6 Des portails

S’éveillant dans une obscurité totale, Rand resta sous sa couverture, se demandant ce qui avait bien pu le tirer du sommeil. Il y avait quelque chose… Mais pas un cauchemar. Au contraire, en rêve, il était en train d’apprendre à nager à Aviendha dans une mare du bois de l’Eau, non loin de son village natal.

Oui, il y avait quelque chose… Comme si des miasmes méphitiques, passant sous la porte, venaient lui agresser les narines. En réalité, il ne s’agissait pas d’une odeur, mais plutôt d’une sensation… d’altérité. Mais la comparaison avec une puanteur s’imposait à lui.

Les effluves d’une charogne se décomposant dans la tourbe depuis des jours. Une ignominie qui se dissipa de nouveau, mais pas entièrement, cette fois.

Rand écarta sa couverture, se connecta au saidin et se leva. À l’abri dans le Vide, le Pouvoir l’emplissant, il sentait son corps trembler, mais le froid semblait sévir ailleurs que là où il était. Très lentement, il ouvrit la porte et sortit dans le couloir éclairé par les deux grandes fenêtres, à chaque bout, qui laissaient filtrer les rayons de lune. Après le noir absolu, dans la chambre, Rand eut l’impression d’être en plein jour. Rien ne bougeait, pourtant il sentait que quelque chose approchait. Une entité maléfique qui lui rappelait la souillure du saidin qui hurlait de rage en lui.

Rand glissa une main dans sa poche, touchant la figurine qui représentait un petit homme rondouillard avec une épée sur les genoux. Un angreal… Grâce à cet artefact, il pourrait canaliser plus de Pouvoir sans courir le moindre risque. Cela dit, il doutait que ce soit utile. Les commanditaires de cette attaque ne savaient pas à qui ils avaient affaire. Sinon, ils ne l’auraient jamais laissé se réveiller.

Un instant, il hésita. Il pouvait relever le défi face à ce qu’on lui envoyait, quoi que ce fût, mais pour l’instant, la menace était encore sous lui. Dans les niveaux inférieurs où les Promises devaient toujours dormir, s’il se fiait au silence. Avec un peu de chance, le mal ne s’en prendrait pas à elles, sauf s’il descendait pour le combattre. Réveillées par le vacarme, les Promises ne se contenteraient sûrement pas de contempler le spectacle. De plus, selon Lan, il fallait choisir son terrain, quand c’était possible, et laisser l’adversaire venir à soi.

Souriant, Rand s’engagea dans un escalier qui montait en colimaçon, puis il tenta de battre son ombre à la course jusqu’à ce qu’il ait atteint le dernier étage. Une seule et unique salle, mais immense, avec une coupole peu accentuée pour plafond et, en guise d’ornements, de fines colonnes cannelées en spirale disposées au hasard. Les fenêtres depuis longtemps privées de vitraux laissant entrer à flots la lumière de la lune, Rand repéra aisément l’empreinte de ses pas dans la poussière. Le souvenir de sa seule visite ici. Et aucune autre marque. C’était parfait.

Arrivé au centre de la salle, Rand se campa sur la mosaïque de dix pieds de diamètre qui représentait l’antique symbole des Aes Sedai. Un endroit idéal, puisque selon la prophétie de Rhuidean, il était destiné à conquérir sous cet emblème.

Un pied sur la larme noire qu’on appelait à présent le Croc du Dragon – la représentation du mal –, Rand posa l’autre sur la larme blanche nommée la Flamme de Tar Valon. L’image de la Lumière, selon certains esprits. Bref, entre la Lumière et les Ténèbres, le lieu idéal pour repousser l’assaut imminent.

La sensation de souillure devint plus forte et une odeur de soufre flotta dans l’air. Soudain, des ombres jaillirent de l’escalier puis se répandirent furtivement sur tout le périmètre de la salle. Très lentement, ces projections fantasmagoriques se solidifièrent pour prendre la forme de trois chiens plus noirs que la nuit et de la taille d’un poney. Leurs yeux tels des puits d’argent en fusion, ils encerclaient lentement leur proie. Ses sens stimulés par le Pouvoir, Rand entendait battre leurs cœurs – trois tambours de la mort résonnant à l’unisson.

Bizarrement, il ne captait pas leur souffle. Peut-être parce qu’ils ne respiraient pas.

Rand canalisa le Pouvoir. Aussitôt, une épée apparut entre ses mains, sa lame légèrement incurvée et ornée d’un héron semblant faite de flammes. Rand s’était attendu à des Myrddraals, voire à de pires horreurs encore, mais pour des chiens – même s’il s’agissait de Créatures des Ténèbres –, l’épée serait amplement suffisante. Décidément, l’instigateur de cette attaque ne le connaissait pas. Selon Lan, il n’était plus très loin du niveau d’un maître de la lame. Le Champion étant avare en matière de compliments, on pouvait considérer que Rand avait déjà dépassé ce stade.

Avec des cris évoquant le bruit d’os qu’on broierait pour les réduire en poudre, les trois chiens attaquèrent en même temps et à la vitesse de l’éclair.

Rand ne bougea pas avant qu’ils soient sur lui. Ne faisant qu’un avec son épée, il se mit alors en mouvement, tel un danseur. Enchaînant les figures d’escrime à une vitesse folle, il passa du Tourbillon dans la Montagne au Vent qui Souffle au-dessus du Mur puis exécuta Déployer l’Éventail.

Trois énormes gueules noires, leurs crocs encore dévoilés, volèrent dans les airs puis rebondirent sur le sol. Alors que les corps des chiens s’écroulaient, lâchant un geyser de sang, Rand s’écarta de la mosaïque. Avec un petit rire, il fit disparaître l’épée mais ne se coupa pas du saidin, gardant en lui le Pouvoir avec son extraordinaire douceur et l’ignoble goût de la souillure. Un mépris souverain vint se heurter au cocon de Vide. Des chiens… Des Créatures des Ténèbres, peut-être bien, mais même pas bonnes à…

Le rire s’étrangla dans la gorge de Rand.

Les cadavres des chiens et les trois têtes étaient en train de fondre, formant des flaques d’obscurité qui ondulait doucement comme si elles étaient vivantes. Le sang répandu sur le sol frémissait lui aussi. Puis les petites flaques glissèrent à travers la salle pour venir s’unir aux plus grandes. Reprenant une consistance, ces masses noires se dressèrent lentement, gagnant en largeur et en hauteur jusqu’à ce que trois gros chiens noirs se dressent de nouveau face à leur proie.

Rand se demanda pourquoi il éprouvait une certaine surprise, hors de son cocon de Vide. C’étaient des chiens, certes, mais des Créatures des Ténèbres. L’organisateur de l’attaque ne s’était pas montré aussi négligent qu’il l’avait cru. Cela dit, il ne le connaissait pas, c’était évident.

Au lieu de rappeler l’épée, Rand canalisa le Pouvoir comme il l’avait déjà fait une fois, longtemps auparavant. Au moment où les chiens bondissaient, une lance de feu blanc semblable à de l’acier en fusion jaillit de ses mains. La maniant comme une faux, Rand frappa tour à tour les trois créatures, qui devinrent en un clin d’œil l’ombre d’elles-mêmes, toutes les couleurs s’inversant, puis se muèrent en un amas de particules étincelantes qui se divisèrent et se divisèrent encore jusqu’à ce qu’il ne reste rien.

Avec un sourire mauvais, Rand laissa se dissiper l’arme qu’il venait d’invoquer. Une lance de lumière pourpre traversa un instant son champ de vision, comme s’il s’agissait d’une image rémanente.

Dans la salle, un fragment de marbre se détacha d’une des colonnes et tomba sur le sol. La lance de lumière – non, ce n’était pas exactement de la lumière – l’avait découpé net, comme la lame d’un couteau, et sur sa trajectoire, d’autres colonnes avaient subi le même sort. Au fond de la salle, un mur portait une grande plaie horizontale, comme si on l’avait lui aussi découpé.

— L’un d’eux a-t-il réussi à te mordre ? As-tu été en contact avec leur sang ?

Rand sursauta en reconnaissant la voix de Moiraine. Concentré sur la bataille, il n’avait pas entendu le bruit de ses pas dans l’escalier. Tenant à deux mains l’ourlet de sa jupe, elle dévisageait le jeune homme, son propre visage noyé dans les ombres projetées par la lune. Elle avait dû sentir la menace, exactement comme lui. Mais pour être là si vite, nul doute qu’elle avait couru.

— Les Promises vous ont laissée entrer ? Ou seriez-vous devenue l’une d’entre elles ?

— Elles m’accordent certains des privilèges dont bénéficient les Matriarches, répondit l’Aes Sedai avec peut-être un rien d’agacement. J’ai dit aux sentinelles que j’avais besoin de te parler en urgence. Et maintenant, réponds ! Les Chiens des Ténèbres t’ont-ils mordu, ou l’un d’eux a-t-il saigné sur toi ? Es-tu entré en contact avec leur bave ?

— Non, répondit Rand.

Les Chiens des Ténèbres… Le peu qu’il savait sur ces monstres provenait de vieilles histoires – le genre qu’on utilisait pour effrayer les enfants, dans les pays du Sud. Parfois, certains adultes y croyaient aussi.

— Pourquoi cette inquiétude à propos d’une morsure que vous pourriez guérir sans peine ? Cet événement signifie-t-il que le Ténébreux s’est libéré ?

Dans le cocon de Vide, même la peur restait à distance.

Dans les récits, les Chiens des Ténèbres rôdaient la nuit dans la Horde Sauvage avec le Ténébreux dans le rôle du chef de meute. Ces créatures ne laissaient pas d’empreintes dans la poussière, même la plus fine, mais seulement sur la roche. Elles n’abandonnaient jamais la poursuite, forçant leur proie à s’arrêter pour les combattre, sauf si elle parvenait à mettre un cours d’eau entre elle et la meute. À ce qu’on disait, les rencontrer à un carrefour était extraordinairement dangereux, surtout après le coucher du soleil ou juste avant l’aube. Ayant vu beaucoup de légendes prendre chair, ces derniers temps, Rand n’avait aucune raison de mettre en doute ces propos.

— Non, ce n’est pas si grave que ça, Rand…, répondit Moiraine, sa voix de nouveau cristalline indiquant qu’elle avait recouvré sa sérénité. Mais ce sont des Créatures des Ténèbres d’un genre très spécial, des abominations qui n’auraient jamais dû voir le jour. Leur morsure est aussi mortelle qu’un coup de poignard dans le cœur, et je n’aurais probablement pas pu intervenir assez vite pour te sauver. Leur sang et leur bave sont un poison. Une seule goutte sur la peau peut être fatale, avec une lente agonie et d’atroces souffrances à la fin. Tu as de la chance qu’il n’y en ait eu que trois. Ou en as-tu tué d’autres avant mon arrivée ? En principe, ils se déplacent par meute de dix ou douze. Enfin, si on en croit le peu d’informations que nous avons sur la guerre des Ténèbres.

Des meutes plus importantes ? Pour un Rejeté, Rand n’était pas la seule cible intéressante présente à Rhuidean.

— Nous devons parler de l’arme que tu as utilisée pour les tuer…, commença Moiraine.

Mais Rand se précipitait déjà vers l’escalier sans se soucier des cris de l’Aes Sedai, qui exigeait de savoir où il allait et pour quoi faire.

Dévalant les marches, Rand courut dans des couloirs obscurs où des Promises encore ensommeillées, mais arrachées au repos par le bruit de ses bottes, le regardèrent avec consternation sur le seuil de leur chambre.

Quand il franchit la double porte du bâtiment, Rand reconnut Lan, qui attendait avec les sentinelles, sa cape-caméléon faisant en partie disparaître son corps dans la pénombre.

— Où est Moiraine ? cria le Champion.

Sans répondre, Rand descendit deux par deux les grandes marches de marbre.

La blessure mal guérie, sur son flanc, semblait se serrer comme un poing, mais dans son cocon de Vide, la douleur n’était qu’une très lointaine perception.

Le bâtiment vers lequel il courait se dressait à la lisière de la cité, loin de la grande esplanade et aussi loin que possible du camp que les Matriarches partageaient avec Moiraine. L’étage supérieur s’étant écroulé, un champ de gravats entourait le rez-de-chaussée et le premier niveau miraculeusement intacts.

Résistant aux efforts de son corps pour l’obliger à céder à la souffrance, Rand franchit la porte sans ralentir le pas. En un temps reculé, la grande antichambre entourée d’un balcon de pierre avait un plafond d’une hauteur impressionnante. À présent, elle était à ciel ouvert, son sol de pierre claire couvert d’une multitude de débris. Sous le balcon, dans les ombres, trois Chiens des Ténèbres debout sur les pattes de derrière griffaient et mordaient une porte revêtue de bronze qui vibrait sous leurs assauts. Comme un peu plus tôt, une odeur de soufre monta aux narines de Rand. Instruit par son expérience précédente, Rand recourut tout de suite à sa lance de feu liquide blanc pour éliminer d’emblée les trois monstres. Alors qu’il avait tenté de limiter sa puissance, cette fois, visant uniquement les chiens, il vit que le mur du fond de la salle avait été transpercé. Mais pas totalement, semblait-il, même si c’était difficile à dire avec si peu de lumière. Quoi qu’il en soit, il devrait affiner son contrôle sur cette arme.

Le placage de bronze, sur la porte, était éraflé et déchiré comme si les crocs et les griffes des chiens avaient été en acier. À travers une multitude de petits trous, Rand distingua la lumière d’une lampe. Sur le sol de pierre, il repéra quelques empreintes, mais pas autant qu’il aurait cru.

Se coupant du saidin, il chercha un endroit où il ne s’écorcherait pas les mains puis frappa à la porte. D’un seul coup, la douleur devint présente et insistante dans son flanc. Pour la bloquer, au moins momentanément, il prit une grande inspiration et se concentra sur l’inquiétude qui lui serrait la gorge.

— Mat, c’est moi, Rand ! Ouvre cette fichue porte !

Le battant s’entrebâilla, laissant filtrer un chiche rayon lumineux. Mat jeta un coup d’œil soupçonneux dehors, puis il tira la porte vers lui en s’y appuyant comme s’il venait de courir deux lieues avec un sac de pierres sur l’épaule. N’était son médaillon d’argent en forme de tête de renard dont les yeux étaient une reproduction en miniature de l’ancien symbole bicolore des Aes Sedai, le jeune homme ne portait absolument rien sur lui. Connaissant l’animosité de Mat envers les Aes Sedai, Rand s’étonnait souvent qu’il n’ait pas vendu le bijou depuis beau temps.

Dans la pièce, une grande femme aux cheveux blonds, très digne, finissait de s’envelopper dans une couverture. Voyant la rondache et les lances posées à ses pieds, Rand déduisit qu’il s’agissait d’une Promise.

Détournant pudiquement les yeux, il s’éclaircit la voix et marmonna :

— Je voulais juste m’assurer que tu allais bien…

— Nous allons très bien, oui… (Vaguement inquiet, Mat balaya du regard l’antichambre.) Enfin, maintenant… Tu as tué ces horreurs ? Inutile de me dire ce que c’était. L’essentiel, c’est que tu les aies éliminées. Mon vieux, être ton ami n’est pas une partie de plaisir, tu peux me croire !

Être mon ami n’est pas la cause de tout…

Ta’veren comme Rand, Mat était peut-être une des clés de l’Ultime Bataille. Une excellente raison pour que tout adversaire du Dragon Réincarné ait également de mauvaises intentions à son égard. Hélas, Mat refusait de voir la vérité en face.

— C’est fini, Mat. Des Chiens des Ténèbres. Trois…

— J’ai dit que je ne voulais rien savoir ! Des Chiens des Ténèbres, à présent ! Au moins, avec toi, on est sûr qu’il se passe toujours quelque chose ! Jusqu’au jour de sa mort, qui arrive très vite, un homme ne risque pas de s’ennuyer. Si je ne m’étais pas levé pour me servir un verre de vin, au moment où la porte a commencé à s’ouvrir…

Mat s’interrompit, frissonnant, et gratta une rougeur, sur son bras droit, tandis qu’il étudiait mornement le battant dévasté.

— Tu sais, c’est étrange, les tours que peut nous jouer notre esprit. Pendant que je mobilisais toutes mes forces pour maintenir cette porte fermée, j’aurais juré qu’un de ces monstres y avait percé un trou avec ses crocs. Je voyais sa maudite gueule. La lance de Melindhra ne l’a même pas inquiété…

Cette fois, l’arrivée de Moiraine fut beaucoup plus spectaculaire. L’ourlet de sa jupe relevé, haletante et furieuse, elle déboula avec Lan sur les talons. L’épée au poing, son visage de pierre encore plus sombre que d’habitude, le Champion était suivi par une foule de Promises. Certaines en sous-vêtements, peut-être, mais toutes armées de leurs lances et munies de leur shoufa dont le voile noir ne laissait apercevoir que leurs yeux – le signe qu’elles étaient prêtes à tuer.

Moiraine et Lan parurent soulagés de voir Rand en train de parler paisiblement avec Mat. Cela dit, l’Aes Sedai semblait avoir hâte de s’entretenir en privé avec le Dragon Réincarné, et sûrement pas pour le féliciter. Avec le voile, impossible de dire ce que pensaient les Aielles.

Avec un cri d’effroi, Mat battit en retraite dans sa chambre et entreprit d’enfiler un pantalon, l’opération paraissant d’autant plus compliquée qu’il tentait de continuer à se gratter le bras droit. Devant ce spectacle, la Promise aux cheveux blonds semblait avoir du mal à ne pas éclater de rire.

— Je t’ai dit que l’esprit nous joue de drôles de tours… Quand j’ai cru que cette créature avait transpercé la porte, j’ai également eu l’impression qu’elle me bavait sur le bras. Depuis, ça me démange comme du feu. D’ailleurs, on dirait qu’il y a comme une brûlure.

Rand voulut parler, mais Moiraine le bouscula en se ruant dans la chambre. Quand il la vit débouler, le pauvre Mat tira trop fort sur son pantalon, perdit l’équilibre et s’étala. Sans tenir compte de ses protestations, l’Aes Sedai s’agenouilla auprès de lui et lui prit la tête entre ses mains. Rand avait déjà été guéri, et il avait assisté à des guérisons, mais ce qu’il vit le déconcerta. Frissonnant de tout son corps, Mat tira sur la lanière de cuir jusqu’à ce que le médaillon repose contre sa main.

— Ce maudit truc est aussi froid que de la glace, tout d’un coup… Que fichez-vous donc, Moiraine ? Si vous voulez être utile, soignez mes démangeaisons. Ça me monte jusqu’à l’épaule, à présent.

De fait, le bras droit de Mat était écarlate et il commençait à enfler.

Moiraine regarda Mat avec une stupéfaction que Rand ne lui avait jamais connue. À supposer qu’il l’ait jamais vue céder à la surprise.

— Je vais le faire, dit-elle. Si le médaillon est froid, retire-le.

Mat plissa le front, puis il fit passer la lanière autour de son cou et posa le bijou à côté de lui. Moiraine lui serra de nouveau la tête entre ses mains, lui arrachant un cri de douleur, comme si on venait de lui plonger le crâne dans un seau d’eau glacée. Les jambes raides, le dos tétanisé, Mat écarquilla les yeux. Et lorsque l’Aes Sedai le lâcha, il inspira à fond, comme après un long moment d’apnée.

Sur son bras, plus trace de rougeur ni d’enflure.

— Par le… Par-par… Par le sang et les cendres ! Est-ce que ça doit chaque fichue fois être une maudite torture ? Pour de maudites démangeaisons !

— Tiens ta langue quand tu me parles, dit Moiraine en se relevant. Sinon, j’irai chercher Nynaeve pour qu’elle s’occupe de ton cas.

Du pur Moiraine, sauf que le cœur n’y était pas. Parlant distraitement, comme si elle dormait à moitié, l’Aes Sedai s’efforçait de ne pas regarder le médaillon que Mat remettait déjà autour de son cou.

— Tu vas avoir besoin de repos, mon garçon. Reste au lit demain, si tu en as envie.

La Promise drapée dans une couverture – Melindhra, de toute évidence – s’agenouilla à son tour près de Mat, lui posa une main sur l’épaule et leva les yeux vers Moiraine.

— Je m’assurerai qu’il n’en sorte pas, Aes Sedai, dit-elle gravement. (Puis elle sourit soudain et ébouriffa les cheveux du jeune homme.) C’est qu’il est mon petit garnement à moi, désormais !

À son expression horrifiée, Rand devina que Mat brûlait d’envie de s’enfuir à toutes jambes. Dans son dos, il entendit des gloussements – leur voile abaissé, les Promises se massaient devant la porte de la chambre, jetant des coups d’œil malicieux à l’intérieur.

— Apprends-lui à chanter, sœur de la Lance, dit Adelin, sa remarque faisant éclater de rire les autres Promises.

Rand se tourna vers les guerrières.

— Laissez-le se reposer ! Et franchement, quelques-unes d’entre vous auraient intérêt à aller s’habiller…

Les Promises reculèrent à contrecœur, toujours curieuses, jusqu’à ce que Moiraine sorte de la chambre, la porte se refermant derrière elle.

— Vous voulez bien nous laisser ? dit-elle en regardant par-dessus son épaule avec une moue de vexation. Je dois parler en privé avec Rand al’Thor.

Les Aielles acquiescèrent de mauvaise grâce. Regardant toujours la porte, certaines plaisantèrent encore, se demandant si Melindhra – une Shaido, crut comprendre Rand, pas certain du tout que Mat était au courant – apprendrait vraiment à chanter au jeune homme des terres mouillées.

Sans préjuger de ce que ça voulait dire exactement…

D’une main posée sur son bras, Rand retint Adelin, et d’autres Promises, remarquant son geste, s’arrêtèrent aussi. Du coup, le jeune homme leur parla à toutes :

— Si vous ne partez pas quand je vous dis de le faire, comment réagirez-vous lorsque vous serez sous mes ordres durant une bataille ?

Une éventualité bien improbable. Même s’il savait que les Promises étaient de fantastiques guerrières, il avait grandi avec l’idée que les champs de bataille étaient des endroits où les hommes devaient mourir longtemps avant les femmes. En termes de logique, ça pouvait sembler absurde, surtout avec des femmes pareilles, mais ça ne changeait rien à la position de Rand. Bien entendu, il n’était pas assez naïf pour la faire connaître aux Promises.

— Vous penserez que mes ordres sont une blague et vous déciderez de n’en faire qu’à votre tête ?

Les Aielles regardèrent Rand avec une profonde consternation, comme s’il venait de leur révéler sa parfaite ignorance de quelques vérités fondamentales.

— S’il faut danser avec les lances, dit Adelin, nous t’obéirons. Mais ça n’a rien à voir avec la danse. De plus, tu ne nous as pas ordonné de partir.

— Le Car’a’carn n’est pas l’équivalent d’un roi des terres mouillées, ajouta une Promise aux cheveux gris.

Fine et musclée malgré son âge, elle ne portait que son shoufa et une courte chemise de nuit.

Ayant déjà beaucoup entendu cette phrase et ses différentes déclinaisons, Rand se sentit soudain très las.

Les Promises s’éloignèrent en plaisantant, le laissant seul avec Moiraine et Lan. Son épée rengainée, le Champion semblait très légèrement détendu – ou plutôt, en train de s’autoriser une sérénité trompeuse, car il restait toujours prêt à bondir, si vigilant que les Aiels, en comparaison, auraient pu être taxés de nonchalance. Sous la lanière de cuir tressé qui tenait ses cheveux, le regard bleu de cet homme rappelait celui d’un faucon.

— Je dois te parler de…, commença Moiraine.

— Demain ! coupa Rand. Nous verrons ça demain.

Les traits de Lan se durcirent un peu plus, à supposer que ce fût possible. Les Champions veillaient sur leur Aes Sedai, la protégeant comme si elle était la prunelle de leurs yeux – et ça valait aussi bien pour sa personne que pour sa position dans la société.

Rand ignora la réaction de Lan. Son flanc lui faisait de plus en plus mal, l’incitant à se plier en deux, mais il n’avait aucune intention de montrer de la faiblesse devant Moiraine.

— Si vous pensez que je vous aiderai à priver Mat de son médaillon, vous vous trompez.

Le bijou avait forcé Moiraine à cesser de canaliser. Ou au minimum, il lui avait interdit d’atteindre Mat avec son pouvoir thérapeutique.

— Pour l’avoir, il a payé un prix très élevé, Moiraine. Ce médaillon est à lui.

Se souvenant du coup que l’Aes Sedai lui avait flanqué sur les épaules avec le Pouvoir, Rand ajouta, ironique :

— En revanche, je lui demanderai peut-être de me le prêter…

Le jeune homme se détourna de l’Aes Sedai. Il voulait encore s’assurer du sort d’une personne, même s’il n’y avait plus d’urgence. Car les Chiens des Ténèbres avaient eu tout le temps d’accomplir leurs différentes missions, désormais…

— Rand, je t’en prie…, murmura Moiraine.

Le jeune homme s’arrêta net. L’Aes Sedai, lui parlant sur ce ton implorant ? Il n’aurait jamais cru ça possible.

D’ailleurs, Lan en prit ombrage.

— Je croyais que tu étais devenu un homme, lâcha-t-il. Mais est-ce un comportement d’adulte, ou de gamin arrogant ?

Maître d’escrime de Rand, Lan appréciait son jeune élève. En tout cas, il en donnait l’impression. Mais un seul mot de Moiraine, et il aurait fait tout son possible pour le tuer.

— Je ne serai pas toujours avec toi…, continua Moiraine en saisissant les pans de la chemise de Rand. (Bizarrement, ses mains tremblaient…) La prochaine attaque pourrait m’être fatale, tu le sais. Je peux aussi tomber de cheval et me briser le cou. Ou recevoir dans le cœur la flèche d’un Suppôt des Ténèbres et mourir avant qu’on ait pu me guérir. J’ai consacré ma vie à te chercher, Rand, afin de pouvoir t’aider. Tu ne connais toujours pas ta force, ni l’étendue de tes aptitudes. Écoute, je… je m’excuse pour chaque fois où je t’ai offensé.

Des mots que Rand n’aurait jamais cru entendre dans la bouche de l’Aes Sedai. De fait, ils semblaient lui arracher la gorge, mais comme elle ne pouvait pas mentir…

— Laisse-moi t’aider de toutes mes forces, tant que je le peux encore…

— J’ai du mal à vous faire confiance, Moiraine… (Sans se soucier de Lan, qui fulminait à sa façon discrète, Rand dévisagea l’Aes Sedai.) Depuis notre rencontre, vous me manipulez comme un pantin, me faisant danser au son de votre musique. Mes seuls moments de tranquillité, je les ai connus quand vous n’étiez pas là ou lorsque je vous battais froid. Et même ça, ce n’était pas aisé à faire…

Moiraine eut un rire cristallin imperceptiblement mêlé d’amertume.

— Plutôt que tirer les ficelles d’un pantin, j’ai souvent eu l’impression de me battre au corps à corps contre un ours. Tu veux que je jure de ne plus te manipuler ? Eh bien, j’en fais le serment. J’irai jusqu’à promettre de t’obéir comme une Promise – et même comme une gai’shain, si tu préfères – mais tu dois…

L’Aes Sedai se reprit :

— Je te demande humblement d’accepter mon aide.

Lan regardait Moiraine avec des yeux ronds et Rand n’aurait pas été surpris que ses propres yeux lui sortent des orbites.

— J’accepte votre aide, dit-il. Et je m’excuse également, car je me suis souvent montré trop brusque.

Rand aurait bien parié qu’il était encore en train de se faire manipuler – après tout, quand il s’était montré brusque, il avait eu d’excellentes raisons – mais il se souvint qu’une Aes Sedai ne pouvait pas mentir.

Beaucoup moins tendue, Moiraine approcha de Rand et leva les yeux sur lui.

— L’arme que tu as utilisée pour tuer les Chiens des Ténèbres se nomme « Torrent de Feu ». Je sens encore sa rémanence autour de nous…

Rand aussi la captait. C’était un peu comme l’odeur d’une tourte qu’on avait emportée hors d’une pièce, ou le souvenir de quelque chose qu’on avait seulement vu du coin de l’œil.

— Avant même la Dislocation du Monde, l’usage des Torrents de Feu fut strictement interdit. La Tour Blanche nous en proscrit jusqu’à l’apprentissage. Durant la guerre du Pouvoir, les Rejetés et les alliés des Ténèbres eux-mêmes répugnaient à y recourir.

— Un pouvoir interdit ? Pourtant, je vous ai vue l’utiliser un jour…

À la lumière de la lune, il était difficile d’en être sûr, mais Rand crut voir rosir les joues de son interlocutrice. Pour une fois, peut-être, c’était lui qui parvenait à la déstabiliser.

— Parfois, il est nécessaire de faire ce qui est interdit, assura Moiraine avec une parfaite sérénité. Quand les Torrents de Feu détruisent quelque chose, leur cible cesse d’exister avant même le moment de sa destruction. Comme un fil qui brûle en amont de l’endroit où une flamme l’a touché. Plus un Torrent de Feu est puissant, plus son action remonte en arrière dans le temps. Au maximum de ma puissance, je peux retirer quelques secondes seulement à la Trame. Toi, tu es beaucoup plus fort.

— Mais si la cible n’existe pas avant qu’on la détruise…, souffla Rand.

Désorienté, il se passa une main dans les cheveux.

— Tu commences à saisir le problème et à mesurer le danger ? Mat se souvient d’avoir vu un des chiens percer un trou dans la porte, mais nous ne voyons aucune ouverture. Et si la créature lui avait bavé dessus autant qu’il le dit, ton ami serait mort avant que j’aie pu intervenir. Mais ce que le chien a fait durant les secondes ou les minutes que tu as retirées de la Trame n’existe tout simplement plus ! Il n’en reste que le souvenir, pour les témoins directs. Et quelques vestiges matériels, comme les coups de dents et de griffes dans la porte et l’unique goutte de bave sur le bras de Mat.

— Pour moi, c’est très bien, puisque mon ami a survécu grâce à ça.

— C’est terrifiant, au contraire. Rand, pourquoi crois-tu que les Rejetés eux-mêmes hésitent à utiliser les Torrents de Feu ? Pense à l’effet qu’aurait sur la Trame le retrait d’un fil – un seul être humain – dans le cours d’heures ou de jours déjà tissés. C’est comme un morceau d’étoffe qui file… Dans des fragments de manuscrits remontant à la guerre du Pouvoir, on raconte que plusieurs cités furent entièrement rasées par des Torrents de Feu avant que les deux camps prennent conscience du danger. Des centaines de milliers de « fils » arrachés à la Trame et donc absents de journées pourtant déjà révolues. Tout ce que ces gens avaient fait soudain anéanti… Et toutes les actions commises en réponse à leurs faits et gestes. Plus d’actes, Rand, mais seulement des souvenirs. Des conséquences incalculables… La Trame elle-même manqua filer… La destruction du monde, du temps, de tout ce qui existe, jusqu’à la Création elle-même.

Rand frissonna, et ça n’avait rien à voir avec le froid mordant.

— Je ne peux pas promettre de ne plus recommencer, Moiraine. Vous venez de dire qu’il est parfois indispensable de braver les interdits.

— T’ai-je demandé de me jurer ça ? lança l’Aes Sedai, de nouveau parfaitement maîtresse d’elle-même. Mais tu dois être prudent.

Et voilà, on en revenait aux « tu dois » et « il faut » !

— Avec l’aide d’un sa’angreal comme Callandor, tu pourrais détruire une mégalopole avec un Torrent de Feu. La Trame en serait perturbée sur des années. Qui peut dire si elle continuerait à se tisser autour de toi, ta’veren ou non, avant d’être revenue à la normale ? N’oublie pas qu’être ta’veren, et un des plus puissants de l’histoire, est peut-être ce qui te permettra de triompher de justesse, y compris lors de l’Ultime Bataille.

— C’est possible…, lâcha Rand, sinistre.

Dans tous les récits d’aventures, le héros proclamait volontiers que ce serait pour lui la victoire ou la mort. Dans son cas, le mieux qu’il pouvait espérer semblait être la victoire et la mort.

— Il faut que j’aille voir comment se porte quelqu’un, Moiraine. Nous en reparlerons demain matin.

Mobilisant le Pouvoir toujours présent en lui – un vortex de vie et de mort en strates tourbillonnantes –, Rand ouvrit dans les airs une sorte de brèche plus haute et plus large que lui donnant sur une obscurité telle qu’on se serait cru en plein jour sous la lumière de la lune.

Un portail, selon Asmodean.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Moiraine.

— Quand j’ai fait une chose une fois, je peux la reproduire… Enfin, en principe.

Une esquive plus qu’une réponse, mais une bonne occasion d’éprouver la sincérité de Moiraine. Elle ne pouvait pas mentir, certes, mais les Aes Sedai étaient capables de se faufiler dans les plus petits trous de souris, quand il le fallait.

— Ce soir, vous laisserez Mat en paix. Et vous ne tenterez jamais de lui prendre son médaillon.

— Cet artefact doit être étudié à la tour, Rand. C’est sans doute un ter’angreal, mais on n’en a jamais découvert qui…

— Quoi que ce soit, ça appartient à Mat ! Et vous ne lui prendrez pas son bien.

Le dos très droit et le menton pointé, Moiraine sembla déchirée par un conflit intérieur. Elle n’avait pas l’habitude d’entendre des ordres, sauf quand ils venaient de Siuan Sanche, et même là, nul doute qu’elle était du genre à discutailler.

Elle finit pourtant par acquiescer, se fendant même d’un semblant de révérence.

— Si tu le dis, Rand… Ce médaillon est à lui, c’est entendu. Mais s’il te plaît, sois prudent. Apprendre seul à manier une arme comme les Torrents de Feu risque d’être un suicide, et personne n’a jamais guéri la mort. (Cette fois, Rand n’eut aucun doute sur la sincérité de Moiraine.) Donc, à demain matin…

Avant de suivre son Aes Sedai, Lan posa sur Rand un regard impénétrable. Mais inutile d’être devin pour comprendre qu’il n’aimait pas du tout la tournure des événements.

Rand franchit le portail, qui se dématérialisa dans son dos.

Il se retrouva debout sur un disque – la copie de six pieds de diamètre de l’antique symbole des Aes Sedai. Dans la nuit d’encre qui entourait le jeune homme, la moitié sombre du disque parvenait à sembler presque… claire.

S’il tombait de son piédestal, Rand aurait parié qu’il risquait une chute sans fin. Selon Asmodean, il existait un autre moyen d’utiliser un portail. Mais le Rejeté n’avait pas pu enseigner à Rand sa méthode – appelée simplement « Voyager » – en partie parce qu’il n’avait pas la force d’invoquer un portail à cause du blocage institué par Lanfear.

Quoi qu’il en soit, pour Voyager, il fallait connaître parfaitement bien son point de départ. Rand aurait trouvé plus logique qu’il soit requis d’en savoir long sur sa destination, mais Asmodean l’avait regardé comme s’il venait de lui demander pourquoi l’eau n’était pas de l’air…

Le Rejeté tenait beaucoup de choses pour acquises. Mais de toute façon, la méthode qui consistait à glisser restait très rapide.

Dès que Rand fut installé, le disque lévita vers l’avant sur une distance apparemment inférieure à deux pas. Puis il s’arrêta et un autre portail se découpa dans l’air. Oui, c’était très rapide, surtout quand on n’allait pas très loin. Rand franchit le portail et se retrouva dans le couloir menant à la salle où il avait enfermé Asmodean. À la lumière qui filtrait des deux fenêtres, chacune à un bout du corridor, le jeune homme constata que ses tissages étaient toujours en place et restaient solidement noués. Ici, rien ne bougeait. Pourtant, une odeur de soufre planait dans l’air.

Approchant du rideau de perles, Rand jeta un coup d’œil dans la salle. Des ombres projetées par la lune emplissaient la pièce aux lampes éteintes, mais il vit que l’une d’elles était Asmodean, s’agitant sous ses couvertures. Depuis son cocon de Vide, Rand entendit les battements de cœur du Rejeté et capta une odeur de sueur typique des très mauvais rêves.

Se penchant pour étudier le sol carrelé de bleu, Rand analysa les empreintes qu’il trouva. Dès l’enfance, il avait appris à lire une piste. Du coup, il n’eut aucun mal à interpréter ce qu’il vit. Trois ou quatre Chiens des Ténèbres étaient venus ici. Ils s’étaient approchés de la porte les uns derrière les autres, chacun mettant ses pas dans ceux de son prédécesseur. Le tissage qui isolait la salle les avait-il arrêtés ? Ou avaient-ils seulement mission d’espionner puis d’aller faire leur rapport ? Des chiens si intelligents, était-ce possible, même s’il s’agissait de Créatures des Ténèbres ? Se souvenant que les Myrddraals utilisaient comme espions des corbeaux, des rats et d’autres animaux liés à la mort – les Yeux des Ténèbres –, Rand répondit par l’affirmative à sa propre question.

Canalisant de très fins flux de Terre, Rand lissa les carreaux bleus, faisant léviter les masses comprimées – en d’autres termes, les empreintes –, puis il sortit du bâtiment et s’en éloigna d’une bonne centaine de pas avant de laisser son étrange traîne se redéposer derrière lui. Au matin, tout le monde verrait la piste et constaterait qu’elle s’arrêtait brusquement, mais personne ne se douterait que les chiens s’étaient approchés d’Asmodean. D’ailleurs, quel intérêt aurait pu avoir pour eux un banal trouvère nommé Jasin Natael ?

En cet instant, toutes les Promises présentes en ville devaient être réveillées. En tout cas, plus aucune ne pouvait être en train de dormir sous le Toit de son ordre. Soucieux d’être discret, Rand invoqua un nouveau portail, au milieu de la rue, le franchit et se laissa transporter jusque dans sa chambre. En chemin, il eut le temps de se demander pourquoi il avait choisi l’antique symbole. C’était bien de lui que ça dépendait, consciemment ou non, puisqu’il s’était en d’autres occasions déplacé sur une marche d’escalier ou un fragment de parquet. Mais avant de se reconstituer, les chiens s’étaient écartés de la mosaïque…

L’emblème sous lequel je vaincrai…

Une fois dans sa chambre obscure, Rand alluma les lampes avec le Pouvoir. Quand ce fut fait, il ne se sépara pas du saidin. Continuant à canaliser, concentré pour ne pas déclencher un des pièges qu’il avait lui-même posés, il fit disparaître tout un pan de mur pour révéler la petite niche qu’il avait lui-même creusée. À l’intérieur se trouvaient deux figurines d’un pied de haut – une femme et un homme, tous deux vêtus d’une robe ample et chacun tenant dans une main un globe de cristal. Au sujet de ces artefacts, il avait menti à Asmodean.

Il existait des angreal, comme le petit homme rondouillard, dans sa poche, et des sa’angreal. Ces derniers, par exemple Callandor, augmentaient la quantité de Pouvoir qu’on était à même de manier sans risques en utilisant un angreal comme focale. La proportion d’amélioration était la même que le surplus obtenu quand on canalisait avec un angreal plutôt que tout seul. Les deux types d’artefacts étaient fort rares et très recherchés par les Aes Sedai, même si elles identifiaient seulement ceux qui correspondaient au saidar, la moitié féminine de la Source Authentique.

Les deux figurines appartenaient à une troisième catégorie d’artefacts – moins rares, mais tout aussi convoités. Les ter’angreal n’amplifiaient pas le Pouvoir, mais ils permettaient de l’utiliser d’une manière bien spécifique. Alors qu’elles en gardaient une impressionnante collection à la Tour Blanche, les Aes Sedai ignoraient à quoi pouvaient bien servir la plupart des ter’angreal. Elles en utilisaient certains, bien sûr, mais sans savoir si c’était en accord avec la fonction qu’on leur avait donnée à l’origine.

Rand connaissait tous les secrets des deux figurines.

Celle qui représentait un homme pouvait le relier à une réplique géante d’elle-même – à savoir le sa’angreal masculin le plus puissant jamais fabriqué, même si Rand en était séparé par toute l’étendue de l’océan d’Aryth. Sa fabrication ayant été achevée seulement après qu’on eut scellé de nouveau la prison du Ténébreux – Mais comment est-ce que je sais ça ? –, l’artefact avait été dissimulé avant qu’un des Aes Sedai mâles frappés de démence puisse le trouver. L’autre figurine avait exactement la même fonction pour une femme, la reliant à l’équivalent féminin de la grande statue qui était toujours presque totalement enfouie dans la terre au Cairhien – en tout cas, il fallait l’espérer. Car avec tant de puissance… Et comme Moiraine l’avait si bien dit, personne n’avait jamais guéri la mort.

À son corps défendant, Rand repensa à l’avant-dernière fois où il s’était autorisé à brandir Callandor. Aussitôt, de cruelles images vinrent danser à l’extérieur du cocon de Vide.


Rand détourna la tête de Moiraine et son regard se posa sur le cadavre d’une fillette brune. Étendue sur le dos, ses yeux écarquillés fixant le plafond, la malheureuse n’avait plus qu’une plaie sanglante à la place du ventre. Le cœur serré, Rand se pencha pour écarter quelques mèches de son front.

Ce n’est qu’une enfant, par la Lumière ! J’ai agi trop tard. Pourquoi avoir tant traîné ? Une enfant !

Mais le Pouvoir était en lui, et avec cette force, rien n’était hors de sa portée.

Callandor brilla plus fort et il devint le Pouvoir. Propulsant des flux dans le corps de l’enfant, il chercha, tenta de rétablir des connexions, travailla à l’aveuglette.

La petite se releva, les membres raides comme ceux d’un pantin.

— Rand, tu ne peux pas faire ça ! s’écria Moiraine. Non, pas ça !

Respire ! Allons, il faut que tu respires !

La poitrine de la fillette se souleva.

Ton cœur… Il doit battre !

Du sang déjà noir et visqueux jaillit du torse ouvert de l’enfant.

Vis ! Vis ! Que la Lumière te brûle ! Je n’ai pas fait exprès d’arriver trop tard.

Des yeux morts se posèrent sur Rand sans le voir.

— Moiraine, elle doit vivre ! Il faut la guérir ! Moi, je ne sais pas comment faire.

— On ne guérit pas la mort, Rand.


Rand chassa violemment ce souvenir qui parvenait à le torturer jusque dans son cocon de Vide. Car avec tant de puissance… Avec tant de puissance, il deviendrait quelqu’un à qui nul ne pourrait se fier !

« Tu n’es pas le Créateur… », lui avait dit Moiraine alors qu’il se tenait debout près de la petite morte.

Certes, mais avec la figurine mâle – rien qu’avec la moitié de son pouvoir – il avait un jour réussi à déplacer des montagnes. Avec beaucoup moins – seulement Callandor – il avait été sûr de pouvoir faire tourner la Roue en arrière, rendant ainsi la vie à une fillette morte. Le Pouvoir de l’Unique était une terrible tentation, et la puissance qu’il conférait aussi. Une bonne raison pour détruire les deux figurines. Au lieu de cela, il retissa les flux et réarma ses protections.

— Qu’es-tu en train de faire ? demanda une voix féminine alors que l’illusion de mur se reconstituait.

Nouant à la hâte les flux – avec leur lot de pièges mortels –, il rappela le Pouvoir en lui et se retourna.

Comparées à Lanfear dans sa robe blanche à ceinture d’argent, Elayne, Min et Aviendha auraient eu l’air presque ordinaires. Les seuls yeux noirs de cette femme auraient suffi à convaincre un homme de renoncer à son âme. Dès qu’il la vit, Rand sentit son estomac se retourner et il eut envie de vomir.

— Que veux-tu ? demanda-t-il.

Un jour, il avait coupé Elayne et Egwene de la Source Authentique – oui, toutes les deux en même temps. Hélas, il ne se rappelait plus comment il s’y était pris. Et tant que Lanfear pourrait toucher la Source, il avait autant de chances de la capturer que de retenir le vent entre ses mains.

Un rien de Torrents de Feu et…

Certes, mais il en était incapable. Lanfear était une Rejetée, pourtant, l’image d’une tête de femme roulant sur la terre l’empêcha de tenter quelque chose contre elle.

— Tu détiens deux figurines…, dit la Fille de la Nuit. Et j’ai cru apercevoir… L’une représente une femme, pas vrai ?

Devant un tel sourire, songea Rand, un homme aurait pu avoir un arrêt du cœur et déborder quand même de reconnaissance.

— Tu commences à réfléchir à mon plan, c’est ça ? Ensemble, avec ces figurines, nous forcerons les autres Élus à s’agenouiller devant nous. Il nous sera possible de dominer le Grand Seigneur lui-même, puis de défier le Créateur, et…

— Tu as toujours été ambitieuse, Mierin, dit Rand d’une voix qui sonna bizarrement à ses propres oreilles. Pourquoi me suis-je détourné de toi, à ton avis ? Ce n’est pas à cause d’Ilyena, malgré ce que tu penses. Dans mon cœur, il n’y avait plus de place pour toi bien longtemps avant que je la rencontre. À tes yeux, l’ambition est tout ce qui compte. Et tu désires uniquement le pouvoir. Tu me dégoûtes !

Les yeux écarquillés, les mains pressées sur son ventre, Lanfear dévisagea Rand.

— Graendal a dit que…, murmura-t-elle.

Elle hésita, puis se reprit :

— Lews Therin ? Je t’aime, Lews Therin ! Je t’ai toujours aimé, et je t’aimerai toujours. Tu le sais. Il faut que tu le saches.

Rand espéra que ses traits figés, comme s’il eût été en marbre, cacheraient son désarroi. D’où venaient les mots qu’il avait prononcés ? Pourtant, il semblait bel et bien se souvenir d’elle. Une vague réminiscence.

Je ne suis pas Lews Therin Telamon !

— Je suis Rand al’Thor, lâcha-t-il.

— Bien évidemment que tu l’es… (Sa froideur revenue, Lanfear étudia attentivement Rand et hocha la tête.) Bien sûr, je comprends tout ! Asmodean t’a raconté des horreurs au sujet de la guerre du Pouvoir et à mon propos. Un tissu de mensonges. Tu m’aimais, jusqu’à ce que cette garce blonde d’Ilyena te vole à moi.

Un instant, la colère transforma la beauté de Lanfear en un masque grimaçant. Sans qu’elle en ait conscience, aurait juré Rand.

— Savais-tu qu’Asmodean a amputé sa propre mère ? Ce qu’on appelle « calmer », de nos jours… Après, il a laissé des Myrddraals l’emmener alors qu’elle hurlait de terreur. Tu te fies à un homme pareil ?

Rand éclata de rire.

— Quand je l’ai capturé, tu m’as aidé à le piéger afin qu’il soit obligé de me former. Et tu voudrais que je n’aie pas confiance en lui ?

— Pour l’enseignement, passe encore… Il jouera le jeu parce qu’il sait que son destin est à jamais lié au tien. Même s’il parvenait à convaincre les autres qu’il était ton prisonnier, ils le tailleraient en pièces, et il le sait très bien. C’est très souvent le sort dévolu au chien le plus faible de la meute. Sais-tu que j’espionne parfois ses songes ? Il brûle d’envie de te voir triompher du Grand Seigneur, puis l’élever à ta sublime hauteur. De temps en temps, il rêve de moi…

Au sourire de Lanfear, Rand devina que ces songes-là devaient être très agréables pour elle… et beaucoup moins pour Asmodean.

— Sais-tu qu’il fera tout pour que tu te retournes contre moi ?

— Que viens-tu faire ici ? demanda Rand.

Se retourner contre elle ? En cet instant, elle devait déborder de Pouvoir, prête à le couper de la Source s’il tentait quoi que ce soit. Elle lui avait déjà fait le coup, et avec une facilité humiliante.

— Je t’aime quand tu es ainsi : arrogant, fier, ivre de ta propre force…

Par le passé, elle avait affirmé qu’elle l’aimait pour ses hésitations, parce que Lews Therin était bien trop hautain.

— Que viens-tu faire ici ?

— C’est Rahvin qui t’a envoyé les Chiens des Ténèbres, cette nuit. (Très calme, Lanfear croisa les mains sur son giron.) Je serais bien venue plus tôt, afin de t’aider, mais je ne veux pas que les autres sachent que je suis de ton côté. Ce n’est pas encore le moment…

De son côté… Une des Rejetés l’aimait – ou plutôt, aimait l’homme qu’il était trois mille ans auparavant – et la seule « ambition » qu’elle avait pour lui consistait à lui faire livrer son âme aux Ténèbres afin de pouvoir régner sur le monde avec elle. Enfin, un peu en dessous d’elle, probablement. Ce plan impliquait de renverser et de remplacer le Ténébreux et le Créateur, ni plus ni moins. Cette femme avait-elle perdu la tête ? Ou les deux sa’angreal géants étaient-ils aussi puissants qu’elle le prétendait ? Peut-être bien, mais il refusait d’y penser sérieusement…

— Pourquoi Rahvin a-t-il décidé de m’attaquer maintenant ? Selon Asmodean, il ne voit que son propre intérêt, et si c’est possible, il se tiendra à l’écart pendant l’Ultime Bataille, attendant que le Ténébreux m’ait vaincu. J’aurais plutôt penché pour Sammael ou Demandred. Toujours d’après Asmodean, ces deux-là me détestent.

Non, pas moi, mais Lews Therin…

Hélas, pour les Rejetés, c’était du pareil au même.

Que la Lumière les brûle ! Je suis Rand al’Thor.

Un souvenir remonta à la mémoire de Rand : Lanfear dans ses bras, à une époque de leur jeunesse où ils apprenaient à manier le Pouvoir.

Je suis Rand al’Thor ! pensa-t-il, bannissant dans les limbes ces images troublantes.

— Pourquoi pas Semirhage, Moghedien ou Graendal ?

— Parce que tu es une menace pour les intérêts de Rahvin, désormais ! Tu ignores donc où il est ? Au cœur du royaume d’Andor – oui, à Caemlyn ! Il règne dans l’ombre et Morgase danse et se pâme pour lui comme une demi-douzaine d’autres dindes. (Lanfear eut une moue dégoûtée.) Ses hommes écument les cités et la campagne pour lui trouver de nouvelles gourgandines.

Un moment, Rand en resta muet. La mère d’Elayne entre les mains d’un Rejeté ? Prudent, il ne montra rien de son trouble. Plus jalouse qu’une tigresse, il avait eu l’occasion de s’en apercevoir, Lanfear était capable de traquer et de tuer Elayne, si elle le soupçonnait d’avoir des sentiments pour elle.

J’en ai, mais lesquels exactement ?

Quelle que soit la réponse, un fait brut et terrible flottait autour du cocon de Vide, terrifiant à force d’être cruel. Même si Lanfear disait la vérité, il n’irait pas attaquer Rahvin.

Pardonne-moi, Elayne, mais je ne peux pas…

La Fille de la Nuit pouvait très bien mentir pour l’inciter à frapper, car chaque Rejeté qu’il tuerait lui ferait un concurrent de moins. De toute façon, il avait résolu de ne plus agir par rapport aux actions des uns ou des autres. Quand on procédait ainsi, l’ennemi pouvait anticiper ce qu’on allait faire. Désormais, c’était au tour des Rejetés de réagir à ses actes, et d’être aussi surpris que Lanfear et Asmodean l’avaient récemment été.

— Rahvin pense que je vais voler au secours de Morgase ? Je ne l’ai vue qu’une fois dans ma vie… Sur la carte, le territoire de Deux-Rivières appartient au royaume d’Andor, mais je n’y ai jamais aperçu l’ombre d’un Garde de la Reine. Et personne d’autre n’en a vu depuis des générations… Essaie de dire à quelqu’un de chez moi que Morgase est sa reine, et tu passeras illico pour une folle.

— Je doute que Rahvin s’attende à te voir accourir pour défendre ton pays natal, fit Lanfear, caustique, mais il croit sûrement que tu voudras protéger tes ambitions. Il a l’intention d’installer Morgase sur le Trône du Soleil, afin de l’utiliser comme reine de paille jusqu’à ce qu’il puisse se montrer au grand jour. Chaque jour, de nouveaux soldats andoriens entrent au Cairhien. Toi, tu as envoyé dans le Nord des troupes de Tear pour assurer ta domination sur ce même pays. Et tu t’étonnes qu’il t’ait fait attaquer dès qu’il l’a pu ?

Rand secoua la tête, agacé. Il n’avait pas envoyé des troupes pour ça, mais s’il tentait de le lui expliquer, Lanfear ne comprendrait pas. Ou elle refuserait de le croire.

— Eh bien, merci de m’avoir averti.

Voilà qu’il faisait des politesses à une Rejetée ! Cela dit, quelle autre possibilité avait-il, à part espérer qu’elle lui ait au moins en partie dit la vérité ?

Une autre raison de ne pas la tuer… Quand on sait tendre l’oreille, elle en révèle toujours plus long que ce qu’elle voudrait…

— Tu m’as interdit l’accès à tes rêves, dit-elle soudain.

— Je l’ai interdit à tout le monde, répondit Rand.

La stricte vérité, même si elle figurait en tête de sa liste, au même titre que les Matriarches.

— Les rêves m’appartiennent. Ta personne et en particulier tes rêves sont à moi.

L’air toujours aussi douce, Lanfear durcit cependant le ton :

— Je peux violer tes défenses, et tu détesteras ça.

Afin de montrer son désintérêt, Rand s’assit en tailleur sur sa paillasse, les mains posées sur les genoux. Extérieurement, il devait être aussi calme que son interlocutrice. Mais le Pouvoir bouillonnait en lui. Des flux d’Air étaient déjà prêts, attendant d’entraver Lanfear, et des flux d’Esprit aussi. C’était avec ces composants qu’on tissait un bouclier apte à isoler une cible de la Source Authentique. Enfin, qu’on commençait… Même en se creusant le cerveau comme il l’avait déjà souvent fait, impossible de se rappeler la suite. Et sans le bon protocole, les prémices ne servaient à rien. Lanfear pourrait écarter ou sectionner tout tissage qu’il réaliserait, même en étant incapable de le voir. Asmodean tentait de lui apprendre cette technique, mais sans disposer d’un tissage de femme pour s’entraîner, c’était terriblement difficile.

Le front légèrement plissé – une petite offense à sa beauté –, Lanfear le dévisagea sans dissimuler sa perplexité.

— J’ai étudié les rêves des Aielles… Celles qui se font appeler des « Matriarches ». Pour protéger leurs songes, elles ne sont vraiment pas douées. Je pourrais les terroriser jusqu’à ce qu’elles s’abstiennent de rêver – ou en tout cas, de tenter des intrusions dans tes fantaisies nocturnes.

— Je croyais que tu ne voulais pas m’aider ouvertement…

Rand préféra ne pas demander à Lanfear de ficher la paix aux Matriarches. La connaissant, elle pouvait très bien faire l’inverse juste pour le contrarier. Dès le début, implicitement, certes, mais avec force, elle lui avait fait comprendre qu’elle entendait être la partie dominante dans leur relation.

— Et ne risquerais-tu pas d’être surprise par un des autres Rejetés ? Tu n’es pas la seule à savoir entrer dans les rêves des gens.

— Les Élus…, corrigea distraitement Lanfear en se mordillant la lèvre inférieure. J’ai aussi épié les rêves de cette fille, Egwene… À un moment, j’ai cru que tu avais des sentiments pour elle. Sais-tu de qui elle rêve ? Du fils de Morgase et de son beau-fils. Du fils, Gawyn, le plus souvent… (Elle prit un ton faussement offensé.) Tu ne croirais pas qu’une simple fille de la campagne puisse faire des songes pareils !

Rand comprit que Lanfear tentait d’éveiller sa jalousie, histoire de voir… De toute évidence, elle pensait qu’il lui interdisait ses rêves parce qu’ils tournaient autour d’une autre femme.

— Les Promises me surveillent de près, dit-il. Si tu veux savoir ce que ça signifie, espionne les rêves d’Isendre.

Lanfear rosit un peu. Bien entendu, il n’était pas censé percer à jour son jeu. À moins que… ? Pensait-elle que… Isendre ?

De la confusion vint dériver auprès du cocon de Vide.

Lanfear savait qu’Isendre était un Suppôt des Ténèbres. De plus, c’était elle qui avait fait venir Kadere et sa compagne dans le désert. Puis caché là où il le fallait la majeure partie des bijoux volés, afin qu’Isendre soit accusée. Même sur des sujets véniels, la malveillance de la Fille de la Nuit pouvait faire très mal. Cela dit, si elle croyait Rand amoureux d’Isendre, qu’elle soit un Suppôt ne devait pas représenter un obstacle à ses yeux.

— J’aurais dû laisser les Promises la bannir avec une seule outre d’eau pour traverser le désert et atteindre le Mur du Dragon, lâcha Rand, presque distraitement. Mais qui sait ce qu’elle aurait pu dire pour sauver sa peau ? Je dois les protéger, Kadere et elle, si je veux mettre Asmodean à l’abri.

Le rose disparut des joues de Lanfear. Alors qu’elle ouvrait la bouche, quelqu’un frappa à la porte. Alarmé, Rand sauta sur ses pieds. Personne ne pouvait reconnaître Lanfear, bien sûr, mais si on le surprenait avec une femme que les Promises n’auraient pas vue entrer, ça soulèverait des questions auxquelles il ne saurait pas répondre.

Mais la Fille de la Nuit avait déjà ouvert un portail sur un endroit tendu de soieries blanc et argent.

— Souviens-toi que je suis ton seul espoir de survivre, mon amour… (Un ton bien froid pour appeler quelqu’un ainsi…) Près de moi, tu n’as rien à craindre. Et bientôt, tu pourras régner sur tout ce qui existe et qui existera.

Relevant l’ourlet de sa robe blanche, elle franchit le portail, qui se referma aussitôt.

Avant que Rand ait pu se couper du saidin et atteindre la porte, on frappa de nouveau. Quand il eut ouvert, Enaila jeta un coup d’œil soupçonneux dans la chambre.

— J’ai cru qu’Isendre…, fit-elle d’un ton accusateur. Des sœurs de la Lance te cherchent partout, car personne ne t’a vu revenir. (Soucieuse de paraître le plus grande possible, la Promise pointa le menton.) Les chefs veulent parler au Car’a’carn… Ils attendent en bas.

Étant des hommes, ils patientaient en fait devant l’entrée du bâtiment. Bien qu’il fît encore nuit, les premières lueurs de l’aube auréolaient les montagnes, à l’est.

Si les deux Promises qui leur barraient le chemin les agaçaient, les dignes Aiels mettaient un point d’honneur à ne pas le montrer.

— Les Shaido se sont mis en mouvement ! cria Han dès qu’il aperçut Rand. Tout comme les Reyn, les Miagoma et les Shiande. Toutes les tribus !

— Pour se rallier à Couladin, ou à moi ?

— Les Shaido se dirigent vers la passe de Jangai, dit Rhuarc. En ce qui concerne les autres, il est trop tôt pour le savoir. Mais ils se sont mis en route avec tous les guerriers non indispensables pour défendre leur forteresse, le bétail et les volailles…

Rand se contenta de hocher la tête. Sa détermination à ne plus réagir aux actions des autres, et maintenant, cette nouvelle ? Quoi qu’aient l’intention de faire les Reyn, les Miagoma et les Shiande, Couladin devait avoir décidé d’entrer au Cairhien. Si les Shaido ravageaient encore un peu plus ce pays déjà martyrisé alors que Rand attendait les autres tribus à Rhuidean, il pourrait dire adieu à ses rêves de paix.

— Dans ce cas, nous allons partir aussi pour la passe de Jangai, dit-il enfin.

— Si Couladin veut traverser, nous ne le rattraperons pas, prévint Erim.

— Et si une des autres tribus se joint à lui, lâcha Han, morose, nous nous ferons embrocher comme des orvets qui se dorent au soleil.

— Je n’attendrai pas ici de savoir ce qu’il en est, trancha Rand. Si je ne peux pas rattraper Couladin, j’entends entrer au Cairhien sur ses talons. Réunissez les guerriers ! Nous partirons juste après l’aube – dès que vous serez prêts.

Après l’avoir salué selon le rituel réservé aux moments les plus solennels – un pied en avant et une main tendue –, les chefs s’éloignèrent en silence.

À l’exception de Han, qui maugréa :

— En route jusqu’au mont Shayol Ghul…


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