9 Un signal

Nynaeve dut admettre que Thom et Juilin, en unissant leurs efforts, avaient découvert un très bon site où camper. À un quart de lieue de Mardecin, dans un bosquet pas trop dense qui se dressait exposé à l’est et dont le sol était tapissé de feuilles mortes. Quelques superbes tupélos et des saules pleureurs d’une variété d’assez petite taille dissimuleraient le chariot – aussi bien depuis la route que depuis la ville – et un ruisseau large de deux pieds jaillissait d’une saillie rocheuse, près du sommet de la pente, pour dévaler un lit de boue séchée deux bonnes fois plus large. Bref, il y avait assez d’eau pour ce qu’ils comptaient en faire. Détail agréable, on avait un peu moins chaud à l’abri des arbres dont le feuillage ne faisait pas obstacle à une petite brise des mieux venues.

Lorsque les deux hommes eurent fait boire les chevaux puis les eurent entravés à un endroit où ils pourraient brouter – même si l’herbe rare ne leur offrirait sûrement pas un festin – ils jouèrent à pile ou face pour décider lequel partirait avec le hongre pour se charger du ravitaillement à Mardecin. Entre eux, tirer au sort était devenu un rituel. Habile à toutes sortes de manipulations – une déformation professionnelle –, Thom ne perdait jamais quand c’était lui qui lançait la pièce. Du coup, c’était Juilin qui s’en chargeait.

À cette occasion, ça ne changea rien au résultat habituel. Thom gagna, et tandis qu’il retirait sa selle à Rôdeur, Nynaeve se pencha, glissa la tête sous le banc du conducteur et souleva une lame du plancher avec la pointe de son couteau. À côté des deux coffrets dorés contenant les bijoux offerts par Amathera, plusieurs bourses bien pansues étaient cachées dans le compartiment secret. Pour être débarrassée d’Elayne et de Nynaeve, la Panarch n’avait pas regardé à la dépense.

Les autres objets dissimulés sous le banc semblaient banals, en comparaison. Une petite boîte noire en bois poli, sans gravures ni ornements et une bourse en peau de chamois qui semblait contenir un disque.

La boîte renfermait les deux ter’angreal que Nynaeve et Elayne avaient repris à l’Ajah Noir, chacun ayant un rapport avec le rêve. La bourse… Eh bien, elle contenait le trophée que les deux amies rapportaient de Tanchico. Un des sceaux de la prison du Ténébreux.

Même si Nynaeve était vraiment pressée de savoir où Siuan Sanche comptait les envoyer continuer à traquer les sœurs noires, le sceau était la principale explication de son ardent désir d’atteindre au plus vite Tar Valon. Alors qu’elle sortait des pièces d’une des grosses bourses, la jeune femme s’efforçait de ne pas toucher celle qui contenait le disque. Depuis qu’elle était entrée en possession de l’artefact, elle brûlait d’envie de le remettre à la Chaire d’Amyrlin, et d’en avoir fini avec cette affaire. Quand elle se tenait près de la bourse en peau de chamois, elle aurait juré entendre le souffle du Ténébreux en train de lutter pour recouvrer sa liberté.

Quelques minutes plus tard, Nynaeve envoya Thom en ville avec une poche pleine de pièces d’argent et l’ordre très strict de rapporter des fruits et des légumes verts. Si elle n’y prenait pas garde, le trouvère – et Juilin aussi, d’ailleurs – n’achèterait que de la viande et des haricots blancs.

Tenant le cheval par la bride, Thom s’éloigna en boitillant. Devant ce spectacle, Nynaeve eut le cœur serré. Selon Moiraine, la blessure qui le déséquilibrait était trop ancienne pour qu’on puisse la guérir. Cette idée était presque aussi déprimante que la claudication du trouvère. Par la Lumière ! il n’y avait rien de pire que l’impuissance !

Nynaeve avait quitté Deux-Rivières pour protéger des jeunes gens de son village qu’une Aes Sedai avait forcés à l’exil. Avec la ferme intention d’apprendre comment on défendait les siens – et l’ambition intime de faire payer son forfait à Moiraine – Nynaeve était allée jusqu’à Tar Valon. Mais depuis ce temps, le monde avait beaucoup changé. Ou était-ce elle qui ne le voyait plus de la même façon ?

Non, ce n’est pas moi qui me suis transformée. Je reste toujours la même, mais je n’en dirais pas autant de mon environnement.

Désormais, elle faisait tout son possible pour se défendre elle-même. Rand était ce qu’il était, et il n’y avait pas de retour en arrière possible. Egwene suivait son propre chemin sans se laisser influencer par quiconque – et tant pis si le chemin en question menait à un précipice. Mat, lui, avait appris à ne plus s’intéresser à rien à part aux beuveries, au jeu et aux femmes. En conséquence, et à son grand dégoût, Nynaeve avait parfois eu la surprise de se découvrir d’accord avec Moiraine, ces derniers temps.

D’après ce que lui avait dit Egwene, relayant des informations qu’elle tenait de Rand, Perrin était retourné au village, où il était en sécurité. Malgré quelques doutes, Nynaeve avait très envie d’y croire.

Traquer l’Ajah Noir était une mission juste, morale et satisfaisante. Terrifiante, aussi, même si Nynaeve tentait de ne pas trop y penser. Après tout, elle était une femme adulte, pas une petite fille qui se cache dans les jupes de sa mère. Mais ce n’était pas pour ça – enfin, principalement – qu’elle continuait à se cogner la tête contre un mur, s’acharnant à maîtriser le Pouvoir alors qu’elle était, la plupart du temps, aussi peu capable de canaliser que Thom. Sa vraie motivation, c’était le pouvoir de guérison. L’usage thérapeutique du Pouvoir. Quand elle était la Sage-Dame de Champ d’Emond, elle se réjouissait souvent d’avoir réussi à amener le Cercle des Femmes sur ses positions. À peine plus âgée qu’Egwene, elle était la plus jeune Sage-Dame dans l’histoire de Deux-Rivières, et les villageoises avec lesquelles elle traitait auraient presque toutes pu être sa mère. Plus satisfaisant encore, quand on savait à quel point les hommes étaient têtus, elle était souvent parvenue à convaincre le Conseil du Village de suivre la voie qu’elle proposait. Mais sa véritable fierté avait toujours été de trouver la combinaison d’herbes médicinales requise pour soigner une maladie. Alors, guérir avec le Pouvoir… Elle l’avait déjà fait, en tâtonnant, pour soulager des maux contre lesquels ses autres compétences auraient été inutiles. Le bonheur qu’elle en avait retiré lui avait fait monter les larmes aux yeux. Un jour, s’était-elle promis, elle parviendrait à guérir Thom, afin de le regarder danser comme un jeune homme. Quant à la blessure au flanc de Rand… Eh bien, elle la guérirait aussi ! Si la femme qui maniait le Pouvoir se montrait assez déterminée, rien n’était incurable, elle en avait la certitude.

Lorsqu’elle cessa de regarder Thom s’éloigner, Nynaeve découvrit qu’Elayne avait rempli le seau habituellement accroché sous le chariot. Agenouillée, elle faisait ses ablutions, une serviette sur les épaules pour ne pas mouiller sa robe. L’ancienne Sage-Dame éprouva une forte envie de l’imiter. Par une chaleur pareille, il était particulièrement plaisant de se laver avec l’eau fraîche d’un ruisseau. Le plus souvent, en l’absence de cours d’eau, il fallait se contenter des réserves contenues dans les tonneaux attachés au chariot – mais avec parcimonie, parce qu’elles étaient d’abord destinées à être bues et à la cuisine.

Son bâton de bois clair d’un pouce de diamètre posé à côté de lui, Juilin était assis le dos contre une des roues du chariot. La tête baissée, son ridicule chapeau incliné de manière à lui abriter les yeux, il paraissait dormir, mais l’ancienne Sage-Dame aurait volontiers parié qu’il faisait semblant. Thom et lui ignoraient beaucoup de choses, et c’était très bien comme ça, mais ils devaient avoir envie d’en savoir plus…

Nynaeve alla s’asseoir à côté d’Elayne, les feuilles mortes de tupélo crissant sous sa jupe.

— Tu crois que Tanchico est tombée ?

Occupée à se débarbouiller, la Fille-Héritière ne répondit pas.

— Je pense que c’était nous, les Aes Sedai dont a parlé l’officier…

— Peut-être, daigna répondre Elayne, le ton glacial, comme si elle prononçait un discours sur son trône. Et peut-être que les bruits qui courent sur ce que nous avons fait se sont mélangés à d’autres rumeurs. Le Tarabon pourrait avoir un nouveau roi et une nouvelle Panarch.

Résolue à contrôler ses nerfs, Nynaeve garda les mains loin de sa natte. Du coup, elles se crispèrent sur ses genoux.

Tu essaies de te réconcilier avec elle, alors, tiens un peu ta langue !

— Amathera n’était pas commode, mais je ne souhaite pas qu’il lui arrive malheur. Et toi ?

— Une très jolie femme, intervint Juilin, surtout quand elle était déguisée en domestique, avec une très belle robe, et qu’elle souriait. Je crois qu’elle…

Voyant que les deux femmes le regardaient, le pisteur de voleurs tira un peu plus son étrange chapeau sur ses yeux et fit mine de se rendormir.

Elayne et Nynaeve échangèrent un regard qui en disait long sur ce qu’elles pensaient des hommes.

— Quoi qu’il soit arrivé à Amathera, dit la Fille-Héritière, cette femme est derrière nous…

Le ton bien moins glacial, Elayne cessa de se concentrer exclusivement sur sa toilette.

— Je ne lui souhaite pas de mal, mais je désire surtout que l’Ajah Noir, lui, ne soit pas derrière nous. Sur notre piste, je veux dire…

Sans relever la tête, Juilin s’agita nerveusement. L’idée que l’Ajah Noir soit une réalité, pas une rumeur colportée dans les rues, le mettait très mal à l’aise.

Il devrait plutôt se réjouir de ne pas savoir tout ce que nous savons…

Nynaeve était bien forcée d’avouer que cette idée n’était pas entièrement logique. Cela dit, s’il avait su que les Rejetés étaient libres, même l’ordre de mission ridicule de Rand – cet homme, veiller sur Elayne et sur elle ! – n’aurait pas empêché Juilin de prendre ses jambes à son cou. Ç’aurait été dommage, parce qu’il pouvait se révéler utile, à l’occasion. Comme Thom, d’ailleurs… Lui, c’était Moiraine qui le leur avait collé dans les pattes. Pour un banal trouvère, il en connaissait long sur le monde, il fallait l’admettre.

— Si l’Ajah Noir nous pistait, il nous aurait déjà rattrapées… (Une évidence, si on songeait que le chariot, la plupart du temps, se traînait comme un escargot.) Avec un peu de chance, les sœurs noires ne savent toujours pas qui nous sommes.

Elayne acquiesça. Toujours morose, elle était pourtant redevenue elle-même. Tandis qu’elle se rinçait le visage, Nynaeve songea que cette Fille-Héritière était presque aussi dure et déterminée que les femmes de Deux-Rivières.

— Liandrin et la plupart de ses complices ont dû réussir à sortir de Tanchico. Qui sait ? elles s’en sont peut-être toutes tirées… Et à ce jour, nous ne savons pas qui dirige l’Ajah Noir à la tour. Comme dirait Rand, nous n’en avons pas terminé, Nynaeve.

L’ancienne Sage-Dame ne put s’empêcher de faire la moue. Oui, elles avaient une liste comptant onze noms, mais une fois de retour à Tar Valon, toutes les Aes Sedai qu’elles croiseraient seraient susceptibles d’être des sœurs noires. Idem pour toutes celles qu’elles rencontreraient en chemin. Bien sûr, chaque personne qu’elles apercevaient pouvait être un Suppôt des Ténèbres, mais ça n’était pas la même chose, et de très loin.

— L’Ajah Noir m’inquiète, reprit Elayne, mais beaucoup moins que la…

Nynaeve posa une main sur le bras de la Fille-Héritière et désigna Juilin du menton. Feignant d’avoir une quinte de toux, Elayne continua ensuite comme si c’était ça qui l’avait arrêtée :

— … la reine, ma mère. Elle n’a aucune raison de t’apprécier, Nynaeve. Bien au contraire.

— Mais elle est loin d’ici, dit Nynaeve d’une voix qui ne tremblait pas.

Elles ne parlaient pas de Morgase, en réalité, mais de la Rejetée que l’ancienne Sage-Dame avait vaincue. Et au sujet de Moghedien, Nynaeve espérait vraiment qu’elle était le plus loin possible d’elle.

— Et si elle n’était pas si loin que ça ? insista Elayne.

— Elle l’est ! affirma Nynaeve.

Elle eut pourtant comme un sursaut des épaules, un signe de malaise. Une part d’elle-même se souvenait très bien des humiliations infligées par Moghedien, et cette part brûlait d’envie de l’affronter de nouveau afin de l’écrabouiller une bonne fois pour toutes. Mais que se passerait-il si la Rejetée l’attaquait par surprise, à un moment où, à peu près calme pour une fois, elle ne serait pas en mesure de canaliser le Pouvoir ? Bien sûr, la remarque valait pour tous les Rejetés et toutes les sœurs noires, mais Moghedien, après sa déroute à Tanchico, avait des raisons personnelles de lui en vouloir. Savoir qu’une Rejetée connaissait votre nom et voulait votre peau n’avait rien de bien agréable.

Oui, mais y penser, c’est de la couardise, et tu n’as jamais été lâche !

Certes, mais ça ne l’empêchait pas, chaque fois qu’elle songeait à Moghedien, d’avoir cette étrange sensation entre les omoplates, comme si son ennemie la regardait…

— J’imagine que regarder par-dessus mon épaule en craignant de voir des bandits a fini par m’angoisser, dit Elayne en se séchant le visage avec une serviette. Ces derniers temps, lorsque je rêve, j’ai l’impression que quelqu’un m’épie.

Nynaeve fut surprise que la jeune femme fasse ainsi écho à ses propres pensées, puis elle s’avisa que son amie ne parlait pas des rêves ordinaires. Elle évoquait Tel’aran’rhiod, un autre « détail » dont Thom et Juilin n’étaient pas informés. Elle avait eu la même impression, mais dans le Monde des Rêves, c’était assez fréquent. Très désagréable, et pourtant assez banal…

— Elayne, ta mère n’est pas dans tes rêves, sinon, elle nous tirerait sûrement les oreilles à toutes les deux.

Si elles tombaient entre ses mains, Moghedien les torturerait jusqu’à ce qu’elles implorent la mort de bien vouloir d’elles. Ou elle réunirait un cercle de treize sœurs noires et de treize Myrddraals. Un moyen de forcer quelqu’un à se tourner vers les Ténèbres et à jurer fidélité au Père des Mensonges. Qui sait ? Moghedien pouvait peut-être y arriver toute seule.

Ne sois pas ridicule ! Si c’était dans ses moyens, elle l’aurait fait. Mais tu l’as vaincue, n’oublie pas ça.

— J’espère que tu as raison, dit sobrement Elayne.

— Tu as l’intention de me laisser me laver ? s’impatienta Nynaeve.

Se réconcilier était une bonne idée, d’accord, mais parler de Moghedien, en revanche… La Rejetée, de toute façon, ne pouvait pas être sur leur piste. Sinon, elle ne les aurait pas laissées tranquilles.

Veuille la lumière que je ne me trompe pas !

Elayne vida le seau et l’emplit de nouveau. Quand elle ne pensait pas être dans son fichu palais, c’était une gentille fille, au fond. Sauf quand elle se comportait comme une petite dinde. Mais ça, Nynaeve entendait bien y mettre un terme dès le retour de Thom.

Dès qu’elle eut fini de se rafraîchir, l’ancienne Sage-Dame commença à dresser le camp, chargeant Juilin de casser des branches mortes pour faire du petit bois. Lorsque Thom revint, le hongre portant deux gros paniers d’osier, les couvertures des deux femmes étaient déjà installées sous le chariot, celles des hommes les attendant sous les branches d’un des saules pleureurs. Grâce aux efforts de Juilin, le bois ne manquerait pas, et une bouilloire refroidissait à côté des cendres d’un feu allumé dans un carré de terre préalablement débarrassé des feuilles mortes. Cerise sur le gâteau, les chopes en céramique étaient déjà lavées et essuyées.

Non sans marmonner dans sa barbe, Juilin était en train de puiser de l’eau dans le ruisseau afin de remplir les tonneaux. D’après les bribes qu’elle captait, Nynaeve se félicita que la plus grande partie de la litanie soit inaudible. Perchée sur un des bras d’attelage du chariot, Elayne ne tentait même pas de cacher qu’elle tendait l’oreille avec un intérêt malicieux. Un peu plus tôt, les deux femmes avaient enfilé une robe propre en se cachant derrière le véhicule. Sans s’être concertées, elles avaient échangé les couleurs de leurs tenues.

Après avoir entravé les antérieurs du hongre, Thom souleva les lourds paniers sans effort apparent, les posa sur le sol et en sortit ses achats.

— Mardecin, de près, est bien moins prospère qu’on pourrait le croire, annonça-t-il en laissant tomber à ses pieds un filet rempli de petites pommes et un autre plein d’un légume à feuilles vertes.

— Avec l’anémie du commerce au Tarabon, la ville dépérit.

Le reste des emplettes consistait en plusieurs sacs de haricots et de navets secs, de bœuf fumé au poivre et de jambon fumé au sel. Nynaeve remarqua aussi une fiole scellée à la cire qui contenait de l’eau-de-vie, elle en aurait mis sa main à couper. Chaque soir, les deux hommes ronchonnaient parce qu’ils n’avaient rien à siroter en fumant leur pipe.

— On ne peut pas faire cinq pas sans croiser un ou deux Fils de la Lumière. La garnison compte cinquante hommes cantonnés dans une caserne à flanc de colline, de l’autre côté du pont. À l’origine, il y avait beaucoup plus d’hommes, mais il semble que Pedron Niall fasse revenir à Amador le plus de Capes Blanches possible.

Lissant sa longue moustache, le trouvère marqua une pause avant d’enchaîner :

— Je ne vois pas du tout ce qu’il manigance.

Thom détestait être ainsi dans le noir. En général, partout où il allait, quelques heures lui suffisaient pour flairer ce qui se passait entre les maisons nobles et celles des riches marchands – cet enchevêtrement d’alliances, de complots et de contre-complots qu’on appelait le Grand Jeu.

— Selon toutes les rumeurs, Niall essaierait d’arrêter une guerre entre l’Illian et l’Altara – ou le Murandy, les gens ne sont pas très sûrs. Ce n’est pas une raison pour rassembler des soldats à Amador… Mais je peux quand même affirmer une chose : quoi qu’ait dit ce lieutenant, les vivres envoyés au Tarabon sont payés avec un impôt spécial levé par le roi, et le peuple n’est pas content du tout de nourrir les Tarabonais.

— Les agissements du roi Ailron et du seigneur général n’ont aucun intérêt pour nous, dit Nynaeve en étudiant les achats de Thom. (Trois jambons fumés, rien que ça !) Nous traversons l’Amadicia aussi rapidement et aussi discrètement que possible. Pour le reste, Elayne et moi, nous trouverons peut-être plus de légumes, non ? Une petite promenade te tente, mon amie ?

Elayne se leva aussitôt, défroissa sa jupe et prit son chapeau dans le chariot.

— Ce sera un vrai plaisir, après tout ce temps passé sur le banc du conducteur. Ce serait différent si Thom et Juilin me laissaient plus souvent monter Rôdeur.

Pour une fois, Elayne s’abstint de faire une œillade au vieux trouvère – au moins, il y avait un progrès…

Thom et Juilin se consultèrent du regard, puis le pisteur de voleurs sortit une pièce de sa poche. Mais Nynaeve ne lui laissa pas l’occasion de la lancer.

— Nous nous en sortirons très bien sans l’un de vous, dit-elle. Avec tant de Capes Blanches dans les rues, que voulez-vous qu’il nous arrive ?

Elle mit son chapeau, noua son foulard sous son menton et ajouta :

— De plus, il faut ranger le ravitaillement rapporté par Thom.

Les deux hommes acquiescèrent à contrecœur. Parfois, ils prenaient bien trop au sérieux leur rôle de protecteurs.

Quand Nynaeve eut fini de préparer le discours qu’elle entendait tenir à Elayne, les deux femmes avaient déjà atteint la route, la longeant sur le côté, dans l’herbe, afin de ne pas soulever de poussière.

— Nynaeve, tu veux à l’évidence me parler en privé. C’est au sujet de Moghedien ?

L’ancienne Sage-Dame coula un regard de côté à sa compagne. Si elle se comportait comme une petite dinde, Elayne n’en était pas une, il valait mieux garder ça à l’esprit. Du coup, il ne fallait surtout pas s’énerver. Sinon, un dialogue qui s’annonçait déjà difficile risquait de dégénérer en un concours de braillements.

— Non, pas de Moghedien…

La Fille-Héritière pensait qu’elles auraient dû ajouter Moghedien à leur liste de proies. À l’évidence, elle ne mesurait pas la différence qu’il y avait entre une Rejetée et des sœurs noires comme Liandrin ou Chesmal.

— Je crois que nous devons parler de ton comportement avec Thom.

— Je ne vois pas à quoi tu fais allusion, marmonna Elayne, le regard rivé devant elle, mais les joues déjà un peu roses.

— Pour commencer, il a deux fois l’âge d’être ton père, et…

— Il n’est pas mon père ! s’écria Elayne. Je suis la fille de Taringail Damodred, un prince du Cairhien également Premier Prince de l’Épée du royaume d’Andor.

Après avoir ajusté la position de son chapeau, qui n’en avait pas besoin, elle s’adoucit un peu :

— Désolée d’avoir crié, Nynaeve.

Contrôle tes nerfs ! s’intima l’ancienne Sage-Dame.

— Je te croyais amoureuse de Rand, dit-elle avec une empathie qui lui coûta un énorme effort. Les messages que tu m’as chargée de transmettre à Egwene afin qu’elle les lui répète semblaient aller dans ce sens. Et je suppose que tu as tenu le même discours à notre amie.

Sur les joues d’Elayne, le rose vira au rouge.

— Je l’aime, bien entendu… Mais il est si loin d’ici, Nynaeve ! Dans le désert des Aiels, entouré de mille Promises de la Lance qui lui obéissent au doigt et à l’œil. Je ne peux pas le voir, lui parler ni le toucher…

— Tu ne crois quand même pas qu’il va jeter son dévolu sur une Promise ? fit Nynaeve, incrédule. C’est un homme, certes, mais il n’est pas infidèle à ce point. De plus, s’il se permettait un regard un peu leste sur une de ces femmes, elle lui planterait sa lance dans le corps, même s’il est ce fichu type qui arrive avec l’aube – ou je ne sais trop quoi dans le genre. De plus, selon Egwene, Aviendha le garde à l’œil pour toi.

— Je sais… Mais j’aurais dû faire en sorte qu’il soit sûr de mon amour. (L’inquiétude d’Elayne semblait parfaitement sincère.) Oui, j’aurais dû être explicite.

Avant Lan, Nynaeve n’avait jamais regardé un homme – pas sérieusement, en tout cas. Mais une Sage-Dame en apprenait long sur la vie dans l’exercice de ses fonctions. Selon son expérience, sauf s’il s’était déclaré d’abord, parler d’amour à un homme était le meilleur moyen de le faire fuir à toutes jambes.

— Je crois que Min a eu une vision au sujet de Rand et moi… Elle dit en plaisantant qu’il faudra le partager, mais je suis sûre que ça n’a rien d’une blague. Seulement, elle ne peut pas se résoudre à révéler ce qu’elle sait.

— C’est ridicule ! lança Nynaeve, vibrante de conviction.

Encore que… À Tear, Aviendha lui avait parlé d’une choquante coutume aielle…

Et toi, tu partages bien Lan avec Moiraine.

Non, ça, ce n’était pas du tout la même chose !

— Es-tu sûre que Min a eu une de ses visions ?

— Oui. Au début, j’en doutais, mais en y réfléchissant, ça m’est apparu comme une évidence. Sinon, elle n’aurait pas plaisanté si souvent avec ça.

Eh bien, quoi qu’ait pu voir Min, Rand n’était pas un Aiel. Le sang qui coulait dans ses veines était peut-être aiel, ainsi que l’affirmaient les Matriarches, mais il avait grandi à Deux-Rivières, et Nynaeve n’avait aucune intention de le laisser adopter des coutumes immorales. Et Elayne non plus, aurait-elle juré.

— C’est pour ça que tu… (Non, ne dis pas « que tu te jettes au cou »)… que tu aguiches Thom ?

De nouveau empourprée, Elayne coula un regard de biais à sa compagne.

— Un bon millier de lieues nous séparent, Nynaeve ! Tu crois que Rand s’interdit de regarder les autres femmes. « Sur un trône ou dans une porcherie, un homme reste un homme. »

Elayne avait en réserve une kyrielle de dictons de ce genre qu’elle tenait de sa nourrice Lini. Une femme avisée que Nynaeve espérait bien rencontrer un jour.

— Et pourquoi devrais-tu papillonner sous prétexte que Rand le fait aussi ?

Nynaeve évita de mentionner de nouveau l’âge du trouvère.

Lan est assez vieux pour être ton père…

Oui, c’était parfaitement exact.

Mais je l’aime, et je cherche un moyen de le libérer de Moiraine… Cela dit, ce n’est pas le sujet !

— Thom a des secrets, Elayne… Et n’oublie pas que c’est Moiraine qui nous l’a envoyé. De toute évidence, ce n’est pas un simple trouvère.

— C’était un grand homme, murmura Elayne. Si l’amour ne l’avait pas perdu, il aurait pu être encore plus grand.

C’en fut trop pour Nynaeve, qui explosa, prenant Elayne par les épaules pour la forcer à la regarder en face.

— Le pauvre ne sait pas s’il doit te flanquer une fessée ou… ou monter à un arbre pour t’échapper !

— Je sais…, soupira Elayne. Mais j’ignore que faire d’autre…

Serrant les dents, Nynaeve réussit à ne pas secouer comme un prunier la Fille-Héritière.

— Si ta mère entendait ça, elle enverrait Lini te chercher, pour qu’elle te ramène au jardin d’enfants !

— Je ne suis plus une fillette, lâcha Elayne, toujours rouge, mais plus de confusion. Comme ma mère, je suis une femme adulte.

Serrant sa natte à s’en faire mal à la main, Nynaeve partit à grandes enjambées vers Mardecin.

Elayne ne tarda pas à la rattraper.

— Nous allons vraiment acheter des légumes ? demanda-t-elle d’un ton léger, comme si rien ne s’était passé.

— Tu as vu ce que Thom a rapporté ?

— Trois jambons, oui. Et cet horrible bœuf au poivre… Si on ne leur en met pas dans l’assiette, les hommes mangent-ils jamais des légumes ?

L’humeur de Nynaeve s’améliora au fil du chemin, car la conversation tourna sur les défauts du sexe faible – les hommes, évidemment – et quelques autres sujets d’une simplicité tout aussi savoureuse. « S’améliora », certes, mais ne revint pas au beau fixe. Elle aimait bien Elayne et appréciait sa compagnie. Parfois, il lui semblait qu’elle était presque la sœur d’Egwene, comme les deux jeunes femmes aimaient à le dire. Mais ça, c’était quand la Fille-Héritière ne jouait pas les aguicheuses. Thom aurait pu y mettre le holà, bien entendu. Hélas, ce vieil idiot traitait Elayne comme un papa gâteau qui chouchoute sa fille préférée – même quand il ne savait plus s’il devait crier : « On ne joue plus ! » ou s’évanouir. Quoi qu’il en soit, Nynaeve irait jusqu’au bout de cette affaire. Pas pour défendre Rand, mais parce que Elayne valait mieux que ça. Pour l’heure, elle avait contracté une étrange fièvre, et l’ancienne Sage-Dame comptait bien l’en guérir.

Dans les rues pavées de Mardecin – des pavés usés par des générations de semelles et de roues de chariot – tous les bâtiments étaient en brique ou en pierre. Cela dit, une bonne partie d’entre eux étaient déserts, boutiques comme maisons d’habitation, la porte grande ouverte permettant parfois de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Nynaeve inspecta ainsi trois forges. Les deux premières étaient abandonnées, et dans la troisième, elle vit un artisan qui entretenait sans enthousiasme ses outils devant ses forges éteintes. Remarquant une auberge au toit d’ardoise dont presque toutes les fenêtres étaient cassées, la jeune femme regarda avec méfiance les hommes assis sur des bancs, devant l’établissement, avec le regard morne de ceux qui n’espèrent plus rien. Un peu plus loin, l’écurie qui jouxtait une autre auberge se révéla vide, sa porte à demi arrachée à ses gonds, et une poule solitaire avait élu domicile dans le coche poussiéreux abandonné au milieu de la cour. Dans cet établissement, quelqu’un jouait sur un butor l’air intitulé Le Héron dans le vent, mais le rythme n’y était pas du tout. L’accès d’une troisième auberge se révéla condamné par des planches clouées en travers de la porte.

Des citadins allaient et venaient dans les rues, mais leur apathie était loin de tout devoir à la chaleur. N’était l’habitude, lisait-on sur leur visage, ils n’avaient plus aucune raison de se déplacer. Le visage presque caché par un grand bonnet blanc, la plupart des femmes portait une robe à l’ourlet élimé. Quant aux hommes, plus d’un déambulait dans une veste longue au col ou aux poignets râpés.

Des Capes Blanches patrouillaient bien dans les rues, même si Thom avait un peu exagéré leur nombre. Chaque fois qu’un des Fils la regardait, Nynaeve ne pouvait s’empêcher de retenir son souffle. Bien entendu, elle ne canalisait pas depuis assez longtemps pour avoir le visage sans âge d’une Aes Sedai, mais si un de ces hommes l’identifiait – une sorcière de Tar Valon, interdite de séjour en Amadicia – ou s’il la soupçonnait d’avoir un lien avec la Tour Blanche, ça pouvait bien lui valoir une exécution sommaire.

Faisant mine d’ignorer la détresse et la pauvreté qui les entouraient, Elayne et Nynaeve se frayèrent un chemin dans la foule – qui s’écartait d’ailleurs fort obligeamment, certains citadins les saluant de la tête ou leur lançant un : « Marchez dans la Lumière » aussi sinistre que pieux.

Faisant de son mieux pour ignorer les Fils de la Lumière, Nynaeve se concentra sur sa quête de légumes. Mais alors que le soleil atteignait déjà son zénith, boule de feu brillante derrière un fin voile de nuages, Elayne et elle, après avoir écumé les deux moitiés de la ville, de chaque côté du pont, n’eurent récolté en tout et pour tout qu’une poignée de haricots verts, quelques radis ridiculement petits, des poires bien trop vertes et… un panier d’osier pour transporter le tout. Au fond, Thom avait peut-être cherché sérieusement… En cette période de l’année, les voitures des quatre saisons et les étalages auraient dû offrir une abondance de légumes et de fruits frais, mais l’essentiel de l’offre se limitait à des pommes de terre ratatinées et à des navets bien trop fripés pour être honnêtes. Avec toutes les fermes abandonnées, dans les environs, comment ces gens allaient-ils passer l’hiver ?

Arrivée devant la boutique au toit de chaume d’une couturière, Nynaeve remarqua une sorte de bouquet pendu la tête en bas. On eût dit des genêts, les fleurs jaunes militant en ce sens, les tiges étant attachées avec du ruban blanc sur toute leur longueur, puis suspendues par un ruban jaune. Bien sûr, il aurait pu s’agir d’une décoration – l’œuvre entêtée d’une femme gardant le sens de la beauté même en des temps difficiles. Mais Nynaeve aurait juré qu’il n’en était rien. S’arrêtant devant une échoppe désertée – un rétameur, si on se fiait au couteau à découper qui figurait sur l’enseigne –, elle fit mine de chercher un caillou dans sa chaussure, histoire de pouvoir étudier la boutique de couture. Des rouleaux de tissu étaient exposés derrière la vitrine à petits carreaux, la porte restait grande ouverte, mais personne n’entrait ou ne sortait.

— Si tu n’arrives pas à le trouver, retire ta chaussure !

Nynaeve sursauta, relevant la tête, car elle avait presque oublié la présence d’Elayne. Par bonheur, personne ne prêtait attention à elles, ni ne semblait assez près pour entendre leur conversation. L’ancienne Sage-Dame préféra pourtant chuchoter :

— Le bouquet accroché à la porte de la boutique, en face… C’est un signal de l’Ajah Jaune – un signal d’urgence, plus précisément, lancé par une espionne de l’ordre… Tu sais, « les yeux et les oreilles ».

Nynaeve n’eut pas besoin de dire à Elayne de regarder ailleurs, car la jeune femme tourna à peine la tête vers la boutique.

— Tu en es sûre ? Et dans ce cas, comment le sais-tu ?

— Bien sûr que j’en suis sûre ! L’extrémité du ruban jaune est même découpée en trois…

Nynaeve s’interrompit et prit une profonde inspiration. Si elle ne se trompait pas, ce bouquet apparemment insignifiant avait une importance capitale. Et si elle se trompait, elle allait se ridiculiser, une chose qui lui déplaisait souverainement.

— J’ai passé beaucoup de temps à parler avec des sœurs jaunes, à la tour…

La guérison était la préoccupation principale de cet Ajah. Les sœurs se souciaient assez peu des herbes, mais en avait-on besoin quand on pouvait soigner avec le Pouvoir ?

— Une de mes nouvelles amies m’a parlé de ce signal. Étant certaine que je choisirais l’Ajah Jaune, elle n’a pas eu le sentiment de trahir un secret. De plus, ce signal n’a plus été utilisé depuis près de trois cents ans. Dans chaque Ajah, une poignée de femmes seulement savent qui sont les yeux et les oreilles liés à cet ordre particulier. Un bouquet de fleurs jaunes accroché de cette façon indique à toute sœur jaune qu’il y a dans cette boutique une espionne en possession d’un message assez urgent pour qu’elle brûle sa couverture.

— Et comment allons-nous découvrir de quoi il s’agit ?

Nynaeve apprécia cette façon de présenter les choses. Elayne n’avait pas demandé : « Qu’allons-nous faire ? » Décidément, elle avait du caractère.

— Suis-moi, dit Nynaeve en se relevant, ses doigts serrant plus fort l’anse du panier.

Pourvu qu’elle se souvienne de tout ce que Shemerin lui avait dit. Et pourvu que celle-ci n’ait pas oublié un détail capital. La sœur jaune rondelette était un peu tête en l’air, pour une Aes Sedai…

L’intérieur de la boutique, fort petit, était presque entièrement occupé par des étagères qui exposaient des rouleaux de soie ou de laine finement tissée, des bobines de passepoil, d’extra-fort et de ruban ou de dentelle de toutes les largeurs et de tous les styles. Des mannequins se dressaient un peu partout, exposant des robes à tous les stades de la confection – du patron au produit fini. Nynaeve remarqua en particulier une robe de bal en laine verte brodée et une magnifique tenue en soie gris perle qui aurait tout à fait eu sa place sur les épaules d’une grande dame de la cour. Au premier coup d’œil la boutique semblait prospère et débordante d’activité. Mais le regard acéré de Nynaeve ne passa pas à côté du fin trait de poussière qui s’étendait sur un col montant orné de vaporeuse dentelle de Solinde – le même indice d’imperfection s’affichant sur le grand nœud noir qui décorait la taille d’une autre robe.

Deux femmes brunes étaient présentes dans la boutique. La première, jeune et mince, tentait de s’essuyer discrètement le nez du revers d’une main tandis qu’elle serrait un rouleau de soie rouge clair contre sa poitrine – avec une certaine anxiété, aurait-on dit. À la mode de l’Amadicia, sa crinière bouclée cascadait sur ses épaules, mais elle semblait emmêlée comparée à l’impeccable coiffure de l’autre femme. Très jolie, d’âge moyen, cette dernière devait être la couturière, si on se fiait à la pelote d’épingles fixée à son poignet. Bien coupée et parfaitement confectionnée, histoire de témoigner de son talent, sa robe de laine verte était cependant très sobre – simplement quelques fleurs blanches autour du col montant – sans doute afin de ne pas faire de l’ombre à ses clientes.

Lorsque Nynaeve et Elayne entrèrent, les deux femmes poussèrent un petit cri, comme si elles n’avaient plus vu l’ombre d’une cliente depuis beau temps. Se ressaisissant, la couturière s’inclina et demanda avec une grande dignité :

— Puis-je avoir le plaisir de vous être utile ? Je me nomme Ronde Macura, et mon humble boutique est à votre service.

— Je veux une robe brodée de roses jaunes sur le corsage, dit Nynaeve. Sans les épines, parce que je ne guéris pas très vite.

Ce petit discours n’avait en soi aucune importance, l’essentiel étant que les mots « jaune » et « guérir » y figurent d’une façon ou d’une autre. À condition, bien entendu, que le bouquet de fleurs soit bien un signal. Sinon, elle devrait trouver une bonne excuse pour ne pas acheter le modèle proposé par maîtresse Macura. Puis imaginer un moyen d’empêcher Elayne de la ridiculiser devant Thom et Juilin.

La couturière dévisagea un moment sa cliente, puis elle se tourna vers la fille maigrichonne et l’orienta vers l’arrière-boutique.

— Va à la cuisine, Luci, et prépare une bonne infusion pour ces excellentes dames. La boîte bleue, d’accord ? L’eau est déjà chaude, que la Lumière en soit remerciée. Allons, file ! Pose ton rouleau et cesse de gober les mouches comme ça ! Vite ! Surtout, n’oublie pas : la boîte bleue. Ma meilleure infusion.

Alors que Luci disparaissait par une petite porte, la couturière se retourna vers Nynaeve :

— Je vis au-dessus de la boutique, et ma cuisine est ici.

Maîtresse Macura tira nerveusement sur sa robe, son pouce et son index formant un cercle qui n’avait rien de fortuit. La bague au serpent ! Il n’y aurait pas besoin d’un prétexte pour ne pas acheter la robe, semblait-il.

Nynaeve fit le même signe, et Elayne, après une brève hésitation, daigna le faire aussi.

— Je suis Nynaeve, et mon amie se nomme Elayne. Nous avons vu votre signal.

La couturière battit des bras comme si elle entendait prendre son envol.

— Le signal ? Oui, bien sûr ! Suis-je bête…

— Alors, ce message urgent ?

— Maîtresse Nynaeve, nous ne pouvons pas en parler ici, car n’importe qui pourrait entrer.

Nynaeve en doutait, mais elle s’abstint d’en faire la remarque.

— Je vous dévoilerai tout devant une bonne tasse d’infusion. Ai-je dit que c’est la meilleure que je peux offrir ?

Nynaeve et Elayne échangèrent un regard. Si maîtresse Macura hésitait tant à parler, son message devait être bouleversant.

— Si nous allons au fond de la boutique, dit Elayne, personne ne pourra nous entendre.

Le ton de reine de la Fille-Héritière cloua le bec de la couturière. Un instant, Nynaeve espéra que l’effet serait durable, mais Ronde Macura se remit à babiller nerveusement.

— L’infusion sera bientôt prête, puisque l’eau est déjà chaude. Naguère, les infusions du Tarabon transitaient par ici. C’est un peu pour ça que je suis là. Pas pour les tisanes, bien sûr… Mais à cause de tout ce commerce, et des nouvelles qu’on pouvait glaner auprès des marchands. Les sœurs… enfin, vous… Vous vous intéressez surtout aux épidémies et aux nouvelles maladies, je crois. Ça me préoccupe aussi, parce que je trempe un peu dans…

Après une petite quinte de toux – si elle continuait à tirer sur sa robe, elle finirait par la déchirer – la couturière reprit :

— J’ai bien quelques informations sur les Fils de la Lumière, mais les sœurs… mais vous ne vous y intéressez pas beaucoup, en réalité.

— La cuisine, maîtresse Macura, lâcha Nynaeve quand la couturière marqua une pause pour reprendre son souffle.

Si le message inquiétait tant cette femme, l’ancienne Sage-Dame voulait l’entendre au plus vite.

Au fond de la boutique, la porte s’entrouvrit et Luci passa la tête par l’entrebâillement.

— C’est prêt, maîtresse, annonça-t-elle en haletant.

— Si vous voulez me suivre, maîtresse Nynaeve et maîtresse Elayne…, fit la couturière en triturant toujours sa robe.

Au bout d’un court couloir qui passait devant un escalier, les trois femmes entrèrent dans une cuisine aux poutres apparentes qui semblait plutôt douillette et confortable. De grands placards composaient l’essentiel du mobilier autour d’une cheminée où une bouilloire accrochée à un trépied pendait sur les flammes. Des casseroles de cuivre étaient accrochées entre la porte et une fenêtre qui donnait sur un petit jardin à la haute clôture de bois. Sur la table, au milieu de la pièce, Nynaeve remarqua une plus petite bouilloire, un pot de miel, trois tasses mal assorties et la fameuse boîte bleue en céramique, son couvercle posé près des tasses.

Maîtresse Macura s’empara de la boîte, lui remit son couvercle et alla la ranger dans un placard qui contenait toute une théorie de pots et de boîtes multicolores.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle en servant l’infusion.

Nynaeve prit place sur une chaise rembourrée, à côté d’Elayne, tandis que maîtresse Macura, après avoir posé des tasses devant ses invitées, se précipitait vers un placard pour y prendre des cuillères d’étain.

— Alors, ce message ? demanda Nynaeve quand la couturière se fut enfin assise de l’autre côté de la table.

Voyant que leur hôte était trop nerveuse pour toucher à son infusion, Nynaeve ajouta un peu de miel à la sienne, remua puis but une gorgée. Bien chaude, la boisson avait pourtant un agréable arrière-goût de menthe très rafraîchissant. Si elle se décidait à en boire un peu, sa tisane calmerait peut-être maîtresse Macura.

— Un très bon goût, dit Elayne après avoir siroté une gorgée. De quelle infusion s’agit-il ?

Brave petite, pensa Nynaeve.

— Une spécialité du Tarabon, répondit maîtresse Macura sans toucher à sa tasse. Elle provient de la côte des Ombres – enfin, de la région…

Avec un soupir, Nynaeve but une autre gorgée pour calmer ses propres nerfs.

— Le message, insista-t-elle. Vous n’avez pas accroché ce signal pour nous inviter à venir boire une tisane. Quelles nouvelles urgentes avez-vous ?

— Oui, oui…

Maîtresse Macura s’humecta les lèvres avec la langue, regarda ses deux invitées et dit très lentement :

— Je l’ai reçu il y a un mois, avec consigne de le transmettre coûte que coûte à toutes les sœurs qui passeraient par ici. Toutes les Aes Sedai sont invitées à revenir à la Tour Blanche, qui doit être unifiée et forte.

Nynaeve attendit en vain la suite. C’était ça, le message urgent et terrible ? L’ancienne Sage-Dame voulut consulter Elayne du regard, mais sans doute vaincue par la chaleur, la jeune femme était affalée sur sa chaise, les yeux baissés sur ses mains appuyées à la table.

— C’est tout ? demanda Nynaeve.

En étouffant un bâillement, ce qui ne manqua pas de la surprendre. La chaleur lui jouait-elle aussi un mauvais tour ?

La couturière ne broncha pas.

— Je disais…, commença Nynaeve.

Soudain, sa tête lui parut bien trop lourde pour que son cou continue à la porter. Du coin de l’œil, elle vit qu’Elayne s’était carrément écroulée sur la table, les yeux fermés et les bras ballants.

— Que nous avez-vous fait boire ? demanda l’ancienne Sage-Dame en regardant sa tasse. Dites-le-moi !

Le goût de menthe était toujours là, mais sa langue avait enflé. Lâchant sa tasse, Nynaeve s’appuya à la table pour se lever.

— Que la Lumière te brûle ! Tu nous as empoisonnées ?

Maîtresse Macura fit reculer sa chaise, à tout hasard, puis elle se leva, sa nervosité désormais remplacée par une paisible satisfaction.

Alors que ses genoux se dérobaient, Nynaeve entendit la couturière crier :

— Luci, rattrape-la !


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