XI DÉTRESSE

Une bataille de flocons faisait rage devant ma fenêtre. À la manière de régiments, les étoiles de neige, minuscules soldats en uniformes blancs ébouriffés, se donnaient la chasse, toujours dans la même direction, comme emportés dans une fuite générale devant quelque adversaire particulièrement féroce. Puis tout à coup, ils en avaient assez de battre en retraite et apparemment saisis d’un inexplicable accès de rage rebroussaient chemin, attaqués sur leurs flancs par de nouvelles armées ennemies venues d’en haut et d’en bas, si bien que l’engagement s’achevait en une mêlée générale inextricable.


Des mois semblaient s’être écoulés depuis les événements bizarres que j’avais vécus peu de temps auparavant et si de nouveaux bruits concernant le Golem n’étaient parvenus journellement jusqu’à moi, qui faisaient revivre tout ce passé récent, je crois que j’aurais pu dans les moments de doute me croire victime de quelque état crépusculaire proche du rêve.


Au milieu des arabesques bariolées tissées autour de moi par les événements, ce que Zwakh m’avait raconté sur le meurtre encore inexpliqué du prétendu «franc-maçon», ressortait en teintes hurlantes.


Je n’arrivais pas à comprendre le lien qu’il avait avec Loisa le grêlé, bien que je ne pusse me débarrasser d’un obscur soupçon – presque à l’instant où, cette même nuit, Prokop croyait avoir surpris un bruit étrange et inquiétant montant du caniveau, nous avions vu le garçon chez Loisitschek. Mais enfin, rien ne permettait de penser que ce cri jailli de la terre et qui pouvait d’ailleurs fort bien être une illusion de nos sens, était l’appel au secours d’un être humain.


Le tourbillon forcené de la neige devant mes yeux m’aveuglait et je commençais à voir partout des raies dansantes. De nouveau je consacrai mon attention aux gemmes devant moi. Le modèle de cire que j’avais exécuté du visage de Mirjam devait admirablement se prêter à une transposition en pierre de lune bleuâtre. Je me réjouissais du hasard heureux qui m’avait fait trouver une matière aussi appropriée dans mes réserves. Le noir profond de la matrice en amphibole donnait juste le reflet voulu à la pierre et ses contours étaient si exactement adaptés qu’on les eût dit créés par la nature pour devenir la reproduction indestructible du profil délicat de la jeune fille. Au début, j’avais eu l’intention d’y tailler un camée représentant le dieu égyptien Osiris et la vision de l’hermaphrodite du livre Ibbour, que je pouvais évoquer à mon gré avec une étonnante netteté, m’inspirait puissamment au point de vue esthétique; mais, après les premiers coups de ciseau, j’avais peu à peu découvert une telle ressemblance avec la fille de Schemajah Hillel que je modifiai mes plans.


Le livre Ibbour!


Bouleversé, je reposai l’outil d’acier. Incroyable le nombre d’événements qui s’étaient passés dans ma vie en si peu de temps!


Comme quelqu’un qui se trouve soudain transporté dans un désert de sable infini, je pris d’un coup conscience de la solitude profonde, gigantesque, qui me séparait de mes semblables. Pourrais-je jamais m’entretenir avec un ami – excepté Hillel – de ce qui m’était arrivé?


Dans les heures silencieuses des nuits écoulées, le souvenir m’était revenu que durant toutes mes années de jeunesse, dès la première enfance, j’avais été torturé par une indicible soif de merveilleux, de supranaturel au-delà de toutes choses mortelles, mais la réalisation de mon désir s’était abattu sur moi comme un ouragan étouffant de son poids les cris de joie dans mon âme.


Je tremblais à la perspective de l’instant où il me faudrait revenir à moi et assumer l’événement comme présent dans la plénitude de sa vie brûlante. Mais pas encore! Je voulais d’abord savourer la jouissance de voir l’inexprimable venir à moi dans toute sa splendeur. J’en étais le maître! Il me suffisait de passer dans ma chambre à coucher et d’ouvrir la cassette contenant le livre Ibbour, don de l’invisible!


Comme il était loin l’instant où ma main l’avait effleuré, en enfermant les lettres d’Angélina!


De sourds grondements, dehors, quand de temps à autre le vent faisait tomber les masses de neige accumulées sur les toits, suivis par des intervalles de silence profond, le manteau de flocons sur les pavés absorbant tous les bruits.


Je voulus continuer à travailler mais soudain des coups de sabots retentirent dans la rue en bas, coupants comme l’acier au point que l’on croyait voir jaillir les étincelles.


Impossible d’ouvrir la fenêtre pour regarder dehors: des muscles de glace attachaient ses bords à la maçonnerie et les vitres étaient givrées jusqu’à la moitié de leur hauteur. Je vis seulement que Charousek se tenait, très paisiblement en apparence, à côté du brocanteur Wassertrum, comme s’ils avaient eu une conversation ensemble, je vis la stupéfaction se peindre sur les deux visages tandis qu’ils regardaient fixement, sans un mot, la voiture que je venais, moi aussi, d’apercevoir.


Une idée me traversa l’esprit. C’est le mari d’Angélina. Ce ne peut pas être elle! Passer ici, devant chez moi avec son équipage, dans la ruelle du Coq! Aux yeux de tout le monde! Une vraie folie, mais que dire à son mari, si c’est lui et s’il m’accuse? Mentir, naturellement, mentir.


En toute hâte je passai les possibilités en revue: ce ne peut être que le mari. Il a reçu une lettre anonyme – de Wassertrum – l’avertissant qu’elle a eu un rendez-vous ici et elle a cherché un prétexte: elle a probablement dit qu’elle avait commandé chez moi une pierre taillée ou quelque chose, voilà!


Des coups furieux à ma porte et Angélina apparaît devant moi. Elle était incapable de prononcer une parole, mais l’expression de son visage m’en disait assez: inutile qu’elle insiste, qu’elle précise, tout est perdu. Pourtant quelque chose en moi refusait cette idée. Je ne parvenais pas à croire que ce sentiment si fort que j’avais de pouvoir l’aider, m’eût trompé.


Je la conduisis à mon fauteuil. Lui caressai les cheveux sans mot dire et elle se cacha la tête contre ma poitrine, comme une enfant morte de fatigue. Nous entendions les craquètements des bûches dans le poêle, nous regardions la lueur rose glisser sur le plancher, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre.


«Où est le cœur en pierre rouge…» Il me semblait entendre la phrase résonner en moi. Soudain, je me demandai: Où suis-je? Depuis combien de temps est-elle assise là?


Et je l’interrogeai, prudemment, doucement, tout doucement pour ne pas la réveiller, ni toucher la blessure douloureuse avec la sonde. Fragment par fragment, j’appris ce que je voulais savoir et rassemblai le tout à la manière d’une mosaïque:


– Votre mari sait?


– Non, pas encore; il est en voyage.


Donc il s’agissait de la vie du Dr Savioli, Charousek avait vu juste. Et c’était pour cela qu’elle était là, parce que la vie de Savioli était en jeu et non plus la sienne. Je compris qu’elle pensait ne plus rien avoir à cacher.


Wassertrum était allé une fois encore chez le Dr Savioli. Il s’était frayé un chemin par la menace et la force jusqu’à son lit de malade.


Et après! Après! Que voulait-il de lui?


Ce qu’il voulait? Elle l’avait à demi deviné, à demi appris: il voulait que… que… il voulait que le Dr Savioli… se tuât.


Désormais, elle connaissait aussi les raisons de la haine sauvage, insensée de Wassertrum: le Dr Savioli avait autrefois acculé à la mort le fils de celui-ci, l’oculiste Wassory.


Aussitôt une pensée me frappa comme la foudre: descendre en courant, tout révéler au brocanteur, lui dire que c’était Charousek qui avait porté le coup, de son affût bien camouflé et non pas Savioli qui n’était qu’un instrument… «Trahison! Trahison! me hurlait mon cerveau. Tu veux donc livrer à la vindicte de ce misérable l’infortuné phtisique qui essayait de t’aider, toi et elle?»


J’avais l’impression d’être déchiré en deux moitiés sanglantes. Puis une idée me parla, froide et calme comme glace, pour me donner la solution: Insensé! Tu es maître de la situation! Tu n’as qu’à prendre cette lime, là, sur la table, à descendre en courant et à aller l’enfoncer dans la gorge du brocanteur jusqu’à ce que la pointe ressorte par la nuque. Mon cœur plein d’allégresse lança un cri de reconnaissance à Dieu.


J’explorai plus avant.


– Et le Dr Savioli?


Aucun doute, il attenterait à sa vie si elle ne le sauvait pas. Les infirmière ne le quittaient pas un instant et l’avaient engourdi à force de morphine, mais peut-être allait-il s’éveiller brusquement, peut-être en ce moment même… et… et… non, non, il fallait qu’elle s’en allât, sans perdre une seconde de plus. Elle écrirait à son mari, elle avouerait tout, dût-il lui enlever l’enfant, mais Savioli serait sauvé, car elle aurait ainsi arraché à Wassertrum la seule arme qu’il possédât.


Elle révélerait elle-même le secret avant qu’il pût le faire.


– Jamais, Angélina! m’écriai-je et en songeant à la lime, la voix me manqua dans l’exultation de ma puissance.


Angélina voulait s’arracher à notre entretien: je la retins. «Encore une chose: pensez-vous que votre mari croira le brocanteur sur parole, sans chercher davantage?


– Mais Wassertrum a des preuves, mes lettres sûrement, peut-être aussi un portrait de moi, tout ce qui était caché dans le bureau de l’atelier, à côté.


Des lettres? Un portrait? Un bureau? Je ne savais plus ce que je faisais: j’attirai violemment Angélina contre ma poitrine et l’embrassai. Ses cheveux blonds couvraient mon visage comme un voile d’or.


Puis je lui pris les mains, si étroites, si fines, et lui racontai, dans une envolée de mots précipités, que l’ennemi mortel de Wassertrum – un pauvre étudiant tchèque – avait mis en sûreté les lettres et tout le reste, qu’elles étaient en ma possession et bien gardées. Elle me sauta au cou, riant et pleurant dans un même souffle. M’embrassa. Courut jusqu’à la porte. Revint et m’embrassa de nouveau.


Puis elle disparut. Je restai comme étourdi, sentant encore l’haleine de sa bouche sur son visage.


J’entendis les roues de la voiture tourner sur le pavé et le galop frénétique des sabots. Une minute plus tard, tout était silencieux. Comme un tombeau. Et moi aussi.


Soudain, la porte craqua doucement derrière moi et Charousek entra.


– Excusez-moi, maître Pernath, j’ai frappé un grand moment, mais vous n’aviez pas l’air d’entendre.


Je hochai la tête sans mot dire.


«Vous n’avez pas supposé que je m’étais réconcilié avec Wassertrum en me voyant parler avec lui tout à l’heure, j’espère?


Le sourire haineux de Charousek me disait que ce n’était là qu’une plaisanterie féroce.


«Il faut que vous le sachiez: la chance est pour moi; la canaille, en bas, commence à me porter dans son cœur, maître Pernath. Quelle chose étrange que la voix du sang, ajouta-t-il doucement, autant pour lui que pour moi.


Je ne compris pas ce qu’il voulait dire par là, et pensai avoir mal entendu. L’émotion vibrait encore trop fort en moi.


«Il voulait me donner un manteau, poursuivit Charousek à voix haute. J’ai bien entendu refusé avec tous mes remerciements. Ma propre peau me brûle assez. Et ensuite, il m’a offert de l’argent.


J’étais sur le point de lui demander s’il l’avait accepté, mais retins ma langue à temps. Des taches rouges toutes rondes apparurent sur ses joues.


«J’ai bien entendu accepté l’argent.


Tout s’embrouilla dans ma tête.


– Ac-accepté? bégayai-je.


– Jamais je n’aurais pensé que l’on pût éprouver une joie aussi pure sur cette terre – Charousek s’interrompit un instant et fit la grimace – N’est-ce pas un spectacle bien propre à élever l’âme de voir régner la prévoyance maternelle en toute sagesse et circonspection, doigt omniprésent dans l’économie de la nature? – Il avait pris le ton d’un pasteur, tout en faisant tinter des pièces de monnaie dans sa poche. – En vérité je considère comme un devoir sacré de consacrer au plus noble de tous les desseins le trésor de hellers et de pfennigs que m’a confié une main miséricordieuse.


Était-il ivre? Ou fou? Brusquement, il changea de ton.


«Il y a quelque chose de diaboliquement comique à ce que ce soit Wassertrum qui paie lui-même la médecine. Vous ne trouvez pas?


Une lueur se fit dans mon esprit, j’entrevis ce qui se dissimulait derrière les propos de Charousek et ses yeux fiévreux me firent peur.


«Mais laissons cela pour le moment, maître Pernath. Occupons-nous d’abord des affaires courantes. Dont la dame, c’était bien elle, n’est-ce pas? Qu’est-ce qui lui a pris de venir ici au vu et au su de tout le monde?


Je racontai à Charousek ce qui s’était passé.


«Wassertrum n’a certainement aucune preuve entre les mains, coupa-t-il avec jubilation. Sinon, il n’aurait pas fouillé l’atelier ce matin. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas entendu? Il y est bien resté une heure.


Je m’étonnai qu’il fût si exactement au courant de tout et le lui dis.


«Vous permettez?


En guise d’explication, il prit une cigarette sur la table, l’alluma et déclara:


«Voyez-vous, quand vous ouvrez la porte, le courant d’air qui s’établit avec la cage d’escalier dévie la fumée du tabac. C’est probablement la seule loi physique que M. Wassertrum connaisse avec précision et il a fait faire à toutes fins utiles – la maison lui appartient, comme vous savez – une petite ouverture dissimulée dans le mur extérieur de l’atelier: une sorte de bouche d’aération dans laquelle un petit drapeau rouge est glissé. Chaque fois que quelqu’un entre dans la pièce, ou en sort, donc ouvre la porte qui établit l’appel d’air, Wassertrum est averti, en bas, par le petit drapeau qui s’agite violemment. Du moins, moi je le suis, ajouta sèchement Charousek; quand je m’en soucie, je peux observer le phénomène avec une rare netteté par le soupirail du sous-sol en face, qu’un destin miséricordieux m’a assigné comme résidence. L’élégante plaisanterie de la bouche d’aération dont l’exclusivité revient, certes, au digne patriarche, m’est familière depuis des années.


– Quelle haine surhumaine vous devez avoir contre lui pour épier ainsi chacun de ses pas! Et depuis si longtemps, comme vous le dites!


– De la haine? Charousek eut un sourire crispé. De la haine? Ce n’est pas le mot. Celui qui pourrait exprimer le sentiment que j’éprouve à l’égard de Wassertrum n’a pas encore été créé. D’ailleurs, si l’on veut être précis, ce n’est pas lui que je hais. Je hais son sang. Comprenez-vous? Je flaire, telle une bête sauvage, la moindre goutte de son sang qui coule dans les veines d’un autre être et – il grinça les dents – c’est une chose qui arrive parfois ici, dans le ghetto.


Empêché d’en dire davantage par une surexcitation frénétique, il courut à la fenêtre et regarda dehors. Je l’entendis étouffer le sifflement de sa respiration. Nous demeurâmes un moment silencieux, tous les deux.


«Tiens, qu’est-ce que c’est que ça? reprit-il soudain en me faisant un signe rapide de la main. Vite, vite! Vous n’avez pas des jumelles de théâtre, ou quelque chose de ce genre?


Prudemment dissimulés derrière le rideau, nous regardâmes en bas. Jaromir le sourd-muet se tenait devant l’entrée de la boutique et dans la mesure où nous pouvions interpréter sa mimique, proposait au brocanteur une petite chose brillante à demi cachée dans sa main. Aussitôt, Wassertrum bondit sur elle comme un vautour et s’engouffra dans son trou.


Quelques instants plus tard, il ressortait, livide comme la mort, et empoignait Jaromir par la poitrine; il s’ensuivit une lutte violente. Puis tout à coup Wassertrum lâcha prise et parut réfléchir. Rongea avec fureur sa lèvre supérieure fendue. Jeta un regard scrutateur dans notre direction, et prit tranquillement Jaromir par le bras pour l’entraîner dans la boutique.


Un quart d’heure au moins s’écoula: ils semblaient ne pas pouvoir en finir avec leurs marchandages. Enfin, le sourd-muet ressortit, l’air satisfait et s’en alla.


– Qu’en pensez-vous? demandai-je. Rien de bien important, semble-t-il. Le pauvre diable a dû monnayer quelque bricole qui avait mendiée.


L’étudiant ne me répondit pas et alla se rasseoir sans mot dire à la table. De toute évidence, il n’accordait pas non plus grand sens à l’incident car, après une pause, il reprit ses propos où il les avait laissés.


– Oui. Donc, comme je vous le disais, je hais son sang. Interrompez-moi, maître Pernath, si je m’abandonne de nouveau à la violence. Je veux rester froid. Il ne faut pas que je dilapide ainsi mes meilleurs sentiments. Sinon, je suis en proie ensuite à une sorte de dégrisement qui m’accable. Un homme qui a honte doit s’exprimer froidement, et non pas avec enflure comme une prostituée ou… ou un poète. Depuis que le monde est monde, jamais personne n’aurait eu l’idée de se «tordre les mains» de désespoir, si les acteurs n’avaient mis au point minutieusement ce geste qu’ils jugent «plastique».


Je compris que c’était exprès qu’il discourait ainsi à tort et à travers pour calmer son agitation intérieure. Mais il n’y parvenait pas. Toujours aussi nerveux, il courait de-ci de-là dans la pièce, saisissant tous les objets qui lui tombaient sous la main pour les remettre ensuite machinalement à leur place. Puis, d’un seul coup, il se retrouva au beau milieu de son sujet.


«Les moindres gestes involontaires d’un homme trahissent ce sang à mes yeux. Je connais des enfants qui lui ressemblent, qui passent pour être de lui et qui pourtant ne sont pas de la même souche, je ne peux pas m’y tromper. Pendant des années, rien ni personne ne m’a indiqué que le Dr Wassory était son fils, mais je l’ai, je peux dire, subodoré.


«Tout jeune encore, alors que je ne pouvais me douter des relations qui existent entre Wassertrum et moi – son regard se posa un instant sur moi, inquisiteur – je possédais ce don. On m’a foulé aux pieds, on m’a roué de coups au point qu’il n’est pas une partie de mon corps qui ne sache ce qu’est la douleur forcenée, on m’a affamé, assoiffé jusqu’à ce que j’en devienne à moitié fou et que je mange de la terre moisie, mais jamais je n’ai pu haïr ceux qui me torturaient. Je ne pouvais pas. Il n’y avait plus de place en moi pour la haine, vous comprenez? Et pourtant tout mon être en était saturé.


«Jamais Wassertrum ne m’a rien fait, je dois dire qu’il ne m’a jamais battu, ni lancé de pierre, ni injurié quand je traînais dans le ruisseau en bas avec d’autres gamins: je le sais très bien, et pourtant tout ce qui bouillonnait en moi de ressentiment et de fureur était dirigé contre lui. Contre lui seul!


«Chose curieuse, je ne lui ai jamais joué de mauvais tours étant enfant. Quand les autres préparaient quelque polissonnerie à son endroit, je me retirais aussitôt. Mais je pouvais rester pendant des heures caché dans l’entrée de la maison, derrière le battant de la porte, à regarder fixement son visage par les fentes des gonds jusqu’à ce qu’un sentiment de haine inexplicable tende un voile noir devant mes yeux.


«C’est à cette époque, je crois, que j’ai posé les fondements de cette capacité de voyance qui s’éveille aussitôt en moi quand j’entre en contact avec des êtres, voire des choses, qui sont liées à lui. J’ai dû apprendre alors par cœur à mon insu chacun de ses mouvements, sa manière de porter la redingote et de prendre les objets, de tousser, de boire et mille autres détails jusqu’à ce qu’ils se soient taraudé une place dans mon âme et que je puisse reconnaître les traces de son héritage partout, au premier coup d’œil, avec une sûreté infaillible.


«Par la suite, cela tourna souvent à la manie: je jetais loin de moi des objets inoffensifs parce que la pensée que ses mains avaient pu les toucher me torturait; d’autres au contraire me devenaient chers; je les aimais comme des amis qui lui voulaient du mal.


Charousek se tut un moment, absent, les yeux dans le vague. Ses doigts caressaient machinalement les limes sur la table.


«Quand, par la suite, quelques professeurs compatissants ont fait une collecte pour me permettre d’étudier la philosophie et la médecine, en apprenant de surcroît à penser par moi-même, c’est alors que, peu à peu, j’ai pris conscience de ce qu’était la haine: on ne peut haïr aussi profondément que ce qui est partie intégrante de soi-même. Et quand j’ai découvert le secret, quand j’ai tout appris, peu à peu: ce qu’était ma mère, et… et ce qu’elle doit être encore, si elle vit toujours, et que mon propre corps – il se détourna pour m’empêcher de voir son visage – est plein de son ignoble sang… eh bien oui, Pernath, pourquoi ne le sauriez-vous pas: il est mon père, alors j’ai compris où était la racine. Parfois il me semble que si je suis tuberculeux, si je crache le sang, c’est le fait d’une mystérieuse connexion: mon corps se défend contre tout ce qui est de lui et le rejette avec horreur.


«Souvent la haine m’a accompagné jusque dans mes rêves, cherchant à me consoler avec le spectacle de toutes les tortures concevables que je pourrais lui infliger, mais toujours je l’ai chassée, parce qu’elle laissait en moi l’arrière-goût fade de l’insatisfaction.


«Quand je réfléchis sur moi-même et m’étonne qu’il n’y ait rien ni personne en ce monde que je sois capable de haïr, ni même de trouver antipathique en dehors de lui et de sa race – je suis souvent effleuré par une pensée affreuse: ne serais-je pas ce qu’il est convenu d’appeler un homme «bon»? Mais heureusement, il n’en est rien. Je vous l’ai déjà dit: il n’y a plus de place en moi.


«Et ne croyez pas qu’un triste sort m’ait rendu amer (je n’ai d’ailleurs appris que bien des années après ce qu’il avait fait à ma mère), j’ai vécu un jour de joie qui repousse loin dans l’ombre ce qui est ordinairement accordé aux mortels. Je ne sais si vous connaissez la piété profonde, authentique, brûlante, jusqu’alors je l’ignorais aussi, mais le jour où Wassory s’est anéanti lui-même et où, me trouvant devant la boutique, j’ai vu comment il recevait la nouvelle, hébété – du moins c’est ce qu’aurait cru un profane, ignorant tout du théâtre de la vie – planté là au moins une heure, comme absent, son bec-de-lièvre écarlate relevé un tout petit peu plus haut seulement qu’à l’ordinaire sur les dents et le regard si, si particulier, tourné vers le dedans, alors j’ai senti l’odeur d’encens du vol de l’archange. Connaissez-vous l’image miraculeuse de la Vierge noire dans la Teynkirche? Je me suis jeté à genoux devant elle et l’ombre du paradis a enveloppé mon âme.


En voyant Charousek devant moi, ses grands yeux rêveurs pleins de larmes, j’ai songé à ce que Hillel avait dit du sombre chemin que suivent les frères de la mort.


Il poursuivit:


«Les circonstances extérieures qui justifient ma haine ou pourraient du moins la rendre concevable à un cerveau de juge appointé par l’administration, ne vous intéresseraient peut-être pas: les faits que l’on considère comme des pierres milliaires ne sont en réalité que des coquilles d’œuf vides. Ce sont les détonations importunes des bouchons de champagne sur la table du parvenu bouffi, que seul le faible d’esprit tient pour l’essentiel d’un festin. Wassertrum a contraint ma mère, par tous les moyens infernaux habituels à ses pareils, à se soumettre à sa volonté, pis encore. Et après, oui, eh bien, après il l’a vendue… à une maison de passe… ce n’est pas difficile quand on a des relations d’affaires avec des inspecteurs de police, mais pas du tout parce qu’il en avait assez d’elle, oh non! Je connais les moindres recoins de son cœur: il l’a vendue le jour même où il s’est aperçu avec terreur qu’il l’aimait d’une passion ardente. En pareil cas, un être comme lui se comporte d’une manière apparemment insensée, mais toujours identique. La cupidité féroce qu’il y a en lui couine comme un hamster dès que quelqu’un vient acheter une bricole dans sa boutique de brocanteur, fût-ce à un prix exorbitant; il n’est sensible qu’à l’obligation d’abandonner quelque chose. Il concevrait volontiers un état idéal où son être propre se fondrait dans le concept abstrait de la possession.


«Et c’est alors qu’une crainte a grandi en lui jusqu’à prendre les dimensions d’une montagne: ne plus être sûr de lui, ne plus avoir la volonté de donner quelque chose à l’amour, mais l’obligation de le faire; sentir en lui une présence invisible enchaînant en secret sa volonté, ou ce qu’il voudrait qu’elle fût. Tout a commencé ainsi. La suite s’est déroulée automatiquement. Comme le brochet est obligé de mordre, qu’il le veuille ou non, quand un objet brillant passe devant son nez au bon moment.


«Pour Wassertrum, la liquidation de ma mère s’est présentée comme une conséquence toute naturelle. Elle satisfaisait également, d’ailleurs, le résidu des caractéristiques qui somnolaient en lui: la soif d’or et la jouissance perverse du masochisme… Pardonnez-moi, maître Pernath – la voix de Charousek devint brusquement si dure et si froide que je sursautai -, pardonnez-moi de m’exprimer d’une manière aussi effroyablement pédante, mais quand on est à l’université, une foule de livres imbéciles vous passe entre les mains et involontairement, on prend l’habitude d’utiliser des expressions ineptes.


Je me contraignis à sourire pour lui faire plaisir; dans mon for intérieur, je comprenais très bien qu’il luttait contre les larmes.


Je conclus qu’il me fallait l’aider, essayer au moins d’adoucir sa peine la plus cruelle dans la mesure où je le pouvais. Je pris discrètement dans le tiroir de la commode le billet de cent guldens que j’avais encore chez moi et le glissai dans ma poche.


– Le jour où vous vous trouverez dans un meilleur milieu et où vous pourrez exercer votre profession de médecin, la paix entrera en vous, monsieur Charousek, lui dis-je pour donner un ton moins impitoyable à la conversation. Est-ce que vous passez bientôt votre doctorat?


– Incessamment. Je le dois à mes bienfaiteurs. Sinon cela n’a aucun sens. Mes jours sont comptés.


Je voulus lui dire qu’il poussait les choses trop au noir, habituelle échappatoire, mais il la repoussa en souriant.


«C’est mieux ainsi. Au reste, singer les comédiens thérapeutes et comme apothéose rafler quelque titre nobiliaire en qualité d’empoisonneur de source patenté ne doit pas être tellement plaisant. D’un autre côté, ajouta-t-il avec son humour sardonique, mes œuvres de miséricorde dans le ghetto de ce monde seront interrompues à jamais, malheureusement. – Il prit son chapeau. – Mais je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Y a-t-il encore quelque chose à discuter en ce qui concerne l’affaire Savioli? Je ne pense pas. De toute façon, ne manquez pas de m’avertir si vous apprenez quelque chose de nouveau. Le mieux serait que vous accrochiez un miroir ici à la fenêtre, pour m’indiquer que je dois venir vous voir. Il ne faut en aucun cas que vous vous rendiez dans ma cave: Wassertrum soupçonnerait aussitôt que nous avons partie liée. Je suis d’ailleurs très curieux de savoir ce qu’il va faire, maintenant qu’il a vu la dame venir chez vous. Dites-lui très simplement qu’elle vous avait donné un bijou à réparer et s’il devient pressant, faites semblant de prendre une crise de fureur.


Aucune occasion ne se présentait décidément de faire accepter le billet à Charousek; je repris donc la cire à modeler sur l’appui de la fenêtre et dis:


– Venez, je vais faire avec vous un bout de chemin dans l’escalier: Hillel m’attend.


Ce qui n’était pas vrai. Il sursauta.


– Vous êtes lié avec lui?


– Un peu. Vous le connaissez? Ou bien est-ce que vous vous méfiez aussi de lui?


Je ne pus réprimer un sourire.


– À Dieu ne plaise!


– Pourquoi ce ton si grave?


Charousek hésita, réfléchit, puis:


– Je ne le sais pas moi-même. Quelque chose d’inconscient sûrement: chaque fois que je le croise dans la rue, j’ai envie de descendre du trottoir et de m’agenouiller comme devant un prêtre qui porte le saint sacrement. Voyez-vous, maître Pernath, voilà un homme dont chaque atome est l’antidote de Wassertrum. Les chrétiens du quartier, mal informés dans son cas comme dans tous les autres, le prennent pour exemple du grigou et du millionnaire caché, alors qu’il est indiciblement pauvre.


Je l’interrompis, horrifié.


– Pauvre?


– Oui, plus encore que moi si la chose est possible. Je crois bien qu’il ne connaît le mot «prendre» que par les livres; mais quand il sort du tribunal rabbinique, le premier du mois, les mendiants juifs se précipitent sur lui parce qu’ils savent qu’il mettrait volontiers tout son maigre salaire dans la première main tendue, quitte à souffrir de la faim, avec sa fille, quelques jours après. Si la vieille légende talmudique est vraie selon laquelle sur les douze tribus d’Israël, dix sont maudites et deux sont saintes, il incarne les deux saintes et Wassertrum les dix autres. Vous n’avez pas remarqué que le brocanteur change de couleur quand il le croise? Intéressant, je vous assure. Voyez-vous, un sang pareil ne peut pas se mêler à un autre: les enfants naîtraient morts. À condition que la mère n’ait pas péri d’horreur avant. D’ailleurs Hillel est le seul qu’il n’ose pas approcher: il l’évite comme le feu. Probablement parce que Hillel représente pour lui l’inconcevable, l’indéchiffrable absolu. Il est possible qu’il flaire aussi en lui le cabaliste.


Nous descendîmes ensemble l’escalier.


– Croyez-vous qu’il existe encore des cabalistes de nos jours, croyez-vous même qu’il y ait quelque vérité dans la Cabale? lui demandai-je, et j’attendis, tendu, sa réponse. Mais il sembla ne pas avoir entendu. Je répétai ma question.


Il se détourna précipitamment et montrant du doigt une porte faite de morceaux de caisses clouées ensemble:


– Vous avez là de nouveaux locataires, une famille juive, mais pauvre: le musicien toqué Nephtali Schaffraneck avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants. Quand la nuit tombe et qu’il est seul avec les fillettes, sa crise le prend: il les attache par les pouces pour qu’elles ne puissent pas se sauver, il les enferme dans une vieille cage à poules et il leur apprend le «ramage» comme il dit, pour qu’elles puissent gagner seules leur vie par la suite – c’est-à-dire qu’il leur serine les paroles les plus extravagantes qui existent, des textes allemands, des lambeaux qu’il a ramassés on ne sait où et que, dans les ténèbres de son âme, il prend pour des hymnes de bataille prussiens, ou quelque chose de ce genre.


De fait, une musique étrange filtrait doucement sur le palier. Un archet grattait, effroyablement haut et sans cesse sur le même ton, les contours d’une rengaine des rues et deux voix d’enfants, grêles comme des fils, le suivaient:


Madame Pick,

Madame Hock,

Madame Kle-pe-tarsch,

Elles se rassemblent de partout

Et jacassent sur tout…


Folie et comique mêlés. J’éclatai de rire malgré moi.


«Le gendre de Schaffraneck – sa femme vend du jus de concombre au verre sur le marché des œufs – court toute la journée dans les bureaux, continua Charousek féroce, pour quémander de vieux timbres. Ensuite, il les trie et quand il en trouve qui n’ont été oblitérés que sur le bord, il les ajuste les uns sur les autres, les découpe, recolle les moitiés intactes et les revend comme neufs. Au début son petit commerce était florissant et il arrivait souvent à se faire presque un gulden par jour, mais la grosse industrie juive de Prague a fini par éventer la mèche, et maintenant elle le fait elle-même. En enlevant la crème, bien entendu.


– Est-ce que vous soulageriez des misères, Charousek, si vous aviez de l’argent de reste? demandai-je très vite. Nous étions arrivés devant la porte de Hillel et j’y frappai.


– Me jugez-vous assez vil pour penser que je ne le ferais pas? répliqua-t-il, déconcerté.


Les pas de Mirjam s’approchaient; j’attendis qu’elle eût la main sur la poignée et enfonçai très vite le billet dans la poche de l’étudiant.


– Non, monsieur Charousek, c’est moi que vous pourriez juger vil si je négligeais de le faire.


Avant qu’il eût pu répondre, je lui avais serré la main, et je m’étais engouffré derrière la porte. Pendant que Mirjam me souhaitait la bienvenue, je tendais l’oreille pour savoir ce qu’il allait faire. Il demeura un instant immobile, laissa échapper un léger sanglot, puis descendit lentement l’escalier, d’un pas tâtonnant, comme quelqu’un qui doit se tenir à la rampe.


C’était la première fois que j’entrais dans la chambre de Hillel. Elle était nue comme une prison, le sol méticuleusement propre, saupoudré de sable blanc. Aucun meuble à part deux chaises, une table et une commode. À gauche et à droite, un piédestal de bois contre le mur. Mirjam s’assit en face de moi à la fenêtre, tandis que je pétrissais ma cire.


– Il faut donc avoir un visage devant soi pour saisir la ressemblance? demanda-t-elle timidement, afin de rompre le silence.


Gênés, nous évitions de nous regarder. Elle ne savait où poser les yeux tant elle était honteuse de cette chambre misérable et moi les joues me brûlaient à la pensée que je ne m’étais jamais soucié jusqu’alors de savoir comment elle vivait avec son père.


Mais enfin, il fallait bien répondre quelque chose!


– Moins pour saisir la ressemblance que pour vérifier si l’on a vu juste également sur le plan intérieur.


Et en disant cela, je sentais combien c’était faux. Pendant des années j’avais rabâché sans réfléchir la loi fondamentale et fondamentalement fausse de la peinture selon laquelle il faut étudier la nature physique pour parvenir à la création artistique et je m’y étais conformé. J’avais dû attendre cette nuit où Hillel m’avait réveillé pour que le regard intérieur me fût donné: la véritable vision derrière les paupières fermées qui s’évanouit dès qu’on les ouvre, le don que tous croient avoir et qu’aucun parmi des millions ne possède réellement. Comment pouvais-je faire seulement allusion à la possibilité de mesurer l’infaillible norme de la vision spirituelle par les grossiers moyens de l’œil humain!


D’après l’étonnement qui se peignait sur son visage, Mirjam devait avoir la même idée.


– Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre, lui dis-je pour m’excuser.


Elle me regarda très attentivement accentuer les reliefs avec le burin.


– Ce doit être incroyablement difficile de reproduire le modèle en pierre avec une exactitude parfaite?


– C’est un travail mécanique. Au moins en partie.


Pause.


– Je pourrai voir la gemme quand elle sera finie?


– Elle est pour vous, Mirjam.


– Non, non; ce ne serait pas, pas… Je vis ses mains devenir nerveuses, et l’interrompis très vite:


– Vous ne voulez pas même accepter cette petite chose de moi? Je voudrais, je devrais faire plus pour vous.


Elle détourna précipitamment son visage. Qu’avais-je dit là! J’avais dû la blesser au plus profond d’elle-même. J’avais l’air de vouloir faire allusion à sa pauvreté.


Pouvais-je encore rattraper ma maladresse? Ne risquai-je pas de l’aggraver davantage? Je pris mon élan.


– Écoutez-moi tranquillement, Mirjam, je vous le demande en grâce. J’estime tant votre père, vous ne pouvez pas vous en faire une idée.


Elle me regarda, incertaine, sans comprendre. «Oui, oui… infiniment. Plus que ma propre vie.


– Parce qu’il vous a secouru pendant que vous étiez sans connaissance? C’était tout naturel.


Je sentis qu’elle ignorait le lien qui m’attachait à lui. Prudemment, je tâtai le terrain pour savoir jusqu’où je pouvais aller sans révéler ce qu’il lui avait tu.


– L’aide intérieure est à mettre bien plus haut que l’aide extérieure, à mon sens. Je veux dire celle que l’influence spirituelle d’un homme fait rayonner sur les autres. Comprenez-vous ce que j’entends par là, Mirjam? On peut guérir une âme et non pas seulement un corps.


– Et il a…?


– Oui, c’est cette aide-là que votre père m’a apportée! – Je lui pris la main. – Ne voyez-vous pas que ce serait mon plus cher désir de donner quelque joie sinon à lui du moins à quelqu’un qui lui tient autant à cœur que vous? Accordez-moi donc une toute petite parcelle de confiance! N’avez-vous pas quelque souhait que je pourrais exaucer?


Elle secoua la tête.


– Vous croyez que je me sens malheureuse ici?


– Certainement pas. Mais peut-être avez-vous parfois des soucis dont je pourrais vous délivrer? Vous avez le devoir, vous m’entendez, le devoir de me laisser en prendre une part. Pourquoi vivre tous les deux dans cette ruelle sombre et triste si vous n’y êtes pas obligés? Vous êtes encore si jeune, Mirjam et…


– Vous y vivez bien vous-même, monsieur Pernath, interrompit-elle en souriant. Qu’est-ce qui vous attache à cette maison?


Je restai interdit. Oui, oui, c’était vrai. En réalité pourquoi vivais-je là? Je ne pouvais me l’expliquer. Je me répétai machinalement, l’esprit ailleurs: qu’est-ce qui t’attache à cette maison. Incapable de trouver une réponse, j’oubliai un instant où je me trouvais. Brusquement je me trouvai transporté très haut, dans un jardin, respirant l’odeur enchantée des lilas en fleurs, la ville à mes pieds…


– Est-ce que j’ai touché une blessure? Est-ce que je vous ai fait mal? La voix de Mirjam semblait me parvenir de très, très loin.


Penchée sur moi, elle me regardait les yeux dans les yeux, l’air angoissé. J’avais dû rester là, pétrifié, pendant longtemps pour qu’elle fût si inquiète.


J’hésitai un instant, puis tout à coup, les digues se rompirent violemment en moi, un flot m’inonda et j’épanchai tout ce qu’il y avait dans mon cœur. Je lui racontai, comme à un vieil ami qu’on a connu toute sa vie et pour qui on n’a pas de secrets, la situation dans laquelle je me trouvais, la manière dont j’avais appris, par un récit de Zwakh, que j’avais été fou autrefois et que le souvenir de mon passé m’avait été arraché. Comment, depuis peu, des images de plus en plus nombreuses avaient surgi en moi qui devaient nécessairement avoir leurs racines dans ce passé et que je tremblais à la pensée du moment où tout ce que j’avais vécu se découvrirait à mes yeux pour me déchirer de nouveau. Je tus seulement ce qui m’eût obligé à mettre son père en cause: mes aventures dans les passages souterrains et ce qui s’en était suivi.


Elle s’était approchée tout contre moi et m’écoutait avec une sympathie profonde, haletante, qui me faisait un bien indicible. Enfin j’avais trouvé une créature humaine à laquelle je pourrais me confier quand ma solitude morale deviendrait trop lourde! Certes, Hillel était toujours là, mais seulement comme un être venu d’au-delà les nuages, qui apparaissait et disparaissait telle une lumière, inaccessible en dépit de tous mes efforts. Je le lui dis et elle me comprit. Elle aussi le voyait ainsi, bien que ce fût son père.


Il avait un amour infini pour elle et elle pour lui.


– Et pourtant je suis séparée de lui comme par une cloison de verre que je ne peux briser, me confia-t-elle. Aussi loin que remontent mes souvenirs, il en a été ainsi. Quand, enfant, je le voyais en rêve debout près de mon lit, il portait toujours les ornements du grand-prêtre: les tables de la Loi en or avec les douze pierres sur la poitrine et des rayons de lumière bleuâtre jaillissant de ses tempes. Je crois que son amour est de ceux qui vivent au-delà du tombeau, trop grand pour que nous puissions le comprendre. C’est ce que disait toujours ma mère quand nous parlions de lui, en cachette.


Elle frissonna soudain de tout son corps. Je voulus me lever d’un bond, mais elle me retint.


«Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien. Seulement un souvenir. Quand ma mère est morte, personne d’autre que moi ne sait à quel point il l’a aimée, j’étais encore toute petite fille alors, j’ai cru étouffer de douleur, j’ai couru vers lui, je me suis accrochée à sa redingote, je voulais hurler et je ne pouvais pas parce que tout était paralysé en moi, et, et alors – j’en ai encore froid dans le dos quand j’y pense – il m’a regardée en souriant, il m’a embrassée sur le front et il m’a passé la main sur les yeux… À partir de ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui, toute la douleur que j’ai pu éprouver d’avoir perdu ma mère a été comme abolie en moi, extirpée. Je n’ai pas pu verser une larme à son enterrement; je voyais le soleil dans le ciel telle la main resplendissante de Dieu et je me demandais pourquoi les gens pleuraient. Mon père marchait lentement derrière le cercueil, à côté de moi et quand je levais les yeux vers lui, il me souriait chaque fois doucement et je sentais un frémissement d’horreur parcourir la foule qui nous regardait.


– Et vous êtes heureuse, Mirjam? Vraiment heureuse? La pensée d’avoir pour père un être qui surpasse toute l’humanité ne vous fait-elle pas peur parfois? demandai-je doucement.


Elle secoua joyeusement la tête.


– Je vis comme dans un sommeil bienheureux. Quand vous m’avez demandé il y a un instant, monsieur Pernath, si je n’avais pas de soucis et pourquoi nous habitions ici, j’ai failli en rire. Est-ce que la nature est belle? Oui, bien sûr, les arbres sont verts et le ciel est bleu, mais je me représente bien mieux tout cela en fermant les yeux. Faut-il être assise dans une prairie pour les voir? Et les petites privations et… et la faim? Tout cela est compensé au centuple par l’espoir et l’attente.


– L’attente? demandai-je étonné.


– L’attente du miracle, vous ne connaissez pas cela? Alors, vous êtes un très, très pauvre homme. Comment peut-on connaître si peu de choses?! Voyez-vous, c’est une des raisons pour lesquelles je ne sors jamais et ne fréquente personne. J’avais bien quelques amies autrefois – juives naturellement, comme moi – mais nous parlions toujours dans le vide; elles ne me comprenaient pas et je ne les comprenais pas. Quand je parlais de miracle, au début, elles croyaient à une plaisanterie et quand elles voyaient à quel point j’étais sérieuse et aussi que je ne donnais pas le même sens au mot que les Allemands avec leurs lunettes, que pour moi ce n’était pas la croissance régulière de l’herbe, mais bien plutôt le contraire, elles m’auraient volontiers crue folle; seulement ce qui les gênait, c’est que j’ai l’esprit assez délié, j’ai appris l’hébreu et l’araméen, je suis capable de lire les targoumim et les midraschim. Elles avaient fini par trouver un mot qui ne signifiait plus rien du tout: selon elles, j’étais «exaltée».


«Quand je voulais leur faire comprendre que pour moi l’essentiel dans la Bible et les autres textes sacrés, c’était le miracle, rien que le miracle, et non pas les préceptes de morale qui ne peuvent être que des chemins dérobés pour arriver à lui – elles ne savaient que répondre par des lieux communs, parce qu’elles n’osaient pas admettre ouvertement qu’elles ne croyaient qu’aux passages des textes religieux qui auraient aussi bien pu se trouver dans les codes civils. Dès qu’elles entendaient le mot miracle, elles se sentaient mal à l’aise. Elles disaient que le sol se dérobait sous leurs pieds.


«Comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus magnifique que de sentir le sol se dérober sous les pieds!


«J’ai entendu une fois mon père dire que le monde était là uniquement pour être désintégré par notre pensée, c’est alors et alors seulement que commence la vie. Je ne sais pas ce qu’il entendait par la vie, mais j’ai parfois l’impression qu’un jour je m’éveillerai. Encore que je ne puisse pas me représenter dans quel état je me retrouverai. Et je pense toujours qu’à partir de ce moment-là, les miracles se produiront sûrement.


«Mes amies me demandaient souvent si j’avais déjà vécu un de ces moments que j’attendais sans cesse et quand je leur disais que non, elles devenaient aussitôt toutes joyeuses et triomphantes. Dites-moi, monsieur Pernath, est-ce que vous pouvez comprendre des cœurs pareils, vous? Je me serais bien gardée de leur révéler que j’en avais connu des miracles – les yeux de Mirjam étincelèrent – tout petits, microscopiques, mais de vrais miracles.


Les larmes de joie étouffaient presque sa voix.


«Mais vous, vous me comprendrez: souvent pendant des semaines, des mois même – le ton baissait de plus en plus – nous n’avons vécu que de miracles. Quand il n’y avait plus de pain dans la maison, mais là plus une miette, je savais que l’heure était venue! Je m’asseyais ici et j’attendais, j’attendais jusqu’à ce que mon cœur batte si fort que je pouvais à peine respirer. Et puis, quand l’inspiration me poussait, je descendais en courant, je marchais de-ci de-là dans les rues, aussi vite que je pouvais pour être rentrée à la maison avant que mon père arrive. Et… et chaque fois je trouvais de l’argent. Plus ou moins selon les jours, mais toujours assez pour acheter l’indispensable. Souvent il y avait une pièce d’un gulden au milieu du trottoir; je la voyais briller de loin et les gens la piétinaient, glissaient sur elle, mais aucun n’y faisait attention. Cela me rendait si présomptueuse parfois, que je ne sortais pas tout de suite; je cherchais d’abord par terre dans la cuisine, comme une enfant, pour voir s’il ne serait pas tombé du ciel de l’argent ou du pain.


Une idée me traversa l’esprit et j’en souris de joie. Elle le vit.


«Ne riez pas, monsieur Pernath, supplia-t-elle. Croyez-moi, je sais que ces miracles grandiront et qu’un jour…


Je la calmai.


– Mais je ne ris pas, Mirjam. Qu’est-ce que vous allez penser là! Je suis infiniment heureux que vous ne soyez pas comme les autres qui cherchent les causes habituelles derrière tous les effets et se cabrent quand ils ne les trouvent pas, nous dans ces cas-là, nous nous écrions: Dieu soit loué!


Elle me tendit la main.


– Et, n’est-ce pas, vous ne direz plus jamais que vous voulez m’aider, ou nous aider? Maintenant que vous savez que vous me voleriez un miracle, est-ce que vous le feriez?


Je lui promis. Mais non sans une réserve dans mon for intérieur.


Puis la porte s’ouvrit et Hillel entra. Mirjam l’embrassa et il me salua. Cordialement, avec beaucoup d’amitié, mais de nouveau ce «vous» si froid. En outre une légère fatigue ou une incertitude semblait peser sur lui. Ou bien est-ce que je me trompais? Peut-être était-ce l’effet de la pénombre qui emplissait la pièce.


– Vous êtes certainement venu pour me demander conseil, commença-t-il quand Mirjam nous eut laissés seuls, au sujet de la dame…


Stupéfait, je voulus l’interrompre, mais il me prévint.


«L’étudiant Charousek m’a mis au courant. Je lui ai parlé dans la rue, il m’a d’ailleurs paru très changé. Il m’a tout raconté. Son cœur débordait. Et aussi que vous lui aviez donné de l’argent.


Il me fixait d’un regard pénétrant en insistant sur chaque mot de façon très étrange, mais je ne comprenais pas où il voulait en venir:


«Certes, quelques gouttes de bonheur sont ainsi tombées du ciel, et, dans son cas, elles n’ont sans doute pas causé de tort, mais – il réfléchit un moment – mais souvent, on ne fait que provoquer de nouvelles souffrances pour soi-même et pour les autres. Aider n’est pas si facile que vous croyez, mon cher ami! Sinon, ce serait très, très simple de délivrer le monde, vous ne pensez pas?


– Mais est-ce que vous, vous ne donnez pas aussi aux pauvres. Souvent tout ce que vous possédez, Hillel? lui demandai-je.


Il hocha la tête en souriant:


– Il me semble que vous êtes tout à coup devenu talmudiste. Vous répondez à une question par une autre question. Il est difficile alors de discuter.


Il s’arrêta, comme si je devais lui répondre, mais une fois encore je ne compris pas ce qu’il attendait.


«Au reste, pour revenir à notre sujet, reprit-il sur un autre ton, je ne crois pas que votre protégée – je veux dire la dame – soit menacée par un danger immédiat. Laissez les choses suivre leur cours. Certes, il est écrit: «L’homme sage bâtit pour l’avenir», mais à mon avis plus sage encore est celui qui attend, prêt à toute éventualité. Peut-être l’occasion d’une rencontre entre Aaron Wassertrum et moi surviendra-t-elle, mais l’initiative doit venir de lui, je ne bouge pas, c’est lui qui doit faire le premier pas. Vers vous, ou vers moi, peu importe, et à ce moment je lui parlerai. À lui de décider s’il veut suivre mon conseil ou pas. Je m’en lave les mains.


Je m’efforçai anxieusement de lire dans son visage. Jamais encore il n’avait parlé aussi froidement, avec une curieuse nuance de menace. Mais derrière ses yeux sombres, enfoncés, c’était l’abîme.


«Il y a comme une cloison de verre entre lui et nous.» Ces mots de Mirjam me revinrent à l’esprit.


Je ne pus que lui serrer la main sans un mot et m’en aller. Il m’accompagna jusqu’à la porte et quand je me retournai une fois encore en montant l’escalier, je vis qu’il était resté sur le seuil et me faisait un geste amical, mais comme quelqu’un qui voudrait bien dire encore quelque chose et ne le peut pas.

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