XV RUSE

Un jour gris, bouché.


J’avais dormi bien avant dans la matinée, sans rêve, sans conscience, comme un mort.


Ma vieille servante n’était pas venue, ou elle avait oublié d’allumer le poêle.


Des cendres froides dans le foyer. De la poussière sur les meubles. Le plancher pas balayé.


Gelé, je me mis à faire les cent pas.


Une odeur repoussante d’haleine chargée de tord-boyau emplissait la pièce. Mon manteau, mes vêtements empestaient la vieille fumée de tabac. J’ouvris violemment la fenêtre, puis la refermai: le souffle froid et souillé de la rue était intolérable.


Dehors, des moineaux étaient blottis dans les gouttières, immobiles, les plumes trempées.


Partout où je regardais, je ne voyais que maussaderie aux vilaines couleurs. Tout en moi était déchiré, en lambeaux. Ce coussin sur le fauteuil, comme il était élimé! Le crin jaillissait des coutures. Il faudrait l’envoyer chez le tapissier… oh! et puis à quoi bon, encore l’espace d’une vie désolée et tout tombera en poussière!


Et là-bas, ces guenilles en tire-bouchon aux fenêtres, quelle friperie sans goût, sans utilité! Pourquoi ne pas les tordre pour en faire une corde et me pendre avec? Au moins, je n’aurais plus besoin de voir ces choses qui me blessent les yeux et toute cette détresse grise qui me désagrège serait terminée une fois pour toutes.


Oui! Ce serait le plus intelligent! En finir. Aujourd’hui même. Maintenant, ce matin. Surtout ne pas manger avant. Quelle pensée répugnante, se tuer le ventre plein! Être couché dans la terre mouillée en ayant dans le corps des aliments non digérés qui pourrissent.


Si seulement le soleil voulait se montrer de nouveau et faire briller dans le cœur son insolent mensonge de la joie de vivre!


Non! Je ne me laisserai plus aliéner, je ne veux plus être le jouet d’un destin balourd, sans but, qui m’exalte et me jette ensuite dans un bourbier simplement pour me démontrer que tout en ce bas monde est transitoire, ce que je savais depuis longtemps, ce que savent tous les enfants, tous les chiens dans la rue.


Pauvre, pauvre Mirjam! Si seulement je pouvais l’aider, elle au moins.


Prendre une décision, une première décision inébranlable, avant que ce maudit instinct de conservation s’éveille à nouveau en moi et fasse danser de nouveaux mirages devant mes yeux.


À quoi m’avaient-ils donc servi, tous ces messagers de l’immarcescible au-delà? À rien, absolument à rien. Peut-être seulement à me faire tourner en rond, tel un aveugle, jusqu’à ressentir cette terre comme une torture intolérable.


Plus qu’une solution possible.


Je calculai de tête combien il me restait d’argent à la banque.


Oui, il n’y avait que cela à faire. C’était la seule chose minuscule qui pouvait avoir quelque valeur parmi tous les non-actes de ma vie.


Tout ce que je possédais, avec les quelques pierres précieuses dans mon tiroir, j’allais en faire un paquet et l’envoyer à Mirjam. Elle serait ainsi délivrée des soucis de la vie quotidienne au moins pendant quelques années. Et puis écrire une lettre à Hillel pour lui expliquer où elle en était au sujet du «miracle». Lui seul pouvait l’aider.


Je réunis les pierres, les empaquetai, regardai la pendule: si je me rendais aussitôt à la banque, tout pourrait être réglé en une heure.


Ah! et puis encore acheter un bouquet de roses rouges pour Angélina! La douleur et le désir hurlaient en moi: rien qu’une journée, je voudrais vivre encore rien qu’une journée!


Et puis être obligé ensuite de subir à nouveau ce désespoir qui m’étrangle? Non, plus une minute à gaspiller! J’éprouvai comme une satisfaction en constatant que je n’avais pas cédé.


Je regardai autour de moi. Restait-il encore quelque chose à faire? Parfaitement: la lime, là-bas. Je la mis dans ma poche avec l’intention de la jeter quelque part dans la rue, comme je me l’étais promis peu auparavant. Je haïssais la lime! Il s’en était fallu de si peu que je devinsse un meurtrier par sa faute.


Qui venait donc encore me déranger?


C’était le brocanteur.


– Seulement un petit instant, monsieur de Pernath, me demanda-t-il déconcerté, comme je lui signifiais que je n’avais pas le temps.


«Un tout petit instant. Quelques mots.


La sueur lui coulait sur le visage et il tremblait de surexcitation.


«Est-ce qu’on peut vous parler ici sans être dérangé, monsieur de Pernath? Je ne voudrais pas que… que ce Hillel entre encore une fois. Fermez donc la porte à clef ou, mieux encore, passons dans la chambre à côté.


Il me tira à sa suite avec les mouvements violents qui lui étaient habituels. Puis il regarda craintivement autour de lui et chuchota très bas:


«J’ai réfléchi, vous savez la chose – on venait d’en parler. – C’est mieux comme ça. Motus. Bon, ce qui est passé est passé.


Je tentai de lire dans ses yeux.


Il soutint mon regard, mais au prix d’un tel effort que sa main se crispa sur le dossier de la chaise.


– J’en suis très heureux, monsieur Wassertrum, lui dis-je aussi amicalement que je pus. La vie est trop triste pour qu’on l’assombrisse encore par des haines réciproques.


– Sûr, c’est comme si on entendait lire ce qu’il y a dans un livre imprimé, grogna-t-il, soulagé.


Puis il fouilla dans sa poche de pantalon et ressortit la montre en or cabossée.


«Et pour vous prouver que je suis de bonne foi, il faut que vous acceptiez cette bricole. En cadeau.


– Quelle idée avez-vous là? m’exclamai-je. Vous n’allez tout de même pas croire…


Puis je repensai à ce que Mirjam m’avait dit de lui et lui tendis la main pour ne pas le blesser.


Mais il n’y prêta pas la moindre attention; devenu blanc comme un linge, il écouta un instant et râla:


– Ça y est! Ça y est! J’en étais sûr. Encore ce Hillel. Il frappe. Je repassai dans l’autre pièce en fermant la porte de communication derrière moi pour le tranquilliser.


Mais cette fois ce n’était pas Hillel. Charousek entra, posa un doigt sur ses lèvres pour montrer qu’il savait qui était à côté et, sans attendre ce que j’allais dire, m’inonda sous un flot de paroles:


– Oh, très honoré, très aimable maître Pernath, comment trouver les mots pour exprimer ma joie de vous trouver seul chez vous, et en bonne santé…


Il parlait comme un acteur sur un ton emphatique, forcé, qui contrastait si violemment avec son visage ravagé que j’en éprouvai une profonde angoisse.


«Jamais, maître, je n’aurais osé me présenter chez vous dans l’état de dénuement loqueteux où vous m’avez si souvent vu dans la rue, que dis-je, vu! Combien de fois m’avez-vous miséricordieusement tendu la main!


«Si je peux aujourd’hui paraître devant vous avec une cravate blanche et un complet propre, savez-vous à qui je le dois? À l’un des hommes les plus nobles et malheureusement, hélas, les plus méconnus de notre ville. L’émotion m’étouffe quand je pense à lui.


«Bien que de condition modeste, il a toujours la main ouverte pour les pauvres et les nécessiteux. Depuis bien longtemps, lorsque je le voyais, si triste, devant son magasin, un élan venu du plus profond de mon cœur me poussait vers lui et je lui tendais la main, sans un mot.


«Il y a quelques jours, il m’a appelé alors que je passais et il m’a donné de l’argent, me permettant ainsi d’acheter un costume à tempérament.


«Et savez-vous, maître Pernath, qui est mon bienfaiteur?


«Je le dis avec fierté, car j’ai toujours été le seul à deviner qu’un cœur d’or bat dans sa poitrine. C’est M. Aaron Wassertrum!


Je comprenais, naturellement, que Charousek jouait la comédie à l’usage du brocanteur qui écoutait tout de la pièce voisine, mais je ne voyais pas bien dans quel dessein; au reste, cette flatterie trop appuyée ne me semblait pas du tout propre à duper le méfiant Wassertrum. Charousek devina sans doute ce que je pensais à ma mine dubitative, car il secoua la tête en faisant la grimace et les paroles suivantes me parurent destinées à m’indiquer qu’il connaissait son homme et qu’il savait jusqu’où il pouvait aller.


«Parfaitement! M. Aaron Wassertrum! J’ai le cœur déchiré de ne pas pouvoir lui exprimer moi-même la reconnaissance infinie que j’ai envers lui et je vous conjure, maître, de ne jamais lui révéler que je suis venu ici et que je vous ai tout raconté. Je sais que l’égoïsme des hommes l’a empli d’amertume et d’une méfiance profonde, inguérissable, encore que malheureusement trop justifiée.


«Je suis psychiatre, mais la sensibilité me le dit aussi: mieux vaut que M. Wassertrum ne sache jamais, même pas par ma bouche, l’admiration que j’ai pour lui. Cela ne ferait que semer les germes du doute dans son malheureux cœur. Or rien n’est plus loin de mes intentions. Je préfère qu’il me croit ingrat.


«Maître Pernath! Je suis moi-même un malheureux et je sais depuis ma plus tendre enfance ce que c’est d’être seul et abandonné. Je ne connais même pas le nom de mon père. Jamais non plus je n’ai vu ma chère mère. Elle a dû mourir trop tôt.»


La voix de Charousek devint étrangement mystérieuse et pénétrante.


«Elle avait, j’en suis persuadé, une de ces natures toute en profondeur spirituelle qui ne parviennent jamais à exprimer l’infini de leur amour et dont M. Aaron Wassertrum fait également partie.


«Je possède une feuille déchirée du journal de ma mère, je ne m’en sépare jamais, elle est toujours sur ma poitrine, et elle y écrit qu’elle a aimé mon père, bien qu’il eût été fort laid, comme jamais homme n’a été aimé au monde.


«Pourtant, il semble qu’elle ne le lui ait jamais dit. Peut-être pour les mêmes raisons qui m’empêchent par exemple, dût mon cœur s’en briser, d’exprimer la reconnaissance que j’éprouve pour M. Wassertrum.


«Mais il est autre chose qui se dégage de la feuille du journal, bien que j’en sois réduit à des présomptions parce que les photos sont presque effacées par les larmes: mon père – que sa mémoire périsse au ciel comme sur la terre – a dû la traiter d’une manière abominable.


Charousek tomba soudain à genoux avec une telle brutalité que le plancher en gémit et hurla sur un ton à faire frémir les moelles – au point que je me demandai s’il jouait toujours la comédie, ou s’il était devenu fou:


«Ô toi Tout-Puissant dont l’homme ne doit pas prononcer le nom, je me tiens agenouillé devant toi: maudit, maudit, maudit soit mon père de toute éternité!


Puis il ricana comme Satan en personne. Il me sembla que Wassertrum, à côté, avait gémi tout bas.


«Pardonnez-moi, maître Pernath, reprit Charousek d’une voix habilement étranglée après une courte pause. Pardonnez-moi de m’être laissé aller, mais je prie matin et soir, nuit et jour, pour que mon père, quel qu’il soit, ait la fin la plus horrible que l’on puisse concevoir.


Instinctivement, je voulus répondre quelque chose, mais Charousek me devança très vite.


«Maintenant, maître Pernath, j’en viens à la requête que j’ai à vous présenter: M. Wassertrum avait un protégé auquel il tenait par-dessus tout, sans doute un neveu. On raconte même que c’était son fils, mais je n’en crois rien, car il aurait porté le même nom que lui, or il s’appelait Wassory, Dr Theodor Wassory.


Les larmes me montent aux yeux quand je le revois là devant moi, avec les yeux du cœur. Je lui étais dévoué corps et âme, comme si un lien invisible d’affection et de parenté m’avait attaché à lui.


Charousek sanglota, apparemment vaincu par l’émotion.


«Hélas, dire que pareille noblesse devait quitter prématurément cette terre! Hélas! Hélas! Pour une raison que je n’ai jamais apprise, il s’est donné la mort. Et j’étais parmi ceux qui furent appelés à l’aide, trop tard malheureusement, trop tard, trop tard! Et quand je me suis trouvé seul au chevet du mort, couvrant de baisers sa main froide et livide, oui, pourquoi ne pas l’avouer, maître Pernath, ce n’était pas un vol, j’ai pris une rose sur la poitrine du cadavre et aussi la petite bouteille dont le contenu avait mis fin si vite à sa vie en fleur.


Charousek sortit une fiole de pharmacie et poursuivit, en tremblant de surexcitation:


«Je les pose tous les deux sur votre table, la rose fanée et le flacon, souvenirs de mon ami disparu. Combien de fois, aux heures de découragement intime, quand j’appelais la mort dans la solitude de mon cœur et la nostalgie de ma mère morte, j’ai joué avec ce petit flacon qui m’apportait une consolation spirituelle: celle de savoir qu’il me suffisait de verser quelques gouttes de son contenu sur un linge et de les respirer et que je glisserais sans souffrance dans les champs élyséens où mon cher, mon bon Theodor se repose des épreuves de notre vallée de larmes.


«Et maintenant, je vous demande, maître très honoré – c’est d’ailleurs pourquoi je suis ici – de les prendre et de les remettre à M. Wassertrum. Dites-lui qu’ils vous ont été apportés par quelqu’un qui était très proche du Dr Wassory mais dont vous avez promis de ne jamais divulguer le nom… peut-être par une dame. Il le croira et ce sera pour lui comme ce fut pour moi un souvenir infiniment précieux. Le remerciement que je lui adresse en secret. Je suis pauvre, c’est tout ce que je possède, mais je suis heureux de savoir que désormais il les a l’une et l’autre sans se douter que c’est moi le donateur. Il y a là quelque chose d’indiciblement doux pour moi.


«Et maintenant, portez-vous bien, très cher maître, et surtout, soyez mille fois remercié.


Il me serra fortement la main, cligna de l’œil et me chuchota quelque chose que je compris à peine tant il parlait bas.


– Attendez, monsieur Charousek, je vais vous accompagner un petit bout de chemin, lui dis-je, répétant mécaniquement les mots que je lisais sur ses lèvres et je sortis avec lui.


Nous nous arrêtâmes sur le sombre palier du premier étage et je voulus prendre congé de l’étudiant.


«Je comprends bien le dessein que vous aviez en jouant cette comédie, vous… vous vouliez que Wassertrum s’empoisonne avec le contenu de la petite fiole!


Je lui lançai cela en plein visage.


– Sans doute, admit Charousek, très dégagé.


– Et vous croyez que je vais prêter la main à une chose pareille?


– Absolument inutile.


– Mais vous venez de dire qu’il me faudrait porter le flacon à Wassertrum!


Il secoua la tête.


– Si vous rentrez chez vous maintenant, vous constaterez qu’il l’a déjà pris.


– Comment pouvez-vous supposer cela? demandai-je étonné. Un homme comme lui ne se suicidera jamais, il est bien trop lâche, il ne se laisse jamais aller à des impulsions soudaines.


– C’est que vous ne connaissez pas le poison insidieux de la suggestion, interrompit Charousek très grave. Si je m’étais exprimé dans les mots de tous les jours, vous auriez sans doute raison, mais j’avais calculé à l’avance la moindre intonation. Le pathos le plus écœurant est le seul moyen d’agir sur un pareil gredin. Vous pouvez m’en croire. J’aurais pu vous dessiner la tête qu’il faisait à chacune de mes phrases. Il n’y a pas de «lèche», comme disent les peintres, assez infâme pour ne pas faire jaillir des larmes de la foule menteuse jusqu’aux moelles, la frapper au cœur! Croyez-vous que l’on n’aurait pas rasé tous les théâtres par le feu et l’épée s’il en était autrement? C’est à la sentimentalité qu’on reconnaît la canaille. Mille pauvres diables peuvent crever de faim, personne ne pleure, mais quand une vieille rosse peinturlurée, déguisée en cul-terreux tourne de l’œil sur la scène, alors ils hurlent comme les chiens du château. Le petit père Wassertrum aura peut-être oublié demain matin ce qui vient de lui coûter quelques déchirements de cœur: mais chacune de mes paroles reprendra vie en lui quand mûriront les heures où il se jugera le plus malheureux des hommes. Dans ces moments de profonde dépression, il suffit d’une très légère impulsion – et je veillerai à la fournir – pour que la main la plus lâche se tende vers le poison. Il faut simplement que ce soit la sienne! Le cher Theodor n’aurait probablement pas empoigné la chopine non plus si je ne lui avais pas rendu l’opération si commode.


– Charousek, vous êtes effroyable! m’écriai-je horrifié. Vous n’avez donc pas trace de sentiment.


Il me mit précipitamment la main sur la bouche et m’entraîna dans un recoin.


– Chut! Le voilà!


Chancelant, se tenant au mur, Wassertrum descendit l’escalier et passa devant nous. Charousek me serra furtivement la main et se glissa à sa suite.


Revenu chez moi, je vis que la rose et le petit flacon avaient disparu: à leur place, la montre en or cabossée du brocanteur était posée sur la table.


Je dus attendre huit jours avant de pouvoir toucher mon argent, on m’avait dit à la banque que c’était le délai habituel. J’avais prétexté que j’étais extrêmement pressé parce que je devais partir en voyage dans l’heure, et réclamé le directeur. On m’avait répondu qu’il n’était pas visible et que d’ailleurs il ne pouvait modifier les règlements, ce sur quoi un drôle avec un monocle qui se trouvait au guichet en même temps que moi avait ri.


Il me fallait donc attendre la mort pendant huit affreuses journées grises! J’eus l’impression d’une durée sans fin.


J’étais si abattu que je fis les cent pas devant la porte d’un café pendant je ne sais combien de temps, sans m’en rendre compte.


Je finis par entrer uniquement pour me débarrasser du répugnant individu à monocle qui m’avait suivi depuis la banque et faisait semblant de chercher quelque chose par terre dès que je regardais dans sa direction. Il avait une jaquette à carreaux claire, beaucoup trop étroite, et des pantalons noirs graisseux, qui flottaient comme des sacs autour de ses jambes. Sur la bottine gauche, une pièce de cuir en forme d’œuf donnait l’impression qu’il portait une chevalière à l’orteil, en dessous.


Je m’étais à peine assis qu’il entrait aussi et s’installait à une table à côté de la mienne. Je crus qu’il voulait me demander la charité et je cherchais déjà mon porte-monnaie quand je vis un gros diamant briller sur son doigt de boucher boudiné.


Je restai dans ce café des heures et des heures, croyant devenir fou d’énervement, mais où aller? Chez moi? Errer dans les rues? Les deux me paraissaient également déplorables.


L’air vicié par trop de respirations, l’éternel cliquetis imbécile des boules de billard, le toussotement sec d’un crieur de journaux à demi aveugle en face de moi, un lieutenant d’infanterie aux jambes d’échassier qui tantôt se fouillait le nez et tantôt se peignait la barbe devant un miroir de poche avec des doigts jaunis par les cigarettes, un ramassis en velours brun d’Italiens répugnants, suants et braillants autour de la table de jeu dans le coin, qui abattaient leurs atouts à coups de poing en poussant des cris stridents, ou crachaient au milieu de la pièce comme s’ils allaient rendre tripes et boyaux. Et il fallait voir tout cela en double et triple exemplaire dans les glaces des murs! Ce spectacle me suçait lentement le sang des artères.


Peu à peu l’obscurité se fit et un garçon aux pieds plats qui croulait sur ses genoux, lutina d’une perche tremblotante les lustres à gaz pour finir par se convaincre qu’ils ne voulaient pas s’allumer.


Chaque fois que je tournais la tête, je rencontrais l’œil de loup du type à monocle qui chaque fois se dissimulait rapidement derrière un journal, ou plongeait sa moustache sale dans une tasse à café depuis longtemps vide. Il avait enfoncé son chapeau rond et dur si bas que ses oreilles étaient retournées presque à angle droit, mais il ne faisait pas mine de s’en aller. La situation devenait intolérable. Je payai et sortis.


Au moment où je voulus refermer la porte derrière moi, quelqu’un me prit la poignée de la main. Je me retournai. Encore cet individu!


Irrité, je voulus tourner à gauche dans la direction de la ville juive, mais il se poussa contre moi et m’en empêcha.


– Cette fois, en voilà assez! lui criai-je.


– À droite, me dit-il brièvement.


– Qu’est-ce que ça signifie?


Il me dévisagea d’un air insolent.


– Vous êtes le Pernath.


– Vous voulez probablement dire: Monsieur Pernath? Il ricana haineusement.


– Pas le moment de faire des façons. Suivez-moi!


– Vous êtes fou? D’ailleurs qui êtes-vous? répliquai-je.


Sans répondre il ouvrit sa jaquette et me montra précautionneusement un aigle de fer-blanc assez usé fixé à la doublure. Je compris: le misérable était membre de la police secrète et il m’arrêtait.


– Au nom du ciel dites-moi ce qu’il y a!


– Vous le saurez bientôt. Allez, ouste, au commissariat! répliqua-t-il grossièrement. Par file à droite, marche!


Je lui proposai de prendre une voiture.


– Pas de ça!


Il fallut donc aller à pied.


Un gendarme me conduisit jusqu’à une porte sur laquelle une plaque de porcelaine annonçait:


Alois OTSCHIN

Conseiller de police


– Vous pouvez entrer, me dit le gendarme.


Deux bureaux crasseux surmontés de casiers hauts d’un mètre étaient placés l’un en face de l’autre. Entre eux, quelques chaises griffées. Le portrait de l’empereur au mur. Un bocal avec des poissons rouges sur l’appui de la fenêtre. À part cela, rien dans la pièce.


Derrière le bureau de gauche, un pied-bot et à côté de lui un épais chausson de feutre, surmontés par un pantalon gris effrangé.


J’entendis un froissement. Une voix marmonna quelques mots en tchèque et tout aussitôt monsieur le conseiller de police surgit au-dessus du bureau de droite, puis s’avança vers moi. C’était un petit homme à barbiche grise qui avait la manie bizarre de grincer des dents avant de commencer à parler, comme quelqu’un qui a le soleil en plein visage. Il fronçait alors les yeux derrière ses lunettes, ce qui lui donnait un air de vilenie terrifiant.


– Vous vous appelez Athanasius Pernath et vous êtes – il regarda une feuille de papier sur laquelle il n’y avait rien – tailleur de pierres précieuses.


Aussitôt, le pied-bot s’anima sous l’autre bureau; il se frotta contre la patte de la chaise et j’entendis le grincement d’une plume. J’acquiesçai:


– Pernath. Tailleur de pierres précieuses.


– Bon, nous sommes donc bien d’accord, monsieur. Pernath, parfaitement, Pernath. Bien, bien.


Le conseiller de police, devenu tout à coup étonnamment aimable comme s’il venait d’apprendre la meilleure nouvelle du monde, me tendit les deux mains et fit des efforts grotesques pour prendre une mine bonhomme.


– Alors, monsieur Pernath, racontez-moi donc ce que vous faites comme ça, toute une journée.


– Je ne crois pas que cela vous regarde, monsieur Otschin, lui répondis-je froidement.


Il fronça les yeux, attendit un moment, puis lança avec la rapidité de l’éclair:


– Depuis quand la comtesse a-t-elle des relations avec Savioli? Comme je m’attendais à quelque chose de ce genre, je ne bronchai pas.


Il essaya de m’enfermer dans des contradictions en accumulant adroitement les questions en tout sens, mais bien que le cœur me battît d’effroi dans la gorge, je ne me trahis pas, répétant sans cesse que je n’avais jamais entendu prononcer le nom de Savioli, que j’étais l’ami d’Angélina depuis le temps de mon père et qu’elle m’avait déjà souvent commandé des camées.


Il réfléchit un moment, puis tira sur ma jaquette pour m’attirer contre lui, me montra le bureau gauche du doigt et chuchota:


– Athanasius! Votre défunt père était mon meilleur ami. Je veux vous sauver, Athanasius! Mais il faut me dire tout ce que vous savez sur la comtesse, vous entendez: tout.


Je ne compris pas ce que cela signifiait:


– Que voulez-vous dire: me sauver? demandai-je tout haut. Le pied-bot frappa rageusement le sol. Le visage du conseiller de police devint gris de haine. Il retroussa la lèvre. Attendit. Je savais qu’il allait immédiatement lâcher une bordée (son système d’intimidation me rappelait Wassertrum) et j’attendis aussi – observant du coin de l’œil une tête de chèvre, propriétaire du pied-bot, se dresser au-dessus du bureau, aux aguets -, puis le conseiller me hurla soudain aux oreilles:


– Assassin!


Je demeurai muet de stupeur.


Grinchue, la tête de chèvre replongea derrière son bureau.


Le conseiller de police lui-même parut assez décontenancé par mon calme, mais le dissimula adroitement en approchant un siège sur lequel il m’invita à prendre place.


«Donc, vous refusez de me donner les renseignements que je vous demande sur la comtesse, monsieur Pernath?


– Je ne peux pas les donner, monsieur le conseiller de police, du moins pas au sens où vous l’entendez. D’abord je ne connais personne qui s’appelle Savioli et ensuite je crois dur comme fer que l’on calomnie la comtesse quand on prétend qu’elle trompe son mari.


– Vous êtes prêt à le jurer? J’en eus le souffle coupé.


– Oui! À n’importe quel moment!


– Bon. Hum.


Une pause plus longue suivit, pendant laquelle il parut réfléchir intensément. Quand il me regarda de nouveau, sa grimace avait pris une expression de douleur assez bien simulée et je songeai involontairement à Charousek lorsqu’il reprit d’une voix étranglée par les larmes:


«Vous pouvez bien me le dire, Athanasius, à moi, un vieil ami de votre père, moi qui vous ai tenu dans mes bras.


J’eus peine à retenir un éclat de rire: il avait, au maximum, dix ans de plus que moi.


«N’est-ce pas, Athanasius, c’était un cas de légitime défense?


La tête de chèvre reparut.


– Comment cela, un cas de légitime défense? Je ne comprenais pas.


– L’affaire avec… Zottmann!


Il me cracha littéralement le nom au visage. Le mot me perça comme un coup de poignard: Zottmann! Zottmann! La montre! Le nom de Zottmann était gravé à l’intérieur de la montre. Je sentis tout mon sang refluer au cœur: l’abominable Wassertrum m’avait donné la montre pour faire peser sur moi le soupçon de l’assassinat.


Aussitôt le policier jeta le masque, grinça des dents, fronça les sourcils:


– Vous avouez donc le meurtre, Pernath?


– Tout cela est une erreur, une effroyable erreur. Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi. Je peux vous expliquer, monsieur le conseiller de police, hurlai-je.


– Si vous me dites tout ce que vous savez sur la comtesse, coupa-t-il très vite, vous améliorerez beaucoup votre situation. Je tiens à attirer votre attention là-dessus.


– Je ne peux pas vous dire autre chose que ce que je vous ai déjà dit: la comtesse est innocente.


Il se mordit les lèvres et se tourna vers la tête de chèvre:


– Écrivez: donc, Pernath avoue le meurtre de l’employé d’assurances, Karl Zottmann.


Une rage insensée s’empara de moi.


– Canaille, hurlai-je, vous oseriez?


Je cherchai quelque objet lourd. L’instant d’après deux gardiens m’avaient empoigné et me passaient les menottes. Le conseiller de police se rengorgea comme un coq sur son fumier.


– Et cette montre? Il brandit soudain le boîtier cabossé.


– Quand vous la lui avez volée, est-ce que le malheureux Zottmann vivait encore ou non?


Redevenu très calme, je déclarai d’une voix claire à l’usage du procès-verbal:


– Cette montre m’a été donnée ce matin par le brocanteur Aaron Wassertrum.


Un rire hennissant éclata et je vis le pied-bot exécuter une gigue avec la pantoufle de feutre sous le bureau.

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