8 DAVID ET ARNAUD

Seras-tu prêtre du Seigneur?


Paris s'est vidé de ses Parisiens. Le soleil chauffe les rues désertes; les touristes se regroupent autour des monuments. Plusieurs fois, David a rappelé son nouvel ami journaliste, mais il est tombé sur un répondeur. Il est retourné place Saint-Ger-main-des-Prés, où Toutankhamon lui a demandé de ne pas revoir Ophélie – menacée de crise à chaque nouvelle rencontre avec son «admirateur américain». Elle a trouvé un job à La Bohème, un restaurant touristique de la butte Montmartre où elle chante des romances jusqu'à la fin de l'été.

David lit des livres aux terrasses de café. Il flâne dans la ville, arpente les musées. Hier soir, il s'est rendu dans un music-hall. L'affiche annonçait «Une revue à la française», mais les danseuses nues ressemblaient à des pin-up de Las Vegas. Elles chantaient en anglais des refrains disco, entrecoupés de projections vidéo sur la vie des dinosaures.

Ce soir, il déambule près de l'île de la Cité. Le long des quais, plusieurs bateaux à roues du Mississippi présentent des spectacles sur Paris. Quittant la berge, David remonte l'escalier vers Notre-Dame. Il est minuit, mais une foule très dense converge vers la cathédrale. Au pied du porche gothique, une immense estrade métallique est éclairée par des projecteurs. Encore quelques mètres et David débouche sur le parvis, noir de monde. Assis par terre, accroupis au pied des deux grandes tours, des milliers de jeunes regardent le podium d'où s'élève un chant, scandé par les guitares et les claviers amplifiés:

Esprit saint, esprit du Père,

fais-nous entrer dans l'amour…

Sur scène, une rangée de prêtres en aube entonne les couplets dans toutes les langues: français, anglais, espagnol, allemand, chinois. Dans le public, des milliers d'yeux scintillent et les jeunes de tous pays reprennent le refrain: boy-scouts zaïrois, Vietnamiennes en tenue de bonnes sœurs, ou simplement jeunes habillés en jeunes: bourgeois proprets, grunge déchirés, étudiants, footballeurs. Certains portent des croix, d'autres des tee-shirts Che Guevara. Ils brandissent des cierges qui brillent dans la nuit devant Notre-Dame. Le vent fait parfois frémir la lueur, mais les jeunes mains protègent des milliers de flammes. À la fin du refrain, une femme s'approche du micro et sa voix retentit:

Seras-tu prêtre du Seigneur?

Vêtue d'une longue robe mauve, elle s'exprime avec un timbre rauque de vieille entraîneuse. David marche dans la foule, tandis que la voix répète sa supplique, adressée à chacun des milliers d'ados chrétiens:

Will you become a priest of the Lord?

Les mots font trembler le mur d'enceintes acoustiques, dressé autour de la cathédrale comme une sono de festival pop. Puis le chœur reprend sa litanie new-age. Le refrain tourne inlassablement sur une musique planante:

Esprit saint, esprit du Père,

fais-nous entrer dans l'amour…

David s'assoit sur un muret pour mieux observer les pèlerins. Dispersés aux points stratégiques, les membres du service d'ordre portent des tee-shirts couleur vert pomme; ces jeunes chrétiens des deux sexes évoluent par petits groupes pour intervenir en cas de malaise, en liaison avec les cars de la Croix-Rouge. Ils accomplissent leur devoir de secourisme en chantant, canalisent les mouvements pour que cette foule entre dans l'amour en bon ordre. Mais ils n'ont guère besoin de se fâcher, tant l'assemblée semble animée par un même désir de prière et de paix. Au dos des tee-shirts de la sécurité figure en grandes lettres le mot:


Volontaire


Et plus bas, en petites lettres:


Avec le soutien

des hypermarchés Auchan


Un prêtre avance sur scène. Cinquante projecteurs captent son corps couvert d'un scapulaire blanc. Il agite les bras pour scander le refrain, telle une hôtesse de l'air indiquant les manœuvres religieuses de sécurité. Au fond de l'estrade, sous les sculptures médiévales du portail, les évêques coiffés de mitres évoquent plutôt un tribunal d'inquisiteurs. La foule reprend avec la ferveur d'un festival hippie gavé de joints et d'acides:


Fais-nous entrer dans l'amour…


David arrive de l'autre côté du parvis. Installé sous un arbre, un groupe de garçons à moto prie avec les autres. Un grand jeune homme blond tire des taffes de cigarettes en chantonnant. Sa croix de bois tombe sur le tee-shirt blanc où est inscrit un slogan en faveur des préservatifs. Près de lui, un brun à cheveux longs porte un col d'ecclésiastique sous son blouson de moto. On dirait un séminariste. Appuyé contre sa Yamaha, il se penche vers un troisième et chuchote quelques mots en tenant tendrement sa main.

La foule chante toujours. Battant la mesure, le prêtre se déhanche comme un gogo boy très lent. Le public ondule de droite à gauche puis de gauche à droite. Quelques skinheads calmes chantent avec les autres. Le silence retombe et l'on entend à nouveau la voix de vieille entraîneuse, lisant quelques pages sur la vocation:


Dans le cœur de l'église, je serai l'amour…


Le regard du grand blond à la cigarette se tourne en souriant vers ses copains:

– C'est de sainte Thérèse.

La foule reprend son refrain, balayée par des vagues souples de projecteurs. Puis, sur un signe du prêtre, tous les jeunes se lèvent d'un seul mouvement pour reprendre le refrain, deux fois plus fort. Une mère berce son gamin de quatre ans affalé dans ses bras. Une baba cool à bandeau dans les cheveux chante, l'air exalté, en brandissant une boîte de Coca-Cola. Les éclairages balancent des effets de couleurs sur Notre-Dame, rosé, verte et bleue. La mélopée devient plus intense. Enthousiasmé par cette ferveur, un évêque parle de la Vierge Marie avant d'annoncer:

– La croix de l'année sainte va maintenant se rendre au futur centre de congrès internationaux, quai Branly.

Le signal du départ est donné. Quittant la scène par un escalier, une douzaine de jeunes prêtres entrent dans la foule en brandissant une énorme croix de bois. Ils rayonnent. Le monde n'existe plus. Paris n'existe plus. Curés, laïcs, jeunes, les voilà chez eux, au pays de l'amour, au pays de sainte Thérèse, de la musique planante et des grands magasins Auchan. Pendant que le cortège s'ébranle, un prêtre retourne au micro pour préciser, d'une voix sacerdotale un peu pincée:

– Ceux qui ne participent pas à la procession sont invités à regagner le métro pour rentrer chez eux. Le RER et le métro s'arrêtent à une heure du matin.

Les faisceaux lumineux suivent la croix qui remue, ondulent sur les corps en mouvement, tandis que s'élève un dernier refrain lancé par les ecclésiastiques:


Magnificat, magnificat!


Des Français en short chantent «Magnificat». Des religieuses mexicaines ramassent leurs chaises pliantes en chantant «Magnificat». Un étudiant frêle du service d'ordre essaie de faire la circulation en chantant «Magnificat», mais personne ne suit ses instructions. Le prêtre organisateur revient vers le micro pour préciser, très administratif:

– Un rectificatif: le RER s'arrête à minuit, le métro à UNE heure. Si certains d'entre vous sont perdus, ils peuvent se retrouver au bas de la statue de Charlemagne.


Où David entre dans l'amour


David décida de se laisser porter. La foule s'engageait sur le pont vers la rive gauche. Appuyé contre sa moto, le séminariste en blouson de cuir tenait toujours la main de son petit ami. Mais le grand blond suivait les pèlerins, marchant près de David au milieu d'un groupe de religieuses philippines hilares. Il dressait ses joues imberbes en chantant «Magnificat» et regarda l'Américain avec un sourire. Comme David lui renvoyait la politesse, le blond saisit sa main pour l'entraîner au cœur de la ronde. Heureux, il chantait les versets à tue-tête, puis il serra plus fort les doigts de son camarade et le considéra avec une amitié pleine d'énergie, en déclarant:

– La vie est belle, Jésus veille sur nous.

Ils marchaient avec les autres, derrière la croix de l'année sainte, en direction du palais des Congrès. Ordinairement pudibond dans les contacts physiques, David n'éprouvait aucune gêne à tenir la main de l'autre. Il avançait, léger, auprès de ce compagnon surgi spontanément, tel un jeune chrétien des années cinquante, avec sa croix et ses cheveux courts. Ils se serraient au milieu des scouts et de la foule catholique, emportés par la houle qui dévalait à présent le boulevard Saint-Germain. David ne connaissait pas ces refrains liturgiques mais il croyait à la beauté des rites séculaires. Comme le Français chantait toujours en le regardant de façon pressante, il entonna d'une voix un peu fausse:

– Magnificat, Magnificat.

Il s'interrompit aussitôt, craignant le ridicule. Mais l'autre le serrait plus fort:

– Vas-y, n'aie pas peur!

Ils se tenaient fraternellement, sous le regard protecteur d'un moine chinois portant des lunettes à triple foyer. Tout en avançant vers le centre de congrès, ils se présentèrent:

– Je m'appelle Arnaud. J'ai vingt ans et j'ai choisi de servir le Seigneur. Je vais entrer au séminaire. Et toi?

– Je suis américain, en voyage à Paris pour quelques mois. En fait, c'est plutôt l'art français qui m'intéresse.

– Tu sais, l'Église commande beaucoup d'œu-vres à des peintres, à des sculpteurs. L'art, c'est une autre façon de s'élever vers Dieu.

Tandis qu'Arnaud prononçait ces mots, ses jarrets poilus, dépassant du short beige, piétinaient le trottoir derrière la croix de l'année sainte. La foule s'éclaircissait au fil des stations de métro, mais plusieurs centaines de pèlerins et de religieux continuaient le chemin pour rejoindre leur cantonnement: des tentes aménagées par la ville sur le chantier d'un futur centre de congrès, à l'occasion des Journées chrétiennes de la jeunesse. Se mêlant au groupe, quelques zonards venaient taper des clopes; les chrétiens fumeurs offraient leurs paquets avec complaisance. Arnaud questionnait David:

– Tu as une petite amie? – Non, non…

– Tu as peut-être un petit ami?

– Non plus…

– Tu sais, ça ne me dérange pas. Malgré les déclarations du pape, l'Eglise de France évolue beaucoup sur cette question.

Dans les rues d'East Village, David avait croisé toutes les sortes de gays répertoriés sans tellement s'y intéresser. Mais Arnaud le séduisait par quelque chose d'exotique: un mélange de vieux monde et de ferveur moderne. Jusqu'à une heure avancée, il s'assit en tailleur avec les autres sous la grande tente où reposait la croix. Il écouta l'assemblée prier, sans comprendre. Tandis qu'un prêtre lançait des sujets de réflexion, Arnaud enlaçait les épaules de l'Américain et appuyait sa tête pour méditer avec lui. De grosses filles se retournaient et les dévisageaient avec envie. Après l'office, le blond manifesta cependant une sorte de gêne. Les chrétiens allaient se coucher dans leurs duvets et il s'excusa:

– Je dois rentrer à la maison Sainte-Bernadette où j'habite avec les futurs séminaristes.

Une chaleur teintait son visage. Coupant court à deux heures de tendresse, il tendit à David un bras raide en prononçant:

– Salut.

L'Américain serra sa main, un peu triste que la rencontre finisse déjà. Il s'éloignait de la salle de prière, quand il entendit:

– David!

Arnaud revenait, dans un élan pour expliquer:

– Tu sais, ce sont les vacances! Il fait trop chaud à Paris. Si tu veux, je pars la semaine prochaine dans une abbaye. Viens faire un tour. Ça ne coûte rien. Tu verras des villages où rien n'a changé.

David nota son numéro de téléphone.


L'esprit d'entreprise


La semaine suivante, il descendait d'autocar sur une route départementale du Val-de-Loire. Arrivé quelques jours plus tôt, Arnaud lui avait donné les indications nécessaires: marcher en direction du village pendant un kilomètre environ, jusqu'aux portes du monastère.

Traînant sa valise à roulettes, David portait un blue-jean, une chemise à carreaux et son chapeau de paille. Il avançait sur le chemin, entre le talus plein de mûres et les prairies desséchées. Quelques mouches bourdonnaient contre son visage. Au milieu des prés s'élevait un mur de vieilles pierres et le voyageur se demanda s'il arrivait, enfin, à la source épargnée. Le même paysage aurait pu figurer dans un tableau de la Renaissance. Voyant émerger en pleine nature les ruines d'une église gothique – dont les arches moussues laissaient deviner le transept et les bas-côtés -, l'Américain éprouva un sentiment de bien-être.

Une rivière s'écoulait au creux de la vallée. David traversa le pont, regarda l'eau claire entre les algues vertes. Le mur de pierres se déployait à présent sur une grande distance et David comprit qu'il délimitait la clôture du monastère, enserrant les jardins et les bâtiments. Il grimpa sur le talus, et découvrit l'abbaye dans son ensemble, prolongée par un bois. Au centre, l'édifice principal ressemblait à un château, avec ses ailes recouvertes d'ardoise. Plus loin, on apercevait les étables et les granges. Marchant le long du mur, David eut la mauvaise surprise d'arriver sur un parking. Mais les touristes intimidés fermaient leurs portières délicatement; ils parlaient à mi-voix en franchissant le porche, pour accéder à la partie du monastère ouverte au public.

David entra dans le premier bâtiment, un magasin de souvenirs où flottait une odeur de cire et d'encens. Sur les présentoirs, une multitude d'articles religieux s'offraient aux consommateurs: vies de saints, chapelets, icônes, images pieuses et autres livres de prières destinés à satisfaire la demande du marché spirituel et les besoins du monastère en liquidités. Trois bigotes choisissaient des bibelots coûteux et les achetaient fièrement. Les touristes ordinaires se contentaient de cartes postales. A la caisse, un moine en robe noire encaissait avec une froideur professionnelle, tandis que deux moinillons de trente ans renseignaient la clientèle, faisaient les paquets, réassortissaient les rayons. Comme David restait immobile avec sa valise, l'un des novices se précipita en glissant sur ses sandales avec une disponibilité de vendeur de prêt-à-porter:

– Je peux vous renseigner?

L'Américain expliqua qu'il rejoignait, pour quelques jours, un ami séminariste. Le novice rougit:

– Ah 1 tu es un copain d'Arnaud? Bienvenue à l'abbaye. J'appelle tout de suite le père hôtelier.

Cinq minutes plus tard, un petit moine tonsuré d'une cinquantaine d'années, vif comme un souriceau, entrait dans la pièce et trottait vers David. Il dressa son nez pointu et se présenta:

– Père Musard. Heureux de vous accueillir. Venez avec moi.

Puis il fila dans l'autre sens, suivi par David. Au fond de la boutique, une porte en chêne s'ouvrait sur un jardin soigneusement entretenu. Les allées de gravier convergeaient vers un jet d'eau. De part et d'autre se dressaient les bâtiments.

David apprécia d'entrer dans ce monde clos, préservé des intrusions touristiques. Quelques moines grimpaient vers le bois, deux par deux; d'autres traversaient rapidement la cour, comme appelés par des tâches urgentes. Ni voiture, ni musique, ni bruit de fond; rien sauf le tintement régulier de la fontaine. Le vieux fil de l'histoire se prolongeait ici, indifférent aux bouleversements politiques et sociaux. L'idée que tout se passait exactement comme au Moyen Âge enchantait le nouveau venu, lorsque retentit une sonnerie de téléphone portable. Le père Musard plongea précipitamment la main dans la poche de sa robe et sortit son mobile pour annoncer:

– Père Musard, j'écoute… Bonjour père Tron-chard, que puis-je faire pour vous?

Il régla en quelques mots une affaire d'intendance, puis rangea le combiné dans sa poche en s'excusant:

– Nous courons tout le temps, nous sommes débordés. C'est un moyen pratique pour nous joindre d'un bout à l'autre de l'abbaye…

Levant sa tête de fouine, il précisa:

– Autrefois, nous utilisions les cloches. Au nombre de sonneries, chaque moine savait quand on l'appelait au parloir. C'était un système un peu ringard!

Le père Musard entraîna son pensionnaire vers l'hôtellerie. Ils grimpèrent un escalier de pierres sculptées jusqu'au troisième étage. Découvrant sa cellule, l'Américain fut enchanté par le lit en bois, la fenêtre donnant sur le parc, la table de travail, le lavabo et la cuvette. L'hôtelier paraissait un peu gêné:

– Dites-moi, David… Vous êtes baptisé?

Il avoua que non. Le moine parut enchanté:

– Il n'est jamais trop tard. Je vais vous prêter quelques livres.

David aurait aimé fouiller parmi les antiques manuels de la bibliothèque, mais le père Musard avait son idée:

– Le père bibliothécaire vient d'acquérir, pour les jeunes, une excellente collection, très vivante: je vais vous prêter La croix et le poignard, une histoire de dealer qui rencontre le Seigneur. Sympa, non?

N'osant le contredire, David hocha la tête. Le père Musard fila chercher la précieuse documentation, tout en indiquant la chambre d'Arnaud:

– Votre ami est au numéro douze. Et il s'effaça.

Dès que le moine fut sorti, David alla frapper à la porte douze. Une voix chrétiennement courtoise répondit:

– Entrez!

Il tourna la poignée. Arnaud se tenait à son bureau, torse nu, crayon à la main, penché sur une pile de livres théologiques. Apercevant David, son visage s'éclaira. Il se leva, s'approcha puis le serra dans ses bras comme un amoureux. Troublé par cette intimité, l'Américain finit par s'asseoir sur le coin du lit. Il raconta son voyage, avoua son éton-nement devant le téléphone portable et les lectures du père Musard. Arnaud éclata de rire. Effectivement, le père hôtelier rêvait de sympathiser avec les «jeunes» en se mettant au goût du jour:

– On rencontre des personnalités incroyables dans une communauté religieuse!

Au même moment, le moine passait la tête par l'entrebâillement et entrait, chargé de lectures pour David. Puis il s'esquiva avec un rire nerveux.

Dix minutes plus tard, Arnaud entraînait son camarade à la découverte de l'abbaye. David apprécia les beautés anciennes: l'austère réfectoire roman avec sa voûte en berceau, le cloître ombragé, le cimetière sous les arbres, le belvédère d'où l'on apercevait la Loire. Dans le bois, les chemins semblaient creusés par des générations de moines. Mais l'Américain éprouva une vraie déception en constatant que les étables et les poulaillers étaient vides. Occupé à tailler les rosiers, un vieux frère jardinier expliqua que, depuis dix ans, l'abbaye avait abandonné la culture et l'élevage pour s'approvisionner dans un hypermarché voisin. Il soupira:

– Il paraît que c'est plus rentable, au niveau de la gestion.

David n'admettait pas qu'un monastère s'organise hors du principe d'autarcie – grâce auquel il traversait les siècles, résistant aux guerres et aux famines. Le frère jardinier haussa les épaules, mais l'Américain insistait:

– Ça ne vous coûterait rien de produire vous-mêmes, puisque vous n'êtes pas payés!

– Expliquez-le à la direction! Le problème, c'est qu'en travaillant aux champs les moines ne travaillent pas aux ateliers. Et les ateliers rapportent davantage.

David n'avait pas songé à l'artisanat. Il imagina les alambics où les pères fabriquaient des élixirs aux plantes. Était-il possible de visiter? Le moine hocha la tête négativement puis se tourna vers ses buissons. Reprenant la promenade, Arnaud tenta d'expliquer à David:

– Il n'ose pas te le dire, mais l'abbaye développe, depuis dix ans, plusieurs ateliers de pointe: assemblage de PC… Ils sont très minutieux, d'où une excellente plus-value. Une abbaye moderne fonctionne comme une véritable entreprise.

Une cloche, au loin, annonçait le début du prochain office. Arnaud entraîna David vers l'entrée de l'église.


Il vaut mieux arrêter maintenant


Ils bavardèrent longuement pendant ces trois jours. Arpentant les jardins, se retrouvant dans la chambre de l'un ou de l'autre, David et Arnaud échangeaient des idées sur la vie monastique – défendue par l'un du point de vue religieux, par l'autre du point de vue esthétique. Complices, ils observaient les comportements des ecclésiastiques, toujours agités, du jardin à l'atelier et de la comptabilité à l'église. David avait une préférence pour certains vieillards ventrus qui semblaient vivre pour manger comme des moines de Rabelais. Les jeunes trahissaient trop visiblement leur névrose mystique. Ils perdaient la tête dans les vapeurs d'encens; puis ils se retrouvaient à la «récréation» et riaient entre eux comme des demoiselles. Entraîné par David, Arnaud riait de bon cœur, sans montrer un excessif respect de la chose religieuse:

– Tu sais, dans l'Église, on aime bien aussi déconner!

Mais dès qu'il arrivait sur les bancs de l'abbatiale où les moines psalmodiaient, le futur séminariste recouvrait son ardeur pour plonger ses doigts dans l'eau bénite, les tendre à son voisin, s'agenouiller, joindre les mains en dressant le visage vers la croix, puis fermer les yeux et demander pardon.

Arnaud était né dans une famille de bourgeois fauchés qui, après Mai 68, avaient opté pour l'engagement ouvrier. Chrétiens de gauche, ses parents luttaient à l'avant-garde de l'Église. Dans leur paroisse de banlieue, ils avaient lancé les messes rock et les mouvements pro-immigrés – ce qui avait produit chez leur dernier fils une réaction imprévue. Depuis l'enfance, il aimait la liturgie traditionnelle. À regret, ses géniteurs l'avaient vu renoncer à l'idéal progressiste, sous l'influence d'un aumônier réactionnaire. Dans les conversations, il mettait une paradoxale énergie à défendre la famille, le mariage et même les positions de l'Eglise contre l'avortement. Ses frères et sœurs n'y voyaient qu'une provocation, mais l'annonce de son entrée au séminaire était tombée comme un coup de grâce. Accablés, ils avaient fini par considérer que la tolérance chrétienne devait tout supporter, même un futur curé.

David ne partageait pas ces idées conservatrices, mais il comprenait la nostalgie d'un monde disparu. Il trouvait seulement assez étrange la façon dont s'emmêlaient, chez son ami, le dogme religieux et l'aspiration homosexuelle.

Depuis leur première rencontre, David et Arnaud éprouvaient une certaine attirance mutuelle. Le troisième soir, ils regagnèrent leurs cellules après l'office des compiles, à l'heure où les moines n'ont plus le droit de parler. Marchant sur les graviers du parc, ils écoutaient les cloches sonner avant la nuit. Soudain, Arnaud saisit la main de David; il avala sa salive et demanda, dans un mélange de gêne et d'exaltation:

– David, il faut que je sache… T'es gay? L'Américain, qui détestait ce mot, fit un effort

pour répondre:

– Gay? Oh non certainement pas… Mais je suppose que je dois être un peu pédé de temps en temps.

Figé au milieu de l'allée, Arnaud s'exclama:

– Ne te défends pas, David, c'est merveilleux d'être gay! Cette liberté de former un couple avec un autre homme. Moi, j'ai longtemps hésité, je t'assure. Pour moi, c'était vivre avec un ami ou me donner à Dieu.

L'Américain n'avait aucune envie de «former

un couple» avec qui que ce soit. Mais quelques secondes plus tard, au milieu de l'escalier, Arnaud fondit sur sa bouche et David y trouva un certain plaisir. Puis comme ils arrivaient devant leurs chambres, Arnaud se renfrogna. Glacial, il s'éloigna en affirmant:

– Il vaut mieux arrêter maintenant. Bonne nuit.

Freiné dans son excitation, David ouvrit sa porte en considérant que le christianisme était décidément compliqué. Il se lava les dents, se coucha, lut quelques pages d'un traité historique que le père Musard avait fini par lui prêter – quoique étonné par l'intérêt d'un jeune pour l'archéologie. À peine éteignait-il la lumière que la porte grinçait. La grande silhouette d'Arnaud apparut dans le clair de lune, vêtue d'un slip kangourou. Le séminariste vint se glisser entre ses draps et prononça:

– Pardonne-moi, David, je t'aime.

Il l'enlaça fiévreusement et commença à pousser des soupirs. Malgré les grincements du lit, David se prêta au jeu. L'acte sexuel consommé, il se réjouissait de dormir tendrement. Mais presque aussitôt, Arnaud bondit hors du lit en criant:

– C'est absurde, ce que nous venons de faire! Cherchant un secours, il finit par tomber à genoux devant le crucifix accroché au mur. Il commença à bredouiller une série de Notre Père et de Je vous salue Marie. Puis il sortit, sans dire un mot. La sexualité n'avait jamais occupé une très grande place dans la vie de l'Américain, quoiqu'il se sentît plutôt attiré par les garçons de son âge, dans une sorte de pulsion narcissique. Arnaud lui plaisait bien; mais déjà leur rencontre butait sur un mécanisme où le désir et la culpabilité semblaient destinés à s'annihiler. Le lendemain matin, ils prirent le petit déjeuner au réfectoire, sans un mot. À la messe, Arnaud priait avec une ferveur décuplée. Après la communion, il se tourna vers David en rayonnant, comme pour signifier que le Seigneur les protégeait dans ce calvaire.

Le déjeuner se déroulait habituellement en silence, sous les voûtes du réfectoire. Assis tout autour de la salle, les moines encadraient les hôtes installés au milieu à une grande table. Juché à la tribune, un prêtre chantait des lectures sur un ton monocorde. Une épître de saint Paul accompagnait l'entrée. Les mémoires de Churchill agrémentaient le plat de résistance et les moines attendaient ce feuilleton comme d'autres guettent le téléfilm de l'après-midi. David écoutait attentivement, légèrement agacé par les regards insistants des moinillons à la table d'en face. Ils le contemplaient en rougissant, puis pouffaient de rire dans leur assiette avec des manières pleines de grivoiserie et de péché.

Plusieurs fois, dans la nuit, il eut l'impression d'observer des passages feutrés d'ombres au milieu du jardin. Serré contre lui dans le petit lit grinçant, Arnaud expliquait:

– Evidemment, ce sont des mecs, ils bandent comme les autres!

Mais sitôt qu'il jouissait lui-même, il retombait à genoux aux pieds de la croix et demandait pardon. David, exaspéré, tentait de réagir:

– Arnaud, si tu as honte, il vaut mieux que je rentre à Paris.

Plus tourmenté encore, Arnaud demandait un double pardon à David et à Dieu, tandis que l'Américain essayait de s'endormir.


Un sacrifice qui nous rapproche de Dieu


Le quatrième jour, vers huit heures du matin, Arnaud entra comme un fou dans la chambre en s'exclamant:

– David, j'ai réfléchi toute la nuit. Tu as raison: il faut dépasser cette honte! Je veux vivre avec toi. J'abandonne le séminaire. Le Seigneur nous protégera: on ira se faire bénir en Hollande.

Au fond du lit, l'Américain entrouvrait l'oeil et regardait son camarade, ahuri. Dans l'esprit d'Arnaud, les pulsions homosexuelles et la religion semblaient décidément indissociables. Toute sa vie semblait vouée à ce but: une intégration harmonieuse des gays dans l'Église. Bâillant sur l'oreiller, David comprenait mal, mais le séminariste était fou de son rêveur aux cheveux bouclés:

– Prépare tes bagages, on s'en va.

Dans un effort, l'Américain tenta d'expliquer qu'il n'avait aucun désir de bénédiction nuptiale, que l'aventure commencée devant Notre-Dame se terminerait un de ces jours, dans la plus grande douceur possible. Puis il se rappela qu'il était venu dans ce couvent à l'invitation d'Arnaud. Si Arnaud s'en allait, il fallait donc partir avec lui.

Deux heures plus tard, sous le porche du monastère, les moinillons de la boutique agitaient leurs mains mélancoliques et les invitaient à revenir bientôt. Arnaud et David reprirent le chemin départemental, le premier en short et tee-shirt «Préservez-vous»; le second traînant sa valise à roulettes. Ils grimpèrent dans le car où Arnaud continuait de chuchoter des mots exaltés:

– M'unir avec un garçon, c'est un besoin si fort! Dans tes bras, je me rapproche de Dieu.

– Mais Arnaud, je suis en voyage. Tôt ou tard, je m'en irai.

– Non, je te suivrai partout. Nous serons femme et mari, ou mari et femme…

Arnaud éclata de rire. David blêmit. À la ville voisine, ils prirent le train pour Paris. Tandis que l'Américain contemplait les collines, le Français sortit de son sac un livre intitulé: La nouvelle fierté chrétienne. Il étudiait les pages avec attention; son front se plissait au fil des réflexions. De sa main gauche, il avait saisi celle de David qu'il caressait doucement.

À Paris, l'idylle vira à la catastrophe. Dès leur arrivée, Arnaud abandonna sa chambre de futur séminariste et débarqua chez David à l'hôtel Bonaparte, traînant plusieurs sacs pleins de vêtements et d'objets. Se voulant rassurant, il précisa:

– Je vais te squatter quelques jours, et puis on cherchera un studio.

Dans la salle de bains, il accrocha un portrait de saint Sébastien dénudé. Dans un recoin de la chambre, il posa un crucifix et disposa une bible sur un coussin de velours, en prévenant:

– C'est mon petit oratoire perso. J'ai besoin de prier plusieurs fois par jour.

Ces préparatifs achevés, il se précipita sur David, le renversa sur le lit et le dévora de baisers.

Excité physiquement, David se laissait faire. Mais l'ambiance des jours suivants devint plus pesante. Le matin, Arnaud se rendait à la messe, dans une chapelle du XVIe arrondissement. Il parlait à Dieu, persuadé que son amour des garçons rejoignait l'amour du Christ. Il expliquait ensuite à son confesseur pourquoi il s'éloignait du séminaire. Après déjeuner, il retrouvait un groupe d'étudiants qui préparaient un manifeste intitulé «France chrétienne», destiné à réhabiliter certaines valeurs mises à mal par l'idéologie dominante. Favorables au renouveau de la famille, des jeunes filles à pull marin débattaient longuement avec Arnaud qui tenait cependant à inclure un paragraphe sur les gays chrétiens.

Vers dix-huit heures, ayant accompli ses tâches sociales, il repassait à l'hôtel et se préparait pour l'happy hour d'un bar du Marais, Après une douche, il enfilait son blue-jean déchiré et un débardeur sur lequel flottait toujours sa croix de bois. Rentrant du cinéma, David retrouvait avec plaisir son grand blond aux joues rosés. Mais Arnaud l'enlaçait au milieu des rues; l'Américain supportait mal cet exhibitionnisme et leurs sorties finissaient parfois en disputes. Surtout lorsque l'ex-séminariste, pour terminer la soirée, entraînait son copain dans les backrooms où il éprouvait une excitation spéciale. Arnaud adorait voir les hommes baiser dans le noir: ce mélange de honte et de transgression dans les caves le rapprochait, disait-il, de l'infini.

David, qui trouvait ces établissements sordides, buvait un verre au bar tandis qu'Arnaud s'enfonçait dans l'escalier. Le voyageur se demandait s'il avait traversé l'Atlantique pour cette misère ordinaire. Il étudiait la façon dont les baiseurs se sélectionnaient d'un regard ou se rejetaient avec dégoût. Il n'aurait peut-être pas détesté un vrai libertinage, avec Champagne et bonne humeur, comme dans certains romans du XVIIIe siècle. Mais ici, les aspirants débauchés ressortaient des caves plus frustrés encore. Seul Arnaud, remontant l'escalier, semblait illuminé:

– Il y a une forme d'eucharistie dans le cul! C'est un sacrifice qui nous rapproche de Dieu!

Le lendemain matin, il retournait à confesse. La folie du péché et du pardon perturbait ses raisonnements, fatiguant David qui n'avait que faire de ces contradictions angoissées.


Lucienne


Un soir, comme David se trouvait seul à l'hôtel, plongé dans un roman de J.-K Huysmans, Arnaud fit une irruption théâtrale:

– Mon chéri, c'est incroyable! Viens tout de suite. Je crois que j'ai rencontré ton père!

L'Américain se pétrifia. L'autre jour, sans insister, il avait raconté à Arnaud son histoire: ce Français de passage à New York qui avait couché avec sa mère, puis disparu. Habitué au mystère depuis l'enfance, David supposait qu'il ne connaîtrait jamais ce père. Mais ses amis semblaient tous désireux de le retrouver à sa place. Après Ophélie, Arnaud se mettait de la partie. Sa déclaration exerça tout de même un choc:

– Qu'est-ce que tu racontes?

– J'en suis sûr, c'est incroyable, c'est merveilleux. Et en plus, c'est un des nôtres!

– Comment ça, un des nôtres?

Ni une ni deux, Arnaud dévalait l'escalier, suivi par David abasourdi. Sans un mot, il le traîna dans le métro jusqu'à Réaumur-Sébastopol, Sur le trottoir, l'Américain angoissé recommença à poser des questions. Droit et rayonnant, Arnaud s'enfonçait dans les rues du Marais sans rien dire. Ils arrivèrent à l'entrée d'un bar-cuir entouré de motos. Des hommes moustachus se serraient à l'intérieur, portant casquettes et débardeurs noirs. Ils tenaient des bouteilles de bière, fumaient des cigarettes dans une ambiance faussement virile. David et Arnaud ressemblaient à deuxjeunes filles égarées, fendant l'assemblée de mâles prêts à leur mettre la main aux fesses. Ils arrivèrent dans la pénombre au fond d'une salle enfumée, sous une télévision qui diffusait un film porno. Soudain, se retournant face à David, Arnaud prit ses épaules et le regarda dans les yeux. Il déposa un petit baiser sur sa bouche puis, se tournant vers le bar, il cria:

– Lucienne!

Derrière le comptoir, David aperçut une créature occupée à servir des verres. Quadragénaire bedonnante et chauve, Lucienne portait des boucles d'oreilles. Son large sourire fit ressortir un autre anneau dans sa narine gauche. D'un pas ramolli, il ou elle s'approcha des deuxjeunes gens. Regardant toujours David, Arnaud s'exclama:

– Voici ton père.

Le barman se figea un instant, avant de miauler:

– Alors, c'est toi mon choupinet? Quelle émotion! Viens embrasser ton papa.

David recula. Il ne pouvait croire que cette créature soit le destin du globe-trotter qui, vingt ans plus tôt, sortait avec sa mère à New York. Lucienne tenta de se justifier:

– À l'époque, je croyais que j'aimais les filles. Je ne pensais pas devenir une vraie folle.

Il eut un petit rire avant d'ajouter:

– Quelle émotion tout de même!

Ivre de bonheur, Arnaud jubilait:

– Nous sommes tous des folles, et cela est mer-veilleux: le père, le fils, le mari… C'est ainsi. Nous portons ces gènes parce que Dieu nous les a donnés.

Cloué sur place, David embrassa Lucienne qui tendait la joue, avant de courir à l'autre bout du bar pour répondre à l'appel d'un faux camionneur:

– J'arrive ma poule…

Revenant vers les deux amis, elle bredouilla:

– Si j'avais imaginé que j'avais fait un beau grand garçon comme ça.

Puis il demanda à David:

– Dis-moi d'abord, comment va Roselyn?

– Quelle Roselyn?

– Bah! ta mère, voyons… On n'a passé que deux nuits ensemble, mais je me rappelle son prénom.

David éprouva un soulagement. Il y avait peut-être une erreur. Reprenant sa respiration, il posa quelques questions sur le lieu, la date, le jour, les circonstances de la rencontre à New York. Cinq minutes plus tard, il avait la conviction que Lucienne n'était pas son père. S'emparant du premier indice, Arnaud s'était excité dans une histoire de famille qui ne tenait pas debout. Alors, seulement, David les regarda dans les yeux, l'un et l'autre, puis déclara froidement:

– Vous êtes complètement dingues 1 Premièrement, je me moque de savoir qui est mon père, et d'ailleurs ce n'est pas vous. Désolé, Lucienne.

Quant à toi, Arnaud, tu commences à me gonfler avec tes histoires de père, de mère, de Dieu et de cul. Il vaut mieux que tu retournes à ton séminaire. Je laisserai tes affaires à la réception. Viens les chercher ce soir, je ne veux plus te voir.

Furieux, il se dirigea vers la sortie du bar, tandis que les deux gays, décontenancés, lançaient des cris derrière lui:

– David, mon chéri!

– Mon choupinet, tu abandonnes déjà ton papa?

David marcha dans les rues du Marais, exaspéré par ces clichés qui parlent toujours de la même chose: pédés déguisés en flics et en militaires, folles déguisées en curés, caves obscures et glauques destinées à la frustration sexuelle, histoires de religion, d'autorité, de famille, de pipi, de pardon: une accumulation de frénésie et de honte, étalée sur la vie; une guerre continuelle faite aux plaisirs qu'on peut avoir si facilement avec des hommes, avec des femmes, avec des jeunes ou des vieillards, pourvu qu'on dédaigne ce cauchemar de mort et de rédemption!

Mi-rageant, mi-sanglotant, il finit par s'asseoir à une terrasse de café, songeant au destin d'Arnaud qui deviendrait prêtre et pourrait ainsi, toute sa vie, contempler de jeunes scouts en se flagellant pour les mauvaises pensées qu'il assouvirait de temps à autre, déguisé en nazi dans des back-rooms. Ainsi soit-il! David préférait ses propres rêveries. À cet instant, il préférait même la jeune fîlle moderne qui s'affairait à la table voisine, autour d'une caméra DVD. Très pâle et très blonde, elle demanda à David la permission de le filmer quelques secondes – dans le cadre d'une installation vidéo qu'elle préparait pour son école, penchée sur sa machine avec un naturel déjeune robot, elle procéda à des réglages et enregistra quelques images. Puis elle reposa son appareil et la conversation s'engagea.

Elle s'appelait Cerise. L'origine américaine de David exerça une impression mitigée. Presque aussitôt, l'étudiante demanda s'il n'était pas consterné par le niveau culturel des Américains. Mais au moins, elle semblait vivre dans son époque, loin des vieux conflits eucharistiques et libidineux. Au lycée, un prof de lettres l'avait aidée à trouver sa voie. Elle entrait en seconde année aux Arts visuels.

Les piétons se succédaient devant le café, entrant et sortant des nocturnes du BHV. Certains cherchaient un restaurant, un bar gay ou un bar bi. Soudain, David aperçut, errant sur le trottoir, ce journaliste qui l'avait invité fin juin à la campagne. Il marchait, tête baissée. Quand l'Américain cria son nom, l'homme tourna la tête et parut effrayé. Puis, répondant au sourire de David, il finit par s'approcher, accepta de s'asseoir et commanda un demi.

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