26 Un petit plus

Seaine arpentait les couloirs de la Tour avec l’impression de se tromper à chaque tournant. La Tour Blanche était vaste, aussi cela durait depuis des heures. Elle avait très envie de se retrouver bien au chaud chez elle. Malgré les rideaux tirés à toutes les fenêtres, des courants d’air balayaient les larges corridors décorés de tapisseries, faisant vaciller les flammes des torchères. Il était difficile de les ignorer quand ils s’infiltraient sous les jupes. Son appartement était chaud, confortable et sécurisant.

Les servantes faisaient la révérence et les laquais s’inclinaient dans son sillage, à peine vus et totalement ignorés. La plupart des sœurs étaient dans les quartiers de leur propre Ajah, et les rares qui circulaient avançaient avec une languissante fierté, souvent par deux, toujours de la même Ajah, châles déployés sur leurs bras comme des bannières. Elle sourit et salua aimablement Talene, mais la Députée aux cheveux d’or lui répondit d’un regard dur, comme une beauté sculptée dans la glace, et elle s’éloigna en tripotant son châle frangé de vert.

Trop tard maintenant pour demander à Talene si elle prenait part aux recherches, même si Pevara avait été d’accord. Pevara avait recommandé la plus grande prudence. Seaine était plus que prête à l’écouter étant donné les circonstances. Car Talene était son amie ou plus exactement l’avait été.

Talene n’était pas la pire. Plusieurs sœurs ordinaires la dédaignaient ouvertement. Elle, une Députée ! Aucune Blanche, bien sûr, mais cela n’aurait fait aucune différence. Quoi qu’il se passât à la Tour, les convenances devaient être respectées. Juilaine Madome, une grande femme, séduisante, avec des cheveux noirs coupés court, et qui représentait les Brunes à l’Assemblée depuis moins d’un an, la frôla en passant sans même un murmure d’excuse et s’éloigna de sa démarche masculine. Saerin Asnobar, autre Sœur Brune, la gratifia d’un regard féroce en caressant la poignée de cette dague incurvée qu’elle portait toujours à la ceinture, avant de disparaître dans un couloir latéral. Saerin était Altarane. Quelques fils blancs striaient ses tempes, et soulignaient une mince cicatrice blanche à demi estompée par le temps qui barrait sa joue olivâtre ; et seul un Lige pouvait rivaliser avec elle dans les froncements de sourcils.

Peut-être fallait-il s’attendre à ces réactions. Il y avait eu récemment plusieurs incidents regrettables, et aucune sœur n’était prête à oublier qu’elle avait été transportée sans cérémonie dans les quartiers d’une autre Ajah, et encore moins ce qui s’était parfois passé ensuite. La rumeur disait qu’une Députée – une Députée ! – avait vu sa dignité bafouée par les Rouges, mais sans préciser laquelle. Dommage que l’Assemblée ne pût annuler le décret démentiel d’Elaida. Une Ajah puis une autre s’étaient emparées des nouvelles prérogatives qu’il leur donnait, et peu de Députées avaient envie d’y renoncer maintenant qu’elles étaient acquises. Le résultat, c’était une Tour divisée en camps armés. Autrefois, Seaine avait pensé que l’air de la Tour lui donnait l’impression d’une gelée chaude et tremblotante qui mordait ; à présent, c’était une gelée chaude et tremblotante dont la morsure était acide.

Faisant claquer sa langue de contrariété, elle rajusta son châle frangé de blanc tandis que Saerin disparaissait. Il était stupide de se troubler parce qu’une Altarane fronçait les sourcils, et plus encore de se faire du souci pour ce qu’elle ne pouvait pas changer quand elle avait une tâche à remplir.

Puis, après toutes ses recherches du matin, elle vit subitement la proie qu’elle cherchait depuis si longtemps s’avancer vers elle. Zerah Dacan était une jeune femme brune et mince, pleine de dignité et de sang-froid, et, apparemment indifférente aux courants brûlants circulant dans la Tour ces derniers temps. Elle n’était pas aussi jeune qu’elle le paraissait, mais Seaine était sûre qu’elle ne portait pas depuis cinquante ans le châle frangé de blanc. Elle était relativement inexpérimentée. Ce qui pouvait être un avantage.

Zerah ne chercha pas à éviter une sœur de sa propre Ajah, inclinant respectueusement la tête quand Seaine s’arrêta près d’elle. De nombreuses broderies d’or entrelacées s’enroulaient autour de ses manches et formaient une large bande au bas de sa robe immaculée. C’était étonnamment clinquant pour l’Ajah Blanche.

— Députée, murmura-t-elle.

Seaine crut détecter un peu d’inquiétude dans ses yeux bleus.

— J’ai besoin de vous pour quelque chose, dit Seaine avec plus de calme qu’elle n’en ressentait.

Sans doute transférait-elle ses propres émotions dans les grands yeux de Zerah.

— Suivez-moi.

Bien qu’il n’y ait rien à craindre en plein cœur de la Tour Blanche, elle eut du mal à garder les mains croisées.

Comme elle s’y attendait – ou plutôt l’espérait – Zerah la suivit avec un nouveau murmure d’acquiescement. D’un pas souple, elle suivit gracieusement Seaine, descendant les grands escaliers de marbre aux larges rampes incurvées, puis se rembrunit à peine quand Seaine ouvrit une porte au rez-de-chaussée, donnant sur un escalier descendant en spirale dans la pénombre.

— Après vous, ma sœur, dit Seaine, canalisant un petit globe lumineux.

Selon le protocole, elle aurait dû précéder Zerah, mais elle ne put s’y résoudre.

Zerah n’hésita pas à descendre. Elle n’avait normalement rien à craindre d’une Députée qui était, de surcroît, une Sœur Blanche. Logiquement, Seaine lui dirait ce qu’elle attendait d’elle le moment venu, qui ne serait rien qu’elle ne pût accomplir. Malgré tout, l’estomac de Seaine papillonnait comme une énorme mite prise au piège. Par la Lumière, elle tenait la saidar, contrairement à sa compagne. En outre, Zerah était moins puissante qu’elle dans le Pouvoir. Il n’y avait donc rien à craindre. Les spasmes de son estomac ne se calmaient pourtant pas.

Pendant la descente, elles passèrent devant des portes menant à des caves et à des sous-sols, jusqu’au niveau le plus bas, au-dessous même de celui auquel on testait les Acceptées. Seul le petit globe lumineux de Seaine éclairait le sombre couloir. Elles retroussaient leurs jupes, mais leurs pantoufles soulevaient de petits nuages de poussière en dépit de leur démarche légère. Des portes en bois trouaient les murs en pierre lisse, dont beaucoup n’avaient plus que des bouts de fer rouillés en guise de gonds et de serrures.

— Députée, dit Zerah, hésitante, qu’est-ce que nous venons chercher ici ? Je ne crois pas que personne soit descendu si bas depuis des années.

Seaine était certaine que sa visite, quelques jours plus tôt, avait été la première à ce niveau depuis au moins un siècle. C’était l’une des raisons pour lesquelles Pevara et elle l’avaient choisi.

— Nous y sommes, dit-elle, poussant une porte qui grinça à peine.

Aucune quantité d’huile n’avait pu déloger toute la rouille, et leurs efforts pour l’enlever avec le Pouvoir s’étaient soldés par un échec. Ses capacités avec la Terre étaient supérieures à celles de Pevara, mais cela n’allait quand même pas très loin.

Zerah entra et cligna les yeux de surprise. Dans une pièce vide, Pevara siégeait derrière une table massive bien qu’abîmée, entourée de trois petits bancs. Descendre ces quelques meubles sans être vues avait été difficile – surtout qu’elles ne pouvaient pas faire confiance aux domestiques. Le dépoussiérage avait été plus facile, sinon plus agréable, et le ménage du couloir, qu’il fallait faire après chaque passage, avait été pénible.

— J’étais sur le point de renoncer à rester ici toute seule dans le noir, grogna Pevara.

L’aura de la saidar l’entoura quand elle prit une lanterne sous la table et canalisa pour l’allumer, répandant autant de clarté qu’en méritait cette ancienne réserve. Un peu rondelette et assez jolie, la Députée Rouge ressemblait à un ours souffrant d’une rage de dents.

— Nous voulons vous poser quelques questions, Zerah.

Elle l’isola par un écran pendant que Seaine fermait la porte.

Le visage de Zerah demeura impassible, mais elle déglutit bruyamment.

— À propos de quoi, Députées ? demanda Zerah, un imperceptible tremblement dans la voix.

Mais peut-être était-ce dû à l’atmosphère qui régnait à la Tour.

— À propos de l’Ajah Noire, répondit sèchement Pevara. Nous voulons savoir si vous êtes une Amie du Ténébreux.

La surprise et l’indignation eurent raison du calme de Zerah.

La plupart auraient trouvé que c’était un démenti suffisant, mais elle ajouta :

— Je n’ai pas à supporter cela de vous ! Vous autres Rouges, vous lancez de faux Dragons depuis des années ! Si vous voulez savoir ma pensée, il n’y a pas à chercher plus loin que les quartiers des Rouges pour trouver des Sœurs Noires !

Pevara s’empourpra de fureur. Son loyalisme envers son Ajah allait de soi, mais pis encore, des Amis du Ténébreux avaient décimé sa famille. Seaine décida d’intervenir avant que Pevara ne recoure à la force. Elles n’avaient pas de preuve. Pour le moment.

— Asseyez-vous Zerah, dit-elle aussi chaleureusement qu’elle put. Asseyez-vous, ma sœur.

Zerah se tourna vers la porte, prête à désobéir à l’ordre d’une Députée – et d’une Députée de sa propre Ajah ! – mais elle finit par s’asseoir au bord d’un banc, très raide.

Avant même que Seaine ait fini de s’installer sur un autre, de sorte que Zerah se trouve entre elle et Pevara, celle-ci posa la Baguette aux Serments blanc ivoire sur le plateau très abîmé de la table. Seaine soupira. Elles étaient Députées, donc autorisées à se servir de n’importe quel ter’angreal, mais c’était elle qui avait dérobé la Baguette aux Serments. Elle ne pouvait pas s’empêcher de considérer cela comme un vol, sachant qu’elle n’avait observé aucune des procédures habituelles. Elle s’attendait, d’un instant à l’autre, à voir, debout derrière elle, Sereille Bagand morte depuis si longtemps, prête à la traîner par l’oreille au bureau de la Maîtresse des Novices ! Irrationnel, mais non moins réel.

— Nous voulons être sûres que vous dites la vérité, dit Pevara, en colère. Alors vous allez prêter serment sur la Baguette, puis je vous reposerai la question.

— Je ne devrais pas être soumise à cette humiliation, dit Zerah, avec un regard accusateur à Seaine, mais je vais de nouveau prêter tous les Serments, si cela peut vous satisfaire. Et après, j’exigerai des excuses.

On n’aurait jamais cru qu’elle était isolée par un écran, ni qu’on venait de lui poser une question si offensante. Presque dédaigneusement, elle tendit la main vers la fine Baguette d’un pied de long, qui brillait à la faible clarté de la lanterne.

— Vous allez jurer de nous obéir en tout à toutes les deux, lui dit Pevara, et Zerah retira sa main comme si elle allait toucher une vipère.

Pevara poursuivit, poussant légèrement la Baguette vers elle.

— De cette façon, nous saurons que vos réponses sont sincères, et si vous mentez, nous saurons que vous nous aiderez à pourchasser vos Sœurs Noires. La Baguette peut servir à vous libérer d’un Serment, si vous donnez la bonne réponse.

— Me libérer… ? s’exclama Zerah. Je n’ai jamais entendu dire que quiconque ait jamais été libéré d’un Serment par la Baguette !

— C’est pourquoi nous prenons toutes ces précautions, lui rétorqua Seaine. Logiquement, une Sœur Noire est capable de mentir, ce qui signifie qu’elle doit avoir été libérée au moins de ce serment, et sans doute des trois. Pevara et moi, nous avons testé le pouvoir de libération, et découvert que le processus était le même.

Elle ne raconta pas à quel point cela avait été douloureux, les laissant en larmes toutes les deux. Elle ne dit pas non plus que Zerah ne serait pas libérée de son serment quelle que soit sa réponse, tant que la recherche des Sœurs Noires ne serait pas terminée. En effet, elles ne pouvaient pas la lâcher dans la nature, pour qu’elle puisse parler de cet interrogatoire, et se plaindre avec juste raison, si elle n’était pas une Noire.

Par la Lumière, Seaine regrettait de ne pas avoir trouvé une autre sœur répondant aux critères qu’elles avaient sélectionnés. Une Verte ou une Jaune aurait convenu. Dans le meilleur des cas, elles étaient pleines d’outrecuidance, et dernièrement… ! Non. Elle n’allait pas succomber à la maladie qui se répandait dans la Tour. Pourtant, elle ne put empêcher certains noms de jaillir dans sa tête, dont une douzaine de Vertes, deux fois plus de Jaunes, et chacune bonne à rétrograder de quelques crans. Mépriser une Députée ?

— Vous vous êtes libérées vous-mêmes d’un des Serments ? demanda Zerah, d’un ton étonné, écœuré et gêné à la fois.

Une réaction parfaitement raisonnable.

— Et nous l’avons prêté de nouveau, grommela Pevara avec impatience.

Attrapant la Baguette, elle canalisa un peu d’Esprit à une extrémité, tout en maintenant l’écran de Zerah.

— Sous la Lumière, je jure de ne pas prononcer un mot qui ne soit vrai. Sous la Lumière, je jure de ne faire aucune arme pour qu’un homme en tue un autre. Sous la Lumière, je jure de ne pas utiliser le Pouvoir Unique comme une arme, sauf contre des Engeances de l’Ombre ou, en dernier recours, pour défendre ma vie, celle de mon Lige ou celle d’une autre sœur.

Elle ne grimaça pas à l’évocation des Liges, comme le faisaient souvent les nouvelles Sœurs Rouges.

— Je ne suis pas une Amie du Ténébreux. J’espère que vous êtes satisfaites.

Elle montra les dents à Zerah, mais était-ce un sourire ou un grognement ? C’était difficile à dire.

À son tour, Seaine prêta de nouveau les Serments. Pour chacun d’entre eux, elle ressentit une légère pression depuis son crâne jusqu’à la plante des pieds. En fait, la pression était difficile à détecter, à cause de sa peau qui lui paraissait trop tendue d’avoir encore à prêter le Serment contre le mensonge. Prétendre que Pevara portait la barbe ou que les rues de Tar Valon étaient pavées de fromage, avait été amusant pendant un temps – même Pevara pouffait – mais ne valait pas le malaise qu’elle ressentait maintenant. Le test ne lui avait pas paru nécessaire. Logiquement, il devait en être ainsi. Dire qu’elle n’était pas une Noire lui écorchait la langue, mais elle tendit à Zerah la Baguette aux Serments avec un hochement de tête impérieux.

Remuant sur son siège, Zerah retourna la Baguette lisse dans ses mains, déglutissant convulsivement. À la pâle clarté de la lanterne, elle avait l’air malade. Elle les regarda l’une après l’autre, les yeux dilatés, puis elle resserra les mains sur la Baguette et hocha la tête.

— Exactement ce que j’ai dit, gronda Pevara, canalisant une fois de plus de l’Esprit dans la Baguette, ou vous recommencerez jusqu’à ce que ce soit exact.

— Je jure de vous obéir à toutes les deux, dit Zerah d’une voix tendue, puis elle frissonna quand la Baguette exerça son emprise.

C’était toujours plus difficile lors du premier serment.

— Questionnez-moi sur l’Ajah Noire, dit-elle, ses mains tremblant sur la Baguette. Questionnez-moi sur l’Ajah Noire !

L’intensité du ton donna la réponse à Seaine avant même que Pevara ne relâche le flot d’Esprit et ne pose la question commandant une réponse sincère.

— Non ! hurla presque Zerah. Non, je ne suis pas de l’Ajah Noire ! Maintenant, libérez-moi de ce Serment ! Libérez-moi immédiatement !

Seaine s’avachit sur son banc, découragée, posant les coudes sur la table. Elle ne désirait certes pas que Zerah réponde positivement, mais elle était certaine d’avoir trouvé l’autre femme qui mentait. Un mensonge découvert après des semaines de recherches. Combien de temps encore pour mener à bien leur enquête ? Toujours vigilante, de jour comme de nuit, quand elle parvenait à dormir.

Pevara pointa sur elle un index accusateur.

— Vous avez dit que vous veniez du nord.

— Oui. J’ai longé la rive de l’Erinin jusqu’à Jualdhe, dit lentement Zerah. Maintenant, libérez-moi de ce Serment !

Elle s’humecta les lèvres.

Seaine la regarda en fronçant les sourcils.

— On a découvert des semences d’Épine Dorée et une coque de noix dans vos fontes, Zerah. Et on n’en trouve qu’à cent miles au sud de Tar Valon.

Zerah se leva d’un bond.

— Asseyez-vous, ordonna sèchement Pevara.

Elle se laissa retomber sur le banc dans un bruit mat, mais elle ne cilla pas. Elle tremblait. Elle serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents ; Seaine en était persuadée. Par la Lumière, l’interroger pour savoir si elle venait du nord ou du sud l’effrayait davantage que lui demander si elle était une Amie du Ténébreux.

— D’où êtes-vous partie ? demanda lentement Seaine, et pourquoi… ?

Elle voulait comprendre pourquoi elle avait fait ce si long détour – ce qui était évident – pour brouiller les pistes. La réponse jaillit de la bouche de Zerah.

— De Salidar, glapit-elle.

Serrant toujours dans ses mains la Baguette aux Serments, elle se tortilla sur son banc. Des larmes inondèrent ses yeux grands comme des soucoupes et rivés sur Pevara. Un torrent de paroles s’ensuivit. Elle claquait des dents à présent.

— Je suis ve-venue pour m’assurer que toutes les sœurs sont au courant pour les Rou-Rouges et Logain, afin qu’elles dé-dépo-sent Elaida et que la T-Tour puisse être re-réunifiée.

— Très bien dit Pevara fermement.

Son visage était impassible, mais la lueur brillant dans ses yeux noirs était loin de l’espièglerie de leurs années de novices et d’Acceptées.

— Ainsi, vous êtes la source de cette… rumeur. Vous serez convoquée devant l’Assemblée et vous avouerez que c’était un mensonge. Reconnaissez-le, ma fille !

Zerah avait les yeux horrifiés. Elle lâcha la Baguette qui roula sur la table, et porta la main à sa gorge. Un son étranglé sortit de sa bouche béante. Pevara la fixa, choquée, mais Seaine comprit soudain.

— Par la Lumière, vous n’êtes pas obligée de mentir, Zerah, dit-elle.

Les jambes de Zerah s’agitaient sous la table, comme si elle essayait en vain de se lever.

— Dites-le-lui, Pevara. Elle croit que c’est vrai ! Vous lui avez ordonné de dire la vérité et de mentir. Ne me regardez pas comme ça ! Elle croit sincèrement !

Les lèvres de Zerah bleuirent. Elle battit des paupières. Seaine prit son courage à deux mains.

— Pevara, c’est vous qui lui avez donné cet ordre, alors vous devez la libérer, ou elle va suffoquer sous nos yeux.

— C’est une rebelle, dit Pevara, mettant dans ce mot tout le mépris du monde.

Puis elle soupira.

— Elle n’a pas été testée, jusqu’à présent. Vous n’avez pas… à mentir… ma fille.

Zerah s’affala en avant, la joue contre la table, aspirant l’air entre deux gémissements.

Seaine branla du chef, étonnée. Elles n’avaient pas pensé à l’éventualité de Serments conflictuels. Et si l’Ajah Noire ne se contentait pas d’annuler le Serment contre le mensonge, mais le remplaçait par un Serment à elle ? Et si elles remplaçaient les Trois Serments par des Serments de leur cru ? Elle et Pevara devraient se montrer très prudentes si elles découvraient une Sœur Noire, au risque de se retrouver avec une morte avant d’avoir déterminé quel était le conflit. Elles devraient peut-être commencer par une renonciation de tous les Serments – pas moyen de procéder plus prudemment sans savoir ce que juraient les Sœurs Noires – suivie d’une nouvelle prestation des Trois Serments ? Par la Lumière, la souffrance d’être libérée de tous les Serments à la fois serait presque équivalente à la torture. Mais une Sœur Noire le méritait bien, et même davantage. Si elles en découvraient jamais une.

Pevara baissa les yeux sur la femme suffocante, sans la moindre trace de compassion.

— Quand elle passera en jugement pour rébellion, je veux faire partie des juges.

— Si elle est jugée, Pevara, dit pensivement Seaine. Il serait dommage de nous priver de l’aide d’une sœur dont nous savons qu’elle n’est pas une Amie du Ténébreux. Et comme c’est une rebelle, nous n’aurons pas trop de scrupules à nous servir d’elle.

Elles avaient beaucoup discuté, sans arriver à une conclusion, de la deuxième raison de laisser le nouveau Serment en place. Une sœur qui avait juré pouvait être contrainte (Seaine remua sur son banc, mal à l’aise ; cela semblait trop proche de la vilenie interdite de la Compulsion) et incitée à participer aux recherches, si on la poussait à accepter le danger.

— Je ne pense pas qu’elles n’en ont envoyé qu’une seule, dit Pevara. Zerah, combien d’entre vous sont-elles venues pour répandre cette rumeur ?

— Dix, marmonna Zerah toujours contre la table, puis elle se redressa d’un sursaut, les yeux flamboyant de défi.

— Je ne trahirai pas mes sœurs ! Je ne les… !

Elle s’interrompit brusquement, réalisant que c’était déjà fait.

— Des noms ! aboya Pevara. Donnez-moi des noms ou je vous fais la peau sur-le-champ !

Des noms lui échappèrent malgré elle. À cause du commandement, sans doute, plus qu’à cause de la menace. Face à la mine sinistre de Pevara, Seaine pensa qu’il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu’elle l’humilie, comme une novice surprise à voler. Curieusement, elle ne ressentait pas la même animosité. De la révulsion, oui, mais pas aussi forte. Cette femme était une rebelle, qui avait participé à la scission de la Tour Blanche, alors qu’une sœur devait tout accepter pour préserver son unité, et pourtant… Très étrange.

— Vous êtes d’accord, Pevara ? dit-elle quand l’énoncé de la liste fut terminé.

Têtue, Pevara hocha sèchement la tête pour toute réponse.

— Très bien, Zerah. Cet après-midi, vous amènerez Bernaile à mon appartement.

Il y avait deux rebelles dans chaque Ajah, excepté dans la Bleue et la Rouge, mais il valait mieux commencer par l’autre Blanche.

— Vous lui direz simplement que je désire lui parler d’une affaire personnelle. Vous n’éveillerez aucun soupçon. Puis vous vous tairez et vous nous laisserez, Pevara et moi, faire le nécessaire. Vous êtes maintenant recrutée pour une cause plus utile que votre rébellion malavisée, Zerah.

Malavisée, bien sûr. Quelque ivre de pouvoir que soit devenue Elaida.

— Vous allez nous aider à pourchasser l’Ajah Noire.

À chaque injonction, Zerah hochait la tête, le visage chagrin. À la mention de l’Ajah Noire, sa mâchoire s’affaissa. Par la Lumière, cette expérience avait dû lui déranger l’esprit pour qu’elle ne voie pas ça !

— Et vous cesserez de répandre ces… histoires, dit Pevara d’un ton sévère. À partir de maintenant, vous ne mentionnerez plus ensemble l’Ajah Rouge et les faux Dragons. Est-ce clair ?

Le visage de Zerah se couvrit d’un masque d’entêtement maussade. Zerah dit :

— C’est clair, Députée.

Elle semblait sur le point de se remettre à pleurer par pure frustration.

— Alors, ôtez-vous de ma vue, dit Pevara, lâchant l’écran et la saidar en même temps.

— Et ressaisissez-vous ! Lavez-vous le visage et mettez de l’ordre dans votre coiffure !

Zerah s’éloignait déjà de la table. Elle dut baisser les mains qui rajustaient ses cheveux pour ouvrir la porte. Quand le battant se referma en grinçant, Pevara renifla avec dédain.

— Elle aurait été capable d’aller trouver cette Bernaile, toute dépenaillée pour lui mettre la puce à l’oreille.

— C’est juste, reconnut Seaine. Mais à qui allons-nous mettre la puce à l’oreille si nous persécutons ces femmes ? À tout le moins, cela attirera l’attention.

— Au point où en sont les choses, nous n’éveillerions pas l’attention, même si nous leur faisions traverser le domaine de la Tour à coups de pied, dit Pevara, comme si elle trouvait l’idée attrayante. Ce sont des rebelles, et j’ai l’intention de les surveiller de si près qu’elles gémiront si l’une d’elle a la moindre pensée interdite !

Elles débattirent longuement de cette question. Seaine pensait que leur imposer d’exécuter leurs ordres, sans leur laisser d’échappatoires, serait suffisant. Pevara lui fit remarquer qu’elles laissaient dix rebelles – dix ! – arpenter les couloirs de la Tour sans être châtiées. Seaine argua qu’elles seraient punies éventuellement, et Pevara grogna qu’éventuellement n’était pas assez tôt. Seaine avait toujours admiré la volonté de fer de Pevara, mais vraiment, elle allait parfois jusqu’à l’entêtement.

Un faible grincement avertit Seaine que la porte s’ouvrait. Aussitôt, elle cacha la Baguette aux Serments dans les plis de sa jupe. Puis elles s’empressèrent d’embrasser la Source presque en même temps.

Saerin entra calmement, une lanterne à la main, et s’effaça devant Talene, suivie de la minuscule Yukiri qui tenait aussi une lanterne, et de Doesine, une grande femme cairhienine élancée comme un jeune homme. Celle-ci referma la porte derrière elle et s’y adossa, comme pour empêcher quiconque de sortir. Ces quatre Députées représentaient toutes les autres Ajahs de la Tour. Elles semblèrent ignorer le fait que Seaine et Pevara tenaient la saidar. Soudain, la pièce sembla trop petite à Seaine. Imaginaire et irrationnel…

— Étrange de vous voir toutes les deux ensemble, dit Saerin.

Son visage exprimait la sérénité même, ce qui ne l’empêchait pas de caresser la poignée de cette dague incurvée qu’elle portait toujours à la ceinture. Elle siégeait à l’Assemblée depuis quarante ans, plus longtemps qu’aucune autre sœur, et toutes avaient appris à craindre ses colères.

— Nous pourrions dire la même chose de vous, rétorqua Pevara, ironique.

Elle ne redoutait pas les colères de Saerin, elle.

— À moins que vous ne descendiez ici pour aider Doesine à retrouver son calme ?

Une soudaine rougeur sur le visage de la Jaune la fit encore plus ressembler à un jeune homme, malgré son port élégant. Seaine en déduisit quelle Députée s’était égarée trop près du quartier des Rouges avec des résultats regrettables.

— Pourtant, je n’aurais jamais cru que cela vous rapprocherait. Les Vertes tirent dans les pattes des Jaunes, les Brunes dans celles des Vertes. À moins que vous ne veniez ici pour vous battre en duel sans être dérangées ?

Seaine chercha frénétiquement pour quelle raison ces quatre-là descendaient si profondément dans les entrailles de Tar Valon. Qu’est-ce qui les unissait ? Leurs Ajahs – toutes les Ajahs – étaient des rivales. Elaida leur avait infligé des punitions à toutes les quatre. Aucune sœur n’aimait être condamnée au Labeur, surtout quand elles savaient pourquoi elles devaient récurer les marmites et les sols. Cela ne constituait pas un lien. Quoi d’autre ? Aucune n’était de noble naissance. Saerin et Yukiri étaient filles d’aubergistes, Talene fille de fermiers, et le père de Doesine était coutelier. Saerin avait d’abord été formée par les Filles du Silence, seule de ce groupe à accéder au châle. Sottises sans aucune utilité. Soudain, un constat la frappa et lui dessécha la gorge : Saerin qui avait du mal à contrôler ses colères ; Doesine, qui s’était enfuie à trois reprises quand elle était novice, bien qu’elle ne fût qu’une seule fois parvenue jusqu’aux ponts. Talene, qui s’était sans doute vu infliger plus de punitions que toute autre novice dans l’histoire de la Tour ; Yukiri, toujours la dernière Grise à se joindre au consensus, alors qu’elle était d’un autre avis que ses sœurs, et par ailleurs la dernière à être élue à l’Assemblée. En un sens, toutes étaient des rebelles humiliées par Elaida. Pensaient-elles qu’elles avaient fait une erreur en déposant Siuan et en élevant Elaida à sa place ? Étaient-elles au courant pour Zerah et les autres ? Et si oui, quelles étaient leurs intentions ?

Mentalement, Seaine se prépara à tisser la saidar, sans beaucoup d’espoir de leur échapper. Pevara était d’une puissance égale à Saerin et Yukiri, mais elle-même était plus faible que toutes les autres, à part Doesine. Elle se prépara, et Talene s’avança et fit voler en éclats toutes ses déductions logiques.

— Yukiri a remarqué que vous vous éclipsiez ensemble, et nous voulons savoir pourquoi.

Sa voix étonnamment grave était véhémente, malgré la glace qui semblait recouvrir son visage.

— Les chefs de vos Ajahs vous ont-elles confié une tâche secrète ? En public, les chefs des Ajahs se montrent les dents, mais on les a vues comploter dans les coins, semble-t-il. Quoi qu’elles manigancent, l’Assemblée a le droit d’être au courant.

— Oh, arrêtez, Talene.

La voix de Yukiri était toujours plus déconcertante que celle de Talene. Elle avait l’air d’une reine miniature, dans sa robe de soie noire ornée de dentelles ivoire, mais elle s’exprimait comme une paysanne placide. Elle prétendait que le contraste était utile dans les négociations. Elle sourit à Seaine et Pevara, comme une souveraine hésite sur le degré d’amabilité à manifester à ses sujettes.

— Je vous ai vues vous faufiler comme des furets dans un poulailler, dit-elle, mais j’ai tenu ma langue – vous pourriez coucher ensemble, pour ce que j’en sais, et ça ne me regarde pas – j’ai donc tenu ma langue jusqu’au moment où j’ai entendu Talene se plaindre des sœurs qui complotent dans les coins. J’en ai vu pas mal moi-même, et je suppose que certaines sont aussi les chefs de leur Ajah. Alors, dites-nous tout, si vous le pouvez. L’Assemblée a le droit de savoir.

— Nous ne partirons pas tant que vous n’aurez pas parlé, intervint Talene, plus véhémente que jamais.

Pevara eut un reniflement dédaigneux et croisa les bras.

— Si la supérieure de mon Ajah me disait deux mots, je ne vois pas pourquoi je vous les répéterais. Ce dont nous discutions, Seaine et moi, n’a rien à voir avec les Rouges ou les Blanches. Alors, allez fouiner ailleurs.

Mais elle ne lâcha pas la saidar. Et Seaine non plus.

— C’était inutile et je le savais bien, grommela Doesine depuis la porte. Pourquoi ai-je eu la fichue idée de me laisser embarquer là-dedans… Sapristi, heureusement que personne n’est au courant, ou on recevrait des torgnoles devant toute cette sacrée Tour.

Parfois, elle adoptait aussi le langage d’un garçon mal élevé.

Seaine se serait levée pour partir si elle n’avait craint que ses genoux la trahissent. Pevara se leva, elle, manifestant des signes d’impatience aux femmes qui se tenaient entre elle-même et la porte.

Saerin palpa la poignée de sa dague, les lorgnant bizarrement sans bouger d’un pouce.

— C’est une énigme, murmura-t-elle.

Soudain, elle avança, sa main libre plongeant dans le giron de Seaine, si vite que celle-ci en eut le souffle coupé. Elle essaya de maintenir la Baguette cachée dans ses jupes.

— J’aime les énigmes, déclara Saerin.

Seaine lâcha la Baguette et rajusta ses jupes.

L’apparition de la Baguette déchaîna un torrent de paroles, presque toutes se mettant à parler en même temps.

— Sang et cendres, gronda Doesine. Êtes-vous descendues ici pour élever de nouvelles sœurs ?

— Oh, laissez tomber, Saerin, dit Yukiri en riant. Quoi qu’elles mijotent, c’est leur affaire.

Couvrant leurs deux voix, Talene aboya :

— Pourquoi sont-elles venues ici clandestinement si ça n’a rien à voir avec les chefs des Ajahs ?

Saerin fit un geste d’apaisement pour que le calme revienne. Bien qu’elles soient toutes Députées, c’était elle qui, à l’Assemblée, avait le droit de parler la première. Ses quarante ans d’ancienneté n’y étaient pas pour rien.

— Voilà la clé de l’énigme, dit-elle, caressant la Baguette du pouce. Pourquoi cela ?

Brusquement, l’aura de la saidar l’entoura elle aussi, et elle canalisa l’Esprit dans la Baguette.

— Sous la Lumière, je ne dirai pas un mot qui ne soit vrai. Je ne suis pas une Amie du Ténébreux.

Dans le silence qui suivit, un éternuement de souris aurait paru bruyant.

— Ai-je raison ? dit Saerin, lâchant le Pouvoir.

Elle tendit la Baguette à Seaine.

Pour la troisième fois, Seaine prêta le Serment contre le mensonge et répéta qu’elle n’était pas une Noire. Pevara fit de même, avec une dignité glaciale. Elle avait un regard d’aigle.

— C’est ridicule, dit Talene. Il n’existe pas d’Ajah Noire.

Yukiri prit la Baguette des mains de Pevara et canalisa.

— Sous la Lumière, je ne dirai pas un mot qui ne soit vrai. Je ne suis pas de l’Ajah Noire.

L’aura de la saidar s’éteignit autour d’elle et elle tendit la Baguette à Doesine.

Talene fronça les sourcils, dépitée.

— Écartez-vous, Doesine. Pour ma part, je ne tolérerai pas cette odieuse insinuation.

— Sous la Lumière, je ne dirai pas un mot qui ne soit vrai, dit Doesine, presque avec révérence, entourée du halo de la saidar. Je ne suis pas de l’Ajah Noire.

Pour les affaires sérieuses, son langage était aussi châtié que toute Maîtresse des Novices pouvait le souhaiter. Elle tendit la Baguette à Talene.

La femme aux cheveux d’or sursauta et recula comme devant un serpent venimeux.

— Le seul fait d’exiger ce Serment est une calomnie. Pire qu’une calomnie !

Une lueur sauvage brilla dans ses yeux. Impression irrationnelle, probablement, mais que ressentit Seaine.

— Maintenant dégagez la voie, ordonna Talene avec toute l’autorité d’une Députée. Je m’en vais.

— Je ne crois pas, dit Pevara avec calme, et Yukiri acquiesça lentement de la tête.

Saerin serrait le manche de sa dague à s’en blanchir les phalanges.


Chevauchant dans les neiges profondes de l’Andor, pataugeant dans les congères, Toveine Gazai maudit le jour de sa naissance. Petite et potelée, avec une douce peau cuivrée et de longs cheveux noirs et brillants, elle avait paru jolie à beaucoup au cours des ans, mais personne n’avait jamais dit qu’elle était belle. Et surtout pas maintenant. Ses yeux noirs étaient à présent perçants, quand elle n’était pas en colère. Elle était furieuse aujourd’hui.

Quatre autres Rouges chevauchaient derrière elle, et vingt Gardes de la Tour les suivaient, en tuniques et capes sombres. Les hommes n’appréciaient pas que leurs armures soient arrimées sur les chevaux de bât, et ils scrutaient les forêts alentour comme s’attendant à une attaque imminente. Comment pouvaient-ils parcourir trois cents miles en Andor sans se faire remarquer, avec la Flamme de Tar Valon brillant sur leurs tuniques et leurs capes, c’est ce que Toveine n’imaginait pas. Heureusement, le voyage tirait à sa fin. Dans un jour, peut-être deux, avec les chevaux qui enfonçaient jusqu’aux genoux dans la neige, ils effectueraient leur jonction avec neuf groupes identiques au sien. Toutes les sœurs qui en faisaient partie n’étaient pas des Rouges, malheureusement, mais cela ne la troublait pas outre mesure. Toveine Gazai, autrefois Députée de l’Ajah Rouge, resterait dans l’histoire comme la femme qui avait détruit la Tour Noire.

Elle était sûre qu’Elaida croyait à sa reconnaissance, parce qu’elle lui avait donné cette chance, l’avait rappelée de l’exil et de la disgrâce, et lui avait offert cette occasion de rédemption. Elle renifla avec dédain. Si un loup avait regardé dans les profondeurs de sa capuche, il aurait eu peur. Ce qui avait été fait vingt ans plus tôt avait été nécessaire. Que la Lumière calcine tous ceux prétendant que l’Ajah Noire avait été impliquée ! Cela avait été nécessaire et juste. Mais Toveine Gazai avait perdu son siège à l’Assemblée, et avait été forcée de demander le pardon sous les verges, devant toutes les sœurs réunies, ainsi que les novices et les Acceptées, lesquelles apprenaient ainsi que les Députées, devaient aussi respecter la loi quelle qu’elle soit. Puis on l’avait envoyée, durant ces vingt dernières années, travailler dans les Collines Noires, à la ferme de Maîtresse Jara Doweel, qui considérait qu’une Aes Sedai purgeant sa peine en exil n’était en rien différente d’une autre servante peinant sous le soleil et dans la neige. Toveine déplaça ses mains sur les rênes ; elle sentait ses cals. Maîtresse Doweel était convaincue que tout le monde devait travailler dur, et lui avait imposé la même discipline que celle des novices ! Elle n’avait eu aucune pitié pour celle qui avait essayé d’esquiver le travail éreintant qu’elle avait partagé elle-même, et encore moins pour une femme qui s’était éclipsée discrètement pour se consoler avec un joli garçon. Telle avait été la vie de Toveine ces vingt dernières années. Pendant ce temps-là, Elaida s’était faufilée en toute impunité dans les vides juridiques, et s’était retrouvée comme une fleur sur le Siège de l’Amyrlin que Toveine avait convoité pour elle. Non, elle n’était pas reconnaissante. Mais elle avait appris à attendre son heure.

Brusquement, un homme de haute taille en tunique noire, ses cheveux noirs tombant jusqu’aux épaules, sortit de la forêt devant elle, soulevant des gerbes de neige.

— Inutile de lutter, annonça-t-il d’une voix ferme, levant une main gantée. Rendez-vous, et personne ne sera blessé !

Toveine, aussitôt rejointe par les sœurs, réagit.

— Emparez-vous de lui, dit-elle calmement. Vous feriez bien de vous lier. Il m’a isolée avec un écran.

Il semblait donc qu’un de ces Asha’man soit venu à elle. Quelle charmante attention !

Brusquement, elle réalisa que rien ne se passait, et cessa de regarder l’homme pour froncer les sourcils sur Jenare. Tout le sang s’était retiré de son visage.

— Toveine, dit-elle, moi aussi je suis isolée par l’écran.

— Moi aussi, renchérit Lemai, incrédule, et d’autres après elle, de plus en plus agitées.

Toutes isolées par un écran.

Des hommes en noir sortirent des arbres au ralenti, et les encerclèrent. Toveine en compta quinze. Les Gardes marmonnaient en colère, attendant l’ordre d’une sœur. Ils savaient seulement qu’une bande de fripouilles les attaquait. Toveine fit claquer sa langue avec irritation. Tous ces hommes en noir ne pouvaient pas canaliser, naturellement, mais apparemment tous les Asha’man qui en étaient capables étaient lancés contre elle. Elle garda son calme. Contrairement à certaines sœurs de son escorte, ce n’était pas la première fois qu’elle affrontait des hommes sachant canaliser. Le premier s’avança vers elle en souriant, apparemment persuadé qu’elles avaient obéi à son ordre ridicule.

— À mon commandement, dit-elle à voix basse, nous nous disperserons dans toutes les directions. Dès que vous serez assez loin pour que l’homme lâche son écran – les hommes pensaient toujours qu’il fallait voir la personne pour maintenir l’écran en place, ce qui signifiait qu’ils étaient obligés de la garder dans leur champ visuel – revenez sur vos pas pour aider les Gardes. Préparez-vous.

Élevant la voix, elle cria :

— Gardes, attaquez !

Poussant un rugissement, les Gardes s’élancèrent en brandissant leur épée, croyant entourer les sœurs pour les protéger. Tournant sa jument vers la droite, Toveine la talonna, et, couchée sur l’encolure de Moineau, se faufila entre deux Gardes médusés, puis entre deux très jeunes Asha’man qui en restèrent paralysés d’étonnement. Puis elle regagna le couvert des arbres, talonnant sa monture, la neige giclant de toutes parts, indifférente au risque que sa jument se casse une jambe. Elle aimait sa jument, mais la perte d’un cheval était chose courante. Derrière elle, on entendit des cris, et une voix, qui rugissait pour couvrir la cacophonie :

— Prenez-les vivantes par ordre du Dragon Réincarné ! Blessez une Aes Sedai, et vous en répondrez devant moi !

Par ordre du Dragon Réincarné. Pour la première fois, Toveine éprouva de la peur, un glaçon lui gelant le ventre. Le Dragon Réincarné. Elle cravacha de ses rênes l’encolure de Moineau. L’écran était toujours sur elle ! Pourtant, il y avait assez d’arbres entre elle et eux pour qu’ils ne la voient pas ! Ô Lumière, le Dragon Réincarné !

Elle râla, sentant quelque chose la frapper à la taille : une branche la fit tomber de sa selle. Elle regarda son cheval qui s’enfuyait aussi vite que le permettait la neige. Elle était suspendue, les bras collés au corps, ses pieds ballant à plus d’une toise du sol. Elle déglutit. Ce devait être la partie mâle du Pouvoir qui l’immobilisait. Avant ça, elle n’avait jamais été touchée par le saidin. Elle sentait un épais bandeau de néant lui enserrer la taille. Elle pensa sentir la souillure du Ténébreux. Et elle trembla, ravalant ses cris.

Un grand homme arrêta son cheval devant elle, et elle glissa doucement vers le sol jusqu’à ce qu’il la pose en amazone sur sa selle. Mais il ne semblait pas particulièrement s’intéresser à l’Aes Sedai qu’il avait capturée.

— Hardlin ! rugit-il. Norley ! Kajima ! Ici, bande de bons à rien !

Il était très grand, avec des épaules larges comme un manche de hache, comme aurait dit Maîtresse Doweel. Pas du tout comme les jolis garçons qu’aimait Toveine, empressés, reconnaissants et si facilement contrôlables. Une épée d’argent décorait d’un côté le haut col de sa tunique de drap noir, avec, de l’autre côté, une bizarre créature en or et en émail rouge. C’était un homme capable de canaliser. Il l’avait entourée d’un écran et l’avait fait prisonnière.

Le hurlement qui sortit de sa gorge stupéfia tout le monde, dont elle-même. Elle l’aurait retenu si elle avait pu, mais un autre suivit le premier, encore plus aigu, et un troisième, plus intense que le second, et un autre… Gesticulant comme une folle, elle se balança d’un flanc sur l’autre. C’était inutile contre le Pouvoir. Elle le savait dans un recoin de son esprit. Elle hurlait à pleins poumons, suppliait qu’on la sauve de l’Ombre. Elle se débattait comme une bête prise au piège.

Elle avait vaguement conscience que le cheval de l’homme galopait quand ses talons tambourinaient sur ses épaules. Elle entendit l’homme qui disait :

— Du calme, espèce de sac à charbon ! Du calme, ma sœur ! Je ne vais pas… Du calme, espèce de mule boiteuse ! Toutes mes excuses, ma sœur, mais c’est ce qu’on nous apprend !

Et il l’embrassa !

Elle n’eut qu’un battement de cœur pour réaliser que les lèvres de l’homme touchaient les siennes, puis elle ne vit plus rien, et une douce chaleur l’envahit. Du miel en fusion coulait en elle.

Elle était une corde de harpe, vibrant si vite qu’elle en devenait invisible. Elle se sentait comme un vase de cristal très mince, que les vibrations allaient faire voler en éclats. La corde de harpe se rompit et le vase se pulvérisa.

— Aaaaaaaah !

Elle ne réalisa pas tout de suite qu’elle était l’auteur de ce cri. Un bref instant, elle ne put plus penser de façon cohérente. Haletante, elle leva les yeux sur un visage mâle, se demandant à qui il appartenait. Ah, oui, le grand. L’homme qui pouvait…

— J’aurais pu y arriver sans ce petit plus, soupira-t-il, flattant l’encolure de son cheval.

L’animal s’ébroua. Il ne galopait plus.

— Pourtant, je suppose que c’était nécessaire. Vous n’avez rien d’une épouse. Calmez-vous. Ne tentez pas de vous échapper, n’attaquez aucun homme en noir, et ne touchez pas la Source sauf si je vous en donne la permission. Quel est votre nom ?

— Toveine Gazai, dit-elle en clignant des yeux.

Pourquoi lui avait-elle répondu ?

— Ah, vous êtes là, dit un autre homme en noir chevauchant vers eux dans de grandes gerbes de neige.

Celui-là était plus à son goût – au moins s’il ne canalisait pas. Elle doutait que ce garçon aux joues roses se rasât plus de deux fois par semaine.

— Par la Lumière, Logain ! s’exclama le joli garçon, vous en avez pris une deuxième ? Le M’Hael ne sera pas content ! Je crois que ça ne lui plaît pas qu’on ne fasse aucune prisonnière. Enfin, il ne dira peut-être rien vu que vous êtes si proches…

— Proches, Vinchova ? ironisa Logain. Si le M’Hael le pouvait, je serais en train de sarcler les navets avec les nouveaux. Ou enterré sous eux dans le champ, ajouta-t-il dans un murmure dont elle pensa qu’il ne voulait pas qu’on l’entende.

Quoi qu’il ait compris, le joli garçon eut un éclat de rire incrédule. Toveine l’entendit à peine. Elle regardait l’homme qui la dominait de toute sa taille. Logain. Le faux Dragon. Mais il était mort ! Neutralisé et mort ! Et il la tenait devant lui sur sa selle. Pourquoi n’était-elle pas en train de hurler ou de le frapper ? Même sa dague aurait suffi, tant elle était proche de lui. Mais elle n’avait aucune envie de saisir la poignée d’ivoire. Pourtant, elle le pouvait, réalisa-t-elle. Ce bandeau autour de sa taille avait disparu. Elle aurait pu au moins glisser du cheval et tenter de… Elle n’en avait aucune envie.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? demanda-t-elle.

Au moins, elle parvenait à maîtriser ses nerfs.

Faisant pivoter son cheval pour regagner la route, Logain le lui expliqua, et elle posa sa tête sur la large poitrine, et pleura. Elle se jura de faire payer ça à Elaida. Si Logain la libérait jamais, elle la ferait payer. Cette dernière pensée fut particulièrement amère.

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