IX SPECTRES

Jusque bien avant dans la nuit, j’avais arpenté ma chambre, sans repos, me martyrisant le cerveau pour trouver un moyen de la secourir. Souvent, j’avais été sur le point de descendre chez Schemajah Hillel, de lui raconter ce qui m’avait été confié et de lui demander conseil. Mais chaque fois j’avais repoussé la décision.


Il avait assumé dans mon esprit une stature si gigantesque qu’il me paraissait sacrilège de l’importuner avec des problèmes concernant la vie matérielle et puis, par moments, un doute brûlant m’assaillait; je me demandais si j’avais bien réellement vécu, un court laps de temps auparavant, tous ces événements qui paraissaient déjà si curieusement décolorés, comparés aux expériences grosses de vie du jour écoulé.


N’avais-je pas rêvé? Pouvais-je – moi qui étais dans la situation inouïe d’un homme sans aucun souvenir de son passé – tenir pour certain, fût-ce une seconde, ce dont ma mémoire était le seul témoin qui levât la main?


Mon regard tomba sur la bougie de Hillel qui était toujours sur la chaise. Dieu merci, cela au moins demeurait sûr: j’avais eu un contact personnel avec lui! Ne fallait-il pas, sans plus tergiverser, courir chez lui, embrasser ses genoux et me plaindre à lui, d’homme à homme, de cette douleur indicible qui me rongeait le cœur?


J’avais déjà la main sur la poignée de la porte, mais je la retirai, voyant par avance ce qui allait arriver: Hillel me passerait doucement la main sur les yeux et… non, non, surtout pas ça! Je n’avais pas le droit de rechercher le moindre adoucissement. Elle avait confiance en moi, en mon aide, et si le danger auquel elle se sentait exposée me paraissait pour l’heure minime, voire inexistant, elle le jugeait certainement énorme!


Il serait temps de demander conseil à Hillel le lendemain. Je me contraignis à raisonner froidement: le déranger maintenant au beau milieu de la nuit? Impossible. Il me prendrait pour un fou.


Je voulus allumer la lampe, puis y renonçai: le reflet de la lune renvoyé par les toits tombait dans ma chambre et me donnait plus de clarté qu’il m’en fallait. D’ailleurs, je craignais que la nuit passât plus lentement encore si j’éclairais. La pensée d’allumer la lampe simplement pour attendre le jour avait quelque chose de désespéré, une sourde appréhension me chuchotait que ce serait repousser le matin dans des lointains inaccessibles.


Je m’approchai de la fenêtre: tel un cimetière fantomatique tremblant dans l’air, les rangées de pignons chantournés faisaient penser à des pierres tombales aux inscriptions effacées par les intempéries, dressées sur les sombres caveaux, les «lieux d’habitation» dans lesquels le tourbillon des vivants s’était creusé trous et passages.


Longtemps je demeurai ainsi, regardant en l’air jusqu’au moment où je commençai doucement, tout doucement, à me demander pourquoi je n’avais pas peur, alors qu’un bruit de pas retenus traversait les murs pour venir me frapper l’oreille. J’écoutai attentivement: aucun doute possible, quelqu’un marchait de nouveau à côté. Le bref gémissement des planches trahissait le glissement hésitant de ses semelles.


Revenu à moi d’un seul coup, je rapetissai littéralement sous l’effort d’une volonté d’écouter qui concentrait tout mon être. Toutes les sensations de temps se figèrent dans le présent.


Encore un craquement rapide qui se fit peur à lui-même et s’interrompit précipitamment. Puis un silence de mort. Ce silence tendu, inquiétant, qui trahit sa propre cause et donne à chaque minute des proportions monstrueuses.


Sans un mouvement, je restai l’oreille collée à la cloison, avec dans la gorge l’impression menaçante qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté qui faisait exactement la même chose que moi.


J’écoutai, je guettai: rien. L’atelier contigu paraissait retombé dans le néant.


Sans bruit, sur la pointe des pieds, je me glissai jusqu’à la chaise à côté de mon lit, pris la bougie de Hillel et l’allumai.


Puis une idée me vint: la porte en fer du grenier dans le corridor menant à l’atelier de Savioli ne s’ouvrait que par le dessus. Je pris, à tout hasard, un morceau de fil de fer recourbé en crochet qui se trouvait sur ma table de travail: des serrures de ce genre se crochètent avec la plus grande facilité, une pression sur le ressort suffit!


Et après, que se passerait-il?


Ce ne pouvait être qu’Aaron Wassertrum qui espionnait à côté, il fouillait sans doute dans les caisses à la recherche de nouvelles armes, de nouvelles preuves. Mon intervention aurait-elle une grande utilité?


Je ne réfléchis pas longtemps: agir et non penser. Tout pour rompre cette effrayante attente du matin.


Déjà je me trouvai devant le battant de fer; je pris appui contre lui, enfonçai prudemment le crochet dans la serrure et écoutai. Je ne m’étais pas trompé; à l’intérieur, dans l’atelier, un bruit glissé, comme celui d’un tiroir qu’on ouvre.


L’instant d’après, le verrou cédait. Découvrant la pièce, je pus apercevoir, bien que l’obscurité fût à peu près complète et que la bougie servît juste à m’éblouir, un homme en long manteau noir se redresser d’un bond affolé devant un bureau, demeurer une seconde indécis, faire un geste comme s’il voulait bondir sur moi, puis arracher le chapeau qu’il avait sur la tête et s’en cacher précipitamment le visage.


Je voulus lui crier: «Qu’est-ce que vous faites ici?» Mais l’homme me devança.


– Pernath! C’est vous? Pour l’amour du ciel, éteignez votre lumière! La voix m’était connue, mais ce n’était assurément pas celle du brocanteur Wassertrum.


Machinalement, je soufflai la bougie.


La pièce se trouvait dans la pénombre, éclairée seulement par une vapeur irisée qui se glissait dans l’embrasure de la fenêtre, exactement comme la mienne et je dus forcer ma vue à l’extrême pour reconnaître dans le visage décharné et fiévreux qui surgissait soudain au-dessus du manteau, les traits de l’étudiant Charousek.


– Le moine!


L’exclamation me vint instinctivement sur les lèvres et je compris d’un seul coup la vision que j’avais eue la veille à la cathédrale! Charousek! Voilà celui auquel je devais m’adresser! Et j’entendis à nouveau les mots qu’il avait prononcés alors dans la pluie, sous la porte cochère: «Aaron Wassertrum apprendra bientôt que l’on peut transpercer les murs avec des aiguilles empoisonnées invisibles. Précisément le jour où il voudra prendre le Dr Savioli à la gorge.»


Avais-je là un allié? Savait-il ce qui s’était passé? Sa présence dans l’atelier à une heure aussi insolite permettait de le penser, mais je n’osai pas lui poser directement la question.


Il s’était précipité vers la fenêtre et regardait en bas dans la rue, derrière le rideau. Je compris: il craignait que Wassertrum eût aperçu la lumière de ma bougie.


– Vous croyez sûrement que je suis un voleur en me voyant fureter la nuit dans un logement étranger, maître Pernath, commença-t-il d’une voix incertaine après un long silence, mais je vous jure…


Je l’interrompis aussitôt et le rassurai. Pour bien lui montrer que loin d’éprouver la moindre méfiance à son endroit, je le considérais au contraire comme un allié, je lui racontai, à quelques réserves près que je jugeais nécessaires, ce qui avait trait à l’atelier et mes craintes de voir une femme qui m’était chère tomber victime des velléités de chantage du brocanteur. À la manière polie dont il m’écouta, sans me poser une seule question, je compris qu’il connaissait déjà l’essentiel de l’affaire, même si certains détails lui échappaient peut-être.


– Tout concorde, grommela-t-il lorsque j’en eus fini. Je ne m’étais donc pas trompé. Cet individu veut étrangler Savioli, mais très évidemment, il n’a pas encore rassemblé assez de preuves. Sinon, pourquoi tournaillerait-il continuellement par ici? Comme je passais hier, disons «par hasard» dans la rue – expliqua-t-il en voyant mon air interrogateur – j’ai remarqué que Wassertrum, après avoir rôdé un moment devant la porte, allant et venant avec un air innocent, persuadé que personne ne l’observait, s’engouffrait prestement dans la maison. Je le suivis aussitôt, et fis mine de vouloir aller chez vous; je frappai à votre porte, le surprenant ainsi juste au moment où il essayait de faire tourner une clef dans la trappe de fer. Bien entendu, il s’arrêta immédiatement en me voyant et frappa aussi chez vous pour se donner une contenance. Apparemment vous étiez sorti, parce que personne n’a répondu.


«Je me suis ensuite renseigné prudemment dans la ville juive et j’ai appris que quelqu’un qui, d’après les descriptions, ne pouvait être que le Dr Savioli, possédait là un pied à terre clandestin. Comme il est cloué chez lui par la maladie, tout le reste me paraissait concorder parfaitement.


«Voyez, voilà ce que j’ai trouvé dans les tiroirs et qui va me permettre de damer le pion à Wassertrum une fois pour toutes, conclut Charousek en me montrant un paquet de lettres sur le bureau. C’est tout ce que j’ai pu dénicher. Il n’y a probablement rien de plus. Du moins j’ai fouillé tous les bahuts et les placards, autant qu’on peut le faire sans lumière.


Tandis qu’il parlait, mes yeux faisaient le tour de la pièce et s’arrêtaient involontairement sur une trappe dans le sol. Je me souvins alors obscurément que Zwakh m’avait parlé autrefois d’un passage secret qui permettait d’accéder à l’atelier par le dessous. C’était une plaque carrée avec un anneau pour la saisir.


– Où allons-nous mettre ces lettres en sûreté? poursuivit Charousek. Vous, maître Pernath, vous êtes bien le seul dans tout le ghetto, que Wassertrum juge inoffensif, alors que moi précisément, il a des raisons particulières… – je vis ses traits se crisper sous l’effet d’une haine folle tandis qu’il mordait littéralement les mots de cette dernière phrase – et vous il vous tient pour…


Charousek étouffa le mot «fou» dans un petit accès de toux provoqué en hâte. Mais j’avais bien deviné ce qu’il voulait dire. Je n’en fus d’ailleurs nullement blessé; le sentiment de pouvoir la secourir me rendait si heureux qu’il abolissait toute susceptibilité en moi. Nous convînmes finalement de cacher le paquet chez moi et passâmes dans ma chambre.


Charousek était parti depuis longtemps, mais je ne pouvais toujours pas me décider à me coucher. Une sorte d’agitation inquiète me harcelait sans répit. Il me semblait que j’avais encore quelque chose à faire, mais quoi? quoi?


Un plan pour l’action de l’étudiant dans les jours à venir? Ce ne pouvait être seulement cela. Charousek ne quittait pratiquement pas le brocanteur des yeux, aucun doute à ce sujet. Je frémis en songeant à la haine qui émanait de ses paroles. Qu’est-ce que Wassertrum avait bien pu lui faire?


L’agitation étrange ne cessait de croître en moi, me poussant presque au désespoir. Quelque chose d’invisible m’appelait de l’au-delà et je ne comprenais pas. Je me faisais l’effet d’un cheval qui a été dressé, qui sent la pression du mors et qui ne sait pas la figure qu’il doit exécuter, qui ne saisit pas la volonté de son maître.


Descendre chez Schemajah Hillel? Toutes les fibres de mon être s’y refusaient.


La vision du moine dans la cathédrale, apparaissant avec la tête de Charousek sur ses épaules, fut comme la réponse à une prière muette et me donna à partir de ce moment une directive assez nette pour que je pusse mépriser délibérément des impressions aussi brumeuses. Depuis longtemps des forces secrètes germaient en moi, la chose était sûre: je l’éprouvais avec une intensité trop grande pour tenter de le nier.


Ressentir les lettres et non pas seulement les lire des yeux dans les livres, former en moi un interprète qui traduise ce que l’instinct me chuchotait sans paroles, je comprenais que la clé était là, que c’était le moyen d’arriver à une entente claire et explicite avec mon être intérieur, mes propres profondeurs.


«Ils ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre.» Ce passage de la Bible me vint à l’esprit comme une explication.


– Clé, clé, clé.


Mes lèvres répétaient mécaniquement le mot tandis que mon esprit jonglait avec une idée étrange.


– Clé, clé…?


Mes yeux tombèrent sur le fil de fer recourbé que je tenais à la main et qui m’avait servi auparavant à ouvrir la porte du grenier. Aussitôt la curiosité brûlante de savoir où pouvait conduire la trappe carrée de l’atelier m’aiguillonna. Sans réfléchir davantage, je retournai dans l’atelier de Savioli et tirai sur l’anneau jusqu’à ce que je réussisse à soulever la plaque.


D’abord rien que le noir.


Puis je vis: un escalier raide et étroit, qui s’enfonçait dans l’épaisseur des ténèbres. Je le descendis.


Pendant un certain temps je tâtai les murs de la main, mais ils paraissaient sans fin: niches mouillées de moisissure et de boue, coins, recoins et tournants, passages perpendiculaires, vers la droite, vers la gauche, vestiges d’une vieille porte de bois, bifurcations, puis de nouveau des marches, des marches, des marches qui montaient, qui descendaient. Partout une odeur fade, suffocante, de lichen et de terre.


Et toujours pas un rayon de lumière! Si seulement j’avais pris la bougie de Hillel!


Enfin un chemin horizontal et uni. Du crissement sous mes pieds je déduisis que je marchais sur un sable sec.


Il ne pouvait s’agir que d’un de ces innombrables chemins qui serpentaient sans rime ni raison apparente sous le ghetto, jusqu’à la rivière. Je ne m’en étonnai pas: la moitié de la ville se trouvait construite depuis des temps immémoriaux sur de tels souterrains et les Pragois avaient toujours eu de bonnes raisons de fuir la lumière du jour.


L’absence totale de bruit m’indiquait que je devais encore me trouver dans la région du quartier juif, absolument mort la nuit, bien que j’eusse erré pendant une éternité.


Des rues ou des places plus animées au-dessus de moi se fussent trahies par quelque lointain roulement de voiture.


Pendant une seconde, la crainte d’avoir tourné en rond me serra la gorge. Si je tombais dans un trou et me blessais, ou me cassais une jambe, si je ne pouvais plus continuer mon chemin? Qu’adviendrait-il alors de ses lettres dans ma chambre? Elles tomberaient immanquablement entre les mains de Wassertrum.


Le souvenir de Schemajah Hillel lié pour moi à l’idée de soutien et de chef me tranquillisa inconsciemment.


Mais je ralentis mon allure par prudence en tâtant le terrain du pied, les bras au-dessus de la tête pour ne pas m’assommer au cas où la voûte s’abaisserait.


À intervalles de plus en plus courts, je levai la main pour vérifier la hauteur et finalement les pierres devinrent si basses que je dus me plier pour continuer à avancer. Soudain, ma main ne rencontra plus que le vide. Je m’arrêtai net et regardai en l’air.


Il me sembla, au bout d’un moment, distinguer une lueur de jour à peine perceptible. Y avait-il là quelque puits qui débouchait dans une cave? Me redressant, je tâtai des deux mains à la hauteur de ma tête: l’ouverture était exactement carrée et la paroi maçonnée.


Progressivement, je parvins à distinguer les contours vagues d’une croix dressée dont je finis par saisir le fût; je me hissai jusqu’en haut à grand effort et me glissai dans l’espace vide.


Désormais debout sur la croix, je tentai de m’orienter. Si le toucher de mes doigts ne me trompait pas, les restes d’un escalier tournant en fer venaient aboutir là. Je dus tâtonner pendant un temps infini avant de trouver la deuxième marche que j’escaladai. Il y en avait huit en tout, séparées par une hauteur d’homme ou presque.


Bizarre: l’escalier allait buter contre une sorte de plancher horizontal laissant passer par des fentes régulières qui se coupaient la lueur aperçue du bas, alors que j’étais encore dans le passage.


Je me baissai tant que je pus pour distinguer d’un peu plus loin le tracé des lignes et je vis alors à mon grand étonnement qu’elles dessinaient exactement l’étoile à six branches que l’on trouve dans les synagogues. Qu’est-ce que cela pouvait bien être?


Soudain la solution de l’énigme m’apparut: c’était une trappe qui laissait filtrer la lumière par ses bords! Une trappe de bois en forme d’hexagone.


Je m’arcboutai, donnai une poussée à la plaque de bois avec les épaules, la soulevai et l’instant d’après je me trouvai dans une pièce éclairée par la lumière dure de la lune. Assez petite, elle était complètement vide, à l’exception d’un tas de friperie dans un coin et sa seule fenêtre était fortement grillagée. Mais j’eus beau scruter minutieusement les murs, je ne découvris aucune porte ni aucune issue quelconque, à l’exception de celle que je venais d’emprunter.


Les barreaux de la fenêtre étaient trop serrés pour que je pusse passer la tête entre eux, mais je fis néanmoins certaines constatations. La pièce se trouvait à peu près à la hauteur d’un troisième étage, car les maisons en face, qui n’en avaient que deux, étaient notablement plus basses. Je voyais l’un des trottoirs de la rue, encore que d’extrême justesse, mais l’éblouissante lumière de la lune qui me frappait en plein visage le plongeait dans une ombre si épaisse que je ne pouvais distinguer le moindre détail.


La rue se trouvait certainement dans le quartier juif, car les fenêtres en face étaient murées, ou leur encadrement simulé dans la construction et c’est seulement dans le ghetto que les maisons se tournent si bizarrement le dos.


Vainement, je me torturais l’esprit pour deviner dans quel édifice étrange je me trouvais. Était-ce un clocheton abandonné de l’église grecque? Appartenait-il à la vieille synagogue? Non, l’aspect du quartier ne concordait pas.


Une fois encore, je regardai autour de moi dans la pièce: rien qui pût me donner la moindre indication. Les murs et le plafond étaient nus, l’enduit et le plâtre tombés depuis longtemps, pas un clou ni un trou de clou indiquant que la pièce eût été habitée autrefois. Une couche de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le plancher, comme si aucun être vivant n’y avait posé le pied depuis des dizaines d’années.


Fouiller le tas de débris dans le coin me soulevait le cœur. Il se trouvait dans une ombre épaisse et je ne pouvais distinguer de quoi il était fait. D’après l’apparence extérieure, on eût dit des chiffons roulés en boule. Ou bien s’agissait-il de vieilles valises noires?


Je tâtai du pied et parvins avec le talon à tirer une partie de l’amas vers la traînée de lumière que la lune jetait au travers de la pièce. Une sorte de large bande de tissu sombre se déroula lentement. Un point étincelant comme un œil! Un bouton de métal peut-être?


Peu à peu je démêlai la réalité: une manche d’une coupe étrange et démodée pendant du ballot. Et une petite boîte blanche ou quelque chose d’analogue, qui se trouvait dessous, s’écrasa sous mon pied, puis s’éparpilla en une foule de fragments tachetés.


Je leur donnai un coup léger: une feuille vola dans la clarté!


Une image? Je me penchai: un Fou! Ce que j’avais pris pour une boîte blanche était un jeu de tarots. Je le ramassai.


Un jeu de cartes, ici, dans cet endroit hanté! Quelle cocasserie! Mais, chose étrange, je dus me forcer pour sourire. Une légère angoisse me gagnait.


Je recherchai une explication banale à la présence de ces cartes en pareil lieu, tout en les comptant machinalement. Elles étaient au complet: soixante-dix-huit. Mais ce faisant je remarquai une particularité étrange: on eût dit qu’elles étaient taillées dans la glace. Un froid paralysant émanait d’elles et mes doigts étaient devenus gourds au point que je pus à peine lâcher le paquet que je tenais dans la main. Une fois encore je cherchai avidement quelque raison raisonnable. Mon complet léger, la longue errance sans manteau ni chapeau dans les souterrains, la féroce nuit d’hiver, les murs de pierre, le froid terrible qui entrait par la fenêtre en même temps que la clarté de la lune: il était d’ailleurs bizarre que j’eusse seulement commencé maintenant à me sentir glacé. La surexcitation dans laquelle je m’étais trouvé pendant tout ce temps avait dû m’empêcher de m’en apercevoir.


Les frissons se succédaient sur ma peau. Couche par couche ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans mon corps. Je sentais mon squelette se changer en glace et chacun de ses os me paraissait être une barre de métal sur laquelle la chair était collée par le froid.


Rien n’y faisait. J’avais beau courir en rond, battre la semelle, décrire des moulinets avec les bras comme des ailes de moulin, j’étais obligé de serrer les dents pour ne pas les entendre claquer. Je me dis que c’était la mort qui posait ses mains glacées sur ma tête. Et je me défendis comme un forcené contre l’engourdissement narcotique de la congélation qui m’enveloppait comme d’un manteau suffoquant.


Les lettres dans ma chambre: ses lettres! Ce fut comme un hurlement en moi: si je meurs, on les trouvera. Et elle a mis son espoir en moi! Son salut entre mes mains! Au secours! Au secours! Au secours!


Et je hurlai par la fenêtre dans la rue déserte qui en résonnait:


– Au secours, au secours, au secours!


Je me jetai sur le sol, puis me relevai d’un bond. Il ne fallait pas que je meure, il ne fallait pas! Pour elle, rien que pour elle! Dussé-je faire jaillir des étincelles de mes os pour me réchauffer.


Mes yeux tombèrent alors sur les loques dans le coin, je me précipitai sur elles et les enfilai par-dessus mes vêtements avec des mains tremblantes. C’était une veste déchirée, d’une coupe bizarre, très ancienne, taillée dans un épais drap sombre. Une odeur de moisi s’en dégageait.


Puis je m’accroupis dans l’angle opposé et sentis ma peau se réchauffer lentement, très lentement. Seule l’impression d’avoir en moi une charpente de glace ne se dissipait pas. Sans un mouvement, je restai tapi là, laissant mon regard errer autour de la pièce: la carte qui avait la première attiré mon attention gisait toujours au milieu de la traînée de lumière.


Je ne pouvais en détacher mon regard.


Elle semblait, pour autant que je pusse le reconnaître de loin, maladroitement peinte à l’aquarelle par une main d’enfant et représenter la lettre hébraïque aleph sous la forme d’un homme, habillé à l’ancienne mode, la barbe en pointe grisonnante taillée court et le bras gauche levé, cependant que l’autre pointait vers le bas.


Un soupçon s’éveilla confusément en moi. Le visage de ce personnage ne ressemblait-il pas étrangement au mien? La barbe, ce n’était pas du tout celle d’un Fou… Je rampai jusqu’à la carte et je la jetai dans le coin, avec le reste de la friperie pour me délivrer de cette vue angoissante. Elle resta là, tache gris-blanc, à peine indiquée, qui luisait faiblement dans l’ombre.


Je me contraignis au prix d’un violent effort à réfléchir aux moyens que je devais prendre pour regagner mon logis. Attendre le matin! Appeler les passants par la fenêtre pour qu’ils m’apportent des bougies ou une lanterne par l’extérieur, avec une échelle! Sans lumière, je n’arriverais jamais à me retrouver dans ces passages s’entrecroisant à l’infini, j’en étais sûr, d’une certitude accablante. Ou alors, si la fenêtre se trouvait trop haut, peut-être quelqu’un pourrait-il descendre du toit avec une corde…? Dieu du ciel. Un éclair me transperça et je compris où je me trouvais: une pièce sans issue, avec seulement une fenêtre grillagée, l’antique maison dans la ruelle de la Vieille-École que tout le monde évitait! Plusieurs années auparavant, un homme s’était déjà laissé glisser du toit pour regarder par la fenêtre, la corde avait cassé et… oui: j’étais dans la maison où le Golem disparaissait chaque fois!


Une profonde horreur contre laquelle je me défendis en vain paralysa toute pensée en moi et mon cœur se mit à se crisper: jamais je ne pourrai retrouver de mémoire le chemin des lettres!


Hâtivement, je me répétai, les lèvres raidies, que c’était le vent, le vent seul qui soufflait si glacé de l’angle opposé, je me le répétai de plus en plus vite, la respiration sifflante, mais en vain: là-bas, en face de moi, la tache blanchâtre, la carte, se gonflait comme une vessie, s’avançait jusqu’au bord de la traînée lumineuse, des bruits de gouttelette, à demi pressentis, à demi réels, se faisaient entendre dans la pièce et au-dehors, autour de moi et ailleurs, au plus profond de mon cœur, puis de nouveau au milieu de la pièce, comme quand on laisse tomber un compas qui reste la pointe fichée dans le bois! Et encore et toujours: la tache blanchâtre… la tache blanchâtre…! Une carte, une malheureuse carte stupide et insensée, mon cerveau me le criait, mais en vain, maintenant il a pris forme, envers et contre tout il a pris forme – le Fou – et il est accroupi dans le coin et il me regarde avec mon propre visage.


Je restai là des heures et des heures, immobile, dans l’angle de la pièce, carcasse paralysée par le froid dans un vêtement étranger, pourri! Et lui, en face: moi-même. Muet et immobile.


Nous nous regardions ainsi les yeux dans les yeux, l’un épouvantable reflet de l’autre…


Voit-il aussi comme les rayons de lune, toujours plus blafards, rampent sur le plancher avec la ténacité obtuse d’une limace et grimpent au mur comme des aiguilles d’une invisible horloge de l’éternité?


Je le ligotai solidement d’un regard et c’est en vain qu’il voulut se dégager dans la lueur de l’aube qui lui venait en aide, par la fenêtre. Je le tenais bien. Pas à pas, j’ai lutté avec lui pour ma vie, la vie qui est mienne parce qu’elle ne m’appartient plus. Et tandis qu’il devenait de plus en plus petit et se recroquevillait de nouveau dans sa carte à jouer, je me suis levé, je suis allé à lui et je l’ai mis dans ma poche – le Fou.


La rue, en bas, était toujours vide et déserte.


J’explorai le coin de la pièce qui se trouvait désormais dans la lumière émoussée du matin: des débris, une poêle rouillée, des haillons tombés en poussière, un goulot de bouteille, choses mortes et pourtant si connues! Et les murs aussi, comme les fentes et les crevasses y étaient nettes, où les avais-je donc déjà vues?


Je pris le paquet de cartes, une vague idée me vint à l’esprit: ne l’avais-je pas peint moi-même? Étant enfant? Il y avait bien, bien longtemps?


C’était un très vieux jeu de tarots. Avec des marques en hébreu. J’eus comme un vague souvenir: le numéro douze devait être le Pendu. La tête en bas? Les bras dans le dos? Je fis glisser les cartes, à sa recherche: Oui! Oui, il était là.


Puis de nouveau, moitié rêve moitié certitude, une image surgit devant moi: une maison d’école noircie, bossue, déjetée, antre de sorcière rébarbatif, l’épaule gauche haut levé, la droite prise dans le bâtiment voisin. Nous sommes là une foule de gamins, il y a quelque part une cave abandonnée…


Puis mon regard glissa le long de mon corps et de nouveau je fus déconcerté: le vêtement démodé m’était complètement inconnu.


Le bruit d’une charrette cahotante me fit sursauter et pourtant quand je regardai en bas: pas une âme. Seul un mâtin se tenait à un coin de la rue, rêveur.


Ah, enfin! Des voix! Des voix humaines!


Deux vieilles femmes arrivaient en clopinant lentement! Non sans mal je passai à demi la tête entre les barreaux et les appelai. Bouche bée, elles regardèrent en l’air, jacassantes. Mais quand elles me virent, elles poussèrent un hurlement strident et s’enfuirent. Je compris qu’elles m’avaient pris pour le Golem.


Je m’attendais à ce que se formât un rassemblement de gens dont je pourrais me faire comprendre, mais une heure au moins s’écoula et seul, de temps en temps, un visage livide se levait vers moi, d’en bas, pour disparaître immédiatement, mort de peur.


Fallait-il attendre des heures, voire jusqu’au lendemain qu’on alertât les policiers, les filous patentés comme les appelait Zwakh? Non, mieux valait tenter d’explorer les souterrains dans la direction de la rue. Peut-être, dans la journée, un rai de lumière se glissait-il par quelque fissure entre les pierres.


Je descendis les marches à toute vitesse, repris le chemin de la veille, franchissant de véritables montagnes de tuiles brisées et des caves profondes, escaladai une ruine d’escalier et arrivai soudain… dans le vestibule de l’école noire que j’avais vue en rêve. Aussitôt, un flot de souvenirs déferla en moi: bancs éclaboussés d’encre du haut en bas, cahiers de calcul, chansons braillées, un gamin qui lâche un hanneton dans la classe, livres de lecture avec des tartines écrasées entre leurs pages, odeur de peaux d’orange. Désormais j’en étais certain! J’avais été petit garçon là. Mais sans me laisser le temps d’y réfléchir davantage, je poursuivis mon chemin en hâte.


La première personne rencontrée dans la rue Salniter fut un vieux Juif contrefait aux paillés blancs. À peine m’eut-il aperçu qu’il se couvrit le visage des mains et se mit à glapir des prières en hébreu.


Le bruit dut attirer nombre de gens hors de leurs trous, car un tintamarre indescriptible éclata derrière moi. Me retournant, je vis une armée de visages livides comme des cadavres, tordus par la peur, qui se ruait à mes trousses. Stupéfait, je baissai les yeux sur moi et compris: je portais toujours l’étrange vêtement moyenâgeux de la nuit par-dessus mon complet et les gens croyaient avoir le Golem devant eux. Vite, je m’engouffrai en courant sous une porte cochère et arrachai les loques poussiéreuses. Au même instant, la meute me dépassa en vociférant, bâtons brandis et gueules écumantes.

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