur pugnacité et leur mode de communication, ne mettraient pas plus de cent ans à nous réduire en esclavage.

«Avec l'apport de nos technologies humaines, tous leurs pouvoirs seront surdimensionnés. Je sais, mesdames et messieurs, cela, pour certains d'entre vous, paraîtra aberrant. Je pense cependant que nous ne pouvons pas courir le risque de vérifier cette hypothèse.

«En conséquence, il nous faut détruire les fourmis et, en priorité, ces fameuses fourmis "civilisées" qui se sont approprié la forêt de Fontainebleau. Je le sais, quelques-uns parmi vous les trouvent sympathiques. D'autres estiment qu'elles peuvent nous aider et qu'elles ont des choses à nous apprendre. Ils se trompent.

«Les fourmis sont le pire fléau que l'humanité ait jamais connu. Une seule cité fourmi tue chaque jour proportionnellement plus d'animaux qu'un pays humain tout entier.

«Elles écrasent d'abord, puis utilisent comme du bétail toutes les espèces vaincues. Aux pucerons, par exemple, elles coupent les ailes pour mieux les traire. Après les pucerons, ce serait un jour notre tour.

«Ayant pris conscience du danger que représentent les fourmis intelligentes pour l'humanité, j'ai décidé en tant qu'humain, moi, Maximilien Linart, de détruire la partie de la forêt de Fontainebleau qui, en raison de l'insouciance d'un groupuscule d'humains, grouille maintenant de fourmis initiées à notre technologie. Et si c'est nécessaire, je réduirai en cendres la forêt tout entière.

«J'ai longuement réfléchi et pensé à l'avenir. Si nous ne détruisons pas maintenant ces vingt-six mille hectares de forêt contaminés, il nous faudra sans doute un jour détruire toutes les forêts du monde. Pour l'heure, cette infime amputation évitera une gangrène générale. Le savoir est comme une maladie contagieuse.

«La Bible nous enseigne qu'Adam aurait dû résister à la tentation de croquer la pomme du savoir. Eve l'a incité à commettre l'irréparable. Mais nous, nous pouvons empêcher les fourmis de connaître cette malédiction.

«J'ai placé des bombes incendiaires dans la zone forestière où se trouvent les fourmilières contaminées par les idées de 103e.

«Inutile d'essayer de m'arrêter. Je suis solidement barricadé dans ma maison et le système de mise à feu des bombes incendiaires, sous le contrôle de mon ordinateur, sera juste après ce message débranché du réseau, donc, aucun risque de voir son programme modifié de l'extérieur.

«N'essayez pas de m'arrêter. Si, toutes les cinq heures, je n'inscris pas une formule codée sur le clavier de mon ordinateur, tout explosera, chez moi et dans la forêt.

«Je n'ai plus rien à perdre. Je sacrifie ma vie pour mon espèce. Il pleut aujourd'hui et j'attendrai que le beau temps revienne pour déclencher l'incendie forestier. Si je devais périr dans un assaut inconsidéré, que l'humanité considère cela comme mon testament et qu'un autre prenne la relève.

Des journalistes coururent transmettre leurs papiers. Des gens qui ne se connaissaient pas s'interpellèrent dans le prétoire.

Le préfet Dupeyron, qui s'était déplacé pour entendre l'énoncé du verdict de ce procès sans précédent, réquisitionna dans la minute le bureau du juge. Il décrocha le téléphone, en priant pour que le commissaire n'ait pas eu la mauvaise idée d'arracher sa ligne.

Dieu merci, Linart répondit à la première sonnerie.

– Quelle mouche vous pique, commissaire?

– De quoi vous plaignez-vous, monsieur le préfet? Vous souhaitiez vous débarrasser d'un pan de forêt pour laisser libre place aux projets hôteliers d'un groupe japonais, vos souhaits seront exaucés. Vous aviez raison. Cela créera des emplois et contribuera à résorber le chômage.

– Mais pas ainsi, Maximilien. Il existe des moyens plus discrets de s'y prendre…

– En incendiant cette maudite forêt, je sauverai l'humanité tout entière.

Le préfet avait la gorge sèche et les mains moites.

– Vous êtes devenu fou, soupira-t-il.

– Certains penseront cela au début mais, un jour, on me comprendra et on m'érigera des statues en tant que sauveur de l'humanité.

– Mais pourquoi vous entêter à exterminer ces fourmis de rien du tout?

– Vous ne m'avez donc pas écouté?

– Mais si, mais si, je vous ai écouté. Vous redoutez à ce point la concurrence d'autres animaux intelligents?

– Oui.

Il y avait tant de détermination dans la voix du policier que le préfet chercha un argument fort pour le convaincre.

– Vous vous imaginez ce qui se serait passé si les dinosaures, comprenant que les hommes allaient un jour former une civilisation de taille plus réduite mais surpuissante, avaient systématiquement éliminés les mammifères?

– C'est exactement la bonne comparaison. Je crois qu'en effet les dinosaures auraient dû se débarrasser de nous. Il aurait dû y avoir un dinosaure héroïque qui, comme moi, comprenne l'enjeu sur le long terme. Ils seraient peut-être encore vivants à cette heure, répondit Linart.

– Mais ils étaient inadaptés à la planète. Trop gros, trop balourds…

– Et nous? Peut-être que les fourmis nous trouveront aussi un jour gros et balourds. Et si on leur en donne la possibilité, que feront-elles?

Là-dessus il raccrocha.

Le préfet envoya ses meilleurs démineurs pour tenter de repérer les bombes au phosphore disséminées dans la forêt. Ils en retrouvèrent une dizaine, mais ils ne savaient pas combien en chercher et la forêt est immense; ils reconnurent alors la vanité de leurs efforts.

La situation semblait perdue. La population avait les yeux rivés au ciel. Chacun savait maintenant que dès que la pluie cesserait, la forêt s'embraserait.

Quelque part pourtant, quelqu'un murmura à voix basse: «J'ai peut-être une idée…»

237. ENCYCLOPÉDIE

CHANTAGE: Tout ayant été exploité, il n'existe qu'un seul moyen pour créer de nouvelles richesses dans un pays déjà riche: le chantage. Cela va du commerçant qui ment en affirmant: «C'est le dernier article qui me reste et si vous ne le prenez pas tout de suite, j'ai un autre client qui est intéressé», jusqu'au plus niveau, le gouvernement qui décrète: «Sans le pétrole qui pollue, nous n'aurions pas les moyens de chauffer toute la population du pays cet hiver.» C'est alors la peur de manquer ou la peur de rater une affaire qui va générer des dépenses artificielles.


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

238. SUR LE POINT D'IMPLOSER

Il plut toute la journée du samedi; le soir, le ciel se remplit d'étoiles et les spécialistes de la météorologie nationale annoncèrent qu'il ferait beau le dimanche et que le vent soufflerait fortement sur la forêt de Fontainebleau.

Si Maximilien n'avait pas particulièrement la foi, en la circonstance il considéra que Dieu était avec lui. Il se vautra dans son fauteuil, face à son ordinateur, heureux et conscient de l'importance de sa mission sur terre. Puis il s'endormit.

Les portes étaient verrouillées, les volets barrés. Dans la nuit, un visiteur parvint à s'introduire subrepticement dans le bureau du commissaire. Le visiteur chercha l'ordinateur. L'appareil était en position de veille, prêt à déclencher les bombes au cas où l'impression du code ne l'en empêcherait pas. Le visiteur s'avança pour le neutraliser; dans sa hâte, il renversa un objet. Maximilien ne dormait que d'un œil, le bruit, pourtant réduit, suffît à le réveiller tout à fait. D'ailleurs, il s'attendait à une attaque de dernière minute. Il braqua son revolver sur le visiteur et appuya sur la détente. Toute la pièce vibra quand le coup partit.

Le visiteur esquiva vivement la balle. Maximilien en tira une deuxième qu'il esquiva de même.

Énervé, le commissaire rechargea son arme et visa à nouveau. Le visiteur décida qu'il valait mieux se cacher quelque part. D'un bond, il gagna le salon et se dissimula derrière les rideaux. Le policier tira mais le visiteur baissa la tête et les balles passèrent au-dessus de son front.

Maximilien alluma les lumières. Le visiteur comprit qu'il lui fallait changer de cachette au plus vite. Il se glissa derrière un fauteuil au haut dossier sur lequel ricochèrent plusieurs balles.

Où s'abriter?

Le cendrier. Il courut se blottir dans l'interstice entre un vieux mégot de cigare froid et le bord. Le policier eut beau soulever coussins, tentures et tapis, cette fois, il ne le trouva pas.

Reine 103e en profita pour reprendre haleine et retrouver son calme. Elle procéda à un rapide lavage de ses antennes. Une reine est généralement trop précieuse pour risquer ainsi sa vie. Elle n'est tenue que de demeurer à pondre dans sa loge nuptiale. Cependant, 103e avait compris qu'elle était seule au monde à être suffisamment «doigte» et suffisamment fourmi pour réussir cette mission d'une importance capitale. Comme l'enjeu était la destruction de la forêt et donc des fourmilières, elle avait consenti à risquer le tout pour le tout.

Maximilien pointait toujours son revolver, tirant parfois dans un coussin. Pour une cible si petite, il fallait cependant une arme différente.

Maximilien alla chercher une bombe aérosol dans le placard de la cuisine et vaporisa un nuage d'insecticide dans son salon. L'air s'emplit de relents mortels. Heureusement, les minuscules poches pulmonaires de la fourmi disposaient d'une grande autonomie. L'insecticide se diluant dans l'important volume d'air de la pièce, respirer restait supportable. Elle pouvait, certes, demeurer là une dizaine de minutes mais il n'y avait pas de temps à perdre.

Reine 103e détala.

Maximilien pensa que si le seul adversaire que les autorités et le préfet avaient trouvé à lui opposer était une fourmi, c'était qu'ils n'avaient plus aucune idée. Il en était là, satisfait de ses réflexions, quand la lumière s'éteignit. Comment était-ce possible? Une minuscule fourmi n'était quand même pas capable d'appuyer sur l'interrupteur.

Il comprit alors que la myrmécéenne s'était introduite dans le central domotique. Cela signifiait-il qu'elle était apte à déchiffrer un circuit imprimé et à reconnaître quel fil électrique couper?

«Ne jamais sous-estimer l'adversaire.» C'était le premier enseignement qu'il inculquait à ses élèves de l'école de police. Et lui-même venait de commettre cette erreur uniquement parce que l'adversaire était mille fois plus petit que lui.

Il se munit d'une lampe de poche halogène qu'il conservait dans un tiroir de la commode. Il éclaira le dernier lieu où il avait cru voir son visiteur. Il se dirigea ensuite vers le boîtier du compteur et constata qu'un fil électrique avait bel et bien été tranché à la mandibule.

Il se dit qu'il n'y avait qu'une seule fourmi capable de faire ça: 103e, leur reine dégénérée.

Dans l'obscurité, avec son sens olfactif surdéveloppé et sa vision infrarouge détectrice de chaleur, la fourmi disposait désormais d'un léger avantage. Seulement, c'était jour de pleine lune et Maximilien n'eut qu'à ouvrir les volets désormais inutiles pour inonder la pièce d'une lumière bleu-violet.

Il fallait se dépêcher. La fourmi retourna vers le bureau et l'ordinateur. Francine lui avait appris comment s'y glisser par la grille d'aération située à l'arrière. Elle suivit ses instructions à la lettre. 103e était maintenant dans la place. Il ne lui restait plus qu'à désactiver les connexions qu'on lui avait indiquées. Elle marcha sur les plaques électroniques. Ici, le disque dur. Là, la carte mère. Elle enjamba les condensateurs, les transistors, les résistances, les potentiomètres et les radiateurs. Tout vibrait autour d'elle.

Reine 103e sentait qu'elle se mouvait dans une structure hostile. Mac Yavel était au courant de sa présence. Il ne possédait pas d'yeux internes mais percevait d'infimes courts-circuits chaque fois que la fourmi posait ses pattes sur une connexion en cuivre.

Si Mac Yavel avait eu des mains, il l'aurait déjà massacrée.

S'il avait eu un estomac, il l'aurait déjà digérée.

S'il avait eu des dents, il l'aurait déjà mâchée.

Mais l'ordinateur n'était qu'une machine inerte, constituée de composants d'origine minérale. Reine 103e était en lui et se remémorait le plan du circuit imprimé que lui avait indiqué Francine quand, soudain, avec sa vision infrarouge, elle discerna à travers la grille d'aération l'œil immense de son ennemi humain.

Maximilien reconnut la marque jaune sur son front et lui envoya un nuage d'insecticide. Les ouvertures respiratoires de la fourmi étaient encore béantes et elle toussotait quand un second nuage vint transformer complètement l'intérieur de l'ordinateur en un port anglais dans la brume. De l'air acide lui rongeait l'intérieur. C'était insupportable.

De l'air, vite.

Elle sortit par la trappe du lecteur de disquettes et fut accueillie par de nouveaux coups de feu. Elle zigzagua entre les balles qui étaient pour elle comme autant de fusées. La lampe de poche ne la quittait pas et elle galopait dans un rond de lumière.

Afin d'échapper au projecteur, elle galopa sous la porte du bureau pour regagner le salon et s'enfoncer sous le pli d'un tapis. Le tapis fut soulevé. Elle se blottit sous un fauteuil. Le fauteuil fut renversé.

La fourmi courut entre des chaussures, affolée. Il y avait de plus en plus de Doigts à sa recherche. Au moins une dizaine. Elle se réfugia dans la jungle de nylon d'un rebord de moquette épaisse.

Et maintenant?

Elle agita les antennes et repéra un courant d'air charbonneux. Elle quitta à toute vitesse la moquette et fonça vers le tunnel vertical, en face d'elle. Excellent abri. Oui, mais le projecteur avait suivi sa progression.

– Tu es dans la cheminée, 103e, cette fois je te tiens, maudite fourmi! clama Maximilien en balayant l'intérieur de sa cheminée du faisceau de sa lampe de poche.

La fourmi s'éleva dans l'immense tunnel vertical, foulant au passage de la suie.

Maximilien voulut encore lancer sur elle un nuage d'insecticide mais sa bombe était vide. La cheminée étant suffisamment large dans sa partie inférieure pour laisser passer un corps humain adulte, il décida de l'escalader pour aller aplatir 103e. Tant qu'il ne verrait pas le corps de ce fichu insecte réduit en miettes, il ne serait sûr de rien.

L'humain s'agrippa aux vieilles pierres, ses deux troupeaux de cinq doigts s'informant mutuellement de leur progression par l'entremise du central de communication cérébral. Derrière, encore plus maladroits dans la prison des chaussures, ses pieds cherchaient des appuis.

Cependant, plus le conduit se rétrécissait, plus il était facile d'y grimper. En se calant avec ses coudes et ses genoux, Maximilien avançait sans problème, tel un bon alpiniste.

Reine 103e ne s'était pas attendue qu'il la suive. Elle monta plus haut. Il monta aussi. La fourmi percevait l'odeur huileuse des Doigts à sa poursuite. Pour les fourmis, les Doigts sentent l'huile de marron.

Maximilien haletait. Grimper à quatre pattes dans une cheminée verticale, ce n'était vraiment plus de son âge. Il éclaira le haut du conduit et crut discerner deux minuscules antennes qui semblaient le narguer. Il s'éleva encore de quelques centimètres. La cheminée se rétrécissait de plus en plus et il avait du mal à y enfoncer tout son corps à la fois. D'abord il envoya son flanc droit, puis, quand celui-ci fut bloqué, son épaule droite et, son épaule à son tour coincée, il lança son bras droit en hauteur.

Reine 103e se calfeutra au creux d'une brique que Maximilien aussitôt éclaira. L'abri était difficile d'accès mais il n'allait pas laisser 103e s'échapper après s'être donné tout ce mal. Son bras ne pouvant plus avancer, il envoya son poignet à l'attaque.

La fourmi recula. Un Doigt approchait et elle était dans un cul-de-sac.

– Je te tiens, maintenant, marmonna Maximilien en serrant les mâchoires.

Il avait l'impression d'avoir frôlé la fourmi et regrettait de n'avoir pas frappé plus fort. Il enfonça son index dans la cavité mais Reine 103e effectua un petit saut de côté et mordit le doigt jusqu'au sang avec ses mandibules.

– Aïe!

Le sang perla sur la blessure minuscule. La fourmi savait qu'elle n'avait plus maintenant qu'à tirer de l'acide dans la plaie. Comme elle avait, spécialement pour cette occasion, gonflé sa glande abdominale d'acide concentré à 70 %, le jet pourrait être suffisamment corrosif pour provoquer une réaction.

Reine 103e se mit en position de tir et rata sa cible. Son venin s'écrasa contre l'ongle sans susciter le moindre dégât. Le doigt fouetta l'air. Coincée qu'elle était au fond de sa cachette, le combat était désormais presque égal.

Elle n'était plus qu'une petite fourmi fatiguée contre un index virulent. Les armes de la fourmi: sa poche de tir abdominal gorgée d'acide formique et le tranchant de ses minuscules mandibules.

Les armes du Doigt: le tranchant de son ongle, le plat de son ongle et la puissance de ses muscles.

Maximilien souffla sous l'effort. Il voulut envoyer d'autres doigts à la rescousse de son index. Il s'écorcha la main mais parvint à introduire quatre doigts dans le creux de la brique.

Duel. Comme une grosse pieuvre sortie du roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers, la main de Maximilien Linart cherchait à assommer son petit adversaire en fouettant l'air en tous sens.

La fourmi était à la fois admirative et apeurée face à cette redoutable main de combat. Vraiment, les Doigts ne mesuraient pas leur chance de posséder de tels appendices! Elle esquiva de son mieux les longs tentacules roses qui se déployaient pour l'écraser. Elle tira plusieurs salves, sans réussir à toucher sa cible rouge. Elle décida donc de multiplier les plaies. Elle entailla la chair rose d'autres infimes estafilades.

Les Doigts devenaient de plus en plus nerveux mais ne renonçaient pas. La fourmi avait sous-estimé leur acharnement. Elle reçut une tape en pleine face et fut projetée contre le fond de son refuge.

La main était déjà armée pour une nouvelle pichenette. Index complètement recourbé, il suffisait que le pouce le libère pour qu'il parte fort et droit.

Mon seul véritable ennemi est la peur.

Elle pensa à Prince 24e, son époux d'un jour. Il l'avait ensemencée. Bientôt, elle pondrait. Il était mort pour elle. Rien que pour lui, elle devait survivre.

Elle repéra l'entaille la plus large et, de toutes ses forces, elle y expédia son venin.

Sous la brûlure, l'homme eut un infime mouvement de recul, il perdit l'équilibre, chuta lourdement et s'effondra dans les cendres. Il resta là, les vertèbres cervicales brisées.

Fin du duel. Aucune caméra n'avait filmé l'exploit. Qui pourrait y croire un jour? Une fourmi, une toute petite fourmi, avait vaincu Goliath.

Elle lécha ses blessures. Puis, comme à son habitude après les combats, elle procéda à un rapide nettoyage: elle lécha ses antennes, elle en lissa les poils, elle lécha ses pattes et se remit de ses émotions.

Maintenant, il fallait terminer le travail. Si d'ici quelques minutes Mac Yavel ne recevait pas son code, il déclencherait les bombes incendiaires.

Tandis qu'elle courait, elle aperçut une ombre qui la poursuivait. Elle se retourna et vit un gigantesque monstre volant. Il était enveloppé d'ailes fines, longues et molles dont les couleurs carmin et noir ajoutaient à l'aspect effrayant. 103e sursauta de peur. Ce n'était pas un oiseau. L'animal était doté de gros yeux globuleux qui pivotèrent en tous sens pour finalement se fixer sur la fourmi. Il ouvrit la bouche et des bulles inodores s'élevèrent vers le ciel.

Un poisson.

Assez rêvassé.

Elle retourna à l'attaque de l'ordinateur. Il y avait encore des relents d'insecticide à l'intérieur mais c'était supportable.

Mac Yavel tenta de lui envoyer de petites décharges électriques afin de l'électrocuter mais la fourmi sautilla pour éviter ces pièges. Elle se concentra sur sa tâche prioritaire: couper les fils reliés à l'émetteur radio commandant les bombes.

Ne pas se tromper. Surtout ne pas se tromper de fil.

Une seule erreur et, au lieu de désamorcer, elle déclencherait le désastre. Épuisées par le duel à mort, ses mandibules tremblaient. L'air imprégné de poison l'empêchait de réfléchir sereinement. La fourmi longea un chemin de cuivre aussi fin que l'un de ses poils. Elle compta trois microprocesseurs, tourna à un carrefour bourré de résistances et de condensateurs. Ses instructions étaient de trancher le quatrième fil du fond.

Elle tenailla la gaine de plastique, puis le cuivre et distilla du venin dessus. Mais alors qu'elle était à la moitié de la découpe, elle se dit que, non, ce n'était pas là le quatrième mais l'un des deux autres qui le jouxtaient.

Mac Yavel déclencha le ventilateur de refroidissement pour aspirer et broyer l'insecte dans les pales. Tempête!

Pour ne pas être emportée par cette bourrasque, Reine 103e s'arrima aux composants. Après avoir vaincu l'homme, il lui fallait vaincre la machine. Dans un bourdonnement, Mac Yavel entama son compte à rebours qui ferait exploser les bombes dans la forêt.

Le compteur numérique était devant la fourmi, l'éclairant des formes rouges de chacun de ses chiffres.

10, 9, 8,… Il ne restait plus que deux fils mais, pour la fourmi, avec sa vision infrarouge, le vert et le rouge apparaissaient tous deux marron clair.

7,… 6,… 5,…

La reine trancha l'un des deux au hasard. Le compte à rebours continuait.

Ce n'était pas le bon fil!

Vite elle entailla de manière désespérée le dernier.

4,… 3,… 2,…

Trop tard! le fil n'était qu'à moitié coupé. Pourtant, le compte à rebours s'arrêta sur 2. Mac Yavel venait de tomber en panne.

La fourmi regarda, ébahie, le compteur bloqué sur le chiffre deux.

Il se produisit en 103e quelque chose d'inattendu, une pression piquante qui montait dans son cerveau. Peut-être dû à toutes les émotions qu'elle avait connues jusqu'à cet instant, un mélange phéromonal bizarre était en train de donner naissance à une molécule inconnue dans son esprit. Reine 103e était incapable de maîtriser ce qui lui arrivait. La pression montait, pétillait, irrépressible, mais pas du tout désagréable.

Toutes les tensions issues des dangers traversés se mirent à disparaître les unes après les autres, comme par enchantement.

La pression gagnait maintenant ses antennes. Cela ressemblait à ce qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait fait l'amour avec 24e. Ce n'était pas de l'amour. C'était, c'était…

L'humour!

Elle éclata de rire, ce qui chez elle se manifesta par des hochements de tête incontrôlables, l'émission d'un peu de bave et des tremblements de mandibules.

239. ENCYCLOPEDIE

HUMOUR: Le seul cas d'humour animal recensé dans les annales scientifiques a été rapporté par Jim Anderson, primatologue à l'université de Strasbourg. Ce scientifique a consigné le cas de Koko, un gorille initié au langage gestuel des sourds-muets. Un expérimentateur lui demandant un jour de quelle couleur était une serviette blanche, il fit le geste signifiant «rouge». L'expérimentateur répéta la question en brandissant dûment la serviette devant les yeux du singe, obtint la même réponse et ne comprit pas pourquoi Koko s'obstinait dans son erreur. L'humain commençant à perdre patience, le gorille s'empara de la serviette et lui montra le petit ourlet rouge tissé sur son rebord. Il présenta alors ce que les primatologues appellent «la mimique du jeu», c'est-à-dire un rictus, babines retroussées, dents de devant exhibées, yeux écarquillés. Peut-être s'agissait-il d'humour…


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

240. RENCONTRE AVEC QUELQU'UN D'ÉTONNANT

Les doigts s'entremêlèrent. Les danseurs enlacèrent fermement leurs cavalières.

Bal au château de Fontainebleau.

En l'honneur du jumelage de la ville avec la cité danoise d'Esjberg, il y avait fête en la demeure historique. Échange de drapeaux, échange de médailles, échanges de cadeaux. Représentations de danses folkloriques. Chorales locales. Présentation du panneau: «FONTAINEBLEAU – HACHINOÉ – ESJBERG: VILLES JUMELÉES», qui marquerait désormais l'entrée des trois lieux.

Dégustation enfin d'aquavit et d'eau-de-vie de prune française.

Des voitures arborant les drapeaux des deux nations se garaient encore dans la cour centrale et des couples de retardataires en sortaient, en vêtements de gala.

Des officiels danois faisaient la courbette à leurs homologues français, lesquels leur serraient la main. Puis on échangeait sourires, cartes de visite et on se présentait les épouses.

L'ambassadeur du Danemark s'approcha du préfet et lui glissa à l'oreille:

– J'ai vaguement suivi cette histoire de procès de fourmis. Comment ça a fini, au juste?

Le préfet Dupeyron cessa de sourire. Il se demandait à quel point son interlocuteur avait suivi l'affaire. Il avait dû lire probablement un ou deux articles dans les journaux. Il éluda.

– Bien. Bien. Merci de vous intéresser à nos affaires locales.

– Mais pouvez-vous m'en dire plus, est-ce que les gens de la pyramide ont été condamnés?

– Non, non. Les jurés ont été très cléments. On leur à juste demandé de ne plus construire de maison en forêt.

– Mais l'on m'a dit qu'on parlait aux fourmis avec une machine?

– Ce sort des exagérations de journalistes. Ils se sont laissé berner et puis vous savez comment ils sont: prêts à monter n'importe quelle histoire en épingle pour vendre leurs feuilles de chou.

L'ambassadeur du Danemark insista.

– Mais, quand même, il y avait bien une machine qui permettait de parler en transformant les phéromones des fourmis en parole; humaines.

Le préfet Dupeyron éclata de rire.

– Ah! vous y avez cru vous aussi? C'était un pur canular. Un aquarium, une fiole, un écran d'ordinateur: Cette machine ne fonctionnait pas. C'était l'un de leurs comparses qui, placé à l'extérieur, répondait en se faisant passer pour une fourmi. Les gens naïfs y ont peut-être cru mais l'affaire a été éventée.

Le Danois se servit un canapé au hareng sucré qu'il happa avec un verre d'alcool.

– La fourmi ne parlait donc pas?

– Les fourmis parleront le jour où les poules auront des dents!

– Hmm…, dit l'ambassadeur, il paraît que les poules sont des descendantes lointaines des dinosaures, elles ont donc peut-être déjà eu des dents…

– La conversation agaçait de plus en plus le préfet. Il tenta de s'esquiver. Mais l'ambassadeur lui prit le bras et insista:

– Et cette fourmi 103e?

– Après le procès, toutes les fourmis ont été relâchées dans la nature. Nous n'allions pas nous ridiculiser en condamnant des fourmis! Elles se feront normalement écraser par les enfants et les promeneurs.

Autour d'eux, de plus en plus de gens déployaient l'antenne de leur téléphone portable. Chacun, grâce à ces antennes artificielles, dialoguait en permanence ailleurs, tout en restant là.

L'ambassadeur se gratta le sommet du crâne.

– Et les jeunes qui ont occupé le lycée au nom de la Révolution des fourmis?

– Ils ont été libérés, eux aussi. Je crois qu'ils n'ont pas poursuivi leurs études mais qu'ils ont tous plus ou moins monté des petites entreprises d'informatique ou de services. Ça marche d'ailleurs pas mal à ce que l'on dit. Moi, je suis pour qu'on encourage les jeunes à se lancer dans les projets qui les intéressent.

– Et le commissaire Linart?

– Il a fait une mauvaise chute dans les escaliers.

L'ambassadeur commençait à perdre patience.

– A vous entendre, on croirait qu'il ne s'est rien passé!

– Je crois qu'on a beaucoup exagéré cette histoire de «Révolution des fourmis» et de procès d'insectes. Entre nous…

Il lui fit un clin d'œil.

– … C'était un peu nécessaire pour relancer le tourisme dans la région. Depuis cette histoire, la forêt accueille deux fois plus de promeneurs. C'est bien. Ça aère les poumons des gens et ça fait vivre le petit commerce local. En outre, le fait que vous vouliez vous jumeler avec notre ville doit être un peu lié à cette histoire, non?

Le Danois consentit enfin à se détendre.

– Oui, un peu, je l'avoue. Dans notre pays, ce drôle de procès a intéressé tout le monde. Certains ont meme pensé qu'il pourrait y avoir réellement un jour une ambassade fourmi auprès des hommes et une ambassade humaine auprès des fourmis.

Dupeyron eut un petit rire diplomatique.

– Il est important d'entretenir les légendes forestières. Aussi farfelues soient-elles. Pour ma part, je regrette que depuis le début du vingtième siècle il n'y ait plus d'auteurs de légendes. On dirait que ce genre littéraire est complètement tombé en désuétude. Toujours est-il que cette «mythologie» des fourmis de la forêt de Fontainebleau s'est avérée bonne pour le tourisme.

Là-dessus Dupeyron consulta sa montre, c'était l'heure du discours. Il monta sur l'estrade. Sentencieusement il sortit sa «feuille habituelle de jumelage» déjà très écornée et très jaunie, puis il déclara:

– Je lève mon verre à l'amitié entre les peuples et à la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous nous intéressez et j'espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons mutuellement, d'autant que nos différences sont importantes…

Enfin, les impatients furent autorisés à se rasseoir et à s'intéresser à leurs assiettes.

– Vous allez me prendre pour un candide mais je pensais vraiment que c'était possible! poursuivit le Danois.

– Quoi donc?

– L'ambassade des fourmis auprès des hommes.

Exaspéré, Dupeyron le fixa dans les yeux. Il fit un signe de la main comme pour figurer un grand écran de cinéma.

– Je vois très bien la scène. J'accueille Reine 103e, habillée en souveraine avec sa petite robe lamée et son diadème. Je lui remets la médaille du mérite agricole de Fontainebleau.

– Pourquoi pas? Ces fourmis pourraient être pour vous une véritable aubaine. Si vous vous en faites des alliées, elles travailleront à des tarifs incomparables. Vous les traiterez comme les habitants d'un sous-tiers-monde. Vous leur consentirez quelques colifichets et vous les pil lerez de tout ce qu'elles ont de bon et d'utilisable. N'est-ce pas ce qu'on a fait avec les Amérindiens?

– Vous êtes cynique, dit le préfet.

– Peut-on rêver d'une main-d'œuvre moins chère, plus nombreuse et aux gestes plus précis?

– C'est vrai, elles pourraient labourer les champs en masse. Elles pourraient trouver des sources d'eau souterraines.

– Elles pourraient être utilisées dans l'industrie pour les travaux dangereux ou délicats.

– Elles pourraient s'avérer d'excellentes auxiliaires militaires, que ce soit pour l'espionnage ou le sabotage, renchérit le préfet Dupeyron.

– On pourrait même envoyer des fourmis dans l'espace. Plutôt que de risquer des vies humaines, autant expédier à moindre coût des fourmis.

– Probablement. Mais… il reste un problème.

– Lequel?

– Communiquer avec elles. La machine «Pierre de Rosette» ne marche pas. Elle n'a jamais marché. Je vous l'ai dit, c'était une machine truquée. Il y avait un comparse à l'extérieur qui parlait dans un micro et se faisait passer pour un insecte.

L'ambassadeur danois semblait très déçu.

– Vous avez raison, finalement de tout cela il ne reste qu'une légende. Une légende moderne des forêts.

Ils trinquèrent et parlèrent de choses plus sérieuses.

241. ENCYCLOPEDIE

UN SIGNE: Hier il s'est passé quelque chose d'étrange, je me promenais, lorsque soudain, chez un bouquiniste mon regard fut attiré par un livre, Les Thanatonautes.

Je l'ai lu. L'auteur y affirme que la dernière frontière inconnue de l'homme est sa propre fin. Il a imaginé des pionniers qui partiraient explorer le paradis tout comme Christophe Colomb s'en est allé à la découverte de l'Amérique.

Les paysages et l'environnement sont inspirés des paradis décrits par les livres des morts tibétains et égyptiens. L'idée est étrange. J'ai interrogé le bouquiniste qui m'a dit qu'à l'époque, ce livre n'avait guère eu de retentissement. Normal. La mort et le paradis sont dans notre pays des sujets tabous. Mais, plus je regardais ce livre, Les Thanatonautes, plus je ressentais une sensation de malaise. Ce n'était pas le sujet qui me troublait, mais autre chose. J'ai eu, comme un éclair, cette idée affreuse: «Et si moi, Edmond Wells, je n'existais pas?» Je n'ai peut-être jamais existé. Je ne suis peut-être que le personnage fictif d'une cathédrale de papier. Tout comme les héros des Thanatonautes.

Eh bien, je vais traverser ce mur de papier pour directement m'adresser à mon lecteur. «Bonjour à toi qui as la chance d'être réel, c'est rare, profîtes-en!»


Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

242. UN NOUVEAU CHEMIN

Dans l'ordinateur ronronnant, Infra-World, le monde virtuel jadis créé par Franchie, persiste à vivre en vase clos; plus personne ne s'intéresse à lui.

Dans ce monde qui n'existe presque pas, un peu partout, religieux et scientifiques se lancent à l'assaut d'une dimension supérieure qu'ils ont enfin admise. Un auteur de roman de science-fiction en a, le premier, émis l'hypothèse, laquelle a été confirmée grâce à des rusées et des télescopes. Ce qu'ils appellent «au-delà» est, ils en sont dorénavant convaincus, un monde d'une autre dimension. Là-bas vivent des gens comme eux mais qui perçoivent différemment le temps et l'espace.

Les gens d'Infra-World ont déduit que ceux de la dimension supérieure se servent d'un ordinateur contenant un programme qui décrit leur monde dans les moindres détails et qu'en le décrivant, ils le font exister. Les Infra-worldiens ont compris qu'ils n'ont de réalité que dans un monde illusoire, créé par des gens d'une autre dimension, détenteurs d'une technologie capables de les inventer. Tous leurs médias en ont informé la population.

Les Infra-worldiens ont aussi compris qu'ils n'existent pas matériellement. Ils ne sont que des suites de 0 et de 1 sur un support magnétique, une suite de Yin et de Yang sur une longue chaîne d'information, un ADN électronique qui décrit et programme leur univers. Ils ont d'abord été bouleversés d'être si peu «existants» et puis, ils s'y sont habitués.

Ce qu'ils désirent désormais, c'est comprendre pourquoi ils existent. Tous savent avoir autrefois détecté leur dieu, un dieu femelle nommé «Franchie». Tous savent qu'ils l'ont tué ou, du moins, gravement blessé. Mais cela ne leur suffit pas. Ils veulent comprendre le monde du dessus.

243. ENCHAINEMENT

Elle courait droit devant elle. Elle dévala la pente. Elle slaloma entre les peupliers qui s'élançaient, flèches pourpres, autour d'elle.

Applaudissements d'ailes. Des papillons déployaient leurs voilures chamarrées et brassaient l'air en se poursuivant.

Un an s'était écoulé; Julie, gardienne de l'Encyclopédie, avait remis le livre dans la valise cubique et la rapportait à l'endroit exact où elle l'avait découvert. Qu'un autre puisse à son tour dans l'avenir se servir du Savoir Relatif et Absolu.

Maintenant, elle et ses amis n'avaient plus besoin de détenir l'ouvrage. Tous les huit, ils en portaient le contenu en eux. Ils l'avaient même prolongé. Lorsqu'un maître a accompli son œuvre, il doit se retirer, fïït-il un simple livre.

Avant de refermer la mallette, Julie relut la fin du troisième volume, la toute dernière page. La main nerveuse d'Edmond Wells avait tremblé en inscrivant ces ultimes phrases.


C'est fini. Et pourtant, ce n'est que le début. C'est à vous maintenant de faire la révolution. Ou l'évolution. C'est à vous de vous forger une ambition pour votre société et votre civilisation. C'est à vous d'inventer, de bâtir, de créer afin que la société ne reste pas figée et qu'elle n'aille plus jamais en arrière. Complétez l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Inventez de nouvelles entreprises, de nouvelles manières de vivre, de nouvelles méthodes d'éducation pour que vos enfants puissent faire encore mieux que vous. Élargissez le décor de vos rêves. Tentez de fonder des sociétés utopiques. Créez des œuvres de plus en plus audacieuses. Additionnez vos talents car 1 + 1 = 3. Partez à la conquête de nouvelles dimensions de réflexion. Sans orgueil, sans violence, sans effets spectaculaires. Simplement, agissez.

Nous ne sommes que des hommes préhistoriques. La grande aventure est devant nous, non derrière.

Utilisez l'énorme banque de données que représente la nature qui vous environne. C'est un cadeau. Chaque forme de vie porte en elle une leçon. Communiquez avec tout ce qui est vie. Mêlez les connaissances.

L'avenir n'appartient ni aux puissants ni aux étince-lants.

L'avenir est forcément aux inventeurs. Inventez.

Chacun d'entre vous est une fourmi qui apporte sa brindille à l'édifice. Trouvez de petites idées originales. Chacun de vous est tout-puissant et éphémère. Raison de plus pour s'empresser de construire. Ce sera long, vous ne verrez jamais les fruits de votre travail mais, comme les fourmis, accomplissez votre pas. Un pas avant de mourir. Une fourmi prendra discrètement le relais et puis une autre, puis une autre, puis une autre.

La Révolution des fourmis se fait dans les têtes, pas dans la rue.

Je suis mort, vous êtes vivants. Dans mille ans, je serai toujours mort mais vous, vous serez vivants.

Profitez d'être vivants pour agir.

Faites la Révolution des fourmis.


Julie brouilla le code de la serrure et, à l'aide d'une corde, glissa dans le ravin où elle avait chuté naguère.

Elle s'écorcha aux ronces, aux épines, aux fougères.

Elle retrouva le fossé fangeux, le tunnel qui s'enfonçait dans la colline.

Elle y pénétra à quatre pattes et, avec l'impression de poser une bombe à retardement, elle déposa la mallette à l'endroit précis où elle l'avait découverte.

La Révolution des fourmis se renouvellerait ailleurs, différemment et en d'autres temps. Comme elle, un jour, quelqu'un découvrirait la mallette et inventerait sa propre Révolution des fourmis.

Julie sortit du tunnel boueux et remonta le talus en s'accrochant à la corde. Elle connaissait le chemin du retour.

Elle se heurta la tête au rocher de grès qui surplombait le ravin et bouscula une belette qui, en s'enfuyant, bouscula un oiseau, qui bouscula une limace, qui dérangea une fourmi au moment précis où elle allait découper une feuille.

Julie respira et des milliers d'informations se précipitèrent dans son cerveau. La forêt contenait tant de richesses. La jeune femme aux yeux gris clair n'avait pas besoin d'antennes pour percevoir l'âme de la forêt. Pour pénétrer l'esprit des autres, il suffît de le vouloir.

L'esprit de la belette était souple, tout en ondulations et petites dents pointues. La belette savait mouvoir son corps en trois dimensions en se situant parfaitement dans le paysage.

Julie plaça son attention dans l'esprit de l'oiseau et sut le plaisir de savoir voler. Il voyait de si haut. L'esprit de l'oiseau était incroyablement complexe.

L'esprit de la limace était serein. Pas de peur, seulement un peu de curiosité et un peu d'abandon face à ce qui se dressait devant elle. La limace ne pensait qu'à manger et à se tramer.

La fourmi était déjà partie; Julie ne la chercha pas. En revanche, la feuille était là et elle ressentit ce que ressentait la feuille, le plaisir d'être à la lumière. La sensation d'œuvrer en permanence à la photosynthèse. La feuille se pensait extrêmement active.

Julie chercha alors à entrer en empathie avec la colline. C'était un esprit froid. Lourd. Ancien. La colline n'avait pas conscience du passé récent. Elle se situait dans l'histoire entre le permien et le jurassique. Elle avait des souvenirs de glaciations, de sédimentations. La vie qui se déroulait sur son dos ne l'intéressait pas. Seuls les hautes fougères et les arbres étaient ses vieux compagnons. Les humains, elle les voyait vivre et aussitôt mourir tant leurs vies étaient courtes. Pour elle, les mammifères n'étaient que des météores sans intérêt. À peine nés, ils étaient déjà vieux et agonisants.

«Bonjour la belette.» «Bonjour la feuille.» «Bonjour la colline.» dit-elle à haute et intelligible voix.

Julie sourit et reprit sa route. Elle sortit de la terre, leva ses yeux gris clair vers les étoiles et 1'…

244. BALADE EN FORET

Univers immense, bleu marine et glacé.

L'image glisse vers l'avant.

Au centre de l'Univers apparaît une région saupoudrée de myriades de galaxies multicolores.

Sur les bords d'un bras d'une de ces galaxies, un vieux soleil chatoyant.

Autour de ce soleil: une petite planète tiède, marbrée de nuages nacrés.

Sous les nuages: des océans mauves bordés de continents ocre.

Sur ces continents: des montagnes, des plaines, des moutonnements de forêts turquoise.

Sous les ramures de ces arbres: des milliers d'espèces animales. Et, plus particulièrement, deux espèces très évoluées.

Des pas.

C'est l'hiver.

Quelqu'un chemine dans la forêt recouverte de neige.

De loin, on distingue une petite tache noire au milieu de la neige immaculée.

De plus près, on discerne un insecte maladroit, les pattes à moitié enfoncées dans la poudre blanche, qui s'efforce pourtant d'avancer. Il est tout en largeur. Ses cuissots sont massifs, ses griffes longues et très écartées. C'est une jeune fourmi du type asexué. Son visage est très pâle, ses yeux noirs et globuleux. Ses antennes noires et soyeuses couvrent son crâne.

C'est 5e.

C'est la première fois qu'elle marche dans la neige. À côté d'elle, 10e la rejoint vite avec une braise dans un lampion pour leur permettre de résister au froid. Il ne faut pas trop abaisser la braise, sinon elle fait fondre la neige.

Dans l'immensité blanche et glacée, la fourmi haletante accomplit encore quelques pas. Des petits pas pour une fourmi, de grands pas pour son espèce.

Elle marche et, comme elle en a assez d'avoir de la neige froide sous le menton, dans un suprême effort, elle se dresse sur ses deux pattes arrière.

Elle accomplit quatre pas dans cette position peu confortable puis elle s'arrête. Elle se dit que marcher dans la neige est déjà une prouesse. Marcher dans la neige sur deux pattes, c'est trop dur. Mais elle ne renonce pas.

Elle se tourne vers 10e et lui lance:

Je crois que j'ai découvert une nouvelle manière de se tenir. Suis-moi.

245. DEBUT

La main a tourné la dernière page du livre.

Les yeux interrompent leur course de gauche à droite et leurs paupières les recouvrent un court instant.

Les yeux digèrent puis se rouvrent.

Peu à peu, les mots redeviennent une suite de petits dessins.

Au fond du crâne, l'écran géant panoramique du cerveau s'éteint. C'est la fin.

Pourtant, ce n'est peut-être juste qu'un…


DÉBUT

Загрузка...