V

Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit a Saint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette serieuse, toute en soie noire, avec son chale tapis. La belle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'eglise, en resta suffoquee.

-Ah bien! merci! dit-elle mechamment, la grosse donna dans les cures, maintenait... Ca la calmera, cette femme, de se tremper le derriere dans l'eau benite.

Elle se trompait, Lisa n'etait point devote. Elle ne pratiquait pas, disait d'ordinaire qu'elle tachait de rester honnete en toutes choses, et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlat mal de la religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait les histoires de pretres et de religieuses, les polissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout a fait inconvenant. Il fallait laisser a chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. Puis d'ailleurs, les pretres etaient generalement de braves gens. Elle connaissait l'abbe Roustan, de Saint-Eustache, un homme distingue, de bon conseil, dont l'amitie lui paraissait tres-sure. Et elle finissait, en expliquant la necessite absolue de la religion, pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui aidait a maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les cures dehors et fermer leurs boutiques, elle haussait les epaules, elle repondait:

-Vous seriez bien avance!... on se massacrerait dans les rues, au bout d'un mois, et l'on se trouverait force d'inventer un autre bon Dieu. En 93, ca c'est passe comme cela... Vous savez, n'est-ce pas? que moi je ne vis pas avec les cures; mais je dis qu'il en faut, parce qu'il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une eglise, elle se montrait recueillie. Elle avait achete un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant a garder l'attitude decente qu'il convenait d'avoir. C'etait, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnetes, les commercants et les proprietaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-la, la belle charcutiere, en entrant a Saint-Eustache, laissa doucement retomber la double porte en drap vert deteint, use par la main des devotes. Elle trempa les doigts dans le benitier, se signa correctement. Puis, a pas etouffes, elle alla jusqu'a la chapelle de Sainte-Agnes, ou deux femmes agenouillees, la face dans les mains, attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisieme debordait du confessionnal. Elle parut contrariee; et, s'adressant a un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, en trainant les pieds:

-C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbe Roustan? demanda-t-elle.

Il repondit que monsieur l'abbe n'avait plus que des penitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne venait pas pour se confesser. Elle resolut d'attendre, marchant a petits pas sur les dalles, allant jusqu'a la grande porte, d'ou elle regarda la nef toute nue, haute et severe, entre les bas-cotes peints de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le maitre-autel trop simple, ne goutant pas cette grandeur froide de la pierre, preferant les dorures et les bariolages des chapelles laterales. Du cote de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises, eclairees par des fenetres poussiereuses; tandis que, du cote des Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrieres, egayees de teintes tres-tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce cote, qui semblait comme attiedi par cette lumiere de braise, s'interessa un instant aux chasses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des reflets de prisme. L'eglise etait vide, toute frissonnante du silence de ses voutes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres dans l'effacement jaunatre des chaises; et, des confessionnaux fermes, un chuchotement sortait. Eu repassant devant la chapelle de sainte Agnes, elle vit que la robe bleue etait toujours aux pieds de l'abbe Roustan.

-Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle avec l'orgueil de son honnetete.

Elle alla au fond. Derriere le maitre-autel, dans l'ombre de la double rangee des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de silence et d'obscurite. Les vitraux, tres-sombres, ne detachent que des robes de saints, a larges pans rouges et violets, brulant comme des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette des tenebres. C'est un coin de mystere, un enfoncement crepusculaire du paradis, ou brillent les etoiles de deux cierges, ou quatre lustres a lampes de metal, tombant de la voute, a peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours la, pamees sur des chaises retournees, abimees dans cette volupte noire.

Lisa, debout, regardait, tres-tranquillement. Elle n'etait point nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les lustres, que cela serait plus gai avec des lumieres. Meme il y avait une indecence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcove, qui lui semblaient peu convenables. A cote d'elle, des cierges brulant sur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme grattait avec un gros couteau la cire tombee, figee en larmes pales. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pamoison muette d'amour, elle entendait tres-bien le roulement des fiacres qui debouchaient de la rue Montmartre, derriere les saints rouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des Mehudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit allumer un cierge a la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derriere un pilier, les genoux casses sur la pierre, si pale dans ses cheveux blonds mal attaches, qu'elle semblait une morte. La, se croyant cachee, elle agonisa, elle pleura a chaudes larmes, avec des ardeurs de prieres qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. La belle charcutiere resta fort surprise, car les Mehudin n'etaient guere devotes; Claire surtout parlait de la religion et des pretres, d'ordinaire, d'une facon a faire dresser les cheveux sur la tete.

-Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau a la chapelle de Sainte-Agnes. Elle aura empoisonne quelque homme, cette gueuse.

L'abbe Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'etait un bel homme, d'une quarantaine d'annees, l'air souriant et bon. Quand il reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela " chere dame, " l'emmena a la sacristie, ou il ota son surplis, en lui disant qu'il allait etre tout a elle. Ils revinrent, lui en soutane, tete nue, elle se carrant dans son chale tapis, et ils se promenerent le long des chapelles laterales, du cote de la rue du Jour. Ils parlaient a voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'eglise devenait noire, les pas des dernieres devotes avaient un frolement doux sur les dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules a l'abbe Roustan. Jamais il n'etait question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, a titre d'homme discret et sage, qu'elle preferait, disait-elle parfois, a ces hommes d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une complaisance inepuisable; il feuilletait le code pour elle, lui indiquait les bons placements d'argent, resolvait avec tact les difficultes morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une reponse prete a toutes les demandes, si diverses et si compliquees qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de l'affaire, sans chercher a en tirer un benefice quelconque a son profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de menage lui parlait souvent avec respect, comme d'une personne tres-estimee dans le quartier. Ce jour-la, la consultation fut particulierement delicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite l'honnetete l'autorisait a tenir vis-a-vis de son beau-frere; si elle avait le droit de le surveiller, de l'empecher de les compromettre, son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'ou elle pourrait aller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses, elle posa les questions avec des menagements si bien choisis, que l'abbe put disserter sur la matiere sans entrer dans les personnalites. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il jugea qu'une ame juste avait le droit, le devoir meme d'empecher le mal, quitte a employer les moyens necessaires au triomphe du bien.

-Voila mon opinion, chere dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piege ou se prennent les vertus ordinaires... Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment... Les natures honnetes ont cette grace merveilleuse de mettre de leur honnetete dans tout ce qu'elles touchent.

Et changeant de voix, il continua:

-Dites bien a monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline... Au revoir, chere dame, et tout a votre disposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosite de voir si Claire priait toujours; mais Claire etait retournee a ses carpes et a ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la Vierge, ou la nuit s'etait faite, qu'une debandade de chaises renversees, culbutees, sous la chaleur devote des femmes qui s'etaient agenouillees la.

Quand la belle charcutiere traversa de nouveau la place, la Normande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crepuscule a la rondeur de ses jupes.

-Merci! s'ecria-t-elle, elle est restee plus d'une heure. Quand les cures la vident de ses peches, celle-la, les enfants de choeur font la chaine pour jeter les seaux d'ordures a la rue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit a la chambre de Florent. Elle s'y installa en toute tranquillite, certaine de n'etre pas derangee, decidee d'ailleurs a mentir, a dire qu'elle venait s'assurer de la proprete du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas, tres-occupe, au milieu de la maree. S'asseyant devant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes precautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers dans le meme ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes, la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la reforme du systeme administratif des Halles, et les autres. Ces pages de fine ecriture qu'elle s'appliquait a lire, l'ennuyerent beaucoup; elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, revant deja de fouiller la laine des matelas, lorsqu'elle decouvrit, dans une enveloppe a lettre, le portrait de la Normande. La photographie etait un peu noire. La Normande posait debout, le bras droit appuyee sur une colonne tronquee; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frere, ses terreurs, ce qu'elle etait venue faire la. Elle s'absorba dans une de ces contemplations de femme devisageant une autre femme, tout a l'aise, sans crainte d'etre vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'etudier sa rivale de si pres. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, eloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les levres pincees, elle lut sur le revers, ecrit en grosses vilaines lettres: " Louise a son ami Florent. " Cela la scandalisa, c'etait un aveu. L'envie lui vint de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.

Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une a une, elle eut l'idee de regarder au fond, a l'endroit ou Florent avait repousse le fil et les aiguilles d'Augustine; et la, entre le paroissien et la Clef des songes, elle decouvrit ce qu'elle cherchait, des notes tres-compromettantes, simplement defendues par une chemise de papier gris. L'idee d'une insurrection, du renversement de l'empire, a l'aide d'un coup de force, avancee un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avait lentement muri dans l'esprit ardent de Florent. Il y vit bientot un devoir, une mission. Ce fut le but enfin trouve de son evasion de Cayenne et de son retour a Paris. Croyant avoir a venger sa maigreur contre cette ville engraissee, pendant que les defenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il reva de se dresser, des Halles memes, pour ecraser ce regne de mangeailles et de souleries. Dans ce temperament tendre, l'idee fixe plantait aisement son clou. Tout prenait des grossissements formidables, les histoires les plus etranges se batissaient, il s'imaginait que les Halles s'etaient emparees de lui, a son arrivee, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis, c'etait Lisa qui voulait l'abetir; il l'evitait pendant des deux et trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontes, s'il l'avait approchee. Ces crises de terreurs pueriles, ces emportements d'homme revolte, aboutissaient toujours a de grandes douceurs, a des besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumees mauvaises. Malheureux de sa journee, les nerfs tendus, refusant le sommeil par une peur sourde de ce neant, il s'attardait davantage chez monsieur Lebigre ou chez les Mehudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait encore pas, il ecrivait, il preparait la fameuse insurrection. Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une sorte de general, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants commandant a vingt compagnie, d'affilies. Toutes les semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local different; pour plus de discretion, d'ailleurs, les affilies ne connaitraient que le lieutenant, qui lui-meme s'aboucherait uniquement avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies se crussent toutes chargees de missions imaginaires, ce qui acheverait de depister la police. Quant a la mise en oeuvre de ces forces, elle etait des plus simples. On attendrait la formation complete des cadres; puis on profiterait de la premiere emotion politique. Comme on n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait d'abord des postes, on desarmerait les pompiers, les gardes de Paris, les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en les invitant a faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on marcherait droit au Corps legislatif, pour aller de la a l'Hotel de Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme a un scenario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'etait encore qu'ecrit sur des bouts de papier, ratures, montrant les tatonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception a la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante, n'osant plus toucher a ces papiers, avec la peur de les voir eclater entre ses mains comme des armes chargees.

Une derniere note l'epouvanta plus encore que les autres. C'etait une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessine la forme des insignes qui distingueraient les chefs et les lieutenants; a cote, se trouvaient egalement les guidons des compagnies. Meme des legendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefs etaient des echarpes rouges; ceux des lieutenants, des brassards, egalement rouges. Ce fut, pour Lisa, la realisation immediate de l'emeute; elle vit ces hommes, avec toutes ces etoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les andouilles de l'etalage. Les infames projets de sou beau-frere etaient un attentat contre elle-meme, contre son bonheur. Elle referma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c'etait elle pourtant qui logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses meubles. Et elle etait particulierement exasperee par la pensee qu'il cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente, toute declouee.

Elle resta debout, songeant a ce qu'elle allait faire. D'abord, il etait inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idee d'avoir une explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allat commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par mechancete. Elle se calmait un peu, elle prefera le surveiller. Au premier danger, elle verrait. En somme, elle avait a present de quoi le faire retourner aux galeres.

Comme elle rentrait a la boutique, elle vit Augustine tout emotionnee. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux questions inquietes de Lisa, elle ne put que repondre:

-Je ne sais pas, madame... Elle etait la tout a l'heure, sur le trottoir, avec un petit garcon... Je les regardais; puis, j'ai entame un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.

-Je parie que c'est Muche, s'ecria la charcutiere; ah! le gredin d'enfant!

C'etait Muche, en effet. Pauline, qui etrennait justement ce jour-la une robe neuve, a raies bleues, avait voulu la montrer. Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, les levres pincees par cette moue grave d'une petite femme de six ans qui craint de se salir. Ses jupes, tres-courtes, tres-empesees, bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancs bien tires, ses bottines vernies, d'un bleu d'azur; tandis que son grand tablier, qui la decolletait, avait, aux epaules, un etroit volant brode, d'ou ses bras, adorables d'enfance, sortaient nus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles, une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux, tres-bien peignee, avec l'air gras et tendre de sa mere, la grace parisienne d'une poupee neuve.

Muche, des Halles, l'avait apercue. Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l'eau emportait, et qu'il suivait le long du trottoir, en disant qu'ils nageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fit traverser la chaussee, sans casquette, la blouse dechiree, le pantalon tombant et montrant la chemise, dans le debraille d'un galopin de sept ans. Sa mere lui avait bien defendu de jouer jamais avec " cette grosse bete d'enfant que ses parents bourraient a la faire crever. " Il roda un instant, s'approcha, voulut toucher la jolie robe a raies bleues. Pauline, d'abord flattee, eut une moue de prude, recula, en murmurant d'un ton fache:

-Laisse-moi... Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui etait tres-degourdi et tres-entreprenant.

-Ah bien! dit-il, tu es joliment godiche!... Ca ne fait rien que ta maman ne veuille pas... Nous allons jouer a nous pousser, veux-tu?

Il devait nourrir l'idee mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, en le voyant s'appreter a lui donner une poussee dans le dos, recula davantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut tres doux; il remonta ses culottes, en homme du monde.

-Es-tu bete! c'est pour rire... Tu es bien gentille comme ca. Est-ce que c'est a ta maman, ta petite croix?

Elle se rengorgea; dit que c'etait a elle. Lui, doucement, l'amenait jusqu'au coin de la rue Pirouette; il lui touchait les jupes, en s'etonnant, en trouvant ca drolement raide; ce qui causait un plaisir infini a la petite. Depuis qu'elle faisait la belle sur le trottoir, elle etait tres-vexee de voir que personne ne la regardait. Mais, malgre les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir.

-Quelle grue! s'ecria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t'asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais, madame Belles-fesses!

Elle s'effaroucha. Il l'avait prise par la main; et comprenant sa faute, se montrant de nouveau calin, fouillant vivement dans sa poche:

-J'ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout des doigts, devant elle, si bien qu'elle descendit sur la chaussee, sans y prendre garde, pour suivre le sou. Decidement, le petit Muche etait en bonne fortune.

-Qu'est-ce que tu aimes? demanda-t-il.

Elle ne repondit pas tout de suite; elle ne savait pas, elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule de friandises: de la reglisse, de la melasse, des boules de gomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoup reflechir la petite; ou trempe un doigt, et on le suce; c'est tres bon. Elle restait toute serieuse. Puis, se decidant:

-Non, j'aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l'emmena, sans qu'elle resistat. Ils traverserent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir des Halles, allerent jusque chez un epicier de la rue de la Cossonnerie, qui avait la renommee des cornets. Les cornets sont de minces cornets de papier, ou les epiciers mettent les debris de leur etalage, les dragees cassees, les marrons glaces tombes en morceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit les choses galamment; il laissa choisir le cornet par Pauline, un cornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur le trottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deux poches de son tablier; et ces poches etaient si etroites, qu'elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette par miette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussiere trop fine; si bien que cela fondait les bonbons, et que deux taches brunes marquaient deja les deux poches du tablier. Muche avait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnant a son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, du cote de la place des Innocents, en lui disant:

-Hein? tu veux bien jouer, maintenant?... C'est bon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bete.

Et lui-meme, il fourrait les doigts au fond des poches. Ils entrerent dans le square. C'etait la sans doute que le petit Muche revait de conduire sa conquete. Il lui fit les honneurs du square, comme d'un domaine a lui, tres-agreable, ou il galopinait pendant des apres-midi entieres. Jamais Pauline n'etait allee si loin; elle aurait sanglotte comme une demoiselle enlevee, si elle n'avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, au milieu de la pelouse coupee de corbeilles, coulait, avec la dechirure de ses nappes; et les nymphes de Jean Goujon, toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes, mettaient leur grace nue, au milieu de l'air noir du quartier Saint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l'eau tomber des six bassins, interesses par l'herbe, revant certainement de traverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs de houx et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille du square. Cependant le petit Muche, qui etait parvenu a froisser la belle robe, par derriere, dit, avec son rire en dessous:

-Nous allons jouer a nous jeter du sable, veux-tu?

Pauline etait seduite. Ils se jeterent du sable, en fermant les yeux. Le sable entrait par le corsage decollete de la petite, coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muche s'amusait beaucoup, a voir le tablier blanc devenir tout jaune. Mais il trouva sans doute que c'etait encore trop propre.

-Hein? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout a coup. C'est moi qui sais faire de jolis jardins!

-Vrai, des jardins! murmura Pauline pleine d'admiration.

Alors, comme le gardien du square n'etait pas la, il lui fit creuser des trous dans une plate bande. Elle etait a genoux, au beau milieu de la terre molle, s'allongeant sur le ventre, enfoncant jusqu'aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des branches. C'etait les arbres du jardin, qu'il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il ne trouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvais ouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elle etait noire des pieds a la tete; elle avait de la terre dans les cheveux, toute barbouillee, si drole avec ses bras de charbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s'ecriant:

-Maintenant, nous allons les arroser... Tu comprends, ca ne pousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l'eau au ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courant arroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui etait trop grosse et qui ne savait pas courir, laissait echapper toute l'eau entre ses doigts, le long de ses jupes; si bien qu'au sixieme voyage, elle semblait s'etre roulee dans le ruisseau. Muche la trouva tres-bien, quand elle fut tres-sale. Il la fit asseoir avec lui sous un rhododendron, a cote du jardin qu'ils avaient plante. Il lui racontait que ca poussait deja. Il lui avait pris la main, en l'appelant sa petite femme.

-Tu ne regrettes pas d'etre venue, n'est-ce pas? Au lieu de rester sur le trottoir, ou tu as l'air de l'ennuyer fameusement... Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ca a sa maman. On ne fait pas la bete... Si tu dis quelque chose, tu sais, je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline repondait toujours oui. Lui, par derniere galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il la serrait de pres, cherchant maintenant a lui faire du mal, par une cruaute de gamin. Mais elle n'avait plus de sucre, elle ne jouait plus, et elle devenait inquiete. Comme il s'etait mis a la pincer, elle pleura en disant qu'elle voulait s'en aller. Cela egaya beaucoup Muche, qui se montra cavalier; il la menaca de ne pas la reconduire chez ses parents. La petite, tout a fait terrifiee, poussait des soupirs etouffes, comme une belle a la merci d'un seducteur, au fond d'une auberge inconnue. Il aurait certainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu'une voix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s'ecria a cote d'eux:

-Mais, Dieu me pardonne! c'est Pauline... Veux-tu bien la laisser tranquille, mechant vaurien!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant des exclamations sur l'etat pitoyable de sa toilette. Muche ne s'effraya guere; il les suivit, riant sournoisement de son oeuvre, repetant que c'etait elle qui avait voulu venir, et qu'elle s'etait laissee tomber par terre. Mademoiselle Saget etait une habituee du square des Innocents. Chaque apres-midi, elle y passait une bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menu peuple. La, aux deux cotes, il y a une longue file demi-circulaire de bancs mis bout a bout. Les pauvres gens qui etouffent dans les taudis des etroites rues voisines s'y entassent: les vieilles, dessechees, l'air frileux, en bonnet fripe; les jeunes en camisole, les jupes mal attachees, les cheveux nus, ereintees, fanees deja de misere; quelques hommes aussi, des vieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurs suspects a chapeau noir; tandis que, dans l'allee, la marmaille se roule, traine des voitures sans roues, emplit des seaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible, deguenillee, mal mouchee, qui pullule au soleil comme une vermine. Mademoiselle Saget etait si mince, qu'elle trouvait toujours a se glisser sur un banc. Elle ecoutait, elle entamait la conversation avec une voisine, quelque femme d'ouvrier toute jaune, raccommodant du linge, tirant d'un petit panier, repare avec des ficelles, des mouchoirs et des bas troues comme des cribles. D'ailleurs, elle avait des connaissances. Au milieu des piaillements intolerables de la marmaille et du roulement continu des voitures, derriere, dans la rue Saint-Denis, c'etaient des cancans sans fin, des histoires sur les fournisseurs, les epiciers, les boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier, enfielee par les refus de credit et l'envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnis louches, ce qui sortait des loges noires des concierges, les saletes de la medisance, dont elle relevait, comme d'une pointe de piment, ses appetits de curiosite. Puis, devant elle, la face tournee du cote des Halles, elle avait la place, les trois pans de maisons, percees de leurs fenetres, dans lesquelles elle cherchait a entrer du regard; elle semblait se hausser, aller le long des etages, ainsi qu'a des trous de verre, jusqu'aux oeils-de-boeuf des mansardes; elle devisageait les rideaux, reconstruisait un drame sur la simple apparition d'une tete entre deux persiennes, avait fini par savoir l'histoire des locataires de toutes ces maisons, rien qu'a en regarder les facades. Le restaurant Baratte l'interessait d'une facon particuliere, avec sa boutique de marchand de vin, sa marquise decoupee et doree, formant terrasse, laissant deborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatre etages etroits, ornes et peinturlures; elle se plaisait au fond bleu tendre, aux colonnes jaunes, a la stele surmontee d'une coquille, a cette devanture de temple de carton, badigeonnee sur la face d'une maison decrepite, terminee en haut, au bord du toit, par une galerie de zinc passee a la couleur. Derriere les persiennes flexibles, a bandes rouges, elle lisait les bons petits dejeuners, les soupers fins, les noces a tout casser. Et elle mentait meme; c'etait la que Florent et Gavard venaient faire des bombances avec ces deux salopes de Mehudin; au dessert, il se passait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieille fille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square, lorsqu'elle parut se raviser. Elle s'assit sur le bout d'un banc, cherchant a faire taire la petite.

-Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient... Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien, n'est-ce pas? Je suis " bonne amie, " tu sais... Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s'en aller. Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu'elle eut fini. La pauvre enfant etait toute grelottante, les jupes et les bas mouilles; les larmes qu'elle essuyait avec ses poings sales lui mettaient de la terre jusqu'aux oreilles. Quand elle se fut un peu calmee, la vieille reprit d'un ton doucereux:

-Ta maman n'est pas mechante, n'est-ce pas? Elle t'aime bien.

-Oui, oui, repondit Pauline, le coeur encore tres-gros.

-Et ton papa, il n'est pas mechant non plus, il ne te bat pas, il ne se dispute pas avec ta maman?... Qu'est-ce qu'ils disent le soir, quand ils vont se coucher?

-Ah! je ne sais pas; moi, j'ai chaud dans mon lit.

-Ils parlent de ton cousin Florent?

-Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air severe, en feignant de se lever et de s'en aller.

-Tiens! tu n'es qu'une menteuse... Tu sais qu'il ne faut pas mentir... Je vais te laisser la, si tu mens, et Muche te pincera.

Muche, qui rodait devant le banc, intervint, disant de son ton decide de petit homme:

-Allez, elle est trop dinde pour savoir... Moi, je sais que mon bon ami Florent a eu l'air joliment cornichon, hier, quand maman lui a dit comme ca, en riant, qu'il pouvait l'embrasser, si cela lui faisait plaisir.

Mais Pauline, menacee d'etre abandonnee, s'etait remise a pleurer.

-Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale! murmura la vieille en la bousculant. La, je ne m'en vais pas, je t'acheterai un sucre d'orge, hein! un sucre d'orge!... Alors, tu ne l'aimes pas, ton cousin Florent?

-Non, maman dit qu'il n'est pas honnete.

-Ah! tu vois bien que ta maman disait quelque chose.

-Un soir, dans mon lit, j'avais Mouton, je dormais avec Mouton... Elle disait a papa: " Ton frere, il ne s'est sauve du bagne que pour nous y ramener tous avec lui. "

Mademoiselle Saget poussa un leger cri. Elle s'etait mise debout, toute fremissante. Un trait de lumiere venait de la frapper en pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotter jusqu'a la charcuterie, sans parler, les levres pincees par un sourire interieur, les regards pointus d'une joie aigue. Au coin de la rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant, jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottes, disparut prudemment. Lisa etait dans une inquietude mortelle. Quand elle apercut sa fille faite comme un torchon, elle eut un tel saisissement, qu'elle la tourna de tous les cotes, sans meme songer a la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise:

-C'est le petit Muche... Je vous la ramene, vous comprenez... je les ai decouverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce qu'ils faisaient... A votre place, je regarderais. Il est capable de tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel bout prendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas taches, les jupes dechirees, les mains et la figure noircies, la degoutaient. Le velours bleu, les boutons d'oreille, la jeannette, disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva de l'exasperer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha, les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de la boutique. Puis, elle ne put prononcer qu'un mot, elle entraina Pauline, en disant:

-Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui etait toute egayee par cette scene, au fond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Ses pieds menus touchaient a peine le pave; une jouissance la portait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Elle savait donc enfin! Depuis pres d'une annee qu'elle brulait, voila qu'elle possedait Florent, tout entier, tout d'un coup. C'etait un contentement inespere, qui la guerissait de quelque maladie; car elle sentait bien que cet homme-la l'aurait fait mourir a petit feu, en se refusant plus longtemps a ses ardeurs de curiosite. Maintenant, le quartier des Halles lui appartenait; il n'y avait plus de lacune dans sa fete; elle aurait raconte chaque rue, boutique par boutique. Et elle poussait de petits soupirs pames, tout en entrant dans le pavillon aux fruits.

-Eh! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de son banc, qu'est-ce que vous avez donc a rire toute seule?... Est-ce que vous avez gagne le gros lot a la loterie?

-Non, non.... Ah! ma petite, si vous saviez!...

La Sarriette etait adorable, au milieu de ses fruits, avec son debraille de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout ce qu'elle montrait de nu et de rose, avait une fraicheur de peche et de cerise. Elle s'etait pendu par gaminerie des guignes aux oreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quand elle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui s'amusait si fort, c'etait qu'elle mangeait des groseilles, et qu'elle les mangeait a s'en barbouiller la bouche, jusqu'au menton et jusqu'au nez; elle avait la bouche rouge, une bouche maquillee, fraiche du jus des groseilles, comme peinte et parfumee de quelque fard du serail. Une odeur de prune montait de ses jupes. Sou fichu mal noue sentait la fraise.

Et, dans l'etroite boutique, autour d'elle, les fruits s'entassaient. Derriere, le long des etageres, il y avait des files de melons, des cantaloups coutures de verrues, des maraichers aux guipures grises, des culs de singe avec leurs bosses nues. A l'etalage, les beaux fruits, delicatement pares dans des paniers, avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues a demi sous un rideau de feuilles; les peches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et claire comme des filles du Nord, et les peches du Midi, jaunes et brulees, ayant le hale des filles de Provence. Les abricots prenaient sur la mousse des tons d'ambre, ces chaleurs de coucher de soleil qui chauffent la nuque des brunes, a l'endroit ou frisent de petits cheveux. Les cerises, rangees une a une, ressemblaient a des levres trop etroites de Chinoise qui souriaient: les Montmorency, levres trapues de femme grasse; les Anglaises, plus allongees et plus graves; les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, taches de blanc et de rose, au rire a la fois joyeux et fache. Les pommes, les poires s'empilaient, avec des regularites d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des epaules et des hanches dorees, toute une nudite discrete, au milieu des brins de fougere; elles etaient de peaux differentes, les pommes d'api au berceau, les rambourg avachies, les calville en robe blanche, les canada sanguines, les chataignier couperosees, les reinettes blondes, piquees de rousseur; puis, les varietes des poires, la blanquette, l'angleterre, les beurres, les messire-jean, les duchesses, trapues, allongees, avec des cous de cygne ou des epaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts, releves d'une pointe de carmin. A cote, les prunes transparentes montraient des douceurs chlorotiques de vierge; les reine-Claude, les prunes de monsieur, etaient palies d'une fleur d'innocence; les mirabelles s'egrenaient comme les perles d'or d'un rosaire, oublie dans une boite avec des batons de vanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais, un parfum de jeunesse, les petites surtout, celle qu'on cueille dans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient un bouquet a cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, les noisettes, riaient avec des mines delurees; pendant que des corbeilles de raisins, des grippes lourdes, chargees d'ivresse, se pamaient au bord de l'osier, en laissant retomber leurs grains roussis par les voluptes trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait la, comme dans un verger, avec des griseries d'odeurs. Les fruits a bas prix, les cerises, les prunes, les fraises, entasses devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se meurtrissaient, tachaient l'etalage de jus, d'un jus fort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tete lui tourner, en juillet, par les apres-midi brulantes, lorsque les melons l'entouraient d'une puissante vapeur de musc. Alors, ivre, montrant plus de chair sous son fichu, a peine mure et toute fraiche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait des envies de maraude. C'etait elle, c'etaient ses bras, c'etait son cou, qui donnaient a ses fruits cette vie amoureuse, cette tiedeur satinee de femme. Sur le banc de vente, a cote, une vieille marchande, une ivrognesse affreuse, n'etalait que des pommes ridees, des poires pendantes comme des seins vides, des abricots cadavereux, d'un jaune infame de sorciere. Mais, elle, faisait de son etalage une grande volupte nue. Ses levres avaient pose la une a une les cerises, des baisers rouges; elle laissait tomber de son corsage les peches soyeuses; elle fournissait aux prunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de son menton, celle des coins de sa bouche; elle laissait couler un peu de son sang rouge dans les veines des groseilles Ses ardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre, toutes ces semences, dont les amours s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcoves tendues de mousse des petits paniers. Derriere sa boutique, l'allee aux fleurs avait une senteur fade, aupres de l'arome de vie qui sortait de ses corbeilles entamees et de ses vetements defaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-la, etait toute grise d'un arrivage de mirabelles, qui encombrait le marche. Elle vit bien que mademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut la faire causer; mais la vieille, en pietinant d'impatience:

-Non, non, je n'ai pas le temps... Je cours voir madame Lecoeur. Ah! j'en sais de belles!... Venez, si vous voulez.

A la verite, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pour racoler la Sarriette. Celle-ci ne put resister a la tentation. Monsieur Jules etait la, se dandinant sur une chaise retournee, rase et frais comme un cherubin.

-Garde un instant la boutique, n'est-ce pas? lui dit-elle. Je reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elle tournait l'allee:

-Eh! pas de ca, Lisette! Tu sais, je file, moi... Je ne veux pas attendre une heure comme l'autre jour... Avec ca que tes prunes me donnent mal a la tete.

Il s'en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madame Lecoeur etait a la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendant que la vieille s'installait au milieu des fromages.

En bas, la cave est tres-sombre; le long des ruelles, les resserres sont tendues d'une toile metallique a mailles fines, par crainte des incendies; les becs de gaz, fort rares, font des taches jaunes sans rayons, dans la buee nauseabonde, qui s'alourdit sous l'ecrasement de la voute. Mais, madame Lecoeur travaillait le beurre, sur une des tables placees le long de la rue Berger. Les soupiraux laissent tomber un jour pale. Les tables, continuellement lavees a grande eau par des robinets, ont des blancheurs de tables neuves. Tournant le dos a la pompe du fond, la marchande petrissait " la maniotte, " au milieu d'une boite de chene. Elle prenait, a cote d'elle, les echantillons des differents beurres, les melait, les corrigeait l'un par l'autre, ainsi qu'on procede pour le coupage des vins. Pliee en deux, les epaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des echalas, nus jusqu'aux epaules, elle enfoncait furieusement les poings dans cette pate grasse qui prenait un aspect blanchatre et crayeux. Elle suait, elle poussait un soupir a chaque effort.

-C'est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la Sarriette.

Madame Lecoeur s'arreta, ramena son bonnet sur ses cheveux, de ses doigts pleins de beurre, sans paraitre avoir peur des taches.

-J'ai fini; qu'elle attende un instant, repondit-elle.

-Elle a quelque chose de tres-interessant a vous dire.

-Rien qu'une minute, ma petite.

Elle avait replonge les bras. Le beurre lui montait jusqu'aux coudes. Amolli prealablement dans l'eau tiede, il huilait sa chair de parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes qui lui couturaient la peau, pareilles a des chapelets de varices eclatees. La Sarriette etait toute degoutee par ces vilains bras, s'acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle se rappelait le metier; autrefois, elle mettait, elle aussi, ses petites mains adorables dans le beurre, pendant des apres-midi entieres; meme c'etait la sa pate d'amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont ses doigts delies semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au bout d'un silence, reprit-elle:

-Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante... Vous avez la des beurres trop forts.

-Je le sais bien, dit madame Lecoeur entre deux gemissements, mais que veux-tu? il faut tout faire passer... Il y a des gens qui veulent payer bon marche; on leur fait du bon marche... Va, c'est toujours trop bon pour les clients.

La Sarriette pensait qu'elle n'en mangerait pas volontiers, du beurre travaille par les bras de sa tante. Elle regarda dans un petit pot plein d'une sorte de teinture rouge.

-Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert a rendre a la maniotte une belle couleur jaune. Les marchandes croient garder religieusement le secret de cette teinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer; il est vrai qu'elles en fabriquent avec des carottes et des fleurs de soucis.

-A la fin, venez-vous! dit la jeune femme qui s'impatientait et qui n'etait plus habituee a l'odeur infecte de la cave. Mademoiselle Saget est peut-etre deja partie... Elle doit savoir des choses tres-graves sur mon oncle Gavard.

Madame Lecoeur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et le raucourt. Elle ne s'essuya pas meme les bras. D'une legere tape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons de sa niece, remontant l'escalier, en repetant avec inquietude:

-Tu crois qu'elle ne nous aura pas attendues?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des fromages. Elle n'avait eu garde de s'en aller. Les trois femmes s'assirent au fond de l'etroite boutique. Elles y etaient les unes sur les autres, se parlant le nez dans la face. Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnes minutes; puis, quand elle vit les deux antres toutes brulantes de curiosite, d'une voix pointue:

-Vous savez, ce Florent?... Eh bien, je peux vous dire d'ou il vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues a ses levres.

-Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix.

Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux etageres de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre enormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, debordaient; les beurres de Normandie, enveloppes de toile, ressemblaient a des ebauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jete des linges mouilles; d'autres mottes, entamees, taillees par les larges couteaux en rochers a pic, pleines de vallons et de cassures, etaient comme des cimes eboulees, dorees par la paleur d'un soir d'automne. Sous la table d'etalage, de marbre rouge veine de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons poses bout a bout, des gournay ranges a plat comme des medailles, faisaient des nappes plus sombres, tachees de tons verdatres. Mais c'etait surtout sur la table que les fromages s'empilaient. La, a cote des pains de beurre a la livre, dans des feuilles de poiree, s'elargissait un cantal geant, comme fendu a coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyere, pareil a une roue tombee de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des tetes coupees, barbouillees de sang seche, avec cette durete de crane vide qui les fait nommer tetes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pate cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des melancolies de lunes eteintes; deux, tres-secs, etaient dans leur plein; le troisieme, dans son deuxieme quartier, coulait, se vidait d'une creme blanche, etalee en lac, ravageant les minces planchettes, a l'aide desquelles on avait vainement essaye de le contenir. Des port-salut, semblables a des disques antiques, montraient en exergue le nom imprime des fabricants. Un romantour, vetu de son papier d'argent, donnait le reve d'une barre de nougat, d'un fromage sucre, egare parmi ces fermentations acres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princieres, des faces marbrees et grasses, veinees de bleu et de jaune, comme attaques d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mange de truffes; tandis que, dans un plat, a cote, des fromages de chevre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisatres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commencaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceatre; les troyes, tres-epais, meurtris sur les bords, d'aprete deja plus forte, ajoutant une fetidite de cave humide; les camembert, d'un fumet de gibier trop faisande; les neufchatel, les limbourg, les marolles, les pont-l'eveque, carres, mettant chacun leur note aigue et particuliere dans cette phrase rude jusqu'a la nausee; les livarot, teintes de rouge, terribles a la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppes de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude apres-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croutes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables a des blessures mal fermees; sous les feuilles de chene, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troue un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derriere les balances, dans sa boite mince, un gerome anise repandait une infection telle, que des mouches etaient tombees autour de la boite, sur le marbre rouge veine de gris.

Mademoiselle Saget avait ce gerome presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tete contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochees par un coin, au fond de la boutique.

-Oui, repeta-t-elle avec une grimace de degout, il vient du bagne... Hein! ils n'ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle!

Mais madame Lecoeur et la Sarriette poussaient des exclamations d'etonnement. Ce n'etait pas possible. Qu'avait-il donc commis pour aller au bagne? aurait-on jamais soupconne cette madame Quenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne?

-Eh! non, vous n'y etes pas, s'ecria la vieille impatientee. Ecoutez-moi donc... Je savais bien que j'avais deja vu ce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l'histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait d'un bruit vague qui avait couru dans le temps, d'un neveu du vieux Gradelle envoye a Cayenne, pour avoir tue six gendarmes sur une barricade; elle l'avait meme apercu une fois, rue Pirouette. C'etait bien lui, c'etait le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant qu'elle perdait la memoire, qu'elle etait finie, que bientot elle ne saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa memoire, comme un erudit qui verrait s'envoler au vent les notes amassees par le travail de toute une existence.

-Six gendarmes! murmura la Sarriette avec admiration; il doit avoir une poigne solide, cet homme-la.

-Et il eu a bien fait d'autres, ajouta mademoiselle Saget. Je ne vous conseille pas de le rencontrer a minuit.

-Quel gredin! balbutia madame Lecoeur, tout a fait epouvantee.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus fort. A ce moment, c'etait surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffees puissantes, une senteur de vieille litiere, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le veut parut tourner; brusquement, des rales de limbourg arriverent entre les trois femmes, aigres et amers, comme souffles par des gorges de mourants.

-Mais, reprit madame Lecoeur, il est le beau-frere de la grosse Lisa, alors... Il n'a pas couche avec...

Elles se regarderent, surprises par ce cote du nouveau cas de Florent. Cela les ennuyait de lacher leur premiere version. La vieille demoiselle hasarda, en haussant les epaules:

-Ca n'empecherait pas... quoique, a vrai dire, ca me paraitrait vraiment raide... Enfin, je n'en mettrais pas ma main au feu.

-D'ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien, il n'y coucherait toujours plus, puisque vous l'avez vu avec les deux Mehudin.

-Certainement, comme je vous vois, ma belle, s'ecria mademoiselle Saget, piquee, croyant qu'on doutait. Il y est tous les soirs, dans les jupes des Mehudin... Puis, ca nous est egal. Qu'il ait couche avec qui il voudra, n'est-ce pas? Nous sommes d'honnetes femmes, nous... C'est un fier coquin!

-Bien sur, conclurent les deux autres. C'est un scelerat fini.

En somme, l'histoire tournait au tragique; elles se consolaient d'epargner la belle Lisa, en comptant sur quelque epouvantable catastrophe amenee par Florent. Evidemment, il avait de mauvais desseins; ces gens-la ne s'echappent que pour mettre le feu partout; puis, un homme pareil ne pouvait etre entre aux Halles sans " manigancer quelque coup. " Alors, ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandes declarerent qu'elles allaient ajouter un cadenas a leur resserre; meme la Sarriette se rappela que, l'autre semaine, on lui avait vole un panier de peches. Mais mademoiselle Saget les terrifia, en leur apprenant que les " rouges " ne procedaient pas comme cela; ils se moquaient bien d'un panier de peches; ils se mettaient a deux ou trois cents pour tuer tout le monde, piller a leur aise. Ca, c'etait de la politique, disait-elle avec la superiorite d'une personne instruite. Madame Lecoeur en fut malade; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florent et ses complices se seraient caches au fond des caves, pour s'elancer de la sur Paris.

-Eh! j'y songe, dit tout a coup la vieille, il y a l'heritage du vieux Gradelle... Tiens! tiens! ce sont les Quenu qui ne doivent pas rire.

Elle etait toute rejouie. Les commerages tournerent. On tomba sur les Quenu, quand elle eut raconte l'histoire du tresor dans le saloir, qu'elle savait jusqu'aux plus minces details. Elle disait meme le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa ni son mari se rappelassent l'avoir confie a ame qui vive. N'importe, les Quenu n'avaient pas donne sa part " au grand maigre. " Il etait trop mal habille pour ca. Peut-etre qu'il ne connaissait seulement pas l'histoire du saloir. Tous voleurs, ces gens-la. Puis, elles rapprocherent leur tete, baissant la voix, decidant qu'il serait peut-etre dangereux de s'attaquer a la belle Lisa, mais qu'il fallait " faire son affaire au rouge, " pour qu'il ne mangeat plus l'argent de ce pauvre monsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regarderent toutes trois, d'un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu'elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du limbourg; il elargissait ses exhalaisons, etouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gatees. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flute champetre; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffoquante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aigue du gerome anise, prolongee en point d'orgue.

-J'ai vu madame Leonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d'oeil significatif.

Alors, les deux autres furent tres-attentives. Madame Leonce etait la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait la une vieille maison, un peu en retrait, occupee au rez-de-chaussee par un entrepositaire de citrons et d'oranges, qui avait fait badigeonner la facade en bleu, jusqu'au deuxieme etage. Madame Leonce faisait son menage, gardait les cles des armoires, lui montait de la tisane lorsqu'il etait enrhume. C'etait une femme severe, de cinquante et quelques annees, parlant lentement, d'une facon interminable; elle s'etait fachee un jour, parce que Gavard lui avait pince la taille; ce qui ne l'empecha pas de lui poser des sangsues, a un endroit delicat, a la suite d'une chute qu'il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredis soirs, allait prendre le cafe dans sa loge, lia avec elle une amitie encore plus etroite, quand le marchand de volailles vint habiter la maison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heures entieres; elles l'aimaient beaucoup; elles voulaient son bonheur.

-Oui, j'ai vu madame Leonce, repeta la vieille; nous avons pris le cafe, hier... Je l'ai trouvee tres-peinee. Il parait que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, elle lui a monte du bouillon, parce qu'elle lui avait vu le visage tout a l'envers.

-Elle sait bien ce qu'elle fait, allez, dit madame Lecoeur, que ces soins de la concierge inquietaient.

Mademoiselle Saget crut devoir defendre son amie.

-Pas du tout, vous vous trompez... Madame Leonce est au-dessus de sa position. C'est une femme tres comme il faut... Ah bien! si elle voulait s'emplir les mains, chez monsieur Gavard, il y a longtemps qu'elle n'aurait eu qu'a se baisser. Il parait qu'il laisse tout trainer... C'est justement a propos de cela que je veux vous parler. Mais, silence, n'est-ce pas? Je vous dis ca sous le sceau du secret.

Elles jurerent leurs grands dieux qu'elles seraient muettes. Elles avancaient le cou. Alors l'autre, solennellement:

-Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chose depuis quelque temps... Il a achete des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. Madame Leonce dit que c'est une horreur, que ce pistolet est toujours sur la cheminee ou sur la table, et qu'elle n'ose plus essuyer... Et ce n'est rien encore. Son argent...

-Son argent, repeta madame Lecoeur, dont les joues brulaient.

-Eh bien, il n'a plus d'actions, il a tout vendu, il a maintenant dans une armoire un tas d'or...

-Un tas d'or, dit la Sarriette ravie.

-Oui, un gros tas d'or. Il y en a plein sur une planche. Ca eblouit. Madame Leonce m'a raconte qu'il avait ouvert l'armoire un matin devant elle, et que ca lui a fait mal aux yeux, tant ca brillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupieres des trois femmes battaient, comme si elles avaient vu le tas d'or. La Sarriette se mit a rire la premiere, en murmurant:

-Moi, si mon oncle me donnait ca, je m'amuserais joliment avec Jules... Nous ne nous leverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant.

Madame Lecoeur restait comme ecrasee sous cette revelation, sous cet or qu'elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L'envie l'etreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, ses mains seches, dont les ongles debordaient de beurre fige; et elle ne put que balbutier, d'un ton plein d'angoisse:

-Il n'y faut pas penser, ca fait trop de mal.

-Eh! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle Saget. Moi, a votre place, je veillerais a mes interets... Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. Monsieur Gavard est mal conseille. Tout ca finira mal.

Elles en revinrent a Florent. Elles le dechirerent avec plus de fureur encore. Puis, posement, elles calculerent ou ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Tres-loin, a coup sur, si l'on avait la langue trop longue. Alors, elles jurerent, quant a elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaille de Florent meritat le moindre menagement, mais parce qu'il fallait eviter a tout prix que le digne monsieur Gavard fut compromis. Elles s'etaient levees, et comme mademoiselle Saget s'en allait:

-Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier a madame Leonce?... C'est elle peut-etre qui a la clef de l'armoire?

-Vous m'en demandez trop long, repondit la vieille. Je la crois tres-honnete femme; mais, apres tout, je ne sais pas; il y a des circonstances... Enfin, je vous ai prevenues toutes les deux; c'est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, a cette heure, donnaient a la fois. C'etait une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pates cuites, du gruyere et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chevre, pareils a un chant large de basse, sur lesquels se detachaient, en notes piquees, les petites fumees brusques des neufchatel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres, s'epaississaient des bouffees du port-salut, du limbourg, du gerome, du marolles, du livarot, du pont-l'eveque, peu a peu confondues, epanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s'epandait, se soutenait, au milieu du vibrement general, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de nausee et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que c'etaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort.

-Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je suis jamais riche, je vous recompenserai.

Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ca coutait.

-Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.

-Pour vous, rien, repondit madame Lecoeur. Je vous le donne.

Et elle repeta:

-Ah! si j'etais riche!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ca viendrait un jour. Le bondon avait deja disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit a la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette jusqu'a sa boutique. La, elles causerent un instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraiche de printemps.

-Ca sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au coeur, tout a l'heure. Comment fait-elle pour vivre la dedans?... Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit a rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle vendit une livre de mirabelles a une dame, en disant que c'etait un sucre.

-J'en acheterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget, quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu... Une femme seule, vous comprenez...?

-Prenez-en donc une poignee, s'ecria la jolie brune. Ce n'est pas ca qui me ruinera... Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande rue, a droite.

Mademoiselle Saget avait elargi les doigts pour prendre la poignee de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un detour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bonbon composaient un diner pas trop maigre. D'ordinaire, apres sa tournee de l'apres-midi, lorsqu'elle n'avait pas reussi a faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en etait reduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. La, du cote de la rue Berger, derriere les bureaux des facteurs aux huitres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermees, en forme de caisses, doublees de zinc et garnies de soupiraux, s'arretent aux portes des grandes cuisines, rapportent pele-mele la desserte des restaurants, des ambassades, des ministeres. Le triage a lieu dans la cave. Des neuf heures, les assiettes s'etalent, parees, a trois sous et a cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tetes ou queues de poissons, legumes, charcuterie, jusqu'a du dessert, des gateaux a peine entames et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les petits employes, les femmes grelottant la fievre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blemes, qui achetent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la pretention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait meme fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangee avec quelque fierte, restait comme une consolation pour la vanite de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'etait d'ailleurs pour se menager l'entree des magasins du quartier, ou elle rodait sans jamais rien acheter. Sa tactique etait de se facher avec les fournisseurs, des qu'elle savait leur histoire; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles; de facon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru a des provisions formidables, lorsqu'en realite elle vivait de cadeaux et de rogatons payes de son argent, en desespoir de cause.

Ce soir-la, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il flairait une assiette, poisson et viande meles. Mademoiselle Saget flaira de son cote un lot de friture froide. C'etait a trois sous. Elle marchanda, l'obtint a deux sous. La friture froide s'engouffra dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de l'etalage etait nauseabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'evier mal lave.

-Venez me voir demain, dit la marchande a la vieille. Je vous mettrai de cote quelque chose de bon... Il y a un grand diner aux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant, elle apercut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle devint tres-rouge, serra ses epaules maigres, s'en alla sans paraitre le reconnaitre, Mais il la suivit un instant, haussant les epaules, marmottant que la mechancete de cette pie-grieche ne l'etonnait plus, " du moment qu'elle s'empoisonnait des saletes sur lesquelles on avait rote aux Tuileries. "

Des le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discretion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulierement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de repandre l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un recit ecourte, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les episodes s'allongerent, une legende se forma, dans laquelle Florent jouait un role de Croquemitaine. Il avait tue dix gendarmes, a la barricade de la rue Greneta; il etait revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivee, on le voyait roder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait etre le chef. La, l'imagination des marchandes se lancait librement, revait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant mechamment de l'heritage. Cet heritage passionna. L'opinion generale fut que Florent etait revenu pour prendre sa part du tresor. Seulement, comme il etait peu explicable que le partage ne fut pas encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacres. On racontait que deja, chaque soir, il y avait des querelles epouvantables entre les deux freres et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arriverent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les epaules en riant.

-Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas... Il est doux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tente une demarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Mehudin une bouteille de liqueur. C'etait Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargee d'un compliment pour la Normande, d'une phrase aimable qu'elle repetait fidelement, sans paraitre le moins du monde ennuyee de cette etrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congedie, pour montrer qu'il n'etait pas fache, et qu'il gardait de l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement a la belle poissonniere qu'elle remit le tout, en recitant d'une haleine ce madrigal de marchand de vin:

-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci a sa sante qui a ete beaucoup ebranlee par ce que vous savez. Il espere que vous voudrez bien un jour le guerir, en etant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.

La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa en lui parlant de son maitre, qui etait tres exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles, s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le bouquet.

-Dites a monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus... Vous etes trop bonne, ma petite. Ca m'irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur?

-Dame! il veut que je vienne, repondit Rose en s'en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous... Il est bien bel homme.

La Normande etait conquise par le caractere tendre de Florent. Elle continuait a suivre les lecons de Muche, le soir, sous la lampe, revant qu'elle epousait ce garcon si bon pour les enfants; elle gardait son banc de poissonniere, il arrivait a un poste eleve dans l'administration des Halles. Mais ce reve se heurtait au respect que le professeur lui temoignait; il la saluait, se tenait a distance, lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Celte resistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l'idee de mariage, a toute heure. Elle s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-etre cede, s'il ne s'etait pas attache au petit Muche; puis, cette pensee d'avoir une maitresse, dans cette maison, a cote de la mere et de la soeur, le repugnait.

La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirees, il fallut qu'il racontat tout ce qui lui etait arrive. Elle tremblait que la police ne finit par le decouvrir; mais lui, la rassurait, disait que c'etait trop vieux, que la police, maintenant, ne se derangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouee avait saigne sur ses mains. Il pensait a elle souvent encore; il avait promene son souvenir navre dans les nuits claires de la Guyane; il etait rentre en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu'il sentit toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-etre qu'elle s'etait relevee, pourtant. Parfois dans les rues, il avait recu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaitre. Il suivait les capotes roses, les chales tombant sur les epaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir a lui; mais elle laissait glisser son chale, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des levres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret. Lorsque l'idee de femme se levait en lui, c'etait elle qui se dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois a rever qu'elle le cherchait sur ce boulevard ou elle etait restee, qu'elle lui aurait donne toute une vie de joie, si elle l'avait rencontre quelques secondes plus tot. Et il ne voulait plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.

-Pardi, murmura-t-elle mechamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas etre belle, a cette heure.

Florent resta tout pale, avec l'horreur de l'image evoquee par la poissonniere. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalite atroce, qui mit, des lors, dans l'adorable capote de soie, la machoire saillante, les yeux beants d'un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame " qui avait couche avec lui, au coin de la rue Vivienne, " il devenait brutal, il la faisait taire d'un mot presque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces revelations, ce fut qu'elle s'etait trompee en croyant enlever un amoureux a la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de l'heritage. La belle Lisa ne fut plus une begueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frere, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modeles d'ecriture, la conversation tombait sur le tresor du vieux Gradelle.

-A-t-on jamais vu l'idee du vieux! disait la poissonniere en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un saloir!... Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme, d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-etre le double, le triple... Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et vite!

-Je n'ai besoin de rien, repetait toujours Florent. Je le saurais seulement pas ou le mettre, cet argent.

Alors elle s'emportait:

-Tenez, vous n'etes pas un homme. Ca fait pitie... Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s'en apercoit... Vous avez la un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derriere de votre frere pendant trois ans... Moi, a votre place, je leur jetterais leurs guenilles a la figure, et je ferais mon compte. C'est quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa part, qu'elle la tenait a sa disposition, que c'etait lui qui n'en voulait pas. Il entrait dans les plus petits details, tachait de la convaincre de l'honnetete des Quenu.

-Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix ironique. Je la connais, leur honnetete. La grosse la plie tous les matins dans son armoire a glace, pour ne pas la salir.... Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de cinq ans... Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin a jouer. Voulez-vous que j'aille reclamer votre du, pour voir? Ca serait drole, je vous en reponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d'honneur.

-Non, non, vous ne seriez pas a votre place, se hatait de dire Florent effraye. Je verrai, j'aurai peut-etre besoin d'argent bientot.

Elle doutait, elle haussait les epaules, en murmurant qu'il etait bien trop mou. Sa continuelle preoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colere, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait epouse Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l'heritage. Le soir, dans son lit, elle en revait tout eveillee: elle entrait chez la charcutiere, s'asseyait au beau milieu de la boutique, a l'heure de la vente, faisait une scene epouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la seduire a un tel point, qu'elle se serait mariee uniquement pour aller reclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.

La mere Mehudin, exasperee par le conge donne a monsieur Lebigre, criait partout que sa fille etait folle, que " le grand maigre " avait du lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galerien, d'assassin, dit que ce n'etait pas etonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c'etait elle qui racontait les versions les plus atroces de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir a l'argenterie, des que Florent arrivait. Un jour, a la suite d'une querelle avec sa fille ainee, elle s'ecria:

-Ca ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas, qui te detourne de moi? Ne me pousse pas a bout, car j'irais le denoncer a la prefecture, aussi vrai qu'il fait jour!

-Vous iriez le denoncer, repeta la Normande toute tremblante, les poings serres. Ne faites pas ce malheur... Ah! si vous n'etiez pas ma mere...

Claire, temoin de la querelle, se mit a rire, d'un, rire nerveux qui lui dechirait la gorge. Depuis quelque temps, elle etait plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,

-Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais ... Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ca finira par la. Je debarrasserai la maison, j'irai a la prefecture pour eviter la course a maman.

Et comme la Normande etouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:

-Tu n'auras pas la peine de me battre, moi... Je me jetterai a l'eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mere Mehudin ne reparla plus de denoncer Florent. Seulement, Muche rapporta a sa mere qu'il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.

La rivalite de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractere plus muet et plus inquietant. L'apres-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris a bandes roses, se trouvait baissee, la poissonniere criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exasperait, lorsqu'il etait tire; il representait, au milieu d'une clairiere, un dejeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames decolletees, qui mangeaient, sur l'herbe jaune, un pate rouge aussi grand qu'eux. Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Des que le soleil s'en allait, elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles plante de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage etaient comme vetues d'un habit d'arlequin par les carres verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de theatre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l'air de s'interesser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu'a la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de la Bastille a la place Wagram; c'etait pour mieux voir la poissonniere, qui se vengeait du store en mettant a son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tete et sur sa marchandise, sous le pretexte de se proteger contre le soleil couchant. Mais l'avantage restait maintenant a la belle Lisa. Elle se montrait tres-calme a l'approche du coup decisif, tandis que l'autre, malgre ses efforts pour avoir ce grand air distingue, se laissait toujours aller a quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition de la Normande etait de paraitre " comme il faut. " Rien ne la touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manieres de sa rivale. La mere Mehudin avait remarque ce point faible. Aussi n'attaquait-elle plus sa fille que par la.

-J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C'est etonnant comme cette femme-la se conserve. Et propre avec ca, et l'air d'une vraie dame!... C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ca vous maintient une femme, ca la rend distinguee.

Il y avait la une allusion detournee aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne repondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait a l'autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant a la belle Lisa. Ce fut un premier ebranlement dans ses tendresses pour Florent.

Florent, a la verite, devenait terriblement difficile a defendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eut un interet immediat a l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'il s'etait vendu a la police; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant a trouer les toiles metalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammees. C'etait un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sut au juste d'ou elle sortait. Le pavillon de la maree fut le dernier a se mettre en insurrection. Les poissonnieres aimaient Florent pour sa douceur. Elles le defendirent quelque temps; puis, travaillees par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cederent. Alors, recommenca, contre ce maigre, la lutte des ventres enormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins a crever, qui roulaient furieusement autour de ses epaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit a son idee fixe.

Maintenant, a toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce dechainement. Sa petite face pale semblait se multiplier. Elle avait jure une rancune terrible a la societe qui se reunissait dans le cabinet vitre de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir repandu l'histoire des rogatons. La verite etait que Gavard, un soir, raconta que " cette vieille bique, " qui venait les espionner, se nourrissait des saletes dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clemence eut une nausee. Robine avala vite un doigt de biere, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles repetait son mot:

-Les Tuileries ont rote dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassees sur l'assiette de l'empereur, etaient pour lui des ordures sans nom, une dejection politique, un reste gate de toutes les cochonneries du regne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier vivant, une bete immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-memes n'auraient pas voulu. Clemence et Gavard colporterent l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait meme pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut a cette occasion qu'elle dit crument a la Sarriette et a madame Lecoeur:

-Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites... Je lui ferai son affaire, a votre Gavard.

Les deux autres resterent un peu interdites; mais elles ne protesterent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui etait si mal conseille, et qui decidement courait a sa perte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration murissait, il trainait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Leonce. C'etait un grand diable de revolver, qu'il avait achete chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures tres-mysterieuses. Le lendemain, il le montrait a toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collegien qui cache un roman defendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un clignement d'yeux; puis, il avait des reticences, des demi-aveux, toute la comedie d'un homme qui feint delicieusement d'avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance enorme; il le rangeait definitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait a le sortir tout a fait de sa poche, pour le montrer a deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues a l'etalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les rassurer, en leur disant qu'il n'etait pas charge. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boite qu'il ouvrait avec des precautions infinies. Quand on avait pese les cartouches, il se decidait enfin a rentrer son arsenal. Et, les bras croises, jubilant, perorant pendant des heures:

-Un homme est un homme avec ca, disait-il d'un air de vantardise. Maintenant, je me moque des argousins... Dimanche, je suis alle l'essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on ne dit pas a tout le monde qu'on a de ces joujoux-la... Ah! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf! l'arbre etait touche... Vous verrez, vous verrez; dans quelque temps, vous entendrez parler d'Anatole.

C'etait son revolver qu'il avait appele Anatole. 11 fit si bien que le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches. Sa camaraderie avec Florent, d'ailleurs, paraissait louche. Il etait trop riche, trop gras, pour qu'on le confondit dans la meme haine. Mais il perdit l'estime des gens habiles, il reussit meme a effrayer les peureux. Des lors, il fut enchante.

-C'est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle Saget. Ca lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait-la, dans le cabinet vitre. Il y dejeunait, y dinait, venait a chaque heure s'y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre a lui, un bureau ou il laissait trainer de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolerait cette prise de possession; il avait meme enleve l'une des deux tables, pour meubler l'etroite piece d'une banquette rembourree, sur laquelle, a l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci eprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gener et mettait la maison entiere a sa disposition. Logre egalement lui temoignait une grande amitie. Il s'etait fait son lieutenant. A toute heure, il l'entretenait de " l'affaire, " pour lui rendre compte de ses demarches et lui donner les noms des nouveaux affilies. Dans la besogne, il avait pris le role d'organisateur; c'etait lui qui devait aboucher les gens, creer les sections, preparer chaque maille du vaste filet ou Paris tomberait a un signal donne. Florent restait le chef, l'ame du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver a des resultats appreciables; bien qu'il eut jure connaitre dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides, pareils au groupe qui se reunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait jusque-la fourni aucuns renseignements precis, jetant des noms en l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'etait des poignees de main; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serre la main en lui disant " qu'il en serait; " au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait demanche le bras; rue Popincourt, tout un groupe d'ouvriers l'avait embrasse. A l'entendre, du jour au lendemain, on reunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air extenue, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait a lui pour la realisation de ses promesses. Bientot dans la poche de ce dernier, le complot vecut; les notes devinrent des realites, des donnees indiscutables, sur lesquelles le plan s'echafauda tout entier; il n'y avait plus qu'une bonne occasion a attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnes, que tout irait sur des roulettes.

A cette epoque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus a terre, comme souleve par cette idee intense de se faire le justicier des maux qu'il avait vu souffrir. Il etait d'une credulite d'enfant et d'une confiance de heros. Logre lui aurait conte que le genie de la colonne de Juillet allait descendre pour se mettre a leur tete, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochaine bataille comme d'une fete a laquelle tous les braves gens seraient convies. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les epaules. L'attitude de chef de complot prise par son rival, le mettait hors de lui, le degoutait de la politique. Un soir que, venu de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il se soulagea.

-Un garcon, dit-il, qui n'a pas deux idees en politique, qui aurait mieux fait d'entrer comme professeur d'ecriture dans un pensionnat de demoiselles... Ce serait un malheur, s'il reussissait, car il nous mettrait ses sacres ouvriers sur les bras, avec ses revasseries sociales. Voyez-vous, c'est ca qui perd le parti. Il n'en faut plus, des pleurnicheurs, des poetes humanitaires, des gens qui s'embrassent a la moindre egratignure... Mais il ne reussira pas. Il se fera coffrer, voila tout.

Logre et le marchand de vin ne broncherent pas. Ils laissaient aller Charvet.

-Et il y a longtemps, continua-t-il, qu'il le serait, coffre, s'il etait aussi dangereux qu'il veut le faire croire. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne... Ca fait pitie. Je vous dis que la police, des le premier jour, a su qu'il etait a Paris. Si elle l'a laisse tranquille, c'est qu'elle se moque de lui.

Logre eut un leger tressaillement.

-Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l'hebertiste avec une pointe d'orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits... Seulement, je n'en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me laisser pincer comme un imbecile... Peut-etre a-t-il une demi-douzaine de mouchards a ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour ou la prefecture aura besoin de lui...

-Oh! non, quelle idee! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.

Il etait un peu pale, il regardait Logre dont la bosse roulait doucement contre la cloison vitree.

-Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

-Des suppositions, si vous voulez, repondit le professeur libre. Je sais comment ca se pratique... En tous cas, ce n'est pas encore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres; mais si vous m'ecoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votre etablissement, qu'on vous fera fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois dans ce sens; il devait nourrir le projet de detacher les deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d'un calme et d'une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore assez regulierement le soir, avec Clemence. La grande brune n'etait plus tablettiere a la poissonnerie. Monsieur Manoury l'avait congediee.

-Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clemence, renversee contre la cloison, roulant une cigarette entre ses longs doigts minces, repondait de sa voix nette:

-Eh! c'est de bonne guerre... Nous n'avions point les memes opinions politiques, n'est-ce pas? Ce Manoury, qui gagne de l'argent gros comme lui, lecherait les bottes de l'empereur. Moi, si j'avais un bureau, je ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employe.

La verite etait qu'elle avait la plaisanterie tres-lourde, et qu'elle s'etait amusee, un jour, a mettre, sur les tablettes de vente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjuges, les noms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons donnes a de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de baronnes, vendues a trente sous piece, avaient profondement effraye monsieur Manoury. Gavard en riait encore.

-N'importe, disait-il en tapant sur les bras de Clemence, vous etes un homme, vous!

Clemence avait trouve une nouvelle facon de faire le grog. Elle emplissait d'abord le verre d'eau chaude; puis, apres avoir sucre, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte a goutte, de facon a ne pas le melanger avec l'eau; et elle l'allumait, le regardait bruler, tres-serieuse, fumant lentement, le visage verdi par la haute flamme de l'alcool. Mais c'etait la une consommation chere qu'elle ne put continuer a prendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pince qu'elle n'etait plus riche, maintenant. Elle vivait d'une lecon de francais qu'elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de tres-bonne heure, a une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette meme de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu'une chope, le soir. Elle la buvait, d'ailleurs, en toute philosophie.

Les soirees du cabinet vitre n'etaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, bleme d'une rage froide, lorsqu'on le delaissait pour ecouter son rival. La pensee qu'il avait regne la, qu'avant l'arrivee de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au coeur le cancer d'un roi depossede. S'il venait encore, c'etait qu'il avait la nostalgie de ce coin etroit, ou il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre lui-meme, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les epaules. Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d'un air de dedain, ne daignant pas combattre les sottises debitees devant lui. Ce qui le desesperait surtout, c'etait d'avoir ete evince peu a peu, sans qu'il s'en apercut. Il ne s'expliquait pas la superiorite de Florent. Il disait souvent, apres l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures:

-Mais c'est un cure, ce garcon-la. Il ne lui manque qu'une calotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des vetements de Florent a toutes les pateres, feignait de ne plus savoir ou accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui trainaient, disait qu'on n'etait plus chez soi, depuis que "ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit meme au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait a un seul consommateur ou a la societe. Cette invasion de ses Etats fut le coup de grace. Les hommes etaient des brutes. Il prenait l'humanite en grand mepris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l'exasperait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derriere sa chope, lui parut decidement l'homme le plus fort de la bande; celui-la devait juger les gens a leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant a Lacaille et a Alexandre, ils le confirmaient dans son idee que le peuple est trop bete, qu'il a besoin d'une dictature revolutionnaire de dix ans pour apprendre a se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientot completement organisees. Florent commencait a distribuer les roles. Alors, un soir, apres une derniere discussion ou il eut le dessous, Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:

-Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tete, si cela vous amuse... Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais travaille pour l'ambition de personne.

Clemence qui mettait son chale, ajouta froidement:

-Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil tres-doux, Charvet lui demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de biere dans sa chope, se contenta d'allonger une poignee de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour a la societe que Charvet et Clemence frequentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d'un groupe attentif de tres-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enregimenter Claude. Il reva un instant de lui donner ses idees en politique, d'en faire un disciple qui l'eut aide dans sa tache revolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soiree a faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyee sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:

-Non, voyez-vous, dit-il, ca ne m'interesse pas, tout ce que vous racontez la-dedans. Ca peut etre tres-fort, mais ca m'echappe... Ah! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacre Robine. Il est profond comme un puits, cet homme... J'y retournerai, seulement pas pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question... comment dites vous ca? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?... Hein! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusques derriere leurs chopes? Ce serait le succes du Salon, mon cher, un succes a tout casser, un vrai tableau moderne celui-la.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu'a deux heures du matin sur l'etroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catechisait, lui disait qu'il n'etait pas un homme, s'il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tete, en repondant:

-Vous avez peut-etre raison. Je suis un egoiste. Je ne peux pas meme dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ebauches epouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement a mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-meme, quand je peins: ca me fait rire par tout le corps... Que voulez-vous, on est bati de cette facon, on ne peut pourtant pas aller se jeter a l'eau... Puis, la France n'a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa... Et me permettez-vous d'etre franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.

Et comme l'autre protestait:

-Laissez donc! vous etes un artiste dans votre genre, vous revez politique; je parie que vous passez des soirees ici, a regarder les etoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini... Enfin, vous vous chatouillez avec vos idees de justice et de verite. Cela est si vrai que vos idees, de meme que mes ebauches, font une peur atroce aux bourgeois... Puis la, entre nous, si vous etiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais a etre votre ami... Ah! grand poete que vous etes!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le genait pas, qu'il avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. A ce propos, il parla d'un cafe de la rue Vauvilliers, le cafe qui se trouvait au rez-de-chaussee de la maison habitee par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours eraille, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, etait le lieu de reunion habituel de la belle jeunesse des Halles. La, monsieur Jules regnait sur une bande de porteurs, de garcons de boutique, de messieurs a blouses blanches, a casquettes de velours. Lui, portait, a la naissance des favoris, deux meches de poils collees contre les joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Ecus, ou il etait abonne au mois. Aussi, donnait-il le ton a ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des graces etudiees, developpant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant a demi sur le tapis, dans une pose cambree qui donnait a ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande etait tres-reactionnaire, tres-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits theatres, tutoyait les celebrites du jour, savait la chute ou le succes de la piece jouee la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son ideal etait Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les seances du Corps legislatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'etait Morny qui se moquait de ces gueux de republicains! Et il partait de la pour dire que la crapule seule detestait l'empereur, parce que l'empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.

-Je suis alle quelquefois dans leur cafe, dit Claude a Florent. Ils sont bien droles aussi, ceux-la, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent des bals de la cour, comme s'ils y etaient invites... Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moque de Gavard, l'autre soir. Il l'appelle mon oncle... Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu'elle payat; et elle en a eu pour six francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard... Une jolie fille, hein! cette Sarriette,

-Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?

Le peintre haussa les epaules.

-Ah bien! vous vous trompez, repondit-il. Il ne me faut pas de femmes a moi, ca me derangerait trop. Je ne sais seulement pas a quoi ca sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez bien. Si vous etes ministre, un jour, je vous donnerai des idees pour les embellissements de Paris.

Florent dut renoncer a en faire un disciple docile. Cela le chagrina; car, malgre son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l'hostilite qui grandissait a chaque heure. Meme chez les Mehudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des rires en dessous, Muche n'obeissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise pres de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu'il avait l'air d'etre degoute d'elle, et il ne trouva qu'un sourire embarrasse, tandis qu'elle allait s'asseoir rudement, de l'autre cote de la table. Il avait egalement perdu l'amitie d'Auguste. Le garcon charcutier n'entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il etait tres-effraye par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s'enfermer jusqu'a minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les facher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner a sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier etage. Des lors, Auguste souhaita qu'on " emballat le galerien. " Il avait trouve la charcuterie revee, pas a Plaisance, un peu plus loin, a Montrouge; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle etait prete, en riant de son rire de grosse fille puerile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le reveillait, eprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frere et de sa femme, se consolait eu ficelant ses saucissons et en salant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique etaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commerages que son apparition faisait naitre au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu'il fut enorme; d'autres, au contraire, l'accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d'avoir un frere comme le sien. Lui, pareil aux maris trompes, qui sont les derniers a connaitre leur accident, avait une belle ignorance, une gaiete attendrie, quand il arretait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d'Italie ou de sa tete de porc a la gelee. La voisine prenait une figure apitoyee, semblait lui presenter ses condoleances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.

-Qu'ont-elles donc toutes, a me regarder d'un air d'enterrement? demanda-t-il un jour a Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi?

Elle le rassura, lui dit qu'il etait frais comme une rose; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la verite etait que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre: les glaces palissaient, les marbres avaient des blancheurs glacees, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelee trouble. Claude entra meme un jour pour dire a sa tante que son etalage avait l'air "tout embete." C'etait vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrees de Strasbourg prenaient des melancolies blanchatres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, etaient surmontees de pompons verts desoles. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navree, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantees devant l'etuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignite muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une facon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrees aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement a tout le quartier, a toutes les curieuses defilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immerite, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'etalage, languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu'un regal. Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satine de Marjolin. Il venait de sortir de l'hospice, le crane raccommode, aussi gras, aussi rejoui qu'auparavant, mais bete, plus bete encore, tout a fait idiot. La fente avait du aller jusqu'a la cervelle. C'etait une brute. Il avait une puerilite d'enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait, zezayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obeissait avec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, etonnee d'abord, puis tres-heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu'elle voulait; elle le couchait dans les paniers de plumes, l'emmenait galopiner, s'en servait a sa guise, le traitait en chien, en poupee, en amoureux. Il etait a elle, comme une friandise, un coin engraisse des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de rouee. Mais, bien que la petite obtint tout de lui et le trainat a ses talons en geant soumis, elle ne pouvait l'empecher de retourner chez madame Quenu. Elle l'avait battu de ses poings nerveux, sans qu'il parut meme le sentir. Des qu'elle avait mis a son cou son eventaire, promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait roder devant la charcuterie.

-Entre donc! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d'innocent, devant le comptoir. La vue de la belle charcutiere le ravissait, le faisait taper de joie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis en face d'une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur qu'il ne se souvint.

-Est-ce que la tete te fait toujours mal? lui demanda-t-elle.

Il repondit non, par un balancement de tout le corps, eclatant d'une gaiete plus vive. Elle reprit doucement:

-Alors, tu etais tombe?

-Oui, tombe, tombe, tombe, se mit-il a chanter sur un ton de satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crane.

Puis, serieusement, en extase, il repetait, en la regardant, les mots " belle, belle, belle, " sur un air plus ralenti. Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exige de Gavard qu'il le gardat. C'etait lorsqu'il lui avait chante son air de tendresse humble, qu'elle le caressait sous le menton, en lui disant qu'il etait un brave enfant. Sa main s'oubliait la, tiede d'une joie discrete; cette caresse etait redevenue un plaisir permis, une marque d'amitie que le colosse recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, comme une bete que l'on flatte. La belle charcutiere, pour s'excuser a ses propres yeux du plaisir honnete qu'elle prenait avec lui, se disait qu'elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l'avait assomme, dans la cave aux volailles.

Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s'y hasardait quelquefois encore, serrant la main de son frere, dans le silence glacial de Lisa. Il y venait meme diner de loin en loin, le dimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaiete, sans pouvoir echauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par se facher. Un soir, en sortant d'une de ces froides reunions de famille, il dit a sa femme, presque en pleurant:

-Mais qu'est-ce que j'ai donc! Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas change?... C'est comme si j'avais un poids quelque part. Et triste avec ca, sans savoir pourquoi, ma parole d'honneur... Tu ne sais pas, toi?

-Une mauvaise disposition, sans doute, repondit Lisa.

-Non, non, ca dure depuis trop longtemps, ca m'etouffe... Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n'ai pas de gros chagrin, je vais mon train-train habituel... Et toi aussi, ma bonne, tu n'es pas bien, tu sembles prise de tristesse... Si ca continue, je ferai venir le medecin.

La belle charcutiere le regardait gravement.

-Il n'y a pas besoin de medecin, dit-elle. Ca passera... Vois-tu, c'est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est malade dans le quartier...

Puis, comme cedant a une tendresse maternelle:

-Ne t'inquiete pas, mon gros... Je ne veux pas que tu tombes malade. Ce serait le comble.

Elle le renvoyait d'ordinaire a la cuisine, sachant que le bruit des hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites, l'egayaient. D'ailleurs, elle evitait ainsi les indiscretions de mademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinees entieres a la charcuterie. La vieille avait pris a tache d'epouvanter Lisa, de la pousser a quelque resolution extreme. D'abord, elle obtint ses confidences.

-Ah! qu'il y a de mechantes gens! dit-elle, des gens qui feraient bien mieux de s'occuper de leurs propres affaires... Si vous saviez, ma chere madame Quenu... Non, jamais je n'oserai vous repeter cela.

Comme la charcutiere lui affirmait que ca ne pouvait pas la toucher, qu'elle etait au-dessus des mauvaises langues, elle lui murmura a l'oreille, par-dessus les viandes du comptoir:

-Eh bien! on dit que monsieur Florent n'est pas votre cousin...

Et, petit a petit, elle montra qu'elle savait tout. Ce n'etait qu'une facon de tenir Lisa a sa merci. Lorsque celle-ci confessa la verite, par tactique egalement, pour avoir sous la main une personne qui la tint au courant des bavardages du quartier, la vieille demoiselle jura qu'elle serait muette comme un poisson, qu'elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouit profondement de ce drame. Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquietantes.

-Vous devriez prendre vos precautions, murmurait-elle. J'ai encore entendu a la triperie deux femmes qui causaient de ce que vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu'ils en ont menti, vous comprenez. Je semblerais drole... Ca court, ca court. On ne l'arretera plus. Il faudra que ca creve.

Quelques jours plus tard, elle donna enfin le veritable assaut. Elle arriva tout effaree, attendit avec des gestes d'impatience qu'il n'y eut personne dans la boutique, et la voix sifflante:

-Vous savez ce qu'on raconte... Ces hommes qui se reunissent chez monsieur Lebigre, eh bien! ils ont tous des fusils, et ils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n'est pas malheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-la, riche, bien pose, se mettre avec des gueux!... J'ai voulu vous avertir, a cause de votre beau-frere.

-C'est des betises, ce n'est pas serieux, dit, Lisa pour l'aiguillonner.

--Pas serieux, merci! Le soir, quand on passe rue Pirouette, on les entend qui poussent des cris affreux. Ils ne se genent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu'ils ont essaye de debaucher votre mari... Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenetre, est-ce des betises?... Apres tout, je vous dis ca dans votre interet.

-Bien sur, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses.

-Ah! non, ce n'est pas invente, malheureusement... Tout le quartier en parle, d'ailleurs. On dit que, si la police les decouvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi, monsieur Gavard...

Mais la charcutiere haussa les epaules, comme pour dire que monsieur Gavard etait un vieux fou, et que ce serait bien fait.

-Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais des autres, de votre beau-frere, par exemple, reprit sournoisement la vieille. Il est le chef, votre beau-frere, a ce qu'il parait... C'est tres-facheux pour vous. Je vous plains beaucoup; car enfin, si la police descendait ici, elle pourrait tres-bien prendre aussi monsieur Quenu. Deux freres, c'est comme les deux doigts de la main.

La belle Lisa se recria. Mais elle etait toute blanche. Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquietudes. A partir de ce jour, elle n'apporta plus que des histoires de gens innocents jetes en prison pour avoir heberge des scelerats. Le soir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle se composait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n'etait pourtant guere bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. Elle avait parfaitement remarque la tendresse de monsieur Lebigre pour Florent, son soin a le retenir chez lui, ses complaisances si peu payees par la depense que ce garcon faisait dans la maison. Cela la surprenait d'autant plus, qu'elle n'ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belle Normande.

-On dirait, pensait-elle, qu'il l'eleve a la becquee... A qui peut-il vouloir le vendre?

Un soir, comme elle etait dans la boutique, elle vit Logre se jeter sur la banquette du cabinet, on parlant de ses courses a travers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle lui regarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n'avaient pas un grain de poussiere. Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les levres pincees.

C'etait ensuite a sa fenetre qu'elle completait son dossier Cette fenetre, tres-elevee, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. Elle s'y installait, a chaque heure de la journee, comme a un observatoire, d'ou elle guettait le quartier entier. D'abord, toutes les chambres, en face, a droite, a gauche, lui etaient familieres, jusqu'aux meubles les plus minces; elle aurait raconte, sans passer un detail, les habitudes des locataires, s'ils etaient bien ou mal en menage, comment ils se debarbouillaient, ce qu'ils mangeaient a leur diner; elle connaissait meme les personnes qui venaient les voir. Puis, elle avait une echappee sur les Halles, de facon que pas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau, sans qu'elle l'apercut; elle disait, sans se tromper, d'ou la femme venait, ou elle allait, ce qu'elle portait dans son panier, et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, sa fortune. Ca, c'est madame Loret, elle fait donner une belle education a son fils; ca, c'est madame Hulin, une pauvre petite femme que son mari neglige; ca, c'est mademoiselle Cecile, la fille au boucher, une enfant impossible a marier parce qu'elle a des humeurs froides. Et elle aurait continue pendant des journees, enfilant les phrases vides, s'amusant extraordinairement a des faits coupes menus, sans aucun interet. Mais, des huit heures, elle n'avait plus d'yeux que pour la fenetre, aux vitres depolies, ou se dessinaient les ombres noires des consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clemence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettes seches. Pas un evenement ne se passait la, sans qu'elle finit par le deviner, a certaines revelations brusques de ces bras et de ces tetes qui surgissaient silencieusement. Elle devint tres-forte, interpreta les nez allonges, les doigts ecartes, les bouches fendues, les epaules dedaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas a pas, a ce point qu'elle aurait pu dire chaque jour ou en etaient les choses. Un soir, le denoument brutal lui apparut. Elle apercut l'ombre du pistolet de Gavard, un profil enorme de revolver, tout noir dans la paleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C'etait les armes dont elle avait parle a madame Quenu. Puis, un autre soir, elle ne comprit plus, elle s'imagina qu'on fabriquait des cartouches, en voyant s'allonger des bandes d'etoffe interminables. Le lendemain, elle descendit a onze heures, sous le pretexte de demander a Rose si elle n'avait pas une bougie a lui ceder; et, du coin de l'oeil, elle entrevit, sur la table du cabinet, un tas de linges rouges qui lui sembla tres-effrayant. Son dossier du lendemain eut une gravite decisive.

-Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle; mais ca devient trop terrible... J'ai peur, ma parole! Pour rien au monde, ne repetez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s'ils savaient.

Alors, quand la charcutiere lui eut jure de ne pas la compromettre, elle lui parla des linges rouges.

-Je ne sais pas ce que ca peut etre. Il y en avait un gros tas. On aurait dit des chiffons trempes dans du sang... Logre, vous savez, le bossu, s'en etait mis un sur les epaules. Il avait l'air du bourreau... Pour sur, c'est encore quelque manigance.

Lisa ne repondait pas, semblait reflechir, les yeux baisses, jouant avec le manche d'une fourchette, arrangeant les morceaux de petit-sale dans leur plat. Mademoiselle Saget reprit doucement:

-Moi, si j'etais, vous, je ne resterais pas tranquille, je voudrais savoir... Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frere?

Alors, Lisa eut un leger tressaillement. Elle lacha la fourchette, examina la vieille d'un oeil inquiet, croyant qu'elle penetrait ses intentions. Mais celle-ci continua:

-C'est permis, apres tout... Votre beau-frere vous menerait trop loin, si vous le laissiez faire... Hier, on causait de vous, chez madame Taboureau. Vous avez la une amie bien devouee. Madame Taboureau disait que vous etiez trop bonne, qu'a votre place elle aurait mis ordre a tout ca depuis longtemps.

-Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutiere, songeuse.

-Certainement, et madame Taboureau est une femme que l'on peut ecouter... Tachez donc de savoir ce que c'est que les linges rouges. Vous me le direz ensuite, n'est-ce pas?

Mais Lisa ne l'ecoulait plus. Elle regardait vaguement les petits Gervais et les escargots, a travers les guirlandes de saucisses de l'etalage. Elle semblait perdue dans une lutte interieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet. Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant a elle-meme:

-Tiens! il y a du saucisson coupe... Ca doit secher, du saucisson coupe a l'avance... Et ce boudin qui est creve. Il a recu un coup de fourchette, bien sur. Il faudrait l'enlever, il salit le plat.

Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en disant:

-C'est pour vous, si ca vous fait plaisir.

Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget etait si bien habituee aux cadeaux, qu'elle ne remerciait meme plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s'en alla, avec l'intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez madame Lecoeur, en leur parlant de Gavard.

Quand elle fut seule, la charcutiere s'assit sur la banquette du comptoir, comme pour prendre une meilleure decision, en se mettant a l'aise. Depuis huit jours, elle etait tres-inquiete. Un soir, Florent avait demande cinq cents francs a Quenu, naturellement, en homme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya a sa femme. Cela l'ennuya, et il tremblait un peu en s'adressant a la belle Lisa. Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher a connaitre la destination de la somme, monta a sa chambre, lui remit les cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu'elle les avait inscrits sur le compte de l'heritage. Trois jours plus tard, il prit mille francs.

-Ce n'etait pas la peine de faire l'homme desinteresse, dit Lisa a Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j'ai bien fait de garder ce compte... Attends, je n'ai pas pris note des mille francs d'aujourd'hui.

Elle s'assit devant le secretaire, relut la page de calculs. Puis, elle ajouta:

-J'ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les a-compte en marge... Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux... Il y a longtemps que j'attends ca.

Quenu ne dit rien, se coucha de tres-mauvaise humeur. Toutes les fois que sa femme ouvrait le secretaire, le tablier jetait un cri de tristesse qui lui dechirait l'ame. Il se promit meme de faire des remontrances a son frere, de l'empecher de se ruiner avec la Mehudin; mais il n'osa pas. Florent, en deux jours, demanda encore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l'on trouvait de l'argent, les choses iraient bien plus vite. Le lendemain, il fut ravi de voir cette parole jetee en l'air retomber dans ses mains en un petit rouleau d'or, qu'il empocha, ricanant, la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuels besoins: telle section demandait a louer un local; telle autre devait soutenir des patriotes malheureux; et il y avait encore les achats d'armes et de munitions, les embauchements, les frais de police. Florent aurait tout donne. Il s'etait rappele l'heritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans le secretaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu'il avait de son visage grave. Jamais, selon lui, il ne depenserait son argent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasme, portait des cravates roses etonnantes et des bottines vernies, dont la vue assombrissait Lacaille.

-Ca fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa a Quenu. Qu'en dis-tu? C'est joli, n'est-ce pas?... S'il y va de ce train-la, ses cinquante mille francs lui feront au plus quatre mois... Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans a amasser son magot!

-Tant pis pour toi! s'ecria Quenu. Tu n'avais pas besoin de lui

parler de l'heritage.

Mais elle le regarda severement, en disant:

-C'est son bien, il peut tout prendre... Ce n'est pas de lui donner cet argent qui me contrarie; c'est de savoir le mauvais emploi qu'il doit en faire... Je te le dis depuis assez longtemps: il faudra que ca finisse.

-Agis comme tu voudras, ce n'est pas moi qui t'en empeche, finit par declarer le charcutier, que l'avarice torturait.

Il aimait bien son frere pourtant; mais l'idee des cinquante mille francs manges en quatre mois lui etait insupportable. Lisa, d'apres les bavardages de mademoiselle Saget, devinait ou allait l'argent. La vieille s'etant permis une allusion a l'heritage, elle profita meme de l'occasion pour faire savoir au quartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon lui semblait. Ce fut le lendemain que l'histoire des linges rouges la decida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardant autour d'elle la mine chagrine de la charcuterie; les cochons pendaient d'un air maussade; Mouton, assis pres d'un pot de graisse, avait le poil ebouriffe, l'oeil morne d'un chat qui ne digere plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir le comptoir, elle monta a la chambre de Florent.

En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. La douceur enfantine du lit etait toute tachee d'un paquet d'echarpes rouges qui pendaient jusqu'a terre. Sur la cheminee, entre les boites dorees et les vieux pots de pommade, des brassards rouges trainaient, avec des paquets de cocardes qui faisaient d'enormes gouttes de sang elargies. Puis, a tous les clous, sur le gris efface du papier peint, des pans d'etoffe pavoisaient les murs, des drapeaux carres, jaunes, bleus, verts, noirs, dans lesquels la charcutiere reconnut les guidons des vingt sections. La puerilite de la piece semblait tout effaree de cette decoration revolutionnaire. La grosse betise naive que la fille de boutique avait laissee la, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenait un reflet d'incendie; tandis que la photographie d'Auguste et d'Augustine semblait toute bleme d'epouvante. Lisa fit le tour, examina les guidons, les brassards, les echarpes, sans toucher a rien, comme si elle eut craint que ces affreuses loques ne l'eussent brulee. Elle songeait qu'elle ne s'etait pas trompee, que l'argent passait a ces choses. C'etait la, pour elle, une abomination, un fait a peine croyable qui soulevait tout son etre. Son argent, cet argent gagne si honnetement, servant a organiser et a payer l'emeute! Elle restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles a d'autres cocardes saignantes, ecoutant le chant du pinson, ainsi qu'un echo lointain de la fusillade. Alors, l'idee lui vint que l'insurrection devait eclater le lendemain, le soir peut-etre. Les guidons flottaient, les echarpes defilaient, un brusque roulement de tambour eclatait a ses oreilles. Et elle descendit vivement, sans meme s'attarder a lire les papiers etales sur la table. Elle s'arreta au premier etage, elle s'habilla.

A cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d'une main calme. Elle etait tres-resolue, sans un frisson, avec une severite plus grande dans les yeux. Tandis qu'elle agrafait sa robe de soie noire, en tendant l'etoffe de toute la force de ses gros poignets, elle se rappelait les paroles de l'abbe Roustan. Elle s'interrogeait, et sa conscience lui repondait qu'elle allait accomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges epaules son chale tapis, elle sentit qu'elle faisait un acte de haute honnetete. Elle se ganta de violet sombre, attacha a son chapeau une epaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secretaire a double tour, d'un air d'espoir, comme pour lui dire qu'il allait enfin pouvoir dormir tranquille.

Quenu etalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, a dix heures du matin.

-Tiens, ou vas-tu donc? lui demanda-t-il.

Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu'elle passerait au theatre de la Gaite, pour louer des places. Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit a la station de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au theatre de la Gaite. Elle craignait d'etre suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais-de-Justice. La, devant la grille, elle paya et congedia la voiture. Et, doucement, a travers les salles et les couloirs, elle arriva a la prefecture de police.

Comme elle s'etait perdue au milieu d'un tohu-bohu de sergents de ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous a un homme, qui la guida jusqu'au cabinet du prefet. Mais une lettre d'audience etait necessaire pour penetrer aupres du prefet. On l'introduisit dans une piece etroite, d'un luxe d'hotel garni, ou un personnage gros et chauve, tout en noir, la recut avec une froideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit son nom, raconta tout, carrement, d'un seul trait. Le personnage chauve l'ecoutait, sans l'interrompre, de son air las. Quand elle eut fini, il demanda simplement:

-Vous etes la belle-soeur de cet homme, n'est-ce pas?

-Oui, repondit nettement Lisa. Nous sommes d'honnetes gens... Je ne

veux pas que mon mari se trouve compromis.

Il haussa les epaules, comme pour dire que tout cela etait bien ennuyeux. Puis d'un air d'impatience:

-Voyez-vous, c'est qu'on m'assomme depuis plus d'un an avec cette affaire-la. On me fait denonciation sur denonciation, on me pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n'agis pas, c'est que je prefere attendre. Nous avons nos raisons... Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer.

Il mit devant elle un enorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pieces. C'etait comme les chapitres detaches de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annoncaient l'arrivee de Florent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis, son entree aux Halles, sa vie, ses soirees chez monsieur Lebigre, pas un detail n'etait passe. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports etaient doubles, qu'ils avaient du avoir deux sources differentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et de toutes les ecritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une ecriture de chat, l'ecriture de mademoiselle Saget, denoncant la societe du cabinet vitre. Elle reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachee des gros batons de madame Lecoeur, et une page glacee, ornee d'une pensee jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules; les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde a Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mere Mehudin, qui repetait, en quatre pages presque indechiffrables, les histoires a dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Mais elle fut surtout emue par une facture de sa maison, portant en tete les mots: Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dos de laquelle Auguste avait vendu l'homme qu'il regardait comme un obstacle a son mariage.

L'agent avait obei a une pensee secrete en lui placant le dossier sous les yeux.

-Vous ne reconnaissez aucune de ces ecritures? lui demanda-t-il.

Elle balbutia que non. Elle s'etait levee. Elle restait toute suffoquee par ce qu'elle venait d'apprendre, la voilette baissee de nouveau, cachant la vague confusion qu'elle sentait monter a ses joues. Sa robe de soie craquait; ses gants sombres disparaissaient sous le grand chale. L'homme chauve eut un faible sourire, en disant:

-Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard... Mais on tiendra compte de votre demarche, je vous le promets. Surtout, recommandez a votre mari de ne point bouger... Certaines circonstances peuvent se produire...

Il n'acheva pas, salua legerement, en se levant a demi de son fauteuil. C'etait un conge. Elle s'en alla. Dans l'antichambre, elle apercut Logre et monsieur Lebigre qui se tournerent vivement. Mais elle etait plus troublee qu'eux. Elle traversait des salles, enfilait des corridors, etait comme prise par ce monde de la police, ou elle se persuadait, a cette heure, qu'on voyait, qu'on savait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l'Horloge, elle marcha lentement, rafraichie par les souffles de la Seine.

Ce qu'elle sentait de plus net, c'etait l'inutilite de sa demarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. Elle etait irritee contre cet Auguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seine couler; des chalands, noirs d'une poussiere de charbon, descendaient sur l'eau verte, tandis que, le long de la berge, des pecheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n'etait pas elle qui avait livre Florent. Cette pensee qui lui vint brusquement, l'etonna. Aurait-elle donc commis une mechante action, si elle l'avait livre? Elle resta perplexe, surprise d'avoir pu etre trompee par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient a coup sur une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrement, se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement a l'heritage du vieux Gradelle, elle s'interrogea, se trouva prete a jeter cet argent a la riviere, s'il le fallait, pour guerir la charcuterie de son malaise. Non, elle n'etait pas avare, l'argent ne l'avait pas poussee. En traversant le pont au Change, elle se tranquillisa tout a fait, reprit son bel equilibre. Ca valait mieux que les autres l'eussent devancee a la prefecture: elle n'aurait pas a tromper Quenu, elle en dormirait mieux.

-Est-ce que tu as les places? lui demanda Quenu, lorsqu'elle rentra.

Il voulut les voir, se fit expliquer a quel endroit du balcon elles se trouvaient an juste. Lisa avait cru que la police accourrait, des qu'elle l'aurait prevenue, et son projet d'aller au theatre n'etait qu'une facon habile d'eloigner son mari, pendant qu'on arreterait Florent. Elle comptait, l'apres-midi, le pousser a une promenade, a un de ces conges qu'ils prenaient parfois; ils allaient au Bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s'oubliaient dans quelque cafe concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la journee comme d'habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortir d'une convalescence.

-Quand je te dis que l'air te fait du bien! lui repeta Quenu. Tu vois, ta course de la matinee t'a toute ragaillardie.

-Eh non! finit-elle par repondre, en reprenant son air severe. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la sante.

Le soir, a la Gaite, ils virent jouer la Grace de Dieu. Quenu, en redingote, gante de gris, peigne avec soin, n'etait occupe qu'a chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop etroits. Ils furent tous les deux tres-touches par les infortunes de Marie; le commandeur etait vraiment un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, des qu'il entrait en scene. La charcutiere pleura. Le depart de l'enfant, la priera dans la chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillerent ses beaux yeux de larmes discretes, qu'elle essuyait d'une petite tape avec son mouchoir. Mais cette soiree devint un veritable triomphe pour elle, lorsque, en levant la tete, elle apercut la Normande et sa mere a la deuxieme galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui chercher une boite de caramels au buffet, joua de l'eventail, un eventail de nacre, tres-dore. La poissonniere etait vaincue; elle baissait la tete, en ecoutant sa mere qui lui parlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrerent dans le vestibule, avec un vague sourire.

Ce jour-la, Florent avait dine de bonne heure chez monsieur Lebigre. Il attendait Logre qui devait lui presenter un ancien sergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d'attaque contre le Palais-Bourbon et l'Hotel-de-Ville. La nuit venait, une pluie fine, qui s'etait mise a tomber dans l'apres-midi, noyait de gris les grandes Halles. Elles se detachaient en noir sur les fumees rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au ras des toitures, comme accroches et dechires a la pointe des paratonnerres. Florent etait attriste par le gachis du pave, par ce ruissellement d'eau jaune qui semblait charrier et eteindre le crepuscule dans la boue. Il regardait le monde refugie sur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l'averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la chaussee vide. Une eclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Alors, toute une armee de balayeurs parut a l'entree de la rue Montmartre, poussant a coups de brosse un lac de fange liquide.

Logre n'amena pas le sergent. Gavard etait alle diner chez des amis, aux Batignolles. Florent en fut reduit a passer la soiree en tete a tete avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre tres-triste; l'autre hochait doucement la barbe, n'allongeait le bras, a chaque quart d'heure, que pour avaler une gorgee de biere. Florent, ennuye, monta se coucher. Mais Robine, reste seul, ne s'en alla pas, le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le garcon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la societe du cabinet n'etait pas la, attendirent pendant pres d'une grande demi-heure qu'il voulut bien se retirer.

Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il etait pris d'un de ces malaises nerveux qui le trainaient parfois, durant des nuits entieres, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, a Clamart, il avait enterre monsieur Verlaque, qui etait mort apres une agonie affreuse. Il se sentait encore tout attriste par cette biere etroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser l'image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux yeux; elle le suivait, parlait du cercueil qui n'etait pas paye, du convoi qu'elle ne savait de quelle facon commander, n'ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exige le montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut avancer l'argent du cercueil et du convoi; il donna meme le pourboire aux croque-mort. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda d'un air si navre, qu'il lui laissa vingt francs.

A cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d'inspecteur. On le derangerait, on songerait a le nommer titulaire. C'etaient la des complications facheuses qui pouvaient donner l'eveil a la police. Il aurait voulu que le mouvement insurrectionnel eclatat le lendemain, pour jeter a la rue sa casquette galonnee. La tete pleine de ces inquietudes, il monta sur la terrasse, le front brulant, demandant un souffle d'air a la nuit chaude. L'averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d'orage emplissait encore le ciel, d'un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyees etendaient sous lui leur masse enorme, de la couleur du ciel, piquee comme lui d'etoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.

Accoude a la rampe de fer, Florent songeait qu'il serait puni tot ou tard d'avoir consenti a prendre cette place d'inspecteur. C'etait comme une tache dans sa vie. Il avait emarge au budget de la prefecture, se parjurant, servant l'empire, malgre les serments faits tant de fois en exil. Le desir de contenter Lisa, l'emploi charitable des appointements touches, la facon honnete dont il s'etait efforce de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez forts pour l'excuser de sa lachete. S'il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il meritait cette souffrance. Et il revit l'annee mauvaise qu'il venait de passer, la persecution des poissonnieres, les nausees des journees humides, l'indigestion continue de son estomac de maigre, la sourde hostilite qu'il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses, il les acceptait en chatiment. Ce sourd grondement de rancune dont la cause lui echappait, annoncait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d'avance les epaules, avec la honte d'une faute a expier. Puis, il s'emporta contre lui-meme, a la pensee du mouvement populaire qu'il preparait; il se dit qu'il n'etait plus assez pur pour le succes.

Que de reves il avait fait, a cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures elargies des pavillons! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrees lointaines. Par les nuits sans lune, elles s'assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestees et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumiere; les rayons coulaient sur les deux etages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, debordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposees. Les temps froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norwege, ou glissent des patineurs; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d'un sommeil lourd. Un soir de decembre, en ouvrant sa fenetre, il les avait trouvees toutes blanches de neige, d'une blancheur vierge qui eclairait le ciel couleur de rouille; elles s'etendaient sans la souillure d'un pas, pareilles a des plaines du Nord, a des solitudes respectees des traineaux; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, a chaque aspect de cet horizon changeant, s'abandonnait a des songeries tendres ou cruelles; la neige le calmait, l'immense drap blanc lui semblait un voile de purete jete sur les ordures des Halles; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l'emportaient dans le pays feerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brulantes de juin, qui etalaient le marais nauseabond, l'eau dormante d'une mer maudite. Et toujours le meme cauchemar revenait.

Elles etaient sans cesse la. Il ne pouvait ouvrir la fenetre, s'accouder a la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant l'horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver a son coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui imposaient leur enormite, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette nuit-la, son cauchemar s'effara encore, grossi par les inquietudes sourdes qui l'agitaient. La pluie de l'apres-midi avait empli les Halles d'une humidite infecte. Elles lui soufflaient a la face toutes leurs mauvaises baleines, roulees au milieu de la ville comme un ivrogne sous la table, a la derniere bouteille. Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur epaisse. Au loin, c'etaient la boucherie et la triperie qui fumaient, d'une fumee fade de sang. Puis, les marches aux legumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetees au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraicheur poivree. Et il voyait surtout, a ses pieds, le pavillon aux volailles degager, par la tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d'usine. Le nuage de toutes ces baleines s'amassait au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s'elargissait en nuee lourde sur Paris entier. C'etaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop etroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgee.

En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens heureux. La porte de l'allee fut refermee bruyamment. Quenu et Lisa rentraient du theatre. Alors, Florent, etourdi, comme ivre de l'air qu'il respirait, quitta la terrasse, avec l'angoisse nerveuse de cet orage qu'il sentait sur sa tete. Son malheur etait la, dans ces Halles chaudes de la journee, il poussa violemment la fenetre, les laissa vautrees au fond de l'ombre, toutes nues, en sueur encore, depoitraillees, montrant leur ventre ballonne et se soulageant sous les etoiles.

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