40 La Roue tisse…

Dès que le coin de la rue lui eut dissimulé Galad, Nynaeve regarda de nouveau devant elle, sondant la venelle. L’ancienne Sage-Dame bouillait de rage – au moins autant contre elle-même que contre Galadedrid Damodred.

Espèce de crétine congénitale !

La venelle, semblable à toutes les autres, était pavée de pierres rondes. Des badauds plutôt clairsemés s’y promenaient, passant devant des alignements de boutiques, de maisons d’habitation et de tavernes.

Si tu n’étais pas venue en ville, il ne t’aurait jamais trouvée !

Au moins, la foule n’était pas assez dense pour que quelqu’un s’y cache…

Mais il fallait que tu voies le Prophète, pas vrai ? Parce qu’il allait vous faire partir d’ici avant l’arrivée de Moghedien, croyais-tu ! Quand apprendras-tu que tu ne peux compter sur personne, à part toi-même ?

Nynaeve prit sa décision en une fraction de seconde. Quand Galad s’engagerait dans cette venelle et ne les verrait plus, il commencerait par chercher dans les boutiques et peut-être même dans les tavernes.

— Par là !

Relevant l’ourlet de sa robe, la jeune femme s’engouffra dans la première allée qu’elle aperçut et plaqua le dos contre un mur. Grâce à sa rapidité, personne ne parut s’apercevoir de sa « disparition » – et tant pis si ça jetait un éclairage plutôt sinistre sur ce qui se passait à Samara ces derniers temps.

Uno et Ragan la rejoignirent en un éclair, la poussant plus loin dans l’étroit passage en terre battue. Manquant percuter un seau fendu de toute part et un tonneau de récupération de l’eau de pluie si desséché qu’il se craquelait dans ses arceaux, Nynaeve se consola en se disant que les deux hommes, au moins, agissaient en fonction de sa volonté. Plus ou moins, en tout cas… La main sur la poignée de leur épée, ils étaient prêts à la protéger, qu’elle le veuille ou non.

Eh bien, laisse-les faire, idiote ! Tu crois pouvoir te défendre toi-même ?

Pour ça, elle était assez en colère… Galad, rien que ça ! Elle n’aurait jamais dû s’éloigner de la ménagerie ! Une initiative malheureuse, et qui risquait de tout ficher en l’air. Et pour ne rien arranger, impossible de canaliser le Pouvoir, exactement comme face à Masema. L’éventualité que Moghedien ou une sœur noire soient à Samara la contraignait à s’en remettre à deux hommes en ce qui concernait sa sécurité. De quoi décupler sa colère, au point qu’elle aurait pu percer avec ses dents un trou dans les murs qui l’entouraient. À présent, elle comprenait pourquoi toutes les Aes Sedai, à part les rouges, avaient un Champion. Intellectuellement, c’était d’une incontournable logique. Affectivement, ça lui donnait envie de hurler.

Galad apparut et avança lentement à contre-courant des badauds qui sortaient de la venelle. Normalement, il aurait dû continuer sa progression, les yeux aux aguets. Pour une raison inconnue, il tourna la tête vers l’allée où se cachait le trio. Et quand il vit Nynaeve, il n’eut même pas l’élémentaire courtoisie de se montrer surpris ou content.

Tandis que le Fils de la Lumière s’engageait dans l’allée, Uno et Ragan se mirent en mouvement avec un bel ensemble. Le borgne dégaina cependant son épée plus vite que son compagnon, car celui-ci prit d’abord le temps de pousser Nynaeve un peu plus en avant dans l’allée. Ensuite, ils se placèrent l’un derrière l’autre. Si Galad parvenait à vaincre Uno, il lui faudrait encore affronter Ragan.

Nynaeve grinça des dents de désagrément. Elle aurait pu rendre parfaitement inutile tout ce déploiement d’acier. La Source Authentique, telle une lumière brillant derrière son épaule, attendait qu’elle s’unisse à elle. Et elle aurait pu le faire, si elle avait eu le cran requis.

Galad s’arrêta, sa cape rejetée en arrière, une main reposant nonchalamment sur la poignée de son épée – l’incarnation même de la grâce et de la puissance contenue. N’était son plastron poli, il aurait pu être à un bal.

— Je n’ai aucune envie de vous tuer, soldats du Shienar, dit-il calmement.

Selon Elayne et Gawyn, Galad était un escrimeur redoutable. Pour la première fois, Nynaeve songea que les deux jeunes gens n’avaient peut-être pas exagéré. En tout cas, ce jeune homme pensait être un maître de la lame. Face à deux vétérans, il affichait la confiance d’un chien-loup confronté à deux roquets – sans chercher à les défier, mais certain de pouvoir les écraser.

Gardant toujours un œil sur les deux hommes, il s’adressa à Nynaeve :

— Quelqu’un d’autre serait entré dans une boutique ou dans une taverne, mais toi, tu n’agis jamais comme on pourrait s’y attendre. Veux-tu bien avoir une conversation avec moi ? Pourquoi me forcerais-tu à tuer ces deux braves soldats ?

Derrière Galad, pas un seul passant ne s’arrêtait, mais Nynaeve, malgré les trois hommes qui obstruaient en partie son champ de vision, remarqua que beaucoup de gens tournaient la tête pour voir ce qui avait attiré l’attention du Fils de la Lumière. Et bien sûr, ils ne pouvaient pas rater les épées. À la vitesse de l’éclair, des interprétations diverses et variées allaient naître dans tous ces esprits et donner naissance à des rumeurs qui se répandraient avec la rapidité d’un vol d’hirondelles.

— Laissez-le passer, ordonna l’ancienne Sage-Dame.

Uno et Ragan ne bronchant pas, elle dut répéter son injonction plus fermement. Les deux hommes consentirent alors à s’écarter. Dans l’étroit passage, ce ne fut pas aisé, et même s’ils ne dirent pas un mot, Nynaeve devina toute la réprobation que leur inspirait sa décision. Comme s’il les avait déjà oubliés, Galad avança d’un pas délié. Croire qu’il n’était plus sur ses gardes aurait cependant été une erreur que les deux vétérans ne commirent fort heureusement pas.

À part un des Rejetés, Nynaeve n’aurait pas pu penser à quelqu’un qu’elle avait moins envie de voir en cet instant précis. En même temps, comme d’habitude, son souffle s’accélérait et son cœur battait la chamade. Vraiment, c’était ridicule ! Pourquoi cet homme n’était-il pas hideux ? Ou au moins, ordinaire…

— Tu savais que j’avais remarqué que tu nous suivais ! lança Nynaeve.

Une accusation assenée avec conviction, même si elle aurait été bien en peine de dire de quoi elle accusait le jeune homme. Peut-être de ne pas avoir agi comme elle s’y attendait, tout simplement. Et comme ça l’aurait bien arrangée…

— Je m’en suis douté dès que je t’ai reconnue, Nynaeve… Il m’est revenu à l’esprit que tu es loin d’avoir les yeux dans ta poche.

Un compliment ? Si Galad espérait l’amadouer ainsi, il se trompait, étant donné où ça l’avait menée avec Valan Luca.

— Que fais-tu au Ghealdan ? Je te croyais en route pour l’Altara ?

Galad dévisagea un moment la jeune femme, ses magnifiques yeux noirs brillant d’intérêt, puis il éclata de rire :

— En ce monde, une seule personne – toi – est assez culottée pour me poser la question que je devrais lui poser ! D’accord, je vais te répondre, même si nos rôles seraient censés être inversés. J’avais ordre de gagner Salidar, en Altara, mais tout a changé quand ce Prophète… Que se passe-t-il ? Tu te sens mal ?

Au prix d’un gros effort, Nynaeve parvint à rester impassible.

— Bien sûr que non ! Je me porte à merveille, merci de t’en soucier.

Salidar ! Évidemment ! Dans sa tête, ce nom s’était embrasé comme une des tiges à feu d’Aludra. Tout ce temps à se creuser la cervelle, et voilà que Galad venait de lui offrir la solution sur un plateau. Maintenant, si Masema leur trouvait un bateau très vite…

Tout ça était parfait, à condition que Galad ne les trahisse pas. Mais comment s’en assurer autrement qu’en laissant Uno et Ragan lui régler son compte ? Quoi qu’Elayne veuille bien dire, elle n’avait sûrement pas envie qu’on égorge son frère. Mais comment faire croire à Galad que la Fille-Héritière n’était plus avec elle ?

— Galad, j’ai seulement du mal à surmonter le choc de te revoir…

— Dans ce cas, que dire du mien, quand j’ai appris que tu t’étais éclipsée de Sienda avec Elayne ?

Hélas et trois fois hélas, la sévérité avait tendance à renforcer la beauté de Galad. Heureusement, son ton compensait cet effet. En partie… Il aurait pu être en train de tancer une fillette qui s’était aventurée hors de la maison, après l’heure du coucher, pour aller grimper dans des arbres.

— J’étais mort d’inquiétude ! continua Galad. Quelle mouche t’a piquée, par la Lumière ? As-tu la moindre idée des risques que tu as courus ? Et pour venir ici, en plus de tout ? Dès que c’est possible, Elayne choisit de chevaucher un étalon qui galope, mais je te croyais plus sensée. Ce soi-disant Prophète…

Galad s’interrompit et jeta un coup d’œil à Uno et à Ragan. La pointe de son épée touchant le sol, le borgne s’appuyait à la poignée, ses mains couturées de cicatrices bien en évidence. Ragan, lui, semblait perdu dans la contemplation de sa lame.

— Selon certaines rumeurs, reprit Galad, il viendrait du Shienar. Nynaeve, tu ne peux pas être assez inconsciente pour t’être compromise avec lui ?

Une question qui parut bien trop rhétorique au goût de Nynaeve.

— Aucun de ces deux hommes n’est le Prophète, répondit-elle. Je les connais depuis un certain temps, et je peux te le garantir. Uno, Ragan, sauf si vous avez l’intention de vous faire les ongles des pieds, pourriez-vous ranger vos lames ?

Les deux hommes obéirent à contrecœur. Uno se permit même de grogner entre ses dents, mais il finit par capituler. Avec les hommes, la fermeté marchait à tous les coups. Enfin, presque, et avec presque tous…

— Je n’ai pas cru un instant le contraire, Nynaeve, dit Galad.

Son ton, plus cassant encore que le sien, tapa sur les nerfs de l’ancienne Sage-Dame. Mais quand il continua, il parut embarrassé plutôt qu’arrogant. Bien évidemment, ça énerva encore plus Nynaeve. Ce type lui faisait avoir des palpitations, et en plus, il se payait le luxe d’être inquiet !

— Je ne sais pas dans quoi vous vous êtes fourrées ici, Elayne et toi, et je m’en fiche, si je peux vous en sortir avant que vous ayez été blessées. En ce moment, le commerce fluvial est au ralenti, mais un bateau devrait quand même arriver dans les prochains jours. Dis-moi où je peux te joindre, et je me débrouillerai pour vous trouver un passage jusqu’en Altara. De là, vous gagnerez Caemlyn.

Nynaeve ne put dissimuler sa surprise.

— Tu veux nous trouver un bateau ?

— C’est tout ce que je peux faire, pour le moment…

Comme s’il s’excusait ou menait un violent débat intérieur, Galad ajouta :

— Je ne peux pas vous escorter, parce que le devoir me retient ici.

— Nous ne voudrions surtout pas t’arracher à ta mission, déclara Nynaeve.

Qu’il comprenne ce qui lui chanterait ! De sa part, elle aurait au plus espéré qu’il leur fiche la paix, et voilà que…

Galad parut tenir à se justifier :

— Vous laisser partir seules n’est pas très raisonnable, mais un bateau vous éloignera d’ici avant que toute la frontière s’embrase. Ça arrivera tôt ou tard, car une étincelle suffira, et si personne ne la produit, le Prophète ne manquera pas de s’en charger. Il faut me promettre que vous irez à Caemlyn, Elayne et toi. C’est tout ce que je vous demande. La Tour Blanche n’est pas une place pour vous, ni pour…

Galad serra les dents, mais il aurait tout aussi bien pu aller jusqu’au bout de sa pensée et nommer Egwene.

S’il se mettait lui aussi en quête d’un bateau, ça ne ferait aucun mal, bien au contraire. Puisque Masema pouvait oublier qu’il voulait faire fermer les tavernes, il risquait aussi de ne pas se souvenir qu’il cherchait un bateau pour quelqu’un. D’autant plus s’il s’agissait d’un « quelqu’un » susceptible d’être impliqué dans ses plans grotesques. Oui, ça ne ferait aucun mal, à condition de pouvoir se fier à Galad. Dans le cas contraire, il restait à espérer qu’il n’était pas un si bon escrimeur que ça. Une pensée désagréable, certes, mais beaucoup moins que ce qui arriverait s’il était indigne de confiance.

— Je suis ce que je suis, Galad, et Elayne est comme moi…

Après avoir dû en rabattre devant Masema – une expérience qui lui laissait un goût amer dans la bouche – Nynaeve estima qu’un peu de dialectique de la Tour Blanche ne ferait pas de mal non plus.

— Et désormais, tu es ce que tu es…, ajouta-t-elle en rivant les yeux sur la cape blanche du jeune homme. Ces gens abominent la Tour Blanche et les femmes capables de canaliser le Pouvoir. Puisque tu es l’un des leurs, qu’est-ce qui me garantit que vous ne serez pas cinquante, dans une heure, pour tenter de me jeter en prison ou de me cribler de flèches si je résiste ? Idem pour Elayne, bien entendu.

Agacé, ou peut-être vexé, Galad secoua la tête.

— Combien de fois devrai-je te le répéter ? Je ne permettrai jamais qu’on fasse du mal à ma sœur. Ou à toi.

Galad eut l’air gêné, car il vit que Nynaeve avait relevé cet ajout – « ou à toi » –indiquant qu’elle passait clairement en second. Mais que croyait-il ? Elle n’était pas une de ces petites dindes qui perdaient tous leurs moyens sous prétexte qu’un homme avait un regard apte à faire fondre les glaciers et incroyablement pénétrant.

— Si tu le dis…, lâcha-t-elle.

Galad hocha la tête avec lassitude.

— Dis-moi où vous êtes, et je vous préviendrai – ou vous ferai prévenir – dès que j’aurai trouvé un bateau.

Si Elayne disait vrai, Galad ne pouvait pas davantage mentir qu’une Aes Sedai liée par les Trois Serments. Pourtant, elle hésitait encore. Une erreur, en ce moment précis, pouvait être fatale. Si le risque n’avait concerné qu’elle, il n’y aurait eu aucun problème, mais la vie d’Elayne était également en jeu. Sans parler de celle de Thom et de Juilin. Malgré ce qu’ils aimaient croire, ils étaient sous sa responsabilité. Cela dit, elle était face à Galad, et la décision lui revenait. C’était comme ça, et ça valait mieux, en un sens…

— Par la Lumière ! que veux-tu que je te dise de plus ? s’emporta Galad.

Il leva une main, comme s’il voulait prendre la jeune femme par l’épaule. En un éclair, la lame d’Uno s’interposa entre eux. Mais le demi-frère d’Elayne l’écarta comme s’il s’était agi d’une brindille et ne lui accorda plus une once d’attention.

— Je ne te veux pas de mal, aujourd’hui ou n’importe quand, et je le jure sur le nom de ma mère. Tu affirmes être ce que tu es ? Moi, je sais ce que tu es – et ce que tu n’es pas. Si je porte une cape blanche, c’est en partie parce que la Tour Blanche vous a envoyées dans le monde, Elayne, Egwene et toi, pour je ne sais quelles raisons, alors que justement, vous êtes ce que vous êtes… C’est comme expédier sur le champ de bataille un gamin qui vient juste d’apprendre par quel bout on tient une épée. Un crime que je ne pardonnerai jamais aux Aes Sedai. Mais il est encore temps pour vous deux d’échapper à la boucherie en fuyant le champ de bataille. La tour est trop dangereuse pour toi, Nynaeve, et pour ma sœur – surtout maintenant. La moitié du monde devient un endroit trop périlleux pour vous !

Le ton de Galad se fit moins impérieux, mais il ne s’adoucit pas pour autant, prenant des accents plus amers.

— Je t’en supplie, Nynaeve… Si quelque chose arrivait à Elayne… J’en arrive presque à regretter qu’Egwene ne soit pas avec vous. Ainsi, je pourrai…

Galad se passa une main dans les cheveux, puis il regarda à droite et à gauche, comme s’il cherchait une idée géniale pour convaincre son interlocutrice. Uno et Ragan levèrent leur lame, prêts à lui transpercer le corps, mais il ne parut pas s’en apercevoir.

— Au nom de la Lumière, Nynaeve, permets-moi de vous aider !

Un simple détail fit pencher la balance dans l’esprit de Nynaeve. Ils étaient au Ghealdan. Alors que l’Amadicia était le seul pays qui considérait comme une criminelle une femme capable de canaliser le Pouvoir, ils se trouvaient de l’autre côté du fleuve. En conséquence, seul le serment prêté par Galad aux Fils de la Lumière s’opposait à son devoir familial envers Elayne. Dans ces conditions, les liens du sang devaient primer. De plus, ce garçon était vraiment trop beau pour finir taillé en pièces par Ragan et Uno. Mais cette considération annexe n’avait pas influencé l’ancienne Sage-Dame, bien entendu…

— Nous sommes avec la troupe de Valan Luca.

— Valan Luca ? s’écria Galad, sourcils froncés. Tu veux dire dans une des ménageries ? (Surpris autant que dégoûté, il ne semblait pas en croire ses oreilles.) Que fichez-vous en une telle compagnie, au nom de la Lumière ? Les organisateurs de ces spectacles ne valent pas mieux que… Mais peu importe ! Si vous avez besoin d’argent, je peux vous en donner assez pour que vous trouviez refuge dans une auberge honorable.

D’après son ton, Galad ne doutait pas un instant que Nynaeve accepterait. Il n’avait pas proposé de les aider, Elayne et elle, en leur prêtant de l’argent, ni offert de se décarcasser pour leur trouver une chambre. Non. Convaincu qu’elles devaient aller dans une auberge, il avait la certitude qu’elles en passeraient par là. Même s’il l’avait assez observée pour prévoir qu’elle se cacherait dans une allée, ce jeune homme ne connaissait pas vraiment Nynaeve al’Meara. De plus, il y avait des raisons de rester avec Luca.

— Tu crois qu’il y a encore une chambre libre à Samara ? Voire une grange ?

Nynaeve regretta aussitôt son ton un peu trop virulent.

— Je suis certain de…

— La ménagerie est le dernier endroit où on songerait à nous chercher, coupa Nynaeve. (Sauf quand on s’appelle Moghedien, hélas…) Et nous devons rester cachées, tu ne me contrediras pas sur ce point. Pour nous trouver une chambre, tu devras en faire libérer une par ses occupants. Un Fils de la Lumière qui réquisitionne une chambre pour deux femmes ? Voilà qui ferait jaser, et qui attirerait tous les regards comme une bouse attire les mouches.

Galad n’aima pas cette façon de présenter les choses. Du coup, il foudroya Uno et Ragan comme si c’était leur faute. Cependant, il restait assez sensé pour rester accessible à la logique.

— Une ménagerie n’est pas un lieu sûr pour vous, mais vous y êtes probablement moins en danger qu’à l’intérieur de la ville. Comme tu as accepté d’aller à Caemlyn, je n’insisterai pas sur l’autre point.

Impassible, Nynaeve ne détrompa pas Galad. S’il pensait qu’elle avait promis d’aller à Caemlyn – ce n’était absolument pas le cas, bien sûr – tant mieux pour lui. En revanche, elle allait devoir le tenir éloigné de la ménagerie. S’il voyait sa sœur dans sa tenue à paillettes, ce garçon était capable de déclencher une émeute bien plus dévastatrice que celles dont Masema avait le secret.

— Inutile de t’approcher de la troupe, bien entendu. En tout cas, tant que tu n’auras pas trouvé un bateau. Quand ce sera fait, viens dans le campement des artistes et demande Nana – à la tombée de la nuit, surtout.

Galad aima encore moins cette partie du discours de Nynaeve, mais elle le coinça de main de maître :

— Je n’ai pas vu un seul Fils de la Lumière s’approcher d’une ménagerie. Si tu t’aventures dans la nôtre, les gens le remarqueront et poseront des questions.

Galad eut un superbe sourire, mais qui découvrait trop ses dents pour être honnête.

— Tu as réponse à tout, à ce que je vois… Vois-tu une objection à ce que je t’escorte jusque-là ?

— Et comment ! Il y aura assez de rumeurs comme ça, parce qu’une bonne centaine de passants nous ont vus en train de parler.

Son champ de vision bloqué par les trois hommes, Nynaeve n’apercevait plus la venelle, mais elle aurait parié que les badauds continuaient à jeter un coup d’œil dans l’allée. Et comme Uno et Ragan n’avaient pas rengainé leur lame…

— Si tu me raccompagnes, il y aura dix fois plus de témoins.

— Réponse à tout, oui, marmonna Galad avec une grimace à moitié amusée. Mais tu as raison sur ce point. (À l’évidence, ça ne le remplissait pas de joie.) Vous, les soldats du Shienar !

Son ton devenu tranchant comme l’acier, il continua :

— Je suis Galadedrid Damodred et cette femme est sous ma protection. Comme pour son amie, je n’hésiterais pas à faire le sacrifice de mon insignifiante petite vie afin qu’il ne lui arrive aucun mal. Si vous les laissez souffrir de la moindre égratignure, je vous retrouverai et je vous tuerai.

Méprisant les armes des deux hommes et la soudaine froideur de leur visage, Galad se tourna de nouveau vers Nynaeve :

— Bien sûr, tu vas encore refuser de me dire où est Egwene ?

— Contente-toi de savoir qu’elle est très loin d’ici.

Nynaeve croisa les bras et sentit que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Commettait-elle une erreur tragique à cause d’un beau visage ?

— Et en un lieu bien plus sûr que tous ceux où tu aurais pu l’envoyer.

Galad n’en crut à l’évidence pas un mot, mais il n’insista pas.

— Avec un peu de chance, j’aurai trouvé un bateau dans un jour ou deux. D’ici là, ne vous éloignez pas de la « troupe » de Valan Luca. Et surtout, Nynaeve, ne te fais pas remarquer. Si c’est possible avec cette couleur de cheveux… Dis à Elayne de ne pas tenter de me fuir. Vous pouvez déjà remercier la Lumière que je vous ai retrouvées saines et sauves. Si vous essayez de traverser le Ghealdan pour m’échapper, elle devra veiller deux fois plus sur vous pour que vous en sortiez vivantes. Les ruffians blasphémateurs du Prophète sont partout, ne respectant ni les lois ni les personnes. Et je ne parle même pas des brigands qui s’efforcent de profiter du chaos pour tirer les marrons du feu. Samara est un nid de guêpes. Mais si tu ne bronches pas, et si tu convaincs ma tête de pioche de sœur d’en faire autant, je trouverai un moyen de vous en faire partir sans être piquées.

Nynaeve dut produire un gros effort pour ne pas répliquer. Comment osait-il répéter ce qu’elle lui avait dit et le lui présenter comme un ordre ? Encore un peu, et il voudrait les envelopper dans du coton, Elayne et elle, afin de les ranger sur une étagère.

Ce serait si mal que ça, si ça arrivait ? demanda la petite voix familière. En étant livrée à toi-même, n’as-tu pas fait assez de dégâts ?

Nynaeve intima le silence à l’insolente petite voix. Loin d’obtempérer, celle-ci entreprit de dresser la liste de tous les désastres et de toutes les avanies dont l’ancienne Sage-Dame était responsable à cause de son entêtement.

Prenant son silence pour un consentement, Galad se détourna de la jeune femme… et s’immobilisa, car Ragan et Uno, lui bloquant le passage, le regardaient avec le calme trompeur que les hommes affichent souvent quelques secondes avant une explosion de violence. Alors que l’air crépitait de tension, Nynaeve agita frénétiquement une main. Baissant leur arme, ses deux gardes du corps s’écartèrent.

Galad éloigna sa main de la poignée de son épée, dépassa les deux soldats et s’enfonça dans la foule sans un regard en arrière.

Nynaeve sortit de l’allée, foudroya du regard ses deux compagnons et partit à grandes enjambées dans la direction opposée. Alors qu’elle avait tout arrangé, ces deux lourdauds avaient failli tout gâcher. Pour les hommes, la violence semblait être la solution à tout. Si elle avait disposé d’un bon bâton, la jeune femme leur aurait caressé les côtes à tous les trois, histoire de leur faire comprendre certaines choses.

Uno et Ragan semblaient avoir tiré quelque leçon de l’incident. Leur lame rengainée, ils rattrapèrent Nynaeve et avancèrent en silence, même quand elle se trompa de rue en deux occasions et fut obligée de rebrousser chemin. S’abstenir de tout commentaire à ces moments-là fut particulièrement judicieux de la part des deux hommes. Fatiguée d’être contrainte de tenir sa langue, d’abord devant Masema puis face à Galad, Nynaeve n’attendait qu’une excuse, si mince soit-elle, pour dire sa façon de penser à quelqu’un. Par exemple à la petite voix, dans sa tête, désormais réduite au bourdonnement d’un insecte, mais qui refusait toujours de se taire.

Et qui continua à refuser, même lorsque le trio fut de retour sur la route de terre battue où passaient si peu de chariots. Nynaeve s’inquiétait de l’arrogance de Rand, mais que dire de la sienne ? Son entêtement l’avait conduite si près de la catastrophe – elle, mais beaucoup d’autres aussi – qu’il devenait impossible de fermer les yeux. Et dans le cas de Birgitte, même si elle était encore vivante, les bornes avaient peut-être été dépassées. Dans ces conditions, le mieux était sans doute qu’elle évite d’affronter de nouveau Moghedien et les sœurs noires, attendant que des personnes compétentes décident de la marche à suivre.

Quelque chose en Nynaeve s’insurgea contre cette solution, mais l’ancienne Sage-Dame fit montre de l’autorité inflexible qu’elle manifestait envers Thom et Juilin. Elle allait gagner Salidar et remettre toute cette histoire entre les mains des sœurs bleues. Désormais, c’était ainsi que fonctionneraient les choses. Et pas question de revenir là-dessus.

— Vous avez mangé quelque chose qui ne vous a pas plu ? demanda Ragan. Vous faites la grimace comme si vous veniez de croquer une baie trop verte.

Nynaeve gratifia l’insolent d’un regard qui lui cloua le bec, puis elle continua son chemin, les deux hommes sur ses flancs.

Qu’allait-elle donc en faire, de ces types ? Leur apparition étant providentielle, il aurait été dommage de ne pas leur trouver une utilité. Pour commencer, deux paires d’yeux de plus – enfin, trois yeux plutôt, rectifia-t-elle en se jurant d’être bientôt capable de regarder ce bandeau sans frémir, même s’il lui en coûtait – cherchant un bateau, c’était une chance d’en trouver un plus vite. Si Masema ou Galad réussissaient les premiers, tant mieux, mais elle ne voulait pas que ces deux-là en sachent plus que nécessaire sur ses faits et gestes. Comment prédire de quoi ils étaient capables ?

— Vous m’accompagnez parce que Masema vous a dit de le faire, demanda-t-elle à brûle-pourpoint, ou parce que Galad vous l’a ordonné ?

— Où est la fichue différence, femme ? grogna Uno. Si le seigneur Dragon vous a appelée, vous avez fichtrement…

Levant un index que Ragan regarda comme s’il s’agissait d’une arme, Nynaeve réduisit le borgne au silence.

— Vous comptez nous aider à rejoindre Rand, Elayne et moi ?

— Faute d’avoir mieux à faire, oui ! répliqua Ragan. Au train où c’est parti, nous ne reverrons pas le Shienar avant d’être tout gris et édentés. Alors, pourquoi ne pas chevaucher avec vous jusqu’à Tear, ou ailleurs, si le seigneur Dragon est ailleurs ?

Nynaeve n’aurait pas vu les choses comme ça, mais à vrai dire, c’était lumineux ! Deux hommes pour aider Thom et Juilin à s’acquitter des corvées et à monter la garde. Inutile de leur préciser combien de temps ça risquait de prendre, ni les haltes et les détours qui les attendaient peut-être en chemin. Les sœurs bleues de Salidar risquaient de ne pas les laisser aller plus loin, Elayne et elle. Et parmi des Aes Sedai, elles ne seraient plus que d’humbles Acceptées.

Cesse de réfléchir à ça. Ta décision est prise, de toute façon.

La foule qui attendait devant l’enseigne spectaculaire de Luca ne semblait pas avoir diminué et un flot régulier de nouveaux spectateurs potentiels venait régulièrement la renforcer. Dans les rangs de ceux qui sortaient du chapiteau, on s’exclamait sur ce qu’on venait de voir. Les chevaux-sangliers continuant à apparaître de temps en temps au-dessus de la cloison de toile, des « Oh ! » et des « Ah ! » sortaient immanquablement des gorges des futurs clients.

Cerandin faisait de nouveau travailler les s’redit à leur rythme, et elle exigeait que les chevaux-sangliers aient de nombreuses périodes de repos. Un point sur lequel elle se montrait inflexible, quoi qu’en pense Luca. Quand on leur faisait bien comprendre que toute autre option était inenvisageable, les hommes consentaient à faire ce qu’on leur disait. Le plus souvent, en tout cas.

Avant de pénétrer sur l’aire d’herbe brune copieusement piétinée, Nynaeve s’arrêta et se campa face aux deux soldats du Shienar. Bien qu’elle affichât un calme méritoire, ils parurent aussitôt méfiants. Une réaction judicieuse, même si pour Uno, ça consistait à triturer son bandeau illustré – avec un résultat fort peu ragoûtant. Les clients qui s’éloignaient du chapiteau et ceux qui s’en approchaient ne prêtèrent aucune attention au trio.

— Ce ne sera ni à cause de Masema, ni à cause de Galad, déclara Nynaeve. Si vous voyagez avec moi, vous m’obéirez. Sinon, autant partir de votre côté, parce que je ne voudrai pas de vous.

Comme de juste, Uno et Ragan jugèrent opportun de se consulter du regard avant d’acquiescer.

— Si ça doit être comme ça, grogna Uno, ça sera fichtrement comme ça ! S’il n’y a pas de maudits idiots pour veiller sur vous, je ne vois pas comment vous rejoindrez jamais le seigneur Dragon. Avec votre langue de vipère, un fichu fermier vous aura fait la peau avant.

D’un regard, Ragan fit savoir à son compagnon qu’il souscrivait à ses propos, mais doutait qu’il ait été très judicieux de les prononcer devant la principale intéressée. De la graine de sage, ce Ragan, semblait-il !

Si les deux hommes acceptaient ses conditions, Nynaeve ne se souciait guère de leurs motivations. Pour l’instant, en tout cas. À l’avenir, elle aurait tout le temps du monde pour leur remettre les idées en place.

— Je suis sûr que les autres aussi seront d’accord, dit Ragan.

— Les autres ? Vous n’êtes pas que tous les deux ?

— En tout, nous ne sommes plus que quinze. Je ne pense pas que Bartu et Nengar viendront.

— Trop occupés à servir leur fichu Prophète ! (Détournant la tête, Uno cracha sur le sol.) Quinze types… Sar est tombé de cette maudite falaise, dans les montagnes, Mendao s’est laissé entraîner dans un fichu combat contre trois Quêteurs de malheur, et…

Stupéfaite, Nynaeve n’écoutait déjà plus. Quinze ! Mentalement, elle calculait déjà ce que ça coûterait de nourrir une telle troupe. Même quand ils affirmaient ne pas avoir faim, Thom et Juilin mangeaient chacun deux fois sa portion ou celle d’Elayne. Au nom de la Lumière !

Cela dit, avec une escorte de quinze guerriers du Shienar, plus besoin d’attendre un bateau ! Sachant que Salidar, elle s’en souvenait désormais, était situé au bord d’un fleuve, un navire serait sans nul doute la façon la plus rapide de voyager. Mais en matière de sécurité, quinze guerriers mettraient leur roulotte à l’abri des Capes Blanches, des brigands et des fidèles du Prophète. Bien sûr, la lenteur serait un problème. Et un seul véhicule quittant Samara avec tant de cavaliers attirerait l’attention. Une vraie pancarte pour Moghedien ou l’Ajah Noir.

Je laisserai les sœurs bleues s’en charger, voilà tout…

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Ragan.

— Je n’aurais peut-être pas dû préciser comment est mort Sakaru, fit Uno, tout penaud.

Sakaru ? Le borgne avait dû prononcer ce nom alors que Nynaeve n’écoutait déjà plus.

— Je ne fréquente guère les fich… les gentes dames, continua Uno, donc j’ai oublié que vous n’aviez pas de tri… hum, que vous aviez l’estomac délicat.

S’il n’arrêtait pas de triturer son bandeau, il allait bientôt découvrir à quel point il disait vrai.

Fondamentalement, le nombre ne changeait rien. Si deux guerriers du Shienar étaient une bonne chose, quinze seraient un merveilleux cadeau. L’armée privée de Nynaeve. Plus besoin de redouter les Capes Blanches, les brigands et les émeutes. Ni de craindre d’avoir fait une erreur avec Galad. Oui, mais ça dévorait combien de jambons par jour, quinze guerriers ?

— Entendu, donc, fit Nynaeve. (Un ton ferme, surtout !) Chaque soir, juste après la tombée de la nuit, l’un de vous – un seul, j’insiste – viendra ici et demandera à voir Nana. C’est sous ce nom qu’on me connaît dans la ménagerie.

Un ordre dépourvu de sens, mais visant à les habituer au plus vite à lui obéir.

— Elayne se fait appeler Morelin, mais il faudra demander Nana. Si vous avez besoin d’argent, venez me voir, ne demandez pas à Masema.

Nynaeve parvint de justesse à ne pas faire la grimace en prononçant ces mots. Il restait de l’or caché dans le poêle de la roulotte, mais Luca n’avait pas encore réclamé ses cent couronnes d’or, et il ne fallait pas espérer qu’il oublie. Cela dit, il restait les bijoux…

— À part ça, aucun de vous n’approchera de moi ou de la ménagerie.

Sans cette précaution, ils risquaient de monter la garde ou d’improviser une ânerie dans le genre.

— Jusqu’à ce qu’un bateau arrive… Dans ce cas, vous devrez accourir. Vous avez compris ?

— Non, répondit Uno. Pour quelle maudite raison devrions-nous rester loin de cette fichue… ?

Le borgne recula pour échapper à l’index vengeur que Nynaeve brandissait devant son nez.

— Vous avez oublié nos accords, au sujet de votre langage ? (L’estomac retourné par l’œil rouge peint sur le bandeau, Nynaeve dut faire un effort pour foudroyer Uno du regard.) Si ça n’entre pas dans votre tête, vous allez découvrir pourquoi les hommes, à Deux-Rivières, savent tenir leur langue.

Nynaeve regarda le borgne méditer sur ce qu’elle venait de dire. S’il savait qu’elle avait un lien avec la Tour Blanche, il ignorait lequel. Était-elle un agent de la tour ? Une aspirante en formation ? Une Aes Sedai récemment élevée à ce rang ? La menace étant assez vague, ça l’inciterait à choisir la pire possibilité pour lui. Une technique d’intimidation que Nynaeve connaissait bien avant d’avoir entendu Juilin parler à Elayne des « figues et des souris ».

Lorsque l’idée sembla avoir fait son chemin dans l’esprit d’Uno, l’ancienne Sage-Dame baissa son index et enchaîna :

— Vous resterez à l’écart pour la même raison que Galad : ne pas attirer l’attention. Quant au reste, vous le ferez parce que je vous l’ordonne. Si je dois vous expliquer toutes mes décisions, je n’aurai plus le temps de rien faire. C’est comme ça, et il faudra vous y habituer.

Une déclaration tout à fait digne d’une Aes Sedai. De plus, si ces hommes entendaient l’aider à rejoindre Rand – et c’était le cas – ils n’auraient pas le choix. Tout bien pesé, alors qu’elle renvoyait Uno et Ragan à Samara, Nynaeve se sentit très fière d’elle-même. Avec la satisfaction du travail bien fait, elle remonta la foule de spectateurs et passa sous la pancarte où le nom « Valan Luca » s’affichait en toute immodestie.

À sa grande surprise, elle vit qu’il y avait un nouveau numéro au programme. Sur une scène rajoutée, non loin de l’entrée, une femme en collants jaune diaphane se tenait sur la tête, les bras tendus sur le côté et deux colombes blanches dans chaque main. Non, pas sur la tête. L’artiste serrait un cadre de bois entre ses dents et se tenait en équilibre là-dessus. Sous le regard ébahi de l’ancienne Sage-Dame, la contorsionniste baissa les bras pour que ses mains touchent la scène un instant, se pliant à tel point en deux qu’on eût dit qu’elle s’asseyait sur sa propre tête. Comme si ça ne suffisait pas, ses jambes s’incurvèrent et se baissèrent devant elle, puis glissèrent sous ses bras – une figure qui semblait impossible – et elle posa les colombes sur la plante de ses pieds, désormais à l’envers, et devenue en somme la partie la plus élevée de l’espèce de boule qu’elle avait formée avec son corps.

Se souvenant de la torture que Moghedien lui avait infligée, Nynaeve frissonna.

Ce n’est pas pour ça que je veux que les sœurs bleues se chargent d’elle, se dit-elle. Simplement, je ne veux plus provoquer de catastrophe.

La stricte vérité. En même temps, elle redoutait de ne pas s’en tirer si « facilement », la prochaine fois. Bien entendu, elle ne l’aurait admis devant personne. Se l’avouer à elle-même était déjà un crève-cœur.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à la contorsionniste – impossible de dire comment elle s’était nouée, à présent – Nynaeve se détourna… et sursauta quand Elayne et Birgitte se matérialisèrent soudain à ses côtés, au milieu de la foule. Alors que la Fille-Héritière s’était décemment couverte d’une cape, l’héroïne se pavanait presque dans sa robe rouge au décolleté ahurissant. Non, il fallait rayer le « presque ». Se tenant encore plus droite que d’habitude, elle avait rejeté sa natte derrière son épaule, histoire qu’elle n’obstrue pas la vue sur sa poitrine.

Jouant avec le nœud, à sa taille, Nynaeve aurait aimé que chaque regard qu’elle jetait à Birgitte ne lui rappelle pas cruellement ce qu’elle allait elle-même dévoiler, si elle devait se départir de son châle. Le carquois de l’héroïne pendait à sa ceinture et elle portait l’arc que Luca lui avait déniché. Mais il était sûrement trop tard pour que le numéro de tir puisse avoir lieu.

Un coup d’œil au ciel indiqua à Nynaeve qu’elle se trompait. Malgré tout ce qui lui était arrivé, le soleil restait encore bien haut au-dessus de l’horizon. Les ombres s’allongeaient, certes, mais sûrement pas assez pour dissuader Birgitte de tenter l’aventure.

Afin de dissimuler qu’elle avait lorgné le ciel, Nynaeve désigna la contorsionniste, qui venait de réussir à se placer dans une position que l’ancienne Sage-Dame savait pertinemment impossible. En se tenant toujours avec les dents, bien entendu.

— Elle sort d’où ?

— Luca l’a engagée, répondit Birgitte. Il a également acheté des léopards. Au fait, elle se nomme Muelin.

Contrastant avec le calme de Birgitte, Elayne semblait dans tous ses états.

— D’où elle sort ? répéta-t-elle. D’un chapiteau que la foule a quasiment détruit.

— J’en ai entendu parler, fit Nynaeve, mais ce n’est pas ça l’important. J’ai…

— Pas ça l’important ? s’indigna Elayne en levant les yeux au ciel comme si elle implorait son aide. Sais-tu aussi pourquoi c’est arrivé ? J’ignore si ce sont les Capes Blanches ou s’il faut accuser le Prophète, mais des gens ont chauffé cette foule à blanc parce qu’ils pensaient…

La Fille-Héritière regarda autour d’elle et baissa la voix. Les spectateurs continuaient d’aller et venir, mais presque tous se demandaient ce que deux artistes faisaient là, debout à discutailler.

— … parce qu’ils pensaient, reprit Elayne, qu’une femme, dans cette ménagerie, portait peut-être un châle.

Nynaeve n’eut pas besoin que sa compagne lui précise de quelle sorte de châle elle parlait.

— Des crétins, pour croire qu’une telle femme puisse être avec une ménagerie itinérante ! Mais pourtant, c’est notre cas. Et voilà que tu files en ville sans prévenir personne. Si tu savais ce que nous avons entendu ! Un chauve t’aurait emportée sur son épaule, ou on t’aurait vue embrasser un Shienarien puis t’en aller bras dessus bras dessous avec lui.

Avant que Nynaeve se soit remise de sa surprise, Birgitte enchaîna :

— Luca n’a aimé aucune des deux histoires… Tu veux savoir ce qu’il a dit ?

L’héroïne se racla la gorge puis imita une voix d’homme :

— « Ainsi, elle aime les types coriaces ? Eh bien, je peux être aussi coriace qu’un cob en hiver. » Sur ces mots, il est parti avec deux gars aux épaules aussi larges que celles des casseurs de pierre des carrières de s’Gandin. D’aussi mauvaise humeur que lui, Thom Merrilin et Juilin Sandar ont suivi le mouvement. Une décision qui n’a pas fait plaisir à Luca, mais trop inquiets pour toi, ces trois-là n’avaient plus assez d’énergie pour s’en prendre les uns aux autres.

Nynaeve en resta hagarde de perplexité. Elle aimait les types coriaces ? Qu’avait voulu dire Luca… ? Quand elle crut enfin comprendre, elle soupira :

— Eh bien, il ne me manquait plus que ça…

Sans oublier que Thom et Juilin traînaient à présent dans Samara. La Lumière seule savait quelle catastrophe ils pouvaient provoquer.

— J’aimerais toujours savoir quelle mouche t’a piquée, dit Elayne, mais nous perdons notre temps ici.

Ses deux compagnes la flanquant, Nynaeve se laissa entraîner dans la foule. Même avec les dernières nouvelles au sujet de Luca, de Thom et de Juilin, elle continuait à éprouver la satisfaction du travail bien fait.

— Avec un peu de chance, nous devrions partir d’ici dans un jour ou deux. Si Galad ne nous trouve pas un bateau, Masema s’en chargera. Au fait, c’est lui, le Prophète. Elayne, tu te souviens de Masema ? Un guerrier du Shienar que nous avons vu…

S’apercevant que la Fille-Héritière s’était arrêtée net, Nynaeve fit de même pour qu’elle puisse la rattraper.

— Galad ? répéta Elayne, si perturbée qu’elle en oubliait de tenir sa cape fermée. Tu as vu Galad, et tu lui as parlé ? Pareil pour le Prophète ? Bien sûr que oui, sinon, pourquoi voudraient-ils tous les deux nous trouver un bateau ? As-tu pris une infusion avec eux, ou une chope de bière dans une salle commune ? C’est là que te portait le chauve, je parie ? Le roi du Ghealdan était-il là aussi ? Voudrais-tu me pincer, afin que je m’éveille de ce cauchemar ?

— Un peu de contrôle de toi-même, dit Nynaeve. Ce n’est plus un roi, mais une reine, et oui, elle était là aussi. Mais il n’était pas chauve, puisqu’il avait un toupet. Le guerrier du Shienar, je veux dire… Parce que le Prophète, lui, il…

Nynaeve foudroya Birgitte du regard jusqu’à ce qu’elle cesse de ricaner. Son expression s’adoucit un peu lorsqu’elle se souvint de ce qu’elle avait fait à l’héroïne, mais si celle-ci n’avait pas mis un terme à ce petit jeu, on aurait peut-être su si l’ancienne Sage-Dame, malgré sa culpabilité, pouvait se forcer à lui flanquer une bonne paire de gifles.

Les trois femmes reprirent leur chemin et Nynaeve, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps, continua son récit :

— C’est la stricte vérité… Elayne, j’ai repéré Uno, un des guerriers qui étaient à Falme, pendant qu’il te regardait faire ton numéro. Au fait, comme moi, il trouve inconvenant que la Fille-Héritière du royaume d’Andor montre ainsi ses jambes. Quoi qu’il en soit, après Falme, Moiraine a envoyé ces hommes ici, mais…

Alors que les trois femmes se frayaient un chemin dans la foule, Nynaeve leur servit une version abrégée de ses aventures du jour. Ignorant superbement les exclamations incrédules d’Elayne, elle daigna en revanche répondre aux questions, mais avec une remarquable économie de mots. Bien qu’intéressée par les méandres de la succession au trône du Ghealdan, Elayne voulut surtout savoir ce qu’avait dit Galad et, encore plus que tout, s’étonna que l’ancienne Sage-Dame ait été assez idiote pour s’approcher du Prophète, quelle que soit sa véritable identité. Le mot « idiote » revenant plusieurs fois dans ce discours, Nynaeve fut vite obligée de mobiliser toute sa volonté pour ne pas exploser. Si elle doutait, au fond, de pouvoir gifler Birgitte, Elayne ne bénéficiait pas de la même « immunité », qu’elle soit Fille-Héritière ou non. Encore quelques « idiote », et elle risquait de le découvrir à ses dépens.

Birgitte se révéla bien plus intéressée par les intentions de Masema et celles des guerriers du Shienar. Même si leurs pays portaient alors des noms différents, elle semblait avoir jadis rencontré des citoyens des Terres Frontalières. Apparemment, elle en pensait plutôt du bien. Sans dire grand-chose, elle laissa deviner qu’elle approuvait l’idée d’une escorte de cette trempe.

Certaine de se tailler un beau succès en annonçant qu’elle s’était souvenue du fameux nom – Salidar –, Nynaeve en fut cruellement pour ses frais. Impassible, Birgitte parut à peine plus intéressée que si on venait de lui apprendre que Thom et Juilin seraient présents pour le repas du soir. Son destin étant de suivre Elayne, elle se fichait comme d’une guigne de savoir où ça la conduirait.

La Fille-Héritière, elle, ne cacha pas ses doutes.

— Tu es sûre de toi ? Après avoir fait tant d’efforts pour te le rappeler… Moi, je trouve un peu trop beau que Galad ait justement mentionné ce nom devant toi.

— Bien entendu que je suis sûre de moi ! grogna Nynaeve. Les coïncidences, ça existe ! Au cas où tu ne l’aurais jamais entendu dire, sache que la Roue tisse comme elle l’entend. Je me suis souvenue qu’il avait déjà parlé de Salidar à Sienda, mais j’étais trop perturbée par tes inquiétudes au sujet de ton frère pour…

Nynaeve n’alla pas plus loin dans cette voie.

Près de la paroi nord du chapiteau, les trois femmes venaient d’arriver devant une longue et étroite bande de terrain délimitée par des cordes. À une extrémité se dressait une sorte de palissade de bois tronquée de six pieds de haut pour à peine plus de large. Des spectateurs se massaient de chaque côté de ce corridor, les enfants étant accroupis au premier rang ou s’accrochant aux jambes d’un de leurs parents.

L’arrivée des trois femmes fut saluée par un concert de murmures. S’il n’avait tenu qu’à elle, Nynaeve n’aurait pas fait un pas de plus, mais Birgitte la prit par le bras et ne lui laissa pas le choix.

— Je pensais qu’on retournait à la roulotte…, soupira l’ancienne Sage-Dame.

Distraite par la conversation, elle s’était laissé guider sans se poser de questions.

— Dans ce cas, tu m’aurais vue tirer dans le noir, répondit Birgitte, et ça ne t’aurait pas plu.

En revanche, on eût dit que l’héroïne n’aurait pas détesté ça.

Nynaeve déplora de n’avoir émis qu’un couinement en guise de commentaire. Alors qu’elle avançait, le tronçon de palissade emplit son champ de vision au point qu’elle ne vit plus les spectateurs. Pareillement, leurs murmures, pourtant de plus en plus forts, lui parurent étrangement distants. La palissade semblait à un quart de lieue de l’endroit d’où Birgitte tirerait !

— Tu es sûre qu’il a juré au nom de… mère ? demanda Elayne d’un ton amer.

Reconnaître que Galad était son frère, même dans cette stricte limite, semblait lui arracher le cœur.

— Pardon ? Oui, j’en suis sûre, puisque je te l’ai dit… Mais écoutez-moi plutôt. Si Luca est en ville, il ne saura pas si nous nous sommes abstenues parce qu’il faisait trop noir…

Consciente qu’elle babillait, Nynaeve ne parvint pourtant pas à s’en empêcher. En un sens, elle n’avait jamais eu conscience, jusqu’à ce jour, que cent pas étaient une distance considérable. À Deux-Rivières, les hommes visaient toujours des cibles placées deux fois plus loin que ça. Mais lors des concours, elle n’avait jamais été une de ces cibles…

— Car enfin, il est déjà tard… La pénombre… la mauvaise visibilité… On devrait plutôt faire ça le matin, quand la lumière…

— S’il a juré en son nom, fit Elayne, suivant le fil de son propre raisonnement, il tiendra parole, c’est certain. Plutôt que ce serment-là, il préférerait violer celui sur ses espoirs de salut et de résurrection. Je crois… non, je suis sûre que nous pouvons lui faire confiance.

À première vue, cette idée n’enthousiasmait pas particulièrement la Fille-Héritière.

— La lumière est parfaite, dit Birgitte, un rien moqueuse. Si j’essayais avec un bandeau sur les yeux ? Le public veut que ça ait l’air difficile, non ?

Nynaeve ouvrit la bouche, mais pas un son n’en sortit. Cette fois, un couinement l’aurait satisfaite. Mais Birgitte lui faisait seulement une mauvaise blague. N’est-ce pas ?

— Cette fois, tu t’es vraiment surpassée dans l’idiotie, marmonna Elayne. Galad est fiable, je l’atteste, mais tu ne pouvais pas le savoir. Quant à approcher du Prophète ! (Sans douceur, Elayne retira son châle à Nynaeve.) Comment aurais-tu pu deviner sa réaction ? Tu as inquiété tout le monde et mis en danger notre mission.

— Je sais…, réussit à souffler Nynaeve.

Le soleil dans les yeux, elle ne voyait plus Birgitte. Mais l’héroïne la voyait, elle, et c’était tout ce qui comptait.

— Comment ça, tu sais ?

— Je sais que j’ai mis en danger nos vies et notre mission. J’aurais dû te demander ton avis. Oui, j’ai été idiote. On ne devrait pas me laisser aller et venir sans surveillance.

Une confession faite à toute vitesse. Birgitte la voyait, non ? Il fallait qu’elle la voie !

— Tu vas bien ? s’inquiéta soudain Elayne. Si tu ne veux vraiment pas faire ce numéro…

Elayne la soupçonnait d’avoir peur. Et ça, c’était intolérable !

— Non, j’en ai très envie, mentit Nynaeve en espérant que son expression ne la trahirait pas. J’avais hâte d’en être là, pour tout dire.

Sans paraître convaincue, Elayne acquiesça.

— Et pour Salidar, tu es sûre aussi ?

Sans attendre la réponse, la Fille-Héritière s’écarta sur le côté tout en pliant soigneusement le châle. Pour une raison qui la dépassa, Nynaeve ne parvint pas à s’énerver au sujet de la question d’Elayne ni sur son départ pour le moins précipité. La respiration haletante, elle avait vaguement conscience qu’une certaine partie de son anatomie risquait de jaillir hors de la robe, mais cette idée ne lui faisait ni chaud ni froid. Malgré le soleil bas dans le ciel, elle aurait pu apercevoir Birgitte en plissant les yeux. Hélas, n’en faisant qu’à leur tête, si elle osait dire, ceux-ci s’arrondissaient de plus en plus. De toute façon, elle ne pouvait plus rien faire. En un sens, c’était un juste châtiment pour avoir pris des risques insensés. Mais puisqu’elle s’en était sortie si bien, au bout du compte, n’était-ce pas un peu inique ? Elle avait peine à s’en convaincre elle-même…

Et Elayne qui ne la croyait pas au sujet de Salidar. Rien ne lui serait épargné, et elle devait rester stoïque.

Semblant jaillir de nulle part, une flèche se planta avec un bruit sourd dans le bois, au niveau de son poignet. Son stoïcisme oublié, Nynaeve poussa un petit cri, mais elle réussit quand même à rester bien droite. Quand une deuxième flèche vint se ficher dans le bois, près de son autre poignet, la peur lui arracha un cri plus haut perché. Incapable d’empêcher Birgitte de tirer ou de se forcer au silence, Nynaeve cria un peu plus fort à chaque projectile. Apparemment, la foule appréciait. Pour chaque cri plus puissant, les applaudissements se faisaient plus bruyants.

Quand Nynaeve fut littéralement entourée de flèches, un tonnerre d’applaudissements salua la fin du numéro. Un peu dépitée, Nynaeve constata que tous les spectateurs se précipitaient sur l’archère, la laissant seule au milieu d’une multitude de hampes dont certaines, comme elle, tremblaient encore.

S’écartant de la palissade, Nynaeve se dirigea vers le campement des artistes à toute allure, histoire que nul ne voie que ses genoux jouaient des castagnettes. Mais en fait, personne ne se souciait d’elle. Au fond, qu’avait-elle fait à part rester immobile et prier pour que Birgitte n’ait pas envie d’éternuer ou de se gratter ?

Dire qu’elle allait devoir recommencer ça le lendemain. Mais c’était ça ou reconnaître devant Birgitte – et pire, devant Elayne – qu’elle n’avait pas le cran nécessaire.

Quand Uno vint voir Nana, au crépuscule, elle lui enjoignit de presser Masema autant que c’était possible et d’aller relancer Galad en insistant sur l’urgence. Puis elle alla se coucher sans manger et tenta de se convaincre qu’elle réussirait à faire croire à ses deux compagnes qu’elle était trop malade pour servir de cible une deuxième fois. Malade, mais pas de peur, et c’était là que ça coinçait. Car l’idée d’être un objet de compassion – même Birgitte s’y mettrait, probablement – la révulsait plus que tout.

Un de ces deux imbéciles d’hommes allait quand même finir par trouver un bateau, non ?


Загрузка...