Première vision de Cerise à une terrasse de café: j'observe'que cette étudiante pâle et blonde porte mal son prénom mais, en fait, je ne prête guère attention à son visage, masqué par une caméra numérique dont l'objectif semble braqué sur moi. Assis près d'elle, David – ce jeune Américain rencontré au début de l'été – m'a fait signe tandis que je passais dans la rue, enfermé dans mes idées noires. Cette rencontre humaine m'est plutôt désagréable car je n'ai aucune envie, aujourd'hui, d'accomplir un effort de conversation. Dans l'état morose où je flotte, accablé par la chaleur du mois d'août et les drames de l'existence, cette main amicale m'apparaît plutôt comme une ennemie: non pas un trouble-fête mais un trouble-dépression.
Malheureusement, mon organisation mentale veut qu'une politesse instinctive maquille toujours mes mauvais penchants. Quand je regarde l'existence avec dégoût et l'humanité avec mépris, un bon sourire se plaque sur mes lèvres, un comportement social positif prend le contrôle de mes gestes et me porte vers l'autre avec un plaisir apparent dans le rôle du type charmant, heureux de rencontrer son prochain. Au moment où je voudrais répondre à David: «S'il te plaît, lâche-moi on se connaît à peine!», la force positive peint sur mon visage une expression ravie. Il me croit vraiment heureux de le rencontrer, ignorant que seule une courtoisie tyrannique m'oblige à lui serrer la main.
Je ne résiste pas davantage quand il me propose de m'asseoir à côté de cette fille qui braque vers moi son objectif, telle une maniaque de la vidéo. Je cherche d'abord à gâcher leur conversation en énumérant mes soucis les plus ordinaires – sachant que nos soucis n'intéressent personne. J'évoque longuement cet article polémique sur la réglementation du stationnement refusé par mon rédacteur en chef avant les congés, sous prétexte qu'il connaît la belle-sœur du préfet de police. La vidéaste n'a pas levé l'œil de sa caméra. Mais tandis qu'elle suit l'image reproduite sur un écran à cristaux liquides, je l'entends simplement prononcer:
– Vachement intéressant. Ça ne vous dérange pas que je filme? C'est dans le cadre d'un travail pour une installation vidéo.
Un instant, je me demande si elle se moque de moi, mais l'objectif se redresse, tel un museau d'animal familier, et je comprends qu'elle est sérieuse; ce qui m'encourage à faire plus mauvaise impression encore. Me retournant vers David, je prononce d'une voix fâchée:
– En plus, ma meilleure amie est morte d'un accident de voiture, quelques jours avant qu'on refuse mon article! Tous les ennuis la même semaine.
Il doit regretter de m'avoir invité à sa table. Mais je ne suis pas décidé à m'arrêter:
– Tu te souviens de Solange, chez qui tu es venu en week-end? Eh bien, juste après t'avoir reconduit à la gare, elle s'est tuée à un carrefour.
L'Américain écarquille les yeux. Pour qu'il comprenne bien, j'insiste:
– Quand elle est morte, j'ai pensé que tu lui portais malchance. Mais ce n'était que le hasard.
Une buée d'émotion mouille les yeux de David. Je regrette d'être méchant, mais la fille tient toujours sa caméra, m'obligeant à jouer mon rôle de sale type. Soudain, Cerise relève la tête et me fixe dans les yeux en répétant:
– C'est bien, ce que vous dites, cette vision superglauque!
Alors, seulement, je regarde avec plus d'attention son visage à la peau laiteuse, son petit nez rond et sa longue chevelure, comme une héroïne de conte allemand. Ses vêtements larges sortent d'une garde-robe des années soixante: chemise psychédélique, pantalon à pattes d'éléphant. Je me perds un instant dans ses yeux très clairs. Tandis qu'elle range sa caméra vidéo, je me retourne vers David avec un remords dans la voix:
– Excuse-moi, mais cette mort était si terrible, inattendue…
Soudain, je m'avise que la chaleur du jour est en train de tomber, que le journal est fermé jusqu'à la fin août, qu'au lieu de râler tout seul je pourrais boire quelques bières en leur compagnie.
La soirée se termine chez moi, dans l'appartement aux fenêtres grandes ouvertes où passe un vent chaud d'été. Nous écoutons une bossa-nova. Cerise fait tourner une cigarette d'herbe. Elle discute avec David, affalé dans un fauteuil, qui veut la persuader que tout était mieux avant. Il voit les années 1900 comme un foisonnement d'imagination. L'étudiante en arts visuels réplique qu'à cette époque on déplorait déjà la décadence, que les artistes novateurs étaient ignorés, qu'on exploitait les enfants dans les mines. Puis elle ajoute qu'elle a faim et je l'accompagne dans la cuisine. Elle me regarde en souriant préparer sa tartine. Vers deux heures du matin, David annonce qu'il rentre dormir. Cerise s'approche et murmure à mon oreille:
– Je peux rester ici, ce soir? Il n'y a plus de métro. Ça m'arrangerait.
Bouleversé, je bredouille:
– Oui… Bien sûr… Évidemment.,,
Assez froidement, elle répond «Merci» puis, très à l'aise, elle embrasse l'Américain qui referme la porte de l'appartement.
On dirait qu'elle m'a fait une proposition. Mais objectivement, elle n'a demandé qu'un lit; peut-être pense-t-elle au canapé du salon. Tandis que j'énumère les hypothèses, Cerise revient vers moi, un peu absente:
– Je vais me coucher. Ça ne te dérange pas si je dors près de toi?
Survolté par ce mélange de nonchalance et d'audace, je lui montre la chambre à coucher et lui propose le côté droit; puis je file dans la salle de bains, pressé d'accomplir une petite toilette. J'arrange mes cheveux, pour me présenter sous le meilleur jour à ma nouvelle maîtresse; j'ajuste l'élastique du caleçon sur mon nombril (exactement à la bonne hauteur, afin de masquer le ventre qui commence à s'arrondir). Je prends tellement le temps de bien faire que, lorsque j'arrive au lit, Cerise est déjà allongée sous le drap, profondément endormie. Elle a gardé son tee-shirt; un petit filet d'air s'échappe de ses lèvres pâles. Je la contemple un instant puis, dépité, je me couche à côté d'elle.
J'hésite à tenter une manœuvre d'approche. Plusieurs fois, je tends la jambe dans sa direction, mon pied frôle timidement ses mollets, j'espère une réaction mais je n'entends qu'un léger ronflement. Luttant contre l'excitation, je me tourne dans l'autre sens pour chercher le sommeil, quand deux bras s'accrochent à mon dos. L'apprentie vidéaste m'enlace de ses mains chaudes. Elle ronfle toujours. J'aimerais en profiter mais elle pourrait m'accuser de viol et le tribunal lui don-nerait raison. Je préfère me détacher par une série de glissements progressifs. Vers quatre heures du matin, je m'endors épuisé. Quand je me réveille, il est neuf heures et Cerise agrippe toujours mon épaule comme un gros bébé. Pour mettre fin à l'épreuve, je décide d'aller boire un café. Mais, au moment de sortir du lit, mon invitée se serre plus tendrement Elle insiste. Lentement, je me retourne. J'ai l'impression qu'elle dort, mais sa bouche s'approche de mes lèvres. Quelques instants plus tard, je comprends que nous sommes en train de faire l'amour.
Je n'ai jamais su vraiment si la sexualité exerce sur la santé un effet favorable. Des gens affirment que seuls les accouplements réguliers garantissent un bon équilibre physique et intellectuel; d'autres théories vantent les vertus de l'abstinence qui agirait comme stimulateur hormonal… Le débat n'est pas clos mais je peux affirmer que, ce matin-là, je me sens épanoui, l'esprit fouetté par un sang neuf lorsque, après une heure d'étreintes, je retombe paresseusement sur le matelas. Cerise s'éloigne sur la moquette puis elle revient, toute nue, munie de sa caméra numérique. Pendant quelques minutes, elle filme mon corps affalé sur les draps. Je lance quelques plaisanteries vers l'objectif. Elle range l'appareil en prononçant:
– Je dois partir. Si tu veux, je te laisse mon numéro de portable…
Le «si tu veux» me surprend. Ce corps de jeune fille a exercé sur moi l'effet d'un bain de jouvence et je suis impatient de recommencer. Mes sombres perspectives deviennent soudain radieuses et je serais prêt à l'épouser sur-le-champ. Or sa réplique -«si tu veux» – m'incite à garder raison, en considérant qu'il ne s'est rien passé. D'un point de vue moderne, nous devrions en rester là;j'ai même une certaine chance que Cerise me propose son numéro, aussitôt inscrit sur une feuille de papier. Les fesses à l'air, elle se dirige vers la douche, tandis que tintinnabule la sonnette de l'appartement.
Quoi encore? Énervé par l'employé des postes qui sonne chez moi en pleine idylle, à dix heures du matin, j'enfile un peignoir et me précipite pour rabrouer l'importun. J'entrebâille la porte qui, aussitôt, s'ouvre largement et me plaque contre le mur. Dans un nuage de Gitane filtre, la voix d'Estelle prononce:
– Alors, c'est bien, Paris au mois d'août? Je t'apporte un catalogue de papier peint. Il faudrait changer ces peintures blanches qui donnent à ton appartement un air d'hôpital. Le papier fleuri, c'est plus joli dans une chambre à coucher!
Pas le temps de réagir. Estelle est installée sur le canapé du salon, en train d'étaler ses échantillons. Après notre flirt du début de l'été, elle passait les vacances à La Baule avec son fils. J'avais oublié son retour cette semaine mais ce torrent d'attention, lui, ne m'a pas oublié. Je me rappelle que cette femme est plus ou moins ma maîtresse et que, simultanément, une autre femme – plus jeune et plus jolie – se trouve enfermée dans la salle de bains. Je songe aussi qu'entre l'inconnue d'hier soir et cette femme sincèrement amoureuse de moi, je choisirai sans hésiter la plus improbable. Je préfère toutefois repousser l'affrontement Estelle me regarde dans les yeux:
– Tu as bonne mine, ce matin!
Si seulement elle savait pourquoi. Mais non; Estelle est contente, prête à m'exposer de nouveaux projets pour nous deux. Je tente une esquive:
– Excuse-moi, je suis en plein boulot. Je préférerais te voir plus tard dans la journée. On parlera tranquillement
– Tu ne trouves pas tout de même que ce papier lilas serait joli dans ta chambre? Allons regarder.
– Je t'en prie, c'est un vrai bordel. Déjeunons ensemble si tu veux…
Mes propos sont interrompus par un bruit en provenance de la salle de bains. La porte claque puis nous entendons quelques notes chantonnées par une voix féminine. Estelle dresse la tête. Tandis que je cherche vainement une explication, Cerise entre dans le salon, vêtue seulement d'une petite culotte. Ses longs cheveux blonds dégoulinent de part et d'autre de son visage pâle; quelques gouttes font luire sa poitrine. Etonnamment décontractée, elle regarde Estelle en prononçant:
– Salut!
Puis elle disparaît dans la cuisine.
Ce qui m'offre l'occasion de constater, une nouvelle fois, l'extraordinaire complaisance de ma maîtresse officielle. Estelle réfléchit un instant, puis elle se tourne vers moi, ravie:
– Dis donc, ça marche avec les petites jeunes!
Cet intérêt pour les «petites jeunes» semble piquer sa propre curiosité. Presque aussitôt, elle se désintéresse de ma personne au profit de Cerise qu'elle rejoint dans la cuisine. Durant quelques minutes, je redoute le pire, les cris, les coups de couteau. En peignoir sur le canapé du salon, je m'apprête à intervenir. Soudain, j'ai la surprise d'entendre les deux voix féminines entremêlées dans des pépiements joyeux; elles parlent, elles rient et reviennent ensemble vers moi. Elles se connaissent déjà, mieux que je ne les connaîtrai jamais. Renonçant à m'excuser, j'admire le comportement d'Estelle qui ramasse son catalogue de papier peint, m'embrasse sur les deux joues puis regagne l'ascenseur en promettant:
– On se fait un dîner tous les trois la semaine prochaine!
Soulagé, je retourne vers l'intérieur de l'appartement. Mais déjà Cerise, qui vient d'enfiler son pantalon, me quitte à son tour. Sans me laisser le temps de l'embrasser, elle dévale l'escalier de l'immeuble en criant:
– Appelle-moi, si tu veux.
Dès trois heures de l'après-midi, l'absence de Cerise me parut insupportable.
L'homme vieillissant se laisse gagner par des besoins affectifs, au détriment de la lucidité. Le flirt d'un soir prend l'importance d'une rencontre définitive. Dès quatre heures de l'après-midi, je me persuadai que Cerise éprouvait un urgent besoin de me parler. Notre fusion occupait probablement son esprit comme le mien. Je n'avais pas le droit de la négliger. Au lieu d'attendre quelques jours, je composai son numéro vers seize heures quinze et tombai sur le répondeur vocal. Je ne laissai pas de message mais je rappelai à seize heures trente. Au troisième appel, Cerise décrocha enfin et je prononçai la formule plusieurs fois répétée:
– Je voulais simplement te dire combien j'étais heureux de cette rencontre. J'ai adoré cette fraîcheur du matin dans tes bras!
Un silence répondit. Je distinguai au loin quelques éclats de rire, tandis que la voix détachée de Cerise demandait:
– C'est toi qui as téléphoné deux fois? Deux fois, mon numéro s'était inscrit dans la
mémoire de son portable espion. Je m'empêtrai dans des excuses:
– J'espère que ça ne te dérange pas… Mais je voulais te dire que j'étais vraiment content.
Cerise s'adressait à d'autres personnes autour d'elle. Comme un imbécile, je restais suspendu dans le vide. Soudain, elle revint vers moi:
– En fait, je ne peux pas te parler. Je suis au café, en train de filmer les clients. Vaudrait mieux qu'on se rappelle.
Je raccrochai lamentablement, persuadé d'avoir gâché, par impatience, l'idylle qui s'était nouée la veille. Cependant, une demi-heure plus tard, une nouvelle idée poussa dans ma tête: il fallait absolument rattraper cette maladresse. Seul un nouveau coup de téléphone, plus léger, plus détaché, parviendrait à gommer la lourdeur de l'appel précédent. J'hésitai longuement, pris dans une véritable torture mentale car, en insistant, je risquais de tout compromettre. Plein d'appréhension, je finis par composer le numéro de Cerise et tombai sur le répondeur vocal.
Je raccrochai. Avait-elle éteint volontairement l'appareil pour ne plus me parler? Quoi qu'il en soit cette nouvelle tentative, enregistrée par le portable, serait comptabilisée comme un point négatif. Le téléphone mobile jouait avec mes nerfs… D'un autre point de vue, le répondeur offrait un terrain neutre, idéal pour déposer un message spirituel, ciselé dans ses moindres inflexions. Ayant répété mon texte, je composai de nouveau le numéro du mobile, mais Cerise décrocha et mon élan se brisa en lambeaux de phrases:
– Ah pardon! C'est toi…Je pensais tomber sur le répondeur… C'était juste pour te dire… Enfin, je pensais qu'on aurait pu se voir ce soir…
Je battais en retraite, mais le second miracle se produisit: car Cerise ne faisait rien de particulier ce soir. On pouvait envisager de boire un verre ensemble. Elle ne repoussait pas l'idée de me retrouver et je raccrochai euphorique. Je m'apprêtai longuement pour notre rencontre, choisissant chaque vêtement, réfléchissant au lieu du rendez-vous. À vingt et une heures, je rappelai comme convenu mais je tombai de nouveau sur le répondeur, et encore plusieurs fois de suite. À vingt-trois heures, Cerise téléphona pour m'informer qu'elle s'était trompée, car elle n'était pas libre. Je poussai un gémissement. Elle se montra indifférente à mes plaintes.
Notre seconde rencontre eut lieu seulement trois jours plus tard, dans un café branché du XXe arrondissement où Cerise retrouvait habituellement ses amis, étudiants en arts visuels. Assise au milieu du groupe, elle portait un jean à moitié déchiré et un tee-shirt rosé bonbon qui remontait sur son ventre charmant, laissant voir un piercing enfoncé dans le nombril. Ses cheveux lisses encadraient le visage blanc aux lèvres pâles. Un tatouage hindou était collé sur son front. Elle ne bougea pas mais elle semblait contente de me voir et me présenta comme un journaliste qui avait fait du cinéma. Les artistes en herbe m'adressèrent des regards indifférents. Je voyais bien que, pour plaire à Cerise, il faudrait d'abord séduire son entourage. Je citai négligemment un réalisateur connu avec lequel j'avais travaillé et les étudiants m'accordèrent davantage de sympathie. Pour les provoquer, je me lançai dans un éloge du cinéma d'action américain; ils se dressèrent pour défendre la nouvelle vague et l'intimisme français. Ils se disaient rebelles; je les trouvai patriotes.
Derrière la conversation, mon intérêt se concentrait sur les réactions de la jeune fille, satisfaite chaque fois que je formulais un argument convaincant. À l'issue d'une prestation honorable, je l'entraînai une heure plus tard dans un restaurant chinois de Belleville. Un grand escalier orné de broderies rouges comme celui de l'Opéra grimpait vers la salle à manger. Cerise écouta mes explications sur ce mélange de brasserie parisienne et de kitsch asiatique. D'abord peu intéressée, elle partagea bientôt mon enthousiasme et passa la seconde partie du repas, caméra au poing, à fixer les ambiances de l'établissement, tout en enregistrant mes commentaires. Je lui demandai si cette ardeur correspondait au travail scolaire. Elle répondit que cela relevait aussi du journal intime.
Après dîner, Cerise m'invita chez elle. Tremblant d'émotion, j'entrai dans le minuscule studio de la rue de Ménilmontant. Accrochée près de la fenêtre, une affiche en noir et blanc représentait de jeunes acteurs français. D'autres objets formaient un décor familier d'adolescente: son lit couvert de coussins, son ours en peluche, la photo de ses parents sur une plage de l'Atlantique. Je pris Cerise dans mes bras et m'effondrai sur le nez de Winnie l'ourson. Avec elle, ma propre vie redevenait possible, aventureuse. Mes vingt ans d'avance devenaient vingt ans de retard, car il me semblait que j'avais tout à apprendre d'elle. Ses enlacements tendres, son ardeur erotique mêlant le sérieux de l'enfance et la fantaisie de la jeune
femme.
Je restai dormir chez elle. Le lendemain matin Cerise me filma sous la douche, dans le minuscule cabinet de toilette. Il me semblait que cette vie pourrait me combler: un studio, une apprentie vidéaste, de petits boulots qui me ramèneraient progressivement vers ma vocation artistique. Pour la première fois depuis des années, j'imaginais d'aimer une femme et je supposais que Cerise éprouvait des émotions aussi intenses. Naïvement,
j'annonçai:
– J'ai plusieurs rendez-vous aujourd'hui. Mais retrouvons-nous pour l'apéro. J'aime bien les bars de grands hôtels: que dirais-tu du Lutétia?
Cerise, devant le miroir, regardait un minuscule bouton qui lui déplaisait, sur son front. Assez froidement, elle prononça:
– En fait, je ne pourrai pas te voir ces jours-ci. Mon ami d'enfance arrive de Quimper. Il faut que je m'occupe de lui.
Cette phrase commença à instiller le poison. Assez nerveux, j'insistai, comme si quelques orgasmes me donnaient une priorité:
– Puisque c'est ton ami d'enfance, on peut très bien dîner ensemble, tu me le présenteras!
Elle se raidit, comme une fillette mécontente:
– Je ne couche pas avec lui, mais c'est mon meilleur copain. Toi, je te connais depuis deux jours. Alors, je te rappellerai la semaine prochaine.
Déchiré, je m'approchai d'elle et tentai lourdement de me serrer contre ses épaules en gémissant:
– Tu ne m'aimes pas?
Elle se dégagea, signifiant qu'elle trouvait ce geste insupportable.
Cerise ne téléphona pas une seule fois la semaine suivante. Je laissais mon portable allumé en permanence, redoutant qu'un instant d'inattention ne me fasse manquer l'appel tant attendu; ce qui m'obligeait à écourter les autres communications, au cas où Cerise chercherait à me joindre simultanément. Le troisième jour, je m'abonnai au service Double appel, pour quinze francs HT par mois. Comme la jeune fille m'avait également laissé une adresse e-mail, je la couvris de courriers électroniques dans lesquels je prodiguais mes plus beaux effets littéraires, sans la moindre réponse. Refusait-elle de parler? Oubliait-elle de consulter sa boîte aux lettres? Que faisait-elle précisément avec son ami d'enfance? Je m'excitais dans la souffrance amoureuse, comme l'esclave d'une maîtresse qui n'avait rien demandé.
J'aurais pu me contenter des moments passés ensemble, attendre patiemment la prochaine rencontre. En temps normal j'aurais adopté ce point de vue, mais une petite machine s'emballait dans mon cerveau depuis que Cerise était restée dormir chez moi, le premier soir. Je voyais dans cette aventure un don du ciel, un signe miraculeux, un nouveau départ, le commencement de cette seconde jeunesse qui me hantait depuis quelques mois. Après cinq jours d'attente, je finis par craquer et composai son numéro de portable. Je savais que cette insistance allait lui déplaire mais je n'en pouvais plus. L'appareil sonna plusieurs fois. Une voix de jeune homme répondit:
– Secrétariat de Cerise, bonjour.
L'ami d'enfance, probablement. Adoptant le même ton ironique, je demandai au secrétaire s'il voulait bien me passer sa patronne, de la part d'un vieil admirateur. Cerise ne goûta pas la plaisanterie:
– Tu ne devais pas m'appeler!
Je trouvai une excuse absurde: j'imaginais qu'elle avait égaré mon numéro et cherchait vainement à me joindre. Cerise fut impitoyable. Elle me ferait signe la semaine suivante comme prévu, puis elle raccrocha. Plusieurs fois, je fis le tour de l'appartement comme un psychopathe blessé, coupable d'avoir encore brisé son amour par impatience. Allumant l'ordinateur, je recommençai à bombarder la jeune fille d'e-mails éplorés, d'emails d'excuses, d'e-mails d'amour, d'e-mails d'humour que je lançai matin et soir comme autant d'appâts, espérant ia ramener à des sentiments plus favorables.
Comme prévu, Cerise téléphona la semaine suivante. Mais elle semblait si bien disposée que mon angoisse retomba immédiatement. Etrangère à mes humeurs, elle suivait calmement son rythme. Je lui donnai rendez-vous au Train Bleu, le restaurant chic de la gare de Lyon, sous les fresques enchantées représentant les côtes méditerranéennes. La jeune fille apparut entre les dorures, avec une démarche lente et balancée de mannequin. Son pull sombre faisait ressortir la blancheur du visage et les yeux bleu clair. À table, je lançai une conversation enjouée, faisant les questions et les réponses. Comme elle semblait prendre du plaisir en ma compagnie, je lui proposai de passer l'après-midi avec moi, à la découverte des quartiers que j'aimais; sous les vieux porches du faubourg Poissonnière, dans les ruelles de la butte Montmartre, avant de redescendre vers le boulevard de Clichy, ses boucheries arabes et ses allées fleuries. La soirée se prolongea au bouillon Chartier, vestige du Paris d'avant-guerre avec sa carte bon marché, ses suppléments beurre et cornichons. Je parlais sur un ton lyrique:
– Avant de te connaître, plus rien ne m'intéressait. Aujourd'hui, je redécouvre tout ce que j'aime: mais c'est pour toi.
Cerise semblait heureuse. Elle avait allumé de nouveau sa caméra et procédait à quelques réglages, en baissant la tête vers l'écran où se reflétait l'image numérique. Au dessert, elle rangea son appareil et me raconta l'origine de sa vocation. Très jeune, sa mère l'avait poussée vers une carrière artistique, l'inscrivant dans des cours de danse, des cours de théâtre et des émissions télévisées pour enfants. Quand Cerise avait opté pour les Arts visuels (une «école d'expression» où les élèves devaient inventer leur propre technique, hors de toute contrainte scolaire), elle redoutait la réaction de son père.
Celui-ci l'avait encouragée, achetant le studio de Ménilmontant. Fin octobre, elle allait présenter sa première «installation visuelle». À la fin du repas, elle prit ma main sous la table et je la serrai. Puis je l'invitai à dormir chez moi.
Le lendemain matin, je redoutais que Cerise ne disparaisse à nouveau. Pour prendre de l'avance, je l'invitai à faire quelques courses. Tout l'après-midi, des tailleurs se précipitèrent vers nous, centimètre au cou, pour proposer leurs derniers modèles. Cerise les rejeta l'un après l'autre, avant d'opter pour un ensemble orange déchiré, pop-style revisité par des couturiers branchés. Elle demanda plusieurs fois mon avis; je finis par tendre ma carte de crédit, malgré le prix supérieur à ce que j'avais prévu. En sortant du magasin, je me sentais plus fort. Une certaine vulgarité me persuadait qu'après cette dépense, Cerise allait passer une nouvelle nuit dans mes bras! Je réfléchissais à l'endroit le plus approprié pour un dîner en amoureux, quand ma fiancée reprit l'initiative:
– Ce soir, c'est moi qui décide! J'ai une surprise.
Elle m'entraîna dans un café, disparut un instant avec son téléphone puis réapparut, radieuse, pour me guider dans un restaurant japonais. Tandis que j'admirais les étalages de sushis, Cerise déposa ses paquets au vestiaire. Soudain, j'aperçus Estelle, assise à la table du fond, près de son fils qui faisait des bulles dans un verre de Coca. Je commençai par me cacher mais, déjà, Cerise s'avançait vers mon ex-maîtresse qui avait réservé «pour nous quatre». Les deux femmes se tutoyaient, se racontaient leur journée, et je supposai qu'elles avaient dû s'appeler plusieurs fois. Très gêné, j'embrassai piteusement Estelle puis, comprenant que je n'avais pas le choix, je m'assis face au marmot, tandis que les deux copines palabraient.
Estelle – en apparence – acceptait parfaitement le principe de ma nouvelle liaison. Elle nous appelait «les amoureux» et tenta d'expliquer ma personnalité à Cerise qui appuyait tendrement son genou contre le mien. De plus en plus relax, j'envisageais la possibilité d'être l'amant d'une jeune fille et le protégé d'une femme de mon âge. Les mangues fraîches arrivaient sur la table, quand le mobile de Cerise émit son signal – une version simplifiée de la Quarantième symphonie de Mozart Elle décrocha devant nous, commença à parler puis, après un signe d'excuse, elle sortit sur le trottoir, son combiné à l'oreille.
Estelle en profita pour passer aux aveux. Elle comprenait mon attirance pour Cerise qu'elle trouvait jolie et sympathique, mais elle supposait que la différence d'âge nous empêcherait de rester ensemble. Elle attendait donc mon retour, et s'apprêtait à soigner la dépression qui suivrait la fin de cette aventure. Consterné par tant de bienveillance, je suppliai Estelle d'oublier cette idée et de rencontrer quelqu'un d'autre. Nous en étions là quand Cerise rentra dans le restaurant, reprit place à côté de moi et appuya de nouveau son genou contre le mien. La solitude d'Estelle me peinait. Mais j'étais pressé d'étreindre le corps que j'aimais. J'appelais le serveur pour payer l'addition quand l'étudiante prononça dans mon oreille:
– En fait, je suis désolée. Je ne peux pas rentrer avec toi ce soir.
Je me retournai, interloqué:
– Comment? Mais, on avait dit…
– Excuse-moi, j'ai un rendez vous!
Estelle nous regardait, dubitative, comme si cette situation confirmait sa théorie. Je suivis Cerise vers la sortie du restaurant en gémissant:
– Mais enfin, on a passé une journée merveilleuse…
Ce qui signifiait: «Je viens de t'acheter une robe chère etje pensais avoir mérité ma soirée d'amoureux.» Cette mauvaise logique produisit l'effet contraire. Arrivée sur le trottoir, Cerise tourna vers moi son visage et ses yeux vagues:
– Écoute, je t'aime bien, mais tu n'es pas l'homme de ma vie. Alors, si tu veux qu'on reste ensemble, laisse-moi tranquille.
Ces mots nie transperçaient. Une jalousie masochiste me poussait cependant à m'humilier davantage:
– Dis-moi seulement où tu vas! Peut-être que tu rentres dormir chez toi et que tu ne veux pas me le dire! Et si tu retrouves quelqu'un, je préfère le savoir.
Le nez de Cerise se plissa avec mépris. Furieuse, elle avait sorti la caméra de son étui, dirigeait l'objectif vers moi et me filmait en train de pleurnicher, comme pour me faire prendre conscience du ridicule de la situation. Puis elle m'abandonna sur le trottoir et se dirigea vers le métro.
Je rentrai chez moi en sanglotant. Toute la nuit, j'imaginai Cerise dans les bras d'un autre, et cette idée me torturait. Elle ne m'aimait pas, je criais «méchante». Puis je composais son numéro de téléphone et laissais un message d'excuses pour mon comportement de tout à l'heure. Chaque fois, j'espérais l'entendre décrocher, mais le répondeur s'enclenchait et je retombais sur mon lit, les yeux mouillés, songeant à son corps serré contre un autre. Cerise n'avait aucun devoir envers moi, niais l'idée qu'elle préférait un amant de son âge m'était insupportable. Je n'étais qu'une distraction.
À dix heures du matin, on sonna à la porte. Je me dirigeai vers l'entrée, prêt à me consoler dans les bras d'Estelle, chargée d'échantillons de papiers peints. Après cette mauvaise nuit, sa présence me semblait presque réconfortante et j'ouvris la porte… Radieuse, Cerise entra dans sa nouvelle tenue pop et m'embrassa. Puis elle glissa entre mes bras sur le canapé. Entre deux caresses la jeune fille susurrait:
– Cela m'a fait de la peine de te laisser comme cela, hier soir. Tu étais pitoyable!
– Tu es trop cruelle! Pourquoi ce besoin d'en rejoindre un autre, alors que nous étions ensemble pour la soirée?
– Je ne sais pas. Il m'a appelée au restaurant. Soudain, ça m'amusait de le voir. J'avais déjà passé toute la journée avec toi…
– Jure-moi que tu m'aimes plus que lui, que je suis ton amant numéro un.
– Oui, tu es mon amant numéro un.
Septembre s'écoula dans cette alternance de fièvre et d'apaisements. La légèreté de Cerise décuplait ma jalousie. Je pleurais pour obtenir des serments d'amour mais, au lieu de l'attendrir, mes états nerveux l'éloignaient. Impassible, elle me regardait l'implorer puis retournait vers ses mystères. Et quand je croyais l'avoir perdue, elle revenait vers moi, disponible et charmante.
Ma vie suivait le rythme qui lui convenait. Prêt à la rejoindre quand elle le décidait, je lui offrais continuellement de nouveaux présents; promenades, sorties au spectacle, livres, disques, parfums, week-ends au bord de la mer… Mais tant de gages d'amour ne modifiaient pas ses exigences:
ne pas téléphoner certains jours, accepter l'existence d'autres amants. Elle me fit même promettre de passer mon chemin sije la croisais au bras d'un autre. La crainte de la perdre me faisait tout accepter. Je n'avais d'autre souci que de la retrouver pour faire l'amour – plus intensément encore lorsqu'elle me trompait, car seule cette thérapie calmait ma souffrance.
Quand nous retombions sur le lit, Cerise attrapait parfois sa caméra de poing et je faisais l'acteur pour l'amuser. Théâtral, je lui reprochais sa cruauté, avant de déclarer qu'elle était l'être le plus tendre et le plus charmant. Je me frappais la poitrine, m'accusais d'abuser de sa jeunesse. Puis, à mon tour, je prenais la caméra et je la filmais toute nue, riant, pleurant, dormant, ouvrant ses yeux clairs, suçotant une mèche de cheveux. Les images que nous tournions allaient raconter notre histoire. J'imaginais à nouveau de réaliser ce grand film dans lequel je ne parlerais plus seulement de moi, mais où je tracerais le portrait d'une fille moderne dans son genre.
Obsédant, épuisant, l'amour de Cerise abolissait mes autres tourments. J'avais moins peur de la vieillesse, de l'échec professionnel, de la maladie, des insomnies. Après les nuits blanches où je sanglotais, persuadé que Cerise ne m'aimait pas, je retournais vaillamment à la bataille et ma vie professionnelle s'arrachait au ronronnement. Dès la seconde semaine de notre liaison, j'avais battu le rappel de mes relations, dans le but d'inviter la jeune fille à des soirées. Au cocktail d'un magazine féminin, j'avais retrouvé un ami de mes vingt ans devenu patron d'un groupe de communication. Il cherchait quelqu'un pour travailler avec lui, dans une boîte de films publicitaires. Devant une coupe de Champagne, ses mots faisaient l'effet d'une promesse vague, mais il me rappela le lendemain. Si bien que, fin septembre, j'étais en mesure de donner ma démission de Taxi Star pour emménager dans un bureau transparent, affublé du titre ronflant de conseiller artistique.
Après deux ans de galère dans la presse professionnelle, ce retour dans le milieu paraci-nématographique m'apparut comme une arme supplémentaire pour conquérir Cerise. Même s'il ne s'agissait que de clips publicitaires, une position dans le monde des «arts visuels» où elle débutait pouvait me consacrer définitivement comme «amant numéro un». Quand je lui annonçai la nouvelle – lors d'un dîner dans son studio où j'avais apporté le saumon et les bougies -, sa bouche enfantine répondit qu'elle était contente de me voir content. Après quoi elle saisit sa vidéo et me proposa d'improviser sur mes perspectives de carrière. Je parlai avec ferveur de mon nouveau métier, insistant sans y croire sur le potentiel artistique de la publicité.
Pour fêter l'événement, j'invitai David à dîner le lendemain dans un restaurant du Marais. Depuis qu'il m'avait présenté Cerise, fin août, je revoyais parfois le jeune Américain qui se débattait, lut aussi, dans le milieu du cinéma. Sollicité au début de l'été pour un téléfilm, il attendait toujours l'appel du producteur qui avait changé complètement de projet. Passé de mode dans les milieux branchés, David complétait ses notes pour un texte sur la France qu'il comptait rédiger, au terme de son voyage. Nous nous retrouvions dans des cafés. Épuisé par ma maîtresse, je m'épanchais devant lui et il jouait patiemment le rôle du confident, cherchant à me ramener vers la raison.
Le lendemain, Cerise m'attendait à la sortie du métro Saint-Paul. Ses cheveux blonds tombaient sur la veste orange qui prenait dans la nuit une couleur fluorescente. Elle prit ma main dans la sienne pour remonter la rue Vieille-du-Temple. Elle marchait sans dire un mot et j'avais l'impression qu'elle tenait son enfant.
Vestige oublié entre les bars gays et les galeries branchées, le restaurant où nous avions rendez-vous avait échappé à la rénovation du quartier et j'étais certain qu'il allait ravir David. Dans ce boui-boui noir de fumée, on avait l'impression de quitter Paris pour atterrir dans une arrière-salle de ferme auvergnate. Sous les jambons accrochés au plafond, la patronne octogénaire épluchait des légumes, tandis qu'un petit chien courait à ses pieds. L'Américain nous attendait sur le banc devant un tas de pommes de terre. Toujours de mauvaise humeur, le patron faisait tourner dans l'âtre un bouillon gras. L'établissement était vide.
Presque aussitôt, Cerise commença à filmer les murs et je songeai que la poésie moderne devait être liée à ce genre de mélange entre un très vieux monde et une très jeune fille. Soudain, la porte s'ouvrit; une dizaine de Japonais entrèrent à leur tour, munis de caméras, et entreprirent d'immortaliser l'archaïque restaurant, avec la même énergie que l'apprentie vidéaste. Je me tournai vers le patron qui grommela:
– Les guides nous ont repéré comme un restaurant typique. «Real Paris, real Paris!» Les articles se succèdent…
Il montra les coupures de presse qui vantaient cet «authentique» bistrot où l'on mangeait une «vraie cuisine paysanne». Cerise rangea son appareil. Autour d'une bouteille de rouge, David expliqua l'évolution de ses théories. D'après lui, les Français s'agitaient beaucoup. Ils brandissaient de pompeux projets culturels, lançaient de bruyants messages pour sauver l'humanité, mais ils semblaient indifférents à la disparition de leur propre monde. Nous l'écoutions sans vraiment le croire, parce que nous étions nés en France où il fallait bien inventer notre vie, jour après jour. Je serrais mon corps contre celui de Cerise qui me dit ce soir-là:
– Je crois que je commence à t'aimer.
Le samedi suivant, Estelle téléphona pour m'annoncer qu'elle se rendrait, vers seize heures à l'exposition de Cerise. Elle espérait me retrouver là-bas.
Je restai sans voix, n'ayant jamais entendu parler de cette exposition. La complicité des deux femmes commençait à m'agacer… Ma seconde réaction fut pourtant de soulagement: aveuglé par la jalousie, je croyais que l'étudiante me trompait sans vergogne. Je n'avais pas même imaginé qu'elle puisse consacrer tant d'heures à son travail personnel. Quand je la croyais au lit, elle préparait une exposition. Je finis par répondre en bredouillant:
– Ah oui, l'expo, bien sûr. On peut s'y retrouver. Mais j'ai perdu l'adresse. Tu peux me la redonner?
Deux heures plus tard, je débarquai devant l'École des arts visuels, dans un immeuble bourgeois du VIe arrondissement. Des gens attendaient devant le porche, d'autres se dirigeaient vers la salle d'exposition située au fond de la cour. Je redoutais que Cerise ne me reproche cette intrusion d?ns une réception où elle ne m'avait pas convié. Pour ne pas la gêner, je me promettais de rester discret.
Un homme en pardessus traversait la cour. Quand il me croisa, son visage s'éclaira. Supposant que nous nous connaissions, je lui renvoyai sa politesse; puis je lus l'affiche placardée à l'entrée de la salle d'exposition:
Travaux de rentrée
des élèves de seconde année
Je poussai la porte d'un local bien éclairé où s'alignaient les œuvres d'imagination conçues par les élèves pendant les vacances. Avec intérêt, je m'arrêtai devant la première table d'exposition, sur laquelle reposait un aquarium en plastique plein d'eau jaunâtre. À la surface du liquide flottait une planche de bois sur laquelle était posée une éponge de cuisine. Un texte tapé à la machine résumait les intentions du créateur:
Éponge, absorption.
La mort des océans parle
dans cette image.
C'est le versant aquatique
de la sexualité féminine.
Je me grattai le menton, perplexe. Près de la table, un étudiant au bouc soyeux se faisait photographier par ses copains. Tourné vers une bourgeoise à cheveux blancs, il lui expliquait l'histoire de l'art moderne. Comme d'autres parents venus admirer les œuvres de leurs rejetons, la dame prenait sa première leçon sur Marcel Duchamp. Pleine de bonne volonté, elle fronçait le sourcil. Soudain, elle me regarda et son visage se plissa dans un sourire amusé, tandis que l'étudiant résumait les théories de Joseph Beuys.
Que signifiaient ces regards? Mon esprit manqua singulièrement de vivacité. Car ma première idée fut que les gens étaient au courant de ma nomination dans une boîte de production de films publicitaires! J'ignorais comment. Ma photo était peut-être parue dans un magazine. Faussement détaché, je redressai le visage vers l'ensemble de l'exposition où s'alignaient peintures, sculptures, créations plastiques. Le public déambulait d'une installation à l'autre.
Au fond de la salle, deux espaces séparés par des panneaux de toile noire proposaient des projections vidéo. Placardé à l'entrée de l'espace de gauche, je reconnus le nom de Cerise et le titre de sa création imprimé en grosses lettres noires:
Mes amants
Une sueur perla sur mon corps. Aussitôtje revis, dans une succession rapide^ tous ces moments passés ensemble caméra à la main. Aurait-elle osé? Je songeai d'abord à quitter la salle, puis à rappeler Cerise pour en avoir le cœur net. Comme j'hésitais, près de l'entrée, le rideau s'écarta. Un homme en costume sortit. Il me regarda en prononçant:
– Très touchant, bravo!
Je bredouillai, songeant que je me fâchais peut-être trop vite. D'après cette réaction, je devais apparaître sous un jour favorable. Cerise ne m'avait pas informé par pudeur. M'armant de courage, je pénétrai sans bruit dans l'espace obscur et m'assis discrètement au fond, pétrifié par les images qui défilaient sous mes yeux.
Sur l'écran se tenait un vieillard complètement nu. Il s'appuyait à la porte d'une salle de bains, dans une position qui faisait ressortir son ventre. L'abdomen lisse et rondouillet contrastait avec la peau fripée des cuisses. Au centre d'une touffe poilue pointait un sexe en demi-érection, tandis que l'homme s'adressait à l'objectif:
– Depuis quelques semaines, je retrouve le plaisir de vivre, de me promener, de découvrir une nouvelle fois tout ce que je connais: mais cette fois, c'est pour toi.
En dessous de l'image, une inscription fixe, en lettres blanches, indiquait:
Mon amant numéro trois
L'image changea, montrant le même sexagénaire assis à une table de restaurant. Il s'adressait à Cerise et lui promettait de l'emmener en voyage sur la Côte d'Azur. Mon cœur battait très fort, car j'avais tenu exactement ce genre de propos. J'essayais de me rassurer, songeant que j'étais forcément moins ridicule que ce vieillard amoureux. Mais le second héros de Cerise apparut sur l'écran, âgé seulement d'une cinquantaine d'années et accompagné d'un nouveau banc-titre:
Mon amant numéro deux
Je passe sur les propos peu ragoûtants du monsieur. On le voyait de dos en train de se raser dans le cabinet de toilette, rue de Ménilmontant. Nu sur le lit, en train de jouer avec l'ours en peluche, il proposait à Cerise une place d'assistante dans son entreprise d'informatique. Un peu plus tard, il ajouta:
– Tu sais, ta caméra, à mon avis elle est dépassée. Je vais t'offrir un nouveau modèle DVD pour Noël.
Je restais paralysé sur ma chaise. Dans mes crises de jalousie, j'imaginais que Cerise fréquentait des hommes plusjeunes que moi. Mais non: j'étais un membre de sa confrérie de vieillards lubriques. J'avais envie de mourir quand débuta, sur l'écran, la séquence intitulée:
Mon amant numéro un
Peut-être espérais-je encore secrètement bénéficier d'un traitement de faveur, par rapport aux précédents. Je pris longuement ma respiration, au moment où la caméra projetait mon visage, sous les fresques Belle Époque du restaurant le Train Bleu.
Je n'étais pas trop vilain sur cette image. Mais le premier effet qui fit rire l'assemblée, un peu plus tard, fut la répétition quasi exacte, au bouillon Chartier, des propos tenus par l'amant numéro trois:
– Avant de te connaître, plus rien ne m'intéressait. Aujourd'hui, je redécouvre tout ce que j'aime: mais c'est pour toi.
Après quoi il fallut affronter ma nudité sur les draps froissés, tandis que je jouais pour la caméra le rôle de l'amant satisfait, de l'amoureux éperdu ou de l'amant jaloux. J'évoquais mes perspectives de carrière. «J'aurai bientôt un vrai pouvoir dans le cinéma» amusa beaucoup le public. La séquence s'achevait par des images tragiques, où l'on me voyait geindre dans la rue en disant:
– Dis-moi seulement où tu vas! Peut-être que tu rentres dormir chez toi et que tu ne veux pas me le dire! Et si tu retrouves quelqu'un, je préfère le savoir.
L'image de l'amant numéro un se perdit dans le flou, et l'on vit apparaître sur l'écran la photo d'un homme d'une vingtaine d'années. Torse nu, finement musclé, il souriait sous une tignasse noire frisée. En dessous de l'image, le banc-titre final indiquait sobrement:
Mon ami
Le générique commença à défiler et le public applaudit. Je voulais m'enfuir mais la lumière s'allumait dans l'espace vidéo. Debout, vêtue de noir, Cerise saluait son public, fière de cette œuvre insolente. Elle affirma qu'elle avait pris de grands risques face au «discours masculin» et contre toutes les «conventions artistiques». Elle fit signe à son ami, le garçon aux cheveux noirs assis près d'elle au premier rang qui se leva, l'embrassa dans le cou et salua le public. Soudain, elle m'aperçut prostré au dernier siège. Ses yeux clairs restèrent
indécis. Puis, dans un réflexe artistique, elle sourit à nouveau et me désigna généreusement à la douzaine de spectateurs qui se retournèrent et m'applaudirent, comme si j'étais un acteur volontaire du film.
Ce geste me sauvait et je m'efforçai de faire bonne figure. D'un pas lent, la cinéaste s'approcha de moi pour m'embrasser et me remercier publiquement. Apparaissant derrière elle, la petite silhouette d'Estelle applaudissait fortement, le visage déformé par une grimace:
– Bra-vo! Bra-vo!
Voulait-elle me sauver elle aussi? Toujours pragmatique, elle tapait des deux mains et s'adressait aux spectateurs en me désignant:
– Quel acteur!
M'entraînant à part, Cerise prononça quelques mots à mon oreiile. Je crus un instant qu'elle me demandait pardon, avant de comprendre ce qu'elle disait vraiment:
– Au moins, ça doit te faire plaisir d'apparaître dans une œuvre d'art! Tu étais très bien, avec tes limites. J'espère que tu ne m'en veux pas.
Je regardai son visage enfantin et m'efforçai de sourire:
– Non, pas du tout, c'est très amusant. Elle affirma encore:
– Toi et les autres, ce n'était pas pareil. Tu restes mon amant numéro un.
– Oui, bien sûr, ça se voit dans le film.
Agacée, Cerise agita ses mèches blondes et redressa un visage sûr de son fait:
– N'importe quel homme aurait tenu le même discours! Tu es fâché que cela tombe sur toi. Mais l'important, c'est que tu es le héros de mon premier film.
Elle ajouta, protectrice:
– Et puis, je crois que dans la vie, tu seras plus heureux avec Estelle.
Le grand brun revenait vers elle. Evitant de me regarder, il dit à Cerise:
– On va boire un verre avec les copains. Estelle s'agitait toujours dans une sorte de danse
autour de moi, frappant et criant:
– Bra-vo! Bra-vo!
Pour me donner meilleure contenance, elle enlaça ma taille et se serra comme une épouse au courant de toute l'histoire. Tout en s'éloignant avec son ami, Cerise se retourna une dernière fois:
– Ne m'appelle pas. Je te ferai signe la semaine prochaine.
J'avais l'impression de flotter quelques centimètres au-dessus du sol. Déjà Estelle m'entraînait vers sa voiture en avouant:
– Je me doutais que ça finirait comme ça. Je soupirai:
– Pourquoi ne m'as-tu rien dit?
– Tu étais fou amoureux. D'ailleurs, j'ignorais ce qu'elle préparait.
Nous traversions la cour de l'école où d'autres personnes m'adressèrent des sourires. Acteur d'avant-garde dans l'œuvre d'une vidéaste conceptuelle, je rentrais à la maison au bras de ma femme qui répétait:
– Vous n'avez rien en commun et une trop grande différence d'âge. Toujours cette attirance des hommes pour la jeunesse!
Je planais. Estelle continuait:
– Si tu veux, on va passer chez un traiteur et se faire une petite bouffe-télé. Ce soir, ils donnent La Flûte enchantée en direct de Salzbourg.