32 Une part de sagesse

La Roue Dorée était une auberge proche du Marché Avharin, avec une longue salle commune à poutres apparentes et de nombreuses petites tables carrées. Mais même à midi, pas plus d’une table sur cinq était occupée, généralement par un marchand étranger assis en face d’une femme sobrement vêtue, les cheveux ramenés sur le haut de la tête ou noués en chignon sur la nuque. Les femmes étaient des marchandes, elles aussi, ou des banquières ; à Far Madding, la banque et le commerce étaient interdits aux hommes. Tous les étrangers de la salle commune étaient des hommes, car les femmes disposaient de la Salle des Femmes. De bonnes odeurs de poisson et de mouton flottaient dans l’air, et, de temps en temps, un cri s’élevait d’une table, pour appeler l’un des serveurs qui attendaient en ligne au fond de la salle. Par ailleurs, les marchands et les banquières parlaient bas. La pluie crépitait sur le toit, plus bruyante qu’eux.

— En êtes-vous certain ? demanda Rand, reprenant le dessin froissé au serveur prognathe qu’il avait attiré sur le côté de la salle.

— Je crois que c’est lui, dit l’homme avec hésitation, s’essuyant les mains sur son long tablier, brodé d’une roue de chariot jaune. Ça lui ressemble. Il devrait être de retour bientôt.

Il eut un regard dans le vague et soupira.

— Vous feriez bien de prendre un verre ou de partir. Maîtresse Gallger n’aime pas nous voir bavarder au lieu de travailler. Et elle n’apprécierait pas que je parle de ses clients n’importe quand.

Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une femme svelte, avec un grand peigne d’ivoire planté dans son chignon se tenait debout près de l’arche peinte en jaune menant à la Salle des Femmes. Sa façon d’inspecter la salle – mi-reine dans son domaine, mi-fermière au milieu de ses champs – la désignait comme étant l’aubergiste. Quand son regard tomba sur Rand et le prognathe, elle fronça les sourcils.

— Du vin chaud, dit Rand, donnant quelques pièces au serveur, en cuivre pour le vin, en argent pour ses informations imprécises.

Plus d’une semaine avait passé depuis qu’il avait tué Rochaid et que Kisman s’était enfui, et depuis tout ce temps, c’était la première fois que son interlocuteur ne haussait pas les épaules ou ne secouait pas la tête quand il montrait ses dessins.

Il y avait une douzaine de tables disponibles autour de lui, mais il voulait être dans un coin à l’entrée de la salle, pour voir sans être vu. Tandis qu’il se frayait un chemin entre les tables, ses oreilles surprirent des bribes de conversation.

Une grande femme pâle en soie vert foncé secouait la tête à l’adresse d’un homme corpulent en tunique tairene très ajustée. De profil, son chignon gris fer lui donnait des airs de Cadsuane. L’homme semblait bâti en blocs de pierre, mais une certaine inquiétude se lisait sur son visage carré.

— Vous pouvez vous tranquilliser au sujet de l’Andor, Maître Admira, dit-elle, rassurante. Croyez-moi, les Andorans vont hurler et brandir leurs épées, mais ils n’en viendront pas aux mains. Il est dans votre intérêt de rester sur cette route pour vendre vos produits. Cairhien vous taxerait un cinquième de plus que Far Madding. Pensez à la dépense supplémentaire.

Le Tairen grimaça comme s’il y pensait. Ou se demandait si son intérêt coïncidait vraiment avec celui de la femme.

— Il paraît que le cadavre était tout noir et enflé, dit à une autre table un mince Illianer à barbe blanche, en tunique bleu foncé. Il paraît que les Conseillères auraient ordonné de le brûler.

Il haussa les sourcils d’un air entendu, et tapota son nez pointu qui le faisait ressembler à une fouine.

— S’il y avait eu la peste dans la cité, Maître Azereos, les Conseillères l’auraient fait annoncer, dit calmement la femme mince assise en face de lui.

Avec deux peignes d’ivoire ouvragés dans les cheveux, elle était jolie malgré les fines pattes-d’oie au coin de ses yeux bruns, et semblait sereine comme une Aes Sedai.

— Je vous déconseille formellement d’apporter vos produits à Lugard. Le Murandy est très instable. Les nobles ne supporteront jamais que Roedran lève une armée. Et il y a des Aes Sedai impliquées, comme vous le savez sans doute. La Lumière seule sait ce qu’elles feront.

L’Illianer haussa les épaules, mal à l’aise. Ces temps-ci, personne n’était certain de ce que feraient les Aes Sedai, si toutefois quelqu’un l’avait jamais été.

Un Kandori, avec de nombreux fils gris dans sa barbe fourchue et une grosse perle à l’oreille gauche, se penchait vers une grosse femme en soie gris foncé, les cheveux ramenés sur le haut du crâne en un rouleau serré.

— Il paraît que le Dragon Réincarné a été couronné Roi d’Illian, Maîtresse Shimel.

Il fronça les sourcils, plissant son front davantage.

— Étant donné la proclamation de la Tour Blanche, au printemps, je pense envoyer mes chariots à Tear en suivant l’Erinin. La Route de la Rivière est sans doute plus dure, mais Illian n’est pas un marché si avantageux pour la fourrure pour que je prenne des risques.

La grosse dame sourit d’un air pincé.

— Il paraît qu’on l’a à peine vu en Illian depuis son couronnement, Maître Posavina. En tout cas, la Tour traitera avec lui, si ce n’est déjà fait et ce matin, j’ai appris que la Pierre de Tear est assiégée. La situation n’est pas vraiment propice au commerce de la fourrure, n’est-ce pas ? Non, Tear n’est pas un endroit où aller pour éviter les risques.

Les rides s’accusèrent sur le front de Maître Posavina.

Arrivant devant une table, Rand jeta sa cape sur le dossier et s’assit dos au mur en relevant son col. Le serveur prognathe apporta une coupe en étain fumante remplie de vin aux épices, murmura un rapide remerciement pour la pièce d’argent, et détala à l’appel d’une autre table. Deux grandes cheminées aux deux extrémités de la salle réchauffaient un peu l’atmosphère, mais si quelqu’un remarqua que Rand gardait ses gants, personne ne le regarda deux fois. Il feignit de contempler sa coupe entre ses mains, tout en gardant un œil sur la porte d’entrée.

La plus grande partie de ce qu’il venait d’entendre ne l’intéressait guère. C’étaient des nouvelles qu’il avait déjà entendues, et parfois il en savait plus que les gens dont il avait surpris les propos. Par exemple, Elayne était d’accord avec la femme pâle, et elle devait connaître l’Andor mieux que n’importe quel marchand de Far Madding. Mais le siège de la Pierre, c’était nouveau. Pourtant, il était inutile de s’en inquiéter pour le moment. La Pierre n’avait jamais été prise, sauf par lui, et il savait qu’Alanna était quelque part à Tear. Il l’avait sentie sauter d’un point juste au nord de Far Madding jusqu’à un autre beaucoup plus éloigné dans le Nord, puis, un jour plus tard, quelque part dans le Sud et l’Est. Elle était trop loin pour qu’il ne puisse pas dire si elle était au Cœur Sombre du Haddon ou dans la cité de Tear même, mais il pensait qu’elle était dans l’un ou l’autre de ces lieux, avec quatre autres sœurs en qui il pouvait avoir confiance. Si Merana et Rafela avaient pu obtenir ce qu’il désirait du Peuple de la Mer, elles pouvaient l’obtenir aussi des Tairens. Rafela était Tairene, et cela devrait l’aider. Non, le monde pouvait se passer de lui un peu plus longtemps. Il le fallait.

Un homme de haute taille enveloppé dans une longue cape mouillée, le capuchon rabattu sur le visage, entra. Rand le suivit des yeux jusqu’à l’escalier au fond de la salle. En montant, l’homme rabattit son capuchon en arrière, révélant une frange de cheveux gris et un visage pâle et crispé. Ce ne pouvait pas être celui auquel pensait le prognathe. Il était impossible de le confondre avec Peral Torval.

Rand se remit à contempler sa coupe, ses pensées devenant de plus en plus amères. Min et Nynaeve avaient refusé de continuer à patauger sous la pluie, et il soupçonnait Alivia de montrer ses dessins sans conviction. Quand elle les montrait. Par le lien qui l’unissait à Min, toutes les trois passaient la journée hors de la cité, dans les collines. Quelque chose l’excitait beaucoup. Elles pensaient que Kisman avait fui son échec, et les autres renégats étaient partis avec lui, ou n’étaient jamais venus. Voilà des jours qu’elles tentaient de le convaincre de s’en aller. Au moins, Lan n’avait pas renoncé.

Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas raison ? murmurait farouchement Lews Therin dans sa tête. Cette cité est pire qu’une prison. Ici, il n’y a pas la Source ! Pourquoi resteraient-elles ? Pourquoi un être sain d’esprit y resterait ? Nous pourrions sortir, aller au-delà de la barrière, juste pour un jour, pour quelques heures. Par la Lumière, juste pour quelques heures ! La voix fut prise d’un rire dément incontrôlable. Ô Lumière, pourquoi ai-je un fou dans la tête ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Avec colère, Rand réduisit la voix à un chuintement inarticulé, comme un bourdonnement d’insecte. Il avait d’abord imaginé accompagner les femmes dans leur excursion, ne fût-ce que pour sentir de nouveau la Source, quoique seule Min eût manifesté beaucoup d’enthousiasme. Nynaeve et Alivia n’avaient pas voulu dire pourquoi elles souhaitaient quitter la cité alors que le ciel matinal annonçait la pluie qui tombait dru maintenant. Ce n’était pas la première fois qu’elles sortaient. Pour sentir la Source, soupçonnait-il. Pour s’abreuver de nouveau au Pouvoir Unique, même pour peu de temps. Lui, il pouvait supporter l’impossibilité de canaliser. Il pouvait supporter l’absence de la Source. Il le fallait, pour pouvoir tuer les hommes qui avaient tenté de le tuer.

Ce n’est pas la raison ! hurla Lews Therin, abolissant tous les efforts de Rand pour le faire taire. Vous avez peur ! Si la maladie s’empare de vous pendant que vous utilisez le ter’angreal d’accès, il pourrait vous tuer, ou pire ! Il pourrait nous tuer tous ! gémit-il.

Du vin tomba sur le poignet de Rand, tachant la manche de sa tunique, et il desserra sa main sur sa coupe. Il n’avait pas peur ! Il refusait de se laisser envahir par la peur. Par la Lumière, il serait obligé de mourir. Il l’avait accepté.

Ils ont tenté de me tuer, et je veux qu’ils en meurent, pensa-t-il. Si cela prend un peu de temps, eh bien ! peut-être que la maladie sera passée d’ici là. Soyez réduit en cendres, je dois vivre jusqu’à la Dernière Bataille. Dans sa tête, Lews Therin éclata d’un rire plus démentiel que jamais.

Un autre homme de haute taille entra avec arrogance par la porte de l’écurie, presque au pied de l’escalier au fond de la salle. Secouant sa cape, il rabattit sa capuche et se dirigea à grands pas vers la porte de la Salle des Femmes. Avec sa bouche dédaigneuse, son nez pointu et son regard qui balaya la salle avec mépris, il avait une certaine ressemblance avec Torval, mais avec vingt ans de plus sur le visage, et trente livres supplémentaires sur les os. Regardant par l’arche jaune, il cria d’une voix aiguë et affectée avec un fort accent d’Illian :

— Maîtresse Gallger, je partirai au matin. De bonne heure, donc sans payer pour la journée !

Torval était Taraboner.

Prenant sa cape, Rand laissa sa coupe pleine sur la table et sortit sans regarder en arrière.

Le ciel de midi était gris et froid. La pluie s’était un peu calmée, mais comme elle était poussée par le vent soufflant du lac en rafales, elle suffisait à rendre les rues désertes. D’une main, il resserra sa cape autour de lui, autant pour protéger ses dessins dans sa poche que pour rester au sec, et de l’autre, il maintint sa capuche sur sa tête. Les gouttes de pluie balayées par le vent lui frappaient le visage comme des particules de glace. Une chaise à porteurs le dépassa. Les porteurs avaient les cheveux trempés, dégoulinant dans leur dos, et leurs bottes soulevaient des gerbes d’eau dans les flaques. Quelques passants s’aventuraient péniblement dans les rues, enveloppés dans leurs capes. Bien qu’il restât encore des heures avant la tombée de la nuit, il passa devant une auberge à l’enseigne du Cœur de la Plaine sans y entrer, puis devant Les Trois Dames de Maredo. Il se dit que ce devait être à cause de la pluie. Ce n’était pas un temps à aller d’auberge en auberge. Mais il savait qu’il se mentait.

Une robuste petite femme qui descendait la rue enveloppée dans une cape sombre se dirigea brusquement vers lui. Quand elle s’arrêta à sa hauteur et leva la tête, il vit que c’était Verin.

— Ainsi, vous êtes là, dit-elle.

La pluie inonda son visage levé vers lui, mais elle ne parut pas s’en apercevoir.

— Votre aubergiste pensait que vous aviez l’intention d’aller à pied à l’Avharin, mais elle n’en était pas sûre. Maîtresse Keene ne fait guère attention aux allées et venues des hommes, j’en ai peur. Et me voilà, avec mes souliers et mes bas trempés. J’aimais marcher sous la pluie quand j’étais jeune, mais on dirait que cela a perdu son charme avec le temps.

— C’est Cadsuane qui vous envoie ? demanda-t-il, s’efforçant de prendre un ton plein d’espoir.

Il avait conservé sa chambre à La Première Conseillère après le départ d’Alanna, pour que Cadsuane puisse le joindre. S’il la forçait à le chercher d’auberge en auberge, elle risquait de se désintéresser de lui. D’autant plus qu’elle n’avait donné aucun signe qu’elle serait à sa recherche.

— Oh, non ! elle ne ferait jamais ça.

Verin parut surprise à cette idée.

— J’ai juste pensé que vous aimeriez apprendre la nouvelle. Cadsuane est sortie chevaucher avec les filles.

Elle fronça pensivement les sourcils et pencha la tête.

— Mais je ne devrais pas qualifier Alivia de « fille », je suppose. C’est une femme fascinante. Beaucoup trop âgée pour devenir novice, malheureusement ; oui, très malheureusement. Elle assimile tout ce qu’on lui enseigne. Je crois qu’elle connaît maintenant presque toutes les façons de détruire grâce au Pouvoir, mais elle ne sait presque rien d’autre.

Il l’entraîna le long d’une façade, où l’avant-toit d’une maison de plain-pied les abriterait un peu de la pluie, mais guère du vent. Cadsuane était avec Min et les autres ? Peut-être que cela ne voulait rien dire. Il avait vu des Aes Sedai fascinées par Nynaeve, et, d’après Min, Alivia était encore plus puissante.

— Quelles nouvelles, Verin ? demanda-t-il doucement.

La petite Aes Sedai rondelette cligna des yeux comme si elle ne s’en souvenait plus, puis elle sourit soudain.

— Oh, oui ! Les Seanchans. Ils sont en Illian. Pas encore dans la cité, inutile de vous inquiéter. Mais ils ont franchi la frontière. Ils établissent des camps fortifiés le long de la côte et dans l’intérieur. Je ne m’y connais pas beaucoup en questions militaires. Je saute toujours les récits de batailles dans les romans. Mais qu’ils aient atteint ou non la cité, elle demeure leur objectif. Vos attaques ne paraissent pas les avoir beaucoup ralentis. C’est pourquoi je ne lis pas les récits de batailles. Elles ne semblent pas changer grand-chose sur le long terme. Vous vous sentez bien ?

Il s’efforça d’ouvrir les yeux. Verin levait la tête vers lui, comme un oiseau joufflu. Tous ces combats, tous ces morts, tous ces hommes qu’il avait tués… ça n’avait rien changé. Rien !

Elle a tort, murmura Lews Therin dans sa tête. Les batailles peuvent changer l’histoire. Cela n’avait pas l’air de lui plaire. Le problème, c’est que parfois on ne voit pas comment l’histoire changera avant qu’il ne soit trop tard.

— Verin, si j’allais trouver Cadsuane, est-ce qu’elle me parlerait ? D’autre chose que de mes manières qui ne lui conviennent pas ? C’est la seule chose qui semble l’intéresser chez moi.

— Oh ! là, là ! Cadsuane est très stricte au sujet des traditions, j’en ai peur, Rand. Je l’ai même entendue traiter un homme d’arrogant…

Elle posa un instant ses doigts sur sa bouche, puis elle hocha la tête, la pluie ruisselant sur son visage.

— Je crois qu’elle écoutera ce que vous avez à dire, si vous parvenez à effacer la mauvaise impression qu’elle a de vous. Ou du moins à l’atténuer le plus possible. Peu de sœurs sont impressionnées par les titres et les couronnes, Rand, et Cadsuane moins que personne. Ça l’intéresse de déterminer si les gens sont ou non des imbéciles. Si vous lui montrez que vous n’êtes pas un imbécile, elle vous écoutera.

— Alors, dites-lui…

Il soupira profondément. Par la Lumière, il voulait étrangler de ses propres mains Kisman, Dashiva et tous les autres !

— Dites-lui que je quitterai Far Madding demain, et que j’espère qu’elle m’accompagnera, en qualité de conseillère.

Lews Therin soupira de soulagement en entendant la première partie ; s’il avait été autre chose qu’une voix, Rand aurait dit qu’il s’était raidi en entendant le reste.

— Dites-lui que j’accepte ses conditions ; que je m’excuse de mon comportement au Cairhien, et que je ferai de mon mieux pour surveiller mes manières à l’avenir.

Ces promesses l’agacèrent à peine. Enfin, un peu quand même, mais à moins que Min ne se soit trompée, ce qui n’arrivait jamais, il avait besoin de Cadsuane.

— Ainsi, vous avez trouvé ce que vous cherchiez ici ?

Il la regarda, fronçant les sourcils, et elle lui sourit, lui tapotant le bras.

— Si vous étiez venu à Far Madding dans l’idée de conquérir la cité en annonçant qui vous êtes, vous seriez parti dès que vous auriez réalisé que vous ne pouviez pas canaliser ici.

— J’ai peut-être trouvé ce dont j’ai besoin, dit-il sèchement.

Sauf que ce n’était pas ce qu’il cherchait.

— Alors, venez ce soir au Palais Barsalla, sur les Hauteurs, Rand. N’importe qui vous indiquera le chemin. Je suis pratiquement sûre qu’elle acceptera de vous écouter.

Remuant sa cape, elle parut s’apercevoir pour la première fois qu’elle était trempée.

— Oh ! là, là ! il faut que j’aille me sécher ! Je vous suggère de faire de même.

Sur le point de partir, elle s’arrêta et le regarda pardessus son épaule. Ses yeux noirs ne cillaient pas. Soudain, elle n’avait plus l’air hésitante.

— Vous pourriez trouver bien pire que Cadsuane comme conseillère, Rand, mais je doute que ce soit mieux. Si elle accepte, et comme vous n’êtes pas un imbécile, vous écouterez ses conseils.

Elle s’éloigna sous la pluie d’un pas glissé, tel un gros cygne.

Parfois, cette femme m’effraie, murmura Lews Therin, et Rand hocha la tête. Cadsuane ne l’effrayait pas, mais elle le rendait méfiant. Toute Aes Sedai ne lui ayant pas juré allégeance le rendait méfiant, sauf Nynaeve. Et il n’était pas toujours sûr d’elle non plus.

La pluie cessa pendant les deux lieues qu’il parcourut à pied jusqu’à la Première Conseillère, mais le vent forcit et l’enseigne au-dessus de la porte, représentant un sévère visage de femme surmonté d’une couronne de Première Conseillère sertie de gemmes, se balançait sur ses gonds grinçants. La salle commune était plus petite que celle de La Roue Dorée, mais les lambris étaient sculptés et cirés, et, sous les poutres rouges du plafond, les tables étaient plus espacées. La porte de la Salle des Femmes était rouge également, finement sculptée, ainsi que les linteaux clairs des cheminées de marbre. À la Première Conseillère, les serveurs retenaient leurs cheveux avec des barrettes d’argent. Ils n’étaient que deux pour le moment, debout près de la porte de la cuisine. Il n’y avait que trois clients, des marchands étrangers assis loin les uns des autres, chacun absorbé par son vin. Des concurrents, peut-être, car de temps en temps, l’un ou l’autre remuait sur sa chaise et fronçait les sourcils en regardant les deux autres. L’un d’eux, grisonnant, était vêtu d’une tunique de soie gris foncé. Un homme mince au visage dur avait une pierre grosse comme un œuf de pigeon à l’oreille. La Première Conseillère recevait surtout de riches marchands étrangers, et il n’y en avait guère à Far Madding en ce moment. Sur la cheminée de la Salle des Femmes, la pendule – à boîtier d’argent, disait Min – sonnait l’heure au moment où il entrait dans la salle commune. Avant qu’il ait fini de secouer sa cape, Lan entra lui aussi. Dès que le regard du Lige rencontra celui de Rand, il secoua la tête. Rand n’espérait plus vraiment les trouver. Même pour un ta’veren, cela frisait l’impossible. Une fois qu’ils furent assis tous les deux devant des coupes fumantes de vin sur un long banc rouge devant l’une des cheminées, Rand expliqua à Lan ce qu’il avait décidé de faire, et exposa la principale raison de ses décisions.

— Si je les avais là sous la main, je les tuerais, quoi qu’il m’en coûte. Mais ça ne changerait rien. Pas assez, en tout cas, rectifia-t-il. Je peux attendre un jour de plus. Des semaines. Des mois. Sauf que le monde ne m’attendra pas. Je pensais en avoir terminé avec eux à l’heure qu’il est, mais les événements vont plus vite que je ne m’y attendais. Juste ceux dont je suis au courant. Par la Lumière, combien y en a-t-il que j’ignore parce que je n’ai pas tout entendu ?

— Vous ne pourrez jamais tout savoir, dit doucement Lan. Et une partie de ce que vous savez est toujours fausse. Peut-être la plus importante. Il y a une part de sagesse à le reconnaître, et une part de courage à continuer malgré tout.

Rand tendit ses bottes vers le feu.

— Nynaeve vous a-t-elle dit qu’elle et les autres sont en compagnie de Cadsuane ? Elles chevauchent avec elle en ce moment.

Sur le chemin du retour, en fait. Il sentait Min se rapprocher. Elle ne tarderait plus. Elle était toujours excitée, et cette émotion s’enflait et retombait, comme si elle s’efforçait de la contrôler.

Lan sourit, un fait rare en l’absence de Nynaeve. Son regard était pourtant toujours glacé.

— Elle m’a interdit de vous le révéler, mais puisque vous le savez déjà… Elle et Min ont convaincu Alivia que, si Cadsuane s’intéressait à elles, elles pourraient peut-être la rapprocher de vous. Elles ont découvert l’endroit où elle réside, et lui ont demandé d’être leur professeur.

Le sourire s’estompa, et le visage sévère sculpté dans la pierre reparut.

— Ma femme a fait un sacrifice pour vous, berger, dit-il doucement. J’espère que vous vous en souviendrez. Elle n’en parle guère, mais Cadsuane la traite comme si elle était encore une Acceptée, ou peut-être une novice. Vous savez combien cela serait difficile à supporter pour Nynaeve.

— Cadsuane traite toutes les sœurs comme des novices, marmonna Rand.

Arrogance ? Par la Lumière, comment allait-il s’en tirer avec cette femme ? Et pourtant, il fallait trouver un moyen. Ils contemplèrent le feu en silence jusqu’à ce que de la vapeur commence à s’élever des semelles de leurs bottes.

Le lien l’avertit, et il regarda autour de lui juste comme Nynaeve apparaissait par la porte de l’écurie, suivie de Min et d’Alivia, secouant leurs capes, rajustant leurs jupes et grimaçant devant les taches d’eau, comme si elles étaient étonnées de s’être fait mouiller. Comme d’habitude, Nynaeve portait ses ter’angreals en forme de bijoux, ceinture et collier, bracelets et bagues, et le curieux angreal à la fois bracelet-et-bagues. Continuant à rajuster sa tenue, Min regarda Rand et sourit, absolument pas étonnée de le voir là, naturellement. La tendresse coula à travers le lien comme une caresse, bien qu’elle s’efforçât toujours de calmer son excitation. Les deux autres furent plus longues à remarquer leur présence, mais quand elles les virent, elles tendirent leurs capes à un serveur pour qu’il les monte dans leurs chambres, puis elles rejoignirent les hommes près de la cheminée, tendant leurs mains vers le feu.

— Avez-vous apprécié votre chevauchée sous la pluie avec Cadsuane ? demanda Rand, portant sa coupe à ses lèvres.

La tête de Min pivota vers lui, et un éclair de culpabilité fulgura dans le lien. Cependant, son visage exprimait l’indignation toute pure. Il faillit s’étrangler en avalant son vin. Ainsi, cette rencontre avec Cadsuane dans son dos était sa faute à lui ?

— Cesse de foudroyer Lan, Nynaeve, dit-il quand il put parler. C’est Verin qui m’a prévenu.

Nynaeve transféra sur lui son regard noir, et il secoua la tête. Il avait entendu les femmes dire que cela, quoi que « cela » signifiât, était toujours la faute des hommes, mais parfois, les femmes semblaient le croire vraiment !

— Je suis désolé de ce que vous avez vécu avec Cadsuane dans mon intérêt, poursuivit-il, mais vous n’avez pas besoin de recommencer. Je lui ai demandé d’être ma conseillère. Ou plutôt, j’ai demandé à Verin de lui dire que je souhaiterais le lui proposer. Ce soir. Avec un peu de chance, elle partira avec nous demain matin.

Il s’attendait à des manifestations de soulagement et de surprise, mais il n’en fut rien.

— Femme remarquable que Cadsuane, dit Alivia, rajustant ses cheveux d’or striés de blanc. Sa voix rauque et traînante semblait impressionnée. Maîtresse très exigeante, et qui sait enseigner.

— Parfois, tu peux voir la forêt, benêt, si on t’y conduit par le bout du nez, dit Min, croisant les bras.

Le lien lui transmettait son approbation, mais il ne crut pas que c’était parce qu’il abandonnait la chasse aux renégats.

— Rappelle-toi qu’elle veut des excuses pour Cairhien. Pense à elle comme à ta tante, celle qui ne tolère aucune sottise, et tout ira bien.

— Cadsuane n’est pas aussi mauvaise qu’elle en a l’air.

Nynaeve fronça les sourcils en regardant les deux autres femmes, et sa main amorça un mouvement vers la tresse ramenée sur son épaule. Pourtant, elles n’avaient fait que la regarder.

— C’est vrai ! Nous résoudrons nos… différends… avec le temps.

Rand regarda Lan, qui haussa légèrement les épaules et but une gorgée de vin. Rand expira lentement. Nynaeve avait des conflits avec Cadsuane, qu’elle pouvait résoudre avec le temps, Min voyait en elle une tante sévère, et Alivia un professeur strict. La première situation provoquerait des étincelles jusqu’à la résolution des problèmes, s’il connaissait Nynaeve, et les deux dernières, il n’en voulait pas. Mais il était obligé de les accepter. Il but une nouvelle gorgée de vin.

Bien que les autres clients ne soient pas assez près pour l’entendre, Nynaeve baissa la voix et se pencha vers Rand.

— Cadsuane m’a appris ce que deux de mes ter’angreals peuvent faire, murmura-t-elle, une lueur d’excitation dans les yeux. Je parie que les ornements de ses cheveux sont aussi des ter’angreals. Elle a reconnu les miens dès qu’elle les a touchés.

Souriante, Nynaeve tourna du pouce une des trois bagues qu’elle portait à la main droite, celle sertie d’une gemme vert clair.

— Je savais que cet anneau pouvait détecter quelqu’un canalisant la saidar à trois lieues de distance, si je l’activais, mais elle dit qu’il peut aussi détecter le saidin. Elle semblait penser également qu’il peut nous indiquer dans quelle direction se trouve le canaliseur, mais nous n’avons pas compris comment.

Se détournant de la cheminée, Alivia renifla bruyamment, mais elle baissa aussi la voix pour dire :

— Et vous avez été contente qu’elle ne comprenne pas. Je l’ai vu sur votre visage. Comment pouvez-vous vous féliciter de ne pas savoir, vous féliciter de votre ignorance ?

— Juste contente qu’elle ne sache pas tout, marmonna Nynaeve, foudroyant Alivia par-dessus son épaule, mais un instant plus tard, elle retrouva le sourire.

— La chose la plus importante, Rand, c’est ça.

Elle posa la main sur sa mince ceinture sertie de pierreries.

— Elle l’a qualifiée de « Puits ».

Rand sursauta quand quelque chose frôla son visage, et elle pouffa. Nynaeve pouffa !

C’est un puits, dit-elle en riant, derrière la main qu’elle avait portée à sa bouche. Ou un baril. Et plein de saidar. Tout ce que j’ai à faire pour le remplir, c’est d’embrasser la saidar par son intermédiaire comme si c’était un angreal. N’est-ce pas merveilleux ?

— Merveilleux, dit-il sans grand enthousiasme.

Ainsi, Cadsuane se promenait avec des ter’angreals dans les cheveux, avec sans doute un de ces « puits » parmi eux. Par la Lumière, il ne pensait pas que personne ait jamais trouvé deux ter’angreals qui faisaient la même chose. La rencontre du soir aurait déjà été assez pénible sans savoir qu’elle pouvait canaliser, même ici.

Il était sur le point de demander à Min de l’accompagner, quand Maîtresse Keene entra en coup de vent, le chignon blanc au sommet de son crâne tellement serré qu’elle semblait s’être tiré la peau du visage. Elle regarda Rand et Lan d’un air soupçonneux et désapprobateur, et eut une moue pensive, comme si elle se demandait ce qu’ils avaient fait de mal. Il lui avait vu le même regard pour les marchands résidant à l’auberge. Les hommes en tout cas. Si les chambres n’avaient pas été aussi confortables et la cuisine aussi bonne, elle n’aurait peut-être pas eu de clients.

— Cela a été apporté ce matin pour votre mari, Maîtresse Farshaw, dit-elle, en tendant à Min une enveloppe scellée d’une goutte de cire rouge, relevant son menton pointu.

— Et une femme l’a demandé.

— Verin, dit vivement Rand, pour prévenir les questions et se débarrasser de cette femme.

Qui savait où il se trouvait pour lui adresser une lettre ici ? Cadsuane ? L’un des Asha’man qui l’accompagnaient ? Peut-être une autre sœur ? Il fronça les sourcils sur la feuille pliée dans la main de Min, impatient que l’aubergiste s’en aille.

Les lèvres de Min frémissaient, et elle évitait si ostensiblement de le regarder qu’il sut ce qui provoquait ce sourire réprimé. Son amusement lui parvenait par le lien.

— Merci, Maîtresse Keene. Verin est une amie.

Le menton pointu se releva un peu plus.

— Si vous voulez mon avis, Maîtresse Farshaw, quand on a un beau mari, il faut aussi surveiller ses amies.

Regardant la femme franchir l’arche rouge d’un pas militaire, les yeux de Min scintillaient de l’hilarité qui affluait par le lien, et sa bouche luttait pour contenir un éclat de rire. Au lieu de tendre le message à Rand, elle rompit le sceau du pouce et déplia la feuille, exactement comme si elle était native de cette maudite cité.

Elle fronçait légèrement les sourcils en lisant, mais un bref frémissement du lien fut tout l’avertissement qu’il reçut. Froissant la lettre, elle se tourna vers la cheminée ; il bondit de son banc, juste à temps pour la lui arracher, avant qu’elle ne la jette dans les flammes.

— Ne fais pas l’imbécile, dit-elle, lui saisissant le poignet.

Elle leva la tête vers lui, ses grands yeux noirs mortellement sérieux. Le lien lui transmettait intensité et gravité, rien d’autre.

— S’il te plaît, ne fais pas l’imbécile.

— J’ai promis à Verin de m’en abstenir, dit-il, mais Min ne sourit pas.

Il lissa la feuille sur sa poitrine. Il ne reconnut pas l’écriture en pattes de mouche, et il n’y avait pas de signature.

« Je sais qui vous êtes et je ne vous veux pas de mal, mais je veux aussi que vous quittiez Far Madding. Le Dragon Réincarné laisse la mort et la destruction sur son passage. Je connais les raisons de votre présence. Vous avez tué Rochaid, et Kisman est mort. Torval et Gedwyn occupent tout un étage au-dessus d’un bottier nommé Zeram dans la rue de la Carpe Bleue, juste au-dessus de la porte d’Illian. Tuez-les, partez et laissez Far Madding.

Paix. »

La pendule de la Salle des Femmes sonna l’heure. Il restait des heures avant son entrevue avec Cadsuane.

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