30 Commencements

Resserrant d’une main sa pelisse autour de lui, Perrin laissa Steppeur marcher à son pas. Le soleil de ce milieu de matinée ne dispensait aucune chaleur, et les ornières enneigées de la route conduisant à Abila rendaient la marche difficile. Lui et sa douzaine de compagnons ne la partageaient qu’avec deux lourds chars à bœufs et quelques paysans vêtus de drap sombre. Ils avançaient courbés vers l’avant, baissant la tête, retenant leur chapeau ou leur bonnet à chaque rafale de vent, concentrant leurs regards sur le chemin pour voir où ils mettaient les pieds.

Derrière lui, il entendit Neald faire une plaisanterie grivoise à voix basse. Grady grogna en réponse, et Balwer eut un reniflement pudibond. Aucun des trois ne semblait affecté par ce qu’ils avaient vu et entendu depuis un mois qu’ils avaient passé la frontière de l’Amadicia, ou par ce qui les attendait. Edarra tançait vertement Masuri parce qu’elle avait laissé sa capuche se rabattre en arrière. Edarra et Carelle avaient toutes les deux enroulé leur châle sur leur tête et autour de leurs épaules, en plus de leur cape. Malgré la nécessité de monter à cheval, elles avaient refusé de renoncer à leurs jupes volumineuses, maintenant retroussées jusqu’aux genoux, et révélant leurs bas noirs. Le froid ne semblait pas les gêner le moins du monde ; juste l’étrangeté de la neige. Carelle mit en garde Seonid au cas où elle montrerait son visage.

Elle risquait au bas mot une bonne raclée, comme elle et la Sagette le savaient très bien. Perrin n’avait pas besoin de regarder en arrière pour savoir que les Liges des trois sœurs, qui fermaient la marche, s’attendaient à dégainer à tout instant pour leur dégager la voie. C’était ainsi depuis l’aube, quand ils avaient quitté le camp. Il passa un pouce ganté sur la hache pendue à sa ceinture, puis resserra sa pelisse avant qu’un nouveau coup de vent ne s’y engouffre. Si cela tournait mal, les Liges seraient justifiés.

Sur la gauche, non loin de l’endroit où la route traversait un pont de bois, sur une rivière gelée serpentant aux limites de la ville, des poutres calcinées sortaient de la neige en haut d’une grande plate-forme de pierre entourée de congères. Ayant proclamé tardivement son allégeance au Dragon Réincarné, le seigneur local avait eu de la chance d’être seulement fouetté et dépouillé de tous ses biens. Des hommes qui se tenaient près du pont regardèrent les cavaliers approcher. Perrin n’aperçut aucune présence de casques ou d’armures, mais chacun serrait une lance ou une arbalète presque aussi fort que sa cape. Ils ne parlaient pas entre eux. Ils regardaient, leur souffle s’évaporant en volutes glacées devant leur visage. Il y avait d’autres gardes, tout autour de la ville, postés à chaque porte, et dans tous les espaces entre deux édifices. C’était le territoire du Prophète, bien que les Blancs Manteaux et l’armée du Roi Ailron en tiennent encore de vastes étendues.

— J’ai eu raison de ne pas l’emmener, marmonna-t-il, mais je le paierai cher.

— Bien sûr que vous paierez, grogna Elyas.

Pour un homme qui n’était pas monté à cheval depuis quinze ans, il manœuvrait bien son hongre gris souris. En jouant aux dés avec Gallenne, il avait gagné une cape doublée de renard noir. Aram, chevauchant de l’autre côté de Perrin, lorgna sombrement Elyas qui l’ignora. Ils ne s’entendaient pas très bien.

— On paie toujours, tôt ou tard, avec n’importe quelle femme, qu’on la possède ou non. Mais j’avais raison, non ?

Perrin hocha la tête. À contrecœur. Cela ne lui semblait toujours pas normal d’écouter les conseils d’un autre sur la façon de se comporter avec sa femme, même si ceux-ci étaient prudents ou indirects. Bien sûr, élever la voix devant Faile était aussi difficile que de ne pas l’élever devant Berelain, mais il avait réussi assez souvent avec cette dernière, et plusieurs fois avec la première. Il avait suivi les conseils d’Elyas à la lettre. Enfin, la plupart. Du mieux possible. L’odeur piquante de la jalousie surgissait toujours à la vue de Berelain, mais par ailleurs, l’odeur de la souffrance avait disparu à mesure qu’ils avançaient lentement vers le sud. Quand même, il était mal à l’aise. Ce matin, quand il lui avait dit fermement qu’elle ne venait pas avec lui, elle n’avait pas protesté ! À l’odeur, elle était même… contente ! Et aussi, entre autres émotions, étonnée. Et comment pouvait-elle être contente et furieuse en même temps ? Rien de tout cela n’avait transpiré sur son visage, mais le nez de Perrin ne mentait jamais. Parfois, il lui semblait que, plus il en apprenait sur les femmes, moins il en savait !

Les gardes du pont froncèrent les sourcils en tripotant leurs armes quand les sabots de Steppeur frappèrent les planches du tablier avec un bruit creux. C’était le bizarre mélange habituel des partisans du Prophète, individus aux visages crasseux en tuniques de soie trop grandes pour eux, voyous balafrés, apprentis aux joues roses, anciens marchands et artisans qui semblaient dormir depuis des mois dans leurs vêtements de drap. Leurs armes semblaient bien entretenues. Certains avaient les yeux fiévreux ; les autres, méfiants, un visage de bois. En plus de leur odeur crasseuse, ils sentaient à la fois l’impatience, l’anxiété, la ferveur et la crainte.

Ils ne firent pas un geste pour leur barrer le passage, se contentèrent de regarder, presque sans ciller. D’après ce que savait Perrin, toutes sortes de femmes, depuis les dames vêtues de soie jusqu’aux mendiantes en haillons, se pressaient autour du Prophète dans l’espoir que se soumettre à lui en personne leur vaudrait des bénédictions supplémentaires. Ou peut-être une protection accrue. C’est pourquoi il venait par ce chemin, avec seulement une poignée de compagnons. Il effraierait Masema s’il le fallait et si Masema pouvait être effrayé, mais il préférait tenter d’arriver jusqu’à lui sans se battre. Il sentit les yeux des gardes dans son dos jusqu’à ce qu’ils aient tous franchi le pont et se soient engagés dans les rues pavées d’Abila. Mais quand la tension s’estompa, il n’en éprouva aucun soulagement.

Abila était une ville de bonne taille, avec plusieurs hautes tours de garde et de nombreux édifices à quatre étages, dont un sur deux au toit d’ardoise. Ici et là, des tas de pierres et de poutres se dressaient entre deux maisons, là où on avait rasé une auberge ou une boutique. Le Prophète désapprouvait les richesses acquises par le commerce autant qu’il désapprouvait la débauche et ce que ses disciples appelaient une vie immorale.

Il désapprouvait beaucoup de choses, et le faisait savoir par des exemples spectaculaires.

Les rues étaient encombrées de monde. Seuls Perrin et ses compagnons étaient à cheval. La neige piétinée s’était transformée en une boue glacée noirâtre où ils enfonçaient jusqu’aux chevilles. Beaucoup de chars à bœufs avançaient lentement dans la foule, mais il y avait peu de chariots bâchés, et pas une seule calèche. À part ceux qui portaient des vêtements de soie, de rebut ou volés, la plupart étaient en drap élimé. Beaucoup pressaient le pas. Comme tous ceux rencontrés sur la route, ils baissaient la tête. Ceux qui ne se pressaient pas étaient des groupes désordonnés d’hommes en armes. Dans les rues, les odeurs dominantes étaient celles de la crasse et de la peur. Perrin en eut la chair de poule. Au moins, sortir de cette ville sans murailles ne poserait pas plus de problèmes que d’y entrer.

— Mon Seigneur, murmura Balwer, arrivant à la hauteur d’un tas de gravats.

Il attendit à peine que Perrin acquiesce de la tête avant de tourner son cheval et de partir dans une tout autre direction, voûté sur sa selle, sa cape brune étroitement serrée autour de lui. Perrin ne craignait pas que le petit homme sec s’en aille tout seul, même ici. Pour un secrétaire, il récoltait un nombre d’informations surprenant au cours de ses incursions solitaires. Il semblait savoir ce qu’il avait à faire.

Écartant Balwer de ses pensées, Perrin s’attela à ce qu’il avait à faire, lui.

Il ne fallut qu’une question, posée à un jeune homme dégingandé au visage extatique, pour apprendre où logeait le Prophète, et trois autres à des passants pour trouver la maison du marchand, quatre étages de pierre grise avec des chambranles et des sculptures de marbre blanc. Masema désapprouvait la recherche de la richesse, mais il ne refusait pas de se servir de celle des autres. Pourtant, Balwer disait qu’il avait souvent couché dans des fermes qui prenaient l’eau, et qu’il en était tout aussi satisfait. Masema ne buvait que de l’eau, et partout où il allait, il engageait une pauvre veuve pour lui préparer ses repas, bons ou mauvais, qu’il mangeait sans se plaindre. Mais l’homme avait fait trop de veuves pour que cette charité compte beaucoup aux yeux de Perrin.

Les multitudes qui se pressaient dans les rues étaient absentes devant la haute maison, mais elles étaient remplacées en nombre presque égal par des gardes. Ceux qui ne ricanèrent pas avec insolence dévisagèrent Perrin, l’air renfrogné. Les deux Aes Sedai, baissant la tête, cachèrent leur visage dans les profondeurs de leur capuche, d’où sortait la buée blanche de leur haleine. Du coin de l’œil, Perrin vit Elyas caresser la longue poignée de son couteau. Il eut du mal à ne pas toucher sa hache.

— J’ai un message du Dragon Réincarné pour le Prophète, annonça-t-il.

Comme personne ne bougeait, il ajouta :

— Je m’appelle Perrin Aybara. Le Prophète me connaît.

Balwer l’avait prévenu du danger qu’il y avait à prononcer le nom de Masema, ou de nommer Rand autrement que le Dragon Réincarné. Il ne venait pas pour provoquer une émeute.

Se prévaloir de connaître Masema éveilla le regard des gardes. Plusieurs se regardèrent, écarquillant les yeux, et l’un d’eux entra dans la maison en courant. Les autres le dévisagèrent comme s’il était un saltimbanque. Quelques instants plus tard, une femme se présenta à la porte. Élégante, les tempes argentées, en robe à haut col de fin drap bleu, elle aurait pu être l’épouse du marchand. Masema ne jetait pas à la rue ceux qui lui offraient l’hospitalité, mais leurs domestiques finissaient généralement dans l’une des bandes qui « répandaient la gloire du Seigneur Dragon ».

— Si vous voulez bien me suivre, Maître Aybara, dit la femme. Vous et vos amis, je vous conduirai auprès du Prophète du Seigneur Dragon. Que la Lumière illumine son nom.

Le ton était calme, mais la terreur dominait dans son odeur.

Ordonnant à Neald et aux Liges de garder les chevaux jusqu’à leur retour, il suivit la femme avec les autres. L’intérieur était sombre, avec peu de lampes allumées, et guère plus chaud que la rue. Même les Sagettes semblaient préoccupées, et si leur odeur n’était pas celle de la peur, elle en était aussi proche que celle des Aes Sedai. Grady et Elyas sentaient la méfiance, la chair de poule et les oreilles basses. Curieusement Aram sentait l’impatience. Perrin espéra qu’il n’envisageait pas de tirer l’épée qu’il portait sur le dos.

La grande salle couverte de tapis où la femme les introduisit, avec des feux flambant à chaque bout de la pièce, aurait pu être le cabinet de travail d’un général. Toutes les tables et la moitié des sièges étaient couverts de cartes et de papiers. Perrin eut assez chaud pour repousser sa cape en arrière, regrettant de porter deux chemises sous sa tunique. Mais ce fut Masema, debout au milieu de la pièce, qui attira immédiatement son regard, comme l’aimant attire le fer. Cet homme sombre et renfrogné avait le crâne rasé, avec une pâle cicatrice triangulaire sur une joue, et portait une tunique grise fripée et des bottes éculées. Ses yeux profondément enfoncés dans les orbites brûlaient d’un feu noir, et son odeur… Le seul mot que trouva Perrin pour désigner cette odeur, dure comme l’acier, tranchante comme une lame et vibrante d’une intensité sauvage, fut « folie ». Et Rand croyait pouvoir le mettre en laisse ?

— Ainsi, vous voilà, gronda Masema. Je ne croyais pas que vous oseriez montrer votre face. Je sais ce que vous avez mijoté ! Hari me l’a dit il y a plus d’une semaine, et je me suis informé.

Un homme remua dans un coin de la pièce. Perrin se reprocha de ne pas avoir remarqué plus tôt l’homme aux petits yeux et au nez proéminent. La tunique de soie verte d’Hari était beaucoup plus élégante que celle qu’il portait quand il avait nié collectionner les oreilles. Il se frotta les mains et gratifia Perrin d’un sourire pervers. Il garda le silence tandis que Masema poursuivait.

La voix du Prophète devint plus véhémente à mesure qu’il parlait, non parce qu’il était en colère, mais parce qu’il semblait vouloir imprimer au fer rouge toutes ses paroles dans la chair de Perrin.

— Je vous connais, assassins qui êtes venus rejoindre le Seigneur Dragon. Je sais que vous avez tenté de vous tailler un royaume ! Oui, je suis au courant de Manetheren ! De votre ambition ! De votre avidité de gloire ! Vous avez tourné le dos à…

Soudain, les yeux de Masema s’exorbitèrent, et pour la première fois, la colère flamba dans son odeur. Hari émit un son étranglé et s’efforça de se fondre dans le mur. Seonid et Masuri avaient rejeté leur capuche en arrière, et, le visage nu, calme et grave, elles étaient à l’évidence des Aes Sedai pour quiconque connaissait leurs semblables. Perrin se demanda si elles tenaient le Pouvoir. Il aurait parié que les Sagettes le tenaient. Edarra et Carelle regardaient calmement dans toutes les directions à la fois. S’il avait jamais vu des femmes prêtes à se battre, c’était bien elles. D’ailleurs, Grady portait sa vigilance comme sa tunique noire ; peut-être tenait-il le Pouvoir, lui aussi. Elyas s’appuyait contre un mur près des portes ouvertes, apparemment aussi calme que les sœurs, mais son odeur révélait qu’il était prêt à mordre. Aram dévisageait Masema avec étonnement. Ô Lumière !

— Ainsi, cela aussi est vrai ! dit sèchement Masema postillonnant d’indignation. Avec les rumeurs répugnantes qui se répandent sur le Seigneur Dragon, vous osez chevaucher avec ces… ces…

— Elles ont juré allégeance au Seigneur Dragon, Masema, l’interrompit Perrin. Elles le servent ! Le servez-vous ? Il m’envoie pour arrêter les massacres. Et pour vous amener jusqu’à lui.

Comme personne ne lui avait proposé un siège, il poussa une pile de papiers d’un fauteuil et s’assit. Il espéra que les autres s’assiéraient aussi, sachant qu’il était plus difficile de hurler en position assise.

Hari ouvrit des yeux ronds. Masema était presque tremblant. Parce qu’il s’était assis sans y être invité ? Certainement.

— J’ai renoncé au nom des hommes, dit Masema avec froideur. Je suis simplement le Prophète du Seigneur Dragon, puisse la Lumière l’illuminer et le monde s’agenouiller devant lui.

À son ton, le monde et la Lumière regretteraient également son échec.

— Il y a beaucoup à faire ici. De grandes choses. Tous doivent obéir quand le Seigneur Dragon appelle. En hiver, voyager prend toujours du temps. Un délai de quelques semaines ne fera pas grande différence.

— Je peux vous amener à Cairhien aujourd’hui même, dit Perrin. Une fois que le Seigneur Dragon vous aura parlé, vous pourrez revenir de la même façon et être de retour dans quelques jours.

Si Rand le laissait revenir. Masema eut un mouvement de recul. Découvrant les dents, il foudroya les Aes Sedai.

— Par quelque stratagème du Pouvoir ? Je ne veux pas être touché par le Pouvoir ! Pour des mortels, c’est blasphématoire !

Perrin faillit en rester bouche bée.

— Le Dragon Réincarné canalise, mon ami !

— Le Seigneur Dragon, béni soit-il, n’est pas un homme ordinaire, Aybara ! gronda Masema. Il est la Lumière faite chair ! Je me rendrai à sa convocation, mais je ne veux pas être touché par l’ordure que manient ces femmes !

Se renversant dans son fauteuil, Perrin soupira. S’il était aussi hostile envers les Aes Sedai, qu’est-ce que ce serait quand il apprendrait que Grady et Neald pouvaient canaliser, eux aussi ? Un instant, il se demanda s’il ne vaudrait pas mieux l’assommer et… Des hommes circulaient dans le couloir, s’arrêtant un instant pour jeter un coup d’œil dans la pièce. Il suffirait que l’un d’eux pousse un cri pour qu’Abila soit transformée en abattoir.

— Alors, nous irons à cheval, Prophète, dit-il d’un ton acide.

Par la Lumière, Rand voulait que cette entrevue reste secrète jusqu’à l’arrivée de Masema ! Comment serait-ce possible s’ils allaient jusqu’à Cairhien à cheval ?

— Mais sans délai. Le Seigneur Dragon est très impatient de vous voir.

— Moi aussi je suis très impatient de parler avec le Seigneur Dragon, que son nom soit béni par la Lumière.

Il eut un bref coup d’œil vers les Aes Sedai, qu’il tenta de dissimuler en souriant à Perrin. Mais son odeur était… sinistre.

— Vraiment très impatient.


— Ma Dame voudrait-elle que je demande à l’un des soigneurs de lui amener un faucon ? demanda Maighdin.

L’un des quatre fauconniers d’Alliandre, tout aussi maigres que leurs oiseaux, transféra un jeune mâle au chaperon emplumé de son perchoir devant sa selle sur son poignet gainé de cuir et le lui tendit. Le faucon aux pointes des ailes bleues se percha sur le poignet gainé de cuir vert d’Alliandre. Cet oiseau lui était réservé. Alliandre connaissait sa place en tant que vassale, et Faile comprenait qu’elle ne veuille pas renoncer à son oiseau favori.

Alors elle secoua simplement la tête, et Maighdin s’inclina sur sa selle et éloigna sa jument rouanne d’Hirondelle, assez loin pour ne pas s’immiscer dans son intimité, mais suffisamment près pour que Faile n’ait pas à élever la voix pour l’appeler. La femme de chambre aux cheveux d’or pleine de dignité s’était révélée aussi compétente et stylée que Faile l’avait espéré. Du moins l’était-elle devenue après avoir appris que, quelle que soit leur situation auprès de leur ancienne maîtresse, Lini était la première de sa domesticité, et qu’elle n’hésitait pas à se servir de son autorité. Curieusement, il avait quand même fallu une séance de verges, mais Faile feignait de ne pas le savoir. Seule une imbécile humiliait ses servantes. Il y avait toujours le problème de Maighdin et Tallanvor, bien sûr. Elle était certaine que Maighdin partageait son lit, et si elle en avait la preuve, elle les marierait, dût-elle lâcher Lini sur eux. Enfin, cela n’avait guère d’importance et ne devait pas gâcher sa matinée.

La chasse au faucon était une idée d’Alliandre. Faile avait approuvé cette promenade dans la forêt clairsemée, où la neige recouvrait le sol d’un tapis vallonné et s’accumulait en couches épaisses sur les branches nues. Le vert des arbres qui avaient encore leurs feuilles semblait plus éclatant. L’air était vif et sentait le printemps.

Bain et Chiad avaient insisté pour l’accompagner. Elles étaient accroupies non loin, shoufa enroulée sur la tête, et elles la regardaient, l’air mécontent. Sulin aurait voulu venir avec les Vierges au grand complet, mais avec toutes les histoires qui couraient sur les déprédations commises par les Aiels, tous les Amadiciens fuyaient ou portaient la main à leur épée à la seule vue d’un Aiel. Il devait y avoir une part de vérité dans ces histoires, sinon ils n’auraient pas été aussi nombreux à reconnaître un Aiel. La Lumière seule savait qui ils étaient et d’où ils venaient. Pourtant, même Sulin affirmait que, qui fussent-ils, ils s’étaient déplacés vers l’est, peut-être jusqu’en Altara.

À proximité d’Abila, vingt des soldats d’Alliandre et autant de Gardes Ailés mayeners suffisaient comme escorte. Les rubans de leurs lances, rouges ou verts, flottaient à la brise. Seule la présence de Berelain lui pourrissait la vie. Quoiqu’il était assez amusant de la voir grelotter dans son manteau rouge bordé de fourrure, épais comme deux couvertures. Il n’y avait pas de véritable hiver à Mayene. La température de ce jour était celle d’une belle fin d’automne. En Saldaea, au cœur de l’hiver, le froid pouvait geler les chairs nues, qui devenaient dures comme du bois. Faile eut envie de rire.

Par miracle, son mari, son loup bien-aimé, avait commencé à se comporter comme il le devait. Au lieu de crier sur Berelain ou de fuir devant elle, Perrin tolérait maintenant ses flatteries friponnes, comme il aurait accepté un enfant jouant à ses pieds. Et, mieux encore, elle n’avait plus besoin de ravaler sa colère quand elle était furieuse. Quand elle criait, il criait aussi en retour. Elle savait qu’il n’était pas Saldaean. Cela avait été dur pour elle de penser au fond de son cœur qu’il la croyait trop faible pour s’opposer à lui. Quelques jours plus tôt, au dîner, elle lui avait fait remarquer que Berelain allait jaillir hors de sa robe si elle se penchait un peu plus sur la table. Enfin, elle n’irait pas si loin ; pas avec Berelain. Cette traînée croyait toujours pouvoir le conquérir. Le matin même, il s’était montré intraitable, n’admettant aucune protestation, sans élever la voix ; le genre d’homme dont une femme sait qu’elle doit être forte si elle veut le mériter et l’égaler. Naturellement, elle devrait l’asticoter un peu à ce sujet. Un homme autoritaire, c’est merveilleux, tant qu’il ne se met pas en tête de commander tout le temps. Rire ? Elle avait envie de chanter !

— Maighdin, je crois qu’après tout, je…

Maighdin fut là immédiatement, avec un sourire interrogateur. Faile laissa sa phrase en suspens à la vue de trois cavaliers, poussant leurs chevaux dans la neige aussi vite qu’ils pouvaient avancer.

— Au moins, il y a beaucoup de hases, ma Dame, dit Alliandre, en faisant approcher au pas Hirondelle sa jument blanche. Mais j’avais espéré… Qui sont-ils ?

Son faucon remua sur son gant de cuir, faisant tinter les clochettes.

— Mais on dirait que ce sont vos gens, ma Dame.

Faile hocha la tête, l’air sombre. Elle les reconnut, elle aussi. Parelean, Arrela et Lacile. Mais que faisaient-ils ici ?

Tous les trois s’arrêtèrent devant elle, leurs chevaux haletants et en sueur. Parelean écarquillait les yeux autant que son pommelé. Lacile, le visage caché dans les profondeurs de sa capuche, déglutissait avec effort, et le visage sombre d’Arrela était gris cendre.

— Ma Dame, de mauvaises nouvelles, dit Parelean d’un ton pressant. Le Prophète Masema a eu des entrevues avec les Seanchans !

— Les Seanchans ! s’exclama Alliandre. Pourtant, même lui ne peut pas croire qu’ils vont se rallier au Seigneur Dragon !

— C’est peut-être plus simple, dit Berelain, talonnant sa jument blanche trop voyante, pour se placer de l’autre côté d’Alliandre.

En l’absence de Perrin, elle avait choisi une robe d’équitation bleu foncé qui était assez sobre, et boutonnée jusqu’au menton. Elle grelottait toujours.

— Masema déteste les Aes Sedai, et les Seanchans font prisonnières toutes les femmes capables de canaliser.

Faile fit claquer sa langue, contrariée. Mauvaises nouvelles, en effet, si elles étaient vraies. Et elle pouvait seulement espérer que Parelean et les autres auraient le bon sens de prétendre les avoir entendues par hasard. Elle avait besoin d’une certitude, et vite. Perrin était peut-être déjà auprès de Masema.

— Quelles preuves avez-vous, Parelean ?

— Nous avons parlé à trois fermiers qui ont vu une grande créature volante atterrir il y a quatre jours, ma Dame. Elle amenait une femme qui fut conduite chez Masema où elle resta trois heures.

— Nous avons pu suivre sa trace jusqu’à la maison où réside Masema à Abila, ajouta Lacile.

— Les trois hommes pensaient tous que la créature volante était une Engeance de l’Ombre, intervint Arrela. Ils semblaient assez dignes de confiance.

Pour elle, affirmer qu’un homme n’appartenant pas aux Cha Faile était digne de confiance, c’était l’équivalent d’être franc comme l’or pour tout autre.

— Je crois que je dois me rendre à Abila, dit Faile, rassemblant les rênes d’Hirondelle. Alliandre, prenez Berelain et Maighdin avec vous.

En n’importe quelle autre circonstance, voir Berelain pincer les lèvres l’aurait amusée.

— Parelean, Arrela et Lacile m’accompagneront…

Un homme hurla. Tout le monde sursauta.

À cinquante toises, un soldat d’Alliandre en tunique verte dégringola de sa selle. Quelques instants plus tard, un Garde Ailé tomba, une flèche plantée dans la gorge. Des Aiels voilés apparurent au milieu des arbres, brandissant leurs arcs en courant. D’autres soldats tombèrent. Bain et Chiad se tenaient là, un voile noir cachant leur visage jusqu’aux yeux. Elles avaient leurs lances dans le dos, coincées dans les courroies de l’étui de leur arc. Elles les dégagèrent en douceur, tout en regardant Faile. Ils étaient encerclés par des Aiels, par centaines semblait-il, comme un nœud coulant qui se resserrait. Des soldats montés abaissèrent leurs lances, formant leur propre cercle autour de Faile et des autres. Des lacunes y apparurent aussitôt que les flèches des Aiels commencèrent à trouver leurs cibles.

— Quelqu’un doit porter cette nouvelle de Masema au Seigneur Perrin, dit Faile à Parelean et aux deux femmes. L’un de vous doit le rejoindre ! Galopez comme le feu !

Son regard embrassa Alliandre et Maighdin. Et aussi Berelain.

— Vous toutes, galopez comme le feu ou mourez ici !

Attendant à peine leurs acquiescements, elle planta ses talons dans les flancs d’Hirondelle, traversant le cercle inutile des soldats.

— Galopez ! cria-t-elle.

Quelqu’un devait porter la nouvelle à Perrin.

— Galopez !

Couchée sur l’encolure d’Hirondelle, elle cravacha la jument. Ses sabots agiles projetant des gerbes de neige, Hirondelle galopa, légère comme l’oiseau dont elle portait le nom. Pendant une centaine de foulées, Faile crut qu’elle allait s’échapper. Puis Hirondelle trébucha et tomba, dans le craquement sec d’une jambe cassée. Faile fut projetée lourdement par terre, ses poumons vidés quand elle plongea tête la première dans la neige. S’efforçant de respirer, elle se releva péniblement et tira un couteau de sa ceinture. Hirondelle avait henni avant de trébucher, avant cet affreux craquement.

Un Aiel voilé se matérialisa au-dessus d’elle comme sortant de nulle part, lui frappant le poignet d’une main raide. Ses doigts soudain gourds lâchèrent le couteau, et avant qu’elle n’ait eu le temps d’en tirer un autre de la main gauche, l’Aiel fondait sur elle.

Elle se débattit, lançant coups de poing et coups de pied, et allant même jusqu’à mordre, mais l’Aiel était aussi large que Perrin, avec une tête de plus et aussi robuste que lui, semblait-il. La facilité avec laquelle il la maîtrisa aurait pu la faire pleurer de rage. Il la dépouilla d’abord de tous ses couteaux qu’il coinça derrière son ceinturon, puis se servit de l’un d’eux pour couper ses vêtements. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle se retrouva nue dans la neige, les coudes attachés derrière le dos avec l’un de ses bas, l’autre autour du cou servant de laisse. Elle n’eut d’autre choix que le suivre, grelottante et titubant dans la neige. Elle avait la chair de poule. Par la Lumière, comment avait-elle pu penser que la température était clémente ? Par la Lumière, si seulement quelqu’un avait pu s’échapper avec les nouvelles sur Masema ! Il fallait aussi prévenir Perrin de sa capture ; elle pourrait trouver le moyen de s’échapper. Les nouvelles sur Masema étaient plus importantes.

Le premier cadavre qu’elle vit fut celui de Parelean. Il était étalé sur le dos, son épée dans sa main tendue, et du sang tachait sa belle tunique aux manches à rayures de satin. Elle vit ensuite des tas de corps, des Gardes Ailés avec leurs plastrons rouges, les soldats d’Alliandre aux casques vert foncé, un fauconnier, un fauconneau chaperonné battant vainement des ailes contre les jets toujours emprisonnés dans la main du cadavre. Mais elle ne perdit pas espoir.

Les premiers prisonniers qu’elle découvrit, à genoux parmi les Aiels, des hommes et des Vierges avec leur voile pendant sur la poitrine, furent Chiad et Bain, nues toutes les deux, leurs mains libres posées sur leurs genoux. Du sang coulait sur le visage de Bain et dans ses cheveux de flamme. La joue gauche de Chiad était rouge et enflée, et ses yeux gris étaient un peu vitreux. Elles se tenaient, très droites, impassibles et sans honte. Quand le grand Aiel la jeta à terre brutalement près d’elles, elles se levèrent.

— Ce n’est pas régulier, Shaido, grommela Chiad en colère.

— Elle ne suit pas le ji’e’toh, aboya Bain. Vous ne pouvez pas en faire une gai’shaine.

— Les gai’shaines vont se taire, dit distraitement une Vierge grisonnante.

Bain et Chiad lancèrent à Faile des regards de regret, puis se rassirent calmement pour attendre. Pelotonnée sur elle-même pour cacher un peu sa nudité, Faile ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Elle était avec les deux femmes qu’elle aurait choisies entre mille pour l’aider à s’échapper, et ni l’une ni l’autre ne lèveraient le petit doigt à cause du ji’e’toh.

— Je le répète, Efalin, maugréa celui qui l’avait capturée, c’est une folie. Nous avançons comme des tortues dans cette… neige.

Il écorcha le mot.

— Il y a trop d’hommes armés dans les parages. Nous devrions filer vers l’est, sans prendre d’autres gai’shains qui nous ralentissent.

— Sevanna veut d’autres gai’shains, Rolan, répondit la Vierge grisonnante.

Mais elle fronçait les sourcils, et ses yeux gris et durs se firent un instant désapprobateurs.

Grelottante, Faile cligna des yeux en réalisant ce qu’elle venait d’entendre. Par la Lumière, le froid lui ralentissait l’esprit ! Sevanna. Shaido. Ils devaient être à la Dague du Meurtrier-des-Siens, aussi loin d’ici que possible sans franchir l’Échine du Monde ! Mais à l’évidence, ils n’y étaient pas. Une chose que Perrin devait aussi savoir, une raison de plus de s’échapper le plus vite possible. Cela semblait peu probable, accroupie nue dans la neige comme elle l’était, à se demander quelle partie de son anatomie allait geler la première. La Roue vengeait cruellement Berelain, dont les grelottements l’amusaient tant tout à l’heure. En fait, il lui tardait de revêtir une des grossières robes de drap noir que portaient les gai’shains. Ses geôliers ne se préparaient pas à partir. Il y avait d’autres prisonniers à ramener au camp. Il y eut d’abord Maighdin, nue et attachée comme Faile, se débattant à chaque pas. La Vierge qui la poussait faucha brusquement ses jambes sous elle. Maighdin tomba sur le derrière, les yeux tellement exorbités que Faile aurait ri si elle ne l’avait pas plainte. Venait ensuite Alliandre, pliée en deux pour se protéger, puis Arrela, paralysée par sa nudité, qui était traînée par deux Vierges. Enfin, un autre grand Aiel parut, portant sous son bras comme un paquet une Lacile qui se débattait furieusement.

— Les autres sont morts ou en fuite, dit l’homme, lâchant la petite Cairhienine qui tomba à côté de Faile.

— Sevanna devra se contenter de ça, Efalin. Elle attache trop d’importance à la capture d’individus vêtus de soie.

Faile n’opposa pas de résistance quand on la fit lever et qu’on la mit au travail dans la neige à la tête des autres prisonniers. Elle était trop accablée de stupeur pour résister. Parelean mort, Arrela et Lacile captives, ainsi qu’Alliandre et Maighdin. Par la Lumière, il fallait que quelqu’un prévienne Perrin au sujet de Masema ! Quel coup du sort ! Elle était là, grelottante et serrant les mâchoires pour ne pas claquer des dents, nue comme un ver et attachée, en route vers une captivité incertaine. En plus, elle devait espérer que cette femelle en chaleur – cette traînée pulpeuse – de Berelain, s’était échappée et pourrait rejoindre Perrin ! De tous les événements du jour, celui-là lui parut le pire !

Sur Daishar, Egwene remonta au pas la colonne des nouvelles initiées, les sœurs à cheval au milieu des chariots, Acceptées et novices à pied malgré la neige. Un beau soleil brillait dans un ciel sans nuages, mais une légère buée s’élevait des narines de son hongre. Sheriam et Siuan chevauchaient derrière elle, discutant tranquillement à propos des informations reçues des Yeux-et-Oreilles de Siuan. Egwene avait pensé que la femme aux cheveux de flamme était une Gardienne efficace après avoir appris qu’elle n’était pas élue Amyrlin. De jour en jour, Sheriam remplissait plus assidûment ses devoirs. Chesa suivait sur sa jument au cas où l’Amyrlin aurait besoin de quelque chose. Contrairement à sa maîtresse, elle maugréait au sujet de Meri et Selame, qui s’étaient enfuies, les ingrates mégères, la laissant assumer le travail de trois. Elles avançaient lentement, et Egwene évitait soigneusement de regarder la colonne.

Un mois de recrutement, un mois pendant lequel le livre des novices avait été ouvert à toutes, et avait attiré des candidates en nombre surprenant. Un flot continu de femmes impatientes de devenir Aes Sedai, de tous les âges, dont certaines avaient parcouru des centaines de miles, arrivait jusqu’à elles. Maintenant, la colonne comportait deux fois plus de novices qu’avant. Presque mille ! La plupart ne porteraient jamais le châle, pourtant leur nombre attirait tous les regards. Certaines pourraient poser des problèmes mineurs, et l’une d’elles, une grand-mère du nom de Sharina, avec un potentiel supérieur à celui de Nynaeve, avait stupéfié tout le monde. Elle ne cherchait pas à éviter la vue d’une mère et d’une fille se chamaillant parce qu’un jour la fille serait beaucoup plus puissante que la mère, ou celle des femmes nobles qui regrettaient d’avoir demandé à être testées, ou les regards d’une franchise inquiétante de Sharina. Cette femme aux cheveux gris respectait toutes les règles à la lettre, et manifestait à chacune le respect qui lui était dû. Elle avait gouverné sa grande famille par la seule force de sa présence, et même certaines sœurs s’écartaient prudemment de son chemin. Celles qu’Egwene n’avait pas envie de voir, c’étaient les jeunes femmes qui les avaient rejointes deux jours plus tôt. Les deux sœurs qui les avaient amenées avaient été frappées de stupeur en constatant qu’Egwene était l’Amyrlin. Leurs protégées n’arrivaient pas à y croire, pas Egwene al’Vere, la fille du maire du Champ d’Emond ! Elle ne désirait pas punir quiconque, mais elle devrait s’y résoudre si elle en voyait encore une lui tirer la langue.

Gareth Bryne avait aligné son armée en une large colonne, cavaliers et fantassins s’étirant à perte de vue au milieu des arbres. Le pâle soleil se reflétait sur les plastrons, les casques et les pointes de lances. Les chevaux frappaient la neige de leurs sabots avec impatience.

Bryne avança au pas sur son solide alezan pour la rejoindre avant qu’elle effectue sa jonction avec les Députées qui l’attendaient dans une vaste clairière devant les deux colonnes. Il lui sourit à travers la visière de son casque. Un sourire rassurant, se dit-elle.

— Belle matinée, Mère, dit-il.

Elle hocha la tête, et il la suivit, au côté de Siuan. Qui ne se mit pas immédiatement à lui cracher dessus. Egwene ne savait pas exactement quel arrangement Siuan avait conclu avec lui, mais maintenant elle grommelait rarement, et jamais en sa présence. Egwene était bien contente qu’il soit là maintenant. Le Siège d’Amyrlin ne pouvait pas faire savoir à son général qu’elle avait besoin qu’il la rassure, mais elle en ressentait la nécessité ce matin-là.

Les Députées avaient aligné leurs montures à la lisière de la forêt, et treize autres sœurs avaient arrêté leurs chevaux un peu à l’écart, observant attentivement les Députées. Romanda et Lelaine éperonnèrent leurs montures presque en même temps. Egwene ne put s’empêcher de soupirer à leur approche, leurs capes flottant derrière elles, les sabots soulevant des gerbes de neige. L’Assemblée lui obéissait parce qu’elle n’avait pas le choix. Dans les domaines concernant la guerre contre Elaida, elles s’exécutaient, mais, par la Lumière, ce qu’elles pouvaient discutailler sur ce qui concernait ou non cette guerre ! Quand cela n’avait rien à voir avec la guerre, obtenir d’elles quelque chose était aussi difficile qu’arracher les dents à un canard ! À l’exception de Sharina, elles auraient trouvé le moyen d’arrêter le recrutement de femmes de tous les âges. Même Romanda était impressionnée par Sharina.

Toutes deux s’arrêtèrent devant elle. Avant qu’elles aient pu ouvrir la bouche, Egwene parla.

— Il est temps de passer à l’action, mes filles, sans perdre de temps à des discours futiles. Allez.

Romanda renifla doucement, et Lelaine parut sur le point de l’imiter.

Elles firent pivoter leurs montures ensemble, puis se foudroyèrent mutuellement du regard. Les événements du mois écoulé avaient renforcé leur aversion mutuelle. Lelaine rejeta la tête en arrière avec colère, et Romanda eut une ombre de sourire à la commissure des lèvres. Egwene faillit sourire, elle aussi. Cette animosité réciproque était encore sa plus grande force à l’Assemblée.

— Le Siège d’Amyrlin vous ordonne de commencer, annonça Romanda, levant une main majestueuse.

L’aura de la saidar brilla autour des treize sœurs proches des Députées, les englobant toutes. De grandes fentes argentées apparurent au milieu de la clairière, tournant sur elles-mêmes et s’élargissant en un portail de dix toises de haut et cent de large. Il neigeait aussi de l’autre côté. Le vent apporta vers elles quelques flocons. Des officiers crièrent des ordres, et les premières unités de cavalerie lourde passèrent. La neige tourbillonnant au-delà du portail était trop dense pour voir loin, mais Egwene imagina les Remparts Étincelants de Tar Valon et la Tour Blanche.

— C’est commencé, Mère, dit Sheriam, d’un ton presque étonné.

— C’est commencé, acquiesça Egwene.

Et, la Lumière aidant, Elaida tomberait bientôt. Elle était censée attendre que Bryne lui annonce qu’il avait fait passer suffisamment de soldats, mais elle ne put se retenir. Talonnant Daishar, elle franchit le portail, débouchant dans la neige au milieu de la plaine où le Mont du Dragon se détachait, noir et fumant, sur le ciel blanc.

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