31 Ce que disait l’Aelfinn

La noble seanchane exprima de la surprise et de l’irritation quand Mat l’accompagna vers les chenils. Seta et Renna connaissaient le chemin, naturellement, et il était censé aller chercher sa cape et les affaires qu’il avait prévu d’emporter. Les deux sul’dams les suivaient dans les couloirs faiblement éclairés, les capes rejetées en arrière et les yeux baissés. Domon fermait la marche comme un berger poussant son troupeau devant lui. La tresse pendant d’un côté de sa tête oscillait chaque fois qu’il dardait les yeux vers les couloirs latéraux, et parfois il se tâtait la taille, comme s’il y cherchait une épée ou un gourdin. À part eux, les corridors ornés de tapisseries étaient déserts et silencieux.

— J’ai une petite course à faire là-haut, dit Mat à Egeanin, avec autant de naturel qu’il put, assorti de son plus beau sourire. Inutile de vous inquiéter. Je n’en ai que pour une minute.

Son plus beau sourire ne sembla pas faire plus d’impression à Egeanin que la veille à l’auberge.

— Si vous gâchez tout maintenant…, gronda-t-elle d’un ton menaçant.

— Rappelez-vous seulement qui a organisé tout ça, marmonna-t-il. Elle grogna.

Par la Lumière, les femmes semblaient toujours penser qu’elles pouvaient prendre la direction des opérations et faire mieux que l’homme dont c’était le boulot !

Au moins, elle s’abstint d’autres commentaires. Ils montèrent vivement jusqu’au dernier étage du Palais, puis s’engagèrent dans l’étroit et sombre escalier menant à l’immense grenier. Seules quelques lampes étaient allumées, et le dédale d’étroits passages entre les minuscules cellules en bois était plongé dans la pénombre. Rien ne bougeait ; Mat respira un peu mieux. Il se serait senti encore mieux si Renna n’avait pas soupiré avec un soulagement évident.

Elle et Seta savaient où se trouvaient les différentes damanes. Si elles ne pressèrent pas exactement le pas, elles ne traînèrent pas non plus pour s’enfoncer plus profondément dans le grenier, peut-être parce que Domon marchait toujours sur leurs talons. Ce n’était pas un spectacle à inspirer confiance. Mais un homme doit se contenter de ce qu’il a. Surtout quand il n’a pas le choix.

Egeanin le gratifia d’un regard dur, gronda de nouveau, sans un mot cette fois, sa cape flottant derrière elle. Il lui fit une grimace dans le dos. À sa démarche, on l’aurait prise pour un homme si elle n’avait pas été en robe.

Il avait effectivement une course à faire, et pas si petite que ça. Ce n’était pas une chose qu’il faisait de bonne grâce. Par la Lumière, il avait même tenté de se dissuader de l’entreprendre. Dès qu’Egeanin eut disparu au détour d’un tournant, derrière Domon et les autres, il fila vers la cellule la plus proche où il se rappelait avoir vu une Atha’an Miere.

Ouvrant sans bruit la porte de bois, il se glissa dans la pièce plongée dans l’obscurité totale. La femme endormie ronflait. Lentement, il avança prudemment jusqu’à ce que son genou cogne contre le lit, puis il tâtonna sur la forme qui y était allongée, trouvant la tête juste à temps pour lui poser la main sur la bouche alors qu’elle se réveillait en sursaut.

— Je veux que vous répondiez à une question, murmura-t-il. Sang et cendres, et s’il s’était trompé de chambre ? Et si ce n’était pas une Pourvoyeuse-de-Vent, mais une Seanchane ?

— Que feriez-vous si je vous enlevais ce collier ?

Levant sa main, il retint son souffle.

— Je libérerais mes sœurs, s’il plaisait à la Lumière que ce soit possible.

En entendant cet accent typique du Peuple de la Mer dans le noir, il se remit à respirer.

— La Lumière aidant, nous traverserions le port, d’une façon ou d’une autre, jusqu’à l’endroit où l’on retient les nôtres, et nous en libérerions le plus possible.

La femme invisible continua à parler bas, mais sur un ton de plus en plus véhément.

— La Lumière aidant, nous pourrions reconquérir nos vaisseaux et nous battre pour reprendre la mer. Maintenant ! Si c’est un piège, punissez-moi ou tuez-moi. J’étais sur le point de céder, de renoncer, et j’en aurai honte jusqu a la fin de mes jours, mais vous m’avez rappelé qui je suis, et maintenant, je ne céderai jamais. Vous m’entendez ? Jamais !

— Et si je vous demandais d’attendre trois heures ? dit-il, toujours penché sur elle. Je me rappelle que les Atha’ans Miere peuvent juger du passage du temps à la minute près.

Ce n’était pas lui qui se le rappelait, mais le souvenir était devenu sien, celui du passage d’un vaisseau des Atha’ans Miere d’Allorallen à Barashta, et de la femme aux yeux vifs qui pleurait en refusant de le suivre à terre.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle.

— Je m’appelle Mat Cauthon, si vous y attachez de l’importance.

— Je suis Nestelle din Sakura Étoile du Sud, Mat Cauthon.

Il l’entendit cracher, et il sut ce qu’elle faisait. Il cracha dans sa paume et leurs deux mains se serrèrent dans le noir. Celle de la femme était aussi calleuse que la sienne, et elle avait une poignée de main ferme.

— J’attendrai, dit-elle. Et je me souviendrai de vous. Vous êtes un homme bon et grand.

— Je suis juste un joueur, lui dit-il.

Elle guida sa main jusqu’au collier refermé autour de son cou, et il s’ouvrit avec un bruit métallique. Elle prit une profonde inspiration.

Il n’eut qu’à poser les doigts aux bons endroits et à lui montrer comment faire, une seule fois, avant qu’elle comprenne, mais il l’obligea à ouvrir et refermer le collier trois fois avant de se déclarer satisfait. S’il s’embarquait dans ce sauvetage, autant s’assurer qu’il réussirait.

— Trois heures, aussi exactement que possible.

— Aussi exactement que possible, murmura-t-elle.

Elle pouvait tout gâcher, mais s’il ne pouvait pas prendre de risque, qui l’aurait pu ? Il était l’homme chanceux, après tout. Cela n’avait peut-être pas été très évident ces derniers temps, mais il avait trouvé Egeanin exactement quand il avait eu besoin d’elle. Mat Cauthon avait toujours de la chance.

Se glissant hors de la chambre aussi silencieusement qu’il y était entré, il referma la porte et faillit avaler sa langue. Il se trouvait face au large dos d’une femme grisonnante en robe à panneaux rouges. Devant elle, Egeanin, qui se redressait de toute sa taille, et Teslyn, reliée à Renna par la laisse d’argent de l’a’dam. Pas signe de Domon, de Seta, ou de cette Edesina qu’il n’avait encore jamais vue. Egeanin avait l’air aussi féroce qu’une lionne qui vient de tuer sa proie, tandis que Teslyn, les yeux exorbités, tremblait, terrifiée à en perdre la raison, et que la bouche de Renna se tordait comme si elle s’apprêtait à vomir d’un instant à l’autre.

Osant à peine respirer, il fit un pas prudent vers la femme grisonnante, tendant les mains devant lui. S’il la neutralisait avant qu’elle ne crie, ils pourraient la cacher. Où ? Seta et Renna voudraient la tuer. Quelque emprise qu’Egeanin eût sur elles, la femme risquait de les dénoncer. Les yeux bleus et sévères d’Egeanin rencontrèrent les siens un bref instant par-dessus l’épaule de la sul’dam, avant de se reporter sur cette femme.

— Non, dit-elle sèchement. Je n’ai pas de temps à perdre à changer mes plans maintenant. La Haute Dame Suroth m’a dit que je pouvais utiliser n’importe quelle damane de mon choix, der’sul’dam.

— Bien sûr, ma Dame, répondit la femme aux cheveux gris d’un ton confus. Je remarquais seulement que Tessi n’est pas encore parfaitement entraînée. En fait, j’étais montée pour la voir. Elle progresse beaucoup en ce moment, ma Dame, mais…

Toujours retenant son souffle, Mat recula sur la pointe des pieds. Il descendit discrètement l’étroit escalier, se soutenant au mur des deux côtés pour alléger son poids le plus possible. Il ne se rappelait pas qu’aucune marche ait craqué en montant, mais il y avait la chance et il y avait le risque. Un homme prenait les risques nécessaires et ne poussait pas sa chance inutilement.

Au pied de l’escalier, il s’arrêta et respira profondément pour que son cœur reprenne son rythme normal. Il n’était pas sûr d’avoir respiré depuis la rencontre avec la femme grisonnante. Par la Lumière, si Egeanin pensait avoir la situation bien en main ! Elle avait sûrement mis des nœuds coulants autour du cou des deux sul’dams ! Le plan d’Egeanin ? Enfin, elle avait eu raison de dire qu’elle n’avait pas de temps à perdre. Il se mit à courir.

Un violent élancement de sa hanche le fit trébucher puis il se cogna dans une table incrustée de turquoises. Pour ne pas tomber, il se raccrocha à une tapisserie d’été, et la soie brodée de fleurs se détacha de la corniche de marbre jaune sur la moitié de sa longueur. Le grand vase de porcelaine blanche posé sur la table bascula, se fracassant sur les dalles bleues et rouges, dans un bruit qui se répercuta en écho dans le couloir. Puis il détala en clopinant aussi vite que possible. Si quelqu’un cherchait d’où venait ce bruit, il ne trouverait pas Mat contemplant le désastre, ni même éloigné de deux couloirs de là.

Boitillant jusqu’aux appartements de Tylin, il traversa le salon et entra dans la chambre avant de réaliser que toutes les lampes étaient allumées. Le feu avait été ranimé dans la cheminée avec des billes de bois prises dans le bûcher. Tylin, les bras dans le dos pour déboutonner sa robe, leva les yeux vers la porte, et fronça les sourcils. Sa robe d’équitation vert foncé était fripée. Le feu crépita et projeta une gerbe d’étincelles dans le conduit de cheminée.

— Je ne vous attendais pas ce soir, dit-il, s’efforçant de réfléchir.

Parmi toutes les catastrophes qu’il avait envisagées pour la soirée, le retour prématuré de Tylin ne figurait pas. Son cerveau était comme gelé.

— Suroth a appris qu’une armée avait disparu au Murandy, répondit lentement Tylin en se redressant.

Elle parlait distraitement, n’accordant à ses paroles qu’une fraction de l’attention qu’elle concentrait sur Mat Cauthon.

— Quelle armée, et comment une armée peut disparaître, c’est ce que je ne sais pas, mais elle a décidé que son retour était urgent. Nous avons laissé tout le monde, nous sommes revenues aussi vite qu’a pu nous porter une de ces bêtes volantes, puis nous avons réquisitionné deux chevaux pour revenir des quais, seules. Elle a même traversé la place jusqu’à cette auberge pleine d’officiers avant de venir ici. Je ne crois pas qu’elle envisage de dormir cette nuit, ni de laisser aucun d’eux…

Laissant sa phrase en suspens, Tylin le rejoignit et palpa sa tunique verte.

— Le problème avec un renard apprivoisé pour animal de compagnie, c’est que tôt ou tard il se rappelle toujours qu’il est un renard, dit-elle, levant vers lui ses grands yeux noirs.

Soudain, elle lui saisit les cheveux à pleines mains et attira sa tête pour lui donner un baiser qui lui fit crisper les orteils dans ses bottes.

— Ça, dit-elle, hors d’haleine quand elle le lâcha enfin, c’est pour vous montrer à quel point vous me manquerez.

Sans changer d’expression, elle le gifla si fort que des étoiles d’argent dansèrent devant ses yeux.

— Et ça, c’est pour avoir essayé de vous éclipser pendant mon absence.

Lui tournant le dos, elle ramena son opulente chevelure noire sur une épaule.

— Déboutonnez ma robe pour moi, mon gentil petit renard. Nous sommes rentrées si tard que j’ai décidé de ne pas réveiller mes femmes de chambre, mais ces ongles rendent impossible le déboutonnage. Une dernière nuit ensemble, et demain, je vous autoriserai à partir.

Mat se frictionna la joue. Elle lui avait peut-être cassé une dent ! Au moins, elle lui avait dégelé le cerveau. Si Suroth était à La Femme Errante, elle n’était donc pas au Palais. Sa chance tenait toujours. Il n’avait qu’à se soucier de la femme qui se tenait devant lui. La seule issue, c’était d’avancer.

— Je m’en vais ce soir, dit-il, posant ses mains sur les épaules de Tylin. J’emmène avec moi deux Aes Sedai du grenier. Venez avec moi. J’enverrai Thom et Juilin chercher Beslan et…

— Partir avec vous ? dit-elle incrédule, en s’écartant et en se tournant face à lui, son visage fier plein de dédain. Mon pigeon, je n’ai pas envie d’être votre « mignonne », et je n’ai nulle intention de devenir une réfugiée. Ou de laisser l’Altara à quiconque les Seanchans choisiront pour me remplacer. Je suis la Reine d’Altara, la Lumière m’en soit témoin, et je n’abandonnerai pas mon pays maintenant. Vous avez vraiment l’intention de libérer les Aes Sedai ? Je vous souhaite de réussir si vous le devez – je le souhaite aussi aux sœurs – mais il me semble que c’est le bon moyen de faire planter votre tête au bout d’une pique. Et c’est une trop jolie tête pour qu’elle soit coupée et roulée dans du goudron.

Il voulut la saisir par les épaules, mais elle recula avec un regard perçant qui lui fit baisser les bras. Il mit dans sa voix toute la conviction qu’il put.

— Tylin, j’ai fait en sorte que tout le monde comprenne que je m’en allais, impatient de partir avant votre retour pour que les Seanchans sachent que vous n’aviez rien à voir avec ma fuite, mais maintenant…

— Je vous ai surpris en rentrant, dit-elle avec véhémence, et vous m’avez ligotée et poussée sous le lit. Quand on me trouvera au matin, je serai furieuse contre vous. Outragée !

Elle sourit, mais ses yeux étincelaient, pas loin de l’outrage maintenant, malgré ce qu’elle disait des renards et de son intention de le renvoyer.

— J’offrirai une fortune pour vous retrouver, et je dirai à Tuon qu’elle pourra vous acheter quand on vous retrouvera, si elle vous veut toujours. Je serai un membre parfait du Haut Sang dans ma colère. Ils me croiront, mon canard. J’ai déjà dit à Suroth que j’ai l’intention de raser mes cheveux.

Mat eut un sourire désarmé. Assurément, il la croyait. Elle le vendrait vraiment s’il était repris. « Les femmes sont comme un labyrinthe de ronces en pleine nuit, disait un vieux dicton, dont elles-mêmes ne connaissent pas le chemin pour en sortir. »

Tylin insista pour superviser son ligotage. Elle semblait y tenir. Elle devait être ligotée avec des bandes d’étoffe coupées dans ses jupes, comme si elle était rentrée par surprise. Les nœuds devaient être bien serrés, pour qu’elle ne puisse pas les défaire en se débattant. Elle le mit à l’épreuve quand il eut terminé, se contorsionnant dans tous les sens comme si elle tentait vraiment de se libérer. C’était peut-être le cas ; sa bouche se tordit en un rictus quand elle échoua. Ses poignets et ses chevilles furent attachés ensemble au creux de ses reins, et une laisse refermée autour de son cou et arrimée au pied du lit, pour qu’elle ne puisse pas ramper jusqu’à la porte et sortir dans le couloir. Évidemment, elle ne devait pas pouvoir appeler au secours. Quand il poussa doucement un mouchoir de soie dans sa bouche, et qu’il en lia un autre par-dessus, elle sourit, mais ses yeux étaient féroces. Un labyrinthe de ronces dans la nuit.

— Vous me manquerez, dit-il doucement, la poussant sous le lit.

À sa surprise, il réalisa que c’était vrai. Par la Lumière ! Il se hâta de prendre sa cape, ses gants et sa lance, et souffla les lampes en sortant. Les femmes pouvaient égarer un homme dans ce labyrinthe sans qu’il s’en aperçoive.

Les couloirs étaient toujours déserts et silencieux, excepté le bruit de ses bottes sur les dalles. Son soulagement s’évanouit quand il arriva dans l’antichambre de la cour des écuries.

L’unique torchère projetait toujours une lumière tremblotante sur les inévitables tapisseries à fleurs, mais il ne vit pas Juilin et sa conquête, non plus qu’Egeanin et les autres. Après tout le temps qu’il avait passé avec Tylin, ils auraient tous dû être là à l’attendre. Au-delà de la colonnade, la pluie formait un rideau noir opaque. Étaient-ils entrés dans les écuries ? Cette Egeanin semblait modifier son plan à sa convenance.

Grommelant entre ses dents, il jeta sa cape sur ses épaules et se prépara à gagner les écuries sous la pluie battante. Ce soir, il en avait par-dessus la tête des femmes.

— Ainsi, vous avez l’intention de partir. Je ne peux pas permettre ça, Jouet.

Proférant un juron, il pivota sur lui-même et se trouva face à Tuon, son sombre visage plein de sévérité sous son long voile transparent. L’étroite couronne retenant le voile sur sa tête rasée était couverte d’aventurines et de perles, et représentait une fortune si on y ajoutait son long collier et la large ceinture sertie de gemmes ceignant sa taille fine. Quel moment pour remarquer des bijoux, quelque précieux qu’ils fussent ! Par la Lumière, que faisait-elle encore éveillée à cette heure ? Sang et cendres, si elle s’en allait en courant, pour alerter des gardes qui l’arrêteraient… !

Il tenta désespérément de l’attraper, mais elle se dégagea et envoya l’ashandarei voler d’un coup sec qui lui engourdit quelque peu le poignet. Il pensa qu’elle allait s’enfuir, mais elle le roua de coups de poing, et d’autres frappés du tranchant de la main comme avec une hache. Il avait des gestes rapides, les plus rapides que Thom eût jamais vus selon le vieux ménestrel, mais il dut se contenter de détourner ceux de Tuon. S’il n’avait pas été aussi concentré pour l’empêcher de lui casser le nez, il aurait sans doute trouvé la situation risible. Il la dominait de toute sa hauteur, quoiqu’il fût d’une taille à peine supérieure à la moyenne, et pourtant c’était elle qui s’acharnait furieusement sur lui. Au bout d’un moment, ses lèvres pleines s’incurvèrent en un sourire. On aurait pu croire que ses grands yeux limpides brillaient de plaisir. Qu’il soit réduit en cendres, penser à la beauté d’une femme en un moment pareil, c’était aussi bête que de tenter d’estimer ses bijoux !

Brusquement, elle recula, rajustant à deux mains la couronne de gemmes qui maintenait son voile. Manifestement, l’expression de son visage était dénuée de plaisir. Elle était en pleine concentration. Disposant soigneusement ses pieds sans le quitter des yeux, elle se mit à resserrer lentement ses jupes plissées dans ses mains et à les soulever jusqu’au-dessus des genoux.

Il ne comprenait pas pourquoi elle ne criait pas au secours, mais il réalisa qu’elle allait lui donner des coups de pied. Pas question, s’il avait son mot à dire ! Il lui sauta dessus, et tout se passa en même temps. Un élancement dans sa hanche le fit tomber sur un genou. Tuon retroussa ses jupes presque jusqu’aux hanches et sa jambe fine gainée de blanc se détendit comme un éclair en un coup de pied qui lui passa par-dessus la tête, comme si on la soulevait par-derrière.

Il se dit qu’il devait être aussi surpris qu’elle en voyant Noal les bras noués autour de la jeune fille comme si c’était normal, mais il réagit plus vite qu’elle. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour crier, Mat se releva précipitamment et lui fourra son voile entre les dents, envoyant valser sa couronne par terre d’une pichenette. Évidemment, elle ne coopéra pas comme Tylin. Une poigne ferme sur ses mâchoires l’empêcha d’enfoncer ses dents dans sa main. Des râles montaient de sa gorge, et ses yeux brillaient d’une fureur inédite. Elle se convulsait dans les bras de Noal et lançait ses jambes. Le vieil homme usé parvint tout de même à déplacer son fardeau et à éviter ses ruades. Il semblait n’avoir aucune difficulté à la tenir malgré son âge.

— Vous avez souvent ce genre de problème avec les femmes ? demanda-t-il avec un sourire édenté.

Il portait sa cape, et son baluchon était attaché dans son dos.

— Toujours, répliqua Mat, acide.

Il grogna quand un genou le toucha à la hanche. Parvenant à dénouer son foulard d’une main, il s’en servit pour attacher fermement le voile que Tuon avait dans la bouche, au prix d’une morsure au pouce. Par la Lumière, qu’est-ce qu’il allait faire d’elle ?

— Je ne savais pas ce que vous prépariez, dit Noal, absolument pas essoufflé par les contorsions de la minuscule créature. Mais comme vous voyez, je pars ce soir, moi aussi. Je me suis dit que dans un jour ou deux, l’endroit serait malsain pour quelqu’un à qui vous aviez trouvé un lit.

— Sage décision, marmonna Mat.

Par la Lumière, il aurait dû penser à prévenir Noal.

Se mettant à genoux, il évita les coups de pied de Tuon, le temps de lui attraper les jambes. D’un couteau sorti de sa manche il commença à couper le bas de ses jupes dont il déchira une longue bande avec laquelle il lui lia les chevilles. Heureusement qu’il avait acquis de la pratique avec Tylin, un peu plus tôt dans la soirée. Il n’avait pas l’habitude de ligoter les femmes. Déchirant une seconde bande d’étoffe, il ramassa la couronne de gemmes par terre et se releva, grognant sous l’effort, et encore plus sous le dernier coup que lui décocha Tuon et qui lui mit la hanche en feu. Quand il lui reposa sa couronne sur la tête, Tuon le regarda droit dans les yeux. Elle avait cessé de se débattre inutilement, mais elle n’avait pas peur. Par la Lumière, à sa place, il aurait fait sous lui !

Juilin arriva enfin, revêtu de sa cape et de son armement, sa courte épée et son brise-épée cranté à la ceinture, et son fin bâton en bambou dans une main. Une brune mince, revêtue de l’épaisse robe blanche que portaient les da’covales à l’extérieur, se cramponnait à son bras droit. Elle était jolie malgré sa moue boudeuse, avec une bouche en bouton de rose, mais avec cinq ou six ans de plus que Mat s’y attendait, et dardait autour d’elle de grands yeux noirs. À la vue de Tuon, elle gémit et lâcha Juilin précipitamment. Elle se prosterna par terre près de la porte, la tête sur les genoux.

— Il a fallu que je convainque à nouveau Thera de s’enfuir, soupira le preneur-de-larrons, la regardant avec inquiétude.

Ce fut toute l’explication qu’il donna de son retard, avant de tourner son attention sur le fardeau de Noal. Repoussant en arrière sa ridicule coiffure conique rouge, il se gratta la tête.

— Et qu’est-ce qu’on va faire d’elle ? demanda-t-il simplement.

— La laisser dans l’écurie, répondit Mat.

Ils pouvaient le faire si Vanin avait convaincu les palefreniers de les laisser, lui et Harnan, s’occuper des chevaux des messagers qu’on y amenait. Jusqu’à maintenant, cela n’avait paru qu’une précaution supplémentaire, pas vraiment nécessaire.

— Dans le grenier à foin. On ne devrait pas la trouver avant le matin, quand on descend du foin frais pour les box.

— Et moi qui croyais que vous la kidnappiez, soupira Noal, posant les pieds de Tuon par terre et la prenant par les bras.

Tête haute, la petite jeune fille ne se débattit pas. Même avec un bâillon sur la bouche, le mépris se lisait clairement sur son visage. Elle refusait de combattre, non pas parce que c’était sans espoir, mais parce qu’elle ne voulait pas s’y abaisser.

Des bruits de bottes de plus en plus rapprochés résonnèrent dans le couloir menant à l’antichambre. C’était peut-être Egeanin, enfin. Ou, à la façon dont tournait la soirée, ce pouvait être des Gardes de la Mort. Des Ogiers.

Vivement, Mat leur fit signe de se réfugier dans les coins invisibles de la porte, puis, tout en boitant, alla ramasser sa lance noire. Juilin remit Thera sur ses pieds et l’attira sur sa gauche où elle s’accroupit, tandis qu’il restait debout devant elle, tenant son bâton à deux mains. Le preneur-de-larrons maniait cette arme fragile en apparence avec beaucoup d’efficacité. Noal traîna Tuon dans le coin opposé, et lui lâcha un bras pour passer une main dans sa tunique, où il cachait ses longs couteaux. Mat se planta au milieu de la salle, tournant le dos à la nuit pluvieuse, tenant l’ashandarei devant lui. Qui que ce soit, il ne pourrait guère se battre, avec la hanche meurtrie par les coups de pied de Tuon. Mais il pourrait quand même laisser des traces sur certains.

Quand Egeanin franchit la porte, il s’affaissa sur sa lance, soulagé. Deux sul’dams entrèrent derrière elle, suivies de Domon. Mat vit Edesina pour la première fois, sachant qui elle était. Il se souvint de l’avoir vue un jour, lors de la promenade des damanes, une jolie femme svelte en robe grise toute simple comme les autres, avec des cheveux noirs cascadant jusqu’à sa taille. Malgré l’a’dam la reliant au poignet de Seta, Edesina regardait calmement autour d’elle. Elle était, certes, une Aes Sedai en laisse, mais elle avait la certitude que cette laisse tomberait bientôt. En revanche, Teslyn tremblait d’impatience, s’humectant les lèvres, les yeux rivés sur la porte. Renna et Seta poussèrent vivement les deux Aes Sedai derrière Egeanin, sans quitter des yeux la porte des écuries.

— J’ai été obligée de rassurer la der’sul’dam, dit Egeanin dès qu’elle fut entrée. Elles sont très protectrices vis-à-vis de leurs élèves.

Avisant Juilin et Thera, elle fronça les sourcils ; il n’y avait eu aucune raison de lui parler de Thera, pas tant qu’elle acceptait d’aider des damanes. Mais, à l’évidence, c’était une surprise déplaisante.

— Le fait qu’elle ait vu Renna et Seta change un peu la donne, bien sûr, poursuivit-elle, mais…

Sa voix s’interrompit, comme brisée net à la vue de Tuon. Au-dessus de son bâillon, les yeux de Tuon la foudroyèrent avec la grave férocité du bourreau.

— Ô Lumière ! dit-elle d’une voix rauque en tombant à genoux. Vous êtes fou à lier ! Vous risquez une mort lente par la torture en posant la main sur la Fille des Neuf Lunes !

Les deux sul’dams déglutirent et s’agenouillèrent sans hésitation, en tirant les deux Aes Sedai avec elles et en saisissant le collier de l’a’dam pour les forcer à se prosterner.

Mat grogna comme si Tuon lui avait décoché un coup de pied dans le ventre. C’est l’impression qu’il eut en tout cas. La Fille des Neuf Lunes ! L’Aelfinn lui avait dit la vérité ! Il mourrait et revivrait, si ce n’était déjà fait. Il renoncerait à la moitié de la lumière du monde pour sauver le monde, et il ne voulait pas penser à ce que cela signifiait. Il se marierait…

— Elle est ma femme, dit-il doucement.

Quelqu’un émit un bruit étranglé ; il pensa que c’était Domon.

— Quoi ? glapit Egeanin, sa tête pivotant vers lui si vite que sa tresse la frappa au visage.

Il n’aurait jamais cru qu’elle pouvait glapir.

— Vous ne pouvez pas dire ça ! Vous ne devez pas dire ça !

— Pourquoi pas ? demanda-t-il. L’Aelfinn fait toujours des réponses véridiques. Toujours. Elle est ma femme. Votre satanée Fille des Neuf Lunes est ma femme !

Tous le fixèrent, sauf Juilin qui ôta son bonnet et braqua les yeux dessus. Domon branla du chef et Noal rit doucement. La mâchoire d’Egeanin s’était affaissée. Bouche bée, les deux sul’dams l’observaient comme elles auraient regardé un fou furieux lâché dans la nature. Tuon le fixait aussi, mais le visage totalement indéchiffrable, dissimulant toutes ses pensées derrière ses grands yeux noirs. Ô Lumière, qu’allait-il faire ? Pour commencer, se mettre en route avant…

Selucia entra précipitamment dans la salle. Mat gémit. Est-ce que tous les gens de ce sacré Palais allaient débarquer ici ? Domon tenta de l’arrêter, mais elle s’esquiva et continua à courir. La blonde so’jhin à la poitrine plantureuse n’était pas aussi majestueuse que d’ordinaire ; elle se tordait les mains et regardait autour d’elle, hagarde.

— Pardonnez-moi de le dire, dit-elle avec effroi, mais ce que vous faites est une bêtise au-delà de la folie.

Poussant un gémissement, elle s’accroupit entre les deux sul’dams, posant une main sur l’épaule de chacune comme pour rechercher leur protection. Ses yeux bleus papillonnaient d’un endroit à l’autre de la pièce.

— Quels que soient les présages, cela peut être réparé, si vous consentez à revenir en arrière.

— Du calme, Selucia, dit Mat avec un geste apaisant.

Elle ne le regardait pas, mais il fit quand même des gestes pour la calmer. Dans aucun de ses souvenirs il ne trouvait un moyen d’apaiser une femme hystérique. Sauf en se cachant.

— Personne n’en souffrira. Personne ! Je vous le promets. Vous pouvez vous détendre maintenant.

La consternation fulgura un instant sur son visage, mais elle s’assit sur les talons et croisa les mains sur ses genoux. Soudain, toute sa peur disparut, et elle redevint aussi majestueuse que jamais.

— Je vous obéirai aussi longtemps que vous ne ferez aucun mal à ma maîtresse. Sinon, je vous tuerai.

De la part d’Egeanin, cela lui aurait donné à réfléchir. Venant de cette petite femme rondelette à la peau de pêche, même si elle était plus grande que sa maîtresse, il oublia la menace. La Lumière savait que les femmes peuvent être dangereuses, mais il pensait pouvoir manœuvrer la servante d’une dame. Au moins, elle n’était plus hystérique. Ça lui semblait étrange de voir que l’humeur d’une femme pouvait changer à tout moment.

— Je suppose que vous allez les laisser toutes les deux dans le grenier à foin ? dit Noal.

— Non, répondit Mat, regardant Tuon.

Elle lui rendit son regard, sans aucune expression qu’il pût interpréter. Cette petite jeune fille était plate comme un garçon, alors qu’il aimait les femmes bien en chair. Elle était l’héritière du trône seanchan, alors que les nobles lui donnaient la chair de poule. Elle voulait l’acheter, et sans doute lui planter maintenant un poignard dans les côtes. Elle serait sa femme. L’Aelfinn donnait toujours des réponses véridiques.

— Nous les emmenons avec nous.

Finalement, Tuon réagit. Elle sourit, comme si soudain elle avait appris un secret. Elle sourit, et il frissonna. Ô Lumière, comme il frissonna !

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