16 Absences inattendues

Le lendemain, avant le lever du soleil, Egwene convoqua l’Assemblée de la Tour. À Tar Valon, cela aurait donné lieu à des cérémonies considérables. Depuis leur départ de Salidar, elle en avait quand même maintenu certaines, malgré les difficultés du voyage. Mais ce jour-là, Siuan alla simplement de tente en tente pour annoncer que l’Amyrlin appelait l’Assemblée à siéger.

Dans la grisaille précédant l’aube, dix-huit femmes se tenaient là, debout, en demi-cercle sur la neige pour écouter Egwene, toutes emmitouflées contre le froid qui gelait leur haleine.

D’autres sœurs s’étaient placées derrière elles, quelques-unes au début. Comme personne ne leur avait dit de partir, le groupe s’était agrandi, répandant autour de lui un bourdonnement discret de conversations. Peu de sœurs se risquaient à contrarier une Députée, et encore moins toute l’Assemblée. Les Acceptées, en cape et robe à bandes de couleurs, qui étaient apparues derrière les Aes Sedai, parlaient très peu, bien sûr, encore moins que les novices bien plus nombreuses qui n’étaient pas de corvées. Au fil du temps, le camp s’était peuplé d’autant de novices que de sœurs, si bien que beaucoup ne possédaient pas la cape blanche réglementaire et que la plupart se contentaient d’une simple jupe blanche à la place d’une robe de novice. Certaines sœurs pensaient qu’elles devraient revenir à l’ancienne tradition, et laisser les candidates venir à elles, et la plupart regrettaient les années passées, quand elles étaient moins nombreuses. Egwene elle-même frissonnait presque en pensant à ce que la Tour aurait pu être. C’était un changement pour lequel Siuan n’avait pas d’objection.

Au milieu du rassemblement, Carlinya sortit de derrière une tente et se figea à la vue d’Egwene et des Députées. La Sœur Blanche, qui symbolisait le sang-froid incarné, resta bouche bée, rougissant avant de s’éloigner à la hâte, en regardant par-dessus son épaule. Egwene réprima une grimace. Tout le monde était trop concerné par ce qu’elle allait faire ce matin-là pour l’avoir remarqué, mais tôt ou tard, quelqu’un s’en apercevrait.

Rejetant en arrière sa cape aux broderies délicates pour révéler l’étroite étole bleue de la Gardienne, Sheriam fit à Egwene une révérence aussi cérémonieuse que le permettaient ses vêtements volumineux et prit place près d’elle. Emmitouflée dans des couches de drap fin et de soie, la femme aux cheveux de flamme était l’image même de la sérénité. Sur un signe d’Egwene, elle fit un pas en avant et entonna à voix haute et claire l’ancienne formule rituelle.

— « Elle vient ! Elle vient ! La Gardienne des Sceaux, la Flamme de Tar Valon, le Siège d’Amyrlin ! Attendez toutes, car elle vient ! »

Cela semblait quelque peu déplacé en la circonstance. De plus, elle ne « venait » pas, elle était déjà là. Les Députées gardaient le silence, dans l’expectative. Certaines fronçaient les sourcils avec impatience, ou tripotaient nerveusement leurs capes ou leurs jupes.

Egwene repoussa aussi sa cape, dévoilant l’étole aux sept bandes de couleur drapée autour de son cou. Elle devait à la moindre occasion rappeler à ces femmes qu’elle était véritablement le Siège d’Amyrlin.

— Tout le monde est fatigué de voyager par ce temps, commença-t-elle pas aussi fort que Sheriam, mais assez pour être entendue de toutes.

Elle ressentit un frisson qui lui donna le vertige. Pas très différent de la nausée.

— J’ai décidé que nous ferons halte ici pendant deux jours, peut-être trois.

Toutes les têtes se levèrent, soudain intéressées. Elle espéra que Siuan se trouvait dans la foule. Elle s’efforçait de respecter les Serments.

— Les chevaux ont aussi besoin de repos, et beaucoup de chariots doivent être réparés. La Gardienne prendra les mesures nécessaires.

Elle était maintenant au cœur du sujet.

Elle ne s’était attendue à aucun argument contradictoire ni aucune discussion, et il n’y en eut pas. Ce qu’elle avait dit à Siuan n’était pas exagéré. Trop de sœurs avait espéré qu’un miracle leur éviterait de marcher sur Tar Valon sous les yeux du monde. Mêmes celles, intimement convaincues qu’Elaida devait être chassée pour le bien de la Tour, et malgré tout ce qu’elles avaient fait, se raccrochaient au plus petit espoir que ce miracle se produise.

L’une de ces dernières, Romanda, n’attendit pas que Sheriam prononce la formule clôturant la session. Dès qu’Egwene eut fini, Romanda, l’air juvénile avec son chignon gris dissimulé par son capuchon, s’éloigna nonchalamment. Magla, Saroiya et Varilin détalèrent derrière elle, leurs capes dans le vent. Pour autant qu’elles pouvaient détaler, s’enfonçant dans la neige jusqu’à la cheville tous les deux pas. Elles firent de leur mieux malgré tout. Députées ou non, elles semblaient toutes ne respirer qu’avec la permission de Romanda. Quand Lelaine vit que celle-ci s’en allait, elle rassembla du geste Faiselle, Takima et Lyrelle, et s’éloigna sans un regard en arrière, comme un cygne suivi de trois oisons anxieux. Si elles n’étaient pas aussi fermement sous l’emprise de Lelaine que les trois autres l’étaient de Romanda, elles n’en étaient pas loin. D’ailleurs, le reste des Députées attendit à peine que Sheriam prononce la formule de clôture.

— « Partez maintenant dans la Lumière. »

Egwene se retourna pour partir, son Assemblée de la Tour se dispersant déjà dans toutes les directions. Le frisson s’intensifia. Proche de la nausée.

— Trois jours, murmura Sheriam, offrant sa main à Egwene pour l’aider à passer une ornière, plissant ses yeux verts en amande, l’air interrogateur. Je suis surprise, Mère. Pardonnez-moi, mais vous avez refusé presque chaque fois que j’ai proposé de nous arrêter plus d’un jour.

— Revenez me voir quand vous aurez discuté avec les charrons et les maréchaux-ferrants. Nous n’irons pas loin avec des chevaux épuisés et des chariots qui tombent en pièces.

— À vos ordres, Mère, répondit Sheriam, pas vraiment soumise, mais tout à fait obéissante.

Le terrain était aussi traître que la nuit précédente, et elles glissaient par moments. Bras dessus, bras dessous, elles avançaient lentement. Sheriam soutenait Egwene plus que nécessaire, mais discrètement. Le Siège d’Amyrlin ne devait pas tomber sur le derrière sous les regards de cinquante sœurs et de cent domestiques, mais on ne pouvait pas non plus la soutenir comme une invalide.

La plupart des Députées qui avaient juré allégeance à Egwene, Sheriam comprise, l’avaient fait par peur et pour se protéger. Si l’Assemblée apprenait qu’elles avaient envoyé des sœurs pour tenter d’influencer les Aes Sedai de Tar Valon en leur faveur, et pire, qu’elles le lui avaient caché de peur qu’il y ait des Amies du Ténébreux parmi les Députées, elles passeraient le reste de leurs jours en pénitence ou en exil. C’est pourquoi les femmes qui avaient cru faire danser Egwene comme une marionnette, après avoir perdu la plus grande part de leur influence à l’Assemblée, s’étaient retrouvées obligées de jurer de lui obéir. C’était rare, même dans l’histoire secrète. Les sœurs étaient censées obéir à l’Amyrlin, mais lui faire allégeance était une autre histoire. La plupart en semblaient encore retournées, mais elles obéissaient. Peu d’entre elles étaient aussi mauvaises que Carlinya, mais Egwene avait entendu Beonin claquer des dents la première fois qu’elle avait vu Egwene avec des Députées qui venaient de lui prêter serment. Morvrin semblait stupéfaite chaque fois que son regard croisait celui d’Egwene, comme si elle n’en croyait pas ses yeux. Nisao, quant à elle, paraissait ne jamais cesser de froncer les sourcils. Anaiya faisait claquer sa langue à l’idée du secret, et Myrelle se troublait souvent, mais Sheriam s’était installée de fait et pas seulement de nom dans le rôle de Gardienne des Chroniques d’Egwene.

— Puis-je suggérer de profiter de l’occasion pour voir ce que la campagne environnante peut nous offrir en fait de nourriture et de fourrage, Mère ? Nos réserves diminuent.

Sheriam fronça les sourcils avec anxiété.

— Surtout le sel et le thé, quoique je doute d’en trouver ici.

— Faites ce que vous pouvez, dit Egwene d’un ton conciliant.

Elle trouvait curieux de penser maintenant qu’elle avait été béate d’admiration devant Sheriam, et effrayée à l’idée de lui déplaire. Pour étrange que cela parût, maintenant qu’elle n’était plus Maîtresse des Novices, ni obligée de tirer et de pousser Egwene pour l’obliger à faire ce qu’elle voulait, Sheriam semblait plus heureuse.

— J’ai toute confiance en vous, Sheriam, dit-elle à sa Gardienne, qui rayonna de plaisir en entendant ce compliment.

À l’est, le soleil ne s’élevait pas encore au-dessus des tentes et des chariots, mais le camp bouillonnait d’activité. Façon de parler. Le petit déjeuner terminé, les cuisinières lavaient la vaisselle, aidées par une horde de novices. Les jeunes femmes semblaient se réchauffer un peu à récurer énergiquement les marmites avec de la neige, mais les cuisinières paraissaient épuisées, se frictionnant les reins, s’arrêtant pour soupirer, ou parfois resserrer leur cape et fixer lugubrement la neige. Des domestiques frissonnants, qui avaient commencé à démonter les tentes et charger les chariots dès la fin de leur rapide repas, se précipitaient maintenant pour remonter les tentes et sortir les coffres des chariots. Les animaux qui avaient été harnachés étaient maintenant emmenés par des palefreniers fatigués qui marchaient la tête basse. Egwene entendit quelques ronchonnements émanant d’hommes qui n’avaient pas remarqué qu’il y avait des sœurs à proximité, mais presque tous étaient trop fatigués pour se plaindre.

La plupart des Aes Sedai dont les tentes étaient toujours dressées, avaient disparu à l’intérieur. Les autres donnaient des instructions aux ouvriers, ou se hâtaient sur les sentiers gelés, s’occupant de leurs affaires personnelles. Elles seules affichaient aussi peu de lassitude que leurs Liges, qui semblaient avoir dormi tout leur saoul en ce beau jour de printemps. Egwene soupçonnait que c’était ainsi qu’une sœur tirait de la force de son Lige, sans préjudice de ce qu’elle pouvait faire avec le lien. Quand votre Lige refusait d’avouer qu’il avait froid et faim, vous n’aviez plus qu’à faire de même.

Morvrin apparut à un carrefour, tenant Takima par le bras. Peut-être pour se soutenir, bien que Morvrin soit suffisamment charpentée pour que sa compagne paraisse minuscule à son côté, elle semblait avoir besoin de soutien. C’était peut-être pour empêcher Takima de s’enfuir ; Morvrin était tenace quand elle s’était fixé un but. Egwene fronça les sourcils. Morvrin pouvait très bien chercher une Députée pour son Ajah, la Brune, mais Egwene pensait que Janya ou Escarade auraient été des candidates plus crédibles. Elles disparurent toutes les deux derrière un chariot bâché sur patins, Morvrin se penchant pour parler à l’oreille de sa compagne. Impossible de savoir si Takima écoutait.

— Quelque chose ne va pas, Mère ?

Egwene arbora un sourire qu’elle savait crispé.

— Pas plus que d’habitude, Sheriam. Pas plus que d’habitude.

Sheriam quitta le Bureau de l’Amyrlin pour exécuter les ordres d’Egwene, et Egwene y entra et trouva le travail qu’on lui avait préparé. Elle se serait étonnée qu’il en soit autrement. Selame apportait un plateau sur la table de travail. Très mince, avec son corsage et ses manches brodés de perles multicolores, et son long nez hautain, elle ne ressemblait guère à une servante au premier abord, mais elle avait fait le nécessaire. Deux braseros pleins de charbons rougeoyants réchauffaient un peu l’atmosphère, bien que la plus grande partie de la chaleur s’envolât par le trou de fumée vers le haut de la tente. Des herbes sèches répandues sur les braises donnaient une odeur agréable à la fumée qui n’était pas entraînée à l’extérieur. Le plateau de la veille avait disparu, la lanterne et les chandelles de suif avaient été mouchées. Personne n’allait laisser une tente assez ouverte pour laisser entrer la lumière du jour.

Siuan était déjà là, elle aussi, avec une pile de papiers dans les bras et une trace d’encre sur le nez. Son poste de secrétaire leur fournissait une raison de communiquer entre elles en public, et Sheriam lui avait volontiers cédé cette tâche. Pourtant, Siuan elle-même ronchonnait souvent. Pour une femme qui avait rarement quitté la Tour depuis qu’elle y était entrée comme novice, elle manifestait une répugnance extraordinaire à rester à l’intérieur. Pour l’instant, elle donnait l’image d’une femme qui prenait son mal en patience et voulait que tout le monde s’en aperçoive.

Malgré son nez hautain, Selame fit tant de courbettes et de manières que prendre la cape et les mitaines d’Egwene se transforma en une petite cérémonie ponctuée de remarques pleines de sollicitude : est-ce que la Mère souhaitait allonger ses jambes, ou devait-elle aller lui chercher sa robe de chambre, ou peut-être rester là au cas où la Mère aurait besoin d’elle ? À tel point qu’Egwene dut la mettre pratiquement dehors. Le thé avait un goût de menthe. Par ce temps ! Selame était éprouvante, et on ne pouvait guère dire qu’elle était loyale, mais elle essayait.

Elle n’avait pas le temps de paresser en prenant le thé. Egwene rajusta son châle et prit place derrière sa table, tirant machinalement sur le pied de sa chaise pour qu’il ne se replie pas sous elle comme il le faisait souvent. Siuan se percha en face d’elle sur un tabouret branlant. Pendant ce temps-là, le thé refroidissait. Elles ne parlèrent pas de plans, de Gareth Bryne ou d’espoirs ; ce qui pouvait être fait pour le moment l’avait été. Les rapports et les difficultés s’étaient accumulés pendant qu’elles étaient en marche, et la fatigue les avait empêchées de s’en occuper à l’étape. Maintenant qu’elles étaient arrêtées, elle ne pouvait plus les remettre à plus tard. Une armée qui les attendait n’y changeait rien.

Parfois, Egwene se demandait comment on pouvait trouver tant de papier alors que tout était si rare. Les rapports que lui tendait Siuan détaillaient principalement ce qui leur manquait. En plus de la liste établie par Sheriam, il leur fallait du charbon, des clous et du fer pour les maréchaux-ferrants et les charrons, du cuir et du fil goudronné pour les selliers, l’huile à brûler, des chandelles et cent autres choses, parmi lesquelles le savon. Et le reste, des souliers aux tentes, s’usait. L’ensemble était répertorié dans la grande écriture de Siuan, de plus en plus agressive à mesure que le besoin était plus pressant. Son rapport sur leurs finances semblait avoir été plaqué sur la page avec fureur. Il n’y avait rien à faire pour y remédier.

Parmi les papiers de Siuan figuraient plusieurs propositions de Députées, suggérant des moyens de résoudre le problème pécuniaire. Ou plutôt, informant Egwene de ce qu’elles comptaient proposer à l’Assemblée. Toutes ces propositions présentaient peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients. Moria Karentanis suggérait de cesser de verser leur solde aux soldats, une idée dont Egwene croyait que c’était le plus sûr moyen de voir l’armée s’évaporer comme la rosée du matin sous un beau soleil d’été. Malind Nachenin conseillait un appel aux nobles locaux, qui prenait plutôt l’aspect d’une obligation, et qui leur aurait mis toute la population locale à dos, de même que la proposition de Salita, consistant à lever une taxe sur tous les villages et les villes qu’elles traversaient.

Froissant les trois propositions dans sa main, Egwene les brandit devant Siuan, regrettant que ce ne soit pas les gorges des trois sœurs qu’elle serrait.

— Pensent-elles toutes que tout doit aller selon leurs souhaits, sans tenir compte des réalités ? Par la Lumière, ce sont elles qui se comportent comme des enfants !

— La Tour a souvent réussi à transformer ses souhaits en réalité, dit Siuan avec suffisance. Certaines diraient que vous ignorez la réalité vous aussi, ne l’oubliez pas.

Egwene renifla dédaigneusement. Heureusement, quoi que votât l’Assemblée, aucune proposition ne pouvait être promulguée sans un décret de sa part. Même dans cette situation contraignante, elle avait encore un peu de pouvoir. Si peu, mais c’était mieux que rien.

— L’Assemblée est-elle toujours aussi difficile, Siuan ?

Siuan hocha la tête, remuant un peu sur son tabouret bancal pour trouver un meilleur équilibre.

— Ça pourrait être pire. Rappelez-moi de vous parler de l’Année des Quatre Amyrlins ; c’était environ cent cinquante ans après la fondation de Tar Valon. À l’époque, le fonctionnement normal de la Tour rivalisait avec ce qui se passe aujourd’hui. Toutes les mains cherchaient à s’emparer du gouvernail. Pendant une partie de l’année, il y eut deux Assemblées de la Tour rivales à Tar Valon. Presque comme maintenant. Pratiquement tout le monde finit par le regretter, y compris une partie de celles qui pensaient qu’elles allaient sauver la Tour. Certaines auraient peut-être réussi, si elles n’étaient pas tombées dans des sables mouvants. La Tour a quand même survécu, bien entendu. Elle est toujours là.

Beaucoup d’événements historiques avaient eu lieu durant plus de trois mille ans, la plupart effacés ou cachés à presque tous les yeux, mais Siuan semblait les connaître parfaitement dans leurs moindres détails. Elle devait avoir passé une grande partie de ses années à la Tour enterrée dans ces histoires secrètes. Elle éviterait le destin de Shein si elle le pouvait. Mais elle ne resterait pas telle qu’elle était actuellement, à peine mieux lotie que Cemaile Sorenthaine. Longtemps avant la fin de son règne, la décision la plus importante laissée à la discrétion de Cemaile avait été la façon de s’habiller. Elle devrait demander à Siuan de lui raconter l’Année des Quatre Amyrlins, mais l’idée ne la réjouissait pas.

L’inclinaison changeante du rayon de lumière entrant par le trou de fumée annonça que midi approchait, mais la pile de papiers de Siuan semblait n’avoir presque pas diminué.

Toute interruption aurait été la bienvenue, même la découverte prématurée de son plan. Enfin, peut-être pas ça.

— Affaire suivante, Siuan, grommela-t-elle.


Un mouvement imperceptible attira le regard d’Aran’gar, et, plissant les yeux, elle scruta le camp de l’armée à travers les arbres. On eût dit un anneau obscur entourant les tentes des Aes Sedai. Une rangée de chariots sur patins avançait lentement vers l’est, escortés par des cavaliers. Un pâle soleil se reflétait sur les armures et les lances. Elle ne put s’empêcher de ricaner. Des lances et des chevaux ! Une masse primitive qui n’allait pas plus vite qu’un piéton, conduite par un homme qui ne savait pas ce qui se passait à cent miles de là. Des Aes Sedai ? Elle pouvait les détruire toutes, et même en mourant, elles ne sauraient pas qui les tuait. Bien sûr, elle ne leur survivrait pas longtemps. Cette pensée lui donna le frisson. Le Grand Seigneur n’accordait pas souvent une seconde chance, et elle ne voulait pas gâcher la sienne.

Attendant que les cavaliers aient disparu dans la forêt, elle retourna vers le camp, repensant machinalement à ses rêves nocturnes. Derrière elle, la neige dissimulerait ce qu’elle venait de cacher jusqu’à la fonte du printemps, ce qui suffisait largement. Devant elle, quelques hommes du camp la remarquèrent enfin et, interrompant leur tâche, se redressèrent pour la regarder. Malgré elle, elle leur sourit et lissa sa jupe sur ses hanches. Il lui était difficile de se rappeler ce qu’avait été la vie quand elle était un homme ; avait-elle été un de ces imbéciles si faciles à manipuler ? Traverser cette foule avec un cadavre sans être vue avait été difficile, mais elle apprécia la promenade de retour.


La matinée se poursuivit, inondée par un flot constant de papiers, jusqu’à ce qu’interviennent les incontournables rituels quotidiens auxquels Egwene s’attendait. En effet, elle avait déjà prévu qu’il ferait un froid glacial, qu’il neigerait, qu’il y aurait des nuages et du vent. Et qu’elle aurait la visite de Romanda et de Lelaine.

Fatiguée d’être assise, Egwene se leva pour se dégourdir les jambes quand Lelaine entra en coup de vent, Faolin sur les talons. Un air glacial s’engouffra dans la tente avant que le rabat ait repris sa place. Avec un regard circulaire légèrement réprobateur, Lelaine ôta lentement ses gants tout en laissant à Faolin le soin de la débarrasser de sa cape doublée de lynx. Mince et digne en soie bleu foncé, avec des yeux inquisiteurs, on aurait cru qu’elle se trouvait dans sa propre tente. Sur un geste désinvolte, Faolin, le vêtement dans les bras, se retira avec déférence dans un coin de la tente, rejetant sa cape en arrière d’un mouvement d’épaules. À l’évidence, elle se tenait prête à obéir instantanément à un autre geste de la Députée. Ses traits sombres affichaient une docilité résignée qui ne lui ressemblait pas.

La réserve de Lelaine se fissura un instant, par un sourire chaleureux adressé à Siuan. Elles avaient été amies autrefois. Lelaine avait été jusqu’à proposer à Siuan la même situation qu’avait acceptée Faolin, le soutien et le bras protecteur d’une Députée face aux ricanements et aux accusations d’autres sœurs. Effleurant la joue de Siuan, Lelaine murmura des paroles pleines de sympathie. Siuan rougit, une expression d’incertitude stupéfaite sur le visage. Egwene était certaine que ce n’était pas un faux-semblant. Siuan trouvait difficile d’affronter ce qui avait vraiment changé en elle, et encore plus la façon dont elle s’y adaptait.

Lelaine lorgna avec méfiance le tabouret devant la table, et, comme d’habitude, renonça à un siège aussi instable. Alors seulement, elle daigna constater la présence d’Egwene, d’une imperceptible inclinaison de tête.

— Mère, nous devons parler du Peuple de la Mer, dit-elle, d’un ton un peu trop ferme s’adressant au Siège d’Amyrlin.

Jusque-là, le cœur d’Egwene avait battu à tout rompre. C’est seulement quand il reprit son rythme normal qu’elle réalisa qu’elle avait craint que Lelaine sache ce que le Seigneur Bryne lui avait dit. Ou même l’entrevue qu’il organisait. Mais l’instant suivant, sa gorge se serra. Le Peuple de la Mer ? Sûrement que l’Assemblée n’était pas au courant du marché insensé qu’Elayne et Nynaeve avaient accepté. Elle n’imaginait pas ce qui leur avait inspiré ce désastre, ni comment elle allait y remédier.

L’estomac noué, elle reprit place derrière la table, sans rien révéler de ce qu’elle ressentait. Le pied de sa chaise se replia, manquant la précipiter par terre avant qu’elle ne le redresse. Elle espéra qu’elle n’avait pas rougi.

— Le Peuple de la Mer à Caemlyn ou à Cairhien ?

Oui, cela sonnait suffisamment calme et posé.

— À Cairhien, dit Romanda d’une voix claire qui sonna comme un carillon. Cairhien, naturellement.

Son entrée fit paraître Lelaine presque hésitante, sa forte présence emplissant brusquement la tente. Malgré sa beauté, son visage ne semblait pas fait pour le sourire.

Theodrin la suivit, et Romanda ôta théâtralement sa cape et la jeta dans les bras de la fluette sœur, d’un geste autoritaire qui la fit détaler dans le coin de la tente opposé à Faolin. Faolin semblait maussade, alors que les yeux en amande de Theodrin étaient grands ouverts, comme si elle était perpétuellement stupéfaite, et sa mâchoire semblait toujours sur le point de s’affaisser. Comme Faolin, sa place dans la hiérarchie des Aes Sedai aurait justifié un poste plus prestigieux, mais ni l’une ni l’autre ne l’obtiendraient avant longtemps.

Le regard impérieux de Romanda s’arrêta un instant sur Siuan, comme si elle envisageait de l’expédier dans un coin elle aussi, puis passa sur Lelaine, presque dédaigneux, avant de s’arrêter sur Egwene.

— Mère, il semble que ce jeune homme ait parlé avec le Peuple de la Mer. À Cairhien, les Yeux-et-Oreilles des Jaunes en sont tout excités. Avez-vous idée de ce qui peut l’intéresser chez les Atha’an Miere ?

Malgré le titre de Mère, Romanda ne semblait pas s’adresser au Siège d’Amyrlin, mais il faut dire que c’était son habitude. Aucun doute sur l’identité de « ce jeune homme ». Toutes les sœurs du camp admettaient que Rand était le Dragon Réincarné, mais quiconque les aurait entendues en parler aurait pensé qu’il s’agissait d’un jeune voyou indiscipliné, capable d’arriver à un dîner ivre mort et de vomir sur la nappe.

— Elle peut difficilement savoir ce que ce garçon a dans la tête, dit Lelaine avant qu’Egwene n’ait pu ouvrir la bouche, avec un sourire qui n’avait rien de chaleureux cette fois. S’il y a une réponse à trouver, Romanda, ce sera à Caemlyn. Là-bas, les Atha’an Miere ne sont pas séquestrées sur un navire, et je doute sérieusement que leurs hauts dignitaires s’éloignent autant de la mer pour diverses missions. Il se peut qu’elles s’intéressent à lui. Elles doivent savoir qui il est maintenant.

Romanda lui rendit son sourire, qui aurait pu couvrir de givre les parois de la tente.

— Inutile d’énoncer l’évidence, Lelaine. La question est de savoir comment le découvrir.

— J’étais sur le point de résoudre ce problème quand vous avez fait irruption, Romanda. La prochaine fois que la Mère rencontrera Elayne ou Nynaeve dans le Tel’aran’rhiod, elle leur donnera ses instructions. Merilille peut découvrir ce que désirent les Atha’an Miere, ou peut-être ce que fait le garçon, quand elle arrivera à Caemlyn. Dommage que les filles n’aient pas pensé à établir des heures de rendez-vous régulières, mais nous devons faire avec. Merilille pourra rencontrer une Députée dans le Tel’aran’rhiod quand elle sera au courant.

Lelaine eut un petit geste qui signifiait à l’évidence que c’était elle la Députée en question.

— Je pense que Salidar serait l’endroit idéal.

Romanda eut un reniflement amusé. Mais, là encore, sans aucune chaleur.

— Il est plus facile de donner des instructions à Merilille que de la voir y obéir, Lelaine. Elle sait qu’elle aura à répondre à des questions gênantes, je suppose. Cette Coupe des Vents aurait dû nous être apportée pour que nous l’étudiions. À mon avis, aucune des sœurs d’Ebou Dar n’avait de grandes capacités dans la Danse des Nuages, et vous voyez le résultat dans ce soudain changement de temps. J’ai pensé à interroger l’Assemblée au sujet de toutes les personnes concernées.

Brusquement, sa voix devint lisse comme le beurre.

— Si j’ai bonne mémoire, vous avez soutenu la candidature de Merilille.

Lelaine se redressa d’un seul coup, les yeux lançant des éclairs.

— J’ai soutenu celle que les Grises ont mise en avant, Romanda, et rien de plus, dit-elle, indignée. Comment aurais-je pu imaginer qu’elle déciderait d’utiliser la Coupe là-bas, et d’inclure dans le cercle des Irrégulières du Peuple de la Mer ! Comment a-t-elle pu croire qu’elles en savaient autant que les Aes Sedai sur la manipulation du climat ?

Sa colère dérapait. Elle se défendait contre sa plus farouche adversaire à l’Assemblée, la seule véritable. Et, le pire pour elle, c’est qu’elle était d’accord avec elle au sujet du Peuple de la Mer. Elle était d’accord, c’était incontestable, mais en convenir verbalement était une autre histoire.

Romanda laissa son sourire glacial s’accentuer tandis que Lelaine pâlissait de fureur. Elle rajusta ses jupes couleur bronze avec un soin méticuleux. Pendant ce temps-là, Lelaine cherchait comment retourner la situation.

— Nous verrons quel est l’avis de l’Assemblée, dit-elle enfin. Jusqu’à ce que la question vienne à l’ordre du jour, il vaut mieux que Merilille ne rencontre aucune des Députées impliquées dans sa sélection. Même la plus petite suggestion de collusion éveillerait la méfiance. Vous conviendrez que c’est moi qui dois lui parler, j’en suis convaincue.

Lelaine pâlit, mais d’une pâleur différente. Elle ne semblait pas avoir peur, mais Egwene la voyait presque faire le décompte des voix. La collusion était une accusation presque aussi grave que celle de trahison, et n’exigeait que le consensus minimum. Elle pourrait sans doute l’éviter, mais les discussions seraient longues et acrimonieuses. La faction de Romanda pouvait s’élargir et provoquer d’innombrables problèmes, que les plans d’Egwene portent ou non leurs fruits. Et elle ne pouvait rien faire pour arrêter ces sœurs, à moins de révéler ce qui s’était réellement passé à Ebou Dar. Autant leur demander de la laisser accepter l’offre qu’avaient reçue Faolin et Theodrin.

Egwene prit une profonde inspiration. Elle pouvait au moins éviter le choix de Salidar comme lieu de rencontre dans le Tel’aran’rhiod. C’était là qu’elle retrouvait Elayne et Nynaeve maintenant, ce qui n’était pas arrivé depuis des jours. Avec des Députées omniprésentes dans le Monde des Rêves, il semblait difficile de trouver un endroit désert.

— La prochaine fois que je verrai Elayne ou Nynaeve, je leur transmettrai vos instructions concernant Merilille. Je vous ferai savoir quand elle sera prête à vous rencontrer.

C’est-à-dire jamais, une fois qu’elle en aurait terminé avec ces instructions.

Les deux têtes des Députées pivotèrent vers elle, et deux paires d’yeux la fixèrent. Elles avaient oublié sa présence ! S’efforçant de rester impassible, elle réalisa qu’elle tapait du pied avec irritation, et s’arrêta. Elle comprit qu’elle devait accepter leur jugement un peu plus longtemps. Un tout petit peu plus longtemps. Au moins, elle n’était plus écœurée. Juste furieuse.

Chesa fit irruption au milieu du silence avec le déjeuner d’Egwene sur un plateau recouvert d’un linge. La peau sombre, ronde et jolie dans la fleur de l’âge, Chesa témoignait dignement le respect qui lui était dû. Vêtue d’une robe grise à col en dentelle, elle s’inclina avec simplicité.

— Pardonnez-moi de vous déranger, Mère, Aes Sedai, mais Meri semble avoir disparu.

Elle fit claquer sa langue, exaspérée, en posant le plateau sur la table. Disparaître semblait improbable pour Meri. Cette femme revêche désapprouvait autant ses fautes que celles des autres.

Romanda fronça les sourcils, mais ne dit rien. Après tout, elle ne pouvait pas manifester trop d’intérêt pour une servante d’Egwene. Surtout quand cette femme était une espionne à sa solde. Comme Selame pour Lelaine. Egwene évita de regarder Faolin et Theodrin, qui se tenaient sagement debout dans leur coin, comme des Acceptées et non comme les Aes Sedai qu’elles étaient.

Chesa ouvrit la bouche, puis la referma, peut-être intimidée par les Députées. Egwene fut soulagée quand elle fit une nouvelle révérence et sortit en murmurant : « Avec votre permission, Mère ». Les conseils de Chesa étaient toujours indirects en présence d’une autre sœur, mais pour le moment, la dernière chose que désirait Egwene était un discret encouragement à manger pendant que c’était chaud.

Lelaine reprit, comme si elles n’avaient pas été interrompues.

— L’important, c’est de savoir ce que veulent les Atha’an Miere, dit-elle avec fermeté. Ou ce que fait le garçon. Il veut peut-être devenir leur roi, à elles aussi.

Tendant les bras, elle permit à Faolain de lui enfiler sa cape, ce que fit la jeune femme avec soin.

— Vous n’oublierez pas de me dire s’il vous vient des idées sur la question, Mère ?

C’était à peine une requête.

— J’y réfléchirai longuement, répondit Egwene.

Ce qui ne signifiait pas qu’elle partagerait ses réflexions. Elle aurait voulu avoir un embryon de réponse. Les Atha’an Miere considéraient Rand comme le Coramoor de leurs prophéties, elle le savait, même si l’Assemblée l’ignorait, mais ce qu’il voulait d’elles ou ce qu’elles voulaient de lui, elle n’en avait pas la moindre idée. D’après Elayne, les Atha’an Miere qui l’accompagnaient n’en savaient rien. Ou ne le disaient pas. Egwene regrettait presque qu’il n’y eût pas une poignée d’Atha’an Miere au camp.

Presque. D’une façon ou d’une autre, ces Pourvoyeuses-de-Vent allaient causer des problèmes.

Sur un signe de Romanda, Theodrin se précipita avec sa cape, comme électrisée. L’attitude de Romanda révélait qu’elle était chagrinée que Lelaine se soit ressaisie.

— Vous n’oublierez pas de dire à Merilille que je désire lui parler, Mère, dit-elle d’un ton autoritaire.

Durant un bref instant, les deux Députées se dévisagèrent, oubliant que Egwene était l’objet de leur mutuelle animosité. Elles sortirent sans lui dire un mot, se bousculant quasiment pour avoir la préséance jusqu’au moment où Romanda se glissa dehors la première, entraînant Theodrin dans son sillage. La rage aux dents, Lelaine précipita Faolin dehors puis la suivit.

Siuan poussa un profond soupir, sans faire aucun effort pour dissimuler son soulagement.

— Avec votre permission, Mère, marmonna Egwene, ironique. S’il vous plaît, Mère. Vous pouvez vous retirer, mes filles.

Avec une longue expiration, elle se renversa sur sa chaise, qui s’écroula aussitôt. Elle se releva lentement, rabattit vivement ses jupes et rajusta son châle. Heureusement, ça n’était pas arrivé devant les deux autres.

— Allez vous chercher quelque chose à manger, Siuan. Et rapportez votre repas ici. Nous avons encore une longue journée devant nous.

— Certaines chutes font moins mal que d’autres, dit Siuan, comme se parlant à elle-même, avant de se baisser pour sortir.

Elle évita de peu les remontrances d’Egwene.

Quand elle fut de retour, elles mangèrent des petits pains rassis, des lentilles mélangées à des carottes dures et des petits morceaux de viande qu’Egwene n’examina pas de trop près. Il n’y eut que quelques interruptions, pendant lesquelles elles se turent, feignant d’étudier des rapports. Chesa revint pour prendre le plateau et, plus tard, pour changer les chandelles en ronchonnant. Ça ne lui ressemblait pas.

— Qui aurait pensé que Selame disparaîtrait aussi ? marmonna-t-elle, comme si elle réfléchissait tout haut. Pour aller batifoler avec des soldats, je parie. Cette Halima a une mauvaise influence.

Un jeune homme maigrichon au nez morveux renouvela les charbons éteints des braseros – l’Amyrlin était mieux chauffée que les autres, mais cela ne voulait pas dire grand-chose. Il trébucha sur ses bottes et, déglutissant, regarda Egwene avec une expression qui lui sembla assez gratifiante après la visite des deux Députées. Sheriam se présenta pour demander si Egwene avait d’autres instructions. Apparemment, elle était disposée à rester là. Peut-être que les secrets qu’elle détenait la rendaient nerveuse ; en tout cas, elle dardait des regards anxieux autour d’elle.

C’était son lot, et Egwene ne savait pas exactement si c’était parce que personne ne dérangeait l’Amyrlin sans raison, ou parce que tout le monde savait que les vraies décisions étaient prises à l’Assemblée.

— Je ne sais quoi penser de ce rapport sur des soldats partis de Kandor pour aller vers le sud, dit Siuan, dès que les rabats de la tente furent retombés derrière Sheriam. C’est le seul qui en parle, et les gens des Marches s’éloignent rarement de la Dévastation. Comme n’importe quel imbécile le sait, ce n’est pas le genre de nouvelle qu’on irait inventer.

Elle ne lisait plus maintenant.

Jusqu’à présent, Siuan était parvenue à conserver un fragile contrôle sur le réseau d’Yeux-et-Oreilles de l’Amyrlin. Des rapports, des rumeurs et des commérages lui arrivaient en un flot continu, qu’elle et Egwene devaient étudier avant de décider quoi transmettre à l’Assemblée. Leane avait son propre réseau, qui rajoutait ses informations au flot des autres. La plupart de ces nouvelles étaient transmises à l’Assemblée – il y avait certaines choses que l’Assemblée devait savoir, et rien ne garantissait que les Ajahs transmettraient les renseignements de leurs propres agents – mais il fallait quand même tout filtrer, pour détecter ce qui pouvait être dangereux ou servir à détourner l’attention de leur véritable objectif.

Ces derniers temps, peu de nouvelles étaient bonnes. De Cairhien émanaient certaines rumeurs selon lesquelles les Aes Sedai s’étaient alliées avec Rand, ou pis, le servaient, mais au moins celles-ci pouvaient être écartées d’emblée. Les Sagettes ne disaient pas grand-chose de Rand ou de quiconque lié à lui, mais d’après elles, Merana attendait son retour, et les sœurs du Palais du Soleil, où Rand conservait son premier trône, s’entendaient largement à propager ces histoires. D’autres éveillaient le doute. Un imprimeur d’Illian affirmait avoir la preuve que Rand avait tué Mattin Stepaneos de ses propres mains, et détruit le corps à l’aide du Pouvoir Unique, tandis qu’une débardeuse prétendait avoir vu l’ancien Roi, pieds et poings liés, transporté, roulé dans un tapis, à bord d’un vaisseau qui avait appareillé pendant la nuit avec la bénédiction de la Garde du Port. La première hypothèse était la plus vraisemblable, mais Egwene espéra qu’aucun des agents des Ajahs n’avait eu vent de la même histoire. Le nom de Rand n’était déjà que trop terni aux yeux des sœurs.

Et cela continua. Les Seanchans semblaient s’enraciner à Ebou Dar, face à une très faible résistance. C’était à prévoir, dans un pays où le rayonnement de la reine ne s’étendait qu’à quelques journées de cheval de la capitale, mais l’idée n’était guère réjouissante. Les Shaidos semblaient omniprésentes, mais les rapports les concernant arrivaient toujours par ricochet. La plupart des sœurs pensaient que la dispersion des Shaidos était l’œuvre de Rand, malgré les dénégations des Sagettes, rapportées par Sheriam. Bien entendu, personne n’avait envie d’examiner de trop près les prétendus mensonges des Sagettes. Personne ne voulait les rencontrer dans le Tel’aran’rhiod, sauf les sœurs ayant prêté serment à Egwene, à condition qu’on leur en donnât l’ordre. Anaiya qualifiait ironiquement ces rencontres de « leçons concentrées d’humilité », et cela ne semblait pas l’amuser du tout.

— Il ne peut pas y avoir tellement de Shaidos, marmonna Egwene.

Cette fois-ci, on n’avait pas parfumé d’herbes le deuxième seau de charbon. Les braises mouraient lentement, et la fumée lui piquait les yeux. Canaliser pour l’évacuer dissiperait en même temps le peu de chaleur qui restait.

— Les faits qu’on leur attribue doivent être l’œuvre de bandits.

Après tout, qui pouvait savoir si c’était à cause des bandits ou à cause des Shaidos qu’un village avait été déserté par ses habitants ? Surtout avec des rumeurs de troisième ou cinquième main.

— Il y a suffisamment de bandits dans les parages pour en expliquer certaines.

La plupart d’entre eux se faisaient appeler les Fidèles du Dragon, ce qui n’arrangeait rien. Elle remua les épaules pour détendre ses muscles noués.

Elle réalisa soudain que Siuan regardait dans le vague, si intensément qu’elle semblait prête à glisser de son tabouret.

— Siuan, vous vous endormez ? Nous avons peut-être travaillé toute la journée, mais ne il fait pas encore nuit.

On voyait effectivement du jour par le trou de fumée, mais il pâlissait rapidement.

Siuan cligna des yeux.

— Je suis désolée. Je réfléchissais à l’opportunité de vous faire part de certaines choses. À propos de l’Assemblée.

— L’Assemblée ! Siuan, si vous savez quelque chose sur l’Assemblée… !

— Je ne sais rien, l’interrompit Siuan. Je soupçonne seulement, ajouta-t-elle, claquant sa langue de contrariété. Et je ne soupçonne même pas vraiment. Enfin, je ne sais pas quoi soupçonner. Mais je vois quelque chose prendre forme.

— Alors, vous feriez bien de m’en parler, dit Egwene.

Siuan s’était révélée très habile à détecter des tendances là où tout le monde ne voyait que faits aléatoires.

Remuant sur son tabouret, Siuan se pencha, très concentrée.

— Voilà. À part Romanda et Moria, les Députées choisies à Salidar sont… sont trop jeunes.

Beaucoup de choses avaient évolué chez Siuan, mais parler de l’âge d’autres sœurs la mettait toujours mal à l’aise.

— Escaralde est la plus âgée, et je suis sûre qu’elle n’a guère dépassé les soixante-dix ans. Je ne peux pas en être certaine sans consulter les livres des novices de Tar Valon, ou qu’elle nous le dise elle-même, mais j’en suis aussi certaine qu’on peut l’être. Il est rare qu’il y ait eu à l’Assemblée plus d’une Députée au-dessous de cent ans, et nous en avons neuf !

— Mais Romanda et Moria sont nouvelles, dit Egwene avec douceur, posant ses coudes sur la table.

La journée avait été longue.

— Et ni l’une ni l’autre ne sont jeunes. Nous devrions nous féliciter de la jeunesse des autres, grâce à quoi j’ai peut-être été élue.

Elle aurait pu rappeler à Siuan qu’elle-même avait été élue Amyrlin quand elle avait la moitié de l’âge d’Escaralde, mais ce rappel aurait été cruel.

— Peut-être, dit Siuan, têtue. Romanda était certaine d’être à l’Assemblée. Je doute qu’il existe une Sœur Jaune qui oserait parler contre elle pour une présidence. Et Moria… Elle ne se cramponne pas à Lelaine, mais Lelaine et Lyrelle pensaient sûrement qu’elle le ferait. Je ne sais pas. Mais écoutez-moi bien. Quand une sœur est élevée trop jeune, il y a une raison. Y compris lors de mon élévation, ajouta-t-elle après une profonde inspiration.

La douleur de sa perte passa sur son visage, celle du Siège d’Amyrlin, certainement, et peut-être la douleur de toutes ses souffrances. Cette expression disparut aussitôt. Egwene pensa qu’elle n’avait jamais connu de femme aussi forte que Siuan Sanche.

— Cette fois-ci, il y avait suffisamment de choix parmi les sœurs ayant l’âge requis, et je pense que les cinq Ajahs sauront trancher. Il y a une ligne de conduite qui se dessine, et j’ai l’intention de la découvrir.

Egwene n’était pas d’accord. Le changement était palpable, que Siuan voulût le voir ou non. Elaida avait dérogé à la coutume, sur le point de transgresser la loi en usurpant la place de Siuan. Les sœurs avaient fui la Tour et l’avaient fait savoir. Un changement inédit. Les sœurs les plus âgées étaient plus attachées aux anciennes coutumes, mais certaines devaient bien voir que tout évoluait. C’est sans doute pourquoi des femmes plus jeunes, plus ouvertes aux nouveautés, avaient été choisies. Devait-elle ordonner à Siuan de cesser de perdre son temps sur cette affaire ? Siuan avait suffisamment à faire. Ou était-ce lui faire une faveur que de la laisser continuer ? Elle désirait tellement prouver que les changements qu’elle voyait n’arrivaient pas vraiment.

Avant qu’Egwene ait pu prendre une décision, Romanda entra, écartant le rabat de la tente. Dehors, de longues ombres s’étiraient sur la neige. La nuit arrivait vite. Le visage de Romanda était aussi sombre que les ombres. Elle fixa sur Siuan un regard noir et aboya sèchement :

— Dehors !

Egwene hocha imperceptiblement la tête, mais Siuan était déjà debout. Elle trébucha, puis sortit presque en courant. Une sœur dans la situation de Siuan devait obéir à toute sœur de la force de Romanda dans le Pouvoir, pas seulement à une Députée.

Laissant retomber le rabat de la tente, Romanda embrassa la Source. L’aura de la saidar l’entoura, et elle tissa un écran autour de la tente, sans même feindre d’en demander l’autorisation à Egwene.

— Vous êtes une imbécile ! dit-elle d’une voix grinçante. Jusqu’à quand pensiez-vous pouvoir garder ce secret ? Les soldats bavardent, mon enfant. Les hommes parlent toujours trop.

Bryne aura de la chance si l’Assemblée ne plante pas sa tête au bout d’une pique !

Egwene se leva lentement, lissant sa jupe. Elle s’attendait à cette scène, mais elle devait procéder avec prudence. La partie était loin d’être jouée, et tout pouvait se retourner contre elle en un éclair. Elle devait faire semblant d’être innocente jusqu’au moment où elle pourrait cesser de feindre.

— Dois-je vous rappeler, ma fille, que l’incorrection envers le Siège d’Amyrlin est un crime, dit-elle en guise de réponse.

Elle avait simulé si longtemps et elle était si près du but.

— Le Siège d’Amyrlin !

Romanda traversa la tente et s’arrêta près d’Egwene. L’idée d’approcher encore plus près lui traversa l’esprit.

— Vous êtes un bébé ! Votre derrière se rappelle encore votre dernière fessée de novice ! Après ça, vous aurez de la chance si l’Assemblée ne vous met pas au coin avec quelques joujoux. Si vous voulez éviter cela, vous m’écouterez et vous ferez ce que je vous dirai. Asseyez-vous !

Egwene bouillait intérieurement, mais elle s’assit. Le moment n’était pas encore venu.

Hochant sèchement la tête, mais l’air satisfait, Romanda planta ses poings sur ses hanches et regarda Egwene de toute sa hauteur, comme une tante très sévère sermonnant une nièce indisciplinée. Ou un bourreau affligé d’une rage de dents.

— Cette entrevue avec Pelivar et Arathelle doit avoir lieu, maintenant qu’elle est organisée. Ils attendent le Siège d’Amyrlin, et ils le verront. Vous irez avec toute la pompe et la dignité que justifie votre titre. Et vous leur direz que je parlerai à votre place, après quoi vous tiendrez votre langue ! Il vous faudra de la poigne pour les écarter de notre chemin. Lelaine sera là d’un instant à l’autre, pour, sans aucun doute, se mettre en avant. Mais rappelez-vous dans quelle situation elle est. J’ai passé la journée à parler avec d’autres Députées, et il semble très probable que l’échec de Merilille et Merana sera attribué à Lelaine à la prochaine session de l’Assemblée. Ainsi, si vous avez quelque espoir d’acquérir l’expérience qu’il vous faut pour mériter votre châle, il repose sur moi ! Me comprenez-vous ?

— Je comprends parfaitement, dit Egwene, d’un ton qu’elle espérait docile.

Si elle laissait Romanda parler à sa place, il ne subsisterait plus aucun doute. L’Assemblée et le monde entier sauraient qui tenait Egwene al’Vere au collet.

Les yeux de Romanda semblèrent lui vriller un trou dans la tête avant qu’elle ne la hochât sèchement.

— Je l’espère. J’ai l’intention de chasser Elaida du Siège d’Amyrlin, et je ne laisserai pas ruiner mes projets parce qu’une gamine croit qu’elle en sait assez pour traverser la rue sans qu’on la tienne par la main.

Avec un grognement, elle resserra sa cape autour d’elle et sortit en coup de vent. L’écran disparut avec elle.

Egwene s’assit et regardait l’entrée de la tente en fronçant les sourcils. Une gamine ? Que cette femme soit réduite en cendres, elle était le Siège d’Amyrlin ! Que ça leur plaise ou non, elles l’y avaient élevée, et elles devraient vivre avec ! Attrapant l’encrier en pierre, elle le lança sur le rabat de la tente.

Lelaine recula précipitamment évitant de justesse la pluie d’encre.

— Colère, colère, dit-elle en entrant d’un ton moqueur.

Sans plus demander la permission que Romanda, elle embrassa la Source et tissa un écran pour que personne ne puisse les entendre. Alors que Romanda semblait furieuse, Lelaine eut l’air contente d’elle, frottant ses mains gantées en souriant.

— Je suppose que je n’ai pas besoin de vous dire que votre petit secret est éventé. C’est très mal de la part du Seigneur Bryne, mais il est trop précieux pour le condamner à mort. C’est mon avis et c’est heureux pour lui. Voyons voir. J’imagine que Romanda vous a dit que l’entrevue avec Pelivar et Arathelle aurait lieu, et que vous devriez la laisser parler en votre nom. Est-ce exact ?

Egwene remua sur son siège, mais Lelaine agita une main désinvolte à son adresse.

— Inutile de répondre. Je connais Romanda. Malheureusement pour elle, j’ai appris cette nouvelle avant elle, et au lieu de venir vous trouver aussitôt, j’ai réuni les autres Députées. Désirez-vous savoir ce qu’elles en pensent ?

Egwene serra les poings sur ses genoux, où elle espéra que Lelaine ne les verrait pas.

— Je pense que vous allez me le dire.

— Vous n’êtes pas en situation d’employer ce ton avec moi, dit sèchement Lelaine, qui reprit aussitôt son sourire. L’Assemblée est mécontente de vous. Très mécontente. Quel que soit le châtiment dont Romanda vous a menacée, je peux l’exécuter. Romanda, d’autre part, a contrarié beaucoup de Députées par sa brutalité. Aussi, à moins que vous ne désiriez vous retrouver avec encore moins d’autorité que vous n’en avez actuellement, Romanda sera très surprise, demain, quand vous me nommerez pour parler en votre nom. Il est difficile de croire que Pelivar et Arathelle ont été assez bêtes pour prendre cette initiative, mais ils s’enfuiront la queue entre les jambes quand j’en aurai terminé avec eux.

— Comment saurai-je que vous ne mettrez pas ces menaces à exécution ?

Egwene espéra que ses grommellements irrités pourraient passer pour de la maussaderie. Par la Lumière, comme elle était lasse de ces intrigues !

— Parce que je le dis, déclara sèchement Lelaine. Ne savez-vous pas depuis le temps que vous n’êtes vraiment en charge de rien ? C’est l’Assemblée qui commande, et c’est entre Romanda et moi. Dans cent ans, vous serez peut-être digne du châle, mais pour l’instant, restez tranquillement assise, croisez les mains, et laissez une autre qui sait ce qu’elle fait déposer Elaida.

Après le départ de Lelaine, Egwene se remit à contempler l’entrée de la tente. Cette fois, elle ne laissa pas sa colère la submerger. Vous serez peut-être digne du châle. Presque la même chose que Romanda avait dite. Une autre qui sait ce qu’elle fait. Se faisait-elle des illusions sur elle-même ? Une gamine, qui ruinait ce qu’une femme d’expérience pouvait réussir facilement ?

Siuan se glissa dans la tente, et resta debout, l’air soucieux.

— Gareth Bryne vient de m’annoncer que l’Assemblée est au courant, dit-elle, ironique. Sous prétexte de me demander ses chemises ! Ah, lui et ses chemises ! L’entrevue est fixée à demain, près d’un lac à cinq heures d’ici vers le nord. Pelivar et Arathelle sont déjà en route. Aemlyn aussi. C’est une troisième Maison très puissante.

— C’est plus que Romanda et Lelaine ont jugé bon de me révéler, dit Egwene, tout aussi ironique.

Non. Cent ans passés pieds et poings liés, ou cinquante ans, ou cinq, et elle ne serait plus bonne à rien. Si elle devait devenir digne du châle, c’était maintenant.

— Oh, sang et cendres, grogna Siuan. Je ne supporte pas ça ! Qu’est-ce qu’elles ont dit ? Comment ça s’est passé ?

— À peu près comme nous le pensions.

Egwene sourit, en proie à un étonnement qui se manifesta aussi dans sa voix.

— Siuan, elles n’auraient pas pu mieux me livrer l’Assemblée si elles m’avaient dit comment faire.


Les dernières lueurs du jour s’éteignaient quand Sheriam approcha de sa tente, plus petite encore que celle d’Egwene. Et si elle n’avait pas été la Gardienne, elle aurait dû la partager. Se baissant pour entrer, elle n’eut que le temps de réaliser qu’elle n’était pas seule quand on l’isola avec un écran et qu’on la projeta à plat ventre sur son lit de camp. Abasourdie, elle voulut crier, mais un coin de sa couverture s’introduisit de lui-même dans sa bouche. Sa robe et sa chemise jaillirent loin de son corps, comme une bulle de savon qui éclate.

Une main caressa ses cheveux.

— Vous étiez censée m’informer, Sheriam. Cette fille mijote quelque chose, et je veux savoir ce que c’est.

Il lui fallut du temps pour convaincre son interlocuteur qu’elle avait déjà dit tout ce qu’elle savait, qu’elle ne garderait jamais rien pour elle, pas un mot, pas un murmure. Quand enfin elle se retrouva seule, elle resta pelotonnée sur son lit, soignant ses meurtrissures. Elle regrettait amèrement d’avoir jamais adressé la parole à une seule sœur de l’Assemblée.

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