13 Merveilleuses nouvelles

Il faisait froid dans le jardin d’hiver du Palais du Soleil malgré les feux ronflant dans les cheminées à chaque bout de la salle, les épais tapis couvrant le sol, et la grande verrière où la neige s’amoncelait contre les meneaux, laissant entrer les rayons du soleil sans beaucoup la réchauffer. Mais c’était suffisant pour les audiences. Cadsuane avait préféré ne pas s’approprier la Salle du Trône. Jusque-là, le Seigneur Dobraine n’avait pas encore protesté qu’elle retînt Caraline Damodred et Darlin Sisnera – elle n’avait pas trouvé meilleur moyen de les empêcher de faire des sottises que de les tenir d’une main ferme – mais Dobraine pourrait se rebiffer si elle dépassait les bornes imposées par les convenances. Il était trop jeune pour qu’elle le contraigne, et il respectait ses serments. Regardant en arrière, elle se rappelait des échecs, certains amers, et des erreurs qui avaient coûté des vies. Désormais, elle ne pouvait pas se le permettre. Surtout pas un échec. Par la Lumière, elle avait envie de mordre quelqu’un !

— J’exige le retour de ma Pourvoyeuse-de-Vent, Aes Sedai !

Harine din Togara, tout en brocart vert, assise très raide devant Cadsuane, pinça ses lèvres pulpeuses. Malgré son visage lisse, des fils gris striaient ses cheveux noirs. Maîtresse-des-Vagues de son clan depuis dix ans, elle avait longtemps auparavant commandé un grand vaisseau. Sa Maîtresse-des-Voiles, Derah din Selaan, une jeune femme tout en bleu, siégeait dans un fauteuil soigneusement placé un pied derrière le sien, conformément aux règles de bienséance. Elles auraient pu être deux statues d’ébène, incarnations de l’indignation. Leurs bijoux étranges ajoutaient encore à cette impression. Elles restèrent de marbre quand Eben s’inclina devant elles et leur offrit du vin chaud aux épices dans des gobelets d’argent.

Le jeune homme fut embarrassé face à leur attitude impassible. Fronçant les sourcils, hésitant, il demeura penché jusqu’à ce que Daigian le tire par sa tunique rouge et l’entraîne en souriant. Ce mince garçon, qui avait un grand nez et de larges oreilles, n’était pas forcément beau, ni même joli, mais elle se montrait très possessive à son égard. Ils prirent place tous les deux sur un banc devant une cheminée et se mirent à jouer aux ficelles magiques.

— Votre sœur nous aide à découvrir ce qui s’est passé en ce jour malheureux, dit Cadsuane, d’une voix suave, et quelque peu distraite.

Buvant une gorgée de vin, elle attendit, sans se soucier qu’elles se rendent compte de son impatience. Dobraine avait beau se plaindre de l’impossibilité de respecter les termes de l’incroyable marché que Rafela et Merana avaient passé au nom de Rand al’Thor, il aurait pu s’occuper lui-même du Peuple de la Mer. Elle pouvait difficilement leur dire ne fût-ce que la moitié de ce qu’elle pensait. C’était sans doute aussi bien pour les intéressées. Si elle se concentrait sur les Atha’ans Miere, elle aurait du mal à ne pas les écraser comme des mouches, même si elles n’étaient pas la véritable source de son exaspération.

Cinq sœurs étaient assises autour de l’autre cheminée. Un gros volume à reliure de bois, provenant de la bibliothèque du Palais, était posé devant Nesune sur un lutrin. Comme les autres, elle portait une robe de drap très simple, plus adaptée à une marchande qu’à une Aes Sedai. Si l’une ou l’autre regrettait le manque d’argent pour acheter des soies, elles ne le montraient pas. Sarene était debout, un grand tambour à la main, et son aiguille brodait au petit point une fleur dans un champ en fleurs. Erian et Beldeine faisaient une partie de pierres, surveillées par Elza, qui attendait son tour pour prendre la place de la perdante. Selon toutes les apparences, elles profitaient sereinement d’une matinée de repos. Elles savaient peut-être qu’elles étaient là parce que Cadsuane voulait les observer. Pourquoi avaient-elles juré allégeance au jeune Rand al’Thor ? Au moins, Kiruna et les autres avaient été en sa présence quand elles avaient décidé de jurer. Elle voulait bien admettre que personne ne pouvait résister à l’influence d’un ta’veren quand on y était soumis. Mais ces cinq-là avaient été sévèrement punies pour l’avoir enlevé, et avaient décidé de lui jurer allégeance avant de lui être présentées. Au début, Cadsuane avait été tentée d’accepter leurs explications, mais ces derniers jours, cette tentation avait faibli. Dangereusement.

— Ma Pourvoyeuse-de-Vent n’est pas soumise à votre autorité, Aes Sedai, dit Harine d’un ton tranchant, comme pour nier leur parenté. Shalon doit m’être rendue immédiatement, et le sera.

Derah opina sèchement. Cadsuane pensa que la Maîtresse-des-Voiles opinerait aussi si Harine lui ordonnait de sauter du haut d’une falaise. Dans la hiérarchie des Atha’ans Miere, Derah était d’un rang très inférieur à celui d’Harine. Et c’était à peu près tout ce que Cadsuane savait d’elles. Le Peuple de la Mer pouvait se révéler utile ou non, mais dans les deux cas, elle pouvait trouver un moyen d’avoir prise sur elles.

— Il s’agit d’une enquête diligentée par les Aes Sedai. Nous devons nous conformer à la loi de la Tour.

Librement interprétée, évidemment. Elle avait toujours cru que l’esprit de la loi était beaucoup plus important que la lettre.

Harine s’enfla comme une vipère, et s’embarqua dans une nouvelle harangue, exposant ses droits et ses exigences. Cadsuane ne l’écouta que d’une oreille.

Elle en arrivait presque à comprendre Erian, pâle Illianere aux cheveux noirs, qui affirmait avec véhémence la nécessité de sa présence auprès de Rand quand il livrerait la Dernière Bataille. Et Beldeine, si récemment élevée au châle qu’elle n’avait pas encore acquis la jeunesse éternelle, déterminée à être tout ce qu’une Verte devait être. Et Elza, Andorane au visage avenant, dont les yeux brillaient quand elle parlait de s’assurer qu’il vivrait assez longtemps pour affronter le Ténébreux. Autre Verte, et encore plus intense que la plupart. Nesune, dont les yeux noirs rappelaient un oiseau examinant un ver de terre, était courbée sur son livre. C’était une Brune, qui se serait enfermée dans une boîte avec un scorpion si elle avait décidé de l’étudier. Sarene était peut-être assez sotte pour s’étonner qu’on la trouve jolie, mais la Blanche insistait sur l’extrême précision de sa logique ; al’Thor était le Dragon Réincarné, et logiquement, elle devait le suivre. Ces raisons tempétueuses et idiotes, elle aurait pu les accepter, s’il n’y avait pas eu les autres.

La porte de la salle s’ouvrit, livrant passage à Vérin et Sorilea. L’Aielle parcheminée tendit un petit objet à Vérin, que la Brune fourra dans son escarcelle. Vérin portait une broche en forme de fleur sur sa robe très simple couleur bronze, premier bijou que Cadsuane lui voyait à part son anneau du Grand Serpent.

— Cela vous aidera à dormir, dit Sorilea, mais n’oubliez pas : seulement trois gouttes dans de l’eau ou du vin. Si vous allez au-delà, vous ne vous réveillez pas. Il faut être prudente.

Ainsi, Vérin avait des problèmes d’insomnie, elle aussi. Cadsuane n’avait pas passé une bonne nuit de sommeil depuis que Rand avait quitté le Palais du Soleil. Si elle ne parvenait pas à dormir bientôt, elle avait l’impression qu’elle allait mordre ! Nesune et les autres observaient Sorilea, mal à l’aise. Rand les avait mises en apprentissage auprès des Sagettes, et elles avaient appris que les Aielles prenaient leur tâche très au sérieux. Sorilea n’avait qu’à claquer ses doigts osseux, et leur matinée de repos était terminée.

Harine se pencha dans son fauteuil, et ses doigts tapèrent sèchement la joue de Cadsuane !

— Vous n’écoutez pas, dit-elle durement, le visage orageux, comme celui de sa Maîtresse-des-Voiles. Vous allez m’écouter !

Cadsuane joignit les mains devant elle et la regarda par-dessus ses doigts. Non. Elle ne prendrait pas le contre-pied de la Maîtresse-des-Vagues. Elle ne la renverrait pas dans ses appartements en larmes. Elle serait aussi diplomate que Coiren pouvait le souhaiter. Mentalement, elle repassa vivement ce qu’elle avait entendu.

— Vous parlez au nom de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’ans Miere, avec toute son autorité, ce qui est plus que je ne peux imaginer, dit-elle avec douceur. Si votre Pourvoyeuse-de-Vent ne vous est pas rendue dans l’heure, vous veillerez à ce que le Coramoor me punisse sévèrement. Vous exigez des excuses pour l’emprisonnement de votre Pourvoyeuse-de-Vent. Et vous exigez que j’oblige le Seigneur Dobraine à mettre immédiatement de côté les domaines promis par le Coramoor. Je crois que cela résume l’essentiel de vos demandes.

Sauf celle concernant sa flagellation !

— Exact, dit Harine, se renversant complaisamment dans son fauteuil, sentant qu’elle avait pris l’avantage.

Son sourire satisfait était proprement écœurant.

— Vous apprendrez que…

— Je me soucie comme d’une guigne de votre Coramoor, reprit Cadsuane, toujours avec douceur.

Elle poursuivit sur le même ton.

— Si vous recommencez à me toucher sans permission, je vous ferai déshabiller, ligoter et transporter chez vous dans un sac.

Manifestement, la diplomatie n’avait jamais été son fort.

— Si vous ne cessez pas de m’importuner avec votre sœur… eh bien, il se peut que je me mette en colère.

Elle se leva, ignorant Harine qui se hérissait et s’étranglait d’indignation, et éleva la voix pour se faire entendre à l’autre bout de la salle.

— Sarene !

La mince Tarabonaise posa son tambour à broder, ses tresses emperlées cliquetant, et s’approcha vivement de Cadsuane, hésitant à peine avant de déployer ses jupes grises en une profonde révérence. Les Sagettes avaient dû leur apprendre à obéir prestement quand l’une d’elles parlait, mais ce n’était pas seulement la coutume qui les faisait sursauter quand elle appelait. Il y avait aussi le personnage légendaire.

— Escortez ces deux femmes jusqu’à leurs appartements, ordonna Cadsuane. Elles désirent jeûner et méditer sur la politesse. Veillez à ce que leur désir soit satisfait. Et si elles prononcent un mot impoli, fessez-les toutes les deux. Mais avec diplomatie.

Sarene sursauta, ouvrant la bouche pour protester, mais un seul regard sur Cadsuane la lui fit refermer, et elle se tourna vivement vers les Atha’ans Miere, leur faisant signe de se lever.

Harine se leva d’un bond, le visage sombre et dur. Mais avant qu’elle ait pu prononcer un mot d’une tirade sans aucun doute furibonde, Derah lui toucha le bras, et se pencha pour murmurer quelque chose à son oreille chargée d’anneaux derrière une main en coupe couverte de tatouages. Quoi qu’eût à dire la Maîtresse-des-Voiles, Harine ferma la bouche. Son expression ne s’adoucit pas, pourtant, elle lorgna les sœurs à l’autre bout de la salle et, au bout d’un moment, fit sèchement signe à Sarene de leur montrer le chemin. Harine pouvait s’efforcer de feindre qu’elle sortait de son plein gré, mais Derah la suivait de si près qu’elle semblait la pousser devant elle, lançant un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule avant que la porte ne se referme sur elles.

Cadsuane regrettait presque d’avoir donné cet ordre inepte. Sarene ferait exactement ce qu’elle lui avait dit. Les femmes du Peuple de la Mer étaient irritantes, et de plus, inutiles jusqu’à présent. Elle devait réprimer son irritation pour se concentrer sur ce qui était important, et si elle trouvait une façon de les utiliser, ces outils devraient être aiguisés. Elle était trop furieuse contre elles pour se soucier de la méthode à employer, et autant commencer dès maintenant. Non, elle était furieuse contre Rand, mais elle ne pouvait pas encore le toucher.

Se raclant bruyamment la gorge, Sorilea cessa d’observer la sortie de Sarene et des Atha’ans Miere, et se retourna, fronçant maintenant les sourcils sur les sœurs rassemblées au bout du jardin d’hiver. Elle rajusta son châle dans un grand cliquetis de bracelets. Elle non plus n’était pas de bonne humeur. Le Peuple de la Mer avait des idées spéciales sur les « sauvages Aiels » – quoique, à la vérité, pas plus étranges que celles qu’avait entretenues Cadsuane avant de faire la connaissance de Sorilea – et elles déplaisaient souverainement à la Sagette.

Cadsuane alla à sa rencontre en souriant. Sorilea n’était pas une femme qu’on faisait venir à soi. Tout le monde pensait qu’elles étaient en train de devenir amies – ce qui était encore possible, réalisa-t-elle avec étonnement – mais personne n’était au courant de leur alliance. Eben apparut avec son plateau et sembla soulagé quand elle posa dessus son gobelet à moitié plein.

— Hier, tard dans la soirée, dit Sorilea, tandis que le garçon en livrée rouge se hâtait vers Daigian, Chisaine Nurbaya a demandé de servir le Car’a’carn, dit-elle d’une voix désapprobatrice. Avant l’aube, Janine Pavlara a présenté la même requête, puis Innina Darenhold, puis Vayelle Kamsa. Elles n’avaient pas été autorisées à communiquer entre elles. Je ne voulais pas de connivences. J’ai accepté leurs demandes.

Cadsuane émit un grognement contrarié.

— Vous leur faites déjà faire pénitence, je suppose, murmura-t-elle, en réfléchissant.

Dix-neuf sœurs avaient été prisonnières au camp des Aiels, envoyées par cette imbécile d’Elaida pour kidnapper Rand, et maintenant elles avaient toutes juré de le suivre ! Ces dernières étaient les pires.

— Qu’est-ce qui peut pousser des Sœurs Rouges à jurer allégeance à un homme capable de canaliser ?

Vérin s’apprêtait à parler, mais elle se tut devant l’Aielle. Curieusement, dans son apprentissage forcé, Vérin était à l’aise comme un poisson dans l’eau. Elle passait plus de temps au camp des Aielles que partout ailleurs.

— Pas de pénitence, Cadsuane Melaidhrin.

Sorilea fit un geste dédaigneux de sa main osseuse, dans un nouveau cliquetis de bracelets d’or et d’ivoire.

— Elles tentent de régler un toh qui ne peut pas l’être. C’est aussi sot que nous de les avoir faites da’tsangs ; mais elles ne sont peut-être pas au-delà de toute rédemption si elles veulent bien essayer, reconnut-elle à contrecœur.

Sorilea éprouvait plus que de l’aversion pour les dix-neuf sœurs. Elle eut un sourire pincé.

— En tout cas, nous leur apprendrons bien des choses qu’elles ont besoin de savoir.

Cette femme semblait croire que toutes les Aes Sedai devaient s’instruire auprès des Sagettes pendant un certain temps.

— J’espère que vous continuerez à les surveiller de près, dit Cadsuane. Surtout les quatre dernières.

Elle était sûre qu’elles respecteraient ce serment ridicule, comme Rand l’aurait voulu, mais il y avait toujours la possibilité qu’une ou deux appartiennent à l’Ajah Noire. Autrefois, elle avait pensé être sur le point de déraciner l’Ajah Noire, pour voir, au dernier moment, sa proie lui glisser entre les doigts comme de la fumée. C’était son échec le plus cuisant à l’exception de son incapacité à apprendre ce que mijotait la cousine de Caraline Damodred dans les Marches, avant que cela puisse servir à quelque chose. Maintenant, même l’Ajah Noire semblait une diversion.

— Les apprenties sont toujours étroitement surveillées, répondit Sorilea. Et je dois rappeler à celles-ci qu’elles peuvent s’estimer heureuses d’être autorisées à se prélasser comme des chefs de clan.

Les quatre dernières sœurs réunies devant la cheminée se levèrent avec empressement à son approche, firent de profondes révérences, et écoutèrent attentivement ce qu’elle leur dit, les menaçant du doigt. Sorilea pensait peut-être qu’elle avait beaucoup de choses à leur apprendre, mais elles savaient déjà qu’un châle d’Aes Sedai n’est pas une protection pour une apprentie des Sagettes. Pour Cadsuane, le toh ressemblait beaucoup à une pénitence.

— Elle est… formidable, murmura Vérin. Je suis bien contente qu’elle soit de notre côté. Si elle l’est.

Cadsuane la gratifia d’un regard pénétrant.

— Vous avez l’air d’une femme qui cache quelque chose. À propos de Sorilea ?

Cette alliance était définie très vaguement. Qu’il s’agisse ou non d’amitié, elle et les Sagettes pouvaient viser des objectifs très différents.

— Pas du tout, dit la robuste petite femme.

Malgré son visage carré, quand elle pencha la tête d’un côté, elle ressembla à un moineau très dodu.

— Je sais que ça ne me regardait pas, Cadsuane, mais Bera et Kiruna n’arrivaient à rien avec nos invitées, alors j’ai eu une petite conversation en privé avec Shalon. Après l’avoir questionnée en douceur, elle a débité toute l’histoire, qu’Ailil a confirmée en réalisant que je savais déjà tout. Peu après l’arrivée du Peuple de la Mer, Ailil a approché Shalon, espérant apprendre ce qu’elle voulait sur le jeune al’Thor, et sur la situation ici. Cela suscita des rencontres qui devinrent amicales, jusqu’à ce qu’elles soient amantes. Autant par solitude qu’autre chose, je suppose. En tout cas, c’est ce qu’elles cherchaient à dissimuler plus que leur espionnage.

— Elles ont supporté des jours de torture pour dissimuler ça ? dit Cadsuane, incrédule.

Bera et Kiruna les avaient fait hurler !

Les yeux de Vérin brillèrent d’hilarité contenue.

— Les Cairhienines sont prudes et guindées, Cadsuane, du moins en public. Elles peuvent forniquer comme des lapines derrière des rideaux tirés, mais elles ne toucheraient pas leur propre mari si quelqu’un pouvait entendre ! Et celles du Peuple de la Mer sont presque aussi collet monté. Sharon est mariée à un homme que ses devoirs appellent ailleurs, et rompre les vœux de mariage est un crime très grave. Une violation de la discipline, semble-t-il. Si sa sœur le découvrait, Shalon serait… Pourvoyeuse-de-Vent sur « un canot à rames », d’après ses propres paroles.

Cadsuane branla du chef, sentant les ornements de sa chevelure osciller. Quand les deux femmes avaient été découvertes juste après l’attaque du Palais, bâillonnées et ligotées sous le lit d’Ailil, elle s’était doutée qu’elles en savaient plus qu’elles ne voulaient bien l’avouer. Et quand elles avaient refusé de dire pourquoi elles se voyaient en secret, elle en avait été certaine. Peut-être même avaient-elles participé à l’attaque, quoiqu’elle fût apparemment l’œuvre d’Asha’man renégats. Tant de temps et d’efforts gaspillés pour rien. Ou peut-être pas tout à fait pour rien, s’ils cherchaient si désespérément à cacher la vérité sur les événements.

— Ramenez Dame Ailil dans ses appartements, avec des excuses pour le traitement qu’elle a subi, Vérin. Donnez-lui l’assurance… précaire… que ses confidences resteront secrètes. Soulignez bien le caractère précaire. Et je lui conseille vivement de me tenir au courant de tout ce qu’elle entendra concernant son frère.

Le chantage était un outil qu’elle n’aimait pas utiliser, mais elle s’en était déjà servie sur les trois Asha’man, et Toram Riatin pouvait toujours provoquer des troubles malgré le fait que sa rébellion semblait s’être évaporée. En vérité, peu lui importait qui s’asseyait sur le Trône du Soleil, même si les intrigues et les complots interféraient souvent avec des affaires plus considérables. Vérin sourit, et hocha la tête, ce qui fit trembler son chignon.

— Oh, oui, je crois que ça marchera très bien ! Surtout qu’elle déteste profondément son frère. Même chose pour Shalon, je suppose ? Sauf que vous voudrez savoir ce qui se passe chez les Atha’ans Miere ? Je ne sais pas jusqu’où elle acceptera de trahir Harine, quelles que soient les conséquences pour elle.

— Elle trahira ce que je l’obligerai à trahir, dit sombrement Cadsuane. Gardez-la jusqu’à demain, tard.

Harine ne devait pas penser un instant qu’on accéderait à ses requêtes. Le Peuple de la Mer pouvait être utilisé contre Rand, rien de plus. Tout et tout le monde devait être considéré sous cet angle.

Derrière Vérin, Corele se glissa dans le jardin d’hiver et referma la porte avec précaution. Ce n’était pas dans ses habitudes. Mince comme un adolescent, avec d’épais sourcils noirs et une masse de cheveux noirs et brillants lui tombant jusqu’à la taille, qui lui donnaient l’air sauvage quelque soin qu’elle apportât à sa tenue, la Sœur Jaune entrait plutôt en coup de vent et dans un éclat de rire. Frictionnant le bout de son nez en trompette, elle regarda Cadsuane, hésitante, ses yeux bleus dénués de leur éclat habituel.

Cadsuane lui adressa un geste péremptoire. Corele prit une profonde inspiration et s’éloigna sur les tapis, les deux mains crispées sur ses jupes. Regardant les sœurs groupées autour de Sorilea à un bout de la salle, et Daigian jouant avec Eben de l’autre côté, elle parla à voix basse avec l’accent chantant du Murandy.

— J’ai les nouvelles les plus merveilleuses du monde, Cadsuane.

Pourtant, au ton, elle ne semblait pas savoir à quel point.

— Vous aviez dit que je devais occuper Damer ici, au Palais, je le sais, mais il a insisté pour aller voir les sœurs qui sont toujours dans le camp des Aielles. Il est doux de nature, mais très insistant quand il veut, et il est certain qu’il n’y a rien qu’on ne puisse pas Guérir, aussi sûr que le soleil existe. Alors, il est allé au camp, et a Guéri Irgain. Cadsuane, c’est comme si elle n’avait jamais été…

Sa voix mourut, incapable de prononcer le mot.

— Merveilleuse nouvelle en effet, dit Cadsuane d’un ton catégorique.

Ça l’était. Toutes les sœurs portaient au plus profond de leur être la peur d’être coupée du Pouvoir. Et voilà qu’un moyen de Guérir ce qui ne pouvait pas l’être avait été découvert. Par un homme. Il y aurait des pleurs et des grincements de dents pour que ce soit admis. Tandis que toute sœur qui apprendrait la nouvelle trouverait que c’était une découverte révolutionnaire – et à plus d’un égard ; par un homme ! – c’était une tempête dans un verre d’eau comparé à Rand al’Thor.

— Je suppose qu’elle a proposé de se faire fouetter comme les autres ?

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Vérin, distraitement.

Elle fronçait les sourcils sur une tache d’encre au bout de son doigt, mais semblait contempler quelque chose au-delà.

— Les Sagettes ont apparemment décidé que Rand avait suffisamment puni Irgain et les autres quand il… a fait ce qu’il a fait. Au moment où elles traitaient les autres comme des animaux, elles œuvraient pour garder ces trois-là en vie. J’ai entendu qu’on parlait de trouver un mari à Ronaille.

— Irgain sait tout sur les serments qu’ont prêtés les autres, dit Corele, avec une nuance amusée. Elle a commencé à pleurer la perte de ses Liges dès le moment où Damer en a eu terminé avec elle, mais elle est prête à jurer, elle aussi. Le problème, c’est que Damer veut aussi essayer sa méthode de Guérison sur Sashalle et Ronaille.

Curieusement, elle se redressa, presque avec défi. Elle avait toujours été aussi arrogante que les autres Jaunes, mais jusqu’à présent, elle était restée à sa place devant Cadsuane.

— Je ne peux pas supporter de laisser une sœur dans cet état s’il y a un moyen de l’en sortir, Cadsuane. Je veux laisser Damer essayer aussi sa méthode sur elles.

— Bien sûr, Corele.

L’insistance de Damer avait déteint sur elle. Cadsuane voulait bien les laisser faire, à condition que ça n’aille pas trop loin. Elle avait commencé à rassembler des sœurs en qui elle avait confiance, certaines qui étaient ici avec elles, et d’autres absentes, dès qu’elle avait entendu parler des étranges événements du Shienar – ses yeux-et-oreilles avaient surveillé Siuan Sanche et Moiraine Damodred pendant des années sans rien apprendre d’utile jusqu’à présent – mais ce n’était pas parce qu’elle leur faisait confiance qu’elle avait l’intention de les laisser faire à leur guise. Les enjeux étaient trop élevés. Mais, dans tous les cas, elle ne pouvait pas non plus laisser une sœur dans cet état.

La porte s’ouvrit bruyamment, et Jahar entra en courant, dans le tintement des clochettes d’argent attachées au bout de ses tresses. Toutes les têtes se tournèrent vers le jeune homme, magnifique dans la tunique bien coupée que Merise lui avait choisie – même Sorilea et Sarene le regardèrent – mais après le flot de paroles qu’il débita tout d’une traite, personne ne pensa plus à son joli visage hâlé.

— Alanna est inconsciente, Cadsuane. Elle vient de s’effondrer dans le couloir. Merise l’a fait transporter dans une chambre et m’envoie vous chercher.

Indifférente aux exclamations choquées qui s’élevèrent, Cadsuane rassembla Corele et Sorilea et ordonna à Jahar de leur montrer le chemin. Vérin les suivit sans que Cadsuane l’en empêche. Vérin avait ses façons à elle de remarquer ce qui échappait aux autres.

Les domestiques en livrée noire n’avaient aucune idée de ce que représentait Jahar, mais ils s’effacèrent vivement pour faire place à Cadsuane qui le suivait d’un bon pas. Elle aurait pu lui dire d’aller encore plus vite, auquel cas elle aurait dû courir. Pourtant, un homme de petite taille, le haut du crâne rasé, en tunique noire à rayures horizontales multicolores sur la poitrine, lui coupa la voie, et elle dut s’arrêter.

— Que la Grâce vous favorise, Cadsuane Sedai, dit-il d’un ton suave. Pardonnez-moi de vous importuner alors que vous êtes si pressée, mais j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous informer que Dame Caraline et le Haut Seigneur Darlin ne sont plus au palais de Dame Arilyne. Ils sont sur une gabarre en route pour Tear. Hors de portée à cette heure, je le crains.

— Vous seriez étonné d’apprendre ce qui est à ma portée, Seigneur Dobraine, dit-elle froidement.

Elle aurait dû laisser au moins une sœur au palais d’Arilyne, mais elle avait été certaine que le couple était bien gardé.

— Était-ce sage ?

Elle ne doutait pas que ce fût l’œuvre de Dobraine, tout en n’étant pas certaine qu’il ait le cran de l’avouer. Pas étonnant qu’il ne l’ait pas pressée de les libérer.

Le ton froid ne fit aucune impression sur Dobraine. Et il la surprit.

— Le Haut Seigneur Darlin est pressenti pour être l’intendant du Seigneur Dragon à Tear, et il m’a paru sage de faire sortir Dame Caraline du pays. Elle a renoncé à la rébellion et à ses droits sur le Trône du Soleil, mais d’autres peuvent toujours tenter de se servir d’elle. Ce fut peut-être malavisé, Cadsuane Sedai, de les laisser à la garde de domestiques. Sous la Lumière, vous ne devez pas leur en tenir rigueur. Ils pouvaient garder deux… invités… mais pas résister à mes hommes d’armes.

Jahar s’agitait d’impatience de continuer. Merise avait la main ferme. Cadsuane elle-même avait hâte de rejoindre Alanna.

— J’espère que vous serez toujours du même avis dans un an, dit-elle.

Dobraine se contenta de s’incliner.

La chambre à coucher où l’on avait transporté Alanna était la plus proche disponible. Elle n’était pas grande, et les lambris sombres qu’aimaient tant les Cairhienins la faisaient paraître encore plus petite. Ils eurent à peine la place de bouger quand tout le monde fut entré. Merise fit claquer ses doigts et Jahar se retira dans un coin de la pièce, ce qui ne changea pas grand-chose.

Alanna était allongée sur le lit, les yeux clos, et son Lige, Ihvon, agenouillé sur le sol, lui frictionnait le poignet.

— Elle semble avoir peur de se réveiller, dit cet homme grand et mince. Elle n’a aucun mal que je puisse détecter, mais elle semble effrayée.

Corele l’écarta pour prendre le visage d’Alanna entre ses mains. L’aura de la saidar brilla autour de la Sœur Jaune et le tissage de la Guérison se posa sur Alanna. Mais la mince Sœur Verte ne frémit même pas. Corele recula, hochant la tête.

— Mon don de Guérison n’égale peut-être pas le vôtre, Corele, dit Merise, ironique, mais j’ai déjà essayé.

Elle avait toujours un fort accent du Tarabon après tant d’années, et ses cheveux noirs étaient noués sur la nuque en un chignon sévère, dégageant son visage grave. Cadsuane lui faisait peut-être plus confiance qu’à aucune des autres.

— Que faisons-nous maintenant, Cadsuane ?

Sorilea regardait fixement la femme allongée sur le lit, sans aucune expression à part un léger pincement des lèvres. Cadsuane se demanda si elle était en train de réévaluer leur alliance. Vérin, elle aussi, regardait fixement Alanna, l’air absolument terrifiée. Jusque-là, Cadsuane pensait que rien ne pouvait effrayer Vérin. Mais elle eut elle-même un frisson de terreur. Si elle perdait cette connexion avec Rand maintenant…

— Nous nous asseyons et nous attendons qu’elle se réveille, dit-elle avec calme.

Il n’y avait rien d’autre à faire. Rien.

* * *

— Où est-il ? gronda Demandred, serrant les poings derrière son dos.

Debout, pieds écartés, il avait conscience de dominer la pièce. Comme toujours. Il aurait voulu que Semirhage ou Mesaana soit présente. Leur alliance était délicate – simple trêve avant que les autres ne soient éliminés – pourtant elle tenait bon depuis longtemps. Ensemble, ils avaient déséquilibré leurs adversaires les uns après les autres, les précipitant dans la mort, ou pis. Mais il était difficile pour Semirhage d’assister à ces réunions, et Mesaana se faisait rare ces derniers temps. Si elle pensait mettre un terme à leur alliance…

— Al’Thor a été vu dans cinq cités, y compris cette maudite ville du Désert, et dans une douzaine d’autres depuis que ces imbéciles aveugles – quels idiots ! – ont échoué au Cairhien. Et cela ne concerne que les rapports que nous avons reçus ! Le Grand Seigneur seul sait quoi d’autre rampe vers nous à cheval, à mouton, ou à quoi que ce soit que peuvent trouver ces sauvages pour porter un message.

Graendal avait choisi le décor, puisqu’elle était arrivée la première, et cela l’irritait. Des murs-paysages donnaient l’impression que le parquet nu était entouré d’une forêt pleine de lianes aux fleurs multicolores et d’oiseaux chanteurs aux couleurs encore plus éclatantes. De douces senteurs et des pépiements harmonieux emplissaient l’air. Seule l’arche de la porte gâchait l’illusion. Pourquoi voulait-elle un rappel de ce qui était perdu ? Ils pouvaient aussi bien faire des javelots électriques que des murs-paysages en dehors de ce lieu, proche du Shayol Ghul. D’ailleurs, elle méprisait tout ce qui avait un rapport avec la nature, si sa mémoire était bonne.

Osan’gar fronça les sourcils aux mots « idiots » et « imbéciles aveugles », mais il lissa vivement son visage ridé, si différent de celui de sa naissance. Sous quelque nom qu’on le connût, il avait toujours su qui il pouvait défier.

— Question de chance, dit-il avec calme, bien qu’il ait commencé à se frictionner les mains.

Vieille habitude. Il était vêtu comme un souverain de son Ère, d’une tunique tellement chargée de broderies d’or qu’elles cachaient presque le rouge de l’étoffe, et de bottes frangées de pompons dorés. Il avait assez de dentelles au col et aux poignets pour vêtir un enfant. Il n’avait jamais compris le sens du mot « excès ». Sans ses dons particuliers, il n’aurait jamais fait partie des Élus. Réalisant ce que faisaient ses mains, Osan’gar attrapa vivement le verre à pied en cuendillar sur la table ronde près de son fauteuil, et huma profondément le vin sombre.

— Simples probabilités, dit-il, s’efforçant à la désinvolture. La prochaine fois, il sera tué ou capturé.

La chance ne le protégera pas éternellement.

— Vous allez vous en remettre à la chance ?

Aran’gar était languissamment allongée sur une chaise longue. Adressant un sourire langoureux à Osan’gar, elle replia une jambe, de sorte que la fente de sa jupe rouge vif s’ouvrit, découvrant sa hanche. À chaque respiration, ses seins menaçaient de jaillir du satin rouge qui les contenait à grand-peine. Son attitude avait changé depuis qu’elle était femme, mais pas le noyau qui avait été placé dans ce corps féminin. Demandred était loin de dédaigner les plaisirs de la chair, mais un jour ses passions débridées lui seraient fatales. Elles avaient déjà failli l’être, une fois. Mais il ne porterait pas le deuil, bien sûr, si la prochaine l’était vraiment.

— Vous étiez responsable de sa surveillance, Osan’gar, poursuivit-elle d’une voix caressante. Vous et Demandred.

Osan’gar tiqua, s’humectant les lèvres, et Demandred eut un rire de gorge.

— Ma responsabilité, c’est…

Elle appuya un pouce sur le bord de la chaise, comme pour y épingler quelque chose, et se remit à rire.

— J’aurais cru que vous seriez plus inquiète, Aran’gar, murmura Graendal par-dessus sa coupe, cachant son mépris à peu près comme le nuage argenté presque transparent de sa robe de mousseline cachait ses courbes voluptueuses. Vous, Osan’gar, et Demandred. Et Moridin, où qu’il soit. Vous devriez peut-être craindre le succès d’al’Thor autant que son échec.

En riant, Aran’gar prit sa main dans la sienne. Ses yeux verts scintillaient.

— Et peut-être pourriez-vous mieux expliquer ce que vous voulez dire si nous étions seules ?

La robe de Graendal vira au noir fumée opaque. Dégageant sa main avec un grossier juron, elle s’éloigna dignement de la chaise longue. Aran’gar… pouffa.

— Que voulez-vous dire ? demanda sèchement Osan’gar, s’extrayant péniblement de son fauteuil.

Une fois debout, il prit une pose de conférencier, accrochant les mains à ses revers, et son ton se fit pédant.

— Pour commencer, ma chère Graendal, je doute que même moi, je puisse concevoir une méthode pour ôter du saidin l’ombre du Grand Seigneur. Al’Thor est primitif. Tout ce qu’il tentera sera insuffisant, et, pour ma part, je n’arrive pas à croire qu’il puisse seulement imaginer comment commencer. En tout cas, nous mettrons un terme à ses tentatives parce que le Grand Seigneur l’ordonne. Je peux comprendre la peur du mécontentement du Grand Seigneur si nous échouons, pour invraisemblable que ce soit, mais pourquoi ceux d’entre nous que vous citez devraient-ils avoir une peur spéciale ?

— Aveugle comme toujours, et sec comme toujours, murmura Graendal.

Ayant retrouvé son calme, sa robe était redevenue brume légère, mais rouge cette fois. Peut-être n’était-elle pas aussi calme qu’elle voulait le paraître. Ou peut-être désirait-elle leur faire croire qu’elle contrôlait une certaine agitation intérieure. À part la mousseline, tous ses ornements étaient contemporains, aventurines dans les cheveux, gros rubis oscillant entre ses seins, et bracelets d’or ouvragés aux deux poignets. Et quelque chose d’étrange, dont Demandred se demanda si quelqu’un d’autre l’avait remarqué. Un simple anneau d’or au petit doigt de la main gauche. La simplicité n’était jamais associée à Graendal.

— Si le jeune homme parvient, d’une façon ou d’une autre, à ôter l’ombre, alors… vous qui canalisez le saidin, vous n’aurez plus besoin de la protection spéciale du Grand Seigneur. Ensuite, continuera-t-il à avoir confiance en votre… fidélité ?

Souriante, elle but une petite gorgée de vin.

Osan’gar ne sourit pas. Il pâlit et se frotta la bouche. Aran’gar s’assit au bord de sa chaise longue, n’essayant plus d’être voluptueuse. Les mains crispées sur ses genoux, elle foudroya Graendal comme si elle allait lui sauter à la gorge.

Demandred desserra les poings. Enfin, ça sortait au grand jour. Il avait espéré la mort d’al’Thor – ou au moins sa capture – avant que ses soupçons ne relèvent la tête. Pendant la Guerre du Pouvoir, plus d’une douzaine d’Élus étaient morts en raison des soupçons du Grand Seigneur.

— Le Grand Seigneur est sûr que vous êtes tous fidèles, annonça Moridin, avançant majestueusement, comme s’il était lui-même le Grand Seigneur des Ténèbres.

Souvent, il avait semblé croire qu’il l’était, et le visage juvénile qu’il avait maintenant n’y avait rien changé. Malgré ses paroles, il avait l’air sévère, et sa tenue uniformément noire convenait à son nom, la Mort.

— Inutile de vous inquiéter jusqu’à ce qu’il commence à en douter.

La fille, Cyndane, en rouge et noir, trottait sur ses talons comme un chien aux poils argentés. Pour une raison mystérieuse, Moridin avait un rat sur l’épaule, qui humait l’air de son museau pâle, étudiant la salle avec méfiance. Un visage juvénile ne l’avait pas rendu plus sain d’esprit non plus.

— Pourquoi nous avez-vous convoqués ici ? demanda Demandred. J’ai beaucoup à faire, et pas de temps à perdre en bavardages inutiles.

Inconsciemment, il s’efforça de paraître plus grand, pour égaler l’autre.

— Mesaana est de nouveau absente ? interrogea Moridin au lieu de répondre. Dommage. Elle devrait entendre ce que j’ai à dire.

Prenant le rat par la queue il l’arracha à son épaule, et le regarda agiter futilement les pattes. Rien, à part le rat, ne semblait plus exister pour lui.

— De petites questions apparemment anodines peuvent devenir d’une grande importance, murmura-t-il. Ce rat. Est-ce qu’Isam réussira à trouver et tuer cette autre vermine, Fain. Un mot murmuré dans une mauvaise oreille, ou un non-dit dans la bonne. Un papillon bat des ailes sur une branche, et de l’autre côté du monde, une montagne s’effondre.

Soudain, le rat se tordit, s’efforçant de lui planter ses dents dans le poignet. D’un geste désinvolte, il lança l’animal loin de lui. En plein vol, des flammes brûlantes jaillirent, et le rat disparut. Moridin sourit.

Demandred tiqua malgré lui. Il avait fait ça avec le Pouvoir Unique ; il n’avait rien senti. Une petite tache noire flotta à travers les yeux bleus de Moridin, puis une autre, puis un flot ininterrompu. Il devait avoir utilisé exclusivement le Pouvoir Unique depuis la dernière fois qu’il l’avait vu, pour avoir acquis tant de saas en si peu de temps. Lui-même, il n’avait jamais touché le Pouvoir Unique, sauf par nécessité. Bien sûr, seul Moridin avait ce privilège actuellement, puisqu’il avait été… oint. Il était vraiment dément de l’utiliser de cette façon. C’était une drogue plus addictive que le saidin, plus mortelle que le poison.

Traversant la pièce, Moridin posa une main sur l’épaule d’Osan’gar, les saas rendant son sourire plus menaçant. Osan’gar déglutit et lui répondit d’un sourire défaillant.

— Il est bon que vous n’ayez jamais pensé à ôter l’ombre du Grand Seigneur, dit doucement Moridin.

Depuis quand était-il dehors ?

Le sourire d’Osan’gar se décomposa.

— Al’Thor n’est pas aussi sage que vous. Dites-leur tout, Cyndane.

La petite femme se redressa. Par son visage et ses formes, c’était une prune juteuse, prête à être cueillie, mais ses grands yeux bleus étaient glacés. Une pêche, peut-être. Les pêches sont vénéneuses.

— Vous vous rappelez les Choedan Kals, je suppose.

Aucun effort ne pouvait rendre cette voix grave et rauque autre que voluptueuse, mais elle parvint à y injecter une nuance sarcastique.

— Lews Therin a deux des clés d’accès. Une pour chacun. Et al’Thor connaît une femme assez puissante pour se servir de la clé femelle. Il projette d’utiliser les Choedan Kals pour son exploit.

Ils se mirent à parler presque tous à la fois.

— Je croyais que toutes les clés étaient détruites ! s’exclama Aran’gar, se levant d’un bond, les yeux dilatés par la peur. Il pourrait faire voler le monde en éclats juste en essayant d’utiliser les Choedan Kals !

— Si vous aviez jamais essayé de lire autre chose qu’un livre d’histoire, vous sauriez qu’elles sont indestructibles ! grogna Osan’gar.

Mais il tirait sur son col comme s’il le serrait trop, et ses yeux semblaient prêts à jaillir de leurs orbites.

— Comment cette fille peut-elle savoir qu’il a ces clés ? Comment ?

À peine Cyndane avait-elle fini de parler, que Graendal avait lâché son verre, qui rebondit sur le sol. Sa robe vira au rouge sang, et sa bouche se tordit comme si elle allait vomir.

— Et vous espériez le rencontrer par hasard ! hurla-t-elle à Demandred. Ou que quelqu’un le trouverait pour vous ! Imbécile ! Imbécile !

Demandred pensa que Graendal avait été trop expansive, même pour elle. Il aurait parié que l’annonce n’était pas une nouvelle pour elle. Il faudrait la surveiller. Il ne dit rien.

Posant une main sur son cœur, dans la posture d’un amant, Moridin souleva de l’autre le menton de Cyndane qui le foudroya avec rancune. Son visage impassible aurait pu être celui d’une poupée. Elle accepta ses attentions en poupée soumise.

— Cyndane connaît beaucoup de choses, dit doucement Moridin. Et elle me fait part de tout ce qu’elle connaît. De tout.

L’expression de la minuscule créature ne changea pas, mais elle se mit à trembler.

Pour Demandred, elle était une énigme. D’abord, il avait pensé qu’elle était Lanfear réincarnée. Les corps pour la transmigration étaient censément choisis parmi ceux disponibles. Pourtant Osan’gar et Aran’gar attestaient de l’humour cruel du Grand Seigneur. Il en avait été sûr, jusqu’à ce que Mesaana lui dise que Cyndane était plus faible que Lanfear. Mesaana et les autres pensaient qu’elle appartenait à cette Ère. Pourtant, elle parlait d’al’Thor comme s’il était Lews Therin, et évoquait les Choedan Kals comme si elle était familière de la terreur qu’ils avaient inspirée durant la Guerre du Pouvoir. Seul le malefeu avait été craint davantage. Ou bien Moridin lui avait-il donné des leçons dans des buts personnels ? Il y avait toujours eu des moments où les actes de cet homme étaient pure folie.

— Ainsi, il semble qu’il doive être tué après tout, dit Demandred.

Cacher sa satisfaction n’était pas facile. Rand al’Thor ou Lews Therin Telamon, il serait plus tranquille quand il serait mort.

— Avant qu’il détruise le monde, et nous avec. Il devient donc urgent de le trouver.

— Être tué ?

Moridin remua les mains comme s’il soupesait quelque chose.

— S’il le faut, oui, dit-il finalement. Mais le trouver n’est pas un problème. Quand il touchera les Choedan Kals, vous saurez où il est. Vous irez là-bas et vous le capturerez. Ou le tuerez, si nécessaire. Le Nae’blis a parlé.

— Aux ordres du Nae’blis, dit Cyndale avec empressement, inclinant la tête, et les autres répétèrent ses paroles en écho, même si Aran’gar semblait réticente.

Incliner la tête était plus douloureux pour Demandred que ces paroles. Ainsi, ils allaient capturer al’Thor – pendant qu’il tenterait d’utiliser les Choedan Kals, avec une femme buvant assez de Pouvoir pour faire fondre des continents – mais rien n’indiquait que Moridin serait avec eux. Ou alors les jumelles à ses ordres, Moghedien et Cyndane.

Il était Nae’blis pour le moment, mais il était peut-être possible de s’arranger pour qu’il n’ait pas de corps disponible la prochaine fois qu’il mourrait. Peut-être bientôt.

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