TROISIÈME PARTIE

43


Elle pleurait.

Le ciel était noir, envahissant, la lumière de l’après-midi était réduite à une sombre obscurité. Au loin, les nuages laissaient tomber leur rideau d’eau, mais il ne pleuvait pas encore sur la propriété. L’orage approchait ; bientôt, les éléments se déchaîneraient. Elle était magnifique dans sa robe noire, ses perles de nacre aux oreilles ; l’immense Gros, en costume sombre, l’abritait avec un large parapluie ; elle pleurait.

Elle pleurait toutes les larmes de son corps. Déchirée par la douleur, folle de chagrin, dévorée par un insurmontable désespoir. Pour toujours, il ne serait plus là.

Elle pleurait. Jamais elle n’avait eu aussi mal ; un chagrin destructeur, supplice des supplices, supplice suprême car elle savait qu’il ne cesserait jamais. Le temps passerait, mais elle n’oublierait pas. Elle ne l’oublierait jamais. Il n’y aurait plus d’homme, il n’y aurait plus personne. Le temps passerait, mais elle ne cesserait jamais de l’aimer.

Elle pleurait, et il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais reprendre son souffle ; elle était épuisée, mais elle pleurait toujours, tantôt effondrée, tantôt pleine de rage. Dieu de merde, Dieu de rien du tout, Dieu des Boches et de la misère. Qu’avons-nous fait pour provoquer à ce point votre courroux ?

Sur la pelouse de la propriété des grands-parents Doyle, dans le Sussex, devant ce manoir en pierre grise qui aurait dû accueillir le mariage de Laura et Pal, tous pleuraient la mort du fils et de Faron.

C’était décembre. Deux mois s’étaient écoulés depuis l’assaut de l’Abwehr dans l’appartement sûr du troisième arrondissement. Ils étaient réunis autour de la fontaine, Stanislas, Gros, Claude, Laura, France, Douglas « Rear » Mitchell et Adolf « Doff » Stein.

Fin octobre, on avait eu confirmation de leur exécution, à la prison du Cherche-Midi. Mais Laura avait tenu à attendre les retours et les permissions de chacun pour les rassembler. Doff et Rear, prévenus par Stanislas qu’ils connaissaient de Baker Street, s’étaient joints à la cérémonie.

Ils étaient là, silencieux, droits et dignes dans le froid, minuscules devant l’immense maison. Minuscules devant la douleur. Minuscules devant le monde. Il n’y avait pas de corps, il n’y avait pas de tombe, il n’y avait que les vivants et leurs souvenirs, en demi-cercle face à la fontaine, là même où auraient dû danser les convives du mariage ; maudite vie et maudits rêves. Tourné vers le grand étang comme pour disperser ses paroles jusqu’aux confins de la terre, Claude récitait des prières à mi-voix. Il murmurait, pour ne pas accabler les incroyants. Il y avait longtemps qu’il ne les blâmait plus.

*

C’était Stanislas qui avait annoncé la mort des deux agents à Laura. Depuis, tous les jours, elle repensait à Faron, qui l’avait sauvée ; sans cesse elle revivait ce jour maudit d’octobre à Paris.

Ils étaient dans la cuisine de l’appartement sûr. Il devait être midi. Pal était parti un peu avant onze heures, particulièrement élégant. Elle préparait à manger, elle espérait qu’il repasserait, qu’ils déjeuneraient ensemble. Le matin, il avait eu l’air étrange ; peut-être la fébrilité du retour à Paris. Qu’importe, ils allaient partir ensemble ; dans deux jours il viendrait la chercher. Deux jours. Elle comptait les secondes. Elle pensait à leur maison de Boston, à leurs futurs enfants, leurs si beaux enfants. Au chien Georges aussi. Elle riait toute seule en repensant au nom du chien. Elle espérait que Pal accepterait de le nommer autrement. Georges, ce n’était pas un nom de chien. Ou alors, ils n’auraient pas de chien du tout ; on s’attache aux chiens et ensuite ils meurent.

Faron était venu dans la cuisine, attiré par les bonnes odeurs, lui qui souvent se contentait de son menu boîte-de-conserve-à-même-la-gamelle. Faron avait l’air différent, elle ne savait pas vraiment en quoi. Peut-être sa coupe de cheveux. Non, c’était autre chose.

— Tu sembles changé, lui avait-elle dit en remuant lentement le contenu de sa casserole.

Il avait haussé les épaules.

— J’ai de nouvelles préoccupations.

— Une femme ?

— Non. Une opération.

Elle avait ri.

— J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne peux pas te dire…

Elle avait eu une moue amusée.

— Vas-y, raconte ! Je suis ton opératrice radio après tout. Et quelle opératrice ! La meilleure !

Il avait souri. Et il s’était absenté un instant pour revenir avec un dossier en carton dont il avait éparpillé les documents sur la table de la cuisine.

— Le Lutetia, dit-il. Je vais le faire sauter.

Elle avait écarquillé les yeux.

— C’était prévu ça ?

— T’inquiète. On préviendra Londres en temps voulu.

Il avait montré un plan du bâtiment pour étayer ses explications.

— Ils sont relativement bien parés contre un attentat de l’extérieur. Baies vitrées protégées avec des panneaux de bois, grillages devant la porte d’entrée, tour de garde… Il faudrait donc que ça se fasse depuis l’intérieur, peut-être passer par la brasserie, ouverte au public, ou alors se déguiser en employé de l’hôtel, et déposer les charges là où ça fait mal. Au rez-de-chaussée, ou, mieux, dans le sous-sol. Et faire descendre tout le bâtiment.

— Et on s’y prend comment ?

Il avait soupiré.

— J’en sais rien encore. Le mieux serait d’avoir des complices à l’intérieur. C’est faisable, les employés sont tous des Français. Mais il nous faut au moins 300 kilos d’explosif.

Elle avait regardé attentivement les photos, les notes et les schémas. Le travail de Faron était impressionnant. Elle avait posé une main sur son épaule et il s’était senti heureux.

Puis soudain, l’horreur ; des bruits sourds et un épouvantable fracas contre la porte. On essayait de l’enfoncer.

— Nom de Dieu ! avait crié Faron en se précipitant vers l’entrée.

L’épais renfort en bois qu’il avait lui-même fixé avait empêché la porte de céder du premier coup, mais il savait que cette barricade était éphémère. Il l’avait installée lorsqu’il était seul ; en cas d’assaut, il aurait le temps de fuir par la deuxième issue, qui rendait son appartement si sûr. Mais ils étaient deux cette fois.

Deuxième coup contre la porte. Au prochain choc, verrous, renfort et charnières sauteraient. Des hurlements furieux en allemand tonnaient dans le couloir. Faron s’était alors saisi du browning qu’il gardait à la ceinture ; il avait hésité à tirer à travers la cloison. Ça ne servirait à rien. La situation était désespérée. Il s’était retourné vers Laura :

— Va dans la chambre. Passe par le balcon comme je t’ai montré hier !

— Et toi ?

— Va ! On se retrouve plus tard.

— Où ça ?

— Métro Maison-Blanche, sur le quai, à seize heures.

Elle s’était enfuie. Elle avait traversé la chambre ; par le balcon, elle avait atteint sans difficulté la fenêtre de la cage d’escalier de l’immeuble voisin, elle était descendue dans l’entrée et elle était sortie sur le boulevard. Trois étages plus haut, la porte de l’appartement venait de céder : les agents allemands en faction sur le trottoir, accaparés par l’assaut et ne se doutant pas que les deux immeubles pouvaient communiquer, n’avaient prêté aucune attention à la jolie jeune femme qui se fondait parmi les badauds et disparaissait sans se retourner.

Faron n’était pas parti. La porte avait cédé au troisième coup de bélier. Il attendait, calme, dans le corridor. Il n’avait pas eu le temps de ranger les plans de l’attentat. Tant pis. Il avait su qu’il mourrait, il l’avait su à Londres. Il était prêt. Et pour ne rien perdre de son courage, il psalmodiait la poésie de Pal.

Que s’ouvre devant moi le chemin de mes larmes,

Car je suis à présent l’artisan de mon âme.

Il n’était pas parti. Dans sa main droite, la croix de Claude avait remplacé le browning. Si les Allemands étaient là, c’est qu’ils savaient que l’appartement était occupé ; s’ils le trouvaient vide, ils boucleraient le quartier, et ils les prendraient sans peine tous les deux. Lui et Laura. Il ne voulait pas qu’ils attrapent Laura. Pas Laura. Ils ignoraient sans doute qu’ils étaient plusieurs et s’ils le trouvaient seul dans l’appartement, ils ne la chercheraient pas. Du moins pas tout de suite. Elle aurait le temps de s’enfuir, loin.

Je ne crains ni les bêtes, ni les Hommes,

Ni l’hiver, ni le froid, ni les vents.

Il n’était pas parti. Sa vie contre celle de Laura. Oui, il l’avait aimée. Qui ne serait pas tombé amoureux de Laura ? Ils l’étaient tous, sans le savoir peut-être. Depuis Wanborough Manor, ils l’aimaient. Si douce, si jolie. Que lui feraient les Allemands s’ils la prenaient ? Ce qu’ils faisaient à tous ; ils lui infligeraient de telles souffrances que la mort serait une délivrance. Personne n’avait le droit de toucher à Laura. Oui, depuis deux ans, il l’aimait.

Au jour où je pars vers les forêts d’ombres, de haines et de peur,

Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs,

Moi qui ne suis qu’un petit voyageur,

Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps.

Il n’était pas parti. Il était resté devant la porte, il avait serré fort la croix de Claude contre lui. Il l’avait embrassée, avec ferveur, avec dévotion ; il avait fermé les yeux. Aide-moi, Seigneur, avait-il murmuré, protège-moi qui ai péché et qui vais mourir. Il aurait voulu prier mieux, mais il ne connaissait aucune prière. Il n’avait que le poème du fils. Il continuait de le réciter ; qu’importent les mots, le Seigneur comprendrait. Je m’en remets à toi à présent. Ah, il avait été si mauvais : avec les siens, avec tout le monde ; puisse sa mort l’absoudre de ses méfaits. Et le renard de Gros ? Le Seigneur l’accueillerait-il malgré l’assassinat du renard ? Il voyait encore le visage de Gros lorsqu’il avait pénétré dans le dortoir avec la carcasse, ce visage d’incompréhension, de terreur et de tristesse. Voilà les sentiments qu’il inspirait. Que le Seigneur lui pardonne ; à l’époque du renard, il n’était pas encore un Homme. Et il avait embrassé la croix, il avait pensé à Claude, très fort, parce qu’il avait peur.

J’ai peur.

J’ai peur.

Nous sommes les derniers Hommes, et nos cœurs, en rage, ne battront plus longtemps.

La porte avait cédé.

*

Elle avait compris en arrivant au métro Maison-Blanche. La station était fermée : la défense passive l’avait transformée en abri pour les bombardements aériens. Faron, héros de guerre, l’avait sauvée des flammes de l’Enfer.

Perdue, paniquée, elle s’était enfuie, guidée par son instinct de survie. Elle ne savait pas comment contacter Gaillot, Faron ne lui en avait pas encore parlé. Elle savait qu’il vivait à Saint-Cloud, mais comment retrouver un homme dont elle ne connaissait même pas la véritable identité. Elle avait d’abord pensé rejoindre Hervé et le Réseau du Nord, mais cela lui paraissait si loin. Elle avait finalement gagné Rouen, puis la maison du couple de maraîchers qui l’avait emmenée quelques jours plus tôt. Ils habitaient en bordure de ville, elle se souvenait de l’adresse ; ils étaient gentils, des quinquagénaires dévoués et sans enfants. Elle était parvenue à regagner leur maison, le soir. Mais dans quel état.

Ils avaient été épouvantés en la trouvant devant leur porte ; elle était épuisée et terrorisée. La femme s’était occupée longuement d’elle, elle lui avait fait prendre un bain et lui avait donné à manger. Restée un moment seule dans la cuisine, Laura avait entendu la femme murmurer à son mari, dans le couloir : « Seigneur, c’est presqu’une enfant encore ! Ils nous les envoient de plus en plus jeunes. »

Le mari avait contacté Hervé, qui leur avait demandé de lui amener Laura pour qu’il l’exfiltre vers Londres. Le couple l’avait conduite dans sa camionnette, au milieu de cageots de pommes. Et pendant le trajet, la femme lui avait dit : « Ne reviens plus en France. Oublie ce qui s’est passé ici. »

À Londres, Laura avait été prise en charge par le SOE. Elle avait été interrogée, plusieurs fois. Elle était effondrée ; qu’était-il arrivé à Faron ? Et Pal ? Pourvu qu’il ne revienne pas à Paris, pourvu qu’il ne revienne pas à l’appartement ; il aurait été informé de la descente de l’Abwehr, il se serait caché, rentrerait directement à Londres, ils se retrouveraient. Elle avait été pleine d’espoir. Stanislas, qui venait la visiter tous les jours chez ses parents, où elle était retournée, ne parvenait à obtenir aucune information. Puis, fin octobre, ils avaient appris l’épouvantable nouvelle.

*

Dans le grand salon du manoir, ils regardaient par les baies vitrées la pluie qui balayait à présent la propriété. France apporta du thé et ils s’installèrent dans les profonds fauteuils.

— Comment avez-vous connu Pal ? demanda Claude à Rear et Doff.

— On était ensemble. Pour sa première mission, répondit Doff.

Il y eut un silence. Puis Rear, de sa voix chaude et lente, raconta. Il raconta, ému, Berne, et les premiers jours de Pal en tant qu’agent. Et chacun parla des bons moments passés avec lui.

Silence encore.

— Devrait-on aller chercher Laura ? demanda France.

— Laissons-la tranquille, suggéra Key. Je crois qu’elle a besoin d’être un peu seule.

Elle était dehors. La cérémonie était terminée depuis longtemps. Elle se tenait encore devant la fontaine, lieu du dernier hommage, abandonnée, plus belle que jamais. Seul le fidèle porteur de parapluie, le visage plein de larmes, était resté pour la protéger de la tempête. Une bourrasque fit s’échapper une mèche de ses cheveux attachés, mais elle ne bougea pas. Ses mains étaient appuyées sur son ventre. Elle leva les yeux vers le ciel tourmenté. Elle était enceinte.

44

Le SOE ne s’expliquait pas les raisons de la capture de Pal et Faron ; encore moins la présence de Pal à Paris alors qu’on l’avait parachuté dans le Sud, ni la localisation de l’appartement qui n’avait pas été validée par l’état-major de la Section F. Le service de contre-espionnage avait été saisi de l’affaire ; on soupçonnait une éventuelle trahison. Il y avait de nombreux agents doubles dans la Résistance, à la solde des Allemands, et c’était de mauvais augure. Les prochains mois seraient décisifs : les Alliés, en France, auraient plus que jamais besoin de l’appui des réseaux que le SOE s’était évertué à mettre sur pied pendant quatre longues années par le biais de ses sections françaises. Or, si la Section F avait enchaîné les réussites durant la majeure partie de l’année 1943, novembre et décembre étaient marqués par de graves échecs : dans la Loire, en Gironde et en région parisienne, la Gestapo avait démantelé d’importants réseaux, procédé à des arrestations massives et mis la main sur de grandes quantités d’armes. Pour ne rien arranger, de violentes tempêtes s’abattaient depuis plusieurs semaines sur le sud de l’Angleterre, empêchant la plupart des sorties aériennes, et partant, l’approvisionnement des réseaux en matériel. L’année s’achevait dans les pires conditions.

Depuis la fin du mois d’août et dans le plus grand secret, Stanislas, à Baker Street, participait en qualité d’officier d’état-major aux préparatifs de l’offensive des Forces alliées en France : l’opération Overlord. Le Débarquement. Il avait intégré un groupe baptisé SOE/SO, rassemblant le SOE et l’OSS, les services secrets américains. En prélude au Débarquement, ils préparaient une opération conjointe qui faciliterait l’entrée des troupes alliées en territoire français. À l’époque, Stanislas avait proposé le nom de Faron pour les commandos spéciaux.

Le vieux pilote était très occupé par sa nouvelle affectation : la complexité d’Overlord était inimaginable : dans les bureaux, les visages inquiets se penchaient sur les cartes, perplexes, certains doutant du bien-fondé d’un débarquement. Ne pouvait-on pas user l’ennemi en continuant les pilonnages aériens, moins coûteux en vies humaines ? Lorsqu’il rentrait chez lui, à Knightsbridge Road, il ne cessait d’y penser, et il en était ainsi jusqu’au lendemain. Les Alliés n’avaient pas le droit à l’erreur et, en France, les Sections F et RF seraient plus qu’indispensables au bon déroulement du Débarquement ; les réseaux devraient empêcher l’arrivée des renforts allemands, et fourniraient certainement de précieux renseignements stratégiques. Stanislas savait déjà quel serait l’avenir de ses jeunes camarades, mais sans pouvoir en parler à qui que ce soit.

Key prendrait part à un groupe interallié, avec l’OSS, pour une mission dans le Nord-Est, en soutien aux troupes américaines.

Claude le curé allait prochainement être envoyé dans le sud de la France, en remplacement de Pal. Il s’y préparait à Portman Square ; son parachutage aurait lieu ces prochaines semaines.

Gros, lui, avait été assigné à un groupe de propagande noire.

Quant à Laura, en raison de la mort de Pal, elle n’avait reçu aucun ordre de mission pour le moment ; elle devait subir une évaluation psychiatrique avant de pouvoir repartir sur le terrain, c’était la procédure. En attendant, elle ne voulait plus vivre à Chelsea ; elle voulait être proche des siens, proche de ceux qui lui rappelaient Pal, proche de Gros, Claude, Key, Stanislas. Elle avait demandé à s’installer à Bloomsbury, dans la chambre de Pal. Dans l’appartement, ç’avait été le branle-bas de combat : les trois colocataires, aidés par Doff et Stanislas, avaient récuré les moindres recoins pour bien l’accueillir. On avait accroché de nouveaux rideaux, nettoyé jusqu’au fond des placards, et Claude avait remplacé ses plantes fanées.

Lorsqu’elle arriva devant l’immeuble, Key, Gros et Claude l’attendaient sur le trottoir. Key avait donné les consignes : il faudrait bien se tenir maintenant qu’il y avait Laura. Ne plus se promener en sous-vêtements, ne plus raconter d’histoires salaces, ne plus laisser traîner de cendriers pleins de mégots dans le salon, et surtout, ne jamais parler de Pal. Sauf si elle-même en parlait.

Elle défit ses lourdes valises dans la chambre de son bien-aimé ; Gros resta auprès d’elle, la contemplant depuis l’encadrement de la porte.

— Tu n’es pas obligée de dormir ici, lui dit Gros. À cause des mauvais souvenirs. Prends ma chambre si tu veux, ou celle de Claude. Celle de Claude est plus grande.

Elle sourit, le remercia, puis s’approcha de lui et blottit sa tête pleine de chagrin contre son énorme épaule.

— Quels mauvais souvenirs ? murmura-t-elle. Il n’y a pas de mauvais souvenirs, il n’y a que la tristesse.

*

De la tristesse. Il n’y avait plus que ça. Ils en étaient tous accablés.

Gros, en plus de sa propre douleur, portait celle de Laura ; il ne supportait pas de la voir ainsi dévastée. Devant les autres, elle donnait le change ; elle ne s’effondrait jamais. Mais la nuit, seule, n’ayant plus besoin de jouer la comédie pour personne, elle ne dormait pas. Gros le savait, il occupait la chambre voisine, et depuis son lit, il percevait le sanglot discret, presque silencieux, mais rempli d’une tristesse insurmontable ; le chant de la détresse. Alors Gros se levait, posait la tête contre la paroi qui séparait les deux pièces, grelottant dans le froid. Et il pleurait aussi, ivre de chagrin. Parfois, il allait la rejoindre ; il frappait tout doucement puis venait s’asseoir contre elle. Elle aimait que Gros vienne la trouver, au cœur de la nuit, pour l’aider à survivre à son désarroi. Mais, à chaque fois qu’il grattait à la porte pour s’annoncer, elle frémissait : pendant une fraction de seconde, elle pensait que c’était Pal qui venait la retrouver, comme à Wanborough, comme à Lochailort, comme toujours.

Une après-midi que Gros était seul avec Claude, il lui demanda :

— Tu crois que je porte de la poisse ?

— La poisse à qui ?

— À tout le monde ! À Grenouille, à Aimé, à Pal, à Faron. Tu crois que c’est de ma faute ? Moi, je pense qu’il faudrait que je sois mort. Dis-lui à ton petit Dieu, dis-lui de me tuer. Ton petit Dieu de merde, là. À cause de moi, les gens meurent.

Gros pensait aussi à Melinda. Il y pensait toujours. Il n’irait jamais la voir, il le savait, et il avait eu beaucoup de chagrin, pendant longtemps, à cause de sa solitude éternelle. Le chagrin avait passé avec les mois ; les chagrins s’estompent, mais la tristesse reste. Son rêve s’était éteint aussi ; adieu, doux mariage, et adieu, belle auberge française où il ferait la cuisine et elle le service.

Claude passa son bras autour de l’épaisse nuque du géant.

— Dis pas ça, Gros. C’est une chance de te connaître. Pour nous tous. Et tu sais que Pal t’adorait. Alors, dis pas ça. Pal est mort à cause de la guerre, à cause des Allemands. Allons écraser les Allemands, Gros. Au nom de nos morts. C’est tout ce qu’il nous reste à faire.

Gros haussa les épaules. Il ne savait plus. Gagner la guerre ou la perdre, le résultat était similaire : on mourrait quand même.

— J’ai plus de rêve, Cul-Cul. Une fois, j’ai expliqué à Pal que sans rêve, on meurt, comme les plantes. Comme Grenouille.

— On va te retrouver un rêve.

— J’aimerais être père. Avoir des enfants, une famille. Une famille, ça te protège ; il peut rien t’arriver quand tu as une famille.

— Alors tu deviendras père. Un père formidable.

Gros serra l’épaule de son ami, pour le remercier de son réconfort. Mais père, il ne le deviendrait sans doute jamais — tel était le destin des éternels solitaires.

45

Il descendit dans les cuisines du Lutetia et demanda du champagne à un serveur qui l’aimait bien : comme il parlait français sans accent, il était moins allemand que les autres. Il demanda du demi-sec, sans seau, sans rien, juste la bouteille. Il mit des « s’il vous plaît » partout. Dehors, il faisait gris, sombre ; Kunszer trouvait que décembre était le mois le plus laid de la création. Il avait d’ailleurs inventé un juron de circonstance : Scheissigdezember. En un mot. L’employé revint avec la bouteille ; Kunszer le remercia.

Il faisait ça presque chaque semaine. Depuis novembre. Il mettait sa bouteille dans un sac en papier qu’il remplissait de tout ce qu’il pouvait trouver au Lutetia, des denrées de luxe surtout, confit d’oie et foie gras, et il s’en allait. Il faisait le trajet à pied, solennel. Marche des vaincus, marche des repentis, marche des hantés qui n’oublient plus. Depuis le Lutetia, il descendait jusqu’au carrefour Raspail — Saint-Germain. Marche épouvantable, épuisante, marche christique, ô Saint-Germain du calvaire ; il portait ses victuailles comme la lourde croix en bois, et il regrettait presque que les passants ne le cinglent pas à son passage. Ainsi allait-il rue du Bac chaque semaine retrouver le père pour lui apporter des provisions.

*

Kunszer avait fêté ses quarante-quatre ans en novembre. Il ne s’était jamais marié, il avait rencontré sa Katia sur le tard. Elle, n’avait que vingt-cinq ans. Elle aurait toujours vingt-cinq ans désormais. Souvent, il avait songé qu’il l’épouserait après la guerre. Pas pendant, il ne fallait pas se marier pendant une guerre. À présent, il était marié avec l’Abwehr, avec le Reich. Mais ils divorceraient bientôt.

Quarante-quatre ans. Il avait fait le calcul des années : il avait passé plus de temps à être un soldat qu’à être un homme. Mais depuis novembre, il ne voulait plus être soldat. Un mois avant son anniversaire, les révélations de Paul-Émile avaient permis l’arrestation de ce Faron, le redoutable agent britannique dont Gaillot avait parlé, dans un appartement du troisième arrondissement ; dans la cuisine, il avait découvert un dossier sur le Lutetia. Ils avaient planifié un attentat sur le quartier général de l’Abwehr ; il était intervenu à temps.

Depuis l’appartement, le colosse avait été directement transféré à la prison du Cherche-Midi, tout près du Lutetia, où des spécialistes de l’interrogatoire de la Gestapo se chargeraient d’abord de lui. Kunszer ne torturait pas, et d’une manière générale on n’aimait guère torturer au Lutetia ; on laissait faire d’abord la Gestapo, avenue Foch, rue des Saussaies ou au Cherche-Midi, et ce n’est qu’ensuite qu’on transférait le détenu au Lutetia pour l’entendre, souvent en mauvais état. Kunszer avait lui-même donné l’ordre de conduire Faron au Cherche-Midi, il ne pourrait rien en tirer sans l’avoir préparé ; c’était toujours ainsi qu’il procédait. Sauf pour cette jolie résistante, celle qui ressemblait tant à sa petite Katia, qu’il avait arrêtée sur son vélo. Il l’avait emmenée au Lutetia pour lui épargner la Gestapo. Et comme elle n’avait pas parlé, il avait fallu qu’il la frappe lui-même, lui qui ne savait pas frapper. Il avait dû rassembler tout son courage. En la giflant, il avait lâché des petits cris. Ses premiers coups avaient presque été des caresses. Il n’osait pas. Pas Katia. Il avait finalement tapé plus fort. C’était trop dur. Alors il avait demandé qu’on lui apporte un bâton, ou n’importe quoi, pour ne pas avoir à la toucher de ses propres mains. Oui, avec un bâton, ça irait mieux. C’était moins réel.

À peine arrivé au Cherche-Midi et démenotté, le colosse s’était suicidé avec une pilule. Il avait pourtant été fouillé. Kunszer se tenait lui-même près de lui, en escorte ; il avait été inattentif un instant. Le temps de réaliser, le colosse était déjà étendu au sol. Contemplant l’immense corps gisant, Kunszer s’était dit que cet homme était un lion.

Le même jour, Paul-Émile avait été emmené au Cherche-Midi pour y être interrogé par les tortionnaires professionnels. Mais il n’avait plus prononcé une parole, et son supplice avait duré trois semaines. Fin octobre, il avait été décapité. Enfin, avait songé Kunszer, presque soulagé.

Kunszer avait été frappé par sa dernière conversation avec le fils, dans son bureau du Lutetia. Il y repensait souvent. C’était quelques jours avant l’exécution. Bien qu’il eût suffi de traverser la rue, Paul-Émile avait été amené à l’hôtel dans une Traction noire de la Gestapo. Il était dans un sale état. C’était un beau jeune homme, on l’avait défiguré, broyé. Il marchait à peine. Dans le bureau, ils étaient seuls, assis face à face. Le fils l’avait dévisagé, voûté, tuméfié, et il avait dit :

— Pourquoi me faites-vous ça, moi qui vous ai tout dit ?

Kunszer n’avait même pas eu le courage d’affronter son regard. Paul-Émile, c’était un beau prénom. Il était si jeune. Il ne se rappelait plus de son âge. Dans les vingt-cinq ans.

— Je ne décide pas de tout, s’était-il justifié.

Silence. Il avait contemplé le corps déformé.

— Vous n’avez pas parlé, hein ?

— Ce que j’avais à dire, je vous l’ai dit. Je vous ai donné la femme de ma vie contre mon père, et maintenant vous voulez plus encore. Mais comment pourrais-je vous donner plus ?

— Je sais, mon petit.

Pourquoi l’avait-il appelé mon petit ? Et qui était cette femme ? Il n’avait arrêté que le colosse dans l’appartement.

— Que puis-je pour vous ? demanda Kunszer.

— Je vais mourir, hein ?

— Oui.

Silence. Il avait regardé les lèvres du jeune homme. Parler devait le faire souffrir : elles étaient bleues, boursouflées et maculées de sang séché.

— Votre promesse, vous vous en souvenez ? avait demandé Pal.

— Oui.

— Vous la tiendrez ? Vous protégerez mon père ?

— Oui, Monsieur.

Il avait dit Monsieur pour oublier qu’il n’aurait pas le temps de vivre. S’il avait rencontré une Katia dans ses jeunes années, il aurait peut-être eu un fils de son âge aujourd’hui.

— Merci, souffla le fils.

Kunszer l’avait dévisagé encore. Son remerciement était sincère. Seul ne comptait plus que son père.

— Voulez-vous écrire à votre père ? Tenez, j’ai du bon papier ici. Écrivez-lui ce que vous voulez, je ne lirai pas, et j’irai lui porter la lettre. Voulez-vous que je vous laisse seul un instant pour mieux écrire ?

— Non, merci. Ni lettre, ni solitude. Voulez-vous vraiment me rendre service ?

— Oui.

— Faites en sorte que mon père ne sache jamais que je suis mort. Jamais. Un père ne doit jamais savoir que son fils est mort. Ce n’est pas dans l’ordre de la vie. Comprenez-vous ?

L’Allemand avait hoché la tête, grave.

— Parfaitement. Comptez sur moi. Il ne saura jamais rien.

Ils étaient restés silencieux. Kunszer avait proposé une cigarette, de l’alcool, un repas. Pal avait refusé.

— Il est temps que je meure. Après ce que j’ai fait, il est grand temps que je meure.

Kunszer n’avait pas insisté et il avait fait appeler les gardes. Juste avant que ceux-ci ne pénètrent dans le bureau, il avait chuchoté au fils, sur le ton de la confidence :

— Il n’y avait pas de femme. Dans l’appartement, il n’y avait pas de femme. Il n’y avait qu’un homme. Il s’est suicidé peu après son arrestation en avalant une pilule. Il est mort en soldat, fier. Il n’a pas été torturé. Il n’a pas souffert. Et il n’y avait pas de femme. S’il y en avait une, elle nous a échappé.

Pal avait eu un sourire d’ange. Et il avait supplié le ciel de protéger Laura pour toujours. En France, en Angleterre, en Amérique. Qu’elle s’en aille, loin. Qu’elle retrouve l’amour. Qu’elle soit heureuse. Qu’elle ne soit pas triste pour lui, qu’elle l’oublie vite, qu’elle ne porte pas le deuil. Il était un traître, elle devait savoir. Pourtant il l’aimait tellement ; il aimait Laura, il aimait son père. C’était de l’amour, mais un amour différent. Comment imaginer qu’un seul mot pouvait désigner autant de sentiments ?

— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui avait encore soufflé Kunszer. Vous avez choisi votre père.

Il l’avait pris alors par les épaules, et le fils avait songé que c’était le signe paternel, celui de son propre père à son départ de Paris, celui du docteur Calland lors de son recrutement au sein du SOE, celui du lieutenant Peter à la fin de l’école de Beaulieu. Et Kunszer avait continué :

— Tous les fils choisiraient leur père ! J’aurais fait comme vous ! Vous avez été un grand soldat ! Quel âge avez-vous, Monsieur ?

— Vingt-quatre ans.

— J’en ai vingt de plus. Vous avez été un plus grand soldat que je ne le serai jamais.

Deux hommes de la Gestapo étaient entrés dans le bureau et avaient emmené Pal, à jamais. Lorsqu’il était passé devant lui, Werner Kunszer, droit comme un i, avait exécuté un salut militaire. Et il était resté ainsi, à l’honorer, plusieurs minutes. Peut-être même plusieurs heures.

*

Une semaine après la mort de Paul-Émile, Kunszer était allé voir le père. C’était novembre ; le jour de son quarante-quatrième anniversaire. Pourquoi diable était-il retourné voir ce père ? C’est depuis cette visite qu’il ne s’aimait plus.

Il était presque midi et demi, lorsqu’il avait pénétré dans l’immeuble, rue du Bac. En passant devant le débarras, il avait eu un frisson de dégoût. Il était monté au premier étage, il avait frappé à la porte. Et le père avait ouvert. Kunszer était mal à l’aise ; pour l’avoir espionné pendant des semaines, il savait tout de lui, mais le père ne le connaissait pas.

— C’est pour quoi ? avait demandé le petit Monsieur.

Kunszer avait été frappé par la tristesse de la situation : le père avait beaucoup maigri, et l’appartement semblait en grand désordre. Il avait eu une hésitation avant de répondre :

— Je viens de la part de votre fils.

Le père avait eu un immense sourire et il avait couru chercher une valise, attrapant au passage son manteau et son chapeau.

— Voilà, je suis prêt ! J’ai attendu, mon Dieu, j’ai attendu ! J’ai même cru qu’il ne viendrait plus jamais. C’est vous qui m’emmenez ? Vous êtes son chauffeur ? Comment allons-nous à Genève ? Seigneur, quel soulagement de vous voir ! J’ai cru que nous ne partirions jamais ! Paul-Émile m’attend à la gare ?

Kunszer, décontenancé, s’était excusé :

— Je suis navré, Monsieur, je ne viens pas vous chercher.

— Ah ? Nous n’allons pas à Genève ?

— Non. Mais votre fils m’a chargé de venir vous donner de ses nouvelles.

Le visage du père s’était rallumé.

— Des nouvelles ? Magnifique ! Ma-gni-fique !

Kunszer avait été effleuré par l’idée d’annoncer au père la mort de son fils, et y avait aussitôt renoncé. À cause du père, à cause de la promesse faite au fils.

— Je viens vous dire que votre fils va bien. Très bien même.

— Mais pourquoi n’est-il jamais venu me chercher ?

— C’est compliqué.

— Compliqué ? Compliqué ? Qu’est-ce qu’il y a de compliqué ! Lorsqu’on promet à son père de partir avec lui, on vient le chercher, non ? Où est-il encore parti, pour l’amour du Ciel ?

Kunszer, qui s’était rappelé la carte de Genève, avait répondu sans réfléchir :

— Il est à Genève.

— À Genève ?

— Oui. Je viens vous dire que votre fils a dû retourner à Genève pour des affaires urgentes. Il est très occupé. Mais il reviendra bientôt.

Le visage du petit père s’était décomposé.

— Je suis si déçu. S’il est allé à Genève, pourquoi ne m’a-t-il pas emmené ?

— L’urgence de la guerre, Monsieur.

— Et quand reviendra-t-il alors ?

— Je suppose très vite.

Le père semblait faible et mal nourri. Pourtant, une agréable odeur de cuisine embaumait l’appartement.

— Vous mangez ? s’était inquiété Kunszer.

— Parfois j’oublie.

— Pourtant ça sent bon chez vous. Vous cuisinez ?

— Je cuisine pour mon Paul-Émile. Tous les midis, je rentre vite de mon travail. Je pars plus tôt, je rentre plus tard. C’est qu’on a rendez-vous avec Paul-Émile pour déjeuner. Rendez-vous à midi précis, il ne faut pas être en retard car le train est à quatorze heures.

— Le train ? Où allez-vous ?

— Mais à Genève, enfin !

— À Genève ? répéta Kunszer qui ne comprenait plus rien. Comment diable comptez-vous vous rendre à Genève ?

— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mais nous allons à Genève, ça c’est sûr, c’est ce que Paul-Émile a dit. Les jours où il ne vient pas, je suis si triste que je n’ai plus faim. La tristesse, ça vous coupe l’appétit.

C’était tous les jours.

— Alors vous ne mangerez pas aujourd’hui ?

— Non.

— Mais il faut manger quand même ! Il reviendra bientôt.

Kunszer s’était détesté de parler ainsi, de distribuer sa poudre d’espoir. Mais que pouvait-il faire d’autre ? La souffrance, quelle saloperie ; il ne voulait plus infliger de souffrance à ce petit homme.

— Voulez-vous déjeuner avec moi ? avait alors proposé le père. Je vous parlerai de mon fils.

Kunszer avait hésité une seconde. Puis il avait accepté par pitié.

Le père l’avait fait entrer dans l’appartement ; c’était devenu un sordide capharnaüm, l’endroit n’était plus tenu. À côté de la porte, la valise était prête pour le départ.

— Comment connaissez-vous mon fils ? avait demandé le père.

Kunszer n’avait su que répondre ; il ne pouvait pas dire qu’ils étaient amis, ç’aurait été le summum du cynisme.

— Nous sommes collègues, avait-il répondu sans vraiment réfléchir.

Le père s’était légèrement animé.

— Ah, vous êtes aussi un agent des services secrets britanniques ?

Kunszer avait eu envie de sauter par la fenêtre.

— Oui. Mais il ne faut pas le dire.

Le père avait souri, un doigt sur la bouche.

— Bien sûr, bien sûr. Vous autres, vous êtes des gens magnifiques. Ma-gni-fiques !

Après le déjeuner, Kunszer avait proposé de mettre un peu d’ordre dans l’appartement.

— N’avez-vous pas de femme de ménage ?

— Non. Avant je le faisais moi-même, ça m’occupait. Maintenant je n’ai plus trop le cœur à ça.

Kunszer avait déniché un balai, de vieux torchons, un seau d’eau et du savon, et il avait fait le ménage. L’agent de l’Abwehr faisait le ménage chez le père de l’agent anglais qu’il avait fait exécuter.

Lorsqu’il était parti, le père lui avait pris les deux mains, reconnaissant.

— Je ne sais même pas comment vous vous appelez.

— Werner.

Le père avait trouvé que Werner était un drôle de nom pour un Anglais mais il n’avait rien dit pour ne pas le froisser.

— Reviendrez-vous, Monsieur Werner ?

Il devait dire non, il avait voulu dire non. Il ne reviendrait plus, plus jamais, car il ne supportait pas ce face-à-face, et moins encore l’insupportable mensonge. Mais la raison tardant à répondre, c’est son cœur qui avait parlé.

— Bien sûr. À très vite.

Le père avait souri, tout content ; qu’il était bon, cet ami de Paul-Émile qui venait rompre sa solitude.

Et dans son bureau du Lutetia, l’après-midi de ce jour maudit de novembre, Kunszer, atterré, s’était juré de tenir sa promesse à Paul-Émile : chaque semaine, il irait s’occuper de son père, il lui apporterait de quoi vivre. Ce père deviendrait son père et lui deviendrait son fils. Jusqu’à ses derniers jours, s’il le fallait.

46

Ce fut janvier 1944 à Londres.

Il y avait, tout à côté du British Museum, un café où elle allait tous les jours. Ils avaient passé tant de temps ensemble, ici, assis l’un contre l’autre sur cette banquette, ou joignant leurs mains de part et d’autre de cette table ; elle l’avait trouvé si beau dans son costume gris. Tous les jours, Laura allait en pèlerinage sur les lieux de leur amour ; elle retournait dans les restaurants, dans les théâtres, elle refaisait leurs promenades. Parfois, elle portait les mêmes robes. Au cinéma, elle prenait deux billets. Et elle restait des heures dans ce café, à relire des poèmes qu’il lui avait écrits. Elle laissait passer le temps, en espérant que passe le chagrin.

Cette année, Laura allait avoir vingt-cinq ans. Stanislas, quarante-huit ; Gros, trente ; Key, vingt-sept, et Claude, vingt-deux ans. Il y avait deux ans et demi qu’ils avaient rejoint le SOE ; ils avaient tant changé. Tout avait changé. Laura entrait dans son troisième mois de grossesse. Personne n’était au courant, et, sous les vêtements d’hiver, on ne décelait encore rien. Mais il faudrait bientôt qu’elle l’annonce. Elle fit de Gros son premier confident. Elle l’emmena dans le petit café du British Museum ; ils burent du thé pendant des heures, jusqu’à ce qu’elle trouve le courage de murmurer :

— Gros, je suis enceinte…

Le géant ouvrit de grands yeux.

— Enceinte ? Mais de qui ?

Elle éclata de rire. C’était la première fois qu’elle riait depuis bien longtemps.

— De Pal.

Le visage de Gros s’illumina.

— Ça alors ! Enceinte de combien ?

— Trois mois.

Il compta dans sa tête. Trois mois, ça remontait à cet octobre de malheur. Ils étaient à Paris quand ils avaient fait l’enfant. Il ne savait pas si c’était très beau ou très triste.

— Gros, qu’est-ce que je dois faire ? demanda Laura, des larmes dans les yeux. Je porte le fils d’un mort.

— Tu portes le fils d’un héros ! Un héros ! Pal, c’était le meilleur d’entre nous.

Gros se leva de sa chaise pour s’asseoir sur la banquette, à côté d’elle, et il la serra fort contre lui.

— Faudra que t’en parles à Stan, murmura-t-il. Faut plus que tu fasses d’opérations.

Elle hocha la tête.

— Mais cet enfant n’aura pas de père…

— On sera tous son père. Key, Stan, Claude. Moi aussi je serai son père. Pas son vrai père, tu comprends ce que je veux dire. Mais son père un peu, parce que je l’aimerai comme mon propre enfant.

Et Gros, empli soudain d’une force extraordinaire, sentit que son cœur se remettait à battre ; oui, il jurait de les protéger, elle et son enfant, de les protéger toujours. Ils ne connaîtraient jamais la peur, ni la détresse, ni la haine, parce qu’il serait là. Toujours. Il le chérirait comme personne, cet orphelin pas encore né, il lui donnerait jusqu’à sa vie, lui qui n’aurait sans doute jamais de descendance. Cet enfant, ce serait son rêve désormais. Et sur la banquette du café, Gros serra Laura un peu plus fort pour être sûr qu’elle comprenne tous ces mots qu’il n’osait pas dire.

47

C’était janvier 1944 à Paris.

Kunszer était mélancolique. Il savait qu’ils allaient perdre la guerre. Ils ne tiendraient probablement pas une année de plus. Ce n’était plus qu’une question de temps. Il n’aimait plus le Lutetia. Pourtant, c’était un bel hôtel. Des salons superbes, des chambres-bureaux confortables, une histoire magnifique ; mais depuis qu’ils s’y étaient installés, il y avait trop d’uniformes, trop de bottes, trop de raideur germanique. Il aimait l’hôtel, mais il n’aimait pas ce qu’ils en avaient fait.

C’était janvier ; ça pouvait tout aussi bien être février, avril, ou août, cela n’avait plus d’importance. Le premier jour de l’année, il était descendu de bonne heure au Salon des oiseaux où était installé le standard téléphonique, passant devant la chambre 109, la suite qu’occupait Canaris lorsqu’il était à Paris. Il avait posé ses mains contre la porte, ultime prière pour son supérieur admiré qui tomberait bientôt. Il en était certain. Au standard, il avait demandé à une opératrice d’envoyer un message à l’attention de l’amiral ; il lui adressait respectueusement ses meilleurs vœux d’anniversaire. Canaris avait cinquante-sept ans. Il lui écrivait par sympathie. Parce qu’il savait que cette année serait difficile. La plus difficile sans doute.

Il était déprimé. Sa Katia lui manquait. Il errait dans les salons, dans les salles à manger. Il avait besoin de parler. Et lorsqu’il ne trouvait personne, pas même ce sale fouineur de Hund, il allait dans l’ancien salon de correspondance, devenu la salle de repos des gardes du bâtiment, et il soliloquait devant eux. Sur le temps qui passait, sur leur dernier repas, sur n’importe quoi, afin de ne pas dire ce qu’il avait envie de dire, afin de ne pas faire ce qu’il avait envie de faire. Il voulait serrer les petites sentinelles contre lui et leur hurler son désarroi : « Frères allemands, qu’allons-nous devenir ? » Et si, parfois, il trouvait encore en lui la force du cynisme, il se disait à lui-même : « Werner Kunszer, c’est la dernière fois que tu t’engages avec les services secrets, c’est la dernière fois que tu fais la guerre. »

48

Dans le courant du mois, Baker Street émit les nouvelles consignes. Tous l’ignoraient encore, mais ce serait leur dernière mission en France.

Denis le Canadien, qui n’avait jamais rejoint le groupe, avait fait un bref aller-retour à Londres ; il était à présent dans une maison de transit en attendant de rejoindre un réseau du Nord-Est.

Claude allait partir pour l’un des maquis du Sud.

Gros serait parachuté début février dans le Nord. Il devait rejoindre une cellule de propagande noire, chargée d’embrouiller l’esprit des Allemands en leur faisant croire qu’il y aurait bientôt un débarquement allié en Norvège.

Key avait intégré un groupe interallié ; Rear également. Tous deux s’apprêtaient à suivre une formation spéciale, dans les Midlands, avant leur départ en mission.

Doff, qui venait parfois passer la soirée à Bloomsbury, avait été identifié par la Gestapo à Bordeaux, en novembre. Il avait réussi à disparaître et à rentrer sain et sauf en Angleterre. Le bureau de sécurité du SOE avait décidé de ne plus l’envoyer en France ; il avait donc rejoint au début du mois la Section de contre-espionnage du Service. Le Contre-espionnage était plus actif que jamais en cette période. Il s’agissait d’empêcher que des espions ennemis parviennent à percer le secret du Débarquement, en diffusant notamment de fausses informations par l’intermédiaire des agents de l’Abwehr arrêtés en Grande-Bretagne. Ceux-ci se voyaient contraints de continuer à émettre avec Berlin. Ainsi, le SOE arrosait-il l’Abwehr de messages qu’il dictait lui-même aux espions captifs. La technique était bonne, mais si les Anglais l’employaient, ils pouvaient être certains que les Allemands en faisaient autant.

Laura se décida à informer Portman Square de sa grossesse, puis, un soir, elle réunit ses camarades de guerre dans le salon de Bloomsbury. « Je suis enceinte de Pal », leur annonça-t-elle, les yeux embués de larmes. Et Stanislas, Key, Rear, Doff, Claude et Gros l’étouffèrent sous leurs embrassades ; le fils était ressuscité. Gros, très fier d’être déjà au courant de la nouvelle, raconta à tout le monde comment il avait su garder sa langue.

Et les agents, émus, firent tous des projets pour l’enfant. C’était à qui lui apprendrait à lire, à pêcher, à jouer aux échecs, à tirer et à manier les explosifs. Plus tard dans la soirée, Laura vint trouver Key dans sa chambre. Il faisait sa gymnastique.

— J’avais un peu peur de votre réaction, lui confia-t-elle.

Il se leva, torse nu, les muscles gonflés. Il enfila une chemise.

— Pourquoi ?

— Parce que Pal est mort.

— Mais ça signifie que les Allemands n’ont pas gagné. C’est tout Pal ça : ne jamais se laisser vaincre. Tu l’as tellement aimé…

— Je l’aime encore.

Key sourit.

— Un enfant de lui, ça veut dire que vous ne vous quitterez jamais. Même si un jour tu rencontres un autre homme…

— Il n’y aura jamais d’autre homme, le coupa-t-elle sèchement.

— J’ai dit un jour. T’es encore jeune, Laura. On peut aimer plusieurs fois, différemment.

— Je ne crois pas.

Key l’enlaça pour lui donner du courage et pour couper court à une conversation qu’il ne voulait pas avoir.

— Qu’en disent tes parents ?

— Je ne les ai pas encore prévenus.

Key posa les yeux sur le ventre de Laura ; si on ne savait pas on ne voyait pas.

— Je ne suis pas encore prête à leur dire, ajouta-t-elle.

Key hocha la tête, il comprenait.

*

Les services administratifs du SOE envoyèrent Laura à Northumberland House pour une évaluation psychiatrique — simple routine en raison des récents événements. Ils envisageaient de l’intégrer à Baker Street. En entrant dans le bureau où elle avait été convoquée, elle ne put réprimer un sourire. Devant elle, se tenait celui qui l’avait recrutée : le docteur Calland.

Il la reconnut immédiatement ; il ne se rappelait plus son prénom, comme souvent, mais il se souvenait parfaitement de cette jolie jeune femme. Elle avait embelli.

— Laura, se présenta-t-elle, pour lui éviter de devoir lui demander son prénom.

— Ça alors…

— Le temps a passé. J’ai le grade de lieutenant désormais.

Calland eut une moue impressionnée ; il la fit asseoir et parcourut rapidement un document sur son bureau.

— Une évaluation, hein ? dit-il.

— Oui.

— Que s’est-il passé ?

— La sale guerre, Monsieur. Un agent est mort en septembre. C’était mon… fiancé. Nous… enfin, je suis enceinte de lui.

— Comment s’appelait-il ?

— Paul-Émile. Nous l’appelions Pal.

Calland dévisagea Laura, et aussitôt les souvenirs lui revinrent. Sa volée de stagiaires était la dernière qu’il avait recrutée, avant d’être assigné à d’autres tâches ; c’était un écrivain, d’ailleurs, qui lui avait succédé. Et parmi les prénoms de ces stagiaires, un seul lui était resté en mémoire : Paul-Émile. Le fils. Il se souvenait de la poésie, une poésie qu’il avait inventée sur son père, alors qu’ils se promenaient ensemble sur une avenue. Il se souviendrait toujours.

— Paul-Émile… répéta Calland.

— Vous le connaissiez ? demanda Laura.

— Je les connais tous. Je vous connais tous. Parfois, j’oublie un nom, mais le reste, je n’oublie pas. Je n’oublie pas que ceux qui sont morts le sont en partie à cause de moi.

— Ne dites pas ça…

Cette après-midi-là, il n’y eut pas d’évaluation ; Calland jugea l’exercice inutile. La jeune femme se portait bien ; elle était courageuse. Et pendant tout l’entretien, ils ne parlèrent que de Pal. Elle raconta leur rencontre, les écoles de formation, leur nuit à Beaulieu ; elle raconta combien ils s’étaient aimés à Londres. Elle ne quitta Northumberland House que le soir, alors que leur rendez-vous était censé durer une heure tout au plus.

Jugée apte à servir, Laura fut transférée au quartier général de Baker Street ; on l’affecta au service du Chiffre, les communications cryptées, pour la Section F. Elle retrouva, dans un bureau voisin du sien, les Norvégiennes de Lochailort.

*

Une dizaine de jours plus tard, Claude prit le départ pour la France. Puis ce furent les premiers jours de février ; Overlord aurait lieu dans quelques mois à peine. Pour la Section F, le début de l’année s’annonçait aussi mauvais que la fin de la précédente : les tempêtes avaient duré jusqu’à la mi-janvier, perturbant gravement les opérations aériennes, tandis que dans le nord de la France, des agents parachutés venaient d’être réceptionnés par la Gestapo. La Gestapo était redoutable, et son service de radiogoniométrie particulièrement efficace. En prévision d’Overlord, le commandement général du SOE allait bientôt déclencher l’opération Ratweek : l’élimination des cadres de la Gestapo à travers l’Europe ; mais la Section F n’était pas concernée.

Ce fut ensuite au tour de Key et Rear de quitter Londres. Avant de rejoindre un groupe commando près de Birmingham, dans les Midlands, ils furent envoyés à Ringway pour un bref stage de remise à niveau, car la technique de parachutage avait été légèrement modifiée. À présent, on sautait avec un sac de jambe : le matériel de mission était rangé dans un sac en toile, attaché à la jambe du parachutiste par une corde de plusieurs mètres de long. Au moment du saut, la corde se tendait, le sac pendant dans le vide ; dès qu’il touchait le sol, la corde s’assouplissait, et l’agent était ainsi averti que l’atterrissage était imminent.

Gros, enfin, fut appelé pour le départ. Il se prépara à l’immuable rituel, qui était presque devenu une routine : un dernier passage à Portman Square, puis le départ vers une maison de transit où il resterait jusqu’au décollage du bombardier, depuis l’aérodrome de Tempsford, le moment exact dépendant de la météo. Il ne craignait pas de repartir, mais il appréhendait de laisser Laura seule ; comment les protéger, elle et l’enfant, s’il n’était pas là ? Il y avait certes Stanislas, mais il ne savait pas si le vieux pilote saurait aimer l’enfant comme lui-même en avait décidé ; c’était important de l’aimer déjà. Il se rassura en songeant qu’il y aurait aussi Doff à Londres ; Gros l’aimait bien. Il lui faisait souvent penser à Pal, en plus âgé. Doff devait avoir dans les trente ans.

À la veille de quitter Londres, préparant sa valise dans sa chambre de Bloomsbury, Gros donna ses dernières indications à Doff ; il était des leurs à présent.

— Fais bien gaffe avec Laura, mon petit Adolf, déclara Gros, solennel.

Doff acquiesça, amusé par le géant. Laura entamait son quatrième mois de grossesse.

— Pourquoi tu ne m’appelles jamais Doff ?

— Parce qu’Adolf, c’est un beau prénom. C’est pas parce que Hitler-du-cul t’a piqué ton prénom qu’il faut en changer. Tu sais combien y a d’hommes dans la Wehrmacht ? Des millions. Alors crois-moi, tous les prénoms du monde sont dedans. Pour un peu que t’ajoutes les collabos et la Milice, notre compte est définitivement bon à tous. Est-ce qu’il faut qu’on s’appelle par des noms que personne n’a salis, comme Pain, Salade ou Papier de chiotte ? T’aimerais que ton gamin s’appelle Papier de chiotte, toi ? Papier de chiotte, mange ta soupe ! Papier de chiotte, as-tu fait tes devoirs ?

— On t’appelle bien Gros…

— Ça, c’est pas pareil, c’est un nom de guerre. T’es comme Denis et Jos, tu pouvais pas savoir… T’étais pas avec nous à Wanborough Manor.

— Tu mérites pas qu’on t’appelle Gros.

— C’est un nom de guerre, je te dis.

— Quelle différence ?

— Après la guerre, c’est terminé. Tu sais pourquoi j’aime bien la guerre ?

— Non.

— Parce que, quand ça s’arrêtera, on aura tous une deuxième chance d’exister.

Doff dévisagea l’obèse avec empathie.

— Prends soin de toi, Gros. Reviens-nous vite, l’enfant aura besoin de toi. Tu seras un peu son père…

— Son père ? Non. Ou alors son père secret, qui veille dans l’ombre. Mais rien de plus. Tu m’as bien regardé, moi ? Je ne serai pas un père, je serai un animal de cirque, avec mes affreux cheveux et tous mes doubles mentons. Mon faux enfant aura toujours honte de moi. Et on peut pas être un père qui fait honte, on ne fait pas ça à un enfant.

Il y eut un silence. Gros regarda Doff : c’était un bel homme. Et il soupira, plein de regrets. Il aurait aimé être comme lui. Ç’aurait été plus facile avec les femmes.

49

Il assistait depuis deux jours à une importante réunion au Lutetia entre des responsables des antennes espagnole, italienne et suisse de l’Abwehr. Deux jours enfermés dans le Salon chinois, emportés dans leurs intenses débats ; deux jours qu’il passa à bouillonner intérieurement d’impatience : pourquoi diable n’avait-il pas reçu sa commande ? Ce n’est qu’à la fin de l’ultime séance que le responsable de l’antenne suisse dit à Kunszer :

— Werner, j’allais oublier : j’ai votre paquet.

Kunszer fit semblant d’avoir oublié sa requête du mois dernier. Et il suivit son collègue jusqu’à sa chambre, fébrile.

Le paquet était une enveloppe en kraft, petite mais épaisse. Kunszer, pressé, l’ouvrit dans l’ascenseur : elle contenait des dizaines de cartes postales de Genève, vierges.

*

Chaque semaine depuis novembre, inlassablement, Kunszer allait trouver le père, avec ses victuailles et son champagne. Et il mangeait avec lui, pour s’assurer qu’il se nourrissait aussi. La cuisine pourtant embaumait toujours ; le père, tous les midis, préparait le déjeuner pour son fils. Mais il n’y touchait jamais, il s’y refusait : le repas du fils, si le fils ne venait pas, n’était pas mangé. Alors les deux hommes, silencieux, se contentaient des provisions froides. Kunszer, lui, touchait à peine à la nourriture, s’affamant de bon cœur : il voulait qu’il y ait des restes et que le père mange encore. Ensuite, il glissait discrètement de l’argent dans le sac à provisions.

Les week-ends, le petit homme ne sortait plus de chez lui.

— Vous devriez vous aérer un peu, lui répétait Kunszer.

Mais le père s’y refusait.

— Je ne voudrais pas rater Paul-Émile. Pourquoi ne me fait-il plus signe ?

— S’il le pouvait, il le ferait. La guerre, vous savez, c’est difficile.

— Je sais… soupirait-il. Est-il un bon soldat ?

— Le meilleur.

Lorsqu’ils parlaient de Pal, le visage du père prenait quelques couleurs.

— Avez-vous combattu à ses côtés ? demandait le père à chaque fin de repas, comme si le même jour se répétait sans cesse, empêchant le calendrier de s’égrener.

— Oui.

— Racontez-moi, suppliait le père.

Et Kunszer racontait. N’importe quoi. Pourvu que le père se sente moins seul. Il racontait de fantasques exploits, en France, en Pologne, partout où le Reich avait installé ses soldats. Paul-Émile terrassait les colonnes de blindés et sauvait ses camarades ; la nuit, au lieu de dormir, s’il ne lançait pas des obus de DCA dans le ciel, il œuvrait comme bénévole dans les hospices pour grands blessés. Le père était éperdu d’admiration pour son fils.

— Ne voulez-vous pas sortir un peu ? proposait Kunszer à chaque fois qu’il terminait son sempiternel récit.

Le père refusait toujours. Et Kunszer insistait.

— Cinéma ?

— Non.

— Concert ? Opéra ?

— Non deux fois.

— Promenade ?

— Non, merci.

— Qu’aimez-vous ? Le théâtre ? Je peux vous avoir ce que vous voulez, tout, tout, Comédie-Française si cela vous plaît.

Les comédiens venaient souvent dîner à la brasserie du Lutetia. Si le père avait envie de les rencontrer, ou s’il voulait assister à une représentation privée, il le lui obtiendrait. Oui, ils joueraient pour lui, dans son salon, si tel était son désir. Et s’ils refusaient de venir, il ferait fermer leur théâtre minable, il leur enverrait la Gestapo, et il les déporterait tous en Pologne.

Mais le père ne voulait rien d’autre que son fils. Début janvier, il avait expliqué à son unique visiteur :

— Vous savez, une fois je suis sorti. Juste pour faire d’inutiles commissions. Et j’ai fermé la porte à clé, malgré ma promesse, mais c’était à cause des voleurs de cartes postales car on m’avait volé une carte envoyée par Paul-Émile que j’avais mal cachée sans doute. Bref, ce jour-là j’ai raté mon fils. Je m’en voudrai toujours, je suis un si mauvais père.

— Ne dites pas ça ! Vous êtes un père formidable ! s’était écrié Kunszer, pris d’une soudaine envie de se faire sauter la cervelle avec son Luger car le voleur, c’était lui.

Le lendemain, il passait commande de cartes postales de Genève auprès de l’antenne suisse de l’Abwehr.

*

Dès qu’il eut pris possession de son stock de cartes, Kunszer se mit à écrire au père, se faisant passer pour Paul-Émile. Il avait conservé la carte volée et il s’en inspirait, imitant l’écriture. Il recopiait d’abord les phrases sur des brouillons, des centaines de fois s’il le fallait, consciencieux, pour que la calligraphie soit vraisemblable. Puis il enfermait les cartes dans une enveloppe vierge qu’il déposait dans la boîte aux lettres en fer de la rue du Bac.

Cher petit Papa adoré,

Je suis désolé de ne pas encore être revenu à Paris. J’ai beaucoup à faire, tu comprendras sûrement. Je suis certain que Werner s’occupe bien de toi. Tu peux lui faire toute confiance. Moi, je pense à toi tous les jours. Je viendrai bientôt. Très vite. Le plus vite possible.

Ton fils

Kunszer signait ton fils car il n’avait pas le courage de l’imposture suprême : écrire le nom du mort, Paul-Émile. Dans son souvenir d’ailleurs, aucune des cartes qu’il avait vues n’avait été signée. Parfois, il ajoutait même : Post-Scriptum : Mort aux Allemands. Et il riait tout seul.

Courant février, Canaris, accablé par Himmler et d’autres officiers supérieurs du Sichereitsdienst, privé des derniers signes de confiance d’Hitler, quitta la direction de l’Abwehr. Kunszer, persuadé que le Service allait être prochainement démantelé, se consacra de moins en moins à son travail pour le Reich et de plus en plus à ses cartes postales : son obsession, désormais, était de réaliser des imitations parfaites de l’écriture de Paul-Émile. Il y passait ses journées, et sa réussite à cet exercice donnait le ton de son humeur générale. Début mars, la cadence fut d’une carte postale par semaine ; imitation parfaite, à en duper les graphologues de l’Abwehr. Et lorsqu’il allait trouver le père, celui-ci rayonnait en exhibant, heureux comme jamais, la carte qu’il venait de recevoir de son fils adoré.

Mars, déjà. L’inexorable attaque alliée se rapprochait ; il y aurait cette année un débarquement dans le nord de la France, ce n’était plus un secret pour personne. Restait à savoir où et quand, tous les services de l’armée étaient sur les dents. Lui s’en fichait ; l’Abwehr, c’était fini. Au Lutetia, il lui semblait que, comme lui, tous faisaient semblant d’être occupés, faisant claquer leurs bottes, courant des mess au standard et du standard aux bureaux, s’affairant à s’affairer. La guerre, eux l’avaient déjà perdue. Mais pas Hitler, pas Himmler ; pas encore.

Parfois Hund passait dans son bureau.

— Tout va bien, Werner ?

— Tout va bien, répondait le faussaire sans lever la tête, penché sur son bureau au-dessus d’une énorme loupe.

Hund aimait bien Kunszer, il le trouvait plein de zèle. Voilà un homme qui ne compte pas ses heures pour le Reich, sans cesse au travail, songeait-il en voyant son pupitre débordant d’écritures.

— Ne vous surmenez pas trop, ajoutait encore le gentil chien.

Mais Kunszer ne l’écoutait plus. S’il avait l’air épuisé, c’est à cause de son éprouvante comédie. Que devenait-il ? Il avait l’impression de perdre pied avec la réalité. Dans le miroir de l’ascenseur, il se faisait des grimaces et des salamalecs.

Bientôt, ce serait le printemps. Il aimait tant le printemps. C’était la saison de sa Katia ; elle ressortait ses jupes des armoires, la bleue était sa préférée. Il se réjouissait de l’arrivée du printemps, mais il n’avait plus guère le goût de vivre. Vivre était une farce. Il voulait Katia. Le reste n’importait plus. S’il était encore à Paris, c’était pour le père.

À la mi-mars, la production de cartes postales atteignit la cadence de deux par semaine.

50

À Chelsea, la nouvelle de la grossesse divisa le ménage des Doyle, déjà mis à rude épreuve par la guerre. Laura s’était décidée à l’annoncer à ses parents ; elle était enceinte de cinq mois, elle ne pouvait plus le cacher.

C’était un dimanche après-midi. Stanislas et Doff l’avaient conduite en voiture, pour la soutenir. Ils avaient attendu dans une rue parallèle, en fumant. Elle était revenue le visage ruisselant de larmes.

Richard Doyle avait très mal pris la nouvelle ; il ne voulait pas entendre parler d’un bâtard dans la famille, le bâtard d’un mort qui plus est. Un bâtard, une sale affaire : on parlerait d’eux en mauvais termes, peut-être même perdrait-il la confiance de ses banquiers. Un bâtard. Les domestiques sans cervelle faisaient des bâtards dans leurs mansardes avec des hommes qu’elles ne reverraient plus ; ensuite elles finissaient putains pour pouvoir élever l’avorton. Non, Richard Doyle trouvait que sa fille n’était pas sérieuse de s’être fait mettre enceinte par le premier venu.

Lorsqu’elle avait entendu les paroles de son père, Laura s’était levée, le visage fermé.

— Je ne reviendrai plus jamais ici, avait-elle dit calmement.

Et elle était partie.

— Un bâtard ? avait hurlé France au départ de Laura. Le fils d’un soldat courageux, oui !

Richard avait haussé les épaules. Il connaissait le monde des affaires ; c’était un monde difficile. Cette histoire de bâtard lui ferait du tort.

Depuis ce dimanche-là, Richard et France ne dormaient plus ensemble. France songeait souvent que, si Richard avait été un homme bon, elle lui aurait révélé le secret de Pal et de sa fille, mais il ne méritait pas de savoir combien sa fille honorait son nom ; et parfois, dans des accès de fureur, elle songeait qu’elle aurait préféré que Richard meure et que Pal vive.

Laura ne venant plus à Chelsea, France se mit à lui rendre visite à Bloomsbury. Laura y vivait seule depuis le départ de Gros, Claude et Key, mais Stanislas et Doff veillaient sur elle. Ils l’emmenaient dîner, faire les magasins, et ils achetaient sans cesse des cadeaux pour le futur enfant, qu’ils entassaient dans la chambre de Gros. Ils avaient décidé que la chambre de Gros deviendrait la chambre du bébé. Gros en serait certainement enchanté ; il irait dormir avec Claude, qui avait la plus grande chambre et serait sûrement d’accord.

France Doyle aimait venir à l’appartement de Bloomsbury, surtout les week-ends. Pendant qu’elle bavardait avec sa fille dans le salon, Doff et Stanislas s’affairaient à préparer la chambre de l’enfant, à grand renfort de peinture et de tissus. Les deux hommes étaient souvent retenus à Baker Street, mais ils s’arrangeaient pour se libérer lorsque Laura était en congé, pour qu’elle ne reste pas seule.

*

Après Ringway, Key et Rear renouèrent avec les entraînements intensifs dans les Midlands, avec leur groupe commando. Dans un immense manoir qui ressemblait à une ferme, ils suivirent une formation de pointe dans le domaine du tir et du déminage.

*

Dans le sud de la France, Claude avait rejoint son maquis. C’était la première fois qu’il voyait un maquis ; il fut frappé par la jeunesse des combattants ; il se sentit moins seul. Ils étaient bien organisés, très déterminés ; ils avaient souffert de la rudesse de l’hiver, mais l’arrivée prochaine du printemps et des beaux jours les revigorait. À la tête du maquis, un trentenaire un peu chien fou, qu’on appelait Trintier, fit bon accueil à Claude ; bien que ce dernier eût dix ans de moins que lui, il s’en remit à son autorité. Ils passèrent ensemble de longues heures, isolés, à travailler sur les consignes de Londres. L’objectif, en soutien à Overlord, était de freiner la remontée vers le nord des unités allemandes.

*

Gros vivait désormais dans un petit immeuble, tout proche de la mer, dans une petite ville du nord-est de la France. Il avait rejoint un groupe d’agents au sein duquel il était le seul à mener des activités de propagande noire, parfois aidé de quelques résistants. Pour la première fois depuis le début de la guerre, il pensait à ses parents. Il se sentait mélancolique. Sa famille venait de Normandie, ses parents habitaient dans les faubourgs de Caen : il se demandait ce qu’ils étaient devenus. Il était triste. Pour se donner du courage, il pensait à l’enfant de Laura et il se disait qu’il était peut-être né pour veiller sur cet enfant.

Il se sentait seul, la clandestinité l’angoissait. Il avait besoin de tendresse. Il avait entendu dire par les autres agents qu’il y avait un bordel dans une ruelle proche, fréquenté par des officiers allemands. Ils s’étaient tous demandé s’il ne fallait pas y planifier un attentat. Gros, lui, s’était demandé s’il ne fallait pas aller y chercher un peu d’amour. Que dirait Laura si elle savait qu’il se livrait à ce genre d’activité ? Une après-midi, il céda au désespoir : il avait tant besoin d’amour.

*

Le 21 mars, jour du printemps, Kunszer convoqua Gaillot au Lutetia. Il le fit venir dans son bureau. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait pas vu.

Gaillot fut ravi d’être reçu au quartier général, c’était la première fois ; et cette joie n’étonna pas Kunszer. Si Gaillot s’était offusqué de devoir pénétrer au vu et au su de tous dans les bureaux de l’Abwehr, il l’aurait épargné ; car, au moins, ç’aurait été un bon soldat. Si au premier contact, trois ans plus tôt, Gaillot s’était refusé à collaborer, s’il avait fallu le menacer et le contraindre, il l’aurait épargné, car au moins ç’aurait été un bon patriote. Mais Gaillot n’était rien d’autre qu’un traître à sa patrie. Sa patrie, sa seule patrie, il l’avait trahie. Et, pour ce motif, Kunszer détestait Gaillot : il représentait à ses yeux le pire de ce que la guerre pouvait produire.

— Je suis si excité d’être là, déclara Gaillot, frétillant, en entrant dans le bureau.

Kunszer le dévisagea sans répondre. Il ferma la porte à clé.

— Comment se passe la guerre ? demanda le visiteur pour combler le silence.

— Très mal, nous allons la perdre.

— Ne dites pas ça ! Il faut garder espoir !

— Savez-vous, Gaillot, ce qu’ils vous feront lorsqu’ils auront gagné la guerre ? Ils vous tueront. Ce qui sera toujours moins dur que ce que nous-mêmes leur avons infligé.

— Je partirai avant.

— Et ou donc ?

— En Allemagne.

— L’Allemagne… pfff. Mon petit Gaillot, l’Allemagne, ils la raseront.

Gaillot resta muet, abasourdi. Il fallait que Kunszer y croie. Il se ranima lorsque l’Allemand lui tapota l’épaule comme un vieil ami.

— Allons, Gaillot. Pas d’inquiétude à avoir, nous vous mettrons à l’abri.

Gaillot sourit.

— Trinquons. Au Reich, proposa Kunszer.

— Oui, trinquons au Reich ! hurla Gaillot comme un enfant.

Kunszer installa son visiteur dans un fauteuil confortable, puis il se tourna vers son bar. De dos au Français, il versa de l’eau dans un verre, illusion d’un quelconque alcool, et y ajouta le contenu d’une fiole opaque : une matière blanche et granuleuse qui ressemblait à du sel. Du cyanure de potassium.

— Santé ! s’écria Kunszer en apportant le verre à Gaillot, qui n’avait rien vu.

— Vous ne buvez pas ?

— Plus tard.

Gaillot ne se formalisa pas.

— Au Reich ! répéta-t-il une dernière fois avant de vider son verre d’un trait.

Kunszer observa sa victime enfoncée dans le fauteuil, elle lui faisait pitié. Il allait peut-être avoir des convulsions ; puis son corps serait paralysé, ses lèvres et ses ongles deviendraient violets. Avant que son cœur ne cesse de battre, Gaillot serait conscient pendant quelques minutes, figé comme une statue. Une statue de sel.

Le Français, livide, semblait déjà immobilisé, il respirait difficilement. Alors Kunszer ouvrit son armoire secrète et en sortit sa Bible. Et au traître qui mourait lentement, il lut les versets de Sodome et Gomorrhe.

51

C’était le printemps. La campagne du SOE en France, en préambule à Overlord, battait son plein. Le Débarquement était prévu pour le 5 mai. En quatre ans, le Service avait constitué, formé et armé des Réseaux de résistance à travers toute la France, à l’exception de l’Alsace. Mais à six semaines de l’offensive alliée, ils manquaient de tout, car la météo exécrable des derniers mois avait fortement perturbé les ravitaillements. La priorité du SOE était à présent de les approvisionner en armes et en munitions avant l’ouverture du front normand : depuis janvier, la RAF, désormais appuyée par l’US Air Force, avait déjà effectué plus de sept cents sorties, contre une centaine pour le dernier trimestre de l’année 1943.

*

Le maquis se préparait à la tempête. L’une des premières opérations que dirigea Claude avec son réseau fut le sabotage d’un dépôt de locomotives. Minutieux, il fit placer une charge sous chacune des machines : l’opération dura plus d’une heure. Mais les minuteries des détonateurs ayant été mal coordonnées, il en résulta des explosions en chaîne qui semèrent le chaos parmi les soldats allemands dépêchés sur place, ce qui valut au curé d’être considéré par les résistants comme un chef de guerre au génie innovateur.

Malgré quelques autres opérations réussies, menées avec Trintier, Claude était préoccupé : ils étaient mal équipés. Ils avaient de quoi tenir un peu, mais les munitions partaient vite. Il avait déjà passé commande auprès de Londres, mais les livraisons étaient encore trop rares et incomplètes, car les réseaux du nord du pays avaient la priorité. On prépara donc des réserves d’armes, on ordonna de tirer peu ; il ne fallait rien gaspiller.

Les maquisards connaissaient la plupart des armes, sauf les pistolets-mitrailleurs Marlin : Claude les initia à leur maniement. Le curé leur recommanda d’utiliser les Marlin plutôt que des Sten aussi souvent que possible, car ils étaient à la fois plus précis et plus économes en munitions. Le maquis avait également reçu, à l’automne, des armes lourdes : des lanceurs antichar PIAT.

— Comment on utilise ces machins ? demanda Trintier à Claude pendant une inspection du matériel.

Claude prit un air embarrassé : il n’en avait pas la moindre idée.

— Je suppose qu’on vise… et…

Trintier rit jaune. Claude, empirique, lui suggéra de faire ses propres essais. En revanche, lorsque de simples combattants lui posèrent la même question, le curé, qui ne voulait pas perdre la face, répondit en prenant des airs importants et affairés : « On est la guérilla, oui ou merde ? La guérilla, c’est le fusil. Concentrez-vous sur vos fusils et ne venez pas m’emmerder avec toutes vos questions ! » Puis il demanda à son pianiste d’envoyer d’urgence un message à Londres pour obtenir, en plus des armes, un instructeur ou n’importe qui d’autre capable de former au plus vite les hommes de Trintier à utiliser ses PIAT.

*

À Londres, Stanislas, au sein du groupe SOE/SO, préparait intensément les opérations associant les services alliés. Si la période creuse du SOE en France s’était achevée en février, grâce notamment à la reprise des vols de ravitaillement, il fallait à présent faire face aux vifs débats qu’engendrait la question du support aérien au SOE ; l’Intelligence Service anglais, l’Office of Strategic Service (OSS) américain et d’autres entités des services secrets professionnels alliés, voyaient d’un mauvais œil le ballet incessant des avions qui ne faisait qu’attirer l’attention de la Gestapo et mettait en danger les agents de tous les services secrets opérant sur le terrain, tout ça, selon eux, pour appuyer les agents amateurs du SOE et quelques résistants mal aguerris.

Les états-majors alliés comptaient sur la Résistance, mais ils ne savaient pas dans quelle mesure les réseaux seraient efficaces. Ceux du Sud étaient particulièrement bien organisés ; depuis les maquis, ils infligeaient déjà des pertes humiliantes aux Allemands. Pour l’ensemble de la France (Sections F et RF), le SOE, qui avait livré les armes et suivi les réseaux par l’intermédiaire de ses agents — et parfois même formé certains responsables de groupes résistants dans les différentes écoles du Service —, estimait à plus de cent mille le nombre de combattants clandestins qu’il pouvait actionner en France.

Souvent, à Baker Street, Stanislas descendait dans les bureaux du Chiffre de la Section F ; il allait observer Laura, en secret. Il la regardait s’affairer, sans qu’elle le vît, absorbée par son travail. Stanislas trouvait que son deuil l’avait rendue plus belle encore. Son ventre était bien rond à présent, elle était enceinte de six mois. Une fois, il l’avait accompagnée chez le médecin ; la mère et l’enfant se portaient bien. La naissance était prévue pour début juillet.

Stanislas veillait sur Laura, inlassablement. Il n’y avait plus que lui et Doff à Londres, et il arrivait à présent que Doff dût s’absenter de la capitale. Alors, tous les soirs, Stanislas rentrait avec Laura de Baker Street jusqu’à Bloomsbury. Et s’il avait des réunions qui devaient se poursuivre tard, il s’interrompait le temps de l’aller-retour et revenait au quartier général après l’avoir raccompagnée, sans que celle-ci ne se doute qu’il n’avait pas terminé sa journée. Souvent ils dînaient ensemble, à Bloomsbury, au restaurant, ou parfois à l’appartement de Knightsbridge. Stanislas lui proposait alors de passer la nuit chez lui, il y avait de la place, mais elle refusait toujours : elle devait apprendre à vivre seule, puisque tel était son destin. Car malgré tous les efforts que Stanislas et Doff déployaient, ils ne pouvaient rien contre le désarroi qui accablait Laura.

Pal était mort depuis cinq mois ; elle pleurait toujours, toutes les nuits. Elle pleurait un peu moins et dormait un peu plus, mais elle pleurait toujours ; à présent que l’appartement de Bloomsbury était désert, elle n’avait plus à se préoccuper qu’on l’entende. Elle pleurait dans le salon, serrant contre elle le roman que Pal lui avait lu à Lochailort et qu’elle avait retrouvé dans sa chambre ; elle ne l’ouvrait pas, elle ne l’ouvrirait plus, elle n’en avait plus la force, mais le serrer contre elle la réconfortait. Elle en respirait la couverture et elle se souvenait des mots. Elle se souvenait de Pal qui lui lisait, elle se souvenait d’eux. Elle se souvenait de la plupart de leurs moments heureux, avec précision et force détails. Parfois aussi, elle rêvait à ce qu’ils seraient devenus ; à l’Amérique, à Boston, à leur maison et à leur enfant ; elle pouvait se promener dans les pièces, humer le joli jardinet. Pal était là, il y avait son père aussi ; il lui avait tant parlé de son père. Dans la maison d’Amérique, il y avait une chambre pour le père.

Dans les nuits anglaises, pendant que Laura pleurait son désespoir, terrée dans son salon, Adolf « Doff » Stein, dans le sud du pays, traquait les derniers agents infiltrés de l’Abwehr Gruppe II, à la recherche des bases alliées de l’opération Overlord. À la fenêtre de sa chambre d’hôtel, il se demandait ce qui arriverait à son peuple de misère. Qu’allaient-ils devenir et qu’allait devenir le monde ?

Au même moment, à Knightsbridge, s’il était rentré chez lui, ou dans son bureau de Baker Street, s’il s’apprêtait à travailler toute la nuit, Stanislas pensait à Claude et Gros, ses deux fils sur le terrain en France, et il priait pour qu’ils survivent.

*

Les semaines s’écoulèrent. Ce fut avril, puis mai. Le lancement d’Overlord fut repoussé au 5 juin, pour laisser un mois supplémentaire à la fabrication de barges de débarquement. Le SOE en profita pour achever de préparer les réseaux : les opérations conjointes de la RAF et de l’US Air Force, en soutien au SOE en France, ne connurent plus de répit. Les envois de matériel et d’agents étaient devenus une mécanique bien huilée, presque routinière. Pour le seul second trimestre de 1944, on allait approcher les deux mille sorties aériennes. Key, Rear et d’autres agents de groupes interalliés, leurs entraînements achevés, attendaient impatiemment de partir en France, rongeant leur frein dans les maisons de transit du Service.

52

Le 6 juin 1944, avec un jour de retard en raison des conditions météo, les Alliés lancèrent l’opération Overlord, qu’ils préparaient depuis dix mois. Radio-Londres émit sans interruption des messages à l’intention des réseaux pour qu’ils entrent en action. Dans l’obscurité de l’aube, le cœur battant, Gros et Claude, chacun à une extrémité du pays, se lancèrent dans la bataille avec leurs compatriotes, la Sten en bandoulière. Ils avaient peur.

*

En préambule au Débarquement, le groupe SOE/SO avait lancé ses troupes dans la guerre. Rear fut envoyé dans le Centre. Key fut parachuté avec des agents de l’OSS en Bretagne. Ils étaient en uniformes. C’était une étrange impression, après deux ans de clandestinité, de porter soudain un uniforme de l’armée britannique. Le commando, très entraîné, devait progresser rapidement ; ils étaient chargés de neutraliser les installations de la Luftwaffe dans la région.

*

La Résistance, galvanisée par la bataille proche, s’enflamma. Et tandis que les armées britannique, américaine et canadienne s’apprêtaient à déverser un million de soldats sur les plages de Normandie, tandis que le SAS britannique, finalement préféré au SOE pour faire tourner la tête du Renseignement allemand, parachutait des centaines de soldats en chiffon là où n’aurait pas lieu le Débarquement, les réseaux, aux abords des villes ou depuis les maquis, sabotèrent les lignes de chemins de fer pour empêcher les troupes allemandes de se déplacer dans le pays.

Dans le bureau de Kunszer, la radio hurlait. Il était calme. Dans les couloirs, il entendait l’effervescence ; la panique envahissait le Lutetia. L’assaut sur la France était donné.

Il avait peur. Mais il y avait longtemps maintenant qu’il se préparait à avoir peur. Il descendit chercher du champagne dans les cuisines de l’hôtel, puis il se rendit rue du Bac.

*

Le soir était tombé sur Londres. Les plages de Normandie connaissaient d’intenses combats. Sur les ondes, la BBC diffusait l’appel du général de Gaulle à la Résistance. Au même moment, au St Thomas Hospital, dans le quartier de Westminster, avec quelques semaines d’avance, Laura était en train de donner naissance à son enfant. Dans la salle d’accouchement, sa mère était à ses côtés ; dans le couloir, Richard Doyle faisait les cent pas.

Tous les quarts d’heure, une infirmière venait chercher France Doyle ; le téléphone. C’était Stanislas, à Baker Street, aussi anxieux de l’issue de l’accouchement que de celle d’Overlord.

— Tout va bien ? demandait-il sans cesse à France.

— Rassurez-vous, tout se passe très bien.

Stanislas soupirait. Au septième appel, elle put le rassurer définitivement.

— C’est un garçon, lui dit-elle.

À l’autre bout du combiné, le vieux Stanislas était trop ému pour parler. Il était un peu grand-père.

53

Le Débarquement embrasa la France ; les réseaux se montraient bien plus efficaces que ce que les états-majors alliés avaient prévu : les réseaux du SOE, guidés par Londres, les réseaux de la France libre, guidés par Alger, mais aussi tous les civils qui prenaient part à l’effort de guerre par des actes de sabotage spontanés à travers tout le pays.

En Normandie et dans les régions alentour, les Résistants constituaient une force de combat à part entière. Key et son groupe disposaient d’une impressionnante quantité de matériel ; ils distribuèrent des vivres et des uniformes parmi la population, créant de petites factions de combattants qu’ils entraînèrent sommairement. La consigne du SOE était de déstabiliser les unités allemandes par des sabotages ou d’incessants accrochages ; il fallait les affaiblir, miner le moral des soldats, puis laisser les armées alliées achever le travail. Ainsi, une méthode de combat efficace consistait à stopper une colonne allemande en déclenchant une fusillade, puis, dès que les véhicules étaient immobilisés et que les soldats se déployaient à l’assaut des résistants, une escadrille de la RAF ou l’US Air Force surgissait soudain des nuages et pilonnait la colonne, lui infligeant souvent de lourdes pertes.

Dans le Sud, les réseaux s’employaient à ralentir la montée des renforts du Reich vers le front, sabotant les lignes téléphoniques, les voies de chemin de fer et les dépôts d’essence, ou provoquant des confrontations directes, attaques et guets-apens. Mais les colonnes allemandes, harcelées par d’insaisissables combattants, laissaient éclater leur fureur sur la population. Le pire s’était produit en juin, quelques jours après le Débarquement. La 2e SS Panzer Division Das Reich, partie de la région de Bordeaux pour rejoindre le front normand, s’arrêta dans le village d’Oradour-sur-Glane, après des accrochages avec les FFI. Les villageois furent rassemblés sur la place du village ; les hommes furent fusillés, les femmes et les enfants enfermés dans l’église et brûlés vifs. Il y eut plus de six cents morts.

*

Claude et Trintier dirigeaient conjointement les opérations. La RAF avait enfin parachuté des armes, du matériel et de la nourriture, mais pas suffisamment. Dans les conteneurs, le SOE avait ajouté des brassards aux couleurs de la France que Claude distribuait aux combattants. Mais qu’importaient les brassards, il fallait plus d’armes. Claude était inquiet ; Londres était obnubilé par le soutien aux réseaux du Nord, le maquis avait essuyé des pertes, et les réserves de munitions fondaient dramatiquement. Pour ne rien arranger, dans l’euphorie de la guerre, les combattants parlaient ouvertement avec les civils ; parfois, ils se montraient dans les villages avec leurs armes et leurs brassards, attirant les regards. Si les Allemands trouvaient le maquis, ils ne pourraient pas tenir ; ils seraient tous massacrés. Les soirs, le curé faisait le point avec Trintier, à l’abri d’une tente.

— On a mal géré notre stock, dit le maquisard, inquiet lui aussi.

— Il faut se montrer plus discrets. Moins de guets-apens, plus de sabotages… il faut tenir bon jusqu’au prochain ravitaillement. Ah, si Pal était venu mettre de l’ordre dans tout ça…

— Tu connais Pal ? demanda alors Trintier.

Claude le dévisagea, stupéfait.

— Évidemment que je le connaissais… Mais…

Connaissais ? le coupa Trintier. Il est mort ?

— Oui. En octobre.

— Merde. Désolé, vieux. On en savait rien, ici…

Claude se dressa, tremblant presque. Si lui-même se trouvait dans ce maquis, c’est parce que Pal ne s’y était jamais rendu.

— Nom de Dieu ! Mais comment est-ce que tu connais Pal ? demanda le curé.

— Connaître est un grand mot. À la fin septembre, septembre dernier, on m’avait envoyé un agent pour renforcer et former le maquis. C’était lui. Pal. Un chic type. Mais il n’est resté qu’une nuit. On l’a réceptionné, tout comme il faut, et puis, le lendemain de son parachutage, il est reparti.

Claude se frappa le front, effaré ; Pal était donc passé par le maquis avant Paris ! Londres n’en savait rien : lors de sa préparation à Portman Square, on lui avait dit que Pal n’était jamais venu ici. Voilà qui levait une zone d’ombre : à l’époque, il n’y avait pas d’opérateur radio au maquis, et par conséquent le SOE ignorait ce qui s’était passé après le parachutage ; Stanislas avait émis l’hypothèse que Pal avait peut-être manqué le comité de réception et s’était replié sur Paris. Mais apparemment, il n’en était rien.

— Mais alors tu l’as vu ? s’enquit Claude. Je veux dire : vraiment vu, tu es sûr que c’était lui.

— En tout cas il s’appelait Pal. Pour sûr. Mais peut-être que c’est un autre que le tien ? Quoique, c’est pas un nom très commun. Un jeune gars, ton âge, quelques années de plus. Bel homme. Vif.

— Ça ne peut être que lui. Il a donc bel et bien été réceptionné…

— Comme je te dis. J’y étais, avec quelques autres gars à moi. À peine atterri, il voulait déjà repartir. Il voulait aller à Paris.

Claude soupira, perdu.

— Pourquoi diable à Paris ?

— Pas la moindre idée. Il a dit qu’il soupçonnait d’être suivi, qu’il se sentait pas en sécurité, ou quelque chose comme ça. En tout cas, il a demandé à être dirigé vers Paris. Le lendemain, je l’ai fait passer par Nice, et il a pris le train, je crois. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Capturé. Mais personne ne sait comment. Le SOE le parachute dans le Sud, et quelques jours après il est pris… À Paris… Mais attends… Tu es sûr qu’il a parlé de Paris ?

— Oui.

— Certain ?

— Tout à fait certain. Il voulait aller à Paris.

Claude était perplexe : cela n’avait pas de sens. Pourquoi Pal, s’il se sentait menacé en arrivant dans le maquis, avait-il précisé l’endroit où il voulait se mettre en sécurité ? Et qu’est-ce qui n’était pas sûr ? Le maquis ? Si tel était le cas, il aurait dû parler de Paris et s’arrêter à Lyon, ou n’importe où ailleurs, pour brouiller les pistes. Les pensées s’accélérèrent dans sa tête : y avait-il un traître dans le maquis qui avait provoqué la perte de Pal ? Pas Trintier, en tout cas, il avait toute confiance en lui.

— Qui d’autre savait que Pal voulait aller à Paris ?

Trintier réfléchit un instant.

— On était quatre dans le comité de réception, lorsqu’il a été parachuté. Mais seul Robert savait pour Paris. C’est lui qui l’a conduit à Nice, d’ailleurs.

— Robert… répéta Claude. Qui étaient les autres ?

— Aymon et Donnier.

Le curé nota les noms sur un morceau de papier.

*

Elle le berçait, doucement, dans le grand salon de la maison de Chelsea. C’était le milieu de la nuit, une nuit de la fin juin ; tout était calme, il n’y avait plus eu de bombe depuis l’après-midi. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer la douceur de l’été et l’odeur des tilleuls de la rue. Elle trouvait qu’elle avait le plus beau garçon du monde ; elle l’avait appelé Philippe.

Depuis la naissance de son fils, elle ne pleurait plus, mais ses insomnies n’avaient pas cessé. Il y avait des heures qu’elle le contemplait, perdue dans ses réflexions. Comment allait-elle l’élever, seule ? Et comment grandirait-il sans père ? Elle laissa ses pensées divaguer un peu. Pas trop. Elle avait un fils, c’était le plus important ; il fallait être heureuse à présent.

France Doyle descendit de sa chambre pour rejoindre sa fille.

— Tu ne dors pas ?

— J’ai pas sommeil.

À l’initiative de sa mère, Laura s’était installée à Chelsea, pour se reposer. Richard n’en pensait rien. Mais il était grand-père, c’était important d’être grand-père.

— Tu nous as fait un bel enfant, chuchota France.

Laura hocha la tête.

— Pal pourrait être fier.

Il y eut un long silence ; l’enfant se réveilla brièvement et s’endormit à nouveau.

— Pourquoi n’irais-tu pas à la campagne ? proposa timidement France. Toi et Philippe y seriez en sécurité.

Depuis le Débarquement en Normandie, Londres était assailli par les fusées allemandes V1 tirées depuis les côtes françaises ; l’opération sur Peenemünde n’avait pas pu empêcher l’utilisation de bombes volantes. Les fusées tombaient de jour comme de nuit ; elles frappaient trop vite pour que la population ait le temps de rejoindre les abris ou les bouches de métro. Tous les jours, il y avait des dizaines de civils tués dans la capitale. Mais Laura, résignée, refusait de partir.

— Je dois rester à Londres, répondit-elle à sa mère. Je ne me suis pas terrée jusqu’à aujourd’hui, je ne vais pas me laisser impressionner maintenant. Il y a longtemps que les Allemands ne m’impressionnent plus.

France n’insista pas ; elle était pourtant tellement inquiète. Elle était lasse de la guerre. Installée près de sa fille, elle veilla Philippe avec elle.

Les deux femmes n’avaient pas remarqué la silhouette au volant d’une voiture garée devant l’entrée de la maison depuis des heures. Il était là tous les soirs ; Stanislas, son browning à la ceinture, venait monter la garde. Il faisait ça pour lui, pour se rassurer ; il ne se remettrait jamais d’avoir envoyé ses enfants à la mort. Il voulait veiller sur les vivants. Alors, si une fusée V1 devait détruire la maison, cette maison-là justement, il voulait mourir lui aussi. C’était sa façon à lui de lutter contre les fantômes.

*

Dans la chaleur de juillet, les combats redoublèrent d’intensité. Les Alliés progressaient, Caen fut libéré le 9 juillet par l’armée britannique au prix d’intenses bombardements, et les troupes franco-américaines prévoyaient de débarquer en août en Provence, à partir de l’Afrique du Nord.

Malgré l’enthousiasme des combattants, les maquis du Sud passaient un mois difficile : la plupart manquaient d’autant plus d’armes que, à mesure que les combats prenaient de l’ampleur, les volontaires se pressaient pour rejoindre les organisations de résistance. Il y avait aussi les antagonismes politiques, qui prenaient parfois le pas sur la guerre. Il arrivait que des Français libres ou des communistes refusent d’être dirigés par le SOE, alors qu’ils avaient été armés par lui : chacun attendait les consignes de son propre camp, les FFI voulant l’aval d’Alger et les FTP celui du Parti avant de tirer avec des armes livrées par les Anglais. Mais les infrastructures de communication ayant été détruites par ces mêmes réseaux, il était difficile de demander ou recevoir des ordres.

Claude s’inquiétait ; les renforts tant réclamés n’arrivaient pas. D’un tempérament habituellement si calme, il en venait à piquer des colères noires contre son opérateur radio, qui n’y pouvait rien. Trintier était plus placide ; il disait au curé de ne pas s’en faire. Et au cours d’une embuscade, il essaya avec succès un lanceur antichar, lui qui ne s’en était jamais servi auparavant.

Au fil des opérations et de la vie du maquis, Claude observait attentivement les combattants. Pal avait-il été livré à l’Abwehr ? Y avait-il un traître parmi eux ? Était-ce Aymon ? Robert ? Ou Donnier ? Il ne soupçonnait pas Trintier ; pour sûr. Et les autres ? Il avait mené plusieurs repérages sur des dépôts d’essence avec Aymon, et Aymon avait une personnalité sombre ; était-ce une raison pour le soupçonner ? Robert, qui vivait dans un village proche du maquis, semblait être un bon patriote ; il faisait partie de l’équipe qui avait saboté le dépôt de locomotives, et plus d’une fois, il avait transporté des combattants dans sa camionnette. Cela suffisait-il à dissiper d’éventuels soupçons ? Quant à Donnier, c’était un éclaireur de talent, qui n’avait jamais failli. Claude songeait à le disculper déjà ; mais toute cette histoire de traître le rongeait, sa confiance dans les combattants s’effritait ; c’était mauvais signe.

54

Seul dans son bureau, il dansait avec sa femme en carton. Il perdait la tête. La pendule sonna midi ; l’avancée du temps l’avait surpris une fois de plus. Il embrassa la photo, éteignit le gramophone, et rangea Katia dans un tiroir. Il se hâta de sortir du Lutetia : il allait rue du Bac. Il s’y rendait presque tous les jours à présent.

C’était la mi-juillet, il faisait un temps magnifique ; il marchait en manches de chemise. Il longea le boulevard Raspail par le trottoir de droite, comme toujours ; mais quand il marchait boulevard Saint-Germain, c’était toujours sur le trottoir de gauche, à l’opposé de celui où il avait arrêté Marie. Il accéléra le pas pour rattraper son retard.

— Vous avez mauvaise mine, Werner, dit le père en lui ouvrant la porte avant même qu’il n’ait sonné.

Le père l’avait attendu l’œil sur le judas. Kunszer entra ; l’appartement sentait bon le rôti.

— Les journées sont longues, Monsieur, dit l’Allemand avec l’air de s’excuser.

— Faut dormir, Werner. La nuit il faut dormir. Où logez-vous, d’ailleurs ?

— J’ai une chambre.

— Où ça ?

— Rue de Sèvres.

— C’est pas loin, ça.

— Non.

— Alors ne soyez pas en retard pour déjeuner, Werner ! Le rôti est trop cuit. Les Anglais ne sont jamais en retard.

Kunszer sourit : le père avait repris du poil de la bête. Depuis peu, ils mangeaient même les plats qu’il préparait pour son fils. L’assaut normand avait ragaillardi le petit homme ; on disait la fin de la guerre proche, son Paul-Émile lui reviendrait bientôt.

— Pal va très bien, dit le père en installant son éternel invité à table. J’ai encore reçu deux nouvelles cartes. Voulez-vous les voir ?

— Avec joie.

Le père saisit le livre sur la cheminée, et en sortit les deux trésors qu’il lui tendit.

— Quand reviendra mon fils ? Vous m’aviez dit qu’il arrivait bientôt.

— C’est imminent, Monsieur. Une question de jours.

— De jours ! Quel bonheur ! Ça veut dire que nous allons enfin pouvoir partir !

Kunszer se demanda à quoi bon partir, puisque les Allemands allaient bientôt quitter Paris.

— Au plus deux ou trois semaines, rectifia-t-il pour avoir un peu de marge.

C’était le temps qu’il estimait nécessaire pour que les Alliés atteignent Paris.

— Je ne pensais pas qu’il y avait tant à faire à Genève, dit le père.

— C’est une ville hautement stratégique.

— Ça, je n’en ai jamais douté. Une belle ville Genève, y êtes-vous déjà allé, Werner ?

— Hélas non.

— Moi si. Des tas de fois. Une ville magnifique. Ah, les promenades au bord du lac, les sculptures de glaces sur le jet d’eau l’hiver.

Kunszer hocha la tête.

— Mais Paul-Émile n’a-t-il pas le temps de juste passer me chercher ? C’est l’affaire de deux jours…

— Le temps est précieux, surtout en ce moment.

— Ah, ça ! C’est la débandade pour les Allemands, hein ?

— Oh oui.

— Et c’est mon fils qui gère tout ça ?

— Oui. Le Débarquement en Normandie, c’était son idée.

— Ah, magnifique ! Ma-gni-fique ! s’exclama le père, gai et plein d’entrain. Quelle belle idée il a eue ! C’est mon fils tout craché ! C’est drôle, un temps j’ai cru qu’au lieu de faire la guerre, il était dans la banque.

— La banque ? Où ça ?

— Mais à Genève aussi, pardi ! Je vous le répète sans cesse, Werner, vous n’écoutez donc jamais ?

Kunszer écoutait attentivement mais n’avait toujours rien compris à cette histoire de banque à Genève, qu’il avait déjà entendue de la bouche de la concierge lors de son enquête pour démasquer Pal.

Le père disparut dans la cuisine pour chercher le rôti. Sa valise était toujours prête, avec la brosse à dents, le saucisson, la pipe, le roman. Il ne l’avait pas touchée. Il y avait maintenant plus d’un mois que le Débarquement avait eu lieu. Son fils allait arriver d’une minute à l’autre. Le train pour Lyon était à quatorze heures, il le lui avait dit.

*

Le groupe de Key collaborait étroitement avec des SAS qui venaient de se faire parachuter dans la région, avec des jeeps. Tandis que les Américains avançaient sur Rennes, ils sillonnaient les routes la nuit, arrosant d’un déluge de feu les patrouilles allemandes qu’ils croisaient. Key ressentait une grande tension, mais la situation avait changé. Les organisations de résistance se montraient peu à peu à visage découvert ; lui-même ne quittait plus son uniforme. La guerre secrète était pratiquement révolue, mais il fallait se contenter d’accrochages, faire peur, affaiblir. Surtout ne pas tenir tête aux unités allemandes, lourdement équipées et capables de facilement venir à bout de combattants statiques. Dans le Vercors, des Français libres assiégés par des divisions SS avaient été épouvantablement massacrés.

Claude, pleinement conscient lui aussi de la situation, essayait de contenir les ambitions de Trintier et des maquisards, qui projetaient de mener des assauts hasardeux alors que les embuscades devaient être simples et courtes. Lui-même privilégiait les sabotages, y compris sur les axes routiers. Il fallait tenir bon jusqu’au débarquement allié dans le Sud.

Un matin, alors que le curé, couvert de sueur au retour d’un repérage, faisait sa toilette, Trintier vint le trouver. L’opérateur radio avait reçu un message de Londres ; un parachutage de matériel avait été annoncé pour le matin même, et Trintier était parti le récupérer avec quelques-uns de ses hommes. La RAF et l’USAF n’hésitaient plus, à présent, à larguer hommes et matériel en plein jour.

— Comment ça s’est passé ? demanda Claude.

— Très bien. On a reçu le matériel qu’on avait commandé.

— Tout ?

— Armes, munitions… Absolument tout.

— À la bonne heure !

Trintier sourit, espiègle.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? interrogea le curé.

— Londres nous a finalement envoyé l’instructeur pour les lanceurs PIAT.

Claude soupira. La demande datait de plus de deux mois ; c’était les aléas de l’organisation de Baker Street. Ils avaient eu le temps d’apprendre tout seuls.

— Et où est-il ce grand malin ?

Trintier l’emmena près d’une baraque où le nouvel arrivant prenait le soleil, la chemise moite collant à son énorme corps.

— Belle région, expliquait l’homme à un jeune combattant intimidé par cet imposant agent des services secrets britanniques.

Claude éclata de rire. Cet homme avait certainement toutes les qualités du monde mais pas celles d’un instructeur PIAT.

— Gros !

Le géant interrompit sa conférence et bondit.

— Cul-Cul !

Ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Mais qu’est-ce que tu fous là ? demanda Claude.

— J’étais au nord, pour le Débarquement, mais maintenant les Américains font du bon boulot. Alors on m’a envoyé ici.

— T’es passé par Londres ? T’as des nouvelles des autres ?

— Non. J’y suis pas retourné depuis février. Ça me manque. Ils m’ont mis directement dans un avion. Un Datoka… Un machin des Amerloques, quoi.

— Un Dakota, corrigea Claude.

— Ouais. Pareil. Ben, ils m’ont embarqué là-haut et ils m’ont jeté ici. Tu sais, Cul, je crois qu’on va la gagner cette guerre.

— J’espère… mais pendant que tout le monde s’amuse au nord, ici on est au courant de rien.

— T’inquiète pas. Les Américains s’apprêtent à débarquer en Provence. Je viens en renfort pour mater les petits Boches. Et je viens faire l’instructeur sur le lanceur antichar, c’était dans mes consignes aussi.

Claude éclata de rire, imaginant les catastrophes qui pouvaient arriver si Gros utilisait un PIAT.

— Tu sais utiliser ça toi ?

— Ben, j’ai appris, figure-toi. Fallait écouter en cours, au lieu de penser au petit Jésus !

— On a eu un cours sur ces engins ?

Gros leva les yeux au ciel, feignant le désespoir.

— Et voilà, tu sèches les cours pour faire de la messe et après t’es perdu ! On a vu ça en Écosse. Heureusement, maintenant, Gros est avec toi.

Et Gros tapota la tête de Claude comme celle d’un enfant.

Gros en était à sa troisième mission d’affilée ; il était fatigué. Il pensait souvent à l’Angleterre, aux écoles du SOE, à ses camarades, tout ce grâce à quoi il existait un peu. Grâce à la guerre il était devenu Gros dit Alain, et non plus Alain dit le gros. Il avait souffert durant les entraînements, plus que les autres, mais il s’était retrouvé au sein d’une famille ; c’était ce qui l’avait fait tenir. Même ses missions pour le SOE n’étaient qu’un moyen de rester parmi eux, sans quoi il aurait renoncé depuis longtemps. Ils étaient tout ce dont il avait toujours rêvé ; des amis fidèles, des frères humains. Longtemps, il avait cru que seuls les chiens pouvaient être fidèles, et puis il y avait eu Pal, Laura, Key, Stanislas, Claude et les autres ; il ne l’avait jamais dit à personne, mais c’est en faisant la guerre qu’il avait trouvé que la vie était belle. Grâce à eux, grâce au SOE, il était devenu quelqu’un. Après le Débarquement, en rejoignant le réseau, en Normandie, il était passé non loin de Caen, tout près de chez lui, de chez ses parents. Il avait eu envie de les revoir, de leur dire combien il s’était accompli. Il était parti de chez lui en qualité de gros lard, et il était aujourd’hui foudre de guerre. Dans les moments les plus euphoriques, il songeait qu’il n’était peut-être pas aussi médiocre que certains l’avaient pensé.

Le soir de son arrivée au maquis, Gros partit avec Claude, Trintier et une poignée d’hommes pour un attentat sur un train de transport de troupes. La nuit tombant tard, ils partirent en plein jour et choisirent un endroit bien à l’abri des arbres pour installer les charges le long des rails. Trintier se chargea de dérouler le câble du détonateur jusque sur une butte proche, derrière laquelle il se tapit ; c’est lui qui déclencherait l’explosion. En amont, un éclaireur et sa corne de brume. Dispersés autour du lieu de l’opération, deux groupes de tireurs, en protection ; l’un d’eux était formé de Gros, Claude et d’une jeune recrue apeurée, tous armés de Sten et de Marlin.

— Pas trop lourd la mitrailleuse ? chuchota Gros au garçon, pour le détendre en engageant la conversation.

— Non, M’sieur.

— Comment tu t’appelles ?

— Guignol. C’est pas mon vrai nom, mais c’est comme ça qu’on m’appelle, par moquerie.

— C’est pas de la moquerie, rétorqua Gros d’un ton savant, c’est un nom de guerre. C’est important un nom de guerre. Tu sais comment on m’appelle moi ? Gros.

Le garçon ne pipa mot. Il écoutait attentivement.

— Eh bien, c’est pas de la moquerie, reprit Gros, c’est une particularité, parce que j’ai une maladie qui me fait comme ça, tu peux pas savoir, t’étais pas à Wanborough Manor avec nous, mais en tout cas, c’est devenu mon nom de guerre.

Dans l’obscurité qui tombait, Claude donna une tape de réprimande à Gros qui venait de divulguer par inadvertance l’un des lieux d’entraînement hautement secrets du SOE. Mais le garçon n’avait rien compris.

— Tu veux du chocolat, petit soldat ? proposa alors le géant.

Le garçon hocha la tête. Il était rassuré par la présence de cet imposant agent britannique. Un jour il raconterait. Il espérait qu’on le croirait : oui, il avait combattu aux côtés d’un agent anglais.

— Tu veux aussi du chocolat, Cul-Cul ?

— Non, merci.

Gros fouilla dans sa poche. Il en sortit une barre de chocolat qu’il sépara en deux morceaux ; le jour avait passablement diminué et à présent, dans les buissons où ils étaient tapis, il faisait trop sombre pour voir distinctement.

— Tiens, camarade, ça va te donner du courage.

Gros tendit un morceau de chocolat au garçon qui l’enfourna de bon cœur, reconnaissant.

— C’est bon, hein ? fit Gros.

— Oui, dit le jeune combattant qui mâchait avec beaucoup de peine.

Claude riait en silence : c’était du plastic.

Bientôt on entendit la corne de brume, puis le train qui approchait. Et à son passage entre les arbres, se déclencha une formidable explosion.

55

Juillet touchait à sa fin. Ils profitaient d’une après-midi de répit pour se promener dans Hyde Park, l’esprit tranquille malgré les V1 qui sapaient le moral des Londoniens. Ouvrant la marche, Laura poussait Philippe dans un landau ; restés plusieurs pas en arrière, Doff et Stanislas étaient en grande conversation. Ils avançaient lentement pour que la jeune femme ne les entende pas ; ils parlaient de la guerre, comme toujours. Laura n’avait pas encore repris son travail à Baker Street et les deux hommes étaient persuadés que, si elle ne les entendait pas, elle ignorerait tout des batailles en France, des pertes alliées et des fusées V1 qui menaçaient la ville. Ils ne tenaient pas compte des journaux, de la radio, des sirènes, des conversations dans les cafés ; ils s’imaginaient, naïfs, que s’ils chuchotaient, en arrière, Laura serait à l’abri de la fureur du monde.

Elle était rayonnante sous le soleil, vêtue d’une jupe blanche de tennis qui lui allait à ravir ; les volants dansaient à mesure qu’elle marchait, élégante. Elle savait tout de la guerre, et elle y pensait sans cesse. Elle pensait à Gros, à Key, à Claude. À Faron aussi, tous les jours ; elle revivait sa fuite de l’appartement. Et à Pal, à chaque seconde, condamnée à penser à lui toute sa vie. Elle songeait aussi au père, à Paris ; lorsque la guerre serait terminée elle irait à Paris, lui montrer son magnifique petit-fils, rieur. Comme elle, Philippe le consolerait de l’abominable chagrin. Et elle demanderait au père de lui parler de Pal, pendant des jours entiers, pour continuer à le faire vivre encore. Elle était lasse d’être la seule à le maintenir en vie ; les autres ne parlaient jamais de lui, pour ne pas lui faire de la peine. Elle voulait aussi que Philippe, un jour, connaisse l’histoire de son père.

Les trois promeneurs suivaient un chemin qui longeait les étangs ; le parc était désert. La population était terrorisée par les bombes volantes qui s’abattaient depuis la mi-juin sur Londres et le sud de l’Angleterre ; les V1, die VergeltungsWaffen — les armes de la vengeance —, étaient l’un des derniers espoirs d’Hitler pour reprendre le contrôle de la guerre. Les V1 étaient lancées depuis des rampes installées le long des côtes de la Manche ; rapides, silencieuses, il en tombait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, jusqu’à deux cent cinquante par jour, et parfois près de cent pour la seule ville de Londres ; les morts se comptaient déjà en milliers, et on évacuait les enfants dans les campagnes éloignées hors de portée des missiles. Un escadron de Spitfire passa bruyamment dans le ciel ; Laura n’y prêta pas attention ; Stanislas et Doff suivirent les avions du regard, inquiets.

Le Renseignement britannique ne parvenait pas à localiser l’emplacement des rampes des V1 : l’armée ne pouvait localiser les fusées que lorsqu’elles étaient déjà lancées au-dessus de la Manche. La DCA parvenait à en abattre certaines, mais la RAF, elle, était relativement impuissante face à ces attaques, bien différentes des hordes de bombardiers du Blitz : la chasse pouvait bien tirer sur les fusées en plein vol, mais l’explosion soufflait ensuite dangereusement les avions de combat. Plusieurs appareils avaient ainsi été perdus. Il existait cependant un moyen, spectaculaire et périlleux, pour éviter que les missiles ne tombent sur des zones habitées : certains pilotes de Spitfire parvenaient à dévier leur trajectoire en glissant leur aile sous un aileron de la bombe.

Laura s’écarta du chemin pour montrer à Philippe des canards sur un étang ; elle posa les yeux, amusée, sur Doff et Stanislas, qui avaient prudemment interrompu leur conversation. Elle savait très bien qu’ils parlaient d’Overlord. Elle remercia le Ciel d’avoir mis ces deux hommes dans sa vie et dans celle de Philippe. Sans eux, elle ne savait pas ce qu’elle serait devenue.

Stanislas observa les ondes calmes. Les Alliés avançaient inexorablement en France ; mais si les opérations militaires allaient mener assurément à la victoire, elles n’effaçaient pas pour autant les antagonismes entre les Alliés et les Français. Les relations étaient tendues. Les Français libres avaient été tenus à l’écart des préparatifs d’Overlord, et de Gaulle n’avait été averti de la date du Débarquement qu’au dernier moment. Il avait réalisé en même temps que la France ne serait pas assurée de pouvoir s’administrer elle-même après sa libération, et il était entré dans une colère noire contre Churchill et Eisenhower, refusant même, lors du lancement d’Overlord, le 6 juin, de prononcer son appel au rassemblement de toutes les forces de résistance sur les ondes radio. Il s’y était finalement résigné, le soir, tard. À présent, le problème était le sort des agents de la Section F du SOE après la guerre. La section SOE/SO était engagée dans d’âpres négociations avec la France libre sur le statut à accorder, après la libération, aux Français qui avaient combattu dans les rangs SOE ; la question avait été soulevée avant le Débarquement et elle était en suspens depuis des mois ; au grand désespoir de Stanislas, les discussions n’avaient pour l’instant abouti à rien. Certains envisageaient même de considérer les agents français du SOE comme des traîtres à la nation pour avoir collaboré avec une puissance étrangère.

Laura prit son fils dans les bras. De sa main libre, elle saisit une poignée de gravier et la lança dans l’eau ; les canards, croyant recevoir de la nourriture, se précipitèrent. Laura rit. Et les deux hommes en arrière sourirent.

Ils allèrent s’asseoir sur un banc pour poursuivre leur conversation.

— J’ai fait ce que tu m’as demandé, dit Doff.

Stanislas approuva de la tête.

— Le Contre-espionnage qui espionne, pesta Doff, tu veux qu’on me pende, hein ?

Stanislas esquissa un sourire.

— Tu n’as fait que consulter un dossier. Qui enquête ?

— Plus personne pour le moment. Dossier en suspens. Avec Overlord, on a d’autres priorités.

— Et qu’as-tu découvert ? interrogea Stanislas, nerveux.

— Pas grand-chose. Je pense que l’affaire va être classée. Ils ont été arrêtés, comme des dizaines d’agents. Soit ils ont commis une erreur, soit on les a dénoncés.

— Mais qui les aurait balancés ?

— Je l’ignore. Même pas forcément un salopard : un résistant arrêté et torturé, peut-être. Tu sais ce qu’ils leur font…

— Je sais. Et une taupe dans le Service ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Apparemment personne ne connaissait l’existence de l’appartement de Faron. Je vois donc difficilement comment une taupe…

— On connaît même pas toutes les planques des agents à Baker Street !

— Il a été parachuté seul ?

— Oui, un pianiste devait le rejoindre plus tard.

— C’est vrai. Mais, d’après Laura, Faron avait dit que c’était officiellement un appartement sûr. La Section F aurait dû être au courant.

— Quoi d’autre ?

— Pal était à Paris. Il n’avait rien à y faire, il avait été parachuté dans le Sud. Que diable faisait-il là ? C’était pas son genre de désobéir aux ordres…

Stanislas acquiesça.

— Il devait avoir une bonne raison d’aller à Paris, mais laquelle ?… Le dossier mentionne-t-il les interrogatoires de Laura ?

— Oui. Apparemment Faron avait préparé un attentat contre le Lutetia, dit Doff.

— Le Lutetia ?

— Comme je te dis, il aurait montré des plans à Laura. Y avait un attentat de prévu ?

— Non, pas que je sache…

— Selon l’ordre de mission, Faron avait été envoyé à Paris pour préparer des cibles en vue de bombardements.

— Peut-être un bombardement du Lutetia ? suggéra Stanislas.

— Non. Il préparait un attentat à l’explosif.

— Bigre.

— Qu’est-ce que tout ça signifie selon toi ? demanda Doff.

— Je n’en sais rien.

— Quand je le pourrai, j’irai à Paris pour enquêter, dit Doff. Est-ce que le père de Pal est au courant que son fils est…

— Non, je ne crois pas. Son père… Tu sais, pendant les écoles de formation, il en parlait souvent. C’était un bon fils ce Pal.

Doff acquiesça et baissa la tête, triste.

— Dès qu’on pourra le prévenir, on le fera, déclara-t-il.

— Il faudra le faire bien.

— Oui.

Ils n’avaient pas vu Laura qui venait vers eux, Philippe toujours dans ses bras.

— Vous parliez de Pal, hein ?

— On disait que son père n’était pas courant de son décès, expliqua tristement Stanislas.

Elle les dévisagea tendrement et s’assit entre eux deux.

— Il faudra aller à Paris alors, dit-elle.

Les deux agents acquiescèrent et passèrent les bras derrière elle, en signe de protection. Puis, sans qu’elle le remarque, ils se regardèrent mutuellement ; ils en avaient parlé plusieurs fois dans le secret de Baker Street. Ils voulaient comprendre ce qui s’était passé à Paris, ce jour d’octobre.

*

Assis à son pupitre, Kunszer fixait le téléphone, épouvanté par la nouvelle : Canaris, le chef de l’Abwehr, avait été arrêté par le contre-espionnage du Sicherheitsdienst. Depuis l’attentat contre Hitler, huit jours plus tôt, les hauts officiers allemands étaient tous surveillés ; on avait tenté de tuer le Führer en plaçant une bombe dans une salle de réunion du Wolfsschanze, son quartier général près de Rastenburg. La répression au sein de l’armée était terrible, les soupçons pesaient sur tout le monde, le Contre-espionnage avait mis les téléphones sur écoute. Et Canaris qui avait été arrêté. Faisait-il partie des conspirateurs ? Qu’adviendrait-il de l’Abwehr ?

Il avait peur. Pourtant, il n’avait pas participé à la conspiration, il n’avait rien fait, et c’était justement pour cette raison qu’il avait peur : il y avait des mois qu’il n’avait plus rien fait pour l’Abwehr ; si on se penchait sur son cas, on prendrait sa passivité pour de la trahison. Mais, s’il était inerte, c’est parce qu’il ne croyait plus depuis longtemps à la victoire allemande. Et maintenant, les Alliés avançaient en France ; dans quelques semaines, ils seraient aux portes de Paris. Bientôt la fière Allemagne fuirait, il le savait. Les armées se replieraient, et le Reich aurait alors tout perdu, ses fils et son honneur.

Il avait peur. Peur qu’on vienne l’arrêter pour haute trahison lui aussi. Mais jamais il n’avait trahi. Tout au plus avait-il eu ses propres opinions. Si ça ne tenait qu’à lui, il resterait barricadé dans son bureau du Lutetia, son Luger à la main, prêt à abattre les SS qui lui donneraient l’assaut, prêt à se faire sauter la cervelle lorsque les Britanniques qu’il avait tant combattus rentreraient en char dans Paris. Mais il y avait le père ; on n’abandonne pas son père. S’il sortait encore, c’était pour lui.

56

Les armées allemandes ne pouvaient plus rien contre l’inexorable avancée alliée, redoutablement appuyée par la Résistance. Dans les premiers jours d’août, les Américains prirent Rennes ; à la fin de la première semaine, la Bretagne entière était libérée. Puis les blindés de l’US Army entrèrent au Mans et, le 10 août, à Chartres.

Key et son groupe, qui en avaient terminé avec le Nord à présent libéré, furent déployés avec une unité de SAS dans la région de Marseille, en prévision du débarquement en Provence.

Dans le maquis, Claude poursuivait son enquête, à la recherche du conspirateur qui avait livré Pal aux Allemands. Mais si Pal avait été trahi par un maquisard, comment l’Abwehr était-elle parvenue à remonter jusqu’à l’appartement de Faron ? En le suivant ? Celui qui avait donné Pal était peut-être indirectement responsable de la capture de Faron. Il fallait trouver le coupable. Sur les quatre personnes à avoir réceptionné Pal à son atterrissage, Claude n’avait aucun doute sur Trintier, et ses investigations avaient mis Donnier hors de cause. Restaient Aymon et Robert. Après avoir longuement réfléchi à la question, ce dernier lui apparaissait comme le principal suspect, car rien ne le disculpait vraiment : Robert était chargé de faire la liaison entre le maquis et l’extérieur, il vivait dans un village proche et assurait notamment l’approvisionnement des combattants en nourriture ; il avait pu traiter avec les Allemands sans éveiller de soupçons. Claude avait longuement observé le comportement de Robert et Aymon ; ils étaient tous deux de braves résistants et de fiers patriotes. Mais cela ne voulait plus rien dire.

*

Le 15 août, l’opération Dragoon fut lancée ; les forces américaines et françaises débarquèrent en Provence depuis l’Afrique du Nord. Les réseaux, alertés la veille par un message de la BBC, participèrent aux combats.

De nombreux volontaires se pressèrent vers les maquis pour prendre les armes. Les Allemands n’opposaient que très peu de résistance. Dans les villages, se mêlant aux uniformes des soldats français et américains, les combattants de tous bords et de toutes factions exhibaient leurs insignes et leurs armes, pour marquer leur fierté de participer à la libération. Cet engouement populaire donna lieu aux premières tensions entre Claude et Trintier : Claude se méfiait de l’afflux de combattants de la dernière heure, il voulait que Trintier y mette un terme. Les nouveaux arrivants n’étaient pas formés, il n’y avait pas suffisamment de matériel, et surtout, il soupçonnait des collaborateurs, voyant le vent tourner, de se mêler aux maquisards. La France devrait les juger.

— C’est beau tous ces Français volontaires ! protestait Trintier. Ils veulent défendre leur pays.

— Il y a quatre ans qu’ils auraient dû s’y mettre !

— Tout le monde n’a pas la carrure d’un héros de guerre…

— C’est pas la question ! On va pas prendre des gens qui ne connaissent rien au combat. Ta responsabilité, c’est aussi que tes hommes survivent.

— Et qu’est-ce que je leur dis, moi, à ceux dont on ne veut pas ?

— Envoie-les dans les hôpitaux, où ils seront plus utiles qu’ici. Ou chez les FFI… ils ont toujours besoin de monde.

Après une journée particulièrement éprouvante et une énième dispute avec Trintier, Claude s’isola sur une petite butte ; il était de très mauvaise humeur. Il venait d’inspecter les vivres et le matériel : il manquait des outils et de la nourriture de la dernière livraison de la RAF. Il soupçonnait Robert, plus que jamais ; seul lui pouvait quitter le maquis avec du matériel. Si c’était lui, que devait-il faire ? Claude était nerveux, agacé. Après quelques minutes, Gros vint le trouver. Il faisait très chaud, et Gros lui apportait une bouteille d’eau. Claude le remercia.

— Elle est bien fraîche, dit-il en buvant au goulot.

— Je l’ai mise au ruisseau… J’aime bien cette butte. Ça me rappelle l’école.

— L’école ?

— Wanborough Manor, la butte où on fumait.

— Toi, tu fumais pas.

— P’t-être, mais je jouais avec les mulots. J’aime pas trop fumer, ça me fait une toux… Tu sais, Cul-Cul, j’ai bien aimé les écoles.

— Arrête ! C’était horriblement difficile.

— Sur le moment, j’ai pas aimé. Mais maintenant que j’y pense, c’était pas si mal. On se levait tôt, mais on était tous ensemble…

Silence. Gros avait besoin de se confier, mais il sentait que Claude était en rogne. Pourtant il lui avait donné sa bouteille d’eau, celle qu’il se gardait bien au frais, sous une pierre du ruisseau.

— Tu t’es encore fâché avec Trintier ? demanda Gros pour apaiser son ami.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il veut prendre tout le monde dans son foutu maquis, et que je veux pas.

— C’est vrai, on a pas trop de munitions…

— Bah, c’est pas le problème, on peut s’en faire livrer autant qu’on veut à présent que les Américains sont là. Mais moi, je veux pas que des collabos prennent le maquis pour se faire absoudre : les collabos devront payer pour ce qu’ils ont fait.

— C’est quoi absourde ?

— Absoudre. C’est quand Dieu te pardonne.

— Et Dieu leur pardonnera ? Dieu doit pardonner à tout le monde, non ?

— Peut-être que Dieu leur pardonnera. Mais les Hommes, jamais !

Ils restèrent assis un long moment.

— Cul-Cul ?

— Oui.

— Est-ce que tu crois que Laura a eu son petit Pal ?

— On est en août… Oui, sans doute.

— J’aimerais bien le voir.

— Moi aussi.

Silence.

— Cul-Cul ?

— Quoi encore ?

Claude était nerveux, il se sentait mal, il voulait que Gros le laisse tranquille.

— Je suis fatigué, dit Gros.

— Moi aussi. La journée a été longue. Alors va te reposer un peu, je viendrai te chercher pour dîner.

— Nan, c’est pas ça… Je suis fatigué de la guerre.

Claude ne répondit rien.

— Tu as tué des Hommes, Cul-Cul ?

— Oui.

— Moi aussi. Je crois que ça nous hantera toute notre vie.

— On a fait ce qu’on devait faire, Gros.

— Je ne veux plus tuer…

— Va te reposer, Gros. Je viendrai te chercher plus tard.

Le ton était sec, désagréable. Gros se leva et s’en alla, triste. Pourquoi son petit Claude ne voulait-il pas discuter un peu avec lui ? Il se sentait seul ces derniers temps. Il partit s’allonger sous un pin centenaire. Il lui sembla percevoir le bruit des combats au loin. Peu avant le lancement de Dragoon, les Alliés avaient intercepté un message d’Hilter qui ordonnait à ses troupes de quitter le sud de la France et de se replier vers l’Allemagne. Les services de renseignement s’étaient arrangés pour que la consigne ne parvienne jamais aux garnisons de Provence ; surprises par le Débarquement, elles étaient à présent écrasées par les unités américaines et françaises. La domination du Reich sur la France s’écroulait ; et au même moment, à Paris, l’insurrection grondait.

57

Dans la pénombre derrière les rideaux tirés, terré dans son bureau du Lutetia, il fixait sa Katia. C’était le 19 août, les Américains étaient aux portes de la ville et les chars du général Leclerc ne tarderaient plus.

Le Lutetia était désert ; tous les agents de l’Abwehr avaient fui. Seuls quelques fantômes, errant en uniformes, profitaient des derniers luxes de l’hôtel. Champagne, caviar ; quitte à perdre la guerre, autant faire les choses bien. À la fenêtre, la tête pointant entre les deux pans de feutre, Kunszer scrutait le boulevard. Il savait qu’il était temps de partir. Rester, c’était mourir. C’était la fin de l’après-midi. Cela faisait bientôt un an qu’on lui avait pris sa Katia. Il saisit sa petite valise en cuir ; il y mit sa Bible et sa photo adorée. Il répéta ses gestes plusieurs fois pour retarder son départ. Le reste n’avait guère plus d’importance.

Il fit un dernier pèlerinage devant la chambre 109. Il descendit à pied au rez-de-chaussée. Le standard, les mess, le restaurant, la plupart des pièces étaient vides ; l’Allemagne allait bientôt être déchue ; il était triste. Tout ça pour ça. Plus rien n’avait de sens, ni lui, ni personne, ni les Hommes, ni rien. Sauf les arbres peut-être.

Il se fit servir un dernier café ; il le but lentement, pour retarder l’échéance fatale. Lorsqu’il passerait la porte de l’hôtel, avec sa valise, il n’y aurait plus d’espoir. Il aurait tout perdu, il battrait en retraite, on lui donnerait du Vae victis, l’Allemagne serait battue. Sa Katia serait morte sous les bombardements alliés, sa Bible ne servirait plus qu’à la prière des morts, et sa photo ne serait que la marque du deuil.

En avalant la dernière gorgée, il lui sembla que les oiseaux ne chanteraient plus jamais. Puis il sortit du Lutetia. Il salua poliment le portier :

— Au revoir, Monsieur, lui dit-il.

Le portier ne lui rendit pas son salut ; serrer la main d’un officier allemand aujourd’hui, c’était risquer d’être fusillé demain.

— Je suis désolé pour tout ce merdier, ajouta Kunszer pour converser un peu. Vous savez, ce n’était pas ce qui était prévu. Ou peut-être que si. Je ne sais plus. À présent que vous allez redevenir un peuple libre, je devrais vous souhaiter bonne chance pour votre nouvelle vie… Mais la vie, Monsieur, la vie est certainement la plus grande catastrophe que l’on ait conçue.

Et il s’en alla. Digne. Pour la dernière fois, il prit le chemin de la rue du Bac. Il monta au premier étage, il sonna à la porte. Était venu le temps redouté des au revoir.

Dans l’appartement, le père bouillonnait d’excitation :

— C’est vrai ce qu’on dit ? Les Allemands battent en retraite ? Paris sera bientôt libéré ?

Il n’avait pas vu la valise que Kunszer tenait à la main.

— Oui, Monsieur. Bientôt les Allemands ne seront plus rien.

— Alors vous avez gagné la guerre ! s’exclama le père.

— Sans doute. Et si nous ne l’avons pas gagnée, au moins les Allemands l’ont-ils perdue.

— Vous n’avez pas l’air content.

— Détrompez-vous.

Kunszer n’osa pas dire qu’il ne reviendrait plus ; le père paraissait si heureux.

— Et mon Paul-Émile, alors ? Il va revenir ?

— Bientôt, oui.

— Demain ?

— Un peu plus tard.

— Quand alors ?

— Il y a la guerre dans le Pacifique…

— Et ça se passe aussi depuis Genève ? interrogea le père, incrédule.

— C’est à Genève que tout se passe, Monsieur.

— Quelle ville. Quelle ville !

Kunszer, ému, regarda le père qu’il ne reverrait jamais plus. Il ne trouvait ni les mots ni le courage pour lui annoncer son départ.

— Monsieur, pouvez-vous me remontrer les dernières cartes de Paul-Émile ?

— Les cartes ? Les cartes. Mais bien sûr !

Le visage du père s’illumina. Il se dirigea vers la cheminée, saisit le livre, compta les cartes postales et les contempla longuement, subjugué.

— Ah, Genève, ah, mon fils ! Dire qu’il dirige cette guerre, c’est fou. Je suis si fier de lui, vous savez. Mon seul regret est que sa mère ne soit pas là pour voir… Au fait, quel grade a-t-il pour assumer toutes ces responsabilités ? Colonel au moins, non ? Colonel ! Tsss… C’est fou d’être colonel si jeune. Quel avenir il a devant lui ! Vous savez, après ça, il pourrait envisager la présidence, qu’en pensez-vous ? Pas tout de suite bien sûr, mais plus tard, pourquoi pas. Colonel. Il est colonel, c’est ça ? Hein ? Hein ?

Le père se tourna vers son interlocuteur, mais il n’y avait personne.

— Werner ? Où êtes-vous, mon ami ?

Pas de réponse.

— Werner ?

Il fit quelques pas jusqu’au couloir : la porte d’entrée était ouverte.

— Werner ? appela encore le père.

Il n’y avait plus que le silence.

Dans la rue, une silhouette courait sur le boulevard en direction de la gare de Lyon, une silhouette avec une valise. Kunszer s’enfuyait. Il n’était plus Allemand, il n’était plus Homme, il n’était plus rien. Canaris, son héros, avait eu la présence d’esprit, quelques mois plus tôt, de mettre sa famille en lieu sûr, hors d’Allemagne. Lui-même n’avait personne à mettre à l’abri ; plus de Katia, et pas d’enfants. Finalement, il était heureux de n’avoir pas eu d’enfants ; ils auraient eu tellement honte de leur père.

Sur le boulevard, Kunszer courait. On ne le reverrait plus. D’ici quelques jours, les Alliés libéreraient Paris. Les bombardements et la destruction de la ville tant redoutés par Pal n’auraient jamais lieu.

58

Fin août, dans Marseille libérée, Gros et Claude se promenaient sur le port, brassard tricolore au bras et arme à la ceinture.

— Respire l’odeur de la mer ! criait Gros.

Claude souriait.

Ils en avaient terminé. Ils allaient rentrer à Londres.

— C’est tout fini le SOE ? demanda Gros.

— J’en sais rien. Tant que la guerre n’est pas finie, le SOE n’est pas fini.

Gros hocha la tête.

— Et nous alors ?

— J’en sais rien non plus, Gros.

— J’ai envie de revoir Laura, j’ai envie de voir le bébé ! J’espère que c’est un garçon, comme Pal. Dis, Cul-Cul…

— Quoi ?

— Même si la guerre se termine un jour, tu pourrais continuer à m’appeler Gros ?

— Si tu veux…

— Promets, c’est important.

— Alors je promets.

Gros soupira de soulagement et se mit à courir, comme un enfant joyeux. De toute sa vie, il n’avait jamais ressenti pareille sensation ; il avait surmonté la formation du SOE, puis il avait survécu à ses missions, à un interrogatoire de la Gestapo. Il avait survécu aux coups, à la peur, à l’angoisse de la clandestinité ; il avait vu ce que s’étaient fait, entre eux, les frères humains, et il avait survécu aussi. Ç’avait sans doute été cela le plus difficile : survivre au désastre de l’humanité, ne pas renoncer et tenir bon. Les coups ne sont que des coups ; ils font mal, un peu, beaucoup, puis la douleur s’estompe. Pareil pour la mort ; la mort, ce n’est que la mort. Mais vivre en Homme parmi les hommes, c’était un défi de chaque jour. Et cette puissante sensation de bien-être que ressentait Gros aujourd’hui, c’était de la fierté.

— On est des hommes bons, hein, Cul-Cul ? cria le géant.

— Oui.

Puis le curé murmura encore : « Nous sommes des Hommes. » Et, pris de mélancolie, il sourit à son ami. Comment Gros, après tout ce qu’il avait accompli, pouvait-il encore douter de ce qu’il était ? Il s’assit sur un banc, et il contempla le géant qui lançait des cailloux sur les mouettes. Soudain, il sentit une main lourde sur son épaule, et se retourna vivement : derrière lui se tenait un bel homme en uniforme sombre. Key.

— Nom de Dieu ! lâcha Claude.

— Tu dis nom de Dieu maintenant ? sourit Key. Finalement la guerre t’a fait du bien.

Claude se leva d’un bond, et les deux hommes se donnèrent une longue accolade.

— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Et en uniforme ! Quelle classe !

Key pointa du doigt une terrasse où étaient attablés des soldats.

— Je suis avec des gars des groupes interalliés, venus du ciel pour botter le cul des derniers Allemands. On a été parachutés dans la région juste avant le Débarquement…

Key ne put terminer sa phrase car une immense masse arriva en trombe et se jeta sur lui, l’étreignant avec une affection inouïe.

— Key ! Key !

— Gros !

Gros contempla son ami tout en lui tenant fermement les deux épaules.

— T’as un uniforme, Kiki ! Tu es superbe dedans !

— Merci, Gros. Si tu en veux un, on en a plein. Figure-toi que nous, au SOE, avec nos parachutages de conteneurs, on est des minables à côté de certains : les SAS, mon pote, se font parachuter des voitures !

— Des bagnoles, t’entends ça, Cul-Cul ? Des bagnoles !

Ils rirent, fous de joie, et marchèrent un long moment sur la jetée, dans un flot ininterrompu de paroles. Qui était retourné à Londres depuis février ? Personne. Et Laura ? Et l’enfant ? On n’en savait rien. Ils avaient hâte de rentrer, hâte de revoir tous ceux qui leur avaient manqué, et ils se posèrent mutuellement toutes les questions qui leur brûlaient les lèvres. Ils passèrent l’après-midi ensemble, et à la fin de la journée, ils décidèrent de ne pas se quitter. Key laissa ses camarades et accompagna Gros et Claude au maquis pour la soirée. Le maquis était superbe, dans la douceur d’une fin de journée d’été, embaumé par les odeurs des pins, à l’abri du monde, avec pour seuls bruits les chants des cigales et des sauterelles.

— C’est pas mal, ici, dit Key.

— C’est notre petit coin de paradis ! déclara Gros, pas peu fier d’impressionner Key.

Claude fit visiter à Key les installations des maquisards, il lui présenta Trintier ; le Sud était libéré et de nombreux combattants étaient repartis, mais Trintier, fidèle, continuait à emmener ses hommes en patrouille, veillant sur la population et traquant d’éventuels collaborateurs.

Lorsqu’ils passèrent près du ruisseau, Gros plongea les mains dans l’eau et en sortit sa bouteille en fer.

— Tu veux de ma bonne eau, Kiki ? De l’eau bien fraîche, toute une journée dans le ruisseau. La meilleure eau de France.

Key but cérémonieusement quelques gorgées de cette eau si rare. Puis ils firent un feu, et ils chahutèrent. Au crépuscule, ils vidèrent des conserves dans des gamelles et mangèrent gaiement. Ils parlèrent ; et ils parlèrent encore. Claude trouva un peu d’alcool et ils trinquèrent. À la liberté de la France, à leur retour à Londres, à la fin de la guerre qu’ils espéraient proche et à la nouvelle vie qui pourrait commencer. Plus tard, Gros s’endormit près du feu, ronflant d’aise. Il se sentait bien à l’abri maintenant que Key était là ; cette nuit, c’était sûr, il ne ferait pas de cauchemar. Claude posa une couverture sur lui.

— Que va-t-on faire de lui maintenant ? murmura-t-il. Notre coin de paradis qu’il dit…

Key sourit.

— Bah. On s’en occupera bien…

Claude contempla le dormeur heureux :

— Key, il faut que je te dise…

— Quoi ?

— Pal… il était dans ce maquis avant d’aller à Paris.

— Et ?

— Il est arrivé ici, il disait qu’il se sentait en danger. Il a dit qu’il voulait aller à Paris… Et ensuite, il s’est fait capturer…

— Tu penses à un traître ?

— Oui.

— Qui ?

— J’avais plusieurs pistes, mais la plus sérieuse à mon sens est un type qui s’appelle Robert, un résistant du maquis. Il faisait partie du comité de réception à l’arrivée de Pal, c’est lui qui l’a conduit jusqu’à la gare de Nice. Il savait pour Paris. Et je crois qu’il trafique de drôles de combines avec les livraisons aériennes. Ça m’étonnerait pas qu’il fricote avec les Boches.

— Ce sont des accusations graves… Il faut être sûrs de nous.

— Je sais.

— Quelle est ton autre piste ?

— Aymon, un maquisard aussi.

Key eut un air songeur.

— Laissons-nous la nuit pour y réfléchir, proposa-t-il.

Les trois hommes passèrent la nuit ensemble, près du feu. Le lendemain matin, Claude et Key décidèrent d’approfondir leur enquête ; ils se débarrassèrent de Gros en lui confiant une tâche aussi longue qu’inutile, puis ils allèrent trouver Aymon. Key l’interrogea durant près d’une heure, assis face à face, le fixant dans les yeux ; dans son uniforme, il était très impressionnant.

— C’est pas lui, dit-il à Claude lorsqu’il en eut terminé. C’est un brave type, aucun doute.

— Je pensais la même chose.

— Passons à l’autre, ce Robert. Où peut-on le trouver ?

— Il n’habite pas ici. Dans un village proche.

— Allons l’interroger.

— Et si c’est pas lui non plus ?

— Alors nous poursuivrons notre enquête. Les traîtres ne doivent pas avoir de répit.

Le curé approuva.

Ils se mirent en route. Le village se trouvait à une heure à pied environ du maquis. En y arrivant, les deux hommes attirèrent les regards, à cause des revolvers, du brassard, de l’uniforme. Ils trouvèrent la maison, peu après la sortie du village ; c’était une petite bâtisse en pierre et en bois avec un atelier de mécanique attenant. Non loin de là, un groupe de trois habitations. Ils frappèrent à la porte ; un enfant d’une dizaine d’années leur ouvrit.

— Bonjour, mon garçon. Ton père est-il là ? demanda Claude.

— Non, M’sieur.

— Il est dans son garage ?

— Non, M’sieur.

— Tu es seul ici ?

— Oui, M’sieur.

— Ton père revient quand ?

— Plus tard, M’sieur. Vous voulez entrer ?

— Non, mon garçon. Nous reviendrons. Merci.

Claude et Key s’éloignèrent de quelques pas. Il faisait déjà chaud. Key pointa l’atelier du doigt.

— Il est mécano ton Robert ?

— Quelque chose comme ça.

Ils s’approchèrent de l’atelier et regardèrent par les vitres couvertes de poussière. L’endroit était désert.

— Allons jeter un œil, proposa Key.

— Pour quoi faire ?

— Pour jeter un œil.

Key regarda aux alentours ; il n’y avait personne. Et la maison, un peu à l’écart de la route, était à l’abri des regards. D’un bon coup de pied, Key fit voler la serrure. C’est ce qu’ils avaient appris à Beaulieu : on ne vient pas à bout d’une serrure avec une pince ou une épingle. On la casse. Tout simplement.

Des amas de tôles jonchaient l’intérieur. Ils ouvrirent quelques caisses et soulevèrent çà et là un chiffon plein de cambouis. Rien. Soudain, Claude interpella Key et lui montrant une pince coupante :

— C’est de l’outillage livré par Londres, ça.

Key, le regard sombre, acquiesça. Alors ils fouillèrent l’endroit, méticuleusement ; et ils trouvèrent des outils et des rations de nourriture. Il y avait là le matériel du SOE qui manquait dans les réserves du maquis.

— Eh bien, je crois qu’on a plus de doutes maintenant… murmura Claude.

*

La journée touchait à sa fin. Ils attendaient depuis des heures, tapis dans les fourrés. La femme de Robert était rentrée à midi, avec un autre enfant, âgé de cinq ou six ans. Mais Robert ne se montrait pas.

— Tu crois qu’il a su qu’on était là ? demanda Claude. On lui aura sûrement parlé de l’uniforme dans le village et il a pris peur.

Key pesta.

— Ça me ferait mal qu’il foute le camp en direction de Berlin avec une colonne de Boches.

Ils attendirent encore ; leurs jambes étaient engourdies par les crampes mais ils tenaient bon, au nom de Pal et de Faron, que Robert, le traître infâme, avait donnés. Et ce fut le crépuscule ; l’heure du dîner était déjà passée, mais une bonne odeur de cuisine venue de la maison embaumait encore l’atmosphère. Une camionnette arriva et se gara devant l’atelier.

— C’est lui, murmura Claude.

Une silhouette descendit du véhicule. Robert était un petit homme d’apparence sympathique, costaud et un peu dégarni ; il ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années. Il sifflota gaiement, abaissa ses manches et lissa de ses mains le tissu froissé. Puis, au moment où il entra dans la maison, deux ombres surgirent derrière lui et le poussèrent violemment à l’intérieur. Sans qu’il pût réagir, il se retrouva au sol. Tournant la tête, il vit, dans l’encadrement de la porte, Claude, l’agent du maquis, et un autre jeune homme, large d’épaules et en uniforme.

— Claude ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda Robert, un peu effrayé.

— Qu’est-ce que t’as fait, Robert ? Dis-moi que t’as une bonne explication ! hurla Claude.

— Mais de quoi tu parles ?

Key lui asséna un coup de pied dans le ventre et l’homme gémit de douleur ; sa femme accourut, suivie par ses deux enfants.

— Mais qui êtes-vous ? cria-t-elle, apeurée, la voix pleine de sanglots.

Les deux intrus avaient le regard sombre.

— Partez, Madame, dit Key d’une voix orageuse.

— Partez vous-même, bon sang ! répondit-elle.

Key lui attrapa le bras et le tordit.

— Barrez-vous avant que je vous fasse tondre par les FFI !

Les enfants étaient terrifiés, la femme les emmena hors de la maison ; pour passer la porte d’entrée, ils durent enjamber leur père, toujours au sol, qui tremblait de terreur. Dès qu’ils furent partis, Claude referma la porte ; il avait le visage convulsé par la haine et, d’emblée, il décocha un terrible coup de pied dans le dos de Robert, qui hurla.

— Pourquoi t’as fait ça ? demanda Claude. Au nom du ciel, pourquoi ?

— Parce qu’il le fallait ! cria Robert. À cause de la guerre !

— Parce qu’il le fallait ? répéta Claude, abasourdi.

Claude le noya sous les coups. Son corps tout entier était envahi par la rage ; les hommes qui avaient tué des Hommes n’étaient plus des hommes. Son cœur explosait de haine. Key se mit à frapper aussi ; l’homme s’était roulé en boule pour se protéger.

— Je suis désolé ! hurlait-il. Je suis désolé !

Ils tapaient de toutes leurs forces.

— Désolé ? Désolé ? cria Key. Mais à ce niveau, on ne peut plus être désolé !

Key le releva en l’attrapant par la chemise, qui se déchira en partie, et le frappa au ventre. Comme l’homme se pliait en deux, Key ordonna à Claude de le tenir. Claude le tint fort, et Key lui infligea une série de coups de poing dans le visage. Il lui cassa le nez, des dents. Key avait les phalanges couvertes de sang. Robert hurlait, et les suppliait d’arrêter.

— Saloperie de collabo ! Tu vaux moins qu’un chien ! vociférait Claude à son oreille, tout en le maintenant bien droit pour que Key puisse encore lui écraser les pommettes.

Lorsqu’ils jugèrent que Robert avait eu son compte, ils le traînèrent hors de la maison et le laissèrent gésir par terre, dans la poussière, le corps déformé. Claude trouva un bâton et le battit encore. Puis, ils allèrent chercher un bidon d’essence dans l’atelier, et retournèrent à la maison ; ils déversèrent l’essence sur le sol et sur les rideaux. Et Claude, à l’aide de son briquet, se chargea d’allumer l’incendie.

Ils sortirent rapidement et regardèrent la maison qui s’embrasait lentement dans la nuit.

— Pourquoi ? gémit Robert, baignant dans son sang et défiguré. Claude, pourquoi tu m’as fait ça ?

Claude fut ébranlé que sa victime l’appelle par son prénom. Non, il n’était pas Claude, il n’était pas le gentil curé. Il était le vengeur de Pal. Il faisait en sorte que tout ceci ne recommence jamais. Plus jamais.

— Ça, ce n’était rien, Robert. La France te jugera. Tu es responsable de la mort de deux grands soldats.

— Parce que j’ai volé quelques pinces et des boîtes de conserve ?

— La ferme ! Tu as livré Pal ! hurla Key. Avoue ! Avoue !

Enflammé par la colère, il appuya le canon de son revolver contre la joue de Robert.

— Avoue !

— Pal ? L’agent que j’ai conduit à Nice ? Mais je n’ai trahi personne. Je n’ai rien fait, jura le supplicié. J’ai fait du marché noir, oui. C’est tout.

Silence. Robert avait du mal à parler, mais il poursuivit.

— Oui, j’ai volé quelques conserves pour le marché noir. Pour gagner un peu d’argent, pour nourrir mes gosses. Mes gosses avaient tellement faim. Mais le maquis n’a pas crevé de faim, sinon j’aurais pas fait ça. Et j’ai pris des outils pour mon garage. Des outils qu’on utilisait pas, ou qu’on avait en double. Oui, c’était mal, mais pourquoi m’avoir fait ça ? Pourquoi brûler ma maison pour quelques conserves ?

Silence.

— J’ai servi mon pays, j’ai lutté contre les Allemands. J’ai lutté avec toi, Claude. J’ai lutté à côté de toi. On s’est fait confiance, tu te rappelles le dépôt de locomotives qu’on a fait sauter ensemble ?

Claude ne répondit pas.

— Tu te rappelles ? Je vous ai emmenés en camionnette. Je vous ai aidés à poser les charges. Tu te souviens ? Il fallait ramper sous les locomotives, pas facile, ça non, pas facile. Les locomotives sont basses, et moi qui suis un peu costaud, j’ai bien cru que j’allais rester coincé, tu te souviens ? On a ri après ça. On a ri.

Silence.

— Je vous rembourserai la nourriture, je vous donnerai de l’argent, je vous rendrai les outils, j’en rachèterai même d’autres. Mais pourquoi m’avoir fait ça… Vous êtes venus libérer la France, au péril de votre vie… Tout ça pour brûler la maison d’un voleur de boîtes de conserve. Tout ça pour ça ? C’est donc ça l’idéal qui vous a emmenés jusqu’ici ? Mais Seigneur ! Je suis un honnête Français. Un bon père et un bon citoyen.

Robert cessa de parler. Il n’en pouvait plus. Il avait tellement mal. Il avait envie de mourir tant il avait mal. Et sa maison qui brûlait. Il l’aimait cette maison. Où vivraient-ils maintenant ?

Il y eut un long silence. Le crépitement des flammes avait supplanté les bruits de la nuit. Key rengaina son arme. Par la fenêtre de la maison voisine où s’étaient réfugiés la femme et les enfants de Robert, terrifiés, il croisa le regard de l’enfant qui regardait son père, battu et humilié sous ses yeux.

La maison brûlait, les flammes s’élevaient haut dans le ciel. L’homme, couché dans la poussière, sanglotait. Claude se passa une main sur le visage. Robert était innocent.

— Qu’avons-nous fait, Key ? souffla-t-il.

— Je n’en sais rien. Nous ne sommes même plus des Hommes.

Silence.

— Il faut qu’on rentre, il faut partir. Partir et oublier.

Key acquiesça. Partir et oublier.

— Je me charge de nous trouver un avion pour Londres, dit-il. Va chercher Gros.

Загрузка...