7 LE CHIEN

À onze heures, comme convenu, je me poste à l'entrée du quai, sachant que les décisions nocturnes se concrétisent rarement: j'ai donc peu de chance de voir apparaître – en plein jour – cet Américain rencontré à deux heures du matin, en état d'ivresse. Effectivement, il ne vient pas et je m'installe seul dans le wagon, enchanté quand même de filer à la campagne. Tout me semble léger: j'ai emporté du travail en retard (le prochain numéro de Taxi Star), mais cette perspective ne me déprime absolument pas. À peine assis, j'allume le micro-ordinateur pour commencer mon éditorial consacré au problème du stationnement.

Tel un virtuose devant son piano, je lance des déflagrations de mots sur le clavier: «Quand la préfecture de Police se décidera-t-elle à faire respecter les axes rouges?» Les touches claquent avec une régularité de mitraillette: «Dans cette affaire, les intérêts du chauffeur de taxi rejoignent ceux de l'automobiliste lambda. L'un et l'autre gagneraient au respect de la réglementation…» Emporté par l'élan, j'improvise les phrases à mi-voix. Mon moteur chauffe, les idées fusent. Ayant bouclé le premier feuillet, j'attaque déjà le second – une fine distinction entre les responsabilités de l'État et celles de la municipalité parisienne – sans m'aviser qu'un voyageur s'est assis sur la banquette voisine, de l'autre côté de l'allée.

Mes doigts courent et j'éprouve une véritable jubilation. Ace degré d'intensité, mon talent finira par éclater au-delà des cercles étroits de la presse professionnelle. Tel est l'avantage d'écrire dans Taxi Star: beaucoup de décideurs utilisent le taxi. Un jour ou l'autre, mon édito tombera sous les yeux d'un chasseur de têtes. Je relance une salve: «Les calculs électoraux du gouvernement expliqueraient-ils un certain relâchement dans le contrôle de la circulation à Paris – dont le maire n'appartient pas au même camp politique?» Je n'en sais rien, mais mon audace polémique me fait sourire. Je tourne la tête, espérant voir les autres passagers partager mon contentement. Je tombe alors sur la figure ahurie du jeune Américain d'hier soir. Costume clair, chapeau de paille sur les genoux, il me considère comme un demi-fou et prononce:

– Excusez-moi, je n'ai pas osé vous déranger.

– Mais non, au contraire. Je t'ai cherché tout à l'heure!

– J'ai attrapé le train au dernier moment. Mais ne vous occupez pas de moi, continuez à travailler.

J'apprécie sa délicatesse car, effectivement, je redoute de perdre l'inspiration, si rare qu'il faut saisir le moment opportun. Remerciant David de me laisser terminer cet article «important», je me retourne, fébrile, vers le clavier d'ordinateur pour poser la question sous un angle philosophique: «Entre les urgences de chacun et l'agrément de la ville pour tous, comment choisir?»

Les relectures et les corrections m'occupent encore une bonne demi-heure. Quand je me retourne pour reprendre la conversation, je constate que l'Américain s'est endormi. Au moment d'arriver à Dieppe, je le secoue. Il dresse sa tête ébouriffée et prononce, vaseux:

– Pardonnez-moi cette absence…

– Arrête de me vouvoyer, et ne t'excuse pas tout le temps. Je vais te présenter Solange, qui est ma meilleure amie – bien qu'elle ait trente ans de plus que moi. C'est une femme très cultivée. Je me réfugiais tout le temps chez elle, pendant mes études.

Tout en palabrant, je débarque dans le hall de la gare, suivi par mon hurluberlu en tenue de campagne. Au-dessus des casquettes et des chignons dépasse le visage ridé de Solange, planté sur son corps de grand arbre sec. Je lui fais signe tandis que David s'avance pour un baisemain – croyant devoir agir ainsi avec une femme du monde. Mais elle dresse les bras en annonçant:

– Il fait un temps magnifique, vous avez bien fait de venir.

Interrompu dans son mouvement, l'Américain reste plié en deux. Solange s'étonne:

– Il est bizarre, votre ami. Puis à David:

– Redressez-vous, mon vieux! Et en voiture… La petite automobile longe les bassins du port

de Dieppe où se balancent les mâts des plaisanciers. Nous grimpons sur le plateau en direction de Varangeville. C'est un jour chaud qui annonce l'été. Les vitres baissées laissent passer des parfums de fleurs. On aperçoit la mer alanguie, d'un bleu vaporeux entre deux pans de falaise. Solange s'adresse à David:

– Puisqu'il semble que cela vous intéresse, je vais tout vous expliquer. Et ne m'interrompez pas. En 1865, mon arrière-grand-père a fait construire cette villa où il recevait les peintres et les musiciens. Il avait fait fortune dans l'industrie et se flattait d'être mécène.

David écoute avec attention. À droite, une voiture essaie de griller la priorité. Solange, furieuse, tourne la tête vers l'autre conducteur; elle pointe vulgairement le majeur vers le chauffard et accélère. David la regarde, ébahi:

– Nous disions donc, jeune homme, qu'en 1865…

Je l'ai connue quand j'avais dix-sept ans. Mes grands-parents passaient leurs vacances dans une villa des environs. Ils m'avaient présenté Solange lors d'une réception estivale et, tout de suite, j'avais adoré ce mélange de manières raffinées et grossières, loin du style guindé de la bourgeoisie havraise. Solange avait tout lu mais elle jurait comme un charretier. Après mon installation à paris, elle m'invitait souvent, le week-end, dans sa propriété normande. Elle m'encourageait, croyait en mon talent. Nous bavardions dans son salon ouvert sur la mer: comme un asile dégagé de toute angoisse, de toute appréhension.

La voiture entre dans le parc. Derrière les pelouses fleuries se dresse un manoir à colombages encadré de pins maritimes. La maison se prolonge dans une quantité de décrochements, d'ailes, de petits toits d'ardoises couverts de lierre. Une terrasse domine les bois qui descendent tout droit vers la plage.

Solange joue parfaitement son rôle. Elle entraîne David dans un vestibule sombre, orné de fresques représentant la station à la fin du xrxe siècle. Puis nous entrons dans la véranda qui domine la mer, à cent mètres d'altitude: partout, devant nous, le bleu pâle de la Manche, paisible et chaude comme une mer du Sud. Sur la gauche, une paroi de falaise crayeuse remonte vers le plateau. On distingue dans les broussailles une maison en ruine. David s'exclame:

C'est incroyable! On dirait la vue d'un tableau de Monet… avec la cabane du douanier sur la falaise.

Solange le regarde en fronçant les sourcils:

– Évidemment, pauvre con! Puisque je vous dis qu'il a peint dans cette maison. Je vous montrerai ses lettres si vous êtes sage.

David reste groggy. On passe à table où la maîtresse des lieux continue ses explications dans une odeur de brûlé. Dernière à s'en apercevoir, Solange se tait brusquement, soupire et précise sur un ton de reproche:

– Il ne faut pas me distraire quand je fais de la cuisine!

Furieuse, elle disparaît puis revient, quelques instants plus tard, tenant un plat carbonisé:

– Ce sera infâme! promet-elle. L'Américain commence à se détendre. Soudain,

il rigole et Solange le fixe du regard, en lançant:

– Qu'est-ce qui vous arrive? C'est très sérieux ce que je vous explique.

À la fin du repas, nous allons prendre le café près du tennis abandonné. Un peu voûtée, mains jointes derrière le dos, la vieille dame entraîne son nouveau protégé sur les graviers en lui demandant:

– Et vous, racontez-moi votre histoire…

Une silhouette apparaît au fond du jardin. La femme de ménage approche, portant un panier. Oubliant David, Solange rejoint son employée et lui prend l'épaule, en se livrant à d'urgentes confidences:

– Vous savez ce qui s'est passé hier? Ce petit enfoiré de brocanteur s'est rendu chez la pauvre Mme Dujardin pour lui extorquer ses meubles.

Elle m'a téléphoné, complètement paniquée. Je lui ai dit de m'avertir s'il remettait les pieds chez elle! Elle revient déjà dans l'autre sens. Et, comme nous restons plantés sur les graviers, elle s'exclame, agacée:

– Alors, vous venez le prendre, ce café? L'après-midi s'écoule près du tennis. Un reste

de filet gît dans les fleurs sauvages. Nous somnolons sur des chaises de jardin, à l'ombre des pommiers. David raconte à Solange ses débuts dans la vie. Il évoque son père, un étudiant français. Cela me rappelle mon voyage à New York, mais je n'ai pas envie de parler. Il fait chaud et je bâille dans les senteurs du jardin. Comme l'heure du train approche, Solange demande:. – Vous restez dormir?

David doit rentrer. Il a rendez-vous à Paris, demain matin, pour un téléfilm dans lequel on lui propose de jouer son rôle de Candide américain découvrant la France moderne; afin de gagner un peu d'argent. Solange l'invite à revenir cet été. Il remercie avec dévotion. Elle ajoute:

– Et puis, faites un peu moins de manières, détendez-vous, mon bonhomme!

Quant à moi, la campagne me fera grand bien. Tandis que je somnole, ma vieille amie reconduit David à la gare de Dieppe. La voiture s'éloigne sur les graviers. Un quart d'heure plus tard, saisi par l'agréable fraîcheur de fin d'après-midi, je décide d'aller me promener sur la falaise.


*

J'ai souvent fait cette balade qui longe la mer, à pic. Le sentier court parmi les herbes, surplombe l'étendue aux couleurs changeantes: rouleaux verts de tempête, petits moutons blancs de brise, ciel et mer d'un même gris lamé ou bleu cotonneux, comme aujourd'hui. Tout en bas, quelques barques tracent leur sillage pour relever des casiers. Le chemin est dangereux par endroits, où le rebord crayeux menace de s'effondrer. Des corniches inaccessibles abritent les nids de goélands sur lesquels veillent des mères hautaines. Cent mètres plus bas s'étend la grande plaque rocheuse qui se découvre à marée basse.

Gonflé par le soleil, guéri de tous les maux, je foule les fleurs au-dessus de la mer étale. Quelques oiseaux planent à côté de moi. Taxi Star perd toute importance et je songe que je suis un corps, quelque part dans l'infini. Ce corps qui marche au sommet de la falaise – relié au ciel et à la mer – me paraît plus réel que mon corps parisien et ses tourments abstraits. La ligne de falaises se prolonge au loin, mêlant le blanc de la craie aux teintes rouges et terreuses. Broutant sur le plateau, les vaches normandes portent la même couleur brune tachée de blanc. Les autochtones ont la peau blanche et les cheveux roux, comme si tout sortait d'une même pâte.

Le sentier se resserre au bord de la falaise. De fortes clôtures bordent les pâturages pour empêcher les vaches de se jeter dans le précipice. J'avance sur une étroite bande de terre, entre les barbelés et l'abîme. Un coup de carabine résonne au loin. Je savoure le paysage, l'oeil gauche contrôlant mes pieds au bord de la falaise, l'œil droit lorgnant les vaches, le corps en harmonie avec les éléments. Je me sens bien.

Mais, en quelques secondes, le conte rosé vire au conte noir. Cela commence par quelques aboiements. Je tourne la tête. Au fond du pré, je vois sortir des fourrés un berger allemand qui s'avance rapidement vers moi. Je me demande s'il dit des politesses ou s'il vient me houspiller comme un chien de garde. J'attends l'appel du maître qui l'a emmené en promenade, mais le chien est seul à l'intérieur du pré. S'approchant de la clôture, il jette un regard furieux, comme s'il voulait m'attaquer. Un nouveau coup de fusil retentit au loin, et le chien pointe sous les barbelés sa gueule rageuse, en aboyant plus fort. Ses crocs scintillent. Il cherche ma jambe et je me retourne. Juste derrière moi, la paroi s'effondre brutalement vers la mer.

Le sentier continue droit devant, toujours aussi étroit sur le pan de falaise déchiqueté. Attaqué par un chien furieux, je songe qu'il ne faut surtout pas montrer ma peur. Si je commence à courir, le berger allemand risque de me sauter dessus, nous allons tomber ensemble et glisser brutalement dans le vide. Je dois tenter de m'éloigner calmement. Trois cents mètres plus loin, le chemin s'élargit et regagne le village.

Un nouveau coup de feu retentit. Redoublant de rage, le berger allemand lance sa gueule sous les barbelés. Il atteint mon mollet et arrache le bas du pantalon. Mon regard plonge vers les rochers pointus. La mort est là, tout près, dans un cauchemar en plein soleil. Affolé, j'essaie de comprendre ce qui se passe. On dirait que ces coups de feu rendent l'animal complètement fou; comme un paranoïaque, ii me croit responsable des douleurs qui transpercent sa tête. Il faut lui expliquer que je ne suis pas son ennemi, marcher régulièrement sans répondre à l'attaque, et même lui parler avec douceur. Quelques mots sortent de ma gorge nouée:

– Calme-toi, n'aie pas peur. Je ne te veux pas de mal.

Marchant droit devant moi sans m'interrompre, je répète ces mots pour me calmer moi-même. Fébrile, le grand chien me suit derrière la clôture. Enfin, il parvient à passer sous les barbelés et me rejoint sur le sentier, le long du précipice. Il aboie encore et menace mes mollets tandis que je lui parle à mi-voix:

– Ne crains rien, je suis ton ami.

Chaque seconde dure longtemps. Au milieu du pâturage, les vaches nous regardent, indifférentes. Un coup de feu éclate au loin. Comme pour répondre, le chien lance sa gueule contre ma jambe qu'il mord une seconde fois.

Je vois la mer au fond, entre les corniches et les mottes de terre suspendues. Il va me sauter dessus, s'accrocher à mon bras. Nous allons tomber sur l'herbe – quelques mètres en pente douce, puis la chute lente et fracassante contre les pierres aiguisées de l'estran. Personne ne saura rien de ce cauchemar solitaire. On croira que je suis tombé par imprudence. La mort à mes chevilles teste ma résistance; elle sait qu'un jour ou l'autre je tomberai dans ce gouffre. Pour l'heure, ma seule chance est de m'éloigner encore, de parler toujours. Le chien se calme un peu. Je vois approcher l'extrémité du champ.

À l'embranchement du chemin, je m'éloigne enfin du rebord de la falaise. Le chien me suit. Ma jambe saigne. La gueule, à mes pieds, aboie haineusement et cherche la bataille. Personne à l'horizon dans les prés immenses. Un nouveau coup de feu transperce le silence etje pressens la catastrophe. Mais au lieu de se jeter sur moi, le chien pousse un cri de douleur; il fait brusquement demi-tour, glisse à nouveau sous la clôture puis s'enfonce dans les prés d'où il est venu. Affolé, je marche encore sans m'interrompre. Le berger allemand passe au milieu des vaches qui décampent, puis il s'enfonce dans les bosquets. Je n'y comprends rien. J'ai peur. Je regarde ma cuisse ensanglantée marquée par la pointe des crocs, mon pantalon en lambeaux. Que s'est-il passé?

Mon cœur bat très fort. Cherchant une présence humaine, j'aperçois un 4x4 près d'une mare, au milieu des champs de betteraves. J'ai besoin de parler, d'expliquer ce qui m'arrive, de retrouver ce chien fou et son maître inconscient. Moitié boitant, moitié courant, je me précipite vers le véhicule et finis par distinguer plusieurs hommes, assis sur des caisses en bois, devant l'entrée d'un blockhaus en béton couvert de végétation – un résidu du mur de l'Atlantique, transformé en abri pour la chasse aux canards. Sur une mare, de faux canards en plastique dérivent au gré de la brise dans un sens, puis dans l'autre. Coiffé d'une casquette militaire kaki, l'un des hommes brandit un fusil. Il épaule, vise et tire. Sa cartouche fait éclater l'un des leurres. Les chasseurs éclatent de rire. Je m'approche, essoufflé, mais ces trois individus en treillis de camouflage ne prêtent aucune attention à moi. Ou plutôt, on dirait qu'ils font semblant de ne pas me voir. Celui qui vient de faire feu est maigrichon, les deux autres plus baraqués. Je m'exclame:

– Il vient de m'arriver une chose terrible… Leurs trois bouilles se tournent lentement vers

moi. Le plus grand porte des lunettes noires. Le tireur paraît complètement aviné, comme s'il était sorti de table après le repas du dimanche pour s'exercer à la carabine. Des bajoues violacées tombent de son visage. Ses yeux vitreux me regardent.

– Un chien fou m'a attaqué sur la falaise. Il faut prévenir les gendarmes!

Les hommes ne répondent pas. Les lunettes noires se baissent vers mon pantalon déchiré. Le tireur retient un rire sourd tandis que le troisième, un jeune à moitié chauve, prend un air faussement préoccupé. Je leur montre le sentier au loin:

– C'était là-bas, au bord de la falaise. Vous n'avez pas entendu le chien aboyer? Vos coups de fusil l'excitaient. Il était prêt à me sauter dessus. Regardez ma jambe.

Ils se dévisagent lentement, puis le maigrichon bredouille:

– Nous, on n'a rien vu.

Le jeune porte une paire de jumelles autour du cou, J'ai soudain l'impression qu'ils se sont amusés à exciter le chien, dans l'espoir peut-être de me voir tomber. Je ferais mieux de m'éloigner. Sans ajouter un mot, je reprends mon chemin vers la maison en traînant la jambe.

Sur les prés, à la lisière du village, des familles jouent au cerf-volant. Cette présence de parents et d'enfants me rassure. Tramant mon pantalon en charpie, je m'approche d'un père et de son garçon, obnubilés par leur oiseau dans le ciel. Je commence à parler:

– Faites attention, il y a un chien fou sur la falaise. Il m'a attaqué là-bas!

Le jeune père me regarde niaisement. Il me prend pour un dérangé. Sans un mot, il se retourne vers son fils, préoccupé par les performances de l'engin qui s'abat en vrille, non loin de moi.

Je dois avoir l'air cinglé. Je marche encore vers la demeure de Solange qui n'est pas rentrée. La femme de ménage est partie. Seul dans la maison, je téléphone à la gendarmerie: ce chien est dangereux; il pourrait tuer quelqu'un. Le préposé prend note. Il ne semble pas comprendre, lui non plus. J'insiste:

– Au bord de la falaise! Un berger allemand! Dépité, je me rends dans la salle de bains pour

désinfecter ma jambe. J'attends mon amie. Je voudrais lui parler, lui raconter ma mésaventure. À sept heures, le téléphone sonne. Je me précipite. De nouveau la gendarmerie. Le préposé demande s'il est bien chez Solange.

– Oui, je suis un ami. C'est moi qui vous ai appelé, tout à l'heure.

Un peu gênée, la voix de l'homme reprend:

– Votre amie vient d'avoir un grave accident de voiture, à l'entrée du village. Une ambulance l'a conduite à l'hôpital de Dieppe.


*

Je planais comme un idiot. A présent, les images se télescopent: voiture disloquée, ambulance filant vers l'hôpital, chien fou, chasseurs sadiques… Mais ce n'est pas un cauchemar et l'accident de Solange m'oblige à réagir. Après quelques instants de prostration, je téléphone aux renseignements pour trouver le numéro de sa fille. Elle m'annonce son arrivée par le dernier train de Paris; puis j'appelle un taxi pour filer à l'hôpital

de Dieppe.

Le gendarme a parlé d'un accident grave. Solange serait dans le coma. Ma jambe me fait mal mais cela n'a plus d'importance. Le chauffeur me parle et je réponds évasivement. Un chien traîne au bord de la nationale. Je frémis comme si cette créature allait bondir sur le pare-brise, mais c'est un bâtard affamé qui nous regarde tristement. Le soleil de juin brille toujours sur la mer, quand j'entre dans l'atmosphère désinfectée des urgences. Mon amie est en salle d'opération. Impossible de la voir. J'attends sa fille à la gare, puis nous retournons à l'hôpital avant de regagner la villa. Jusqu'au milieu de la nuit, je me retourne entre mes draps en écoutant des aboiements qui résonnent au loin. Je revois l'animal et sa gueule haineuse. J'aurais dû accompagner Solange au lieu de partir sur la falaise.

Le lendemain matin, nous la retrouvons sur son lit, inanimée, respirant difficilement. Des tuyaux sortent du nez et de la bouche. Sa poitrine nue se gonfle et se relâche péniblement. Emmaillotée dans une blouse stérile, sa fille lui prend la main et parle doucement. Intimidé, j'articule quelques mots pour assurer ma vieille amie que nous attendons sa guérison. Le médecin semble perplexe. Arrivés à la maison, nous apprenons que tout est fini.

Soudain, comme dans une conversation interrompue, je comprends que nous ne nous parlerons plus, qu'elle ne sera plus jamais là, près de moi. Hier nous étions ensemble, ce soir nous sommes très loin et je commence à pleurer.

La veille de l'enterrement, incapable de trouver le sommeil, je descends faire quelques pas dans le parc. Il est minuit. Cette maison dans la nuit, toutes ces images de moi-même, ici, à dix-sept ans, vingt-cinq ans, trente ans, marchant près de ma vieille amie, me font de nouveau sangloter. Je voudrais lui parler, mais elle s'éloigne encore.

Le lendemain matin, à la sortie de l'église, le cortège funèbre se dirige à pied vers le cimetière communal. Des gens s'embrassent, d'autres sourient. Les attitudes banales gagnent en intensité, Tandis que le prêtre récite ses prières au-dessus de la tombe, je regarde les champs de lin bleus bercés par le vent chaud. Plus loin, j'aperçois les falaises de craie et de terre rouge, le pré où je me promenais l'autre jour, le bosquet d'où a surgi le chien, au moment où un camion pulvérisait la voiture, la mer qui nous regarde sans s'expliquer davantage.

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