DEUXIÈME PARTIE

19

C’était la mi-décembre : neuf mois s’étaient écoulés depuis la dernière école d’entraînement. La nuit était tombée dès l’après-midi ; la journée avait été courte, une de ces mauvaises journées d’hiver dont l’obscurité prématurée et subite fait perdre la notion du temps. Il faisait froid. La voiture avançait lentement, fendant l’obscurité, les phares éteints. On devinait aisément les champs et les vergers nus tout autour, et le chauffeur n’avait aucune peine à trouver son chemin : c’était une nuit claire de pleine lune, parfaite pour que les avions puissent naviguer à vue.

À côté du chauffeur, un homme en casquette jouait nerveusement avec le mécanisme de sécurité de sa mitraillette Sten ; sur la banquette arrière, les trois autres passagers avaient dû se serrer les uns contre les autres. À présent, chacun pouvait sentir les battements de cœur de son voisin, et les cœurs battaient vite. Seul Sabot avait l’air décontracté. À côté de lui, Pal tordait ses doigts dans la poche de son pantalon ; plus il y réfléchissait, plus il songeait que ce comité de réception était mal préparé. Ils n’auraient pas dû circuler tous ensemble : deux voitures, ç’aurait été plus prudent, ou envoyer un éclaireur à vélo. Tous dans le même véhicule, ils étaient à la merci de la première patrouille. Et puis ils n’étaient pas assez armés. En plus de l’homme à la mitraillette, Sabot et lui avaient chacun un colt de service, et le chauffeur un vieux revolver. Ce n’était pas assez. Ils auraient dû embarquer au moins deux tireurs avec des Sten ; ils pourraient peut-être tenir tête à des policiers français, mais pas à des soldats allemands. Sabot perçut l’inquiétude du jeune agent et lui fit un signe discret de la tête pour le rassurer. Pal s’apaisa un peu : Sabot était un homme d’expérience, il avait suivi la formation pour les responsables des comités de réception des avions de la RAF.

Les Britanniques avaient émis des directives strictes depuis que des responsables de comité de réception avaient emmené toute leur famille assister à un atterrissage, ou que, pire encore, des comités avaient entraîné dans leur sillage la moitié de leur village pour aller applaudir la venue d’un avion anglais dans une ambiance de bal populaire. Désormais un stage d’une semaine à Tangmere dispensé par des pilotes du 161e escadron de la RAF était obligatoire pour tous les responsables, et des consignes avaient été édictées par Londres : pas de famille, pas d’amis. Uniquement les membres du groupe nécessaires à l’atterrissage et chacun à une place bien précise, faute de quoi les indésirables risquaient d’être abattus par le pilote, si celui-ci n’avait pas décidé de rebrousser chemin sans se poser.

Mais malgré son apparence tranquille, Sabot n’était pas rassuré et il se maudissait lui-même en son for intérieur. Ah, il avait été trop imprudent ! Il savait pourtant, tous ces détails avaient été vus et revus durant ses différentes formations. Mais le terrain était une autre réalité. Ils avaient reçu le message par la BBC, l’avion viendrait ce soir. Il avait d’abord hésité ; deux hommes habituellement chargés d’assurer la sécurité de l’atterrissage manquaient. Mais il n’avait pas eu le choix : le vol avait été reporté deux fois déjà en raison de mauvaises conditions météo au-dessus de la Manche. Il avait remplacé ses deux tireurs par un seul, un type fiable mais mal aguerri. Sabot regrettait à présent, surtout en entendant les cliquetis agaçants de la mitraillette que tripotait l’homme à l’avant : un tireur nerveux n’était pas un bon tireur. Et leur sécurité dépendait grandement de lui.

La camionnette s’immobilisa enfin au bord de la route, au milieu de nulle part. Les cinq occupants en descendirent sans bruit. Le chauffeur sortit son vieux revolver de la boîte à gants et le cala dans sa ceinture ; il resta à côté du véhicule, les sens en alerte, tandis que Sabot répéta ses ordres à ses deux autres subordonnés, qui disparurent dans l’immense champ en jachère. Le premier, l’homme à la mitraillette, se plaça sur une butte, à deux cents mètres de là ; il se coucha dans l’herbe humide et arma sa Sten, scrutant la nuit derrière le viseur, à la recherche d’éventuels signes suspects. Le second, qui était l’assistant de Sabot, planta trois torches dans la terre balisant la piste en forme de « L », la pointe de la lettre signalant le sens du vent. Sabot, une lampe électrique éteinte à la main, s’assura que ses directives étaient scrupuleusement respectées et vérifia deux fois encore le sens du vent. Pal s’impatientait, inquiet. Sabot attendit encore quelques trop longues minutes, consultant sa montre, puis il donna l’ordre d’allumer les torches. En un instant, le champ désert se transforma en piste d’atterrissage, et Sabot contempla fièrement son aérodrome secret. C’était une parcelle large de deux ou trois cents mètres et longue de presque un kilomètre, l’un des meilleurs endroits de la région pour réceptionner un avion : on y avait même fait atterrir un bombardier Hudson. Pour le Westland Lysander qui devait venir ce soir, la moitié de la piste suffirait.

Comme l’exigeaient les consignes de la RAF, Pal et Sabot se postèrent au bout du « L », et l’assistant resta plus loin, sur leur gauche. Ils attendirent. Plusieurs minutes. Pal ne s’était jamais senti si vulnérable, immobile dans la nuit ; sa valise posée à ses pieds, il caressait de la main droite la crosse de son colt.

Le chauffeur, seul en retrait de la piste, grelottait, de froid et de peur ; il y avait longtemps que son revolver ne le rassurait plus. Il n’aimait pas rester seul ainsi. À distance, il fit un signe de la main à l’homme à la mitraillette, mais celui-ci ne lui répondit pas. Son angoisse redoubla.

Dix autres minutes s’écoulèrent, avec une lenteur insupportable. Sabot, qui jusque-là avait contenu son inquiétude, regardait sans cesse derrière son épaule, en direction de la mitraillette et du chauffeur. Il craignait qu’ils ne soient pas capables de réagir en cas de problème. Pourquoi n’avait-il pas reporté le vol ? La peur les étreignait tous, elle redoubla lorsque des oiseaux qui piaillaient dans les buissons nus cessèrent soudain de chanter. Ce n’était pas bon signe.

L’avion ne venait toujours pas. De sa butte, l’homme à la mitraillette cria à Sabot qu’il ne viendrait plus et qu’il fallait partir avant que les Allemands ne leur tombent dessus. Sabot le fit taire d’un ton cinglant. Il était sur le point de renoncer, ils allaient se faire prendre.

Et enfin, déchirant le calme de la nuit, un vrombissement léger. De derrière les arbres, apparut la silhouette d’un Westland Lysander de la RAF, rasant les cimes. Sabot, allumant sa lampe torche, composa en morse le code de reconnaissance. Le petit avion décrivit un cercle dans le ciel pour se placer dans le sens du vent et se posa sans encombre sur la piste improvisée. C’était le moment le plus critique : le bruit avait peut-être attiré l’attention d’une patrouille, il fallait faire vite. Le Lysander avança jusqu’à hauteur de Pal et Sabot ; il effectua un demi-tour sur la droite pour se placer cette fois contre le vent, la piste devant lui et les moteurs toujours allumés, prêt à décoller. La porte de la cabine s’ouvrit et un homme en sortit. Sabot l’accueillit avec déférence. Le nouveau venu était quelqu’un d’important. Sans perdre de temps, Pal jeta sa valise dans l’habitacle et serra la main de Sabot :

— Merci pour tout.

— Bonne chance.

— Bonne chance à vous tous.

Pal dégaina son colt et le tendit à Sabot.

— Voilà qui pourra te servir.

— Tu n’en auras pas besoin ?

Pal eut l’audace de sourire :

— On m’en donnera un autre.

Il s’engouffra dans la minuscule cabine et ferma la porte. Sans plus attendre, le pilote fit rouler son Lysander sur la piste ; il était resté au sol trois minutes à peine. L’avion accéléra, il ne lui fallut pas plus de quatre cents mètres pour décoller. Du hublot, Pal contempla l’immensité du paysage. C’était décembre, et il rentrait à Londres. Enfin.

*

Ils sortirent de la maison, invisibles dans l’obscurité. Ils y avaient passé un jour et une nuit. C’était une jolie villa, construite sur deux niveaux, avec une grande baie vitrée dominant la mer et un accès direct à la plage. Les cinq silhouettes marchèrent en silence sur le sable, chacune une valise à la main. À leur tête, le responsable du comité de réception ; sa valise à lui contenait un S-Phone. Avant de sortir dans la nuit, il avait contrôlé chacun des quatre agents en partance ; il ne fallait porter ni objet lumineux, ni chapeau. Les objets lumineux pouvaient révéler la présence du groupe à des centaines de mètres à la ronde, et les chapeaux pouvaient s’envoler, se perdre, et trahir le ballet régulier qui avait lieu sur cette plage.

La minuscule colonne longea la bande sablonneuse, rasant l’eau. D’ici quelques heures ils auraient disparu, et la marée montante aurait effacé toutes les traces de pas. Ils marchèrent jusqu’à un immense rocher en forme d’obélisque, puis ils se tapirent dans l’obscurité. Le responsable sortit son S-Phone de sa valise et l’alluma. Il fallait attendre à présent. C’était le moment le plus pénible. Attendre, longtemps, au même endroit. Vulnérables.

À trente milles de la côte, la canonnière ralentit sa vitesse et le capitaine coupa les moteurs principaux pour ne naviguer qu’avec les moteurs auxiliaires. Le bateau ne faisait presque plus de bruit, son sillage était discret ; l’ordre fut donné de ne plus parler, ni même allumer une cigarette. La canonnière était partie de Torquay. Les trois agents en partance pour la France et leur accompagnateur étaient arrivés de Londres deux jours auparavant ; ils avaient logé dans un petit hôtel du bord de mer sous la couverture d’un commando en permission. On leur avait même fourni des uniformes, pour que l’illusion soit parfaite. Puis ils avaient embarqué dans le petit port, l’air de rien, sur un bateau ordinaire, et discrètement, à la tombée de la nuit, ils avaient été transbordés sur l’une des canonnières du SOE, avec leurs bagages étanches. Et le bateau avait navigué en direction de la France, l’antenne de son S-Phone mal dissimulée sur le toit de la cabine.

Le capitaine prit contact avec la plage au moyen du S-Phone : tout était en ordre. On jeta l’ancre, reliée au bateau non pas par une chaîne mais par une corde, à côté de laquelle un membre d’équipage se tenait, armé d’une hache, prêt à la couper à tout instant. On mit un canot à l’eau, dans lequel les trois agents, vêtus de pèlerines pour se protéger d’éclaboussures qui pourraient les trahir plus tard, prirent place. Deux matelots manœuvraient l’embarcation avec des rames assourdies.

Sur la plage, les quatre agents en partance se tenaient au bord de l’eau, fébriles. Il fallut une demi-heure pour que la barque arrive enfin et s’échoue sur le sable, tirée dans les derniers mètres par les matelots qui avaient sauté dans l’eau ; aucune parole ne fut échangée, les trois arrivants ôtèrent rapidement leurs vêtements imperméables, les jetèrent dans le fond du bateau, et s’en allèrent avec le responsable en direction de la villa, pendant que les quatre partants prenaient place dans l’embarcation. Aussitôt le canot repartit, englouti par la nuit.

Quarante minutes plus tard, lorsque tous furent montés à bord, la canonnière reprit le large. L’opération avait duré un peu plus d’une heure au total. Dans la nuit, l’une des silhouettes, élégante et fine, s’accouda à la balustrade du pont arrière et contempla la côte française qui s’éloignait. À côté d’elle, une énorme ombre posait un bras autour de ses épaules avec une infinie délicatesse.

— On rentre à la maison, Laura, dit Gros.

*

Faron tournait en rond dans l’appartement, paniqué. Nerveusement, il allait et venait entre les pièces, alternant les coups d’œil par le judas de la porte d’entrée et par la fenêtre du salon, les rideaux tirés et les lumières éteintes pour qu’on ne le remarque pas. Il vérifia plusieurs fois également que la porte était bien fermée, que les renforts qu’il avait posés le long des charnières tenaient bon. Il était épuisé. On le recherchait désormais, il en avait eu la preuve, mais au moins personne n’avait vu son visage. Il rassembla quelques affaires dans le salon, caressa le métal de son browning adoré, feignit de le dégainer plusieurs fois, face au miroir, pour se rassurer. Si on le prenait, il les tuerait tous. Puis il s’en alla fouiller dans la cuisine à la recherche de nourriture : il ramassa deux boîtes de conserve dans le placard, et alla s’affaler sur le canapé pour les manger. Bientôt il s’endormit.

*

Dans l’avion, approchant de l’Angleterre, Pal repensait aux derniers mois. Les jours de guerre avaient été longs. Il n’oublierait jamais son premier parachutage. C’était en avril. La chute lui avait paru plus longue que lors des entraînements de Ringway ; en fait, elle avait certainement été plus courte. C’était une belle nuit claire, et la lune ronde frappait d’éclats lumineux les petites mares qu’il apercevait au sol. Tout était si calme.

Il avait atterri dans un champ en jachère ; les fleurs sauvages embaumaient, et les étangs qu’il avait vus briller depuis le ciel coassaient gaiement. C’était une magnifique soirée de printemps. Il faisait presque doux et un vent léger emmenait avec lui les odeurs délicieuses d’une forêt proche. Il était en France. Non loin, il avait deviné les silhouettes des deux agents largués avec lui ; Rear, le responsable de la mission, et Doff, l’opérateur radio, s’affairaient déjà sur le lieu de leur atterrissage. Pal avait alors décroché la pelle attachée à sa cheville et enterré sa combinaison, son casque, ses lunettes.

Rear était un Américain venu de Camp X, le centre de formation du SOE en Ontario pour l’Amérique du Nord. Il avait trente-deux ans et une longue expérience du terrain, comme militaire d’abord, puis comme agent du SOE. Son père avait été attaché consulaire à Paris ; enfant, il y avait vécu plusieurs années et parlait parfaitement le français. C’était un homme chaleureux, plutôt costaud, les cheveux coupés court, le visage rond ; il portait de petites lunettes et un bouc bien taillé. Il dégageait toujours une impression de placidité, qui décontenançait souvent ses interlocuteurs : lorsque Pal l’avait rencontré à Londres, il avait eu peur de lui. Après quelques jours à préparer la mission ensemble, il l’estimait énormément.

Adolf, dit Doff, plus jeune que Rear de trois ou quatre ans, avait la double nationalité autrichienne et britannique, et parlait un français parfait ; il était opérateur radio de la Section F depuis un an et demi. Bel homme, élégant, toujours charmeur et d’un caractère très agréable, il souffrait néanmoins d’une grande nervosité qu’il calmait par un sens de l’humour douteux.

Les trois hommes s’étaient envolés de la base de Tempsford, dans le Bedfordshire, d’où partaient tous les vols du 138e escadron de la Royal Air Force, affecté aux opérations du SOE. Peu avant leur départ, ils avaient vu le colonel Buckmaster, le nouveau directeur de la Section F, un Anglais, ancien directeur général de Ford en France. La nuit était calme. « Bonne chance », avait dit Buckmaster en distribuant un cadeau à chacun. Pour Pal, ç’avait été un étui à cigarettes, plein. Buckmaster donnait toujours un petit présent aux agents en partance, pour leur signifier son amitié, et aussi parce que cela pourrait leur servir de monnaie d’échange. L’étui avait une petite valeur et les cigarettes étaient une denrée précieuse.

— Je ne les fumerai pas, avait dit Pal pour signifier combien il était touché par le geste.

— Vous auriez bien tort, avait souri Buckmaster.

Tempsford était certainement l’aérodrome le plus secret et le plus sensible de la RAF. Mesure de sécurité ultime, on lui avait donné l’allure d’une vaste prairie avec, pour bâtiment principal, une vieille grange, Gibraltar Farm, aux allures de débarras, dans laquelle les agents passaient leurs derniers instants. Personne, pas même les habitants du proche village, n’avait la moindre idée de ce qui se tramait juste sous leur nez. Pal, Rear et Doff avaient été accompagnés par l’officier du SOE en charge du Air Section Liaison qui leur avait donné leur plan de vol et quelques instructions, avant de passer en revue le matériel qu’ils emportaient. Et puis, dans leurs derniers instants sur le sol britannique, il leur avait remis deux tablettes de pilules : de la benzédrine qui les garderait éveillés si nécessaire, et la pilule « L », la pilule du suicide — du cyanure de potassium —, si leur cause était perdue.

— La pilule du couic-couic ! avait crié Doff en recevant la sienne, emballée dans un minuscule morceau de caoutchouc.

— C’est pour tuer aussi ? avait questionné Pal.

— C’est pour te tuer toi uniquement, avait répondu Rear de son ton calme et détaché. Il se pourrait que tu veuilles mourir.

— La pilule du couic-couic ! répétait gaiement Doff en arrière-fond sonore.

La pilule L permettait à un agent capturé et en perdition de se tuer plutôt que d’endurer les souffrances des caves de l’Abwehr, ou de révéler des informations cruciales.

— Combien de temps ça prend pour crever ? avait demandé Pal.

— Une ou deux minutes.

Pendant qu’ils parlaient, Doff, au fond de la grange, faisait semblant d’avaler sa pilule en poussant des gémissements aigus et en se roulant par terre.

Et ils avaient embarqué.

Doff avait été le premier à sauter du Whitley, au-dessus de la France ; en prenant place au-dessus de la trappe, il avait crié au dispatcher : « Je suis Adolf Hitler ! Achtung, les Boches ! Hitler, mein Lieber ! » Rear l’avait regardé, dépité, et avait assuré à Pal que c’était son état normal.

Lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans la prairie déserte, juste après leur atterrissage, Doff avait son colt.45 en main, pour se rassurer. Et après une poignée de secondes, il avait déjà manqué d’abattre l’éclaireur du comité de réception qui venait à leur rencontre. Rear avait poussé de longs jurons obscènes, sommant le pianiste de cesser de faire n’importe quoi avec ses armes ; apparemment ce n’était pas la première fois. Puis, rapidement, des hommes avaient surgi de l’ombre pour charger dans deux camionnettes la douzaine de lourds conteneurs de matériel largués en même temps que les trois passagers. Une voiture avait conduit Pal, Rear et Doff jusqu’à une maison sûre, pendant que l’éclaireur s’assurait qu’il avait bien effacé les dernières traces de leur arrivée sur le sol français.

Ils n’étaient restés en France que quelques jours, le temps de prendre leurs repères et d’aider le réseau qui les avait réceptionnés à prendre en main les mitraillettes Sten qui faisaient partie du chargement. Pal avait regardé avec admiration Rear dispenser les explications sur les pannes des Sten ; il avait pris exemple sur ses postures, sur ses intonations. Un jour, il serait lui-même agent expérimenté, responsable de mission. Ils avaient ensuite rejoint la Suisse par la frontière de Bâle. Leur mission principale consistait à s’assurer du bon fonctionnement d’une filière d’évasion vers la Grande-Bretagne, qui passait par la Suisse, la zone libre et l’Espagne. Ils s’étaient installés quelque temps à Berne, où le SOE disposait d’une antenne, pour faire acheminer par leur filière des machines suisses nécessaires à la production militaire anglaise.

À Berne, Pal et Doff avaient logé ensemble dans un hôtel du centre-ville. Rear avait pris une chambre dans un autre établissement. Les consignes de sécurité leur imposaient de ne pas habiter ensemble et de ne pas se montrer tous les trois en public. Pal retrouvait Rear tous les matins sur une promenade du bord de l’Aar, et passait l’essentiel de ses journées avec lui. Doff, lui, se cantonnait dans son rôle d’opérateur radio et ne participait qu’indirectement à la mission. Il retrouvait Pal le soir, pour dîner. Il appréciait le jeune homme. Et dans leur petite chambre d’hôtel, allongés sur leurs deux lits étroits, fumant tous deux des cigarettes suisses, Doff racontait à Pal. Il se racontait. Une nuit, il lui avait parlé de ce qu’était la peur.

— Là, c’est pas la France. En France, on a peur, tout le temps, tous les jours, toutes les nuits. La peur, tu sais ce que c’est ?

Pal avait hoché la tête. Dès son atterrissage, il avait été étreint par une sourde angoisse qui ne l’avait plus lâché depuis.

— Je l’ai ressentie à notre arrivée, dit-il. Le premier soir.

— Non, ça, c’était de la merde. Je te parle de la peur qui te ronge, qui te fait mal dormir, mal vivre, mal manger et ne te laisse jamais de répit. La peur, la vraie peur, celle des traqués, des haïs, des honnis, et des terrés, celle des exilés, des insoumis, la peur de ceux qui vont mourir si on les démasque alors qu’ils ne sont finalement pas grand-chose. La peur d’exister. Une peur de Juif.

Doff avait allumé une cigarette et en avait proposé une au fils.

— As-tu déjà vomi de terreur, Pal ?

— Non.

— Voilà. Tu sauras vraiment ce qu’est la peur quand elle te fera vomir.

Il y avait eu un silence. Puis Doff avait repris :

— C’est ta première mission, hein ?

Pal avait hoché la tête.

— Tu verras, le plus dur, c’est pas les Allemands, c’est pas l’Abwehr, c’est l’humanité. Parce que, si on ne devait craindre que les Allemands, ce serait facile : les Allemands, on les repère de loin, avec leur nez plat, leurs cheveux blonds et leur gros accent. Mais ils ne sont pas seuls, ils ne l’ont jamais été d’ailleurs : les Allemands ont réveillé des démons, ils ont suscité les vocations de la haine. Et en France aussi, la haine est populaire, la haine de l’autre, avilissante, sombre, elle déborde chez tout le monde, chez nos voisins, chez nos amis, chez nos parents. Peut-être même chez nos parents. Nous devons nous méfier de tout le monde. Et ce sera ça le plus difficile : ces instants de désespoir où tu auras l’impression qu’il n’y a personne à sauver, que tout le monde se haïra toujours, que la plupart mourront de mort violente, pour ce qu’ils sont, et que seuls les plus discrets et les mieux cachés mourront de vieillesse. Ah, comme tu vas souffrir, mon frère, de découvrir combien nos semblables sont souvent haïssables, même nos amis, même nos propres parents, je te dis. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’ils sont lâches. Et un jour nous le paierons, nous le paierons car nous n’aurons pas eu le courage de nous élever, de crier contre les actes les plus abjects. Personne ne veut crier, personne ; crier ça emmerde les gens. En fait, j’ignore si ça les emmerde, ou si ça les fatigue. Mais les seuls qui crient sont ceux que l’on bat, à cause des coups. Et autour, personne n’en ressent de rage, personne pour faire du vacarme. Ça a toujours été comme ça, et ça le restera : l’indifférence. La pire des maladies, pire que la peste et pire que les Allemands. La peste s’éradique, et les Allemands, nés mortels, finiront bien par tous crever. Mais l’indifférence ne se combat pas, ou alors difficilement. L’indifférence est la raison même pour laquelle nous ne pourrons jamais dormir tranquilles ; parce qu’un jour nous perdrons tout, non pas parce que nous sommes faibles et que nous avons été écrasés par plus fort que nous, mais parce que nous avons été lâches et que nous n’avons rien fait. La guerre, c’est la guerre. Et la guerre va te faire prendre conscience des plus terribles vérités. Mais la pire de toutes, la plus insupportable, c’est que nous sommes seuls. Et nous serons toujours seuls. Les plus seuls des seuls. Seuls à jamais. Et il faudra vivre quand même. Tu sais, longtemps j’ai pensé qu’il y aurait toujours des Hommes pour nous défendre, des autres. J’ai cru en ces autres, ces chimères, je les ai imaginés pleins de force et de courage, venant au secours du bon peuple opprimé : mais ces Hommes n’existent pas. Regarde le SOE, regarde ces gens, était-ce l’idée du courage que tu t’étais faite ? Moi pas. Je ne pensais même pas que je devrais aller me battre. Moi, je ne sais pas me battre, je n’ai jamais été un battant, une tête brûlée, un courageux. Je ne suis rien, moi, et si je suis ici c’est parce qu’il n’y avait personne d’autre pour y aller…

— C’est peut-être ça le courage, l’avait interrompu Pal.

— C’est pas du courage, c’est du désespoir ! Du désespoir ! Alors, si je veux, je peux bien dire que je m’appelle Adolf Hitler et faire des saluts nazis dans les réunions du Service, à Londres, juste parce que ça me fait marrer. Juste parce que Hitler me tuera peut-être, et qu’à force de me moquer j’ai moins peur, car jamais, jamais, je n’aurais cru que ç’aurait été à moi de prendre les armes. J’ai attendu les Hommes, et ils ne sont jamais venus !

Dans l’obscurité de la chambre, les deux agents s’étaient longuement regardés. Tout ce que Doff venait de dire, Pal le savait déjà : le plus grand péril des Hommes, c’était les Hommes. Et les Allemands n’étaient pas plus contaminés que les autres, ils avaient simplement développé la maladie plus rapidement.

— Malgré tout, promets-moi de garder confiance, l’avait enjoint Doff. Promets.

— Je te le promets.

Mais il y avait du doute dans cette promesse.

Les trois agents étaient restés une quinzaine de jours à Berne, veillant à l’acheminement vers la Grande-Bretagne des machines suisses. Rear en avait profité pour parfaire la formation de Pal ; il était un bon agent, il ne lui manquait plus que de tirer profit des acquis de l’expérience. Et Pal s’était passablement inspiré de Rear : il serait son exemple à jamais. Il aimait cette seconde de long silence que Rear marquait toujours avant de répondre à une question, comme s’il prenait le temps de penser profondément, comme si chacun de ses mots avait une importance particulière. Même dans les scènes les plus banales de la vie quotidienne, dans le restaurant du centre-ville où ils déjeunaient parfois ensemble, Rear prenait une longue inspiration, fixait Pal et lui disait en détachant chaque mot, comme si l’avenir de la guerre en dépendait : « Passe-moi le sel. » Pal, impressionné, s’exécutait docilement. Long silence. Puis Rear, d’une voix de nabab : « Merci. » Le fils ne se doutait pas une seconde que ce silence que Rear s’imposait avant la moindre parole n’était qu’un moyen de ne pas s’exprimer en anglais par réflexe. Et Rear, ayant remarqué l’impression qu’il faisait à son jeune camarade, s’était parfois amusé à le déstabiliser lorsqu’ils se retrouvaient dans sa chambre d’hôtel, jouant avec le matériel du SOE qu’il avait étalé sur son lit — un stylo-pistolet, un objet piégé, ou l’émetteur principal du S-Phone qu’il avait avec lui — tandis que Pal essayait péniblement de rester concentré en écoutant ses explications.

Le séjour bernois avait pris fin plus vite que prévu, à la suite d’un ordre de Londres. Rear était attendu dans l’ouest de la France avec Doff, pour un contact important. Jugeant que Pal pourrait continuer seul la mise en place de la filière, il lui avait donné cinquante mille francs français, et expliqué sommairement les consignes : il fallait rejoindre la zone libre et évaluer la sécurité de la filière vers la Grande-Bretagne, par laquelle il passerait pour rentrer à Londres. Sans se pencher plus avant sur les détails de la mission, Rear avait toutefois insisté sur un point :

— Surtout, garde toutes tes factures, ne perds rien.

— Mes factures ? avait répété Pal, sans comprendre.

— Les dépenses que tu feras avec l’argent que je t’ai donné. Il ne faut pas plaisanter avec ça…

Pal avait d’abord cru à une farce, mais Doff, en arrière-plan, lui avait fait de grands signes : Rear était complètement obnubilé par la question. Pal avait alors pris un air très sérieux :

— Je ferai attention. Que dois-je garder ?

— Tout. Tout ! Ticket de métro, bus, hôtel. Tu donnes dix centimes à une dame-pipi ? Tu notes ! Tu lui fais même signer un reçu si tu peux ! Crois-moi, si tu crains les Boches, tu n’as encore rien vu avec la comptabilité du SOE.

Et, comme frappé par une soudaine folie, il avait encore martelé en agitant l’index :

— Garde toutes les factures. C’est très-im-por-tant !

Rear et Doff avaient quitté Berne la nuit suivante : ils seraient en France le matin. Dans la chambre d’hôtel, Doff s’était préparé, nerveux ; rangeant ses dernières affaires, il chantonnait : « Heil Hitler, mein Lieber… » Et, soudain, comme frappé de folie, il avait attrapé un petit poignard et avait placé la lame sous sa propre gorge.

— Vive la vie, avait-il déclamé. Vivre, c’est important.

Pal, qui l’observait, avait acquiescé.

— T’as une mignonne ? avait demandé Doff après avoir posé son couteau.

— Une mignonne ?

— Une fille, quoi.

— Oui.

— C’est quoi son nom ?

— Laura.

— Elle est jolie ?

— Très.

— Alors, promets-moi deux choses : d’abord, ne jamais désespérer. Ensuite, et le plus important, si je crève en France, baise ta Laura pour moi.

Pal avait ri.

— Tu promets, hein ?

— Promis.

— Au revoir, frère. Prends soin de ta petite gueule.

Ils s’étaient donné l’accolade. Et Doff était parti.

Par la fenêtre, Pal avait observé la rue étroite. Une petite rue pavée. Dehors, il faisait tiède malgré l’heure, c’était une belle nuit d’été. Il avait vu Rear, impassible, posté sous un lampadaire, ses deux valises dans les mains, bientôt rejoint par Doff. Les deux hommes s’étaient salués d’un signe de tête et s’en étaient allés vers l’obscurité. Doff s’était retourné une dernière fois vers la fenêtre où se tenait Pal ; il lui avait souri et l’avait gratifié d’un joyeux salut fasciste. Heil Hitler, mein Lieber, avait murmuré le fils.

Pal avait poursuivi sa mission seul. Deux jours après Rear et Doff, il avait quitté Berne pour rejoindre Lyon, en passant d’abord par Genève. Genève était une étape possible pour sa filière : les agents de nationalité britannique de la Section F pouvaient être pris en charge par le consulat de Grande-Bretagne, se faisant passer pour des pilotes abattus et en perdition. Mais l’une des raisons qui l’avaient poussé à passer par la pointe du Léman était que son père lui en avait souvent parlé. « Genève, une ville formidable », lui avait-il répété. Ils n’y étaient jamais allés ensemble. En fait, Pal n’était même pas sûr que son père lui-même y ait déjà séjourné mais il lui en avait toujours parlé avec tant d’entrain qu’il n’avait jamais osé lui poser la question pour ne pas le ridiculiser. Si des amis évoquaient un pays exotique qu’ils avaient visité, le père, voyageur minuscule, craignant d’être déconsidéré, parlait de Genève, et de Genève encore. Il répétait que, finalement, pas besoin d’aller découvrir l’Égypte puisque Genève existait, une ville de grande classe, avec ses parcs, ses hôtels de luxe, le Palais des Nations, et tout et tout. C’est lorsqu’il parlait des hôtels que Pal savait que son père, petit fonctionnaire rêveur, affabulait.

Pal n’avait passé que quelques jours à Genève : le temps de rencontrer un contact, de visiter un peu, d’embrasser la ville au nom de son père, et surtout d’acheter dans un kiosque du bord du lac une brassée de cartes postales. Puis il avait rejoint Lyon, et le sud de la France ; il était passé par Nice, Nîmes, et il avait ainsi traversé le Midi jusqu’aux Pyrénées. Il avait fait le lien entre les futurs intermédiaires de la filière, s’était assuré de leur fiabilité et de la sûreté des points de rencontre. Il avait contrôlé les refuges et les appartements, s’assurant qu’ils comportaient toujours deux sorties et le téléphone. Il avait fourni des cartes de rationnement supplémentaires, fait le relevé des codes de reconnaissance à transmettre à Londres, et, selon les consignes reçues, il avait établi un rapport sur les réseaux locaux, dont beaucoup étaient encore embryonnaires, ne comptant parfois que deux ou trois personnes. Il avait dressé l’inventaire des besoins, conseillé les responsables, se sentant très important. Il s’était inspiré de Rear pour parler, et de Doff pour agir. Il fumait comme Doff, imitant sa manière lente et rituelle d’allumer ses cigarettes ; plus que jamais, il s’était senti homme. Il avait même fait la folie de s’offrir un beau costume, dans lequel il était fier. Il avait aimé le respect qu’il inspirait aux résistants, qui parfois avaient son âge, parfois le double.

Il était rentré en Grande-Bretagne à la fin juillet. Auparavant, il avait passé dix jours en Espagne, dans un hôtel qui servait de base arrière au SOE, en attendant son vol de retour. Il avait flâné sur la terrasse, à l’ombre des palmiers, il avait passé quelques bonnes soirées en compagnie d’autres agents dans les salons feutrés. Les transits par l’Espagne ou le Portugal, qui pouvaient durer plusieurs semaines selon la fréquence des vols, constituaient des moments de détente privilégiés pour les agents.

Pal avait été rapatrié à Londres, presque trop vite à son goût ; il avait validé la filière et fait son rapport à la Section F. Il n’avait guère eu le temps de quitter l’appartement du SOE, au sud de la ville, où on l’avait installé au milieu d’autres agents inconnus, car déjà on le préparait à sa nouvelle mission. À peine deux semaines après son retour en Angleterre, il avait été renvoyé en zone libre avec un opérateur radio.

Il était resté deux mois dans le sud de la France, retrouvant les réseaux visités précédemment, pour les former, réceptionner le matériel demandé à Londres et les aider à le prendre en main. Le largage, effectué en trois étapes, avait été géré par le centre d’envoi de la RAF de Massingham, basé en Algérie, qui fonctionnait particulièrement mal. Il y avait eu beaucoup d’erreurs dans la livraison, et le matériel, mal emballé, avait été endommagé à l’atterrissage. Par l’opérateur radio qui l’accompagnait, Pal, furieux et plein d’autorité, avait fait envoyer au commandement de la Section F à Londres un message sévère : « Centre de Massingham n’est qu’un ramassis d’incapables, moitié du matériel est une erreur d’envoi, l’autre moitié est hors d’usage. » Londres avait répondu : « Désolé. Confirmons que centre de Massingham n’est qu’un ramassis d’incapables. »

Vers la fin octobre — quelques jours avant l’invasion de la zone libre —, Pal et son pianiste étaient allés dans les régions de Dijon et de Lyon, puis dans le centre-ouest de la France pour modifier la filière, avant de retourner dans le Sud occupé où Londres avait finalement annoncé la fin de la mission.

L’avion amorça sa descente au-dessus des terres anglaises, arrachant Pal à ses souvenirs. Le temps était mauvais, ce crachin froid de décembre comme il n’y en avait que dans ce pays. Pal sourit ; il rentrait à Londres à présent. Il avait besoin de repos. Son pianiste était rentré par l’Espagne, mais lui avait insisté pour être récupéré dans le centre de la France. À Londres, on lui en demanderait la justification ; passer par sa propre filière aurait été bien moins dangereux. Il profita des dernières minutes de vol pour trouver un pieux mensonge. Personne ne devait savoir la vérité, évidemment.

20

Le père tenait entre ses mains les cartes postales, les manipulant comme les plus précieux des papiers-valeurs. Tous les jours il les relisait.

Il y en avait deux, arrivées à deux mois d’intervalle. Il les avait trouvées dans sa boîte aux lettres. La première, c’était en octobre, à midi ; il était rentré du travail exprès, comme tous les jours, mais il n’y croyait presque plus. Et puis il avait trouvé au fond de la boîte en fer une petite enveloppe blanche, sans adresse, sans timbre, sans rien. Il avait aussitôt su que c’était son fils. Il avait déchiré le papier en toute hâte, et il avait trouvé cette magnifique vue du lac Léman, avec le jet d’eau et les collines de Cologny en arrière-plan. Il avait lu, relu.

Cher petit Papa,

J’espère que tu te portes à merveille.

Tout va bien ici. Je te raconterai bientôt.

Je t’embrasse,

Ton fils

Et il avait relu encore, lu dans sa tête et lu à voix haute, lu très vite et lu très lentement, lu en un seul souffle et lu en articulant exagérément pour ne rien rater des mots. Dans l’appartement, il avait crié, sauté de joie, il avait couru dans la chambre de son fils et il s’était couché sur son lit, il avait enlacé les couvertures, embrassé les coussins. Il avait enfin des nouvelles de son cher fils. Il était allé chercher une photographie de Paul-Émile figée dans un cadre et il en avait embrassé la vitre une bonne dizaine de fois. Son fils avait donc renoncé à la guerre et il était allé se mettre à l’abri à Genève. Quel bonheur, quel soulagement ! Le père s’était laissé envahir par une telle sensation de bonheur qu’il avait eu besoin de la partager avec quelqu’un. Mais il n’avait plus personne à qui parler. Alors il avait décidé d’aller chez la concierge et il était descendu tambouriner à la porte de sa loge pour annoncer la bonne nouvelle. Il l’avait arrachée à son bain, et sur le pas de la porte, il lui avait lu la carte à haute voix, parce qu’elle ne la lirait pas avec assez d’intonations et qu’elle gâcherait les beaux mots de son fils, et d’ailleurs elle avait le droit de regarder mais pas de toucher car on ne savait pas dans quel cambouis elle avait fourré ses mains auparavant.

— Bien à l’abri en Suisse ! s’était écrié le père après sa déclamation. Que pensez-vous qu’il y fait ?

— Je n’en sais rien, avait répondu la concierge, peu concernée, qui avait surtout envie de se débarrasser de l’importun.

— Dites quelque chose ! Allons ! Que peut-il bien faire à Genève ?

— Je connais quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui vivait en Suisse et qui travaillait dans une banque, dit la concierge.

— Une banque ! avait hurlé le père en se tapant le front. Mais é-vi-dem-ment ! Il a sûrement un poste important dans une banque ! Voyez comme les Suisses sont des gens bien : ils n’ont pas de temps à perdre avec la guerre.

Et durant les semaines qui avaient suivi, il avait imaginé son fils faisant sensation dans un bureau feutré d’une grande banque.

La seconde carte venait de lui parvenir. C’était une vue de la Place Neuve.

Cher petit Papa,

Je pense toujours fort à toi. Tout va bien.

Je t’embrasse fort.

Ton fils

Elle avait été glissée dans une enveloppe identique à la précédente, sans adresse, sans timbre. Il n’avait pas relevé ce détail la première fois, mais à présent il se demandait comment ces envois lui étaient parvenus. Paul-Émile était-il Paris ? Non, il serait venu le trouver directement. Et jamais il n’avait oublié de ne pas fermer la porte à clé, impossible donc qu’ils se soient manqués. Non, il en était sûr : son fils n’était pas à Paris, il était à Genève. Mais alors, qui avait déposé ces deux cartes dans sa boîte aux lettres, si ce n’était pas son fils ? Il n’en savait rien.

Tous les jours, il les relisait. Selon un rituel bien établi. C’était le plus beau moment de sa journée et il voulait prendre son temps, profiter de chaque seconde de lecture ; il devait être dans les meilleures conditions de concentration. Il lisait le soir, après le repas. Il allumait les lumières du salon, faisait siffler le train électrique qu’il n’avait pas rangé, et se préparait une tasse de chicorée. Il s’installait dans son fauteuil, ouvrait l’épais livre dans lequel étaient cachés ses deux trésors, puis il les regardait longuement. Il les contemplait. Il les embrassait. Il les aimait. Chaque fois, elles lui semblaient plus belles. Quelles magnifiques vues de Genève. Ô Place Neuve, ô lac Léman, ô ville dont il ne connaissait rien car il n’y avait jamais mis les pieds. Il se sentait presque là-bas lui aussi, avec son fils, battant le pavé des boulevards et humant l’odeur du lac. Il lisait toujours deux fois chaque carte, avant d’en analyser les textes. D’abord Paul-Émile lui écrivait : « raconterai bientôt ». Puis il n’était plus question que d’un laconique « tout va bien ». S’était-il passé un événement grave entre les deux envois ? Et qui donc avait déposé les enveloppes dans sa boîte aux lettres ? Devait-il rejoindre son fils à Genève ? Mais comment le retrouverait-il ? Et si, pendant ce temps, Paul-Émile venait à Paris, ils se rateraient, même s’il laissait la porte ouverte. Non, il devait attendre les prochaines nouvelles, ne pas se montrer impatient. Son fils était sain et sauf. Et il avait renoncé à la guerre. C’était le plus important. Surtout, ne pas désespérer.

21

Claude sortit de la bouche du métro, station Hyde Park Corner. Contemplant l’agitation de la rue, il huma l’air froid de Londres avec délice et il tendit les mains pour attraper quelques gouttes de bruine. Même la pluie lui avait manqué. Il se retourna et s’assura que Gros le suivait toujours, encombré par le monceau de cadeaux qu’il transportait, montant péniblement les escaliers qui menaient à l’air libre.

— Tu sais où c’est, Cul-Cul ? demanda Gros.

Claude, observant la rue, décida d’une direction en se fiant aux numéros des perrons. Ils longèrent Knightsbridge Road et les maisons en briques rouges ; c’était un beau quartier, et dans le crépuscule, ils regardèrent à travers les fenêtres que les arbres nus ne dissimulaient plus, épiant les intérieurs confortables, les hautes bibliothèques, les tablées que l’on préparait pour la fête. Claude vérifia l’adresse sur un morceau de papier et trouva bientôt l’immeuble, un bâtiment large de style victorien, divisé en trois maisons étroites mais hautes. C’était là. Son cœur palpita. En attendant Gros qui avançait plus lentement, il se regarda dans la vitre d’une voiture, prit une ample respiration et ajusta son gilet. Il avait changé : ses cheveux avaient poussé, et une fine barbe sombre tapissait ses joues. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Quasiment une année.

Gros le rejoignit enfin.

— Ils seront tous là ? s’enquit-il.

Claude soupira gentiment.

— Tu m’as déjà demandé. Stanislas m’a dit que Faron et Denis ne sont pas encore rentrés.

— Et t’es sûr que les autres seront là ?

— Oui.

— Et ils vont bien ?

— Oui, ils vont bien.

— Les petits Boches leur ont pas fait des sales trucs ?

— Ils vont bien.

Gros souffla d’aise bruyamment. Il avait répété exactement le même cirque à trois reprises dans le métro.

Ils franchirent la grille en fer forgé noir ; Claude s’arrangea une dernière fois devant la porte. Et il sonna.

Presque dix mois s’étaient écoulés depuis la fin de la formation du SOE. C’était Noël, et dans quelques jours, l’année 1943. Sur les onze stagiaires parvenus jusqu’à la dernière école de Beaulieu, ils étaient neuf à être devenus agents de la Section F : Stanislas, Aimé, Denis, Key, Faron, Gros, Laura, Claude et Pal. Frank et Jos avaient échoué à l’exercice final.

Ce fut Aimé qui ouvrit la porte, tout excité de retrouver ses camarades, découvrant le curé devenu homme et son énorme compagnon qui n’avait, lui, guère changé.

— Nom de Dieu ! Cul-Cul et Gros !

Il donna une accolade à Claude et distribua de grandes tapes sur les épaules de Gros, car les cadeaux empêchaient les deux hommes de se serrer dans les bras.

Le groupe n’avait jamais pu être réuni depuis Beaulieu. Certains s’étaient brièvement croisés entre deux missions, dans les bureaux de la Section F à Londres, mais c’était la première fois qu’ils étaient presque tous ensemble, pour fêter Noël dans l’appartement de Stanislas, ce Noël qu’ils n’avaient pu célébrer un an auparavant, alors qu’ils étaient en plein entraînement dans la solitude de l’Écosse.

Key accourut à son tour, traversant le hall d’entrée avec des flûtes remplies de champagne.

— Joyeux Noël ! cria-t-il aux nouveaux venus.

— Joyeux Noël, toi-même, mon petit Kiki ! répondit Gros, enjoué.

Derrière lui, Stanislas fit alors son apparition, un plateau de petits-fours dans les mains. Il avait maigri. Gros jeta ses cadeaux par terre et tous s’enlacèrent. Ils rirent. Ils étaient toujours les mêmes, mais ils avaient tellement changé. Et alors que Claude et Gros enlevaient leurs longs manteaux d’hiver, ils s’observaient. Ils s’étaient quittés stagiaires, ils étaient à présent agents du SOE, incorporés au grade de lieutenant au sein de la Section F. Après Beaulieu, certains étaient partis directement sur le terrain, d’autres avaient suivi encore une école de spécialisation, mais à ce jour, ils avaient tous effectué au moins une opération en France. Avec plus ou moins de succès, car l’année écoulée avait été mauvaise pour le SOE, marquée par les échecs, et, comme bon nombre d’agents de la Section F, ils avaient été rapatriés à Londres, le temps pour le commandement général du SOE de faire le point de la situation. L’Allemagne dominait la guerre.

Dans l’appartement, la sonnette retentit à nouveau. Gros, qui voulait absolument ouvrir, renversa une table basse dans sa précipitation. C’étaient Laura et Pal, magnifiques. Ils étaient maintenant presque tous réunis, après plusieurs mois de guerre. Key avait planifié des attentats qui n’avaient pas eu lieu, dans la région de Nantes où convergeaient de nombreux soldats de la Wehrmacht. Claude, au contact des réseaux, avait vécu la désillusion des Hommes, celle dont Doff avait parlé à Pal. Aimé avait découvert les difficiles antagonismes avec les Forces françaises libres, qui se méfiaient des Anglais et surtout de la Section F, qui n’était pas gaulliste. Laura, en mission en Normandie, avait manqué de se faire capturer par la Gestapo après que l’un de ses principaux contacts eut été arrêté : le réseau avait été partiellement démantelé par les Allemands. Mais à qui pouvait-on reprocher de parler sous la torture ? Stanislas s’était blessé lors de son premier parachutage, en mai, et à son retour à Londres, il avait été affecté aux quartiers généraux du SOE. Quant à Faron et Denis, ils étaient encore sur le terrain : Denis en tant que pianiste dans la région de Tours, et Faron en mission à Paris.

*

Dans l’appartement, il y eut les cris des retrouvailles, et tous se pincèrent les joues comme pour s’assurer qu’ils étaient bien indemnes. Puis, dans l’immense cuisine, ce fut la bruyante préparation du repas. C’était une coutume d’hommes qu’avait entretenue Stanislas avant la guerre : partir en week-end à la campagne avec des amis, boire, faire du tir au pigeon, et cuisiner ensemble pour resserrer les liens. Mais ses camarades de guerre, qui n’avaient jamais connu l’éducation d’Eton, étaient de bien lamentables commis. Claude et Pal, après avoir orchestré une bataille d’ustensiles et cassé un robot ménager, furent assignés au dressage de la table, argenterie et verres en cristal. Key, qui avait fait brûler la sauce, fut sommé de s’asseoir et de se contenter de regarder. Et pendant que les rares qui s’appliquaient, au milieu d’un brouhaha infantile, achevaient de préparer le menu sous la direction de Stanislas, Aimé à la volaille et Laura au vin, Gros, caché par le battant d’une armoire, la tête dans le frigidaire, goûtait la crème des gâteaux livrés plus tôt dans la journée par un pâtissier renommé, comblant les trous dans les pâtisseries en étalant équitablement la crème restante avec le dos d’une cuillère avant de piocher dans une autre.

Et ils dînèrent, dans la salle à manger de Stanislas, une belle pièce tapissée qui donnait sur une cour intérieure.

Ils dînèrent, élégants, bienheureux, se remémorant Wanborough Manor, Lochailort, Ringway, Beaulieu. Ils se racontèrent encore leur fugue, et l’exercice de guidage aérien de Gros et Claude saouls. Ils embellirent les récits ; la nostalgie leur faisait exagérer les détails.

Ils dînèrent, des heures durant. Ils mangèrent comme s’il y avait des mois qu’ils n’avaient plus mangé, peut-être des années. Ils mangèrent la volaille, les légumes verts, les pommes de terre, le cheddar trop fait, les gâteaux déjà déflorés ; et comme certains n’en avaient pas eu assez, ils pillèrent le garde-manger sous les vivats de Stanislas. Ils mangèrent tout, boudin, saucisses, fruits, conserves, légumes et confits. Sur le coup des trois heures du matin, ils se firent des œufs sur le plat, qu’ils mangèrent avec des biscuits sucrés. Ils allaient de la table en ébène aux canapés du salon, où ils s’installaient pour récupérer un peu, le bouton du pantalon discrètement ouvert, un verre d’alcool fort à la main pour aider à la digestion, puis ils repartaient manger, enhardis par les cris d’Aimé qui, installé derrière les fourneaux, achevait une improvisation.

À l’aube, Gros distribua ses cadeaux, d’affreux cadeaux comme à Beaulieu, mais des cadeaux pleins d’amour. Ainsi, à Key qui reçut une paire de chaussettes, Gros lança : « Ce sont des chaussettes de Bordeaux ! Pas de la cagnotte ! » Key était originaire de Bordeaux, et dans sa tête, il bénit Alain Gros, l’homme le plus doux du monde. Laura, elle, reçut un pendentif doré, de mauvais goût mais choisi avec un soin infini. Émue, honteuse d’être venue les mains vides, elle enlaça Gros pour le remercier.

— Pas trop fort, sourit le bon géant, j’ai trop bouffé.

Elle le regarda dans les yeux, posa ses jolies mains sur ses énormes épaules.

— Je trouve que tu as minci.

— C’est vrai ? Ah, si tu savais comme je regrette d’avoir tant bouffé ce soir. Parce qu’en France, j’ai fait du bon petit régime. Pour être moins… moins comme je suis, quoi. Pas facile d’être ce qu’on est, ma petite Laura, tu sais hein ?

— Je sais.

— Eh ben, je me suis dit, quitte à avoir mal au ventre de trouille à cause des Boches, autant avoir mal au ventre en même temps de pas assez bouffer. Et comme ça, j’ai pris un peu de maigreur… C’est pour Melinda.

— Tu penses encore à elle ?

— Tout le temps. C’est comme ça quand on aime d’amour, on y pense tout le temps. Alors je veux être beau quand j’irai la voir.

Laura posa un doigt à l’endroit de son cœur.

— T’es déjà très beau dedans, lui chuchota-t-elle. Tu es certainement le meilleur des hommes.

Il rougit. Et il sourit.

— J’aimerais mieux être le plus beau des hommes.

Elle l’embrassa sur la joue pour lui signifier toute sa tendresse. Elle appuya ses lèvres longtemps, pour que le géant obèse ressente combien elle l’aimait. Gros avait fait du régime. Dieu sait ce qu’il avait vécu ces derniers mois ; l’angoisse, la difficulté, le froid, la fatigue, la peur. La peur. Et lui avait fait un régime. Un régime.

Lorsque le jour se leva, ils étaient affalés dans le salon, somnolents, béats. Ils osèrent parler des missions, un peu, mais ils n’en racontèrent que les anecdotes. Aimé avait réussi à embobiner un policier français sur le point de l’arrêter ; Laura et Gros s’étaient retrouvés par le plus grand des hasards dans la même villa du SOE au moment de repartir en bateau vers la Grande-Bretagne ; Stanislas avait failli manger un morceau de plastic dans l’obscurité — Gros rétorqua que le plastic n’était pas si mauvais qu’on pouvait le croire ; Key s’était retrouvé sans le vouloir dans le même hôtel qu’un autre agent avec qui il cherchait désespérément à entrer en contact. Ils ne parlèrent de rien d’autre, comme pour se protéger de la hantise de ce qu’ils avaient pu vivre en France. Les opérations avaient été difficiles, il y avait eu des pertes. Stanislas le savait mieux que quiconque, lui qui travaillait désormais au quartier général de la Section F. Récemment, deux agents avaient été réceptionnés à leur atterrissage en France non pas par la Résistance, mais par la Gestapo. Il y avait eu cette année peu de sabotages, peu de réussites. La suite de la guerre s’annonçait mal et Stanislas, plus au fait que les autres, était inquiet. Inquiet pour l’avenir de l’Europe, inquiet pour ses camarades, qui, il le savait, repartiraient bientôt en France. Il savait ce qui était arrivé à certains membres du groupe, en France. Il était le seul à savoir ce qui était arrivé à Gros.

22

Faron avait passé une semaine terré dans l’appartement sûr. À présent, il jugeait que tout danger était écarté, mais il ne pouvait pas continuer sa mission. Pas tout de suite du moins, c’était trop risqué. Il devait rentrer à Londres, faire son rapport, demander de nouvelles consignes. Il avait été suivi, juste avant Noël. L’Abwehr peut-être. L’incident s’était produit après qu’il eut essayé d’observer l’hôtel Lutetia, dans lequel les services de sécurité allemands avaient installé leur quartier général pour la France. Il s’était pourtant efforcé de passer pour un simple promeneur sur le boulevard Raspail, de ne jeter que quelques regards discrets après s’être attardé devant une boutique, puis il avait passé son chemin, innocemment. Mais, une demi-heure plus tard, près de l’Opéra, il avait repéré une présence derrière lui. La panique l’avait envahi lentement ; il aurait dû s’en rendre compte, il avait appris à faire attention aux signes. Sa distraction allait peut-être le perdre. Il avait pris d’amples inspirations pour se calmer. Surtout, ne pas montrer sa nervosité, ne pas courir, se contenter d’appliquer les méthodes. Il avait changé de trottoir, s’était engagé dans une rue au hasard, il avait accéléré discrètement le pas, et dans le reflet d’une vitrine, il avait constaté que l’homme le suivait toujours. Il avait les idées de plus en plus confuses, les protocoles de Beaulieu n’étaient soudain plus clairs : que devait-il faire si on l’arrêtait ? Devait-il prendre l’initiative d’entrer dans un hall d’immeuble désert et de tuer le poursuivant avec le petit couteau de commando qu’il gardait toujours dissimulé dans sa manche. Dans l’un des boutons de sa veste, il y avait sa pilule L. Et pour la première fois, il y avait songé. Si on le prenait, il se tuerait.

Il avait fini par contenir sa terrible angoisse ; son cœur battait fort et son crâne lui faisait mal. Recouvrant ses esprits, il avait pris la direction du boulevard Haussmann ; il avait marché vite, il avait distancé la silhouette derrière lui et s’était mêlé à la foule d’un grand magasin, avant de ressortir par une porte de service et de sauter dans un autobus qui l’avait conduit à l’autre bout de la ville. Inquiet, en pleine crise de paranoïa, il avait pénétré dans un immeuble au hasard et passé la nuit caché, dans un grenier, comme un vagabond, sans fermer l’œil, son couteau en main. Désormais, il ne sortirait plus sans son browning. Il avait rejoint son appartement sûr aux premières heures du lendemain, au lever du couvre-feu, affamé, épuisé, et il n’en avait pas bougé durant sept jours entiers.

À présent, il faisait le tri des différents documents amassés pendant ses mois parisiens. Il dissimula les plus importants dans une petite cache de sa valise et brûla les autres dans une corbeille en fer, après les avoir photographiés. Il avait été envoyé à Paris pour établir une liste des cibles potentielles de sabotage ou de bombardement, usines, centres de réparation de locomotives, ou lieux stratégiques. Le Lutetia constituait à ses yeux une cible de premier choix, mais particulièrement difficile à atteindre. S’il parvenait à y planifier un attentat, ce serait un grand coup. Pour la guerre et pour sa gloire. Après ça, on lui proposerait certainement des missions spéciales, suivies uniquement par l’état-major du SOE, le plus haut niveau de secret dans le secret. Il y aspirait. Il avait parfaitement conscience de ses aptitudes d’agent, largement supérieures à la moyenne. Les petits Claude et les gros Gros, les vieux Stanislas, ça lui faisait presque de la peine, ils n’étaient rien à côté de lui. Sa plus grande fierté, c’était d’avoir installé un appartement sûr en plein Paris, un trois-pièces au troisième étage d’un immeuble tranquille, avec deux issues : la porte d’entrée évidemment, mais également le balcon de la chambre, qui permettait d’accéder directement à une fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin. En cas de danger, on pouvait s’enfuir jusqu’au boulevard en passant par le hall de l’immeuble d’à-côté ; tous les jours il s’en félicitait. Il considérait cet appartement comme un lieu de sécurité maximale, notamment car personne n’en connaissait l’existence, pas même Londres. Et le secret était l’une des règles élémentaires de la sécurité : moins les gens en savaient, moins ils risquaient de se compromettre, volontairement ou non. La Résistance était truffée de bavards pathétiques, courageux patriotes, certes, mais capables de jouer les vantards pour épater une femme. Quant aux plus silencieux, aux plus secrets combattants, ils ne résisteraient pas forcément à la torture. Lui-même en doutait, il n’avait que difficilement supporté les exercices de Beaulieu et les instructeurs en uniformes de SS. Oui, désormais, il le savait : si on le prenait, il se tuerait.

Personne à part lui ne connaissait la localisation de l’appartement sûr. Il le révélerait certainement aux chefs de la Section F une fois à Londres, l’endroit pouvant servir de lieu de repli pour des agents en difficulté. Mais il avait soigneusement évité de donner la moindre information à ses contacts parisiens, même à Marc, son opérateur radio, installé dans un appartement du onzième arrondissement dont la sécurité laissait à désirer, et à Gaillot, son principal interlocuteur, responsable d’un Réseau de résistance, et qui était d’ailleurs passé lui aussi par une formation du SOE. Faron aimait bien Gaillot ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, efficace et secret, un peu comme lui, qui ne posait pas de questions inutiles, et dont les connaissances en matière d’explosifs étaient impressionnantes. Il ferait appel à lui pour l’attentat du Lutetia.

L’après-midi, Faron osa enfin quitter son appartement. Il se rendit chez Marc, son pianiste, pour demander des instructions à Londres.

*

Elle s’appelait Marie, elle avait vingt-cinq ans. Faron la retrouva à la fin d’une matinée brouillardeuse, près d’une librairie des abords de la gare Lyon-Perrache. Le SOE avait dirigé le colosse vers un réseau d’exfiltration vers la Grande-Bretagne ; un intermédiaire l’attendrait à Lyon pour le conduire jusqu’au village d’où opérait le comité de réception de la filière ; c’est là qu’un Lysander viendrait le chercher. Marie était l’intermédiaire. Elle récupérait les agents à Lyon et les emmenait à la campagne, dans une auberge utilisée comme refuge de la filière. Puis, le lendemain ou plusieurs jours après, selon la situation, elle les conduisait au village ; ils y étaient secrètement logés jusqu’au soir du départ.

Elle était jolie, bien faite, vive, coquette, fraîche, le regard intelligent. Elle plut immédiatement à Faron ; il y avait longtemps qu’il n’avait pas côtoyé de femme. Ils circulèrent d’abord en bus et, discrètement, il plaqua les pans de sa chemise pour qu’elle moule son corps et dévoile ses muscles. Ils continuèrent ensuite en bicyclette : et dans les montées il s’efforça de l’impressionner par ses coups de pédales rapides. Ils arrivèrent à l’auberge dans l’après-midi, et à peine Faron eut-il pris possession de sa chambre qu’il se dépêcha de prendre une douche, de se raser et de se parfumer. Il se remémora alors l’effet qu’avait eu la Section norvégienne sur lui et ses camarades, en plein entraînement écossais. Prêt, propre, Faron attendit assis sur son lit que Marie vienne le retrouver. En vain.

Elle frappa à la porte de sa chambre vers vingt et une heures. Il l’attendait depuis quatre heures. Il avait eu le temps de faire et refaire sa valise, il avait changé deux fois de chemise, vérifié le mécanisme de son browning à sept reprises, lu le début et la fin d’un livre, compté les motifs sur les rideaux, refait les lacets de ses chaussures, remonté sa petite pendule, ajusté et gominé neuf fois ses cheveux — il s’était laissé pousser les cheveux en France, son crâne rasé le rendait trop facilement identifiable —, serré et desserré sa ceinture, vérifié ses dents et son haleine trois fois, récuré ses ongles et procédé à trois contrôles anti-pellicules, époussetant le col de son veston à chaque fois qu’il avait trop secoué la tête, avant de vérifier dans son miroir de poche qu’aucune particule blanche ne traînait disgracieusement sur ses épaules. Finalement il s’était endormi, à demi affalé sur le lit, et les coups sur la porte le firent sursauter. Marie. Il essuya le filet de bave qui avait coulé de ses lèvres et formé une petite flaque visqueuse sur l’oreiller, et se précipita pour ouvrir la porte.

Marie, devant la porte, perçut la précipitation. Ce Faron la débecquetait. Il était laid, suffisant, elle n’avait aucune envie de venir le trouver dans sa chambre, mais comme elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs heures, elle voulait s’assurer que tout allait bien. Le colosse ouvrit la porte et lui sourit, béat et mielleux. Il avait dû s’endormir après s’être coiffé car la gomina avait figé l’arrière de ses cheveux en une espèce de croûte sèche et rectangulaire. Et elle dut se pincer le bras pour réprimer un rire.

— Tout va bien ?

— Oui.

Il avait insisté longuement sur le i. Elle avait l’impression de parler à un attardé.

— Tu as bien mangé ?

— Non.

Elle comprit qu’il lui faisait du charme.

Non quoi ? Tu as mal mangé ?

— Non, je n’ai pas mangé.

Il sourit. Il se trouvait langoureux et plein de classe.

— Et pourquoi n’as-tu pas mangé ?

Elle était à présent très agacée.

— Je ne savais pas que je devais aller manger.

— Mais je t’avais dit d’aller manger à la cuisine !

Il n’avait rien écouté ; oui, elle lui avait effectivement donné quelques consignes, la douche, la discrétion et tout et tout, mais il s’était perdu dans ses pensées d’amour et n’avait pas enregistré le moindre de ses mots.

— Bon. T’as faim ?

— Ouais.

— Alors descends à la cuisine, porte du fond avant la salle à manger. N’oublie pas de faire ta vaisselle quand t’as fini.

Il arbora de nouveau son sourire mielleux.

— On dîne ensemble ?

— N’y compte pas.

Elle tourna les talons, submergée par l’aversion physique que lui inspirait cet homme, sans même savoir pourquoi. Peut-être était-ce à cause de l’antipathie qu’il dégageait, de son air faux. Certes, il était impressionnant, puissant, le torse musclé, les biceps épais. Mais ses affreux cheveux gras, mal coupés, qui poussaient trop droit comme s’il s’était longtemps rasé le crâne, son nez trop grand, ses longs bras ballants, ses façons de porc la dégoûtaient. Et sa manière de parler, si désagréable, si brusque. Et ses intonations trop fortes. Elle pensait souvent à cet autre agent qu’elle avait rencontré par deux fois, en octobre et en décembre, au nom étrange : Pal. Elle n’oublierait pas son nom ; il était le contraire de ce Faron, plus jeune, vingt-cinq ans environ, comme elle. Bel homme, bien proportionné, intelligent, les yeux rieurs. Il avait une manière élégante de fumer. Faron suçait ses cigarettes d’une manière écœurante : lui commençait d’abord par en proposer une, puis il piochait dans son étui, un bel étui en métal, et gardait sa cigarette en main quelques instants, poursuivant la conversation. Il parlait bien, s’aidant de ses mains et faisant virevolter sa cigarette. Puis il la posait sur le coin des lèvres, juste avant de terminer une phrase, et il l’allumait dans un geste élégant, les yeux plissés, la tête légèrement inclinée vers le bas, aspirant une longue bouffée et recrachant lentement la fumée blanche, loin d’elle pour ne pas l’incommoder. Les deux fois, elle l’avait trouvé très impressionnant. Calme, posé, plaisantant gaiement, comme s’il ne craignait rien de la vie. Elle qui parfois avait si peur, peur pour elle et peur pour l’avenir, peur qu’il n’arrive plus jamais rien de bon, elle avait retrouvé confiance par sa seule présence. Quand elle l’avait regardé fumer, elle avait eu envie de se blottir contre lui. Quand Faron fumait, elle avait envie de vomir.

*

Faron descendit à la cuisine après s’être encore une fois apprêté. Il ne voulait pas rentrer en Angleterre sans avoir goûté à la petite Française. Il ramènerait du vin de la cuisine, frapperait à la porte de sa chambre, lui proposerait de boire, boire aidait toujours, et lorsqu’il sentirait que l’affaire serait bien partie, il jouerait son va-tout : la cigarette. Il avait développé une manière bien à lui de fumer, élégante et masculine : les femmes adoraient.

La cuisine baignait dans l’obscurité. Il se prépara un plateau avec du poulet et du pain. Il débusqua aussi une bouteille de vin, pour Marie. Il attendit un moment, debout, sans manger. Elle ne vint pas. Il s’octroya quelques bouchées de poulet ; il avait faim. Soudain, il rit tout seul, de bonne humeur à la perspective de l’accouplement proche. Pas de Marie toujours. Après une demi-heure, il prit son plateau, et monta dans sa chambre. Il cracha par terre pour conjurer le sort : si Marie le rejoignait dans sa chambre, c’était gagné pour se faire du bien.

Elle frappa à la porte un quart d’heure plus tard ; il jubila, excité. Elle était revenue à contrecœur : ils partaient dès le lendemain matin, et elle devait lui donner les consignes.

Il ouvrit la porte victorieusement et la fit entrer, mais elle ne fit qu’un pas dans la chambre, juste pour pouvoir fermer la porte et qu’on ne les entende pas.

— Bonsoir, bonsoir, dit-il avec gentillesse pour l’amadouer.

Il alluma une cigarette d’un air détaché, le coup de la cigarette faisait toujours son petit effet. Elle reçut la fumée en plein visage et toussa.

— Sois prêt à six heures demain matin.

— Six heures. Bien.

— Alors, bonne nuit.

— C’est tout ?

— Quoi c’est tout ?

— Je me disais que toi et moi on pourrait…

Elle eut une moue de dégoût.

— Jamais de la vie. Bonne nuit.

— Attends ! l’enjoignit Faron, dépité, qui voulait rattraper le désastre.

— Bonne nuit ! répéta Marie en tournant la poignée de la porte.

Il essaya de fumer plus fort, pour qu’elle le remarque. Fumer, sa dernière chance de la séduire. Il postillonna au lieu de souffler.

— Attends ! Tu veux fumer avec moi ?

— Bonne nuit !

Désespéré à l’idée de dormir seul, il décida, pour la retenir, de lui offrir une arme.

— Attends ! J’ai ça pour toi… En cas de danger.

Elle s’arrêta net et se tourna vers Faron. Celui-ci se précipita vers sa valise et sortit du double fond un petit revolver rangé dans un étui en cuir. Son revolver de secours.

— C’est pour toi, murmura-t-il. Tu pourrais en avoir besoin.

C’était un beau cadeau. Il espéra des baisers pour remerciements.

*

Dans sa chambre, elle passa la sangle en cuir autour de sa cuisse, l’attacha et y cala le revolver. Elle rabattit sa jupe. Elle se regarda dans un miroir, on ne voyait rien. Les yeux fixés sur son reflet, elle releva sa jupe et contempla son arme encore. Faron n’avait eu droit à rien, mais elle aimait décidément bien ces agents anglais. Elle se sentait partie prenante de l’effort de guerre grâce à eux. Pal déjà, lors de ses deux visites, lui avait remis à chaque fois une enveloppe à déposer dans une boîte aux lettres à Paris. Des messages codés pour un haut responsable des renseignements britanniques, lui avait-il dit. Elle avait frémi, elle s’était sentie galvanisée comme jamais, elle qui désormais faisait le courrier pour les services secrets britanniques. Elle était allée faire sa livraison dès le lendemain à Paris. C’était rue du Bac.

23

Ils disposaient de quelques semaines de permission, à Londres, et depuis leurs retrouvailles, le soir de Noël, ils ne s’étaient plus quittés. Les premiers jours de janvier enveloppaient l’Angleterre. Après la série d’échecs essuyés au fil des mois par la Section F, l’état-major du SOE voulait revoir ses objectifs pour la nouvelle année. Ils étaient en congé jusqu’en février au moins.

Pal, Key, Gros, Claude et Aimé, las des appartements de transit du SOE, décidèrent de se trouver un véritable chez-soi. Avoir une adresse, c’était ne plus être des fantômes. Ayant intégré le Service à un grade d’officier, ils touchaient un salaire de l’armée britannique qui leur permettait de vivre confortablement. Aimé tomba sous le charme d’un petit appartement sous les toits, dans le quartier de Mayfair. Pal, Key, Gros et Claude décidèrent d’emménager ensemble dans un grand meublé du quartier de Bloomsbury, pas loin du British Museum.

Stanislas vivait dans son appartement de Knightsbridge, et Laura, elle, était retournée chez ses parents à Chelsea, expliquant que son unité de la FANY avait bénéficié d’une permission. À la fin de son école du SOE, elle avait pu passer quelques jours avec sa famille ; elle avait dit qu’elle s’était engagée dans une unité qu’on enverrait bientôt en Europe, pour n’avoir pas à mentir complètement. Ce genre d’explication était autorisé au sein du Service : les agents étaient officiellement soldats de l’armée britannique, incorporés dans le Rôle général, et les membres britanniques du SOE, lorsqu’ils partaient en mission, disaient à leur famille qu’ils partaient à la guerre comme n’importe quel mobilisé ; personne n’imaginait qu’ils allaient être parachutés derrière les lignes ennemies, au cœur d’un pays occupé, pour combattre les Allemands de l’intérieur. D’ailleurs, au sein de la Section F, le colonel Buckmaster mettait un soin particulier à rassurer les proches des agents en mission lorsque c’était possible, leur écrivant régulièrement une lettre-type évasive, qui disait plus ou moins ceci : Madame, Monsieur, ne vous inquiétez pas. Les nouvelles sont bonnes.

Elle passait ses journées avec ses camarades, ses soirées avec Pal ; elle ne rentrait à Chelsea qu’à l’aube, juste avant le lever de Suzy, la bonne. Fatiguée, elle jetait sa robe sur une chaise et plongeait dans son lit. Et elle soupirait d’aise, heureuse. Elle avait retrouvé Pal. Il l’avait certainement aimée d’abord ; elle se souvenait bien de leur rencontre à Wanborough, et surtout du moment où il s’était battu avec Faron. Les stagiaires s’entraînaient ensemble depuis deux ou trois semaines seulement, et tous détestaient déjà Faron, certes impressionnant mais toujours crasseux et mauvais. Dans le mess, lorsque le colosse l’avait passé à tabac, Pal avait eu dans le regard un éclat brillant, comme si la force physique de Faron ne pourrait jamais rien contre sa force morale. Par la suite, il s’était souvent distingué durant les entraînements et, malgré son jeune âge, on prêtait attention à ce qu’il disait. Il avait déjà une certaine réputation dans le Service. Décidément, il avait tout pour plaire. Après leur première nuit à Beaulieu, elle s’était sentie obligée de jouer à l’amour galant : lui avait dit des mots d’amour, et elle s’était contentée de badiner. Ils ne s’étaient plus revus, et les mois de séparation avaient été insupportables ; si elle ne le revoyait plus ? Elle s’en était tellement voulu, elle y avait tant pensé. Il avait fallu attendre presque dix mois, dix mois maudits, jusqu’à leurs retrouvailles un peu avant Noël, ici, à Londres, dans les bureaux de la Section F. Quel bonheur de le retrouver alors ! Il était bien là, entier. Superbe. Dans une pièce déserte, ils s’étaient étreints longuement, ils s’étaient couverts de baisers, et deux jours durant, ils étaient restés enfermés dans une chambre du Langham, le palace de Regent Street. C’est ainsi qu’elle avait réalisé combien elle l’aimait : comme elle n’avait jamais aimé, et comme elle n’aimerait jamais plus. Mais la première nuit, étendue dans l’immense lit contre Pal endormi, elle avait été envahie par le doute : et si lui ne l’aimait plus ? Après tout, elle avait été la seule fille qu’il ait pu fréquenter durant les mois de formation du SOE ; elle n’avait été peut-être qu’un amour de circonstance, il avait certainement rencontré d’autres filles, à Londres, et sur le terrain. La détresse des missions l’avait sans doute poussé à chercher du réconfort féminin, et puis ils ne s’étaient rien promis. Ah, pourquoi ne s’étaient-ils pas juré fidélité avant de partir ! Non, il avait fallu qu’elle fasse l’imbécile, cette nuit-là, à Beaulieu. Il lui avait dit qu’il l’aimait, elle avait eu envie de lui répondre qu’elle l’aimait plus encore, mais elle avait retenu ses mots. Comme elle le regrettait désormais. Oui, sans doute avait-il rencontré de jolies brunes qui lui offraient plus de tendresse qu’elle. Peut-être se forçait-il à être là, avec elle ? C’est ça, il se forçait, il ne l’aimait plus. Il retrouverait ses conquêtes en France, et elle mourrait de chagrin et de solitude.

Elle avait fini par s’endormir avant de se réveiller en sursaut : il n’était plus dans le lit. Il se tenait, immobile, dans un coin de la chambre ; tracassé par la marche du monde, il regardait par la fenêtre, la main droite posée comme souvent sur sa poitrine musclée, à l’endroit du cœur, comme s’il voulait cacher sa cicatrice.

Elle s’était levée aussitôt et l’avait enlacé.

— Pourquoi ne dors-tu pas ? avait-elle demandé tendrement.

— Ma cicatrice…

Sa cicatrice ? Il était blessé ! Elle s’était précipitée dans la salle de bains, à la recherche de bandage et de désinfectant ; n’en trouvant pas, elle avait voulu se jeter sur le téléphone pour sonner grooms et concierges, mais lorsqu’elle était réapparue dans la chambre, il avait souri, amusé :

— C’était une métaphore… Je vais bien.

Ah, elle s’était trouvée sotte ! La plus grande des sottes, debout dans la chambre, figée ; elle n’était qu’une stupide amante servile et affligeante.

Attendri, il l’avait prise dans ses bras pour la réconforter.

— Me diras-tu comment tu t’es fait cette cicatrice ?

— Un jour, oui.

Elle avait fait la moue ; elle n’aimait pas aimer autant.

— Quand me diras-tu, enfin ? Tu ne m’aimes plus ? Tu as rencontré quelqu’un, hein ? Si c’est le cas, dis-le-moi, je souffrirai moins de savoir…

Il avait posé un doigt sur ses lèvres. Et il avait murmuré :

— Je te dirai ma cicatrice, je te dirai tout. Je te dirai quand on se mariera.

Il l’avait embrassée dans le cou, elle avait eu un sourire éclatant et s’était serrée plus fort contre lui, fermant les yeux.

— Alors tu m’épouseras ?

— Bien sûr. Après la guerre. Ou pendant, si la guerre dure trop longtemps.

Elle avait ri. Oui, ils se marieraient. Dès la fin de la guerre. Et si la guerre ne finissait jamais, ils partiraient loin, ils iraient en Amérique, se mettre à l’abri du monde, et ils auraient la vie qu’ils méritaient. La plus belle que l’on puisse imaginer.

*

La permission à Londres avait des airs d’Espagne. Les agents en congé étaient à l’abri de l’Europe dans un univers feutré qui contrastait avec les situations vécues en France. Au sein du groupe, chacun vaqua à ses petites occupations. Le plus important était de ne pas trop songer au prochain départ pour la France ; l’insouciance faisait du bien.

Le matin, ils allaient courir dans Hyde Park, pour rester en forme. Puis ils passaient la journée à flâner ensemble, dans les magasins et les cafés. Dans les moments de désœuvrement, ils se rendaient en petites délégations discrètes à Portman Square, l’une des antennes de la Section F où Stanislas avait son bureau. Ils passaient lui rendre visite, bien que ce ne fût pas autorisé. Ils s’installaient dans le bureau de Stanislas, et ils y traînaient, à discuter de n’importe quoi et à boire du thé, persuadés de traiter d’affaires importantes. Les quartiers généraux du SOE n’étaient pas situés là mais aux numéros 53 et 54 de Baker Street, une adresse inconnue de la majorité des agents de terrain ; en cas de capture, ils ne pourraient jamais révéler la localisation précise du centre névralgique du Service. Portman Square, en fait, n’était qu’une antenne de la Section F — il en existait plusieurs — pour tromper la vigilance des chauffeurs de taxi et des agents allemands infiltrés dans la capitale, persuadés que Portman Square était le quartier général d’un centre clandestin français, sans savoir très bien de quoi il retournait.

Le soir, ils dînaient dehors, et terminaient souvent la nuit à Mayfair, entassés chez Aimé, à jouer aux cartes. S’il pleuvait trop, c’était le cinéma, même si leur niveau général d’anglais ne leur permettait pas de tout saisir du film. L’apprentissage de l’anglais était d’ailleurs devenu l’obsession première de Gros : savoir l’anglais et retrouver Melinda, la serveuse de Ringway. Il passait son temps dans la cuisine de l’appartement de Bloomsbury, plongé dans un épais livre de grammaire tout en mangeant des petits gâteaux secs, à répéter ses leçons, et lorsqu’il était seul, il s’entraînait à dire à haute voix : « I am Alain, I love you. » C’était sa phrase préférée.

Pal, avec son grade de lieutenant, son appartement, son compte dans une banque anglaise sur lequel était déposé chaque mois son salaire du gouvernement, se sentait devenir quelqu’un. Adolescent, il avait souvent songé à ce que seraient ses premiers pas dans la vie sans son père. Mais il n’avait rien imaginé de ce qu’il vivait à présent ; ni la guerre, ni le SOE, ni les manoirs, ni les missions, ni l’appartement de Bloomsbury. Il avait pensé à Paris, il se voyait habitant un gentil trois-pièces proche de la rue du Bac, pour que son père puisse venir facilement. Et son père se serait félicité de l’indépendance de son fils. Pal se demandait ce que dirait son père s’il pouvait le voir en cet instant ; le fils français était devenu lieutenant britannique. Il avait changé, physiquement, mentalement, au fil des mois dans les écoles du SOE, bien sûr, mais surtout durant ses deux missions. Wanborough, Lochailort, Ringway, Beaulieu n’étaient finalement qu’une longue macération : des agents avec des agents, des militaires avec des militaires. Mais sur le terrain, c’était différent : le quotidien, c’était un pays occupé et des résistants pour la plupart moins bien formés que lui ; son statut suscitait la déférence. Après Berne, lorsqu’il avait été seul, ses contacts dans la Résistance l’avaient regardé avec un immense respect, et il s’était senti important, indispensable. Comme jamais. Lorsqu’il avait conseillé des responsables, assisté à un entraînement clandestin ou expliqué l’utilisation des Sten, il avait entendu les murmures que déclenchait sa présence : c’était un agent anglais. Une fois, on lui avait demandé de parler à un petit groupe de résistants débonnaires et mal organisés, pour les encourager. Ah, comme il avait bien parlé ; il avait feint d’improviser, mais il avait longuement répété les mots dans sa tête, durant les heures qui avaient précédé. Et il avait galvanisé les troupes, lui, le mystérieux, l’invincible, la main de Londres et la main de l’ombre. Ah, ces modestes soldats, jeunes, vieux, en rang d’oignons face à lui, l’écoutant, émus. Il leur avait laissé entrevoir qu’il portait une arme à la ceinture. Ah, comme il avait su trouver les mots, leur prodiguer du courage, comme il s’était trouvé le plus formidable d’entre eux tous. Plus tard, de retour dans sa chambre d’hôtel, il avait été puni de son orgueil par un nœud dans le ventre, cette violente angoisse d’être démasqué, capturé, torturé, qui le saisissait souvent mais rarement aussi violemment. Il s’était senti plus bas que bas, plus insignifiant que les insignifiants, et il avait vomi de terreur pour la première fois.

En France, personne ne s’était douté de son âge. Il avait vingt-trois ans à présent, et il en paraissait certainement cinq ou même dix de plus. Ses cheveux avaient poussé, il les coiffait en arrière désormais, et il s’était laissé pousser une fine moustache qui lui allait particulièrement bien. Quand il parlait avec des interlocuteurs importants, comme des chefs de réseau, il se donnait un air grave qui le faisait paraître plus sérieux et plus expérimenté ; et lorsqu’il portait un complet-cravate, on lui donnait du Monsieur. À Nice, il s’était acheté un costume sombre, aux frais du SOE, mais sans en conserver la facture car il aurait été difficile de la justifier. Le service comptabilité voulait des explications pour chaque dépense, et au moment des comptes, au retour à Londres, la meilleure technique était de prendre des airs contrits et de parler de la Gestapo lorsqu’on ne parvenait pas à expliquer certains trous dans le budget. Pour étrenner son vêtement, Pal était allé plusieurs fois prendre le café et lire le journal au Savoy, juste pour le plaisir de se faire admirer.

Et puis il y avait eu Lyon, où il avait rencontré Marie, une intermédiaire de sa filière. C’était une jolie femme, plus âgée que lui, une femme pour Key. Mais il avait senti qu’il lui faisait une certaine impression, lui, l’homme nouveau. Pris dans son jeu de séducteur bien intentionné, il s’était même donné une manière de fumer, celle de Doff à vrai dire, car Doff avait beaucoup de classe. Il avait fumé comme Doff, par plaisir badin, sans arrière-pensée. Il s’était trouvé un peu ridicule, d’ailleurs. Mais, peu à peu, tout ceci était devenu stratagème pour amadouer cette Marie, amoureuse de lui, qu’il avait utilisée de manière éhontée, par deux fois, pour déposer les cartes postales de Genève chez son père, lui faisant croire qu’elle transportait là des documents secrets. La première fois avait été en octobre, puis en décembre, juste avant de rentrer ; alors qu’il se trouvait dans le sud de la France, il était repassé par son réseau pour rentrer en Angleterre, au lieu de choisir la filière espagnole, plus simple et plus directe, au mépris des règles de sécurité, juste pour retrouver Marie et lui faire accomplir encore sa petite besogne. Oui, il l’avait charmée, il lui avait menti ; sinon, elle n’aurait sans doute jamais accepté. Oui, tout cela n’avait été que ruse d’agent anglais, car la seule femme à laquelle il pensait depuis des mois, la seule femme qui comptait vraiment, c’était Laura. Il l’avait revue deux jours après son retour à Londres, dans un bureau de la Section F. Ils s’étaient isolés, quel bonheur de la retrouver, de la serrer contre lui. Il y avait eu de longs baisers. Puis elle le lui avait dit, enfin : les mots avaient résonné longtemps dans sa tête. La réponse à sa déclaration de Beaulieu. « Je t’aime », lui avait-elle murmuré dans le creux de l’oreille.

24

Au début de la troisième semaine de janvier, un Westland Lysander de la RAF se posa en pleine nuit sur la base du 161e escadron, basé à Tangmere, près de Chichester dans le West Sussex. À bord de l’avion, Faron, soulagé d’arriver en Angleterre, sifflotait. Il avait bien cru qu’on ne viendrait jamais le chercher ; les conditions climatiques avaient empêché le vol à plusieurs reprises. Il descendit de l’appareil, étirant son immense carcasse, empli soudain de joie. Toute la pression de la mission retombait enfin, une pression insupportable, une angoisse de bête traquée.

Le colosse regagna Londres en voiture. Aux premières heures du lendemain, il fit son rapport à Portman Square, où il retrouva Stanislas. Il indiqua toutes ses cibles de sabotage, sauf le Lutetia. Pour le Lutetia, il attendrait ; il ne voulait pas qu’on lui vole sa gloire. Il ne mentionna pas non plus l’existence de son appartement sûr : il n’en parlerait qu’à des gradés importants, le menu fretin ne l’intéressait pas. On lui signifia alors le début de sa permission, et il fut dirigé vers un appartement de transit du quartier de Camden, avec pour cooccupant un grand agent yougoslave. C’est Stanislas qui l’y conduisit, par amitié ; Faron était toujours aussi désagréable, mais le doyen du groupe n’en faisait que peu de cas ; aussi lui proposa-t-il de rejoindre ses anciens camarades stagiaires pour une partie de cartes à Mayfair, le soir même.

*

Autour de la table, chez Aimé, les cartes n’importaient plus : tous les regards étaient accaparés par l’immonde coupe de cheveux qui coiffait le nouvel arrivant.

— Tu t’es laissé pousser les cheveux ? finit par demander Laura, brisant le silence des cartes.

— Comme tu vois. Indispensable pour être plus quelconque dans une foule. Je suis déjà grand, si encore je suis chauve, difficile de ne pas se souvenir de moi… Mais je dois dire que je suis content de ces cheveux, et puis je me suis trouvé une gomina française du tonnerre.

Il se mettait de la gomina ! Personne n’osa plus le regarder pour ne pas éclater de rire ; c’était un nouveau Faron. Ils étaient tous rentrés changés de leurs missions, mais Faron c’était en pire.

Laura s’efforça de faire survivre la conversation en y jetant quelques banalités, et Faron, disert, répondant avec entrain, agitait ses doigts sur ses cartes mais sans les regarder ; il aimait la voix de Laura, elle avait un timbre doux et sensuel qui lui faisait toujours de l’effet. Il avait bien senti qu’elle était séduite par sa nouvelle coupe de cheveux. Laura lui plaisait, depuis les premiers jours à Wanborough, mais il n’avait jamais cherché vraiment à la conquérir. À présent, c’était différent ; il lui fallait une femme. Pourquoi diable cette Marie n’avait-elle pas voulu de lui ? Il voulait une vraie femme, une femme à lui, qu’il puisse toucher quand bon lui semblerait. Pas les putes, pitié Seigneur, pas les putes qu’il faudrait à chaque fois payer pour un peu d’amour, comme un mendiant, comme un exclu, comme un rien du tout. Pas les putes, de grâce, pas cette humiliation. Grand séducteur, il alluma une cigarette.

Tous observaient ses façons. Il venait d’allumer une cigarette, et à présent il en suçait le mégot de la plus dégoûtante des manières, bruyamment. Ils ne purent garder leur sérieux plus longtemps et ils éclatèrent tous de rire. Pour la première fois, Faron comprit qu’on se moquait de lui. Il eut un pincement au cœur.

*

Les jours défilèrent. Une après-midi, déambulant avec Key sur Oxford Street, Pal découvrit, au hasard d’une vitrine, la veste en tweed dont il avait rêvé pour son père. Une veste de costume, magnifique, gris anthracite, parfaitement cintrée. Et il l’avait achetée. Sur-le-champ. Il avait bien hésité un peu sur la taille, mais au pire, on pourrait faire quelques retouches. D’ici une dizaine de jours, à la fin du mois, ce serait l’anniversaire de son père. Pour la deuxième fois d’affilée, il ne pourrait pas le lui souhaiter. En attendant les jours des retrouvailles, il enlaçait la veste, soigneusement rangée dans l’armoire de sa chambre, à Bloomsbury.

Le dimanche qui suivit, à la fin de la troisième semaine de janvier, à l’initiative de France Doyle, Laura invita Pal à déjeuner à la maison de Chelsea. Tenues chics, gigot et pommes de terre de plates-bandes. Le matin, avant de s’y rendre, dans la cuisine de Bloomsbury, le fils, soucieux de faire bonne impression, supplia Key de l’aider.

— Donne-moi des sujets de conversation, gémit-il.

Gros, avec eux autour de la table, plongé dans son livre d’anglais, opina du chef, déclamant sa grammaire à la cantonade :

Hello papy, hello grany, very nice to meet you, Peter works in town as a doctor.

— Parle de la chasse, dit Key sans sourciller, les Anglais aiment la chasse.

— Je ne connais rien à la chasse.

How can I go to the central station ? continuait l’arrière-fond sonore. Yes no maybe please goodbye welcome.

— Parle de voitures. Le père aime sûrement les bagnoles. Tu lui parles de voitures, il va te parler de la sienne et là tu joues le type époustouflé.

My name is Peter and I am a doctor. And you, what is your name ?

— Mais s’il me pose des questions sur la mécanique ? J’y connais rien.

— Improvise, on a suivi des cours pendant l’école.

Everyday I read the newspaper. Do you read the newspaper, Alan ? Yes I do. And you, do you ? Oh yes I do do. Do. Do. Do ré mi fa sol la si do.

Key, agacé, donna un coup de pied sous la table à Gros pour qu’il cesse son vacarme. Gros cria, Pal rit et Key conclut :

— Écoute, si tu es capable de mener des opérations pour les services secrets du pays, tu sauras survivre avec les parents de Laura. Dis-toi que ce sont des SS et que tu dois t’en sortir.

Le repas se déroula à merveille. Pal s’entendait bien avec les Doyle, il leur faisait bonne impression. Il était poli et affable, bataillant pour ne pas perdre le fil de son anglais. France observait le couple amoureux que Pal formait avec sa fille, assise à sa gauche. Ils étaient discrets, mais certains signes ne trompaient pas. Et elle s’en doutait depuis longtemps. C’était donc pour lui que sa fille, tous les jours, s’apprêtait avec tant de soin. Oui, France écoutait à la porte de la salle de bains, en cachette, elle écoutait sa fille se faire belle pour sortir. La mère se sentait apaisée : en janvier dernier, quand Pal lui avait révélé le secret, elle avait eu tellement peur pour Laura qu’elle n’avait pas dormi plusieurs nuits d’affilée. Ces derniers mois, elle n’avait qu’aperçu Laura, partie en Europe deux fois, pour de longues périodes, prétendument avec la FANY. Elle avait eu envie de lui dire qu’elle était au courant, qu’elle savait tout pour les services secrets britanniques, qu’elle était inquiète mais fière, mais elle n’avait rien dit, c’était trop difficile. Durant les absences de Laura, elle et Richard avaient reçu des lettres de l’armée : « Tout va bien, ne vous inquiétez pas », y était-il écrit. Mais comment ne pas s’inquiéter ? songeait France en pensant à sa fille qui mentait pour de grandes causes. Mais les grandes causes de qui finalement ? Celles de l’humanité, celles de personne. Laura était revenue pendant l’été ; sombre, fatiguée, malade, la mine terrible. « La FANY, le front, la guerre », s’était justifiée Laura. La FANY. Elle mentait. Une nuit, alors que sa fille dormait profondément, France Doyle l’avait contemplée dans son sommeil, assise à côté de son lit, partageant ce terrible secret ; sa fille mentait. France s’était sentie seule et terrifiée, et lorsque Laura était repartie, sa mère s’était souvent cachée dans un grand cagibi du deuxième étage pour sangloter. Et quand elle n’avait plus de larmes, elle restait encore dans l’immense placard, pudique, pour que ses yeux sèchent complètement ; les domestiques ne devaient se douter de rien, Richard encore moins. Puis Laura était revenue, un mois auparavant, c’était à la mi-décembre. Une autre permission, plus longue cette fois, et France lui avait trouvé meilleur teint : elle chantonnait souvent, et elle se faisait toujours jolie. Elle était amoureuse. Quel bonheur de la voir sortir dans ses jolies robes, heureuse. On pouvait être heureux et faire la guerre.

Ce dimanche-là, après le déjeuner, France Doyle se rendit dans le cagibi où, quelques mois plus tôt, elle avait régulièrement pleuré le destin de sa fille. Elle s’agenouilla, les mains jointes et les yeux fermés, envahie de ferveur, et elle remercia le Seigneur d’avoir placé sur la route de sa fille ce garçon brillant et audacieux qu’était Pal. Que la guerre les épargne, eux, les courageux. Que le Tout-Puissant les protège, les deux enfants. Que cette guerre ne soit que le point de départ de leur rencontre et que le Seigneur prenne sa vie à elle en échange de leur éternel bonheur. Oui, si tout se passait bien, elle irait aider les démunis, elle reconstruirait les toits des églises, elle financerait les orgues et brûlerait des centaines de cierges. Les vœux les plus inimaginables, elle les accomplirait, pourvu que le Ciel leur soit clément.

Mais ce que France Doyle n’avait pas remarqué, c’était que ni Pal ni Laura ne réalisaient combien ils s’aimaient mutuellement. Pendant leurs tête-à-tête par exemple, ils pouvaient converser pendant des heures, inépuisablement, passionnés, insatiables amants, comme si, à chaque fois, ils ne s’étaient plus vus depuis des années. Toujours, elle trouvait Pal brillant, passionnant, mais lui ne voyait rien, et, craignant qu’elle ne finisse par se lasser, multipliait les stratagèmes pour l’impressionner ; il fouillait les livres et les journaux pour rendre ses conversations plus intéressantes, et souvent, s’il jugeait ne pas en savoir assez, il s’en blâmait jusqu’au lendemain. Quand ils allaient dîner ensemble au restaurant, elle se préparait pendant des heures, elle arrivait resplendissante, portant de jolies robes du soir et des escarpins assortis ; il était à chaque fois subjugué, mais elle ne voyait rien. Elle se trouvait trop habillée et se traitait d’idiote en secret pour avoir passé l’après-midi dans la salle de bains de Chelsea à se pomponner, se soigner, se peigner, se farder, essayer des tenues, en changer, changer encore, sortir sa garde-robe entière, la jeter au sol, pester car rien ne lui allait, rien ne lui allait plus, elle était la plus vilaine du monde. C’est ainsi qu’empêtrés dans leurs simagrées, Laura et Pal ne se disaient pas souvent combien ils s’aimaient. Et ils ne voyaient pas, même au cœur de la nuit, enlacés dans la chambre de Pal, ce que tous les autres autour d’eux avaient vu depuis longtemps.

*

À la fin de la semaine suivante, janvier toucha à sa fin et ce fut l’anniversaire du père. Ce jour-là, Pal ne se rasa pas ; c’était une journée de tristesse. Aux premières heures du matin, il sortit de l’armoire la veste en tweed qu’il avait achetée pour cette occasion, et, la portant sur lui, il la promena à travers la ville. Il l’emmena dans les lieux qu’il aimait fréquenter et il s’imagina une journée avec son père, venu lui rendre visite à Londres.

— C’est magnifique, lui dit son père. Tu mènes ta vie tambour battant !

— J’essaie, répondit modestement le fils.

— Tu n’essaies pas, tu réussis ! Regarde-toi ! Tu es lieutenant de l’armée britannique ! Appartement, salaire et héros de guerre… Quand tu es parti, tu n’étais encore qu’un enfant et aujourd’hui, tu es devenu quelqu’un d’exceptionnel. Au jour de ton départ, je t’ai fait ton sac, tu te souviens ?

— Je me souviendrai toujours.

— Je t’avais mis de bons vêtements. Du saucisson aussi.

— Et des livres… Tu y avais mis des livres.

Le père sourit.

— Les as-tu aimés ? C’était pour t’aider à tenir bon.

— J’ai tenu bon grâce à toi. Tous les jours, Papa, je pense à toi.

— Moi aussi, mon fils. Tous les jours, je pense à toi.

— Papa, je suis désolé d’être parti…

— Ne le sois pas. Tu es parti parce qu’il le fallait. Qui sait ce que je deviendrais si tu ne faisais pas la guerre ?

— Qui sait ce que nous serions devenus si j’étais resté avec toi.

— Tu ne serais pas devenu un homme libre. Tu ne serais pas devenu toi. Cette liberté, mon fils, elle est inscrite en toi. Cette liberté est ton destin. Je suis fier.

— Parfois, je n’aime pas mon destin, alors. Le destin ne devrait pas séparer les gens qui s’aiment.

— Ce n’est pas le destin qui sépare les gens. C’est la guerre.

— Mais la guerre fait-elle partie de notre destin ?

— C’est là toute la question…

Ils marchèrent ; ils allèrent jusqu’à la maison des Doyle, à Chelsea, puis ils déjeunèrent là où Laura avait amené Pal lors de leur première permission, après Lochailort. Le repas terminé, le fils offrit la veste à son père qui la trouva magnifique.

— Bon anniversaire ! chanta le fils.

— Mon anniversaire ! Tu n’as pas oublié !

— Je n’ai jamais oublié ! Je n’oublierai jamais !

Le père avait essayé le vêtement : la taille était parfaite, les manches tombaient bien.

— Merci, Paul-Émile ! Elle est superbe ! Je la mettrai tous les jours.

Le fils sourit, heureux que son père soit heureux. Ils avaient encore bu un café, et ils étaient repartis à travers Londres. Mais, bientôt, le père s’était arrêté sur le trottoir.

— Que fais-tu, Papa ?

— Je dois rentrer maintenant.

— Ne pars pas !

— Il le faut.

— Ne pars pas, j’ai peur sans toi !

— Allons, tu es un soldat maintenant. Tu ne dois pas avoir peur.

— J’ai peur de la solitude.

— Je dois partir.

— Je pleurerai, Papa.

— Je pleurerai aussi, mon fils.

Lorsque Pal recouvra ses esprits, il pleurait, assis sur un banc, dans un quartier du sud de la ville qu’il ne connaissait pas. Il grelottait. La veste en tweed avait disparu.

25

Il n’y avait plus eu de cartes postales. Celle de décembre avait été la dernière. Plus de nouvelles depuis. Deux mois s’étaient écoulés, et pas le moindre signe. C’était février à présent, et son fils avait de nouveau oublié son anniversaire. C’était la deuxième année de suite.

Le père était si triste : pourquoi Paul-Émile n’avait-il pas envoyé une carte postale pour son anniversaire ? Une belle vue de Genève, même sans texte, juste la carte. Cela aurait suffi à tromper ce sentiment de solitude et de désarroi. Son fils n’avait sans doute pas le temps ; la banque, c’était du travail, il croulait certainement sous les responsabilités. Son fils, ce n’était pas n’importe qui, et peut-être possédait-il même déjà la signature. Et puis c’était la guerre. Sauf en Suisse. Mais les Suisses étaient des gens très occupés, et son fils, débordé, n’avait pas vu les semaines passer.

Mais le père ne parvenait pas à se convaincre. Même le plus grand des banquiers n’avait-il pas une once de temps pour formuler quelques vœux d’anniversaire à son père ?

Sans cesse, il relisait ses deux trésors. Rien n’indiquait que son fils ait été fâché contre lui. Alors pourquoi plus de cartes ? Chaque jour d’attente le faisait dépérir un peu plus. Pourquoi son fils ne l’aimait-il plus ?

26

Un soir du début février, ils étaient tous chez Stanislas. Key, Laura, Claude et Faron jouaient aux cartes dans la salle à manger. Aimé traînait dans le salon. Gros, lui, était sorti en catimini de l’appartement pour répéter ses leçons d’anglais. Il était dans le jardinet qui entourait l’immeuble, profitant de la lumière d’un lampadaire et de la cache qu’offrait un bosquet bien taillé. Il faisait glacial, mais au moins était-il certain d’être tranquille ; il ne voulait pas qu’on se moque de lui. Il s’entraînait à bien dire ses I love you. Il faudrait qu’il se décide à aller voir Melinda, mais il ne se jugeait pas encore prêt, à cause de l’anglais. Entre autres. Il trouvait aussi qu’il fallait du courage pour aimer, et il ne savait pas s’il était suffisamment courageux. Il cessa ses exercices lorsqu’il entendit du bruit : on venait depuis l’appartement. Il se tapit dans le buisson pour qu’on ne le voie pas. C’étaient Stanislas et Pal.

Ils firent quelques pas, nostalgiques. Gros retint sa respiration pour écouter.

— T’as l’air triste, dit Pal.

— Un peu, répondit Stanislas.

Silence.

— On va repartir, c’est ça ?

Stanislas hocha la tête. Presque soulagé.

— Comment le sais-tu ?

— J’en sais rien. Je m’en doute. On s’en doute tous.

Dans le buisson, Gros sentit un pincement dans son cœur.

— Stan, faut pas te biler, dit Pal. On savait bien que ça arriverait…

— Alors pourquoi on a fait ça ? s’insurgea le vieux pilote.

— Fait quoi ?

— Se lier ! On n’aurait jamais dû se lier autant ! Et on n’aurait pas dû se retrouver après Beaulieu… Tout est de ma faute… Ah ! Dieu ! Dans ma solitude, à Londres, comme j’avais hâte de vous retrouver, comme vous m’avez tous manqué. Mais pourquoi nous ai-je tous réunis ? Je suis le pire des égoïstes ! Que je sois maudit !

— Tu nous as aussi manqué, Stan. On est amis, et les amis se manquent. D’ailleurs, on est plus que des amis. On se connaît depuis un an et demi à peine, mais on se connaît comme personne. On a vécu ensemble ce qu’on ne vivra jamais avec d’autres probablement.

Stanislas gémit, effondré.

— On est pire que des amis : on est une famille !

— Il n’y a pas de mal, Stan.

— Vous auriez dû passer votre permission dans un appartement de transit, à boire et à consommer des putains. Pas à vivre la vraie vie, pas à faire comme s’il n’y avait pas de guerre, pas à faire comme si nous étions des Hommes ! Ne l’as-tu pas compris ? Nous ne sommes pas des Hommes !

Les deux hommes se dévisagèrent longuement. Une affreuse bruine se mit à tomber. Stanislas s’assit par terre, à même le petit chemin pavé qui menait du trottoir à l’immeuble. Pal s’assit à côté de lui.

— Vous ne reviendrez pas tous, dit Stanislas. Vous ne reviendrez pas tous, et moi je vais rester ici, sur mon sale cul d’infirme. Vous ne reviendrez pas tous. C’est un miracle d’avoir pu être tous réunis en décembre… Il y a sans cesse des morts !

— Denis, c’est ça ?

— Peut-être. Je l’ignore. Nous n’avons plus de nouvelles de lui. Vous ne reviendrez pas tous, Pal. Tu comprends ? Tu comprends ? Ces visages qu’on a vus ce soir, Key, Claude, Laura, toi… vous ne reviendrez pas tous ! Alors que dois-je faire, moi ? Ne rien vous dire ? Vous enfermer dans une cave ? Vous supplier de vous enfuir, de partir en Amérique et de ne plus jamais revenir.

— Tu n’es pas responsable de nous.

— Mais qui est responsable de vous, alors ? Vous êtes pour la plupart des gamins. Je pourrais être votre père à tous. Qu’allez-vous devenir ? Des morts ? Mourir, ce n’est pas un avenir ! Je vous ai vus à Wanborough, le premier jour : des enfants, vous étiez des enfants ! Et j’ai été épouvanté. Des enfants ! Des enfants ! Et puis je vous ai vus grandir, devenir des Hommes formidables. Fiers, courageux, valeureux. Mais à quel prix ? Celui des écoles de la guerre. Vous étiez des enfants, vous êtes devenus des Hommes, mais vous l’êtes devenus en apprenant à tuer.

Et Stanislas, serrant les poings de rage et de désarroi, étreignit Pal. Et le garçon, pour le réconforter, passa sa main dans ses cheveux blancs. « Si j’avais eu un fils, lui murmura Stan, si j’avais eu un fils, j’aurais voulu que ce soit toi. » Et il sanglota. Sa seule certitude est qu’il vivrait, lui qui ne pouvait plus aller se battre. Il vivrait des années encore, des dizaines d’années, il vivrait dans la honte des épargnés, et il verrait la terrible marche du monde. Mais bien qu’ignorant ce qu’il adviendrait de l’Humanité, il pouvait être serein, car il les avait rencontrés, Key, Faron, Gros, Claude, Laura, Pal : il les avait côtoyés, ceux qui étaient peut-être les derniers des Hommes, et il n’oublierait jamais. Bénis soient-ils, bénie soit la mémoire de ceux qui ne reviendraient jamais. C’étaient leurs derniers jours. Des jours de deuil. Chez lui, les miroirs masqués, il s’assiérait par terre, il déchirerait ses chemises, et il ne mangerait plus. Il n’existerait plus. Il ne serait plus rien.

— On s’en est bien tiré jusque-là, murmura Pal. Ne pas désespérer, ne pas désespérer.

— Tu ne sais rien.

— Je ne sais rien de quoi ?

— Gros.

— Quoi Gros ?

— Durant sa seconde mission, Gros a été capturé par la Gestapo.

— Quoi ?

Le cœur du fils palpita douloureusement.

— Torturé.

Pal gémit en pensant à Gros.

— Je n’en savais rien.

— Personne ne sait. Gros ne le raconte pas.

Il y eut soudain un silence pendant lequel Pal supplia le Seigneur de ne jamais recommencer une telle atrocité. Pitié, Seigneur, pas Gros, pas Gros, pas le bon Gros. Que le Seigneur épargne Gros et prenne sa vie à lui, le fils mauvais, le fils indigne, celui qui a abandonné son père.

— Et que s’est-il passé ? demanda ensuite Pal.

— Ils l’ont libéré. Figure-toi que ce con a réussi à les berner et à les persuader qu’il n’avait rien à se reprocher. Ils l’ont libéré, plates excuses et tout ça, et lui en a profité pour voler des documents dans les bureaux de la Kommandantur.

Pal rit.

— Ah, le con !

Ils se sourirent un instant. Mais bientôt le soleil ne se lèverait plus comme avant ; ils redevinrent graves.

— Et il va repartir ?

— Pour le moment, le bureau de sécurité n’a pas donné son aval.

Gros, caché, avait fermé les yeux, se rappelant la souffrance. Oui, il avait été arrêté. La Gestapo. Il avait reçu des coups mais il avait tenu bon ; il était parvenu à les convaincre qu’il n’avait rien à se reprocher, et il avait finalement été libéré. À son retour à Londres, il l’avait évidemment mentionné dans son rapport, mais il ne l’avait dit à personne de ses amis. Sauf à Stanislas, qui l’avait appris à Portman Square. Pourquoi Stanislas avait-il tout raconté à Pal ? Il en éprouvait tant de honte ! Honte d’avoir été pris, honte d’avoir été battu sauvagement pendant des heures. Et il ne se trouvait pas courageux pour autant ; s’il n’avait rien dit pendant les interrogatoires, s’il n’avait pas craqué pour que cesse l’horreur, ce n’avait pas été par courage, mais parce que s’il avait parlé, il aurait été certainement condamné à mort ensuite. La décapitation. Ils faisaient ça, les Allemands. Et il avait songé que, s’il mourait, il ne reverrait pas Melinda, et il ne connaîtrait alors jamais l’amour. Aucune femme ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait. Il ne voulait pas mourir sans avoir connu l’amour. Ç’aurait été mourir sans avoir vécu. Et dans le sous-sol terrifiant de la Kommandantur, il était parvenu à rester tellement muet qu’ils l’avaient libéré.

Lorsque Pal et Stanislas retournèrent dans l’immeuble, Gros s’agenouilla derrière son buisson et supplia Dieu qu’on ne le batte plus jamais.

*

La peur envahit peu à peu les stagiaires à mesure qu’approchait leur départ. Ils furent convoqués à Portman Square où ils reçurent les instructions de leur mission. Bientôt aurait lieu le ballet vers les maisons de transit des environs de l’aérodrome de Tempsford. Et tous s’efforcèrent de profiter pleinement des derniers jours. Laura et Pal sortaient tous les soirs : ils allaient dîner, puis au spectacle ou au cinéma. Ils rentraient tard à l’appartement de Bloomsbury, souvent à pied malgré le froid de février, main dans la main. Key et Claude dormaient déjà ; Gros, dans la cuisine, exerçait son anglais. Dans leur chambre, Laura et Pal s’efforçaient de rester des amants discrets. Aux premières heures de l’aube, Laura rentrait à Chelsea.

La menace planait : le retour en France, le retour parmi les pères. La menace d’exister. Faron, nerveux, se montrait de plus en plus imbuvable. Durant l’un des derniers soirs, qu’ils passèrent tous ensemble à l’appartement de Bloomsbury, il se moqua copieusement de tout le monde. Après qu’une altercation eut été évitée de justesse avec Key, le colosse partit dans la cuisine pour échapper aux remarques qui fusaient à son encontre. Claude lui emboîta le pas. Étrangement, Claude était le seul pour qui Faron avait du respect, presque de la crainte. Peut-être parce qu’au fond, tous le considéraient comme le bras de Dieu. Et dans la cuisine, le curé le vilipenda.

— Tu pourras pas rester un con toute ta vie, Faron !

Le colosse aux cheveux gras essaya d’éviter la conversation en fouillant dans les placards. Il se remplit la bouche avec des biscuits de Gros.

— Tu veux quoi, Faron ? Que tout le monde te déteste ?

— Tout le monde me hait déjà.

— Parce que tu le mérites !

Faron avala lentement avant de répondre, attristé :

— Tu le penses vraiment ?

— Non… Et puis, j’en sais rien ! Quand je t’entends parler aux gens…

— Merde, c’était de l’humour ! Faut décompresser un peu, on est là pour ça. Bientôt on repartira en France, faut pas l’oublier.

— Faut être un homme bon, Faron, c’est ça qu’on ne doit pas oublier…

Il y eut un très long silence. Le visage de Faron se fit grave, sérieux, et lorsqu’il parla sa voix était cassée :

— J’en sais rien, Claude. On est des soldats, et les soldats n’ont pas d’avenir…

— Nous sommes des combattants. Les combattants se soucient de l’avenir des autres.

Le regard de Claude s’apaisa. Ils s’assirent autour de la table de la cuisine et Claude ferma la porte.

— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Faron au curé.

Faron fixait Claude dans le fond des yeux jusqu’à voir son âme. Un jour, il lui montrerait, il leur montrerait à tous : il n’était rien de ce qu’ils pensaient, il n’était pas un salaud. Et Claude comprit que le colosse demandait l’absolution.

— Va faire le bien. Sois un Homme.

Faron acquiesça et Claude fouilla dans sa poche. Il en ressortit une petite croix.

— Tu m’as déjà donné ton chapelet à Beaulieu…

— Prends celle-là aussi. Porte-la autour du cou, porte-la sur ton cœur. Porte-la vraiment, car je ne vois pas ton chapelet.

Faron prit le crucifix et lorsque Claude ne le regarda plus, il le baisa avec dévotion.

*

Quelques jours plus tard, le bureau de sécurité du SOE avalisa le retour de Gros en France, et celui-ci reçut son ordre de mission. Malheureux de quitter les siens, il fit sa valise, sans y mettre sa chemise française, sa préférée ; il regrettait de ne pas être allé trouver Melinda. Après les embrassades d’usage, il quitta Londres pour une maison de transit. Dans la voiture, en route vers Tempsford, il songeait, déprimé, que si les Allemands le prenaient, il dirait qu’il était le neveu du général de Gaulle pour être bien certain qu’on le tue. À quoi bon vivre si personne ne vous aime ?

Les autres reçurent à leur tour leur ordre de départ. Ils se séparèrent sans cérémonie pour rendre leurs retrouvailles plus vraisemblables. « À bientôt », se dirent-ils, narguant le destin. Et, peu après Gros, ils quittèrent tous Londres ; Claude, Aimé, Key, Pal, Laura et Faron, dans cet ordre. Au début mars 1943, le Commandement général avait fixé ses consignes et ses objectifs pour l’année à venir, et tous avaient disparu, emmenés dans les ventres des Whitley.

Aimé avait confié les clés de sa mansarde de Mayfair à Stanislas.

Gros, Claude, Key et Pal avaient laissé une clé de l’appartement de Bloomsbury sous le paillasson. Ils ne pouvaient de toute façon pas la prendre avec eux ; c’était une clé de fabrication anglaise, ce qui pourrait les trahir. Les agents ne devaient rien emporter avec eux qui soit de fabrication anglaise : vêtement, bijou, ou accessoires divers. La clé resterait donc dissimulée dans le cadre en fer du paillasson, attendant le retour de l’un des colocataires. Et, en leur absence, le loyer serait versé directement par la banque au bailleur.

Pal était parti juste après Key. Il avait passé sa dernière nuit londonienne dans les bras de Laura. Ils n’avaient pas dormi. Elle avait pleuré.

— Ne t’inquiète pas, lui avait-il murmuré pour la consoler. On se retrouvera ici, bientôt. Bientôt.

— Je t’aime, Pal.

— Je t’aime aussi.

— Promets-moi de m’aimer toujours.

— Je promets.

— Promets mieux ! Promets plus fort ! Promets de toute ton âme !

— Je t’aimerai. Tous les jours. Toutes les nuits. Les matins et les soirs, à l’aube et au crépuscule. Je t’aimerai. Toute ma vie. Toujours. Les jours de guerre et les jours de paix. Je t’aimerai.

Et pendant qu’elle le couvrait de baisers, Pal avait supplié le destin de protéger celle qu’il aimait. Maudite guerre et maudits hommes ; que le destin lui arrache jusqu’à sa dernière goutte de sang, pourvu qu’il l’épargne, elle. Il s’offrait au destin pour Laura comme il s’était offert au Seigneur pour Gros. Quelques jours plus tard, un bombardier le parachutait au-dessus de la France.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. À la fin mars, Denis le Canadien, dont on n’avait eu aucune nouvelle, rentra à Londres, sain et sauf.

*

Les mois défilèrent. Ce fut le printemps, puis l’été. Resté dans la plus pesante des solitudes, Stanislas s’en allait souvent déambuler dans les parcs de Londres, drapés de verts à présent ; les fleurs violettes des grandes allées lui tenaient compagnie. Dans son bureau de Portman Square, il suivait l’avancée de ses camarades. Sur une carte de France, il plantait des punaises de couleur représentant leurs positions. Tous les jours, il priait.

27

C’était un bel été. C’était août. Il faisait chaud. Les rues de Paris, baignées de soleil, charriaient des passants de bonne humeur dans leurs vêtements légers. Sur les boulevards, les arbres aux feuilles brûlantes embaumaient. C’était un bel été.

Immobile à sa fenêtre, dans son bureau étroit du Lutetia, Kunszer s’agaçait. Contre lui-même. Contre ses pairs, contre ses frères. Frères allemands, qu’êtes-vous en train de devenir ? songeait-il. Il tenait à la main la note de Berlin reçue dans la matinée : la situation empirait de jour en jour. Le SOE était devenu redoutable. Comment pouvait-il en être ainsi ? À la fin de l’année dernière, il était persuadé que le Reich gagnerait la guerre. En quelques mois la situation s’était inversée : au début février, il y avait eu Stalingrad, puis l’invasion de la Sicile par les Alliés. Peut-être ces victoires avaient-elles galvanisé ces maudits agents anglais. Car, désormais, les soldats allemands avaient peur en France ; des officiers étaient assassinés, des convois attaqués, et les trains étaient devenus des cibles récurrentes. Ils avaient sous-estimé les services secrets anglais et les résistants ; il avait fallu renforcer les procédures de sécurité à l’intention des officiers et escorter les moindres convois. Comment les agents britanniques parvenaient-ils si facilement en France ? L’Abwehr, malgré ses agents en Angleterre, n’arrivait pas à savoir d’où les membres du SOE partaient pour rejoindre la France ; qu’ils percent ce mystère, et ils emporteraient la partie certainement ! Ils en étaient tous conscients, et à présent, dans les plus hautes sphères de l’armée, on voulait savoir ; Hitler lui-même voulait des réponses. Mais l’Abwehr ne les lui apporterait certainement pas. Le Service n’en avait plus les moyens ; il était déchu, rongé par la concurrence avec la Gestapo.

Kunszer se servit une tasse de café mais ne la but pas. La Gestapo. Il détestait la Gestapo. Maudits soient les nazis. Maudits soient Hitler, Himmler et sa police secrète, tous tellement obnubilés par leurs satanées épurations ethniques qu’ils allaient en perdre la guerre. Parfois, lorsqu’il rencontrait des officiers de la Gestapo, il les traitait de sales Boches, en français, très vite, pour que personne ne le comprenne. C’était sa petite revanche. Mais bientôt la Gestapo supplanterait l’Abwehr, il le savait. Himmler haïssait Canaris, le chef de l’Abwehr, et il ne cessait de l’accabler auprès du Führer. Si Canaris tombait, l’Abwehr tomberait. Non, il n’aimait pas la Gestapo, il n’aimait ni ses méthodes ni ses officiers, souvent peu instruits. Il n’aimait pas les gens peu instruits. Écraser les Britanniques, mater la résistance armée qui s’en prenait aux soldats de la Wehrmacht, c’était son devoir, mais ceux qui s’en prenaient à la Gestapo, il s’en fichait pas mal. D’ailleurs la Gestapo était rarement prise pour cible. Alors que les soldats, oui. Des soldats courageux, des gamins pour la plupart, pleins d’avenir, et qui avaient dû renoncer à leurs rêves pour défendre la patrie. De fiers patriotes. Les meilleurs. Et il ne pouvait pas tolérer qu’on s’en prenne aux fils de l’Allemagne, des enfants encore, et qui n’avaient rien fait pour mériter leur sort.

Kunszer avait la confiance de Canaris. Quelques années auparavant, Canaris avait fait de l’Amérique l’une de ses priorités ; il y avait installé un important réseau d’agents et l’avait envoyé à Washington. C’était en 1937, et cette année-là, il n’y eut pas un télégramme qui fut émis depuis une ambassade sans qu’il ne fût au courant de son contenu. Il était rentré en Allemagne en 1939, pour la guerre, tandis que le Réseau américain avait mal tourné : démantelé en 1940 par le FBI, partiellement remonté avec des agents issus de la Gestapo, des ignares peu entraînés et incapables, il avait été anéanti à nouveau par les agents fédéraux américains. Et pour de bon cette fois. La Gestapo, décidément, ne servait à rien.

Dès l’occupation de Paris, il y avait reçu des responsabilités. Il était assigné au Gruppe III de l’Abwehr-Paris, la section chargée du contre-espionnage ; le Gruppe I était chargé du renseignement, et le Gruppe II des sabotages en pays ennemi et de la guerre psychologique. L’installation au Lutetia s’était faite en juin 1940. Durant les deux années qui avaient suivi, ils avaient maté la Résistance. Il en allait autrement à présent.

Wilhelm Canaris avait fêté ses cinquante-six ans le premier jour de janvier ; Kunszer lui avait écrit un petit mot pour l’occasion. Il aimait bien Canaris, le « vieux » comme on l’appelait dans le Service, car il devait bien y avoir dix ans qu’il avait les cheveux tout blancs.

Comment frapper le SOE ? Il n’en savait plus rien. Il était découragé. Parfois, il se demandait s’ils gagneraient la guerre. Il ferma la porte de son bureau et posa un disque sur son gramophone. La musique l’apaisait.

28

Dans la campagne, Faron courait. Il était heureux. Il courait sur la petite route à toutes jambes ; il irait jusqu’à la cabane, en bordure des bois. Il y avait laissé une paire de jumelles. Le jour touchait à sa fin, mais il faisait encore clair. Il aimait ces fins de journées d’été, il aimait ces premières heures du soir encore irradiées de soleil et de chaleur. Il aimait sa vie.

Il courait dans les hautes herbes à présent, caché de la route par de lourds arbres fruitiers ; il portait son habituel costume et, cachée dans son veston, une Sten à crosse rétractable. Il riait.

Il atteignit l’orée du bois qui dominait la grande route et les champs, et il ralentit la cadence pour ne pas déchirer son complet dans les branches basses. Il ne lui fallut ensuite qu’une minute pour rejoindre la cabane, derrière une rangée de hauts chênes, une vieille cabane de chasse en bois vermoulu. D’un coup d’œil par le carreau cassé, il s’assura qu’elle était vide et il entra. Les jumelles étaient sous une latte. Il les porta à ses yeux et par la fenêtre sans vitre, à travers les branchages épais qui le dissimulaient des hommes, il suivit le trait gris de la route, au loin, et il arrêta son regard sur la colonne de fumée qui s’élevait de l’amas de voitures, satisfait.

Sur la butte, tapis dans les herbes, au-dessus de la petite route, ils avaient attendu, fébriles. C’était une longue ligne droite ; avertis depuis presque une minute par la corne de brume d’un éclaireur posté en amont, ils avaient vu le convoi venir de loin. Malgré la tension qui lui nouait les entrailles, Faron avait souri : son information s’était révélée exacte, le gradé et son convoi avaient bien emprunté cette route pour quitter la région. Il avait déclenché l’attaque en lançant sa grenade.

Ils étaient sept, et sept grenades avaient été jetées presque simultanément sur les deux voitures : la voiture du gradé, et son escorte. Escorte minable, elle n’avait rien vu venir. Faron et ses six hommes s’étaient mis à couvert le temps de la déflagration, puis ils avaient ouvert le feu sur les deux voitures ; la première était couchée sur l’aile, la seconde était intacte mais immobilisée. Ils avaient mitraillé sans discontinuer, et les voitures, qui n’étaient pas blindées, avaient été transpercées par la mitraille. Le déluge de Sten avait duré au moins trente secondes. Une éternité.

Derrière les arbres, Faron jubilait. Ah, ç’avait été une belle embuscade ; il était fier de sa petite troupe, les six meilleurs hommes du réseau qu’il entraînait. Il y a quelques mois encore, ils ne savaient rien faire, et aujourd’hui, ils s’étaient battus comme des lions. Il était fier d’eux, fier de lui. Ils avaient tout fait comme il leur avait appris : les positions, la détermination, la communication. Au son de la corne de brume, ils avaient armé les Sten, dégoupillé les grenades, serrant fort la cuillère. Puis, lorsqu’il avait jeté la sienne, tous l’avaient imité. Explosion formidable. Et ils avaient ouvert le feu, ne laissant aucune chance aux assaillis. Lui, tireur d’élite, était en charge d’abattre les chauffeurs, pour qu’ils ne puissent pas fuir ; une rafale avait suffi, la première voiture ayant été presque retournée par le souffle des grenades ; simultanément, quatre tireurs avaient mitraillé les carrosseries, sans répit, visant les hommes mais tirant partout, comme il l’avait ordonné. Difficile d’être précis avec les Sten, il ne fallait pas lésiner sur les munitions. Pour Faron, le clou du spectacle avait été son tireur d’appoint, qui avait rempli son rôle à merveille. Le tireur d’appoint était l’une de ses inventions de guerre : son rôle était de rester prêt au tir mais de ne rien faire, attentif à ses camarades : si l’une des Sten s’enrayait, ou lorsqu’un camarade changeait ses chargeurs, le tireur d’appoint prenait immédiatement le relais, et ainsi le feu ne cessait jamais. L’ennemi ne disposait d’aucun répit pour contre-attaquer. Et lorsque la Sten arrêtée pouvait reprendre sa tâche, le tireur d’appoint rapprêtait aussitôt son arme au tir. Faron était enchanté du rendement ; c’était une technique améliorée, une méthode de son cru et, un jour, il l’enseignerait à Lochailort. Il s’y voyait bien instructeur. Il était un grand soldat.

Ils ne s’étaient vu opposer aucune résistance. Les Allemands avaient tous péri, assis sur leur banquette en cuir. Et s’il en était un qui respirait encore, il ne tarderait pas à se vider de son sang. Faron avait hésité à redescendre la butte pour achever un éventuel survivant ; il avait vite renoncé. Cela n’en valait pas la peine. S’approcher des voitures, ç’aurait été risquer de se prendre une balle si l’un des occupants, animé par la force du désespoir, était parvenu à dégainer son Luger. En fait, Faron avait espéré qu’au moins une de ses victimes survivrait à l’attaque. Car ce n’était pas le nombre de morts qui était important, et, dans ce cas précis, il était même insignifiant : quelques militaires, fussent-ils haut gradés, ce n’était rien sur une armée d’un million d’hommes. Tuer n’était d’ailleurs pas le but de ces opérations ; il fallait créer un contexte de terreur générale, non pas pour la poignée de malheureux dans le convoi, mais pour tous les soldats allemands sur sol français. Alors, s’il y avait un survivant, c’était même mieux. Il raconterait la surprise, l’horreur, la panique, l’impuissance, les cris, la détermination des assaillants, les camarades morts et qui, une minute plus tôt, plaisantaient gaiement, là, juste sur le siège à côté. Et en entendant les propos du rescapé, prononcés sur un lit d’hôpital qui serait son seul horizon pour les prochains mois, et davantage peut-être, tous seraient frappés du message de Faron : la mort, la souffrance, les blessures atroces, voici ce qui les attendait, eux qui avaient osé violer la France. Et ils n’y seraient nulle part en sécurité.

Faron avait donc sonné le repli sans prendre plus de risques. L’opération avait été une réussite, et ses hommes en seraient galvanisés. Des soldats confiants étaient des soldats plus forts. Ils avaient dévalé la butte par son flanc opposé, et ils étaient partis en courant. « Je vous rejoins où vous savez ! » avait crié Faron à ses combattants, qui s’engouffraient dans la camionnette où les attendait déjà l’éclaireur à la corne de brume. Le colosse avait continué sa course jusqu’à la cabane, au mépris des règles de sécurité. Mais il voulait voir.

Il souriait à présent, ne lâchant pas ses jumelles, se délectant de la tôle calcinée et mitraillée. Il crut même percevoir un cri désespéré, et il rit d’aise. « Je suis devenu un Homme, Claude. Regarde ça… » dit-il à haute voix. Il avait un impressionnant palmarès de sabotages à son actif. Il avait déjà fait sauter plusieurs trains. Ah, quelle excitation ! Bien sûr, il avait peur. Mais c’était une peur formidable, une peur apaisante, pas une vraie peur, pas une peur de trouillard. Il avait tué. Plus qu’il ne pensait. Il avait tué des hommes dans les trains, dans les voitures, dans les camions. Il avait aussi assassiné des officiers allemands, après avoir observé leurs habitudes. Le SOE exigeait en règle générale de constituer une équipe de plusieurs personnes pour perpétrer un assassinat, mais lui avait opéré tout seul. Il avait observé la routine ; la routine était la faiblesse. Un officier de passage pour quelques jours dans une ville s’évertuait, comme pour combattre la solitude de sa vie de guerrier nomade, à aller manger dans le même restaurant, midi et soir, et à des horaires toujours réguliers. Cette précision était, à ses yeux, la grande faille des Allemands. Alors il les attendait, patiemment, au coin d’une rue déserte, sachant que l’officier, esclave de sa routine, passerait bientôt devant lui. Et il tuait en silence. Souvent au couteau ; il aimait le couteau. Il était aussi passé par Paris, sans pourtant en avoir reçu formellement l’ordre. Initiative personnelle. Il était resté quelques jours dans son appartement sûr, uniquement pour retourner encore une fois aux abords du Lutetia. Le Lutetia, bientôt. Ce n’était pas impossible. Il y songeait sans cesse, ses moindres instants étaient dédiés à l’échafaudage d’un mode opératoire. Avant la fin de l’année, il le ferait sauter. Et il deviendrait le plus grand des héros de la guerre.

Dans sa cabane, Faron ressentait de la joie. À contrecœur, il dut repartir : les Allemands, alertés, fouilleraient bientôt le bois. Il n’aimait pas devoir fuir ; il aimait regarder. Il n’aimait fuir devant personne. Qu’ils viennent, qu’ils viennent le chercher. Il y a longtemps qu’il n’avait plus peur.

*

Des bombardements. Les Alliés pilonnaient l’Europe, le plus souvent aidés par des agents au sol.

Key, lors de son parachutage en février, avait rejoint la Suisse. Il était allé, dans la région de Zurich, observer des usines au nord de la ville, soupçonnées de participer à l’effort de guerre allemand. À la mi-mars, la RAF avait bombardé les usines d’armement d’Oerlikon. Puis il y avait eu Rennes, et Rouen, où il avait été rejoint par un certain Rear. Dans les premiers jours d’avril, les usines Renault de Boulogne-Billancourt étaient visées à leur tour par l’US Air Force, car on y construisait des tanks pour la Wehrmacht.

Claude, lui aussi, avait opéré comme agent au sol en prévision de frappes aériennes. À la fin mars, il avait été envoyé à Bordeaux et avait participé à la préparation de bombardements.

*

Gros, dans le Nord-Ouest, faisait la navette entre les différentes villes où étaient stationnées d’importantes garnisons de la Wehrmacht. Son tempérament sympathique et gouailleur lui valait de nombreuses amitiés, notamment parmi les soldats allemands qu’il croisait dans les cafés. Il leur parlait de la guerre comme de la plus grande des banalités, haussant les épaules en prenant un air benêt. On l’aimait bien. Il était de ces gens braves et fidèles qu’on apprécie de côtoyer, sans craindre qu’ils ne fassent de l’ombre auprès des femmes. Gros était chargé de la propagande noire, celle diffusée auprès de l’ennemi, à son insu. Gros orientait ses interlocuteurs sur les sujets de musique — les Allemands savaient apprécier la musique —, puis il leur conseillait quelques bonnes stations radio germanophones que l’on pouvait capter dans la région. La musique y était entraînante, les intermèdes de qualité ; et il se blâmait de ne pas parler suffisamment l’allemand pour en apprécier la saveur. Oui, il avait hâte que toute l’Europe ne parle plus qu’allemand ; le français était une bien vilaine langue. Et Gros faisait la promotion de Radio-Atlantik ou de Soldatensender Calais, des radios allemandes pour les soldats allemands, aux programmes choisis et divertissants, et diffusant, outre de la musique, des informations de premier ordre, reprises par les autres stations allemandes. Et même l’auditeur le plus soupçonneux ne décelait pas les fausses informations qu’il assimilait, noyées parmi les vraies. Et il était loin d’imaginer que son nouveau programme préféré était émis depuis un studio de Londres.

*

Elle opérait comme pianiste dans le Nord. Elle n’aimait pas le Nord, une sale région, une région triste, sombre. En fait elle n’aimait pas la France, elle préférait nettement la Grande-Bretagne, plus civilisée, plus harmonieuse. Et puis elle aimait les Anglais, elle aimait ce caractère doux-amer, moitié irascible et moitié bonne pâte. Elle était dans le Nord depuis des mois, enfermée dans un petit appartement, souvent seule, relayant sans relâche les communications entre Londres et deux réseaux locaux ; elle n’avait de contact qu’avec chacun des responsables des réseaux, ainsi que trois agents du SOE. Cinq personnes en tout. Elle s’ennuyait. Au moins, lorsqu’elle communiquait avec Londres, il y avait toujours un autre agent avec elle, posté à la fenêtre, guettant les véhicules suspects dans la rue ; car l’Abwehr quadrillait les villes avec des véhicules dotés d’un système de radiogoniométrie, repérant les émetteurs radio par triangulation. Des pianistes s’étaient déjà fait prendre. Émettre était un art difficile ; cela prenait du temps, mais il fallait que l’émission soit suffisamment brève pour ne pas être localisée.

Souvent, lorsqu’elle était seule le soir, elle regardait par la fenêtre, comme elle avait vu Pal le faire. Elle y restait longuement, toutes lumières éteintes pour garder les rideaux ouverts et se laisser absorber par les halos de la nuit. Puis elle coiffait ses longs cheveux blonds, faisant glisser dessus une jolie brosse en crin. Elle fermait les yeux. Elle aurait tellement voulu qu’il soit contre elle, et que cette brosse soit sa main. Maudite soit cette solitude qui l’envahissait tous les soirs, lorsqu’elle se couchait. Pour oublier, elle pensait à l’Amérique.

*

Pal était retourné dans le sud de la France ; il connaissait bien les réseaux de la région à présent. Les mouvements de résistance s’étaient unis : ils s’étaient bien organisés. Il avait retrouvé différents agents du SOE ; le travail ne manquait pas. Il avait préparé le parachutage de matériel. Les livraisons se faisaient en plusieurs étapes, en général par séries de douze, quinze ou dix-huit conteneurs, renfermant chacun un stock de matériel standard, traité par les stations d’emballage. Ainsi une première série de douze conteneurs comptait une quarantaine de fusils-mitrailleurs Bren, mille cartouches et quarante-huit chargeurs vides pour chacun d’eux, des fusils et cent cinquante cartouches pour chacun, une cinquantaine de Sten, trois cents cartouches et quatre-vingts chargeurs vides, des pistolets avec munitions, des grenades, de l’explosif, des détonateurs, du ruban adhésif en quantité et environ dix milles cartouches Parabellum 9 mm et 303.

Les Alliés avaient ouvert un front en Italie, ils progressaient rapidement ; lorsqu’ils arriveraient dans la région, tout soutien serait utile et l’une des principales tâches de Pal avait été de former les combattants au maniement des armes. Il avait expliqué certaines tactiques de combat et enseigné l’utilisation des explosifs simples, mais lui-même n’était pas tout à fait à l’aise dans cette matière. Il redoutait ses propres leçons, et jurait à chacune que ce serait la dernière. Mais il fallait être en mesure d’attaquer le plus possible, d’effrayer, d’isoler. Il aimait instruire, il aimait être le détenteur du savoir : il espérait que ses élèves posaient sur lui les mêmes regards qu’il avait posés sur les instructeurs des écoles du SOE.

Une fois par mois, lorsque la situation le lui permettait, il disparaissait quelques jours. Deux jours. Jamais plus. Si on lui posait des questions, même un autre agent du SOE, il prenait cet air à la fois mystérieux et agacé qu’il tenait du métier et qui mettait un terme à toute discussion sans paraître ni grossier, ni embarrassé. Chacun avait ses consignes. Le secret était le secret. Les gens, d’ailleurs, parlaient trop. Pas les agents britanniques, mais les résistants. Il avait averti les responsables de réseaux : leurs hommes se montraient trop bavards, souvent malgré eux. Une allusion à un ami proche, une confidence à un conjoint, et c’est tout le réseau qui pouvait être compromis. Il fallait que les cellules de résistance soient petites, que personne ne connaisse personne, au moins chez les exécutants. Il fallait évincer des rangs les bavards, les incapables et les mythomanes.

Il partait donc. De Marseille ou de Nice, il prenait le train jusqu’à Lyon. Depuis son renvoi en France, en février, il y était déjà allé six fois. Il retrouvait Marie. C’était risqué, contraire aux consignes de sécurité qu’il martelait pourtant à tout va, mais il devait le faire, car Marie, un peu amoureuse, continuait à lui servir de courrier jusqu’à Paris. Ainsi Pal égrenait-il sa pile de cartes postales de Genève, écrivant à son père. Il lui disait que tout allait bien.

Les rendez-vous avec Marie étaient fixés par téléphone. Une simple conversation, les mots n’avaient pas d’importance : s’il téléphonait, cela signifiait qu’il viendrait le lendemain. Ils avaient trois lieux de rencontre possibles, et dans la conversation, Pal, glissant l’une des phrases convenues, lui indiquait lequel. Et ils se retrouvaient, ils marchaient un peu ensemble, ils allaient déjeuner ; il jouait de son charme, de ses secrets, de son statut. Puis, dans une ruelle, il faisait mine de l’embrasser et glissait la précieuse enveloppe dans son sac. « Toujours au même endroit », lui murmurait-il. Elle acquiesçait, aimante, subjuguée, docile. Elle ne savait pas ce que contenaient ces enveloppes, mais au vu de la cadence, ce devait être de haute importance. Il devait se passer des événements de premier ordre, elle le savait. D’ailleurs, épluchant les journaux, constatant les bombardements, elle se demandait si Pal en était à l’origine. Peut-être même était-ce lui qui en avait donné l’ordre dans ses messages. Était-elle la cheville ouvrière qui déclenchait ces déluges de feu ? Elle en frissonnait d’excitation.

Il continuait ses mensonges. Il lui faisait croire à l’effort de guerre, glissant parfois une phrase inachevée pleine de sous-entendus. Elle frémissait, il le savait. Bien sûr, son propre comportement le répugnait, mais au moins, s’il lui faisait perdre son temps, il ne lui faisait courir aucun risque. Elle était une gentille Française, avec des papiers en règle, et les cartes postales ne contenaient qu’un texte anodin ; de surcroît, elles n’étaient même pas datées. Si on la contrôlait, si on la fouillait, elle n’aurait aucun problème. Lui dire la vérité alors ? Non, elle ne comprendrait pas. Il n’aimait pas l’utiliser, il n’aimait pas lui mentir, mais il devait continuer à entretenir le mystère pour être certain qu’elle ferait toujours le facteur.

29

Il comptait ses cartes. Huit. Il en avait reçu huit en tout. Huit cartes postales de Genève. Depuis février, il en avait reçu six. Une par mois, rythme impeccable. Les plus beaux mois de sa vie. Elles arrivaient toujours de la même façon : dans une enveloppe, sans timbre ni adresse, qu’une main anonyme déposait dans sa boîte aux lettres. Mais qui ? Paul-Émile ? Non, si Paul-Émile venait régulièrement à Paris, il serait venu le trouver directement. Son fils, certainement, ne quittait pas Genève, et il avait bien raison.

Le père était heureux comme il ne l’avait plus été depuis le départ de son garçon ; toutes ces cartes, c’était comme si son Paul-Émile était près de lui. Il mangeait davantage désormais, il avait meilleure mine, il avait repris un peu de poids. Souvent, il chantait dans l’appartement. Dehors, il sifflotait.

Les cartes étaient magnifiques. Bien choisies. Genève était telle qu’il se l’était toujours imaginée : une belle ville. Quant au texte, il était succinct et plus ou moins identique à chaque fois. Jamais signé, mais il reconnaissait l’écriture.

Cher Papa,

Tout va bien.

À très vite.

Je t’embrasse.

Tous les soirs, après le dîner, il les relisait, toutes, dans l’ordre chronologique. Puis il les empilait, en les tapotant pour qu’elles soient bien alignées, et il les remettait dans leur cachette. Sous la couverture d’un grand livre couché au-dessus de la cheminée. Sur la couverture cartonnée, il posait le cadre doré dans lequel rayonnait la plus récente photo de son fils. Il posait le cadre bien au milieu du livre, pour appuyer dessus, à la manière d’une presse, afin que les cartes jamais ne se déforment. Fermant les yeux, il imaginait Paul-Émile, banquier émérite, déambulant en costume de prix dans les couloirs de marbre d’une très grande banque. Il était le plus beau des banquiers, le plus fier des hommes.

30

Dans la chaleur niçoise de la mi-août, Pal avait rejoint Rear à son hôtel : il revenait de Lyon, où il avait retrouvé Marie pour lui remettre une nouvelle enveloppe. Dans la petite chambre qui rappelait furieusement Berne, Pal contemplait, amusé, Rear, moite de sueur, qui jouait avec un appareil photo miniature, nouvelle production des stations expérimentales du SOE. Pal sourit ; rien n’avait changé.

Les deux hommes s’étaient retrouvés par hasard au cours d’une opération associant deux réseaux, et ils s’étaient donné rendez-vous à Nice pour le plaisir de se revoir.

— J’ai entendu parler de toi, dit Rear sans lâcher son occupation. Les réseaux sont impressionnés par ton travail.

— Bah. On fait ce qu’on peut.

— J’ai aussi rencontré un de tes colocataires… un grand roux.

Le visage de Pal s’illumina.

— Key ? Ah, ce bon Key ! Comment va-t-il ?

— Bien. Un bon agent lui aussi. Sacrément efficace !

Pal acquiesça, content de ces bonnes nouvelles. Le plus dur, c’était de ne rien savoir sur personne, et parfois il songeait que Stanislas avait eu raison. Ils n’auraient pas dû se lier. Il essayait de pas trop y penser. Penser, c’était mauvais.

— Des nouvelles d’Adolf ? demanda-t-il.

— Doff ? Il va pas mal. Il est en Autriche maintenant, je crois.

— Il est schleu ?

— Plus ou moins.

Ils pouffèrent. Heil Hitler, mein Lieber ! murmura joyeusement le fils, brandissant le bras en de discrets saluts nazis pendant que Rear était occupé à remettre en place l’objectif minuscule qu’il avait réussi à dévisser dans un geste maladroit. Mais il n’y parvint pas : il l’avait cassé. Pour se consoler, il s’empara d’une petite bouteille de liqueur qu’il avait mise au frais dans le lavabo. Il attrapa un verre à dents, le remplit au tiers et le tendit à Pal, avant de boire directement au goulot.

— T’es au courant pour cette nuit ? demanda Rear après deux lampées.

— Cette nuit ? Non.

— C’est du secret défense…

— Secret défense ! jura Pal en mimant de se coudre les lèvres.

Rear rentra les épaules comme pour protéger ses mots, sa voix se fit à peine audible et Pal dut se rapprocher pour entendre.

— Cette nuit a eu lieu l’Opération Hydra. Les Boches sont furieux, d’ailleurs ils feront certainement tout pour que personne n’en parle.

— L’opération Hydra ?

— Un sacré bordel…

Rear eut un sourire.

— Raconte !

On savait où se trouvait la base de développement de missiles de l’armée allemande. Du matériel de pointe, de quoi gagner la guerre peut-être.

— Et ?

— Dans la nuit, des centaines de bombardiers partis du sud de l’Angleterre ont rasé la base. Des centaines d’avions, tu imagines ? Je crois qu’il n’y aura plus de missiles.

Pal jubila.

— Ça alors ! Merde ! Bien joué !

Il dévisagea Rear.

— Et t’étais au courant ? demanda-t-il.

Rear eut un sourire malin.

— Peut-être…

— Comment ça se fait ?

— Doff. Il avait quelque chose à voir là-dedans. Un soir où il avait picolé, il m’a raconté toute l’opération. Quand Doff picole, il parle. Crois-moi, si les Boches l’attrapent, ils n’auront qu’à lui filer du bon pinard et il fera tomber tout le Service.

Les deux agents rirent. Jaune. C’était grave. Mais c’était Doff. Rear poursuivit :

— J’ai eu confirmation ce matin que l’opération avait été une réussite.

— Comment ?

— Te préoccupe pas de ça. Je devrais même pas t’avoir dit le nom de cette opération. Tu fermeras ta gueule, hein ?

— Juré.

Rear s’amusa du pouvoir qu’il avait encore sur ce jeune homme qui ne tarderait pas à devenir bien meilleur agent que lui-même ne le serait jamais. Il pouvait bien lui donner quelques informations confidentielles, Hydra avait déjà eu lieu. Ils burent à nouveau, à la proche fin de la guerre.

— Quelle est la suite de ta mission ? interrogea Rear.

Pal sourit, car il en avait terminé.

— Je suis rappelé à Londres pour prendre des nouvelles consignes. Mes réseaux ici sont armés et entraînés. Une permission ne me fera pas de mal…

— Septembre à Londres… La meilleure saison, fit Rear, rêveur.

Ils se congratulèrent. La guerre se portait bien. Ils avaient confiance. Rear épongea la sueur qui dégoulinait de son front et ils sortirent dîner.

31

Kunszer raccrocha le combiné, délicatement. Puis il souleva le téléphone et le jeta contre le sol, dans un accès de colère. Il s’assit sur sa chaise en cuir, et enfouit son visage dans ses mains : aucune nouvelle de Katia.

On frappa à la porte, il se dressa sur ses jambes, par réflexe. C’était Hund, son voisin de bureau. Hund ne s’appelait pas Hund, mais Kunszer l’avait baptisé ainsi à cause de sa mauvaise manie de venir fouiner dans les bureaux des autres, le nez en l’air, comme un épagneul à la recherche d’un faisan. Hund avait été attiré par le bruit : il glissa le museau par l’entrebâillement de la porte et avisa le combiné qui gisait au sol.

— Peenemünde, hum ? fit tristement Hund.

— Peenemünde, acquiesça Kunszer pour que le chien ne se doute de rien.

Hund referma la porte, et Kunszer pesta, à mi-voix : « Peenemünde toi-même ! Sale Boche ! »

Août était un mois de malheur. La nuit précédente, la RAF avait mené un terrible raid sur Peenemünde, la base secrète dans laquelle la Wehrmacht et la Luftwaffe développaient les fusées V1 et V2 qui devaient pleuvoir sur Londres et tous les ports du sud de l’Angleterre. Mais Peenemünde avait été détruite en grande partie et c’en était fini des missiles. Six cents bombardiers avaient participé à l’opération, selon la Luftwaffe. Six cents. Comment diable les Britanniques avaient-ils su ? Comment avaient-ils pu être si précis ? Et pendant ce temps, pis encore que Peenemünde, l’opération Zitadelle, lancée à Koursk contre l’Armée rouge par l’Oberkommando der Wehrmacht, était un échec. Les Allemands s’y enlisaient et, si les Soviétiques gagnaient, la route vers Berlin leur serait grande ouverte. Seigneur, que feraient-ils à Berlin ? Ils mettraient la ville à feu et à sang. Au début du mois, déjà, il avait fallu évacuer les civils de Berlin et de la Ruhr, à cause des bombardements. La RAF, l’US Air Force ; ils ne cessaient jamais leur ballet diabolique. Ils visaient les familles, les femmes, les enfants, délibérément. Qu’y pouvaient-ils, les enfants, les pauvres petits, s’il y avait la guerre ?

Kunszer sortit une photographie de sa poche, et la contempla. Katia. Les Anglais n’étaient pas des Hommes : cinq jours et cinq nuits de bombardements incessants sur Hambourg. Des tonnes de bombes larguées, la ville rasée. C’était un crime. Ah, s’il avait pu prévoir, il aurait dit à Katia de partir. Pourquoi l’Abwehr n’avait-elle rien su de cette opération ? Ils avaient pourtant infiltré Londres en haut lieu. S’il avait su, il aurait pu prévenir son aimée ; sa Katia chérie, pourquoi n’était-elle pas partie, loin ? En Amérique du Sud. Elle aurait été bien au Brésil. Maintenant il n’avait plus de nouvelles.

Il contempla encore la photographie et l’embrassa. Il eut d’abord honte. Mais il n’avait plus que ça. C’était embrasser du carton, ou ne plus embrasser, jamais. Il embrassa encore.

Bombarder Peenemünde faisait partie des usages de la guerre, mais raser Hambourg… Tout ce que Kunszer savait, c’était que les Alliés avaient baptisé l’attaque sur Hambourg Operation Gomorrah. Gomorrhe. Il se leva, attrapa un vase vide sur sa table et le retourna : il en tomba une clé en fer. Il alla ouvrir les battants supérieurs de sa grande armoire, soigneusement verrouillée. À l’intérieur, il y avait des livres. Certains étaient interdits. Il ne supportait pas que l’on ait pu brûler des livres ; il y avait les combattants ennemis, que l’on pouvait terrasser par tous les moyens. Et il y avait ce à quoi l’on ne pouvait jamais toucher : les enfants et les livres. Contemplant les volumes, il se saisit de sa vieille Bible. Il en tourna les pages, et s’arrêta soudain. Voilà, il avait trouvé. Il ferma la porte de son bureau à clé, tira les rideaux. Et le dos à la lumière voilée par le feutre, il récita :

Alors l’Éternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous leurs habitants, jusqu’aux plantes de la terre. La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. Abraham se leva de bon matin, pour aller au lieu où il s’était tenu en présence de l’Éternel. Il porta ses regards du côté de Sodome et de Gomorrhe, et sur tout le territoire de la plaine, et il vit s’élever de la terre une fumée, comme la fumée d’une fournaise.

32

Elle regardait l’enveloppe que Pal venait de lui remettre. Dans sa chambre, à Lyon, chez ses parents, elle tenait l’enveloppe et la fixait, sans plus savoir qu’en faire.

Ils s’étaient vus la veille. Comme à chaque fois, elle s’était faite belle, dans l’espoir de plaire au jeune agent. Comme à chaque fois, il l’avait emmenée déjeuner. Elle aimait se retrouver seule avec lui. Cette fois-ci, ils avaient mangé à l’ombre d’une terrasse ; elle avait mis ses plus coquets vêtements d’été, elle s’était fardée, elle avait sorti ses jolies boucles d’oreilles, celles des grandes occasions. Pendant le repas, elle avait fait jouer ses mains trop en avant sur la table, trop proches de lui, pour qu’il les touche et qu’il les prenne. Il n’avait rien fait. Pire : il avait éloigné les siennes. Après le café, ils avaient fait quelques pas ensemble. Et il y avait eu le rituel : il avait feint de l’embrasser ; discrètement, il avait glissé l’enveloppe dans son sac, et lui avait murmuré : « Toujours au même endroit. » Elle lui avait souri, tendrement, et elle s’était accrochée à lui pour qu’il l’embrasse vraiment, mais une fois encore, il était resté impassible. Pourquoi ne l’embrassait-il pas ? Ce jour-là, elle en avait été furieuse. Toujours le même cirque, mais de baisers, jamais ! Elle avait pris la lettre à contrecœur, effort de guerre oblige. Mais elle s’était juré que, la prochaine fois, elle ne le ferait plus gratuitement, même pour les beaux yeux de la France. Il devrait la toucher un peu, ou lui promettre de l’avancement. Et ce ne serait pas cher payé pour les risques qu’elle prenait ! Elle avait pris la lettre quand même, docile comme une servante, elle ne s’était pas rebellée, et lorsqu’il était parti, elle s’était détestée ; elle s’était trouvée laide, laide comme une postière. Elle avait ruminé son affront toute la nuit durant. Elle avait hésité à ouvrir l’enveloppe, elle n’avait pas osé : elle l’avait plaquée contre une lampe, mais elle n’avait rien vu transparaître. Et plus elle avait repensé à Pal, plus elle lui en voulait d’avoir été éconduite. Elle était amoureuse. Il n’avait pas le droit de la traiter ainsi, il était un salaud.

Assise sur son lit, elle eut le sourire de la vengeance. Cette lettre, finalement, elle ne la livrerait pas. Elle ne livrerait plus. Du moins tant qu’il ne voudrait pas d’elle.

33

Aux premiers jours de septembre, Pal était déjà de retour à Londres. Le voyage avait été rapide ; il n’avait que brièvement transité par l’Espagne. Toujours dans ce même hôtel. Une après-midi, il avait vu arriver l’immense silhouette nerveuse de Faron. Agité, comme toujours. Désœuvrés, ils avaient passé du temps ensemble. Pal trouvait que, finalement, Faron n’était pas un mauvais bougre. Étonnamment, le colosse, rappelé par Londres pour son rapport de mission, ne semblait pas content de bénéficier d’un peu de repos : il aurait voulu enchaîner, avait-il dit, il aurait voulu être envoyé directement à Paris. Au lieu de cela, il avait dû traverser la moitié du pays pour aller se terrer en Espagne et rentrer chez les Rosbifs, perte de temps, d’argent et d’énergie : à l’heure qu’il était, il aurait déjà fait sauter quelques trains. Il ne supportait pas de devoir se plier aux ordres de Londres comme un bon petit chien. Il se considérait supérieur aux autres agents et il voulait plus de reconnaissance. Il avait d’ailleurs mis au point de nouvelles méthodes de combat dont on parlerait bientôt dans les écoles de formation, mais il ne les dévoilerait que si l’État-major cessait de le faire aller et venir comme une girouette. Aller et venir, c’était bon pour les Claude et les Gros, peu sûrs d’eux, tandis que lui évoluait dans une dimension supérieure ; faire des rapports à des bureaucrates et traîner à Londres, où il s’emmerdait prodigieusement, ça ne le faisait pas rire du tout.

Au cœur de la nuit, le Hudson de la RAF se posa sur le sol anglais. À l’instant où les roues touchèrent le sol, Pal se sentit envahi par une douce quiétude. Il revenait après sept mois passés à des missions diverses en France, sans interruption. Il était épuisé : le Sud, toujours le Sud. Il n’était envoyé que dans le Sud, et plus il y allait plus il devrait y retourner pour retrouver ses contacts, c’était un cercle sans fin. Il avait envie d’être envoyé une fois à Paris. Juste une fois. Il y avait exactement deux ans qu’il était parti de Paris, deux ans qu’il n’avait plus revu son père. Il lui semblait que tout avait tellement changé. Sur son torse, plus large, la cicatrice s’était amenuisée.

Dans une annexe de l’aérodrome, on servit à Pal et Faron un repas chaud. Puis une voiture les emmena vers Londres. À peine installés sur le siège en cuir, ils s’endormirent, Faron songeant au Lutetia, et Pal à Laura : il espérait qu’elle était rentrée elle aussi, il n’en pouvait plus de ne plus l’étreindre.

Lorsque Pal rouvrit les yeux, la voiture roulait dans la banlieue de Londres. Faron dormait encore, le visage écrasé contre la vitre. Le chauffeur les conduisait à Portman Square pour le bilan de leurs séjours français. C’était la fin de l’aube, une aube bleue comme celle de ce jour de janvier, un an et demi plus tôt, où lui et les autres stagiaires étaient arrivés à la gare de Londres au retour de l’école de Lochailort. Il fut envahi par les souvenirs.

— Déposez-moi à Bloomsbury, ordonna-t-il alors au chauffeur.

— Je dois vous conduire à Portman Square…

— Je sais, mais je dois faire un crochet par Bloomsbury. Je rejoindrai Portman Square en métro ensuite. Vous n’aurez pas d’ennuis, je vous le promets.

Le chauffeur hésita un instant. Il ne voulait ni désobéir aux ordres, ni contrarier ce jeune agent. Et que dirait le géant aux airs peu commodes qui dormait sur la banquette ?

— Où, à Bloomsbury ? demanda-t-il.

— À côté du British Museum.

— Je vous attendrai. Faites vite.

Pal hocha la tête d’un geste rapide sans le remercier. C’est ainsi que Rear aurait fait.

*

Devant la porte de l’appartement de Bloomsbury, Pal souleva le paillasson, fébrile. La clé était bien là, dissimulée dans les rainures du cadre métallique. Il déverrouilla la serrure et poussa lentement le battant de la porte. Il ferma les yeux un instant, il voyait Gros et Claude en grande conversation, Laura qui l’attendait, il entendait du bruit, de la joie. Il alluma la lumière du hall : tout était désert. Les géraniums de Claude avaient séché, et la poussière s’était accumulée sur les meubles. Il y avait longtemps que personne n’était venu ici. Déçu et attristé, il parcourut les pièces, lentement, plein de nostalgie. Dans la cuisine, vide de tout, il retrouva un paquet des biscuits secs de Gros, à moitié vide. Il en mangea un. Puis il se dirigea vers les chambres, toutes sombres et désespérément inoccupées. Il retrouva son lit, s’y coucha, et respira ses draps pour retrouver l’odeur de Laura. Laura, elle lui manquait tellement. Mais même les odeurs s’étaient enfuies. Mélancolique, il visita la chambre de Gros, trouva son livre d’anglais dans la table de nuit. Il l’ouvrit au hasard, et sans même regarder la page, il répéta comme une prière : « I love you. » Pauvre Gros. Qu’était-il devenu ? Perdu dans ses pensées, Pal sembla alors déceler une présence dans l’appartement. Le chauffeur ?

— Il y a quelqu’un ? tonna-t-il.

Pas de réponse.

— Faron ? essaya-t-il encore.

Silence. Puis il entendit des pas sur le parquet et, dans l’encadrement de la porte, il vit apparaître Stanislas, le sourire aux lèvres.

— Agent Pal… Vous avez l’air en forme.

— Stan !

Pal se rua sur son vieux camarade et l’enlaça.

— Stan ! Mon bon Stan ! J’ai l’impression que ça fait si longtemps !

— Ça fait longtemps… Sept mois. Sept longs mois. J’ai compté chaque jour. Chaque jour de malheur que Dieu m’a imposé de vivre dans l’angoisse de vous savoir loin, je l’ai compté.

— Ah, Stan, comme je suis content de te revoir !

— Et moi donc ! Ne devais-tu pas aller directement à Portman Square pour un débriefing ?

— Si. Mais je voulais venir ici…

— Je m’en doutais… J’ai trouvé ton chauffeur, et Faron qui pestait. Je leur ai dit de partir. Je t’emmènerai.

Pal sourit.

— Comment vas-tu ?

— Ah, si tu savais comme je déteste rester à Londres et vous savoir là-bas. J’ai prié, Pal, j’ai prié tous les jours.

— T’es toujours dans les bureaux ?

— Oui, mais j’ai pris du grade.

— Quel genre de grade ?

— Beaucoup.

— Combien beaucoup ?

Stanislas eut une moue espiègle.

— Ne pose pas de questions auxquelles je ne pourrais pas répondre.

Ils rirent. Puis il y eut un silence.

— Stan, dis-moi si…

Pal n’osait pas demander des nouvelles. Il se fit violence.

— Comment vont les autres ?

— Ça va.

— Et Laura ? Est-ce que Laura… Dis-moi, Stan, est-ce que Laura… ?

— Rassure-toi, Laura va bien. Elle est dans le Nord.

Le fils poussa un soupir de soulagement. Il remercia le destin de ses bons auspices et se rassit sur le lit de Gros, le cœur battant.

— Et les autres ? A-t-on des nouvelles ?

— Key, Claude, Gros vont bien. Ils font même du bon boulot.

Pal battit des mains, soulagé, rêveur. Il les imaginait, en cet instant, au sommet de leur art. Ah, ses bons petits camarades, comme il les aimait !

— Et ce vieux roublard d’Aimé ? En forme aussi, je suppose.

Le visage de Stanislas se referma. Il posa les mains sur les épaules du fils.

— Aimé est mort.

D’abord, Pal ne réagit pas. Puis ses lèvres, et son corps tout entier, se mirent à trembler. Ils avaient perdu Aimé, le père. Une larme coula sur sa joue, une deuxième, et bientôt vinrent les sanglots.

Stanislas s’assit sur le bord du lit et posa son bras sur l’épaule de son jeune camarade.

— Pleure, mon fils, pleure, va. Tu verras comme ça fait du bien.

Aimé était mort après un accrochage avec une patrouille, alors qu’il s’apprêtait à perpétrer un sabotage ferroviaire. En France, les opérations du SOE battaient leur plein.

*

Quelques jours passèrent. Pal et Faron s’installèrent ensemble à Bloomsbury, Faron occupant la chambre de Key, même si Stanislas estimait que ses camarades auraient mieux fait de se contenter des foyers de transit du SOE, pour éviter les fantômes.

Rapidement, les deux hommes s’ennuyèrent ; ils étaient seuls, ils ne savaient pas quoi faire. Londres sans le reste du groupe, ce n’était pas vraiment Londres. Pal s’occupa l’esprit en marchant, au hasard. Il marchait de l’appartement jusqu’à Portman Square et il retrouvait Stanislas pour déjeuner. Une après-midi, il alla même jusqu’à Chelsea. Il voulait donner à France Doyle des nouvelles de sa fille.

En le voyant, elle ne put s’empêcher d’éclater en sanglots.

— Oh, Pal, j’espère que vous ne m’apportez pas une mauvaise nouvelle.

Elle le serra contre elle. Il y avait des mois qu’elle se rongeait les sangs, même si elle recevait régulièrement ces stupides lettres de l’armée, ne-vous-inquiétez-pas-tout-va-bien. Le fils la tranquillisa :

— Laura va bien. Je viens vous rassurer, Madame.

Ils s’installèrent dans un boudoir du premier étage pour être tranquilles. Ils burent du thé, se regardèrent beaucoup mais parlèrent peu. Il y avait trop à dire. Pal s’en alla à la toute fin de l’après-midi, déclinant une invitation à dîner : il ne fallait pas que Richard le voie, il ne fallait pas qu’il reste trop ici. C’était mauvais pour lui, pour France, et de surcroît strictement interdit.

Après son départ, France resta dans le boudoir, immobile, longtemps. Elle pensait à sa fille, à Pal, et pour garder le moral elle songea à l’avenir. Ils pourraient se marier, ils en avaient l’âge. Elle organiserait tout ; elle avait tant d’idées. La cérémonie aurait lieu dans le Sussex, les parents de Richard y possédaient un manoir, une magnifique propriété qu’ils mettraient certainement à leur disposition. Ils seraient unis dans la chapelle voisine, par le vicaire, l’évêque peut-être. L’évêque sûrement, Richard ferait une généreuse donation. Puis les invités, conduits dans les jardins des grands-parents, seraient émerveillés par la fête et le faste. On aurait dressé sur l’impeccable pelouse d’immenses tentes blanches. Buffets froids, buffets chauds, produits de la terre et produits de la mer, gastronomie française partout et foie gras dans toutes ses déclinaisons. Photographes, souvenirs pour chacun. On pourrait même tourner un film. S’il faisait beau, on mettrait du parquet près de la grande fontaine, face à l’étang et aux cygnes, et l’on y danserait jusqu’au matin. Ce serait l’été. L’été prochain peut-être. Pal et Laura seraient magnifiques.

34

Elle connaissait le chemin par cœur désormais. Elle arrivait de la gare de Lyon, avec sa bicyclette, et rejoignait le Quartier latin par le boulevard Saint-Germain, en longeant la Seine. Elle aimait la Seine.

C’étaient les beaux jours de l’automne, elle portait une robe légère, et dans une sacoche en toile, sur son porte-bagages, l’enveloppe que Pal lui avait confiée un mois plus tôt. Elle avait cédé ; elle avait décidé de la livrer malgré tout. Elle ne pouvait pas la garder pour elle, juste pour se venger de Pal : c’était la guerre, et la guerre en avait peut-être besoin. Elle savait bien que, dans l’enveloppe, les mots, sans doute anodins, formaient des codes insoupçonnables annonçant un bombardement, ou apportant une information de premier ordre. Ne pas apporter cette lettre, c’était être une traîtresse ; c’était peut-être même compromettre le cours des opérations de résistance. Alors elle avait cédé. Mais la prochaine fois que Pal viendrait, elle le menacerait, elle exigerait d’accomplir des tâches plus importantes. Elle pouvait faire bien plus que cette ridicule besogne qu’il lui assignait. Elle avait des tas de qualités, elle était discrète, fiable, et elle avait même une arme. Tout en pédalant, boulevard Saint-Germain, elle effleura le haut de sa cuisse droite, couvert par sa robe, là où étaient accrochés l’étui et le petit pistolet que Faron lui avait remis.

*

Kunszer avait passé une partie de l’après-midi à regarder la photographie de sa Katia. Il l’avait encadrée à présent, pour qu’elle ne s’abîme pas. Toute la journée, il avait béni sa petite Katia et maudit les Anglais. Il avait fait tout ce qu’il pouvait faire pour s’occuper, et à présent, il étouffait dans son bureau. Il ne supportait plus le Lutetia. Il voulait sortir, marcher un peu. Marcher lui ferait du bien. Il prit le boulevard Raspail, et descendit jusqu’au carrefour Saint-Germain. Il défit sa cravate, ouvrit le premier bouton de son col. Il flâna à Saint-Germain, profitant de l’ombre des arbres ; il s’était trop couvert, septembre était doux. Il suait.

Il trouva une terrasse et s’y installa. Il avait soif. Il commanda une boisson fraîche, et se laissa aller à contempler les passantes. Il pensait à Katia. Il se sentait seul.

*

Marie venait de déposer l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Sa tâche accomplie, elle se hâta de remonter sur son vélo. Elle s’engagea à nouveau sur le boulevard Saint-Germain, en direction de la Tour Eiffel. Il y avait toujours du monde sur le boulevard, il était facile de se fondre dans la foule. Pal le lui avait dit.

*

À la terrasse, il observait l’agitation du boulevard. C’était une bonne distraction. Une très jolie jeune femme passa devant lui, sur une bicyclette. Elle avait vingt-cinq ans peut-être, elle ressemblait à Katia. Kunszer sentit son cœur battre plus vite, plus fort ; il avait envie de lui courir après, envie de l’aimer, ne serait-ce que pour oublier sa Katia. Il parlait français sans le moindre accent, il pouvait l’aborder. Elle ne saurait jamais qu’il était un sale Allemand. Ils pourraient aller au cinéma ensemble. Il avait envie de se sentir beau encore. Il se leva de sa chaise, il voulait s’offrir à cette jeune Française.

Un vent léger traversa alors le boulevard. Il fit à peine frémir les feuilles des platanes. Mais se mêlant à l’élan de la bicyclette, il souleva durant une fraction de seconde la robe de Marie. Et Kunszer, qui n’avait pas quitté la jeune femme des yeux, aperçut alors le canon d’une arme.

35

Pal et Faron dînaient chez Stanislas, sur Knightsbridge Road. Autour de la table en chêne, trop grande pour eux trois, ils épuisèrent tous les sujets de conversation, pour ne pas parler de la guerre. Et lorsqu’ils les eurent tous passés en revue, même la mode ou les prévisions météorologiques en Irlande, il fallut bien qu’ils y viennent.

— Quoi de neuf chez les gradés ? osa demander Faron.

Stanislas mâcha longuement le morceau de dinde qu’il avait en bouche, tandis que ses deux convives le dévisageaient. Pal et Faron avaient compris que Stanislas occupait depuis quelque temps de très importantes fonctions au sein de l’État-major, mais ils ne savaient rien de plus. Ils ignoraient qu’il avait désormais son bureau au quartier général du SOE, au très secret 64 Baker Street, d’où étaient gérées l’ensemble des opérations des sections, qui s’étendaient à présent de l’Europe jusqu’à l’Extrême-Orient.

— La guerre, juste la guerre, finit par répondre Stanislas.

Il se replongea aussitôt dans son assiette pour ne pas avoir à soutenir le regard de ses deux jeunes camarades.

— On a besoin de savoir, dit Faron. On a le droit de savoir un peu, merde ! Pourquoi est-ce qu’on est jamais au courant de rien ? Pourquoi est-ce qu’on doit se contenter d’aller effectuer des missions sans savoir rien des plans généraux ? On est quoi ? De la chair à canon ?

— Dis pas ça, Faron, protesta Stanislas.

— Mais c’est la vérité ! Alors quoi, t’as un fauteuil en cuir, tu t’assieds confortablement avec un verre de scotch et tu encercles au hasard des noms de ville sur les cartes pour y envoyer des gamins se faire tuer.

— Tais-toi, Faron ! hurla Stanislas, se dressant de sa chaise et pointant un doigt furieux dans sa direction. Tu ne sais rien ! Rien du tout ! Tu ne sais pas combien ça me ronge de vous savoir là-bas et moi ici ! Tu ne sais rien de ma souffrance ! Vous êtes comme des fils pour moi !

— Alors comporte-toi en père ! lui asséna Faron.

Il y eut un silence. Stanislas se rassit. Il tremblait de colère, contre lui, contre ces gamins auxquels il s’était attaché, contre cette maudite guerre. Il savait qu’ils repartiraient bientôt, il ne voulait pas se brouiller avec eux. Il fallait de bons souvenirs. Il se décida alors à leur dire un tout petit peu de ce qu’il savait. Rien de compromettant. Juste pour qu’ils voient en lui le père qu’il voulait être pour eux.

— Il y a eu une conférence à Québec, dit-il.

— Et ?

— Le reste n’est que des rumeurs.

— Des rumeurs ? répéta Faron.

— Des bruits de couloir.

— Je sais ce que signifie une rumeur. Mais de quoi parle-t-on ?

— Churchill aurait discuté avec Roosevelt. Ils auraient décidé d’amasser des hommes et des armes en Angleterre, en prévision de l’ouverture d’un front en France.

— Alors ils vont débarquer, dit Faron. Quand ? Où ?

— Là, tu m’en demandes trop, sourit Stanislas. Peut-être quelques mois. Peut-être au printemps. Qui sait…

Pal et Faron restèrent songeurs.

— Le printemps prochain, répéta Faron. Alors ils se décident enfin à rappliquer pour botter le cul des Allemands.

Pal regardait dans le vide. Il n’écoutait plus. Quelques mois. Mais combien ? Et comment allaient réagir les Allemands à l’ouverture d’un front en France ? À quelle vitesse se ferait la progression des armées alliées ? Les Russes avaient remporté la bataille de Koursk, ils allaient marcher sur Berlin. On s’attendait à une bataille terrible. Et qu’allait-il se passer lorsque les Alliés atteindraient Paris ? Y aurait-il un siège de la ville ? Peu à peu, ressassant les scénarios possibles, Pal fut envahi par une sourde crainte : le jour où les Alliés s’apprêteraient à reprendre la capitale, les Allemands feraient un carnage, ils ne se laisseraient pas prendre, ni eux, ni la capitale. Ils la détruiraient plutôt que de la perdre, ils la raseraient, ils la mettraient à feu et à sang. Qu’allait-il arriver à son père ? Qu’allait-il devenir si les Allemands infligeaient à Paris ce que les Alliés avaient fait subir à Hambourg ? Ce soir-là, en rentrant à Bloomsbury, Pal décida qu’il devait emmener son père loin de Paris.

*

Une dizaine de jours s’écoulèrent. Aucun des autres camarades du groupe ne rentra à Londres. C’était la mi-septembre. Stanislas était loin de se douter combien ses révélations occupaient les pensées de Faron et Pal. Faron était conforté dans ses projets ; faire tomber le Lutetia serait une opération majeure pour faciliter l’avancée des troupes alliées en France. Plus de coordination possible pour le Renseignement allemand. Croix de guerre assurée. Pal, lui, craignait pour son père. Il devait aller le chercher, le mettre à l’abri. Il devait faire en sorte qu’il ne lui arrive rien.

Les deux agents voulaient repartir au plus vite et converger vers Paris, mais pas pour les mêmes raisons. Pour leur plus grande satisfaction, la Section F ne tarda pas à décider de les renvoyer en mission car l’Europe était en ébullition. Faron était dirigé vers Paris, pour des bombardements. Pal, de nouveau dans le Sud. Il s’en fichait. Il n’irait pas dans le Sud. Il irait à Paris.

Ils passèrent quelques journées à Portman Square pour recevoir les consignes et les ordres. Le soir, ils se retrouvaient à Bloomsbury. Faron avait l’air impassible malgré le retour en France ; Pal s’efforçait de rester maître de lui-même. L’avant-dernière nuit avant les maisons de transit, Pal, frappé d’insomnie, se leva, errant dans l’appartement. Il découvrit Faron, assis à la table de la cuisine, en grande méditation : il lisait le livre d’anglais de Gros et mangeait ses biscuits devenus trop secs.

— J’ai été un sale type, hein ? demanda d’emblée Faron.

Pal fut un peu pris de court.

— Bah. On a tous nos moments de faiblesse…

Faron semblait préoccupé, plongé dans d’intenses réflexions.

— Alors ils vont débarquer, hein ? fit Pal.

— Faut pas en parler de ce débarquement.

Pal ne releva pas. Faron semblait troublé.

— T’as peur ? interrogea le fils.

— J’en sais rien.

— Quand je suis parti de France pour rejoindre le SOE, j’ai écrit un poème…

Comme Faron ne réagissait pas, Pal disparut dans sa chambre un instant et en revint avec un morceau de papier. Il le tendit à Faron, qui grogna ; il n’avait besoin ni de poésie ni de personne, mais il l’empocha tout de même.

Il y eut un long silence.

— Je vais passer par Paris, finit par dire Pal, qui savait que Faron y serait.

Le colosse leva la tête, soudain intéressé :

— Paris ? C’est ta mission ?

— Plus ou moins. Disons que je dois m’y rendre.

— Pourquoi donc ?

— Le secret, camarade. Le secret.

Pal avait volontairement révélé une partie de ses intentions à Faron : en cas de problème à Paris, il aurait certainement besoin de lui. Et Faron songea que Pal ne serait pas de trop pour son attentat sur le Lutetia. C’était un très bon agent. Aussi lui révéla-t-il sa planque.

— Retrouve-moi à Paris lorsque tu y seras. J’ai un appartement sûr. Quand viendras-tu ?

Pal haussa les épaules.

— Dans les jours qui suivront mon arrivée en France, j’imagine.

Faron lui donna l’adresse.

— Personne ne connaît cet endroit. Pas même Stanislas, si tu vois ce que je veux dire.

— Pourquoi ?

— Chacun ses secrets, camarade. Ne l’as-tu pas dit ?

Les deux hommes se sourirent. C’était la première fois depuis leur séjour à Londres qu’ils se souriaient. Peut-être la première fois depuis qu’ils se connaissaient.

Plus tard cette même nuit, alors que Pal s’était endormi, Faron se leva et s’enferma dans les toilettes. Il lut le poème de Pal. Et il éteignit la lumière parce qu’il sanglotait.

*

Le lendemain fut leur dernière journée à Londres. Ils avaient passé deux semaines en Angleterre. Pal annonça son départ à France Doyle, puis il passa l’après-midi avec Stanislas.

— Bon vent, lui dit sobrement Stanislas, lorsqu’ils se quittèrent.

— Salue bien les autres de ma part quand tu les verras.

Le vieux pilote promit.

— Surtout Laura… précisa encore Pal.

— Surtout Laura, répéta Stanislas avec douceur.

Pal regrettait tant de n’avoir pas retrouvé Laura. Il avait passé la majeure partie de sa permission à l’attendre à Bloomsbury, fidèlement, plein d’espoir, sursautant à chaque bruit. À présent, il était triste.

De retour à l’appartement, il trouva Faron, qui s’agitait, à moitié nu. Au bout d’un moment, celui-ci vint trouver Pal dans le salon.

— J’ai besoin de la salle de bains…

— Fais donc. Je n’en ai pas besoin.

— Je dois l’occuper longtemps.

— Tout le temps que tu veux.

— Merci.

Et Faron partit s’enfermer. Assis dans la baignoire pleine, un miroir de poche dans la main, il se rasa de près et se nettoya longuement. Puis il se coupa les cheveux, les lava soigneusement, et ne les gomina pas. Il s’habilla d’un costume blanc et de chaussures en toile, blanches aussi. Une fois prêt, il accrocha à son cou la croix de Claude au moyen d’une cordelette, puis, face à son miroir, il serra le poing et se frappa le torse, violemment, en cadence, scandant la marche militaire du pardon ultime. Il se battait la coulpe. Il demandait pardon au Seigneur. En dévisageant son reflet, il récita la poésie de Pal. Il l’avait apprise par cœur.

Que s’ouvre devant moi le chemin de mes larmes,

Car je suis à présent l’artisan de mon âme.

Je ne crains ni les bêtes, ni les Hommes,

Ni l’hiver, ni le froid, ni les vents.

Au jour où je pars vers les forêts d’ombres, de haines et de peur,

Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs,

Moi qui ne suis qu’un petit voyageur,

Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps.

J’ai peur.

J’ai peur.

Nous sommes les derniers Hommes, et nos cœurs, en rage, ne battront plus longtemps.

Depuis le matin, Faron était envahi par un pressentiment. Il fallait que le Seigneur lui pardonne ce qu’il avait fait, qu’il l’aide à rester fier jusqu’à son dernier souffle. Car il savait à cet instant précis qu’il allait bientôt mourir.

*

Pal vit revenir Faron dans le salon deux heures plus tard, métamorphosé, sa valise à la main.

— Au revoir, Pal, lui dit le colosse d’un ton cérémonial.

Le fils le regarda, étonné.

— Où vas-tu ?

— M’accomplir. Merci pour ta poésie.

— Tu ne veux pas dîner ?

— Non.

— Tu prends ta valise ? Tu ne reviens plus ici ?

— Non. On se voit à Paris. Tu as retenu l’adresse.

Pal acquiesça, sans comprendre. Faron lui serra vigoureusement la main et s’en alla. Il avait à faire, il devait partir. Il avait à honorer le rendez-vous le plus important du monde.

*

Il parcourut quelques cimetières, demandant pardon aux morts, puis il parcourut la ville, et il distribua de l’argent aux démunis, qu’il n’avait jamais aidés. Enfin, il se fit déposer à Soho, chez les putains. En janvier, revenant à Londres et retrouvant le groupe, éconduit par Marie et moqué par Laura, il avait dû aller aux putes. Dans les chambres de passe, il en avait cogné quelques-unes, sans raison, ou parce qu’il était en colère contre le monde. Et Faron demanda pardon aux putains qu’il croisa, au hasard. Il n’avait plus sa posture de combattant fier ; il était courbé, repentant, les yeux baissés vers le sol, la tête inclinée. Pénitent, il psalmodiait, baisant la croix qui pendait à son cou : « Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs, Moi qui ne suis qu’un petit voyageur, Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps. Pardonne-moi, Seigneur… Pardonne-moi, Seigneur… »

Dans une ruelle, il croisa une fille qu’il avait giflée ; elle le reconnut malgré son accoutrement de fantôme blanc.

— Emmène-moi ! hurla-t-il, à moitié fou, dans son anglais haché.

Elle refusa. Elle avait peur.

— Emmène-moi, je ne te ferai rien.

Il se mit à genoux et lui tendit des billets, suppliant.

— Emmène-moi, et sauve-moi.

Il y avait beaucoup d’argent. Elle accepta. En la suivant dans l’immeuble sordide devant lequel elle se tenait, il soliloqua en français.

— Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu ? Si tu ne me pardonnes pas, qui me pardonnera ? Si tu ne me pardonnes pas, le Seigneur ne me pardonnera pas. Et il le faut, il le faut pour que je meure bien !

La fille ne comprenait rien. Ils entrèrent dans la chambre, deuxième étage. Une toute petite chambre sale.

Faron lui demanda encore pardon pour les coups. Oui, si elle trouvait la force de lui pardonner, il pourrait partir en France en paix. Il avait besoin d’être en paix, au moins le temps de faire sauter le Lutetia. Ensuite le Tout-Puissant pourrait faire de lui ce qu’il voudrait pour qu’il expie sa vie de malheur. Que le Seigneur le fasse juif, le châtiment suprême. Oui, lorsque la Gestapo le prendrait, il jurerait sa judéité.

Ils restèrent debout. Elle, apeurée, et lui, marmonnant comme un fou.

— Dansons ! s’écria-t-il soudain.

Il avisa un tourne-disque. La fille portait une vilaine robe noire en mauvais tissu qui étouffait son corps mal fait. Il la trouva belle. Il plaça l’aiguille sur le sillon, la musique envahit la chambre. Elle resta immobile ; c’est lui qui s’approcha. Il la prit délicatement dans ses bras, puis ils joignirent leurs mains et ils dansèrent, lentement, les yeux fermés. Ils dansèrent. Ils dansèrent. Et il la serra fort. Et plus il la serrait contre lui, plus il suppliait le Seigneur de lui pardonner ses péchés.

Au même instant, dans l’appartement de Bloomsbury, pendant que Faron dansait une dernière fois, Pal, torse nu devant le miroir de la salle de bains, enfonçait la pointe de son canif dans sa cicatrice pour la raviver. Il grimaça de douleur. Il ne cessa que lorsqu’une goutte de sang perla. Du sang pourpre, presque noir. Il le laissa couler un peu et en macula ses doigts. Et il bénit son sang, parce que c’était le sang de son père. Son père, qu’il avait cru si loin pendant deux longues années, était depuis toujours à ses côtés ; il n’avait cessé de couler en lui. Et pendant qu’il se marquait à nouveau de la marque des fils infâmes, il maudit la guerre. Peu importait le SOE, peu importait sa mission : sa seule obsession désormais serait d’emmener son père loin de Paris et de le mettre à l’abri.

36

Quinze jours pour rien. Kunszer pestait, mâchonnant un mégot éteint. Dans la rue, il observait discrètement l’entrée de l’immeuble, rue du Bac. Quinze jours passés à surveiller cet homme pour rien. Quinze jours à le suivre, inlassablement, et toujours, à midi, le même cirque : l’homme quittait son travail, prenait le métro pour rentrer chez lui, inspectait sa boîte aux lettres, et repartait aussitôt. Que diable pouvait-il bien attendre ? Les lettres de la fille ? Il ne devait pas savoir qu’on l’avait arrêtée. La boîte aux lettres était toujours vide, et l’homme menait la vie la plus ennuyeuse qui puisse être ; il ne se passait rien, rien de rien. Jamais rien. Kunszer donna un coup de pied dans le vide, rageur. Il n’avait aucune piste, et jusqu’ici, il avait perdu son temps, à attendre, à filer. Il avait même passé des nuits entières à surveiller cette boîte aux lettres ; si cet homme était un important agent du SOE, comme le prétendait la fille, il aurait dû trouver au moins un indice compromettant. Mais il n’avait rien. Devait-il l’arrêter et le torturer lui aussi ? Non, ça ne serait pas utile. Et il n’aimait pas torturer. Dieu, qu’il n’aimait pas ça ! La fille lui avait suffi, et d’ailleurs elle n’avait pas beaucoup parlé. Courageuse. Ah, il en dormait encore mal ! Il avait fallu que les coups pleuvent pour qu’elle parle enfin ; il avait eu l’impression de battre sa Katia, tant la fille lui ressemblait. Elle n’avait parlé que des lettres ; son rôle était apparemment de livrer des messages d’un agent britannique, et dans cette boîte aux lettres uniquement. C’était tout ce qu’elle avait révélé d’utile. Il n’en savait pas plus sur la présence d’éventuels agents à Paris. Les rares noms qu’elle avait donnés étaient des inventions, il le savait. Lui cachait-elle des éléments importants ? Il en doutait. Elle n’était qu’une petite main, un pion. Les agents des services secrets s’assuraient que leurs exécutants en sachent le moins possible. Que diable préparait le SOE à Paris ? Un attentat d’envergure ? La fille connaissait certainement des résistants, mais à présent, les résistants, il s’en fichait : il voulait les Anglais, il voulait ceux qui avaient bombardé Hambourg. Les résistants, il les laissait aux macaques de la Gestapo, ou à Hund. La fille ne parlerait pas plus, il le savait ; c’était une courageuse. Ou une idiote. Il la gardait tout de même au frais au Lutetia, pour l’épargner un peu, car lorsqu’il en aurait fini, il la donnerait à la Gestapo, rue des Saussaies. Et ils lui feraient tant de mal.

L’homme ressortit de l’immeuble, la mine déçue, et Kunszer l’observa attentivement. Observer, il ne faisait que ça. Il n’y avait rien dans la boîte aux lettres, Kunszer le savait, il était allé la fouiller avant que l’homme n’arrive. Il regarda la petite silhouette se diriger vers le boulevard Saint-Germain, et il se demanda qui diable il pouvait bien être, hormis un fonctionnaire ridicule. Il n’avait rien d’un agent britannique, il ne se retournait jamais, ne vérifiait rien, n’avait jamais l’air inquiet. Il le suivait depuis des jours, sans beaucoup de discrétion parfois, et il ne l’avait jamais remarqué ! Soit il était le meilleur des espions, soit il n’avait rien à se reprocher. Ses journées étaient d’une monotonie rare : il partait tous les matins à la même heure, prenait le métro jusqu’au ministère. Puis, à midi, il faisait le chemin inverse, fouillait sa boîte aux lettres, et repartait à son travail. Une routine assommante au possible, Kunszer n’en pouvait plus.

Plusieurs fois, il était retourné voir la fille dans sa cellule.

— Qui est cet homme ? avait-il demandé à chaque fois.

Toujours la même réponse :

— Un important agent de Londres.

Il n’y croyait pas une seconde ; ce n’était pas ce type qui avait préparé l’opération sur la base de Peenemünde. Pourtant, il avait la conviction que la fille n’avait pas menti : elle était venue plusieurs fois jusqu’à cette boîte aux lettres. Elle était venue armée, et elle y avait été envoyée par les services secrets britanniques. Mais ce n’était pas pour cet homme, ça n’avait pas de sens. Quant à savoir qui lui avait remis ces lettres, c’était tout le nœud de la question. Elle n’avait rien répondu de valable. Pendant le premier interrogatoire, il avait perdu ses nerfs car la fille se refusait à parler.

— Qui vous a donné ces lettres, bon sang ? s’était-il mis à crier.

Quelle horreur de hurler sur sa petite Katia, sa petite chérie, comme s’il hurlait sur un chien mal dressé qui se refusait à exécuter une pirouette ridicule. Elle ne savait plus, un grand blond, puis un petit brun, il s’appelait Samuel, ou Roger, elle ne l’avait vu qu’une fois, il laissait les lettres dans le boîtier électrique d’un immeuble. Kunszer l’avait contemplée, affecté : elle était courageuse, comme sa Katia. Alors il avait répété les questions, pour lui donner une chance d’éviter les coups. Mais il avait dû frapper. Il lui avait donné du vous, il l’avait regardée avec amour, sa Katia ressuscitée, il l’avait secrètement chérie ; et puis il lui avait donné des coups, des gifles, du bâton, comme à un animal désobéissant. Mais c’était lui l’animal. Voilà ce qu’ils avaient fait de lui, ces maudits Anglais qui avaient rasé Hambourg, qui avaient exterminé les femmes et les enfants, voilà ce qu’ils avaient fait de lui. Un animal. Et la malheureuse avait hurlé qu’elle n’avait même pas lu les lettres. Il la croyait. Si au moins elle les avait lues, elle aurait pu sauver sa vie.

Kunszer suivit l’homme du regard jusqu’à ce qu’il tourne sur le boulevard et disparaisse. Il ne le filerait pas cette fois, il ne voulait plus faire inutilement un énième trajet jusqu’au ministère des minables. Il le laissa partir. La police française n’avait rien sur lui ; il était un inconnu, un sans-histoire, un rien de rien. L’agent de l’Abwehr attendit encore quelques minutes, immobile, pour être certain que l’homme avait bien disparu, puis il pénétra à son tour dans la cour de l’immeuble. Il jeta encore un œil à l’intérieur de la boîte aux lettres : vide, bien sûr. Il songea alors à aller visiter l’appartement de l’homme ; il ne l’avait pas encore fait, c’était sa dernière piste. Mais il ne monta pas immédiatement : il se sentait observé. Il leva les yeux vers les fenêtres des étages ; rien. Il se retourna discrètement et remarqua que la porte de la loge de la concierge était entrebâillée et que, de derrière, une ombre l’épiait.

Il se dirigea vers la loge et la porte se referma aussitôt. Il frappa, et la concierge ouvrit, l’air de rien. Elle était d’une laideur rare, mal soignée, crasseuse, désagréable.

— C’est pourquoi ? demanda-t-elle.

— Police française, répondit Kunszer.

Il se trouva stupide d’avoir précisé française. Les policiers français ne se présentaient pas ainsi, il n’avait pas été crédible. Il n’avait pas voulu s’identifier officiellement, la police française faisait toujours plus bonasse. La femme ne se formalisa pas ; il parlait sans le moindre accent et sans doute ne s’était-elle jamais fait contrôler.

— Vous m’observiez ? interrogea-t-il.

— Non.

— Que faisiez-vous alors ?

— Je veille sur les passages dans l’immeuble. À cause des maraudeurs. Mais j’ai tout de suite vu que z’en étiez pas un.

— Naturellement.

Il profita de l’occasion pour demander à la concierge des informations sur l’homme.

— Vous le connaissez ? questionna-t-il en déclinant son nom.

— C’est sûr. Des années qu’il habite ici. Plus que vingt ans, même.

— Et que pouvez-vous me dire sur lui ?

— Il a des ennuis ?

— Contentez-vous de répondre.

La concierge soupira et haussa les épaules.

— Un brave type sans histoire. Mais qu’est-ce que la police lui veut ?

— Pas vos affaires, répondit Kunszer, agacé. Il vit seul ?

— Seul.

— Il n’a pas de famille ?

— Femme morte…

La concierge parlait comme un télégramme. Kunszer s’agaça plus encore. Elle était molle, elle parlait lentement, alors que son temps à lui était compté.

— Quoi d’autre ? martela-t-il.

Elle soupira.

— Il a un fils. Mais pas là.

Pas là quoi ? Il est où ?

Elle haussa les épaules encore, peu concernée.

— Parti.

C’en était trop ; Kunszer l’attrapa par la chemise et la secoua. Il ressentit du dégoût de toucher ses vêtements sales.

— Vous voulez des ennuis ?

— Non, non, gémit la grosse femme laide, surprise d’être ainsi molestée, se protégeant le visage des mains. Son fils est parti à Genève.

— Genève ? (Il la lâcha.) Depuis quand ?

— Deux ans environ.

— Qu’y fait-il ?

— Dans la banque. Il est dans la banque. En Suisse, on fait de la banque vous savez bien, quoi.

— Son nom…

— Paul-Émile.

Kunszer se détendit. Voilà de bonnes informations. Il aurait dû secouer cette grosse concierge quinze jours plus tôt.

— Quoi d’autre…

— Le père a reçu des cartes postales de Genève. Au moins quatre ou cinq. Il me les a lues. Le fils dit que tout va bien.

— Il est comment ce fils ?

— Un bon gamin. Poli, bien élevé. Normal, quoi.

Kunszer regarda la femme avec mépris ; il n’en tirerait rien de plus. Il s’essuya les mains sur sa propre robe pour lui signifier tout son dégoût.

— Je ne vous ai jamais parlé. Vous ne m’avez jamais vu. Sinon je vous fais fusiller.

— Vous avez le droit de faire ça, vous autres ? Saleté ! Vous faites comme les Allemands.

Kunszer sourit.

— Nous faisons pire. Pas un mot donc !

La femme acquiesça, la tête basse, honteuse, humiliée. Et elle disparut dans sa loge.

Kunszer, ragaillardi par ces nouvelles informations, monta discrètement à l’appartement, au premier étage. Il sonna ; aucune réponse. Il s’en doutait, simple mesure de précaution. Il hésita entre forcer la serrure ou aller chercher les clés chez la concierge ; il savait qu’elle ne parlerait pas, c’était une faible. Chercher les clés, c’était mieux ; il ne fallait pas que l’homme s’aperçoive que quelqu’un s’était introduit chez lui. Mais avant de redescendre, sans savoir pourquoi, Kunszer appuya sur la poignée de la porte, juste comme ça. À sa grande surprise, la porte n’était pas fermée à clé.

*

Pour sa propre sécurité, il avait inspecté les lieux, la main sur la crosse de son Luger : vides. Pourquoi la porte était-elle ouverte s’il n’y avait personne ? Il entreprit alors une fouille méthodique de chaque pièce, à la recherche de n’importe quel indice qui pourrait l’éclairer ; il avait du temps, le fonctionnaire ne reviendrait qu’en fin d’après-midi.

L’appartement était poussiéreux, il y régnait une immense tristesse. Dans le salon, on avait installé un train électrique d’enfant. Kunszer passa chaque recoin au crible, minutieusement ; il ouvrit les livres, jeta un œil dans la chasse d’eau, derrière les meubles. Rien. De nouveau, le découragement l’envahit ; toute cette affaire n’avait pas de sens. Que devait-il faire ? Donner encore des coups à la fille ? L’envoyer au Cherche-Midi, en face du Lutetia, où l’on torturait de la pire des façons ? L’envoyer rue des Saussaies pour qu’on massacre son beau visage dans les salles d’interrogatoire du cinquième étage ? Il eut envie de vomir.

Il s’assura de n’avoir laissé aucune trace de son passage, puis, au moment de s’en aller, traversant une dernière fois le petit salon, il remarqua au-dessus de la cheminée un cadre doré. Comment avait-il pu ne pas la voir ? La photographie d’un jeune homme. Le fils certainement. Il s’approcha, observa l’image, la prit en main, puis souleva le livre sur lequel elle avait été posée. Lorsqu’il l’ouvrit, neuf cartes postales en tombèrent : des vues de Genève. C’étaient les fameuses cartes postales. Il les lut plusieurs fois ; le texte était insignifiant. Un code ? Les mots étaient souvent les mêmes ; si tel était le cas, ce ne devait pas être un message d’importance. Kunszer releva qu’il n’y avait ni timbre, ni adresse. Comment ces cartes étaient-elles parvenues ? Étaient-ce les lettres qu’avait livrées la fille ? Était-ce pour ces misérables morceaux de papier qu’elle venait jusqu’ici, armée ? Quel rapport avec les agents anglais ?

Il empocha l’une des cartes, au hasard. Elles n’étaient pas datées, aucune chronologie n’était possible. Il sortit ; sur le palier, il alluma une cigarette, satisfait. Et il songea qu’au lieu du père, il fallait peut-être se pencher sur le fils.

37

Dans le Nord, la mission de Laura s’achevait ; elle n’attendait plus que l’ordre d’exfiltration de Londres pour rentrer chez elle. Elle en avait tellement hâte. Retrouver Pal, elle ne pensait plus qu’à ça. Sa tâche solitaire de pianiste l’avait éprouvée, la solitude l’avait marquée, plus que l’angoisse des unités de radiogoniométrie de l’Abwehr et la peur de la Gestapo. Elle voulait rentrer à Londres, elle voulait Pal ; elle voulait le serrer contre elle, elle voulait entendre sa voix. Elle était si lasse de la guerre ; elle voulait cesser. Oui, elle voulait partir loin avec Pal, se marier et fonder une famille. Ils se l’étaient promis : si la guerre ne finissait pas, ils partiraient en Amérique, et la guerre semblait ne jamais vouloir se terminer. L’Amérique, elle y pensait jour et nuit.

Alors que son retour n’était plus qu’une question de jours, Baker Street communiqua un message destiné à Hervé, l’agent du SOE qui dirigeait la mission. Elle le déchiffra et ne put s’empêcher de pleurer. Elle ne rentrait plus : elle devait se rendre à Paris, un agent avait besoin d’un opérateur radio.

— Que se passe-t-il ? demanda Hervé, qui faisait le guet à la fenêtre.

Il laissa tomber le rideau et s’approcha de la table où elle était installée. Elle éteignit l’émetteur, passa la main sur ses joues pour essuyer ses larmes ; Hervé lut le message qu’elle venait de transcrire.

— Je suis désolé, dit-il. Je sais à quel point tu avais hâte de rentrer.

— On est tous dans le même cas, s’étrangla-t-elle.

Ses larmes coulaient malgré elle.

— Je te prie de m’excuser, dit-elle.

— De quoi ?

— De pleurer.

D’un geste paternel, il passa sa main dans ses cheveux.

— T’as le droit de chialer, Laura.

— Je suis si fatiguée.

— Je sais.

Hervé, qui n’était pourtant pas homme à s’émouvoir facilement, ressentit un pincement au fond de son cœur : elle lui faisait de la peine, cette jolie blonde ; quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt-cinq ans au plus. Toujours appliquée, toujours agréable à vivre. Lui-même avait une fille, plus ou moins de son âge ; elle vivait avec sa femme et leur jeune fils, près de Cambridge. Il n’aurait jamais supporté que sa fille fasse la guerre, cette guerre qui les éprouvait tous. Et quelques jours plus tôt, il avait même été heureux à l’annonce de la fin de mission de Laura ; elle allait rentrer saine et sauve. Mais à présent, qu’allait-elle devenir, à se promener jusqu’à Paris avec un émetteur radio qui remplissait une valise ? Un simple contrôle dans une gare et elle serait démasquée.

Il fallut à Laura de longues heures pour retrouver un peu de son calme. Elle avait peur ; elle n’avait jamais été envoyée seule en mission. En sa qualité d’opératrice radio, elle avait toujours été accompagnée d’un ou plusieurs agents. Traverser seule une partie de la France, cette idée la terrifiait.

Quelques jours passèrent ; le réseau fournit à Laura de nouveaux faux papiers ainsi qu’un laissez-passer pour quitter la zone interdite du Nord. À la veille de son départ, elle rangea ses quelques affaires dans une valise en cuir, l’émetteur radio tenant dans une autre. Hervé vint la trouver dans sa chambre.

— Je suis prête, lui dit-elle, au garde-à-vous.

Il sourit :

— Tu ne pars que demain.

— J’ai peur.

— C’est normal. Essaie de rester la plus naturelle possible, personne ne fera attention à toi.

Elle hocha la tête.

— Tu as une arme ?

— Oui. Un colt dans mon sac.

— Très bien. Tu as ta pilule L ?

— Aussi.

— Ce n’est qu’une précaution…

— Je sais.

Ils s’assirent côte à côte sur le lit de Laura.

— Tout va bien se passer, on se reverra très vite à Londres, lui dit Hervé, posant amicalement sa main sur la sienne.

— Oui, à Londres.

Sur la base du message de Londres, Hervé donna encore une fois les consignes de mission à la jeune femme. Il avait organisé son voyage à Paris avec des résistants, qui l’emmèneraient en camionnette jusqu’à Rouen. Elle y passerait la nuit. Elle prendrait le premier train du lendemain jusqu’à Paris. Ou celui du surlendemain ou du jour suivant si les règles de sécurité l’imposaient ; ne surtout pas monter dans le train si elle pressentait le moindre danger ou si elle remarquait une fouille ou un contrôle préalables. Mais dans tous les cas, elle devait arriver avant midi dans la capitale ; peu importait le jour, mais avant midi. Une fois arrivée, elle devrait se rendre directement à la bouche de métro de la station Montparnasse ; un agent du SOE l’y attendrait et la prendrait en charge. Elle devrait attendre que l’agent l’approche ; elle-même ne devait rien entreprendre. Il lui dirait : « J’ai vos deux livres, ça vous intéresse toujours ? » et elle répondrait : « Non, merci, un seul suffit. » L’agent l’introduirait ensuite auprès de son contact, un certain Gaillot, à Saint-Cloud. En cas de problème à Paris, Gaillot serait son moyen d’extraction.

Hervé fit répéter les instructions à Laura, et lui donna deux mille francs. Le lendemain, elle partit dans la camionnette des résistants, un couple de maraîchers de la région de Rouen. Elle avait le cœur en miettes.

38

En pleurs et en sueur, il déménageait tout son appartement pour la troisième fois. Il renversait les meubles, soulevait les tapis, sortait les livres de la bibliothèque, fouillait encore les poubelles. Il manquait une carte postale. Comment diable était-ce possible ? Tous les soirs, il les avait recomptées, amoureusement. Et puis, cinq soirs plus tôt, il en avait manqué une. C’était le mercredi soir. Son soir préféré. Il avait d’abord cherché sans inquiétude, entre les pages du livre. Rien. Il avait ensuite regardé par terre, dans la cheminée. Rien toujours. Alors, pris de panique, il avait cherché dans tout l’appartement. En vain. Le lendemain, atterré, il avait refait pas à pas le chemin jusqu’au ministère, et il avait fouillé son bureau. Dans le doute. Mais il savait qu’elles n’avaient jamais quitté la rue du Bac. Jamais. Alors il avait fouillé tout l’appartement, minutieusement, dans les moindres recoins. Partout. Il n’en avait pas dormi. Et il avait recommencé encore. Et en ce cinquième soir, après une ultime recherche désespérée, il avait la certitude que la carte n’était plus dans l’appartement. Où était-elle alors ?

Épuisé, il s’affala sur un fauteuil qui avait migré dans l’entrée pour la durée des opérations ; il rassembla ses esprits. Il voulait comprendre. Et soudain, il se frappa le front : quelqu’un était venu chez lui ! Il avait été cambriolé ! Et il n’avait rien remarqué ! Que lui avait-on pris d’autre ? Il y avait à présent un tel désordre dans l’appartement qu’il ne saurait plus dire ce qui manquait ou non. Il avait laissé la porte ouverte, pendant deux ans. Deux ans que Paul-Émile était parti, deux ans qu’il n’avait plus tourné la clé dans la serrure. Deux ans déjà. Il fallait bien qu’il se fasse cambrioler un jour. Un pauvre bougre sans doute, à la recherche de nourriture : la ration de viande était tombée à 120 grammes. Le père espérait qu’au moins ce méfait permettrait au voyou de manger à sa faim. Il avait certainement pris de l’argenterie aussi, il la revendrait à bon prix. Mais pourquoi avoir volé une carte postale ? Ça ne se mange pas, les cartes postales.

Le lendemain, en partant au travail, le père frappa à la loge de la concierge. Elle lui ouvrit, elle avait très mauvaise mine. Et en le voyant, elle eut un air affolé, comme s’il était un fantôme.

— Pas le temps pour vous ! s’écria-t-elle, paniquée.

— J’ai été cambriolé, lui dit-il tristement.

— Ah.

Elle avait l’air tout à fait indifférente à sa mésaventure. Elle voulut refermer la porte, mais le père l’en empêcha en avançant le pied.

— Ça veut dire qu’on m’a volé des objets, expliqua-t-il. C’est un crime, comprenez-vous ?

— Désolée pour vous.

— Savez-vous si d’autres appartements ont été cambriolés dans l’immeuble ?

— Crois pas, non. Maintenant vous m’excuserez, j’ai à faire.

Elle repoussa le pied du père, claqua la porte et poussa le loquet, laissant le pauvre homme décontenancé et furieux à la fois. Ah, la sale petite laideronne ; il la trouvait plus boulotte encore que d’habitude. Il décida qu’elle n’aurait plus jamais d’étrennes. L’après-midi même, il irait déposer plainte au poste de police.

39

Octobre débutait. C’était un samedi. Devant Notre-Dame, Faron avait retrouvé Gaillot, le résistant. Ils déambulaient parmi les piétons, comme de rien, profitant du soleil d’automne. La journée était belle.

— Content que tu sois de retour, ça faisait longtemps, dit Gaillot pour engager la conversation.

Faron hocha la tête. Gaillot lui trouva un air nouveau : il semblait apaisé, calme, heureux. C’en était presque étrange.

— Et la guerre ? demanda-t-il.

— Ça avance, répondit le colosse, évasif.

Gaillot esquissa un sourire : Faron ne parlait jamais. Il avait l’habitude à présent, et il ne se laissa pas démonter pour autant :

— Bon, dit-il, en quoi puis-je t’être utile ? Si tu m’as contacté, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de me voir, je suppose.

— Pas uniquement.

Faron regarda autour de lui avant de poursuivre. Il entraîna Gaillot à l’écart.

— Combien pourrais-tu me fournir d’hommes ? Des bien entraînés. Et il me faudrait aussi du plastic. Beaucoup.

— C’est pour une grosse opération ?

Faron acquiesça, l’air grave. Il ignorait encore comment il allait s’y prendre pour faire tomber le Lutetia, le mode opératoire dépendrait des ressources dont il disposerait. Gaillot serait sa principale source d’approvisionnement en explosif ; il était impensable de demander un parachutage de matériel sur Paris au SOE, et puis personne ne savait pour le Lutetia. Il n’en informerait Portman Square que lorsque tout serait en place. L’État-major ne pourrait alors plus refuser.

— Faut voir, dit Gaillot. Laisse-moi regarder. Je vais faire de mon mieux. Il te faudrait combien de personnes ?

— J’en sais rien précisément.

— T’es seul sur le coup ? Je veux dire… de chez les Rosbifs.

Faron se retourna rapidement, soudain nerveux. Voilà le genre de mot qu’il ne fallait pas prononcer en public. Il évita néanmoins de réprimander Gaillot, pour ne pas le vexer ; il était en position de demandeur.

— On sera deux ou trois probablement. J’ai un pianiste qui doit arriver ces jours-ci, et un troisième gars qui ne devrait plus tarder.

— Compte sur moi, dit Gaillot en serrant la main du colosse.

— Merci, camarade.

Ils se séparèrent.

Faron repartit vers les Halles. Puis il bifurqua en direction des grands boulevards, et marcha pendant une heure et demie à travers la ville, dans toutes les directions, pour s’assurer de ne pas être suivi. Il procédait toujours ainsi après une prise de contact.

Pour le moment, il était seul à Paris, il avait été parachuté sans opérateur radio. Il n’aimait pas se trouver ainsi sans lien avec Londres. En attendant, sa consigne était de passer par Gaillot en cas de problème, mais Gaillot, malgré toutes ses qualités, n’était pas du SOE, et Faron attendait impatiemment que son pianiste arrive. Avant que Faron ne quitte Londres, on l’avait prévenu, à Portman Square, que Marc, son opérateur à Paris, avait été envoyé dans un réseau de l’Est. Faron avait regretté qu’on le sépare de Marc ; il avait confiance en lui, c’était un bon agent. Dieu sait qui Londres allait lui envoyer. Il avait encore attendu le remplaçant, à midi, au métro Montparnasse. Mais il n’était pas venu, du moins n’avait-il vu personne qui aurait pu être un opérateur radio. Car telle était la consigne : attendre le pianiste à midi, devant la bouche de métro, et entamer la conversation : « J’ai vos deux livres, ça vous intéresse toujours ? — Non, merci, un seul suffit. » Et répéter ce cirque tous les jours jusqu’à ce qu’ils se retrouvent. Il avait horreur de ces consignes qui suscitaient une routine dangereuse. Tous les jours, au même endroit, à la même heure, à attendre, ça attirait l’attention. Il prenait soin de toujours changer son apparence et de se fondre dans le décor ; tantôt devant un kiosque, tantôt dans un café, tantôt sur un banc ; tantôt avec des lunettes, tantôt avec un chapeau. Il n’aimait pas cela ; et s’il considérait que son opérateur n’était pas de confiance, il l’enverrait dormir chez Gaillot, pour ne pas compromettre la sécurité de sa planque. L’attentat sur le Lutetia primait sur tout.

Faron revint en métro dans le troisième arrondissement, où se trouvait son appartement sûr. Il descendit un arrêt trop tôt, volontairement, et marcha. Juste devant son immeuble, il s’arrêta devant un kiosque, acheta le journal, regarda une dernière fois autour de lui, et pénétra enfin dans l’immeuble.

C’était au troisième étage. Arrivé sur le palier du premier niveau, il sentit une présence derrière lui ; quelqu’un le suivait en essayant de dissimuler le bruit de ses pas. Comment ne l’avait-il pas senti plus tôt ? Sans se retourner, il monta plus vite les dernières marches et saisit son stylet dans sa manche. Sur le palier, il fit soudain volte-face et s’arrêta net. C’était Pal.

— Crétin ! siffla Faron entre ses dents.

Le fils lui sourit et lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Content de te voir, vieux cinglé.

*

Deux jours plus tôt, Pal avait été une nouvelle fois parachuté dans le Sud, pour rejoindre un maquis. Il avait été réceptionné par un dénommé Trintier, le chef du maquis, mais il n’était pas resté avec lui : prétextant se sentir en danger, il avait dit vouloir disparaître quelques jours ; et il était parti pour Paris, sans en avertir Londres. C’était dans ses plans dès l’instant où il était monté dans le Whitley, à Tempsford. Il trouverait bien une explication à fournir ensuite à Portman Square : il dirait qu’il s’était senti repéré et qu’il avait préféré faire le mort. Car son absence n’était l’affaire que de quelques jours et Londres ne se formaliserait pas d’une précaution qui pouvait être salutaire pour l’agent comme pour le SOE. Pal avait fixé un autre rendez-vous à Trintier et au maquis, il s’était fait conduire jusqu’à Nice, et il avait pris le train jusqu’à Paris. Paris. Depuis deux ans, il en avait rêvé. Gare de Lyon, il avait tremblé de bonheur. Il rentrait chez lui.

Comme convenu avec Faron à Londres, Pal était allé à l’appartement sûr. Il avait frappé, mais personne n’avait ouvert ; le colosse n’était pas là. Le fils avait attendu son retour sur le boulevard, puis il lui avait emboîté le pas lorsqu’il l’avait vu au kiosque à journaux.

*

Ce n’était pas tout à fait le soir, mais ils dînèrent. Comme des soldats, de boîtes de conserve qu’ils ne prirent pas la peine de vider dans une assiette, l’esprit tourmenté. Ils étaient dans la minuscule cuisine. L’appartement était exigu : un salon, une chambre, une salle de bains et un petit couloir central. La plus grande pièce était le salon, bien meublé. La chambre, meublée de deux matelas, donnait sur un balcon. C’était l’issue de secours : on pouvait, depuis le balcon, atteindre une fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin.

Les deux hommes, mâchonnant dans la quasi-obscurité, ne parlèrent que lorsqu’ils eurent fini de manger.

— Alors, qu’est-ce que tu mijotes ici ? s’enquit Faron.

— Moins on en sait, mieux on se porte. C’est pour ça que je ne te pose même pas la question.

Faron ricana. Il proposa une pomme à son camarade de guerre.

— T’es seul ici ? demanda Pal.

— Seul.

— T’as pas de pianiste ?

— Pas encore. J’en avais un, il est ailleurs maintenant. Marc qu’il s’appelait, un bon gars. Londres m’en a envoyé un autre.

— Quand arrive-t-il ?

— J’en sais rien. Nous avons rendez-vous à midi devant la bouche du métro Montparnasse. Pas de date précise, j’y vais tous les jours jusqu’à ce que ce soit le bon. J’aime pas trop ce genre de combine.

— Et comment reconnaît-on un type qu’on n’a jamais vu ?

Faron haussa les épaules et le fils prit un air faussement sérieux :

— Peut-être qu’il aura un S-Phone dans les mains.

Ils rirent. Faron avait décelé, dès l’instant où il l’avait vu, combien Pal était nerveux malgré tous ses efforts pour le cacher.

*

Au même moment, rue du Bac, le père irradiait de bonheur. Dans sa penderie, il essayait ses costumes et ses cravates, fébrile. Il devrait être impeccable. À la fin de l’après-midi, de retour de ses courses du samedi, il avait découvert le message de son fils, derrière la porte. Paul-Émile était à Paris. Demain ils se retrouveraient.

40

Le lendemain matin, dimanche, le fils se réveilla avant l’aube. Il avait à peine dormi, angoissé et excité à la fois : il allait retrouver son père. Il n’avait cessé d’y penser. Dans le Whitley jusqu’en France, dans la camionnette jusqu’à Nice, dans le train jusqu’à Paris. Il allait retrouver son père après deux longues années d’errances et de guerre.

La veille, à peine arrivé à la gare de Lyon, il était allé directement rue du Bac. Son cœur avait explosé dans sa poitrine. Il avait marché, contenant son empressement. Cédant parfois à son élan, il s’était mis à courir, avant de se raviser aussitôt : il ne fallait pas se faire remarquer. En marchant, il riait tout seul, ivre de joie et d’excitation, il avait esquissé quelques pas de danse, il avait jeté dans la besace d’un mendiant l’aumône exagérée des gens qui se croient chanceux. Il murmurait : « Papa, petit Papa, je suis rentré, je suis là. » Dans les derniers mètres du boulevard Saint-Germain, il avait accéléré le pas et, rue du Bac, il était devenu cheval fou. Devant la porte de l’immeuble, il avait été à nouveau agent britannique ; sérieux, inquiet, les sens en alerte. Il avait pris les précautions d’usage, il avait observé autour de lui. Personne ne l’avait vu, il avait flotté jusqu’au premier étage ; il s’était arrêté devant la porte, il avait pris une ample respiration et tourné la poignée, victorieux. Mais la porte était fermée à clé. Il en avait été stupéfait : son père avait fermé à clé ! Pourquoi ? Il avait promis, la porte resterait ouverte, toujours, le jour et la nuit. Que s’était-il passé ? Pal s’était laissé envahir par la panique ; son père n’était peut-être plus en France ? Non, son nom figurait toujours à côté de la sonnette. C’était pire alors : son père était peut-être mort ! Sa respiration s’était faite difficile, sa tête s’était mise à tourner ; que devait-il faire ? Il avait vacillé, il avait été bruyant, il avait révélé sa présence aux voisins ; par le judas, on pouvait le voir. Il avait rapidement recouvré ses esprits ; son père était sans doute sorti, tout simplement. Et après deux ans, il était normal qu’il ne laisse plus la porte ouverte. Fallait-il aller trouver la concierge ? Lui demander la clé ? Non, personne ne devait savoir qu’il était ici. Il devait trouver son père, l’emmener avec lui immédiatement, prendre le train jusqu’à Lyon, puis ils gagneraient Genève, loin des Allemands qui ne tarderaient pas à raser Paris. Oui, il conduirait son père à Genève par la filière qu’il avait mis en place lors de sa première mission. Il y serait bien à l’abri, le temps que la guerre se termine. Pal, qui ne voulait pas rester plus longtemps devant la porte, à attendre, vulnérable, avait alors arraché une page du calepin qu’il avait en poche et y avait inscrit un message à l’intention de son père, un peu à la manière de ce qu’il avait appris à Beaulieu, mais en plus simple. Pour que son père comprenne.

Porte fermée à clé ? Rien sous le paillasson ? Demain, 11 heures. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier.

Le message serait limpide.

Porte fermée à clé ? Rien sous le paillasson ? Seuls eux deux savaient que la porte ne devait pas être fermée à clé et que cette décision avait été prise après avoir hésité à laisser la clé sous le paillasson. S’il doutait de l’écriture, le père aurait la certitude que le message était de son fils, sans qu’il soit besoin de signer.

Pal ne reviendrait pas à l’appartement, c’était trop dangereux. D’où le message codé pour le lieu du rendez-vous. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier. Au collège, il avait rencontré de grandes difficultés avec les mathématiques. Ses notes d’algèbre avaient été épouvantables, au point que ses parents l’avaient envoyé prendre des cours particuliers chez un ancien professeur de lycée à la retraite, Stéphane Charpentier, un vieil homme désagréable. Il avait détesté ces leçons, et Charpentier lui faisait horreur. Son père, son père chéri, pour l’encourager, l’attendait en bas de l’immeuble, chaque semaine, pendant toute l’heure que durait la leçon. Et il l’emmenait ensuite boire un chocolat chaud dans une boulangerie du bout de la rue de l’Université. Comme après l’algèbre, le vieux charpentier, c’était à la boulangerie, le père saurait. Après l’avoir relu plusieurs fois, Pal avait embrassé le message et l’avait glissé sous la porte, priant de toute son âme pour que son père se porte bien et le trouve. Il était redevenu fantôme, il était reparti et, sans endroit où aller jusqu’au lendemain onze heures, il avait décidé de se rendre à l’appartement sûr de Faron.

C’était donc l’aube. Aujourd’hui il retrouverait son père. Allongé sur le matelas à même le sol de l’appartement de Faron, Pal repensait à son message. Son père saurait, il en était persuadé. Son père comprendrait immédiatement. Et si quelqu’un d’autre que lui le lisait, il n’en saisirait rien, c’était trop sibyllin, c’était leur inviolable langage secret, celui d’un père et d’un fils, ce langage que même les spécialistes de l’Abwehr ne pourraient jamais décoder, car pour le comprendre, il aurait fallu être là, dans cette boulangerie, à boire lentement le chocolat délicieux, à regarder son père, à l’écouter parler et à le trouver le plus merveilleux des hommes.

Pal resta un long moment éveillé dans son lit ; il se forçait au repos, il ne voulait pas avoir les traits fatigués pour retrouver son père. Pour s’occuper, il songea à sa toilette. Il faudrait qu’il se rase bien, qu’il se parfume. Il faudrait qu’il soit le plus beau des fils.

Il attendit encore que Faron, qui dormait sur le matelas voisin, se lève et disparaisse dans la salle de bains. Il espérait que le colosse partirait rapidement de l’appartement, il ne voulait pas avoir de comptes à lui rendre, pas ce matin, lui qui s’apprêtait à devenir clandestin parmi les clandestins, violant les règles de sécurité du Service en allant retrouver son père pour le mettre à l’abri du monde. Mais Faron resta à l’appartement jusqu’à neuf heures. Ils burent un café dans la cuisine. Faron avait mis des lunettes et avait coiffé ses cheveux de côté, l’un de ses déguisements.

— Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? demanda-t-il à Pal.

— Je pense devoir aller hors de la ville. Probablement pour la nuit. Ou plus.

La réponse était embrouillée mais Faron renonça à poser plus de questions.

— Bon. Il faut que je file, je dois retourner attendre ce maudit pianiste jusqu’à midi. Je reviendrai ensuite ici. Tu y seras encore ?

— Je ne sais pas.

— On se revoit ?

— Je n’en sais rien.

— Pas de conneries, hein ?

— Pas de conneries.

Faron fouilla dans sa poche et en sortit une clé.

— La clé d’ici. Je sais pas ce que tu fabriques, mais à mon avis, tu seras content de pouvoir revenir ici, si jamais…

Pal empocha la clé.

— Merci, Faron. Je te revaudrai ça.

Faron mit son manteau et quitta l’appartement.

— Fais ta vaisselle avant de partir, dit-il encore au fils.

*

Le père n’avait presque pas fermé l’œil de la nuit, trop occupé à se blâmer. Pourquoi avait-il fermé la porte à clé ? Paul-Émile était venu, et il avait trouvé porte close malgré ses promesses. Mais il fallait bien la fermer, cette porte, puisqu’on lui volait les cartes postales. Maintenant il fermait à clé. Il avait trouvé le message en rentrant des commissions : c’était comme un code, il l’avait lu plusieurs fois mais avait compris aussitôt : Rendez-vous demain onze heures, devant la boulangerie, celle de l’époque du vieux Charpentier. Mais pourquoi son fils n’avait-il pas attendu son retour ? Et pourquoi un message codé ? Avait-il des ennuis ? Le père s’était rongé les sangs et, pour s’occuper l’esprit, il avait rangé les commissions dans le frigidaire. C’était un hasard magnifique que le frigidaire soit plein pour accueillir son fils ; et il avait décidé de ne plus manger jusqu’au lendemain pour être sûr de ne rien manger que son fils aurait voulu manger aussi. Il avait une belle ration de viande, ils feraient un bon déjeuner. Il avait consacré la fin de l’après-midi et toute la soirée à ranger et nettoyer l’appartement ; au fond, il avait été presque soulagé que son fils ne soit pas rentré tant le désordre était insupportable. Il aurait pu le croire négligent.

Le père avait attendu que la pendule sonne huit heures pour se lever. Il ne voulait pas précipiter le temps. Il était neuf heures à présent. Deux heures. Dans deux heures, il retrouverait son fils, après l’avoir attendu pendant deux ans.

*

Pal arriva en avance. Il s’assit sur un banc en face de la boulangerie, sur un large trottoir du bord de Seine. Il attendit, les jambes serrées et les mains sur les genoux. L’enfant attendait que son père vienne le chercher. Mais s’il ne venait pas ? Que deviendrait-il s’il ne venait pas ? Nerveux, le fils alluma une cigarette qu’il éteignit aussitôt ; il ne voulait pas que son père le voie fumer. Il attendit encore, enfant sage. Puis soudain il l’aperçut : son cœur se mit à battre vite et fort. C’était son père. C’était son père.

Papa, père chéri ! aurait-il voulu crier. Le voilà qui arrivait vers lui. Il le voyait marcher, il le voyait descendre la rue, il reconnaissait sa démarche.

Papa, père chéri ; ils s’étaient promis de se retrouver, et ils se retrouvaient. Pal remarquait à présent que son père était très élégant, il avait mis un costume pour l’occasion. Il sentit des vagues de larmes l’envahir : son père s’était fait beau car il allait revoir son fils.

Papa, père chéri ; comme il aimait son père, sans le lui avoir dit jamais.

Papa, père chéri ; il y avait deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Deux ans de vie perdue. Le fils était devenu un homme désormais, il avait traversé de difficiles épreuves. Mais la pire de toutes avait été l’éloignement d’avec son père. Il avait cru qu’il ne le reverrait jamais.

Papa, père chéri ; il avait pensé à lui tous les jours. Tous les jours et toutes les nuits. Il n’en avait pas dormi parfois. Dans la boue et le froid des entraînements, dans la terreur des missions, il n’avait fait que penser à lui.

*

Le père ralentit la cadence : c’était son fils. Debout, devant ce banc. C’était son fils, digne, altier, droit comme un prince. Comme ses traits avaient changé ; il l’avait quitté enfant, il était devenu un homme. Il le trouva plus beau encore, puissant. Il fut saisi d’une émotion et d’une joie folles, démesurées, inimaginables. Ils se retrouvaient. Il eut envie de pleurer, mais il se retint car les pères ne pleurent pas. Il avança encore, son fils l’avait vu. Il voulut lui faire un signe, il n’osa pas. Alors il lui sourit d’amour. Il tâta dans sa poche le petit sachet de bonbons qu’il lui avait acheté. Il n’aurait pas dû acheter des bonbons, c’était pour les enfants, son fils était devenu le plus beau des hommes.

*

Le fils avançait aussi à présent, il allait dans la direction de son père. Il avait rêvé de cet instant, mais il ne savait pas s’il devait courir ou crier.

*

Ils s’arrêtèrent un instant à quelques mètres l’un de l’autre, et ils se dévisagèrent, rayonnants de bonheur, les mains maladroites. Ils firent les derniers pas très lentement, pour ne rien gâcher. Ils ne parlèrent pas. Les mots, à cet instant, n’avaient plus de sens. Puis, ils se jetèrent l’un contre l’autre, ils se serrèrent dans les bras, tête contre tête, les yeux fermés ; ils s’embrassèrent, ils ne se lâcheraient plus jamais. Pal retrouva le parfum de son père. Il serra plus fort encore. Son père avait maigri, il sentait ses os sous ses doigts. Ils restèrent tendrement silencieux pour pouvoir dire tous les mots qu’ils n’osaient pas prononcer.

Ce ne fut que longtemps plus tard qu’ils desserrèrent leur étreinte, pour se contempler.

— Je t’ai apporté des bonbons, murmura le père.

*

Ils marchaient le long des berges, au hasard. Ils avaient tant à se raconter. Dans un petit square désert, ils s’assirent sur un banc, l’un contre l’autre.

— Raconte-moi ! Raconte-moi ! suppliait le père. Qu’as-tu fait durant ces deux années ?

— C’est compliqué, Papa.

— J’ai reçu tes cartes ! Quelles cartes ! Ma-gni-fiques ! Alors, comment ça se passe à Genève ?

— Je n’y étais qu’une fois mais…

Le père qui écoutait à peine l’interrompit ; il trouvait son fils magnifique dans son costume.

— Dis-moi, as-tu une amoureuse ?

— Heu… Oui.

— Magnifique ! C’est important d’avoir une amoureuse ! Et beau comme tu es, les filles doivent se battre pour toi.

Le fils rit.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Laura.

— Laura… Laura… Magnifique !

— Elle travaille à la banque elle aussi ?

— Non, Papa.

Pal se demanda pourquoi son père lui parlait de banque. Mais son père ne lui laissait pas de répit, le submergeant de questions.

— Et alors, que fais-tu à Paris ?

— Je suis venu te voir.

Le père sourit, quel fils magnifique il avait !

— Il y a un grand vide à la maison depuis que tu es parti !

— Tu m’as beaucoup manqué, Papa.

— Et toi donc ! Je ris moins souvent. Je pense plus à la guerre. Avec toi c’était plus facile.

— Moi aussi, Papa. Je pense plus à la guerre. Et mes cartes ? As-tu aimé mes cartes ?

Le visage du père s’illumina plus encore.

— Magnifique ! Ma-gni-fique ! Genève ! Genève ! Quelle ville ! Je suis si heureux que tu sois allé te mettre à l’abri là-bas, finalement. Et alors, comment ça se passe à la banque ?

Pal contempla son père, amusé.

— Je ne suis pas vraiment à Genève. Et je ne travaille pas dans une banque. Mais ça n’a pas d’importance.

— Pas à la banque ? Ça alors… Pas à la banque… Ne m’avais-tu pas dit que tu travaillais à la banque ? Ou peut-être que non… Je ne sais plus très bien.

Le père, tourmenté, essaya de repenser aux textes des cartes postales.

— Papa, dit Pal, je suis venu te chercher.

Le père n’écoutait plus qu’à moitié. Il pensait bruyamment :

— Pas la banque… Peut-être c’était dans la troisième carte… Non pas la troisième… Peut-être plutôt la suivante… Ou peut-être que pas du tout, en fait.

Le fils lui pressa la main pour capter son attention.

— Papa…

— Oui ?

— Si on partait à Genève…

Le père irradia.

— Genève ? Hourra ! Des vacances à Genève. Magnifique ! Il faut que je demande à mon chef pour prendre des vacances. Pourquoi pas décembre ? C’est très beau Genève en décembre. Le jet d’eau gèle sûrement, ce doit être une somptueuse sculpture de glace. Quand la concierge saura ça… Mieux encore, nous ferons des photos ! Elle sera morte de jalousie ! Ah, cette vieille méchante ! Figure-toi que nous avons été cambriolés (il avait complètement oublié d’expliquer à son fils adoré qu’il avait laissé la porte ouverte, comme il avait promis, mais qu’ils avaient été cambriolés deux semaines plus tôt et qu’il avait dû se résoudre à boucler la porte lorsqu’il n’était pas là, car désormais les cambrioleurs dérobaient même les cartes postales). Eh bien, la concierge n’en avait rien à fiche ! Alors j’ai décidé que plus d’étrennes ! C’est une méchante femme.

Pal ressentit une légère panique l’envahir. Son père ne comprenait pas.

— Papa, j’aimerais partir vite. Très vite.

Le père arrêta net son flot de paroles et dévisagea son fils, perplexe.

— Pourquoi vite ?

— Cet après-midi, dit Pal sans répondre à la question.

Le père se décomposa.

— Partir aujourd’hui ? Mais tu viens d’arriver… On se retrouve à peine. Que se passe-t-il, mon fils ?

Pal s’en voulait d’avoir abordé le sujet si brusquement. Mais il n’avait pas le choix, il avait déjà couru beaucoup de risques. Il fallait qu’ils s’en aillent cet après-midi. Ce soir, ils seraient à Lyon. Demain à Genève. Ici, ensemble, ils pouvaient être pris à tout instant. Ah, il voulait déjà être demain, se promenant sur les rives du Léman avec son père, libres. Le fils regarda autour de lui, l’endroit était désert. Ils étaient seuls. Il s’autorisa alors à être plus explicite.

— Papa, on sera en sécurité à Genève.

— En sécurité ? On est pas bien ici ? C’est la guerre, mais la guerre ça arrive tout le temps. Quand il n’y aura plus celle-là, il y en aura une autre. La guerre, c’est la vie.

Le père, tout heureux encore un instant auparavant, avait à présent la mine déconfite d’incompréhension.

— Il faut partir, Papa. Il faut quitter Paris. Maintenant. Demain nous serons à Genève. Il ne pourra plus rien nous arriver…

— Non, non. On ne part pas sans dire au revoir aux gens, qu’est-ce que c’est que ces manières ! Des vacances, d’accord. Mais quitter Paris ? Non, non. Et notre appartement ? Et nos meubles ? Et la concierge ? Y as-tu pensé ?

— Nous recommencerons une vie à Genève, Papa. Nous serons bien. L’important, c’est d’être ensemble.

— T’ai-je dit que nous avons été cambriolés, mon chéri ? Et la concierge, cette affreuse, n’en avait cure. « Ah », a-t-elle simplement dit en apprenant la nouvelle. Mon sang n’a fait qu’un tour ! Si elle pense qu’elle aura des étrennes, celle-là.

— Papa ! cria Pal.

Comme le père avait tourné la tête, le fils lui attrapa le visage pour qu’il le regarde, pour qu’il comprenne. Il vit alors que les joues du petit homme étaient couvertes de larmes.

— Papa, il faut quitter Paris.

— Pourquoi es-tu venu, si c’est pour partir ? demanda le père.

— Mais c’est pour partir ensemble ! Pour être ensemble ! Peu importe où nous allons pourvu que nous soyons ensemble ! Parce que tu es mon père et que je suis ton fils !

— Paul-Émile, il ne fallait pas venir…

Pal, épuisé, nerveux, traqué, ne savait plus ce qu’il devait faire.

— Ne nous fâchons pas, mon garçon, mon si beau garçon… Viens, rentrons à la maison.

— Je ne peux pas. C’est dangereux. C’est trop dangereux. Il faut que nous partions. Ne comprends-tu pas ? Il faut que nous partions !

Le fils était désespéré : il se demandait s’il n’avait pas rendu son père un peu fou en l’abandonnant. Et comme il ne savait plus quoi faire pour convaincre son père, il trahit le secret. Lui qui avait été l’un des meilleurs agents, l’un des plus discrets, il était rattrapé par les démons de la solitude. Les fils n’abandonnent pas les pères. Les fils qui laissent leurs pères ne seront jamais des Hommes. Et il finit par parler car c’était à ses yeux le seul moyen pour que son père puisse saisir l’enjeu de la situation.

— Papa, quand je suis parti… il y a deux ans… tu te souviens ?

— Oui…

— Papa, je suis allé à Londres. Je ne suis pas allé à Genève, je n’ai pas travaillé à la banque. Je suis un agent des services secrets britanniques. Je ne peux pas rester ici, on ne peut pas se voir ici. La guerre avance, il va se passer des événements graves… Je ne peux rien te dire… Mais je crains le pire si les Alliés progressent jusqu’à Paris… Et cela va se produire… Des combats terribles, Papa… Sans doute les Allemands raseront la ville. Il n’y aura, bientôt, ici, plus que des ruines.

Le père n’écoutait plus. Il s’était arrêté sur services secrets britanniques. Son fils, son beau fils, son merveilleux fils était agent des services britanniques. Son fils était un héros de la guerre. Il y eut un très long silence. Peut-être une heure. Puis ce fut le père qui parla le premier. Résigné.

— Sois tranquille, mon enfant, je partirai avec toi.

Pal soupira de soulagement.

— Merci, Papa.

— Au début ce sera difficile, mais on sera ensemble.

— Oui, Papa.

— Et puis Genève, c’est une belle ville. Les grands palaces et tout et tout.

Silence encore.

— Mais partons demain. Je t’en supplie, Paul-Émile, demain. Que j’aie le temps de retourner à l’appartement, de dire au revoir à nos meubles, à nos chambres, de préparer une valise. Demain, ce n’est rien. Demain c’est un tout petit mot. Un souffle, à peine. Viens déjeuner demain à midi. Viens revoir au moins une fois l’appartement. Nous y ferons un dernier déjeuner. De la bonne viande, comme tu aimes. Nous partirons ensuite.

Pal n’eut pas besoin de réfléchir. Il pouvait bien attendre un jour de plus. Il viendrait à midi à l’appartement, rue du Bac. Il pouvait bien y passer puisqu’ils n’y reviendraient plus ensuite. Ils seraient dans le train de quatorze heures pour Lyon. Le mardi, son père serait à Genève.

— Va pour le déjeuner, sourit Pal. Nous partirons demain.

Ils s’enlacèrent.

*

Assis au volant de sa voiture, dans une rue perpendiculaire aux Champs-Élysées, Kunszer jouait avec la carte postale. L’analyse n’avait rien donné. Les spécialistes de l’Abwehr étaient formels. C’était une simple carte postale, sans code, sans message, sans encre sympathique. Une quinzaine de jours s’étaient écoulés depuis sa visite de l’appartement de la rue du Bac ; il n’avait pas eu d’autres pistes. L’homme avait porté plainte pour cambriolage quatre jours après qu’il était passé. Quatre jours. Objets volés ? Une carte postale, était-il inscrit sur la déclaration. Cela n’avait aucun sens… À moins que… Une pensée lui traversa l’esprit et soudain tout s’éclaircit. Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ! Il s’empressa d’esquisser un schéma sur un morceau de papier pour confirmer son hypothèse : une fille de la Résistance, armée, déposait pour le compte des services secrets britanniques des cartes postales insignifiantes chez un bonhomme inoffensif. Ces cartes, cela ne faisait aucun doute, avaient été écrites par le fils. Donc le fils était un agent anglais. C’était évident ! Un agent anglais qui avait commis l’imprudence d’écrire à son père, pour lui donner quelques nouvelles ! Il lui fallait absolument mettre la main sur ce fils, mais où donc pouvait-il être ? Il avait utilisé la fille comme courrier depuis Lyon, il pouvait se cacher n’importe où en France. À ce jour, il n’avait que deux certitudes : le père n’était au courant de rien, et la fille lui avait tout dit. Il l’avait fait transférer à la Gestapo, 11 rue des Saussaies. Elle y avait été interrogée, encore ; pauvre petite Katia chérie. Il ne voulait pas penser aux coups. Il avait téléphoné une ou deux fois à la Gestapo, pour savoir si elle avait parlé, mais c’était surtout pour prendre de ses nouvelles. Il avait appris qu’il y avait eu une descente chez ses parents, à Lyon, et les parents avaient été arrêtés à leur tour, sans motif. La Gestapo faisait ça parfois. Il songea alors que si la fille ne savait rien, sa seule piste était le père. Ce père, c’était la faiblesse du fils.

Kunszer fut interrompu dans sa réflexion par la portière qui s’ouvrit : il retrouvait l’un de ses informateurs. Comme à chaque fois, il le prenait ici en voiture et il roulait au hasard, le temps de la discussion. Il démarra.

— J’espère que vous avez des informations valables, dit Kunszer à l’homme qui venait de s’asseoir à côté de lui.

Ce dernier, nerveux, ôta son chapeau, déférent.

— Il y a des agents anglais à Paris, répondit Gaillot.

41

Pal rentra à l’appartement sûr sans prendre beaucoup de précautions. Il était troublé. Rien ne s’était passé comme il l’avait imaginé. Que devrait-il faire demain si le père refusait encore de partir ? Le laisser face à son propre sort ? L’emmener de force ? Rester avec lui pour le défendre ? Il n’en savait rien ; il avait été formé pour résister aux Allemands, mais on ne lui avait pas appris comment se révolter contre son père.

Il tourna la clé dans la serrure et poussa la porte. Il entendit la voix de Faron qui accourut vers lui : il lui parlait, mais le fils n’écoutait pas, embrumé par ses pensées ; il comprit vaguement que Faron lui disait de se méfier du couvre-feu, qu’il ne fallait pas rentrer si tard, que la nuit était faite pour les maraudeurs et que les maraudeurs se faisaient arrêter. Pal regarda alors sa montre, et il réalisa qu’il était tard. Il avait marché pendant des heures. En ce moment précis, lui et son père auraient déjà pu être à Lyon. Ils ne partiraient que demain, d’ici là, que le Seigneur les protège.

Faron lui tapota les épaules.

— Ça va, Pal ?

— Ça va.

Le colosse semblait guilleret.

— Le pianiste est là… Bon sang, ça va te faire une surprise…

— Ah, répondit simplement Pal.

— Comment ça ah ? Dans le salon, il est dans le salon. Va voir… Va voir !

Pal se dirigea vers le salon sans réfléchir. Il ne voulait voir personne, mais Faron avait l’air d’y tenir. Il entra dans la pièce.

Elle était assise sur le canapé, impatiente. Le pianiste, c’était Laura.

*

Ils s’embrassèrent plus qu’ils n’avaient jamais pensé pouvoir s’embrasser. Quelle joie, quelle joie de se retrouver si soudainement. Ils rirent heureux, et ils se couvrirent encore de baisers comme s’il n’y en avait pas eu assez ; de longs baisers, des plus courts, des baisers collés et des baisers volés. Ils revivaient.

Faron leur laissa la chambre et s’installa sur le canapé du salon. Et ils passèrent la nuit l’un contre l’autre. Ils ne prirent guère le temps de dormir, dormir n’était pas important. Ils vécurent cette nuit-là leurs plus beaux instants. Laura riait sans cesse, et Pal lui répétait « Tu vois comme je t’aime ! Tu vois comme j’ai tenu mes promesses ! » Et elle se blottissait contre lui, elle le serrait du plus fort qu’elle pouvait. Il n’y avait plus de guerre.

— Laura, il faut faire des projets, Gros dit que rêver, c’est vivre.

Elle battit des mains, la tête posée contre sa poitrine.

— Faisons des projets ! Faisons-en vite !

Contemplant une ombre au plafond qui ressemblait à la carte de l’Europe, ils décidèrent de partir.

— Regarde, voilà où nous pourrions aller. La Suède. Tout en haut, tout au Nord. Les lacs, les grandes forêts, et surtout personne.

— Pas le Nord, supplia Laura. Le Nord, c’est trop Nord.

— Pas le Nord. Alors où veux-tu aller ? Dis-moi, et je te suivrai. Je te suivrai n’importe où.

Elle l’embrassa. Dans un angle du plafond, ils trouvèrent la carte du monde, puis celle de l’Amérique.

— Je veux aller en Amérique ! s’écria-t-elle. Partons en Amérique ! Partons vite, je crois que la guerre ne finira jamais.

Ils fixèrent l’Amérique.

— Je veux la Californie pour le soleil, dit Laura, ou plutôt Boston, pour les universités. Oui, Boston. Mais parfois, il fera froid.

— Lorsqu’il fera froid, nous serons ensemble.

Elle sourit.

— Alors ce sera Boston. Raconte-moi, Pal, raconte-moi quand nous serons à Boston.

Le fils prit une voix profonde de conteur.

— À Boston, nous serons heureux. Nous vivrons dans une maison en pierres rouges, avec nos enfants et notre chien. Georges.

— Georges, c’est un de nos enfants ?

— Non, c’est le chien. Un gentil chien, plein de poils et de tendresse. Lorsqu’il sera trop vieux et qu’il mourra, nous l’enterrerons dans le jardin. Et nous le pleurerons comme nous avons pleuré les Hommes.

— Ne parle pas de la mort du chien, c’est trop triste ! Parle des enfants ! Seront-ils beaux ?

— Ce seront les plus beaux enfants du monde. Nous serons une belle famille, une grande famille. Il n’y aura plus de guerre et plus d’Allemands.

Il y eut un silence.

— Pal ?

— Oui ?

— Je veux partir.

— Moi aussi.

— Non. Je veux vraiment partir. Désertons ! Désertons ! Nous en avons déjà assez fait ! Nous avons donné deux ans de notre vie, il est temps de la reprendre.

— Et comment donc ?

— En partant d’ici. On reprend une filière, on dit que notre couverture a été grillée et on rentre en Angleterre. Nous irons à Portsmouth sans prévenir personne, on prendra le paquebot pour New York. Nous avons nos économies à la banque, nous avons largement assez d’argent pour des billets. Assez même pour nous installer là-bas.

Pal réfléchit un instant. Pourquoi ne partirait-il pas ? À cause de son père. Jamais il ne laisserait son père. Mais il serait en sécurité à Genève. Ou alors il pourrait venir avec eux en Amérique. Il lui offrirait le billet d’ailleurs, paquebot première classe ! Ce serait un si beau cadeau ! Un cadeau pour rattraper les deux anniversaires qu’il avait manqués. Oui, ils partiraient tous ensemble, ils iraient se cacher en Amérique. Pour s’aimer. Mais si son père ne voulait pas partir ? Demain, il lui proposerait Genève ou l’Amérique. Il devrait choisir. C’était peut-être ça, la révolte.

Pal regarda Laura dans le fond des yeux. Elle avait des yeux magnifiques.

— Je dois partir demain, lui dit-il. Pour deux ou trois jours, c’est impératif. Quatre jours au plus et je suis de retour ici. Alors nous déciderons de notre départ.

Voilà, il irait trouver son père demain, et il lui dirait que ce serait soit Genève, soit l’Amérique.

— Reviens-moi vite ! supplia Laura.

— Promis.

— Promets-moi encore. Promets de m’aimer, comme tu me l’as promis à Londres. C’était tellement beau, je me souviendrai toujours des mots. Pour toujours.

— Je t’aimerai. Tous les jours. Toute ma vie. Toujours. Les jours de guerre et les jours de paix. Je t’aimerai.

— Tu as oublié : Toutes les nuits. Les matins et les soirs, à l’aube et au crépuscule.

Il sourit, elle n’avait rien oublié des mots. Pourtant il ne les avait prononcés qu’une seule fois. Il se reprit :

— Toutes les nuits. Les matins et les soirs, à l’aube et au crépuscule. Les jours de guerre et les jours de paix. Je t’aimerai.

Ils s’enlacèrent encore, longuement, et ils s’endormirent enfin. Heureux.

42

Le père préparait le déjeuner. Il avait déjà bouclé sa valise, une toute petite valise, avec le minimum nécessaire : brosse à dents, pyjama, bon roman, saucisson pour la route, sa pipe et quelques vêtements. Il regrettait de partir comme un voleur. Mais il le fallait, Paul-Émile le lui avait dit. Sur le mur, la pendule affichait onze heures.

*

Si le fils était l’un des agents du SOE à Paris, il irait voir son père. Kunszer en avait l’intime conviction. À cause des cartes postales, et parce que c’était sa seule piste. Gaillot avait dit avoir noué contact avec un certain Faron, un agent particulièrement dangereux qui préparait un attentat d’envergure sur Paris. Il n’avait pas d’informations précises sur ce Faron, qui était d’une méfiance rare, mais, s’il trouvait le fils, il pourrait certainement remonter la cellule terroriste et empêcher l’attentat. Le temps comptait, des vies étaient en jeu. Depuis la veille, il s’était posté avec deux autres agents dans une voiture, en face de la porte de l’immeuble, rue du Bac. Ce n’était plus qu’une question de temps. Il doutait que ce Paul-Émile soit déjà dans l’appartement ; mais s’il tardait trop à se montrer, il perquisitionnerait.

Kunszer scrutait les rares passants : il avait vu la photo du fils, il se souvenait parfaitement de son visage.

*

Pal remontait la rue du Bac. Il avait sa valise avec lui. Il regarda sa montre. Onze heures passées de deux minutes. Dans trois heures, ils seraient dans le train. Il avait hâte. Il accéléra le pas et atteignit l’entrée de l’immeuble. Il pensait à Laura ; il reviendrait la chercher, ils partiraient pour de bon. Il en avait assez du SOE. La guerre, ce n’était plus pour lui.

Il franchit la porte sans prendre d’autres précautions qu’un rapide coup d’œil dans la rue : tout était calme. Longeant le couloir étroit qui menait aux escaliers et à la cour intérieure où se trouvaient les boîtes aux lettres, il s’arrêta un instant, juste devant la loge de la concierge et huma l’air, retrouvant l’odeur familière de l’immeuble. Il entendit soudain des pas pressés derrière lui.

— Paul-Émile ?

Il se retourna dans un sursaut. Derrière lui, venait de rentrer à son tour dans l’immeuble un bel homme, longiligne, élégant. Armé d’un Luger, il le tenait en joue.

— Paul-Émile, articula de nouveau l’homme. J’avais désespéré de vous rencontrer un jour.

Qui était-il ? La Gestapo ? Il n’avait pas le moindre accent. Pal regarda autour de lui : il n’avait aucune possibilité de s’enfuir. Il était enfermé dans le couloir étroit. Il y avait la porte du débarras, à quelques pas, mais le débarras ne menait nulle part. La cour intérieure ? C’était un cul-de-sac. S’élancer dans les escaliers et gravir les étages ? Cela ne servirait à rien, l’autre ne le raterait pas ; l’entrée principale était la seule issue. Le désarmer ? Il était trop loin de lui pour tenter quoi que ce soit.

— Restez calme, dit l’homme. Je suis de la police.

Deux hommes en costume surgirent alors derrière l’homme au Luger, qui leur parla en allemand. C’étaient des Allemands. Pal, dévoré par la peur, essaya de réfléchir au mieux : il fallait coopérer, feindre l’étonnement. Surtout ne pas montrer sa panique, ce n’était peut-être qu’un contrôle de routine. Peut-être était-ce pour le travail obligatoire, il était dans la tranche d’âge. Oui, c’était sans doute le STO. Surtout, ne pas paniquer. Ne pas éveiller les soupçons. On lui demanderait de se présenter demain au commissariat, mais demain il ne serait plus là. Surtout garder son calme : il savait comment faire, il était entraîné pour ça.

Les deux costumes approchèrent de Pal, qui resta immobile.

— Que se passe-t-il, Messieurs ? demanda-t-il d’un ton parfaitement détaché.

Sans répondre, ils le saisirent par les bras, sans violence, le fouillèrent — il n’avait rien sur lui — et l’emmenèrent vers l’homme au Luger. Celui-ci désigna le débarras donnant sur le couloir et ils y poussèrent le fils avant d’obstruer l’ouverture de la porte en se plaçant devant. Pal sentit ses jambes trembler, il essaya de se contenir.

— Mais enfin, que me voulez-vous ? répéta le fils, perdant un peu de sa contenance.

Le premier homme rengaina son arme et entra dans le débarras à son tour.

— Paul-Émile, je suis l’agent Werner Kunszer, Gruppe III de l’Abwehr. Je crois savoir que vous êtes un agent britannique.

Ce Kunszer, dont le français était impeccable, avait l’air placide mais déterminé.

— Je ne comprends pas, Monsieur, répondit Pal.

Sa voix avait déraillé, il ne parvenait plus à lutter contre la panique. L’Abwehr, son pire cauchemar. Il était pris par l’Abwehr. Et comment ce Kunszer savait-il son nom ? Ce n’était pas possible, c’était un mauvais rêve. Qu’avait-il fait, Seigneur qu’avait-il fait ? Qu’allait-il lui arriver et qu’allait-il arriver à son père ?

— Je me doutais que vous nieriez, dit Kunszer d’un ton résigné.

Pal resta muet et Kunszer eut une moue. Il savait que le temps comptait. Quand aurait lieu l’attentat ? Quelle cible ? Pal était-il envoyé en éclaireur par d’autres agents ? Allaient-ils le rejoindre ici ? L’appartement du père était-il un lieu de rencontre clandestin ? Il devait avoir des réponses, très vite, maintenant. Plus le temps de retourner au Lutetia, de réfléchir ou de frapper. Il fixa Pal dans les yeux et poursuivit son monologue, la voix toujours calme.

— Je ne vous torturerai pas, Paul-Émile. Je n’essaierai même pas, car je n’en ai ni le temps, ni l’énergie. Mais si vous parlez, j’épargnerai votre père. C’est votre père, n’est-ce pas, qui habite ici, au premier étage ? Un petit bonhomme, charmant d’ailleurs, à qui vous avez écrit de jolies cartes postales. Si vous parlez, il ne me verra pas, ni moi, ni personne. Il vivra sa vie, tranquillement. Sans jamais de problème. Jamais de problème, vous m’entendez ? Et s’il a le moindre besoin, ne serait-ce qu’une ampoule qui ne fonctionne plus, je ferai en sorte qu’elle soit changée.

Kunszer laissa planer un long silence. Pal ne parvenait plus à respirer. Qu’avait-il fait, Seigneur qu’avait-il fait en venant ici ? L’Allemand reprit :

— Mais si vous ne parlez pas, cher Paul-Émile, si vous ne parlez pas, je jure sur ma vie d’aller chercher votre père, votre gentil petit père. Je jure de lui infliger les pires souffrances qu’un homme puisse subir, pendant des jours entiers, des semaines. Je lui enverrai le feu et le diable, je lui enverrai la Gestapo et les plus épouvantables bourreaux, puis je l’enverrai dans un camp en Pologne, où il mourra lentement, atrocement, de froid, de faim, et de coups. Je le jure sur ma vie : votre père, si vous ne parlez pas, ne sera même plus un être humain. Il ne sera même plus une ombre. Il ne sera plus rien.

Pal tremblait de terreur. Il sentait ses jambes fléchir. Il eut envie de vomir, il se retint. Pas son père. Qu’on le brise lui, mais pas son père. Tout, mais pas son père.

— Oui. Oui… Je suis un agent anglais.

Kunszer hocha la tête.

— Ça, je le sais déjà. Je sais aussi que vous êtes plusieurs à Paris. Ici. Maintenant. Je sais qu’une grosse opération se prépare : on veut des hommes et du plastic, hum ? (Il sourit un instant puis redevint grave.) Ce que je veux savoir, Paul-Émile, c’est où se trouvent les autres agents. C’est la seule réponse qui puisse sauver votre père.

— Je suis seul. Je suis venu seul. Je vous le jure.

— Vous mentez, dit calmement Kunszer en lui assénant aussitôt une énorme gifle en pleine figure.

Pal lâcha un cri et Kunszer fut parcouru d’un frisson de dégoût ; il n’aimait décidément pas frapper.

— Vous mentez, Paul-Émile, et je n’ai pas de temps pour cela. Vous avez déjà fait trop de mal. Je dois vous empêcher de continuer. Dites-moi où sont les autres.

Pal se mit à sangloter. Il avait envie de son père. Mais son père, c’était fini. Il avait voulu que tous soient saufs, il devait à présent décider du sort de Faron, de Laura et de son père. Il devait dire qui vivrait et qui mourrait. Il n’y aurait pas de Genève, il n’y aurait pas d’Amérique.

— J’ai peu de temps, Paul-Émile… s’impatienta Kunszer.

— Je voudrais réfléchir…

— Je connais ces ruses. Personne n’a de temps. Ni vous. Ni moi. Personne.

— Prenez-moi, emmenez-moi dans vos camps. Déchirez-moi comme du papier !

— Non, non. Ce ne sera pas vous, ce sera votre père. Il sera torturé jusqu’à ce qu’il n’ait plus de larmes. Plus de larmes, m’entendez-vous ? Puis ce sera les camps de Pologne jusqu’à la mort.

— Je vous en supplie, emmenez-moi ! Emmenez- moi, moi !

— Je vous emmènerai de toute façon, Paul-Émile. Mais vous pouvez sauver votre père. Si vous parlez, il ne subira jamais le moindre mal. Jamais. Son sort est entre vos mains. Il vous a donné la vie. À vous de la lui rendre. Donnez-lui la vie, ne lui donnez pas la mort. S’il vous plaît.

Pal pleurait.

— Choisissez ! Choisissez, Paul-Émile !

Pal ne répondit rien.

— Choisissez ! Choisissez !

Kunszer lui asséna une série de gifles.

— Choisissez ! Choisissez !

Pal ne répondait pas et Kunszer continua de frapper, comme un animal. Il était un animal. Ils avaient fait de lui un animal. Il frappa de toutes ses forces, avec ses paumes, avec ses poings. Pal, recroquevillé sur lui-même, poussait des cris. Et Kunszer frappait encore ; il se voyait battre cet enfant.

— Choisissez ! Choisissez ! Dernière chance ! Choisissez de sauver votre père, au nom du Ciel ! Choisissez de sauver celui qui vous a donné la vie ! Dernière chance ! Dernière chance !

Des coups encore. Plus fort.

— Choisissez ! Choisissez !

Pal hurlait. Que devait-il faire ? Seigneur, si vous existez, guidez-moi, songeait le fils pendant que coulait le sang et pleuvaient les coups.

— Choisissez ! Dernière chance ! Dernière chance, entendez-vous ?

— Je choisis mon père ! s’écria alors Pal, en pleurs. Mon père !

Kunszer cessa les coups.

— Jurez ! supplia le désespéré. Jurez de protéger mon père. Jurez ! Nom de Dieu, jurez !

— Paul-Émile, je vous le jure. Si vos informations sont exactes, bien entendu.

Pal s’effondra sur le sol humide. Tétanisé. Le visage en sang.

— Elles sont exactes. Troisième arrondissement. Il y a un appartement sûr.

Kunszer aida le fils à se redresser. Il lui tendit un calepin et un crayon. Sa voix se fit plus douce.

— L’adresse. Écrivez l’adresse.

Le fils s’exécuta.

— Votre père vivra, lui murmura Kunszer à l’oreille. Vous avez eu le courage des fils. Vous êtes un bon fils. Que Dieu vous garde.

Les deux autres agents se saisirent sans ménagement de Pal, le menottèrent et l’emmenèrent. Dans la voiture qui le conduisait vers le Lutetia, la tête appuyée contre la vitre, il espéra simplement que, dès la fin de la guerre, Buckmaster écrirait à son père, chaque fois qu’il le pourrait :

Cher Monsieur, ne vous inquiétez pas. Les nouvelles sont bonnes.

Dès la fin de la guerre et pour toujours.

Et il songeait à ce qui l’avait toujours taraudé : le plus grand péril des Hommes, c’était les Hommes. C’était lui. Et il pleurait, il pleurait toutes les larmes de son corps. Il était redevenu enfant.

*

Onze heures trente. Dans le troisième arrondissement, l’Abwehr avait déjà cerné l’immeuble. Les étages étaient pris ; des agents allemands firent sauter d’un coup de bélier la porte de l’appartement sûr. À l’intérieur, se trouvaient Faron et Laura.

*

Rue du Bac, le père, plein d’amour, s’affairait pour préparer le déjeuner. Il ne fallait pas rater ce déjeuner. Leur dernier déjeuner.

Midi sonna. Il s’empressa d’aller se faire beau avant l’arrivée de son fils. Il se peigna, il se parfuma. Il avait beaucoup réfléchi : il était heureux de partir pour Genève. Il n’avait pas été gentil hier, il s’excuserait auprès de son fils. Il lui donnerait sa montre gousset en or. Son fils, un agent britannique. Il n’en revenait pas. Il sourit de bonheur. Il était le père le plus fier du monde.

Puis ce fut midi et demi. Paul-Émile n’était toujours pas là. Le père s’assit sur une chaise, bien droit pour ne pas faire de plis à son costume. Et il attendit. Il ignorait qu’il allait vivre encore longtemps.

*

Par la vitre de la voiture, Pal regardait Paris une dernière fois. Car il allait à la mort. Il repensait à sa poésie, pour se donner du courage. Mais il ne la connaissait plus par cœur. Et songeant à ce qu’ils n’allaient plus devenir, il pleurait.

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