1 L'éveilleur

Le notaire expliqua que l'immeuble était classé monument historique et que des vieux sages de la Renaissance l'avaient habité, il ne se rappelait plus qui.

Ils prirent l'escalier, débouchèrent sur un couloir sombre où le notaire tâtonna longuement, actionna en vain un bouton avant de lâcher:

— Ah zut! Ça ne marche pas.

Ils s'enfoncèrent dans les ténèbres, palpant les murs à grand bruit. Lorsque le notaire eut enfin trouvé la porte, l'eut ouverte et eut appuyé, cette fois avec succès, sur l'interrupteur électrique, il vit que son client avait une mine décomposée.

– Ça ne va pas, monsieur Wells?

— Une sorte de phobie. Ce n'est rien.

— La peur du noir?

— C'est cela. Mais ça va déjà mieux.

Ils visitèrent les lieux. C'était un sous-sol de deux cents mètres carrés. Bien qu'il n'ouvrît sur l'extérieur que par de rares soupiraux, étroits et situés au ras du plafond, l'appartement plut à Jonathan. Tous les murs étaient tapissés d'un gris uniforme, et il y avait de la poussière partout… Mais il n'allait pas faire le difficile.

Son appartement actuel faisait le cinquième de celui-ci. En outre, il n'avait plus les moyens d'en payer le loyer; l'entreprise de serrurerie où il travaillait avait décidé depuis peu de se passer de ses services.

Cet héritage de l'oncle Edmond représentait vraiment une aubaine inespérée.

Deux jours plus tard, il s'installait au 3, rue des Sybarites avec sa femme Lucie, leur fils Nicolas et leur chien Ouarzazate, un caniche nain coupé.

— Moi, ça ne me déplaît pas, tous ces murs gris, annonça Lucie en relevant son épaisse chevelure rousse, On va pouvoir décorer comme on veut. Il y a tout à faire ici. C'est comme si on devait transformer une prison en hôtel.

— Où est ma chambre? demanda Nicolas.

— Au fond à droite.

— Ouaf, ouaf, fit le chien, et il se mit à mordiller les mollets de Lucie sans tenir compte du fait qu'elle avait dans les bras la vaisselle de son mariage.

Du coup, il fut promptement bouclé dans les toilettes; à clé, car il sautait jusqu'aux poignées de porte et savait les actionner.

— Tu le connaissais bien, ton oncle prodigue? reprit Lucie.

— L'oncle Edmond? En fait, tout ce dont je me souviens c'est qu'il me faisait l'avion quand j'étais tout petit. Une fois ça m'a fait très peur, au point que je lui ai pissé dessus. Ils rirent.

— Déjà froussard, hein? le taquina Lucie.

Jonathan fit celui qui n'avait rien entendu.

— Il ne m'en a pas voulu. Il ajuste lancé à ma mère: «Bon, on sait déjà qu'on n'en fera pas un aviateur…». Par la suite, Maman me disait qu'il suivait avec attention mon parcours de vie, mais je ne l'ai plus revu.

— Quel était son métier?

— C'était un savant. Un biologiste, il me semble.

Jonathan demeura songeur. Finalement, il ne connaissait même pas son bienfaiteur.


A

6 km de là

BEL-0-KAN,

1 mètre de haut.

50 étages sous le sol.

50 étages au-dessus du sol.

Plus grande ville de la région.

Population estimée: 18 millions d'habitants.

Production annuelle

— 50 litres de miellat de puceron.

— 10 litres de miellat de cochenille.

— 4 kilos de champignons agaric.

— Gravier expulsé: 1 tonne.

— Kilomètres de couloirs praticables: 120.

— Surface au soi: 2 m2

Un rayon est passé. Une patte vient de bouger. Le premier geste depuis l'entrée en hibernation, voici trois mois. Une autre patte avance lentement, terminée par deux griffes qui s'écartent peu à peu. Une troisième patte se détend. Puis un thorax. Puis un être. Puis douze êtres.

Ils tremblent pour aider leur sang transparent à circuler dans le réseau de leurs artères. Celui-ci passe de l'état pâteux à l'état liquoreux puis à l'état liquide. Peu à peu la pompe cardiaque se remet en marche. Elle propulse le jus vital jusqu'au bout de leurs membres. Les biomécaniques se réchauffent. Les articulations hypercomplexes pivotent. Partout, les rotules avec leurs plaques protectrices jouent à trouver leur point extrême de torsion.

Ils se lèvent. Leurs corps reprennent souffle. Leurs mouvements sont décomposés. Danse au ralenti. Ils se secouent légèrement, s'ébrouent. Leurs pattes avant se réunissent devant leur bouche comme pour prier, mais non, ils mouillent leurs griffes pour se lustrer les antennes.

Les douze qui se sont éveillés se frictionnent mutuellement. Puis ils tentent de réveiller leurs voisins. Mais ils ont à peine assez de force pour mouvoir leur propre corps, ils n'ont pas d'énergie à offrir. Ils renoncent. Alors, ils s'acheminent avec difficulté au milieu des corps statufiés de leurs sœurs. Ils se dirigent vers le grand Extérieur. Il faut que leur organisme à sang froid capte les calories de l'astre du jour. Ils avancent, harassés. Chaque pas est une douleur. Ils ont tellement envie de se recoucher et d'être tranquilles comme des millions de leurs pairs! Mais non. Ils ont été les premiers réveillés. Ils doivent maintenant ranimer toute la cité.

Ils traversent la peau de la ville. La lumière solaire les aveugle, mais le contact avec l'énergie pure est si réconfortant. Soleil entre dans nos carcasses creuses, Remue nos muscles endoloris Et unis nos pensées divisées. C'est une vieille aubade fourmi rousse du centième millénaire. Déjà à l'époque ils avaient envie de chanter dans leur cervelle au moment du premier contact chaud. Une fois dehors, ils se mettent à se laver avec méthode. Ils sécrètent une salive blanche et en enduisent leurs mâchoires et leurs pattes.

Ils se brossent. C'est tout un cérémonial immuable. D'abord les yeux. Les mille trois cents petits hublots qui forment chaque œil sphérique sont dépoussiérés, humectés, séchés. Ils opèrent de même pour les antennes, les membres inférieurs, les membres moyens, s membres supérieurs. Pour finir, ils astiquent leurs belles cuirasses rousses jusqu'à ce qu'elles étincellent comme des gouttes de feu.

Parmi les douze fourmis éveillées figure un mâle reproducteur. Il est un peu plus petit que la moyenne de la population belokanienne. Il a des mandibules étroites et il est programmé pour ne pas vivre plus de quelques mois, mais il est aussi pourvu d'avantages inconnus de ses congénères. Premier privilège de sa caste: en tant que sexué, il possède cinq yeux. Deux gros yeux globuleux qui lui donnent une large vision à 180°. Plus trois petits ocelles placés en triangle sur le front. Ces yeux surnuméraires sont en fait des capteurs infrarouges qui lui permettent de détecter à distance n'importe quelle source de chaleur, même dans l'obscurité la plus totale. Une telle caractéristique s'avère d'autant plus précieuse que la plupart des habitants des grandes cités de ce cent millième millénaire sont devenus complètement aveugles à force de passer toute leur existence sous erre. Mais il n'a pas que cette particularité. Il possède aussi (comme les femelles) des ailes qui lui permettront un jour de voler pour faire l'amour.

Son thorax est protégé par une plaque bouclier spéciale: le mésotonum. Ses antennes sont plus longues et plus sensibles que celles des autres habitants. Ce jeune mâle reproducteur reste un long moment sur le dôme, à se gaver de soleil. Puis, lorsqu'il est bien réchauffé, il rentre dans la cité. Il fait temporairement partie de la caste des fourmis «messagères thermiques».

Il circule dans les couloirs du troisième étage inférieur. Ici, tout le monde dort encore profondément. Les corps gelés sont figés. Les antennes sont à l'abandon. Les fourmis rêvent encore.

Le jeune mâle avance sa patte vers une ouvrière qu'il veut éveiller de la chaleur de son corps. Le contact tiède provoque une agréable décharge électrique.


Un pas de souris se fit entendre dès le deuxième coup de sonnette. La porte s'ouvrit, avec un temps d'arrêt quand Grand-mère Augusta en retira la chaîne de sûreté. Depuis la mort de ses deux enfants, elle vivait recluse dans ce petit trente mètres carrés, ressassant les souvenirs anciens. Cela ne pouvait lui faire du bien, mais n'avait en rien altéré sa gentillesse.

— Je sais que c'est ridicule, mais prends les patins. J'ai ciré le parquet. Jonathan obtempéra. Elle se mit à trotter devant lui, le guidant vers un salon dont les nombreux meubles étaient recouverts de housses. Se posant au bord du grand canapé, Jonathan échoua dans son désir de ne pas faire grincer le plastique.

— Je suis si contente que tu sois venu… Tu ne me croiras peut-être pas, mais j'avais l'intention de fappeler ces jours-ci.

— Ah oui?

— Figure-toi qu'Edmond m'avait remis quelque chose pour toi. Une lettre. Il m'avait dit: Si je meurs, il faudra que tu donnes à tout prix cette lettre à Jonathan.

— Une lettre?

— Une lettre, oui, une lettre… Mmh, je ne sais plus où je l'ai mise. Attends une seconde… Il me donne la lettre, je lui dis que je vais la ranger, je la mets dans une boîte. Ce doit être une des boîtes en fer-blanc du grand placard.

Elle commença à jouer des patins, mais stoppa au troisième pas glissé.

— Voyons, suis-je bête! Comme je te reçois! Tu prendras bien une petite verveine?

— Volontiers.

Elle s'enfonça dans la cuisine et y remua des casseroles.

— Donne-moi un peu de tes nouvelles, Jonathan! lança-t-elle.

— Heu, ça va pas terrible. J'ai été licencié de mon travail.

Grand-mère passa un instant sa tête de souris blanche à la porte, puis réapparut tout entière, l'air grave, empaquetée dans un long tablier bleu.

— Ils t'ont renvoyé? -Oui.

— Pourquoi?

— Tu sais, la serrurerie est un milieu spécial. Notre société, «SOS Serrure», fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans tous les quartiers de Paris. Or, depuis que l'un de mes collègues s'est fait agresser, j'ai refusé de me déplacer le soir dans les quartiers louches. Alors, ils m'ont viré.

— Tu as bien agi. Mieux vaut être chômeur et en bonne santé que le contraire.

— En plus je ne m'entendais pas très bien avec mon chef.

— Et tes expériences de communautés utopiques? De mon temps on appelait ça les communautés New Age. (Elle rit sous cape, elle prononçait «nouillage».)

J'ai laissé tombé après l'échec de la ferme des Pyrénées. Lucie en avait marre de faire la cuisine et la vaisselle pour tout le monde. Il y avait des parasites parmi nous. On s'est fâchés. Maintenant je vis juste avec Lucie et Nicolas… Et toi, Grand-mère, comment vas-tu?

— Moi? J'existe. C'est déjà une occupation de chaque instant.

— Veinarde! Toi tu as vécu le passage du millénaire…

— Oh! tu sais, ce qui me frappe le plus c'est que rien n'a changé. Avant, lorsque j'étais toute jeunette, on se disait qu'après le passage du millénaire il se produirait des choses extraordinaires, et tu vois, rien n'a évolué. Il y a toujours des vieux dans la solitude, toujours des chômeurs, toujours des voitures qui font de la fumée. Même les idées n'ont pas bougé. Regarde, l'année dernière on a redécouvert le surréalisme, l'année d'avant le rock'n'roll, et les journaux annoncent déjà le grand retour des minijupes pour cet été. Si ça continue on va bientôt ressortir les vieilles idées du début du siècle précédent: le communisme, la psychanalyse et la relativité… Jonathan sourit.

— Il y a quand même eu quelques progrès: la durée de vie moyenne de l'homme a augmenté, ainsi que le nombre de divorces, le niveau de pollution de l'air, la longueur des lignes de métro…

— La belle affaire. Moi, je croyais qu'on aurait tous nos avions personnels et qu'on décollerait depuis le balcon… Tu sais, quand j'étais jeune, les gens avaient peur de la guerre atomique. C'était une peur formidable. Mourir à cent ans dans le brasier d'un gigantesque champignon nucléaire, mourir avec la planète… ça avait tout de même de la gueule. Au lieu de quoi, je vais mourir comme une vieille pomme de terre pourrie. Et tout le monde s'en foutra.

— Mais non, Grand-mère, mais non. Elle s'essuya le front.

— Et en plus il fait chaud, toujours plus chaud. De mon temps il ne faisait pas aussi chaud. On avait de vrais hivers et de vrais étés. Maintenant la canicule commence dès mars.

Elle repartit dans sa cuisine, y sautant pour attraper avec une dextérité peu commune tous les instruments nécessaires à la confection d'une vraie bonne verveine. Après qu'elle eut craqué une allumette et qu'on entendit le bruit du gaz souffler dans les antiques tuyères de sa cuisinière, elle revint beaucoup plus détendue.

— Mais au fait, tu as dû venir pour une raison précise. On ne vient pas voir les vieux comme ça de nos jours.

— Ne sois pas cynique, Grand-mère.

— Je ne suis pas cynique, je sais dans quel monde je vis, voilà tout. Allons, assez de simagrées, dis-moi ce qui t'amène.

— J'aimerais que tu me parles de «lui». Il me lègue son appartement et je ne le connais même pas…

— Edmond? Tu ne te rappelles pas Edmond? Pourtant, il aimait bien te faire l'avion quand tu étais petit. Je me souviens même qu'une fois…

— Oui, ça je m'en souviens aussi, mais en dehors de cette anecdote, c'est le néant. Elle s'installa dans un grand fauteuil en faisant attention à ne pas trop froisser la housse.

— Edmond, c'est, hum, c'était un personnage. Déjà tout jeune, ton oncle me causait bien du tracas. Être sa mère n'était pas une sinécure. Tiens, par exemple il cassait systématiquement tous ses jouets pour les démonter, plus rarement pour les remonter.

Et s'il n'avait cassé que ses jouets! Il décortiquait tout: horloge, tourne-disque, brosse à dents électrique. Une fois, il a même démonté le réfrigérateur. Comme pour confirmer ses dires l'antique pendule du salon se mit à sonner lugubrement. Elle aussi en avait vu de toutes les couleurs avec le petit Edmond.

— Et puis il avait une autre marotte: les tanières. Il mettait la maison sens dessus dessous pour se construire des abris. Il en avait construit un avec des couvertures et des parapluies au grenier, un autre avec des chaises et des manteaux de fourrure dans sa chambre. Il aimait comme ça rester niché là-dedans, au milieu des trésors qu'il entassait. Une fois j'ai regardé, c'était rempli de coussins et de tout un bric-à-brac de mécanismes qu'il avait arraché aux machines. C'avait d'ailleurs l'air assez douillet.

— Tous les enfants font ça…

— Peut-être, mais chez lui ça prenait des proportions étonnantes. Il ne se couchait plus dans son lit, il n'acceptait de dormir que dans un de ses nids. Il y restait parfois des journées entières sans bouger. Comme s'il hibernait. Ta mère prétendait d'ailleurs qu'il avait dû être écureuil dans une vie précédente.

Jonathan sourit pour l'encourager à continuer.

— Un jour, il a voulu construire sa cabane entre les pieds de la table du salon. C'a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, ton grand-père a éclaté d'une rage dont il était peu coutumier. Il l'a fessé, a détruit tous les nids et l'a obligé à dormir dans son lit.

Elle soupira.

— A partir de ce jour, il nous a complètement échappé. C'est comme si on avait arraché le cordon ombilical. On ne faisait plus partie de son monde. Mais je crois que cette épreuve était nécessaire, il fallait qu'il sache que l'univers ne se plierait pas éternellement à ses caprices. Après, en grandissant, ça a posé des problèmes. Il ne supportait pas l'école. Tu vas encore me dire: «comme tous les enfants». Mais chez lui ça allait plus loin. Tu connais beaucoup d'enfants qui se pendent dans les toilettes avec leur ceinture parce qu'ils se sont fait engueuler par leur instituteur? Lui, il s'est pendu à sept ans. C'est le balayeur qui l'a décroché.

— Il était peut-être trop sensible…

— Sensible? Tu parles! Un an plus tard, il a tenté poignarder un de ses maîtres avec une paire de ciseaux. Il a visé le cœur. Par chance, il ajuste détruit son porte-cigarettes. Elle leva les yeux au plafond. Des souvenirs épars tombaient sur sa pensée comme des flocons.

– Ça s'est un peu arrangé ensuite, parce que certains professeurs arrivaient à le passionner. Il avait vingt dans les matières qui l'intéressaient et zéro dans toutes les autres. C'était toujours zéro ou vingt.

— Maman disait qu'il était génial.

— Il fascinait ta mère parce qu'il lui avait expliqué qu'il essayait d'obtenir le «savoir absolu». Ta mère, croyant dès l'âge de dix ans aux vies antérieures, sait qu'il était une réincarnation d'Einstein ou de Léonard de Vinci.

— En plus de l'écureuil?

— Pourquoi pas? «Il en faut des vies pour composer une âme…», a dit Bouddha.

— Il a fait des tests de QI?

— Oui. Cela s'est très mal passé. Il a été noté vingt-trois sur cent quatre-vingts, ce qui correspond à débile léger. Les éducateurs pensaient qu'il était fou et qu'il fallait le mettre dans un centre spécialisé. Pourtant, moi je savais qu'il n'était pas fou. Il était juste «à côté». Je me souviens qu'une fois, oh! il devait avoir à peine onze ans, il m'a mise au défi d'arriver à faire quatre triangles équilatéraux avec seulement six allumettes.

Ce n'est pas facile, tiens, tu vas essayer pour voir…

Elle partit dans la cuisine, donna un coup d'oeil à sa bouilloire et ramena six allumettes. Jonathan hésita un moment. Cela semblait réalisable. Il disposa de différentes manières les six bâtonnets, mais après plusieurs minutes de recherche dut renoncer.

— Quelle est la solution? Grand-mère Augusta se concentra.

— Eh bien, en fait, je crois qu'il ne me l'a jamais livrée. Tout ce dont je me souviens c'est la phrase qu'il m'a lancée pour m'aider à trouver: «Il faut penser différemment, si on réfléchit comme on en a l'habitude on n'arrive à rien.» Tu t'imagines, un mouflet de onze ans sortir des trucs pareils! Ah! je crois que j'entends le sifflet de la bouilloire. L'eau doit être chaude.

Elle revint avec deux tasses remplies d'un liquide jaunâtre très odorant.

— Tu sais, ça me fait plaisir de te voir t'intéresser à ton oncle. De nos jours les gens meurent, et on oublie même qu'ils sont nés. Jonathan laissa tomber les allumettes et but délicatement plusieurs gorgées de verveine.

— Et après, que s'est-il passé?

— Je ne sais plus, dès qu'il a commencé ses études à l'université des sciences, nous n'avons plus eu de nouvelles. J'ai appris vaguement par ta mère qu'il a brillamment terminé son doctorat, qu'il a travaillé pour une société de produits alimentaires, qu'il l'a quittée pour partir en Afrique, puis qu'il est revenu habiter rue des Sybarites, où personne n'a plus entendu parler de lui jusqu'à son décès.

— Comment est-il mort?

— Ah! tu n'es pas au courant? Une histoire incroyable. Ils en ont parlé dans tous les journaux. Figure-toi qu'il a été tué par des guêpes.

— Des guêpes? Comment ça?

— Il se baladait seul en forêt. Il a dû bousculer un essaim par inadvertance. Elles se sont toutes ruées sur lui. «Je n'ai jamais vu autant de piqûres sur une même personne!» a prétendu le médecin légiste. Il est mort avec 0,3 gramme de venin par litre de sang. Du jamais vu.

— Il a une tombe?

— Non. Il avait demandé à être enterré sous un pin dans la forêt.

— Tu as une photo?

— Tiens, regarde là, sur ce mur, au-dessus de la commode. A droite: Suzy, ta mère (tu l'avais déjà vue aussi jeune?). À gauche: Edmond.

Il avait le front dégarni, de petites moustaches pointues, des oreilles sans lobe à la Kafka qui remontaient au-dessus du niveau des sourcils. Il souriait avec malice. Un vrai diablotin.

À côté de lui, Suzy était resplendissante dans une robe blanche. Quelques années plus tard, elle s'était mariée, mais avait toujours tenu à conserver comme seul patronyme Wells. Comme si elle ne souhaitait pas ce son compagnon laisse la trace de son nom sur sa progéniture. En s'approchant de plus près, Jonathan s'aperçut qu'Edmond tenait deux doigts dressés au-dessus de la tête de sa sœur.

— Il était très espiègle, non?

Augusta ne répondit pas. Un voile de tristesse lui avait embrumé le regard lorsqu'elle avait retrouvé le visage rayonnant de sa fille. Suzy était morte six ans plus tôt.

Un camion de quinze tonnes conduit par un chauffeur ivre avait poussé sa voiture dans un ravin.

L'agonie avait duré deux jours. Elle avait réclamé Edmond, mais Edmond n'était même pas venu. Une fois de plus il était ailleurs…

— Tu connais d'autres gens qui pourraient me parler d'Edmond?

— Mmh… Il avait un ami d'enfance qu'il voyait souvent. Ils étaient même ensemble à l'université. Jason Bragel. Je dois encore avoir son numéro.

Augusta consulta rapidement son ordinateur et donna à Jonathan l'adresse de cet ami. Elle regarda son petit-fils avec affection. C'était le dernier survivant de la famille des Wells. Un brave garçon.

— Allons, finis ta boisson, ça va refroidir. J'ai aussi des petites madeleines, si tu veux. Je les fais moi-même avec des oeufs de caille.

— Non, merci, il va falloir que j'y aille. Passe un jour,nous voir dans notre nouvel appartement, nous avons fini d'emménager.

— D'accord, mais attends, ne pars pas sans la lettre.

Fouillant avec acharnement grand placard et boîtes en fer, elle trouva enfin une enveloppe blanche sur laquelle était noté d'une écriture fébrile: «Pour Jonathan Wells.» Le rabat de l'enveloppe était protégé par plusieurs couches de ruban adhésif afin d'éviter toute ouverture intempestive. Il la déchira avec précaution. Un feuillet froissé, type carnet d'écolier, en tomba. Il lut la seule phrase qui y était inscrite «SURTOUT NE JAMAIS ALLER À LA CAVE!»


La fourmi tremblote des antennes. Elle est comme une voiture qu'on a longtemps laissée sous la neige et qu'on essaie de faire redémarrer. Le mâle s'y reprend à plusieurs fois. Il la frictionne. La badigeonne de salive chaude.

Vie. Ça y est, le moteur se remet en marche. Une saison est passée. Tout recommence comme si elle n'avait jamais connu cette «petite mort».

Il la frotte encore pour lui communiquer des calories. Elle est bien, maintenant. Alors qu'il continue à se démener, elle oriente ses antennes dans sa direction. Elle le titille. Elle veut savoir qui il est. Elle touche son premier segment en partant de son crâne et lit son âge: cent soixante-treize jours. Sur le second, l'ouvrière aveugle repère sa caste: mâle reproducteur. Sur le troisième, son espèce et sa cité: fourmi ousse des bois issue de la ville mère de Bel-o-kan. Sur le quatrième, elle découvre le numéro de ponte qui lui sert de dénomination: il est le 327e mâle pondu depuis le début de l'automne. Elle arrête là son décryptage olfactif. Les autres segments ne sont pas émetteurs. Le cinquième sert à réceptionner les molécules pistes. Le sixième est utilisé pour les dialogues simples. Le septième permet les dialogues complexes de type sexuel. Le huitième est destiné aux dialogues avec Mère. Les trois derniers, enfin, servent de petites massues. Voilà, elle a fait le tour des onze segments de la deuxième moitié de l'antenne. Mais elle n'a rien à lui dire. Alors elle s'écarte et part se réchauffer à son tour sur le toit de la Cité.

Il fait de même. Terminé le travail de messager thermique, place aux activités de réfection!

Arrivé là-haut, le 327e mâle constate les dégâts. La Cité a été construite en cône afin d'offrir une moindre prise aux intempéries, cependant l'hiver a été destructeur. Le vent, la neige et la grêle ont arraché la première couche de branchettes. Les fientes d'oiseaux bouchent certaines issues. Il faut vite se mettre à l'oeuvre. 327e fonce vers une grosse tache jaune et attaque à la mandibule la matière dure et fétide. De l'autre côté apparaît déjà par transparence la silhouette d'un insecte qui creuse depuis l'intérieur.


Le judas optique s'était obscurci. On le regardait à travers la porte.

— Qui est-ce?

— M. Gougne… C'est pour la reliure.

La porte s'entrouvrit. Le dénommé Gougne baissa les yeux sur un garçon blond d'une dizaine d'années, puis, plus bas encore, sur un chien minuscule qui, passant la truffe entre les jambes de ce dernier, se mit à grogner.

— Papa n'est pas là!

— Vous êtes sûr? Le Pr Wells devait passer me voir et…

— Le Pr Wells est mon grand-oncle. Mais il est mort.

Nicolas voulut fermer la porte mais l'autre avança le pied en insistant.

— Sincères condoléances. Mais vous êtes sûr qu'il n'a pas laissé une sorte de grosse

chemise remplie de papiers? Je suis relieur.

Il m'a payé d'avance pour relier ses notes de travail sous une couverture de cuir. Il voulait constituer une encyclopédie, je crois bien. Il devait passer et je n'ai plus eu de nouvelles depuis longtemps…

— Il est mort, je vous dis.

L'homme engagea davantage son pied, poussant la porte du genou comme s'il voulait entrer en bousculant le garçon. Le chien en réduction se mit à japper furieusement. Il s'immobilisa.

— Comprenez, cela me gênerait énormément de ne pas tenir ses promesses, même à titre posthume. S'il vous plaît, vérifiez. Il doit forcément y avoir un grand classeur rouge quelque part.

— Une encyclopédie, dites-vous?

— Oui, il nommait lui-même cet ensemble: «Encyclopédie du savoir relatif et absolu», mais cela me surprendrait que ce soit inscrit sur la couverture…

— Nous l'aurions déjà trouvée si elle était chez nous.

— Excusez-moi d'insister mais… Le caniche nain se remit à gueuler. L'homme en eut un infime recul, suffisant au garçon pour lui claquer la porte à la figure.


Toute la Cité est maintenant réveillée. Les couloirs sont remplis de fourmis messagères thermiques qui s'empressent de réchauffer la Meute. Pourtant à certains carrefours on trouve encore des citoyennes immobiles. Les messagères ont beau les secouer, leur donner des coups, elles ne bougent pas. Elles ne bougeront plus. Elles sont mortes. Pour elles l'hibernation a été fatale. On ne peut sans risque demeurer trois mois avec un battement cardiaque pratiquement inexistant. Elles n'ont pas souffert. Elles sont passées de sommeil à trépas durant un brusque courant d'air enveloppant la Cité. Leurs cadavres sont évacués puis jetés au dépotoir. Tous les matins, la Cité enlève ainsi ses cellules mortes avec les autres ordures. Une fois les artères nettoyées de leurs impuretés, la ville d'insectes se met à palpiter. Partout les pattes grouillent. Les mâchoires creusent. Les antennes frétillent d'informations. Tout reprend comme avant. Comme avant l'hiver anesthésiant. Alors que le 327e mâle charrie une branchette qui doit bien peser soixante fois son propre poids, une guerrière âgée de plus de cinq cents jours s'approche de lui. Elle lui tapote le crâne avec ses segments-massues pour attirer son attention. Il lève la tête. Elle pose ses antennes tout contre les siennes. Elle veut qu'il laisse tomber le travail de réfection du toit pour partir avec un groupe de fourmis en… expédition de chasse. Il lui touche la bouche et les yeux.

— Quelle expédition de chasse?

L'autre lui fait respirer un lambeau de viande assez sec qu'elle tenait caché dans un repli de l'articulation de son thorax.

— Il paraît qu'on a trouvé ça juste avant l'hiver, dans la région ouest à 23° d'angle par rapport au soleil de midi.

— Il goûte. C'est, à l'évidence, du coléoptère.

Du chrysomèle, pour être précis. Étrange. Normalement les coléoptères sont encore en hibernation. Comme chacun le sait, les fourmis rousses se réveillent à 12° de température-air, les termites à 13°, les mouches à 14°, et les coléoptères à 15°. La vieille guerrière ne se laisse pas démonter par cet argument. Elle lui explique que ce morceau de viande provient d'une région extraordinaire, artificiellement réchauffée par une source d'eau souterraine. Là-bas, il n'y a pas d'hiver. C'est un microclimat où se sont développées une faune et une flore spécifiques. Et puis la cité Meute a toujours très faim à son réveil. Elle a vite besoin de protéines pour se remettre en marche. La chaleur ne suffit pas. Il accepte.

L'expédition est formée de vingt-huit fourmis de la caste des guerrières. La plupart sont, comme la sollicitrice, de vieilles dames asexuées. Le 327e mâle est le seul membre de la caste des sexués. Il scrute à distance ses compagnes à travers le tamis de ses yeux.

Avec leurs milliers de facettes les fourmis ne voient pas les images répétées des milliers de fois, mais plutôt une image grillagée. Ces insectes ont du mal à distinguer les détails. En revanche, ils perçoivent les mouvements les plus infimes. Les exploratrices de cette expédition semblent toutes aguerries aux voyages lointains. Leurs ventres lourds sont gorgés d'acides. Leurs têtes sont bardées des armes les plus puissantes. Leurs cuirasses sont rayées par les coups de mandibules reçus dans les combats.

Ils marchent droit devant depuis plusieurs heures. Ils dépassent plusieurs villes de la Fédération, qui se dressent haut dans le ciel ou sous les arbres. Des cités filles de la dynastie des Ni: Yodu-lou-baikan (la plus grande productrice de céréales); Giou-li-aikan (dont les légions de tueuses ont vaincu il y a deux ans une coalition des termitières du Sud); Zédi-bei-nakan (célèbre pour ses laboratoires chimiques arrivant à produire des acides de combat hyperconcentrés); Li-viu-kan (dont l'alcool de cochenille a un goût de résine très recherché). Car les fourmis rousses s'organisent non seulement en cités mais aussi en coalition de cités. L'union fait la force. Dans le Jura, on a ainsi pu voir des fédérations de fourmis rousses comprenant 15.000 fourmilières occupant une surface de 80 hectares et possédant une population totale supérieure à 200 millions d'individus. Bel-o-kan n'en est pas encore là. C'est une jeune fédération dont la dynastie originelle a été fondée il y a cinq mille ans.

Selon la mythologie locale, ce serait une fille égarée par une terrible tempête qui aurait jadis échoué ici. Ne parvenant pas à rejoindre sa propre fédération, elle aurait créé Bel-o-kan, et de Bel-o-kan serait née la Fédération et les centaines de générations de reines Ni qui la composent.

Belo-kiu-kiuni était le nom de cette première reine. Ce qui signifie la «fourmi égarée». Mais toutes les reines occupant le nid central ont repris son nom.

Pour l'instant Bel-o-kan n'est formée que d'une grande cité centrale et de 64 cités filles fédérées, éparpillées dans sa périphérie. Mais elle s'impose déjà comme la plus grande force politique de ce morceau de la forêt de Fontainebleau. Une fois qu'ils ont dépassé les cités alliées, et notamment La-chola-kan, la cité belokanienne la plus à l'ouest, les explorateurs arrivent devant des petites mottes: les nids d'été ou «postes avancés». Ils sont encore vides. Mais 327e sait que, bientôt, avec les chasses et les guerres, ils vont se remplir de soldâtes.

Ils continuent en ligne droite. Leur troupe dévale une vaste prairie turquoise et une colline bordée de chardons. Ils quittent la zone des territoires de chasse. Au loin, vers le nord, on distingue déjà la cité des ennemies, Shi-gae-pou. Mais ses occupants doivent encore dormir à cette heure. Ils poursuivent. Autour d'eux la plupart des animaux sont encore pris dans le sommeil hivernal. Quelques lève-tôt sortent par-ci par-là la tête de leur terrier. Dès, qu'ils voient les armures rousses ils se cachent, apeurés. Les fourmis ne sont pas spécialement réputées pour leur convivialité. Surtout lorsqu'elles avancent ainsi, armées jusqu'aux antennes.

Maintenant les explorateurs sont arrivés aux limites des terres connues. Il n'y a plus la moindre cité fille. Pas le moindre poste avancé à l'horizon. Pas le moindre sentier creusé par les pattes pointues. A peine quelques traces infimes d'une ancienne piste parfumée qui indique que des Belokaniennes sont jadis passées par là. Ils hésitent. Les frondaisons qui se dressent face à eux ne sont inscrites sur aucune carte olfactive. Elles composent un toit sombre où la lumière ne pénètre plus. Cette masse végétale parsemée de présences animales semble vouloir les happer.


Comment les avertir de ne pas y aller? Il posa sa veste et embrassa sa famille.

— Vous avez fini de tout déballer?

— Oui, Papa.

— Bien. Au fait, vous avez vu la cuisine? Il y a une porte au fond.

— Je voulais justement t'en parler, dit Lucie, ce doit être une cave. J'ai essayé d'ouvrir mais c'est fermé à clef. Il y a une grande fente. Du peu qu'on y voit, ça a l'air profond derrière. Il faudra que tu fasses sauter la serrure. Au moins que ça serve à quelque chose d'avoir un mari serrurier.

Elle sourit et vint se pelotonner dans ses bras. Lucie et Jonathan vivaient ensemble depuis maintenant treize ans. Ils s'étaient rencontrés dans le métro. Un jour un voyou avait lâché une bombe lacrymogène dans le wagon par pur désœuvrement. Tous les passagers s'étaient aussitôt retrouvés par terre à pleurer et cracher leurs poumons. Lucie et Jonathan étaient tombés l'un sur l'autre. Lorsqu'ils se furent remis de leurs quintes et de leurs larmoiements, Jonathan lui avait proposé de la raccompagner chez elle. Puis il l'avait invitée dans l'une de ses premières communautés utopiques: un squatt à Paris, du côté de la gare du Nord. Trois mois plus tard, ils décidaient de se marier.

— Non.

— Comment ça, non?

— Non, on ne fera pas sauter la serrure et nous ne profiterons pas de cette cave. Il ne faut plus en parler, il ne faut plus l'approcher, il ne faut surtout pas penser à l'ouvrir.

— Tu rigoles? Explique-toi!

Jonathan n'avait pas pensé à construire un raisonnement logique autour de l'interdit de la cave. Involontairement il avait provoqué le contraire de ce qu'il désirait. Sa femme et son fils étaient maintenant intrigués. Que pouvait-il faire? Leur expliquer qu'il y avait un mystère autour de l'oncle bienfaiteur, et que dernier avait voulu les avertir du danger d'aller à la cave?

Ce n'était pas une explication. C'était au mieux de la superstition. Les humains aimant la logique, jamais Lucie et Nicolas ne marcheraient. Il bafouilla:

— C'est le notaire qui m'a averti.

— Qui t'a averti de quoi? — Cette cave est infestée de rats!

— Berk! Des rats? Mais ils vont sûrement passer par la fente, protesta le garçon.

— Ne vous en faites pas, on va tout colmater.

Jonathan n'était pas mécontent de son petit effet. Une chance qu'il ait eu cette idée des rats.

— Bon, alors c'est entendu, personne n'approche de la cave, hein?

Il se dirigea vers la salle de bains. Lucie vint aussitôt l'y rejoindre.

— Tu es allé voir ta grand-mère?

— Exact.

– Ça t'a pris toute la matinée?

— Re-exact.

— Tu ne vas pas passer ton temps à traîner ainsi. Tu te rappelles ce que tu disais aux autres dans la ferme des Pyrénées: «Oisiveté mère de tous les vices.» Il faut que tu trouves un autre travail. Nos fonds baissent!

— On vient d'hériter d'un appartement de deux cents mètres carrés dans un quartier chic en lisière de forêt, et toi tu me parles boulot! Tu ne sais donc pas apprécier l'instant présent?

Il voulut l'enlacer, elle recula.

— Si, je sais, mais je sais aussi penser au futur. Moi je n'ai aucune situation, toi tu es au chômage, comment va-t-on vivre dans un an?

— On a encore des réserves.

— Ne sois pas stupide, nous avons de quoi vivoter quelques mois, et après…

Elle posa ses petits poings sur ses hanches et bomba la poitrine.

– Écoute Jonathan, tu as perdu ton job parce que tu ne voulais pas aller dans les quartiers dangereux le soir. D'accord, je comprends, mais tu dois pouvoir trouver autre chose ailleurs!

— Bien sûr, je vais chercher du boulot, laisse-moi seulement me changer les idées. Je te promets qu'ensuite, disons dans un mois, je fais les petites annonces.

Une tête blonde fit son apparition bientôt suivie de la peluche sur pattes. Nicolas et Ouarzazate.

— Papa, il y a un monsieur qui est venu tout à l'heure pour relier un livre.

— Un livre? Quel livre?

— Je ne sais pas, il a parlé d'une grande encyclopédie écrite par l'oncle Edmond.

— Ah tiens, ça alors… Il est entré? Vous l'avez trouvée?

— Non, il n'avait pas l'air gentil, et comme de toute façon il n'y a pas de livre…

— Bravo, fils, tu as bien fait.

Cette nouvelle laissa Jonathan perplexe, puis intrigué. Il fouina dans le vaste sous-sol, en vain. Il demeura ensuite un bon moment dans la cuisine, à inspecter la porte de la cave, sa grosse serrure et sa large fente. Sur quel mystère ouvrait-elle donc?


Il faut pénétrer dans cette brousse. Une suggestion est lancée par l'une des plus vieilles exploratrices. Se mettre en formation «serpent grosse tête», la meilleure manière d'avancer en terrain inhospitalier. Consensus immédiat, elles ont toutes eu la même idée au même moment.

A l'avant, cinq éclaireuses placées en triangle inversé constituent les yeux de la troupe. A petits pas mesurés, elles tâtent le sol, hument le ciel, inspectent les mousses. Si tout va bien, elles lancent un message olfactif qui signifie: «Rien devant!» Elles rejoignent ensuite l'arrière de la procession pour être remplacées par des individus «neufs». Ce système de rotation transforme le groupe en une sorte de long animal dont la «truffe» reste toujours hypersensible. Le «Rien devant!» sonne clair une vingtaine de fois. La vingt et unième est interrompue par un couac nauséabond. L'une des éclaireuses vient imprudemment de s'approcher d'une plante Carnivore. Une dionée. Son arôme enivrant l'a attirée, sa glu lui a emprisonné les pattes. Dès lors, tout est perdu. Le contact avec les poils déclenche le mécanisme de la charnière organique. Les deux larges feuilles articulées se referment inexorablement. Leurs longues franges servent de dents. Se croisant, elles se transforment en solides barreaux. Lorsque sa victime est complètement aplatie, le fauve végétal sécrète ses enzymes les plus voraces, capables de digérer les carapaces les plus coriaces.

Ainsi fond la fourmi. Tout son corps se transforme en sève effervescente. Elle lance une vapeur de détresse. Mais on ne peut déjà plus rien pour elle. Cela fait partie des impondérables communs à toutes les expéditions longue distance. Il reste juste à signaler «Attention danger» aux abords du piège naturel. Elles reprennent la route odorante en oubliant l'incident. Les phéromones pistes indiquent que c'est par là. Les fourrés traversés, elles continuent vers l'ouest. Toujours à 23° d'angle par rapport aux rayons solaires. Elles se reposent à peine, quand le temps est trop froid ou trop chaud.

Elles doivent faire vite si elles ne veulent pas rentrer en pleine guerre.

Il était déjà arrivé que des exploratrices constatent à leur retour que leur cité était encerclée par des troupes ennemies. Et forcer le blocus n'était jamais une mince affaire.

Ça y est, elles viennent de trouver la phéromone piste qui indique l'entrée de la caverne. Une chaleur monte du sol. Elles s'enfoncent dans les profondeurs de la terre rocailleuse.

Plus elles descendent, plus elles perçoivent le gloussement discret d'une rigole. C'est la source d'eau chaude. Elle fume en dégageant une forte odeur de soufre.

Les fourmis s'abreuvent.

A un moment, elles repèrent un drôle d'animal: on dirait une boule avec des pattes. En fait c'est un scarabée géotrupe en train de pousser une sphère de bouse et de sable à l'intérieur de laquelle il a calfeutré ses œufs. Tel un Atlas de légende, il supporte son «monde». Quand la pente est favorable, la boule roule toute seule et il la poursuit. Dans le cas contraire, il souffle, glisse et doit souvent aller la rechercher en bas. Surprenant de trouver un scarabée par ici. C'est plutôt un animal des zones chaudes…

Les Belokaniennes le laissent passer. De toute façon chair n'est pas très bonne, et sa carapace le rend trop lourd à transporter. Une silhouette noire détale sur leur gauche, pour se cacher dans une anfractuosité de la roche. Un perce-oreille. Ça, par contre, c'est délicieux. La plus vieille exploratrice est la plus rapide. Elle bascule son abdomen sous son cou, se place en position de tir en s'équilibrant avec les pattes arrière, vise d'instinct et décoche de très loin une goutte d'acide formique. Le jus corrosif concentré à plus de 40 pour cent fend l'espace. Touché.

Le perce-oreille est foudroyé en pleine course. De l'acide concentré à 40 pour cent ce n'est pas du petit-lait. Ça pique déjà à 40 pour mille, alors à 40 pour cent, ça dégage! L'insecte s'effondre, et toutes se précipitent pour dévorer ses chairs brûlées. Les exploratrices d'automne ont donné de bonnes phéromones. Le coin paraît giboyeux. La chasse sera bonne. Elles descendent dans un puits artésien et terrorisent toutes sortes d'espèces souterraines jusqu'alors inconnues. Une chauve-souris tente bien de mettre fin à leur visite, mais elles la font fuir en l'embrumant sous un nuage d'acide formique. Les jours suivants, elles continuent de ratisser la caverne chaude, accumulant les dépouilles de petits animaux blancs et les débris de champignons vert clair. Avec leur glande anale elles sèment de nouvelles phéromones pistes qui doivent permettre à leurs sœurs de venir chasser ici sans encombre.

La mission a réussi. Le territoire a poussé un bras jusqu'ici, au-delà des broussailles de l'ouest. Lourdement chargées de victuailles, alors qu'elles vont prendre le chemin du retour, elles déposent le drapeau chimique fédéral. Son parfum claque dans les airs «BEL-OKAN!»


— Vous pouvez répéter?

— Wells, je suis le neveu d'Edmond Wells. La porte s'ouvre sur un grand type de près de deux mètres.

— Monsieur Jason Bragel?… Excusez-moi de vous déranger mais j'aimerais parler de mon oncle avec vous. Je ne l'ai pas connu et ma grand-mère m'a appris que vous étiez son meilleur ami.

— Entrez donc… Que voulez-vous savoir sur Edmond?

— Tout. Je ne l'ai pas connu et je le regrette…

— Mmmmh. Je vois. De toute façon, Edmond était le genre de types qui sont des mystères vivants.

— Vous le connaissiez bien?

— Qui peut prétendre connaître qui que ce soit? Disons que nos deux personnes marchaient souvent côte à côte et que ni lui ni moi n'y voyions d'inconvénient.

— Comment vous êtes-vous rencontrés?

— A la faculté de biologie. Moi, je bossais sur les plantes, et lui sur les bactéries.

— Encore deux mondes parallèles.

— Oui, sauf que le mien est quand même plus sauvage, rectifia Jason Bragel en désignant le fouillis de plantes vertes qui envahissait sa salle à manger. Vous les voyez? Elles sont toutes concurrentes, prêtes à s'entretuer pour un trait de lumière ou pour une goutte d'eau. Dès qu'une feuille est à l'ombre, la plante l'abandonne et les feuilles voisines poussent plus largement. Les végétaux, c'est vraiment un monde sans pitié…

— Et les bactéries d'Edmond?

— Lui-même déclarait qu'il ne faisait qu'étudier ses ancêtres. Disons qu'il remontait un peu plus haut que la normale dans son arbre généalogique…

— Pourquoi les bactéries? Pourquoi pas les singes ou les poissons?

— Il voulait comprendre la cellule à son stade le plus primaire. Pour lui, l'homme n'étant qu'un conglomérat de cellules, il fallait comprendre à fond la «psychologie» d'une cellule pour déduire le fonctionnement de l'ensemble. «Un gros problème complexe n'est en fait qu'une réunion de petits problèmes simples.» Il a pris cet adage à la lettre.

— Il n'a travaillé que sur les bactéries?

— Non, non. C'était une sorte de mystique, un vrai généraliste, il aurait voulu tout savoir. Il avait aussi ses lubies… par exemple, vouloir contrôler ses propres battements cardiaques.

— Mais c'est impossible!

— Il paraît que certains yogis hindous et tibétains réalisent cette prouesse.

— A quoi ça sert?

— Je l'ignore… Lui souhaitait y arriver pour pouvoir se suicider juste en arrêtant son cœur avec sa volonté. Il pensait être ainsi en mesure de sortir du jeu à n'importe quel moment.

— Quel intérêt?

— Il avait peut-être peur des douleurs liées à la vieillesse.

— Hum… Et qu'a-t-il fait après son doctorat de biologie?

— Il est parti travailler dans le privé, une société produisant des bactéries vivantes pour les yaourts. «Sweetmilk Corporation». Ça a bien marché pour lui. Il a découvert une bactérie capable non seulement de développer un goût mais aussi un parfum! Il a eu le prix de la meilleure invention de l'année 63, pour ça…

— Et puis?

— Et puis il s'est marié avec une Chinoise. Ling Mi. Une fille douce, rieuse. Lui, le ronchon, s'est immédiatement adouci. Il était très amoureux. A partir de ce moment, je l'ai vu plus rarement. C'est classique.

— J'ai entendu dire qu'il était parti en Afrique.

— Oui, mais il est parti après.

— Après quoi?

— Après le drame. Ling Mi était leucémique. Cancer du sang, ça ne pardonne pas. En trois mois, la vie l'a quittée. Le pauvre… lui qui avait carrément professé que les cellules étaient passionnantes, et les humains négligeables… la leçon était cruelle. Et il n'avait rien pu faire. Parallèlement à ce désastre, il a eu des disputes avec ses collègues de «Sweetmilk Corporation». Il a quitté son travail pour rester prostré dans son appartement. Ling Mi lui avait redonné foi en l'humanité, sa perte le fit rechuter de plus belle dans sa misanthropie.

— Il est parti en Afrique pour oublier Ling Mi?

— Peut-être. En tout cas, il a surtout voulu cicatriser la plaie en se jetant à corps perdu dans son œuvre de biologiste. Il a dû trouver un autre thème d'étude passionnant. Je ne sais pas exactement ce que c'était, mais ce n'était plus les bactéries. Il s'est installé en Afrique probablement parce que ce thème de travail était plus facile à traiter là-bas. Il m'a envoyé une carte postale, il expliquait juste qu'il était avec une équipe du CNRS, et qu'il bossait avec un certain Pr Rosenfeld. Je ne connais pas ce monsieur.

— Vous avez revu Edmond par la suite?

— Oui, une fois par hasard, aux Champs-Elysées. Nous avons un peu discuté. Il avait manifestement repris goût à la vie. Mais il est resté très évasif, il a éludé toutes mes questions un peu professionnelles.

— Il parait aussi qu'il écrivait une encyclopédie.

– Ça, c'est plus ancien. C'était son grand truc. Réunir toutes ses connaissances dans un ouvrage.

— Vous l'avez déjà vu?

— Non. Et je ne crois pas qu'il l'ait jamais montré à que ce soit. Connaissant Edmond, il a dû le cacher au fin fond de l'Alaska avec un dragon cracheur de feu pour le protéger. C'était son côté «grand sorcier». Jonathan se disposait à prendre congé.

— Ah! encore une question: vous savez comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes?

— Evidemment. C'était son test d'intelligence préféré.

— Alors, quelle est la solution? Jason éclata d'un grand rire.

— Alors ça, je ne vous la donnerai sûrement pas! Comme disait Edmond: «C'est à chacun de trouver seul son passage.» Et vous verrez, la satisfaction de la découverte est décuplée.

Avec toutes ces viandes sur le dos, la route semble plus longue qu'à l'aller. La troupe progresse d'un bon pas pour ne pas être surprise par les rigueurs de la nuit. Les fourmis sont capables de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre de mars à novembre sans le moindre repos; cependant chaque chute de température les endort. C'est pourquoi il est assez rare de voir une expédition partir pour plus d'une journée. Longtemps la cité de fourmis rousses avait planché sur ce problème. Elle savait qu'il était important d'étendre les territoires de chasse et de connaître les pays lointains, où poussent d'autres plantes et où vivent d'autres animaux avec d'autres mœurs. Au huit cent cinquantième millénaire, Bi-stin-ga, une reine rousse de la dynastie Ga (dynastie de l'Est, disparue depuis cent mille ans), avait eu la folle ambition de connaître les «extrémités» du monde. Elle avait envoyé des centaines d'expéditions aux quatre points cardinaux. Aucune n'était jamais revenue.

L'actuelle reine, Belo-kiu-kiuni, n'était pas aussi gourmande. Sa curiosité se contentait de la découverte de ces petits coléoptères dorés qui ressemblent à des pierres précieuses (et qu'on trouve dans le Sud profond), ou de la contemplation des plantes carnivores qu'on lui ramenait parfois vivantes avec les racines et qu'elle espérait réussir un jour à apprivoiser. Belo-kiu-kiuni savait que la meilleure manière de connaître de nouveaux territoires était encore d'agrandir la Fédération. Toujours plus d'expéditions longue distance, toujours plus de cités filles, toujours plus de postes avancés et on livre la guerre à tous ceux qui prétendraient empêcher cette progression.

Certes la conquête du bout du monde serait longue, mais cette politique de petits pas opiniâtres était en parfait accord avec la philosophie générale des fourmis. «Lentement mais toujours en avant.» Aujourd'hui la fédération de Bel-o-kan comprenait 64 cités filles. 64 cités sous la même odeur. 64 cités reliées par un réseau de 125 kilomètres de pistes creusées et de 780 kilomètres de pistes odorantes. 64 cités solidaires pendant les batailles comme pendant les famines.

Le concept de fédération de cités permettait à certaines villes de se spécialiser. Et Belo-kiu-kiuni rêvait même de voir un jour une cité ne traiter que de céréales, une autre ne pourvoir qu'aux viandes, une troisième ne s'occuper que de la guerre. On n'en était pas encore là. C'était en tout cas un concept qui s'accordait bien avec un autre principe de la philosophie globale des fourmis. «L'avenir appartient aux spécialistes.». Les exploratrices sont encore loin des poste avancés. Elles forcent l'allure. Quand elles repassent près de la plante Carnivore, une guerrière propose qu'on la déracine pour la ramener à Belo-kiu-kiuni. Agora antennaire. Elles discutent en émettant et en recevant de minuscules molécules volatiles et odorantes. Les phéromones. Des hormones, en fait, qui arrivent à sortir de leurs corps. On pourrait visualiser chacune de ces molécules comme un bocal où chaque poisson serait un mot. Grâce aux phéromones, les fourmis se livrent à des dialogues dont les nuances sont pratiquement infinies. A voir la nervosité des mouvements d'antennes, le débat semble animé.

— C'est trop encombrant.

— Mère ne connaît pas ce genre de plante.

— On risque d'avoir des pertes et ce seront des bras en moins pour transporter le butin.

— Lorsqu'on aura apprivoisé les plantes carnivores ce seront des armes à part entière,

on pourra tenir des fronts rien qu'en les plantant alignées.

— On est fatiguées et la nuit va tomber. Elles décident de renoncer, contournent la plante et poursuivent leur route. Comme leur groupe approche d'un bosquet fleuri, le 327e mâle, qui se trouve à l'arrière, repère une pâquerette rouge. Il n'a jamais vu un tel spécimen. Il n'y a pas à hésiter.

— On n'a pas eu la dionée mais on va ramener ça.

Il se laisse distancer un instant et découpe précautionneusement la tige de la fleur. Tchlic! Puis serrant fort sa découverte, il court pour rattraper ses collègues. Seulement de collègues, il n'y en a plus. L'expédition numéro un de la nouvelle année est certes en face de lui, mais dans quel état… Choc émotionnel. Stress. Les pattes de 327e se mettent à trembler. Toutes ses compagnes gisent mortes. Qu'a-t-il bien pu se passer? L'attaque a dû être foudroyante. Elles n'ont même pas eu le temps de se mettre en position de combat, toutes sont encore en formation «serpent grosse tête».

Il inspecte les corps. Aucun jet d'acide n'a été tiré. Les fourmis rousses n'ont même pas eu le temps de lâcher leurs phéromones d'alerte.

Le 327e mâle mène l'enquête.

Il fouille les antennes du cadavre d'une sœur. Contact olfactif. Aucune image chimique n'a été enregistrée Elles marchaient et puis soudain: coupure.

Il faut comprendre, il faut comprendre. Il y a forcément une explication. D'abord nettoyer l'outil sensoriel. A l'aide des deux griffes courbes de sa patte avant, il racle ses tiges frontales, retirant la mousse acide produite par son début de stress. Il les replie vers sa bouche et les lèche. Il les essuie sur le petit éperon brosse subtilement placé par la nature en haut de son troisième coude.

Puis il abaisse ses antennes propres à la hauteur de ses yeux et les active doucement à 300 vibrations/ seconde. Rien. Il augmente le mouvement: 500, 1000, 2 000, 5 000, 8000 vibrations/ seconde. Il est aux deux tiers de sa puissance réceptrice.

Instantanément, il recueille les plus infimes effluves flottant aux alentours: vapeurs de rosée, pollens, spores, et une petite odeur qu'il a déjà sentie mais qu'il a du mal à identifier.

Il accélère encore. Puissance maximale: 12000 vibrations/seconde. En virevoltant, ses antennes engendrent des petits courants d'airs aspirants qui drainent à lui toutes les poussières.

Ça y est: il a identifié ce parfum léger. C'est l'odeur des coupables. Oui, ce ne peut être qu'elles, les impitoyables voisines du Nord qui ont déjà causé tant de soucis l'année dernière.

Elles: les fourmis naines de Shi-gae-pou…

Elles sont donc déjà réveillées, elles aussi. Elles ont dû tendre une embuscade et utiliser une nouvelle arme foudroyante. Il n'y a pas une seconde à perdre, il faut alerter toute la Fédération.

— C'est un rayon laser de très forte amplitude qui les a tous tués, chef.

— Un rayon laser?

— Oui, une nouvelle arme capable de faire fondre à distance les plus gros de nos vaisseaux. Chef…

— Vous pensez que ce sont…

— Oui, chef, seuls les Vénusiens ont pu faire ce coup-là. C'est signé.

— Dans ce cas les représailles vont être terribles. Il nous reste combien de fusées de combat stationnées dans la ceinture d'Orion?

— Quatre, chef.

— Ce ne sera jamais assez, il faudrait demander le secours des troupes de…»

— Tu reveux un peu de potage?

— Non merci, dit Nicolas complètement hypnotisé par les images.

— Allons, regarde un peu ce que tu manges ou on éteint la télé!

— Oh! maman, s'il te plait…

— Tu n'en as pas encore marre de ces histoires de petits hommes verts et de planètes aux noms de marques de lessive? demanda Jonathan.

– Ça m'intéresse. Je suis sûr qu'un jour on rencontrera des extraterrestres.

— Alors ça… depuis le temps qu'on en parle!

— Ils ont envoyé une sonde vers l'étoile la plus proche, Marco Polo elle se nomme la sonde, on devrait bientôt savoir qui sont nos voisins.

— Elle fera chou blanc comme toutes les autres sondes qu'on a déjà envoyé polluer l'espace. C'est trop loin je te dis.

— Peut-être, mais qui te dit alors que ce ne seront pas eux, les extraterrestres, qui viendront nous voir? Après tout on n'a pas élucidé tous les témoignages parlant d'OVNI.

— Quand bien même. A quoi ça nous servirait de rencontrer d'autres peuples intelligents? On finirait fatalement un jour par se faire la guerre, tu ne trouves pas qu'on a déjà assez de problèmes entre Terriens?

— Ce serait exotique. On aurait peut-être de nouveaux endroits pour aller en vacances.

— Ce serait surtout de nouveaux soucis. Il prit le menton de Nicolas.

— Allons, mon garçon, tu verras quand tu seras plus grand, tu penseras comme moi: le seul animal vraiment passionnant, le seul animal dont l'intelligence est vraiment différente de la nôtre, c'est… la femme! Lucie protesta pour la forme. Ils rirent ensemble. Nicolas se renfrogna. Ce devait être ça l'humour des adultes… Sa main partit à la recherche de la fourrure apaisante du chien.

Il n'y avait rien sous la table.

— Où est passé Ouarzazate?

Il n'était pas dans la salle à manger.

— Ouarzi! Ouarzi!

Nicolas se mit à siffler entre ses doigts. D'ordinaire l'effet était immédiat: on entendait un aboiement suivi d'un bruit de pattes. Il siffla de nouveau. Aucun résultat. Il alla chercher dans les nombreuses pièces de l'appartement. Ses parents vinrent le rejoindre. Plus de chien. La porte était fermée. Il n'avait pu sortir par ses propres moyens, les chiens ne savent pas encore utiliser les clés.

Machinalement, ils se dirigèrent tous vers la cuisine, et plus précisément vers la porte de la cave. La fente n'avait toujours pas été colmatée. Or elle était juste assez large pour laisser passer un animal de la taille de Ouarzazate.

— Il est là-dedans, je suis sûr qu'il est là-dedans! gémit Nicolas. Il faut aller le chercher.

Comme pour répondre à cette requête, on entendit des jappements saccadés montant de la cave. Ils semblaient quand même provenir de très loin. Tous s'approchèrent, de la porte taboue. Jonathan s'interposa.

— Papa a dit: on ne va pas à la cave!

— Mais chéri, dit Lucie, il faut bien aller le chercher. 1 est peut-être attaqué par des rats. Tu as dit qu'il y avait des rats…

Son visage se ferma.

— Tant pis pour le chien. On ira en acheter un autre demain.

Le gosse était sidéré.

— Mais Papa, ce n'est pas «un autre» que je veux. Ouarzazate c'est mon copain, tu ne peux pas le laisser crever comme ça.

— Qu'est-ce qu'il te prend? ajouta Lucie, laisse-moi y aller si tu as peur!

— Tu es peureux Papa, tu es un lâche? Johnathan ne se contenait plus, il marmonna un «C'est bon je vais jeter un coup d'oeil», et alla chercher une torche électrique. Il éclaira la fente. C'était noir, complètement noir, d'un noir qui absorbe tout. Il frissonna. Il brûlait de s'enfuir. Mais sa femme et son fils le poussaient vers cet abîme. Des pensées acides inondèrent sa tête. Sa phobie du noir prenait le dessus. Nicolas éclata en sanglots.

— Il est mort! Je suis sûr qu'il est mort! C'est ta faute.

— Il est peut-être blessé, tempéra Lucie, il faudrait aller voir.

Jonathan repensa au message d'Edmond. Le ton en était impératif. Mais comment faire? Un jour, forcément, l'un d'eux craquerait et irait voir. Il devait prendre le taureau par les cornes. Maintenant ou jamais. Il passa sa main sur son front mouillé. Non, ça ne se passerait pas comme ça. Il avait enfin l'occasion d'affronter ses peurs, de sauter le pas, de faire face au danger. Le noir voulait le gober? Tant mieux, il était prêt à aller au fond des choses. Il n'avait de toute façon plus rien à perdre.

— J'y vais!

Il alla chercher ses outils et fit sauter la serrure.

— Quoi qu'il arrive, ne bougez pas d'ici, surtout ne tentez pas de me rejoindre ou d'appeler la police. Attendez-moi!

— Tu parles d'une drôle de façon. Ce n'est qu'une cave après tout, une cave comme il y en a dans tous les immeubles.

— Je n'en suis pas si sûr…


Éclairé par l'ovale orange d'un soleil déclinant le 327e mâle, dernier survivant de la première expédition de chasse du printemps, court seul. Insupportablement seul.

Depuis longtemps ses pattes pataugent dans les flaques, la boue et les feuilles moisies. Le vent a séché toutes ses lèvres. La poussière a recouvert son corps d'un manteau d'ambre. Il ne sent plus ses muscles. Plusieurs de ses griffes sont cassées.

Mais à l'extrémité du rail olfactif sur lequel il est lancé, il distingue bientôt son objectif.

Parmi les monticules que sont les cité belokaniennes, une forme grandit à chacune de ses foulées, l'énorme pyramide de Bel-o-kan, la cité mère, phare odorant qui le magnétise et l'aspire.

327e parvient enfin au pied de l'imposante fourmilière, lève la tête. Sa ville a encore grandi. On a entamé la construction de la nouvelle couche protectrice du dôme. Le sommet de la montagne de branchettes taquine la lune.

Le jeune mâle cherche un instant, trouve au ras du sol une entrée encore béante, où il s'engouffre.

Il était temps. Toutes les ouvrières et les soldâtes travaillant à l'extérieur sont déjà revenues. Les gardes s'apprêtaient à boucher les issues afin de préserver la chaleur intérieure. D'ailleurs à peine a-t-il franchi le seuil que les maçonnes s'activent et que le trou se referme derrière lui. Presque dans un claquement.

Voilà, on ne voit plus rien du monde extérieur froid et barbare. Le 327e mâle est à nouveau plongé dans la civilisation. Il peut désormais se fondre dans la Meute apaisante. Il n'est plus seul, il est multiple. Les sentinelles s'approchent. Sous son film de poussières, elles ne l'ont pas reconnu. Il émet rapidement ses parfums d'identification, et les autres sont rassérénées.

Une ouvrière remarque ses odeurs de fatigue. Elle lui propose une trophallaxie, le rituel du don de son corps. Toute fourmi possède dans son abdomen une sorte de poche, en fait un estomac secondaire, qui ne digère pas aliments. Le jabot social. Elle peut y stocker de la nourriture, qui reste indéfiniment fraîche et intacte. Elle peut ensuite la régurgiter pour l'envoyer dans son estomac «normal digérant». Ou bien elle la recrache pour l'offrir à une congénère. Les gestes sont toujours les mêmes. La fourmi offreuse accoste l'objet de son désir de trophallaxie en lui tapotant le crâne. Si celle qui est ainsi pressentie accepte, elle abaisse les antennes. Si elle les dresse bien haut, c'est en signe de refus, elle n'a vraiment pas faim.

Le 327e mâle n'hésite pas. Ses réserves énergétiques sont tellement faibles qu'il est sur le point de tomber en catalepsie. Ils s'emboîtent bouche contre bouche, La nourriture remonte. L'offreuse régurgite d'abord de la salive, puis du miellat et une bouillie de céréales. C'est bon et très reconstituant.

Le don prend fin, le mâle se dégage aussitôt. Tout lui revient. Les morts. L'embuscade. Pas un instant à perdre. Il lève ses antennes et pulvérise l'information en fines gouttelettes alentour.

Alerte. C'est la guerre. Les naines ont détruit notre première expédition. Elles ont une arme nouvelle aux effets destructeurs.

Branle-bas de combat. La guerre est déclarée.

La sentinelle se dégage. Ces odeurs d'alerte lui agacent le cerveau. Déjà un attroupement se crée autour du 327e mâle.

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Qu'est-ce qu'il se passe?

— Il dit que la guerre est déclarée.

— A-t-il des preuves?

Des fourmis accourent de partout.

— Il parle d'une arme nouvelle et d'une expédition décimée.

— C'est grave.

— A-t-il des preuves?

Le mâle se trouve maintenant au centre d'un caillot de fourmis.

— Alerte, alerte, la guerre est déclarée, branle-bas de combat!

— A-t-il des preuves?

Cette phrase odorante est reprise par tous. Non, il n'a pas de preuves. Il était tellement choqué qu'il n'a pas pensé à en ramener. Mouvements d'antennes. Les têtes remuent, dubitatives.

— Où cela s'est-il passé?

— A l'ouest de La-chola-kan, entre le nouveau point de chasse trouvé par les éclaireurs et nos cités. Une zone où patrouillent souvent les naines.

— C'est impossible, nos espionnes sont rentrées. Elles sont formelles: les naines ne sont pas encore réveillées!

C'est une antenne anonyme qui vient d'émettre cette phéromone phrase. La foule se disperse. On la croit, elle. On ne le croit pas, lui. Il a certes des accents de vérité, mais son récit est si peu vraisemblable. Les guerres de printemps ne commencent jamais si tôt. Les naines seraient folles d'attaquer alors qu'elles ne sont même pas toutes réveillées. Chacun reprend sa tâche sans tenir compte de l'information transmise par le 327e mâle.

L'unique survivant de la première expédition de chasse est abasourdi. Ces morts, bon sang, il ne les a pas inventés! Ils finiront bien par s'apercevoir que l'effectif n'est pas au complet dans une caste.

Ses antennes retombent bêtement sur son front. Il éprouve le sentiment dégradant que son existence ne sert plus à rien. Comme s'il ne vivait plus pour les autres, mais rien que pour lui-même.

Il frissonne d'horreur à cette pensée. Se jette en avant, court fébrilement, ameute et prend les ouvrières à témoin. On hésite même à s'arrêter quand il égrène la formule consacrée:

— Explorateur j'ai été la patte Sur place j'ai été l'œil De retour je suis le stimulus nerveux.

Tout le monde s'en fout. On l'écoute sans lui prêter attention. Puis on repart sans s'affoler. Qu'il cesse donc de stimuler!


Jonathan était descendu depuis quatre heures maintenant. Sa femme et son fils se rongeaient les sangs.

— On appelle la police, Maman?

— Non, pas encore.

Elle s'approcha de la porte de la cave.

— Papa est mort? Dis-moi, Maman, Papa est mort de la même façon que Ouarzi?

— Mais non, mais non, mon chéri, qu'est-ce que tu racontes comme bêtises!

Lucie était dévorée d'angoisse. Elle se pencha pour examiner la fente. Avec la puissante lampe halogène qu'elle venait d'acheter, il lui semblait distinguer un peu plus loin un… escalier en colimaçon. Elle s'assit par terre. Nicolas vint la rejoindre. Elle l'embrassa.

— Il va revenir, il faut être patient. Il nous a demandé d'attendre, attendons encore.

— Et s'il ne revient plus?


327e est las. Il a l'impression de se débattre dans de l'eau. Ça remue, mais ça n'avance pas.

Il décide de s'adresser à Belo-kiu-kiuni, en personne. Agée de quatorze hivers, Mère possède une expérience incomparable, alors que les fourmis asexuées qui forment le gros de la population vivent trois ans au maximum. Elle seule peut l'aider à trouver un moyen de faire passer l'information. Le jeune mâle prend la voie express qui mène au cœur de la cité. Plusieurs milliers d'ouvrières encombrées d'œufs trottent dans cette large galerie. Elles remontent leurs fardeaux depuis le quarantième étage en sous-sol jusqu'aux pouponnières du solarium situées au trente cinquième étage au-dessus du sol. C'est un vaste flux de coquilles blanches portées à bout de pattes qui va de bas en haut et de droite à gauche.

Il lui faut aller en sens inverse. Pas facile.

327 bouscule quelques nourrices qui crient aussitôt au scandale. Il est lui-même heurté, piétiné, repoussé, griffé. Heureusement le couloir n'est pas complètement saturé. Il parvient à se frayer un chemin dans la masse grouillante.

Prenant ensuite par les petits tunnels, itinéraire plus long mais moins pénible, il trotte à bonne allure. Des artères, il passe aux artérioles, des artérioles aux veines et veinules. Il parcourt ainsi des kilomètres, franchit des ponts, des arches, traverse des places vides ou bondées.

Il s'oriente sans peine au milieu des ténèbres, grâce à ses trois ocelles frontaux à vision infrarouge. Au fur et à mesure qu'il approche de la Cité interdite, l'odeur douceâtre de Mère se fait plus pesante, et le nombre de gardes va croissant.

Il y en a de toutes les sous-castes guerrières, de toutes les tailles, de toutes les armes. Des petites aux longues mandibules crantées, des costaudes équipées de plaques thoraciques dures comme du bois, des trapues aux antennes courtes, des artilleuses dont l'abdomen effilé est gorgé de poisons convulsifs.

Muni d'odeurs passeports valables, le 327e mâle traverse sans encombre leurs postes de filtrage. Les soldâtes sont calmes. On sent que les grandes guerres territoriales n'ont pas encore commencé. Tout près maintenant de son but, il présente ses identifications aux fourmis concierges puis pénètre dans l'ultime couloir menant à la loge royale. Sur le seuil il s'arrête, écrasé par la beauté qui se dégage de ce lieu unique. C'est une grande salle circulaire construite selon les règles architecturales et géométriques très précises que les reines mères transmettent à leurs filles d'antenne à antenne.

La voûte principale mesure douze têtes de haut sur trente-six de diamètre (la tête est l'unité de mesure de la Fédération; une tête équivaut à trois millimètres d'unité de mesure courante humaine). Des pilastres de ciments rares soutiennent ce temple insecte, qui, avec la forme concave de son sol, est conçu pour que les molécules odorantes émises par les individus rebondissent le plus longtemps possible sans imprégner les murs. C'est un remarquable amphithéâtre olfactif. Au centre repose une grosse dame. Elle est couchée sur le ventre et lance de temps en temps sa patte vers une fleur jaune. La fleur se referme parfois sèchement. Mais la patte est déjà retirée.

Cette dame, c'est Belo-kiu-kiuni. Belo-kiu-kiuni, dernière reine fourmi rousse de la cité centrale. Belo-kiu-kiuni, pondeuse unique, génératrice de tous les corps et de tous les esprits de la Meute.

Belo-kiu-kiuni, qui régnait déjà pendant la grande guerre avec les abeilles, pendant la conquête des termitières du Sud, pendant la pacification des territoires à araignées, pendant la terrible guerre d'usure imposée par les guêpes du chêne, et depuis l'année dernière c'était elle qui coordonnait les efforts des cités pour résister à la pression aux frontières nord des fourmis naines. Belo-kiu-kiuni, qui bat des records de longévité.

Belo-kiu-kiuni, sa maman. Ce monument vivant est là, tout près de lui, comme autrefois. Sauf qu'elle est humidifiée et caressée par une vingtaine de jeunes ouvrières serviles, alors que jadis c'était lui, le 327e, qui la soignait de ses petites pattes encore malhabiles. La jeune plante Carnivore claque des mâchoires et Mère émet une petite plainte odorante, On ne savait pas d'où lui venait cette passion pour les fauves végétaux.

327e approche. Vue de près, Mère n'est pas très belle. Elle a le crâne allongé vers l'avant, garni de deux énormes yeux globuleux qui semblent regarder partout à la fois. Ses ocelles infrarouges sont resserrés au milieu du front. Ses antennes, en revanche, sont plantées de manière exagérément écartées. Elles sont très longues, très légères et vibrent par à-coups brefs qu'on devine parfaitement maîtrisés. Cela fait plusieurs jours que Belo-kiu-kiuni a quitté le grand sommeil et, depuis, elle n'a cessé de pondre.

Son abdomen, dix fois plus volumineux que la normale, est parcouru de spasmes continus. A l'instant même, elle lâche huit œufs maigrichons, gris clair aux reflets nacrés, la dernière génération de Belokaniens. Le futur tout rond et tout gluant s'échappe de ses entrailles pour rouler dans la pièce, immédiatement pris en charge par des nourrices.

Le jeune mâle reconnaît l'odeur de ces œufs. Ce sont des soldâtes stériles et des mâles. Il fait encore froid, et a glande à produire des «filles» ne s'est pas encore activée. Dès que la météo le permettra Mère pondra de chaque caste selon les besoins exacts de la Cité. Des ouvrières viendront lui dire que «ça manque de broyeuses de céréales ou d'artilleuses», et elle fournira à la demande. Il arrive aussi que Belo-kiu-kiuni sorte de sa loge et aille humer les couloirs. Elle a l'antenne assez fine pour détecter le moindre déficit au sein de elle ou telle caste. Elle complète sur-le-champ les effectifs. Mère accouche encore de cinq chétives unités, puis se tourne vers son visiteur. Elle le touche et le lèche.

Le contact avec la salive royale est toujours un moment extraordinaire. Cette salive est non seulement un désinfectant universel, mais aussi une véritable panacée guérissant toutes les blessures, sauf toutefois celles de l'intérieur de la tête. Si Belo-kiu-kiuni n'est pas à même de reconnaître personnellement un seul de ses innombrables petits, elle montre par cet exercice salivaire qu'elle a identifié ses odeurs. Il est sien.

Le dialogue antennaire peut commencer. Bienvenue dans le sexe de la Meute. Tu m'as quittée mais tu ne peux t'empêcher de revenir.

Phrase rituelle d'une mère à ses enfants. L'ayant communiquée, elle hume les phéromones des onze segments, avec un flegme qui en impose au jeune 327e… Elle a déjà compris les raisons de sa visite… La première expédition envoyée dans l'Ouest a été complètement anéantie. Il y avait aux alentours de la catastrophe des odeurs de fourmis naines. Elles doivent probablement avoir découvert une arme secrète. Explorateur, il a été la patte. Sur place, il a été l'œil, De retour, il est le stimulus nerveux.

Certes. Seulement, le problème est qu'il n'arrive pas à stimuler la Meute. Ses effluves ne convainquent personne. Il estime qu'elle seule, Belo-kiu-kiuni, saura comment faire passer le message et donner l'alerte. Mère le hume avec une attention redoublée. Elle capte les moindres molécules volatiles de ses articulations et de ses pattes. Oui, il y a là traces de mort, et de mystère. Ce pourrait être la guerre… Et ce pourrait très bien ne pas l'être.

Elle lui signifie que de toute façon elle ne détient aucun pouvoir politique. Dans la Meute, les décisions se prennent par la concertation permanente, à travers la formation de groupes de travail axés sur des projets librement choisis. S'il n'est pas capable de générer l'un de ces centres nerveux, bref de monter un groupe, son expérience ne sert à rien. Elle ne peut même pas l'aider.

Le 327e mâle insiste. Pour une fois qu'il a une interlocutrice qui semble prête à l'écouter jusqu'au bout, il émet de toutes ses forces ses molécules les plus séduisantes. Selon lui, cette catastrophe devrait être le souci prioritaire. On devrait sur-le-champ envoyer des espionnes pour essayer de savoir quelle est cette arme secrète. Belo-kiu-kiuni répond que la Meute croule sous les soucis prioritaires. Non seulement le réveil printanier n'est pas complètement achevé, mais la peau de la Cité est encore en chantier. Et tant que la dernière couche de branchettes ne sera pas posée, il serait hasardeux de partir en guerre. Par ailleurs, la Meute manque de protéines et de sucres. Enfin, il faut déjà penser à préparer la fête de la Renaissance. Tout cela nécessite les énergies vives de chacun. Même les espionnes sont suremployées. Voilà qui expliquerait que son message d'angoisse ne puisse être entendu.

Un temps. On entend juste les labiales des ouvrières léchant la carapace de Mère, qui, de son côté, s'est remise à tripoter sa plante Carnivore. Elle se contorsionne jusqu'à se caler l'abdomen sous le thorax. Ses deux pattes antérieures pendent. Elle retire prestement la patte lorsque les mâchoires végétales se referment, puis le prend à témoin de l'arme formidable que ce pourrait être.

On pourrait dresser un mur de plantes carnivores pour protéger toute la frontière nord-ouest. Le seul problème, c'est que pour le moment ces petits monstres ne savent pas faire la distinction entre les gens de la Cité et les étrangers…

327e revient sur le sujet qui l'obnubile. Belo-kiu-kiuni lui demande combien d'individus sont morts dans 1 «accident». Vingt-huit. Tous de la sous-caste des guerrières exploratrices? Affirmatif, il était le seul mâle de l'expédition. Elle se concentre alors et pond successivement vingt-huit perles, qui sont autant de sœurs liquides.

Vingt-huit fourmis sont mortes, ces vingt-huit œufs vont les remplacer.


UN JOUR FATALEMENT: Un jour, fatalement, des doigts se poseront sur ces pages, des yeux lécheront ces mots, des cervelles en interpréteront le sens. Je ne veux pas que ce moment arrive trop tôt. Les conséquences pourraient en être terribles. Et à l'heure où j'écris ces phrases, je lutte encore pour préserver mon secret. Cependant, il faudra bien qu'un jour l'on sache ce qui s'est passé. Même les secrets les plus profondément enfouis finissent par remonter à la surface du lac. Le temps est leur pire ennemi. Qui que vous soyez, tout d'abord je vous salue. Au moment où vous me lisez, je suis probablement mort depuis une dizaine, voire une centaine d'années. Du moins je l'espère.

Je regrette parfois d'avoir accédé à cetteconnaissance. Mais je suis un humain, etmême si ma solidarité d'espèce est en cemoment à son plus bas échelon, je sais tousles devoirs que me donne le seul fait d'êtrené un jour parmi vous, hommes de cetunivers.

Je dois transmettre mon histoire.

Toutes les histoires se ressemblent, à y voird'un peu près. Il y a au début un sujet «endevenir» qui dort. Il subit une crise. Cettecrise le force à réagir. Selon soncomportement, il mourra ou il évoluera.

La première histoire que je vais vousraconter est celle de notre univers. Parceque nous vivons à l'intérieur. Et parce quetoutes les choses, petites et grandes,répondent aux mêmes lois et connaissent lesmêmes liens d'interdépendance.

Par exemple, vous qui tournez cette page,vous frottez en un point votre index contre lacellulose du papier. De ce contact naît un échauffement infime. Un échauffement toutefois bien réel. Rapporté dans l'infiniment petit, cet échauffement provoque le saut d'un électron qui quitte son atome et vient ensuite percuter une autre particule. Mais cette particule est en fait, «relativement» à elle-même, immense. Si bien que le choc avec l'électron est pour elle un véritable bouleversement. Avant, elle était inerte, vide, froide. A cause de votre «tournée» de page, la voici en crise. De gigantesques flammèches la zèbrent. Rien que par ce geste, vous avez provoqué quelque chose dont vous ne saurez jamais toutes les conséquences. Des mondes sont peut-être nés, avec des gens dessus, et ces gens vont découvrir la métallurgie, la cuisine provençale et les voyages stellaires. Ils pourront même se révéler plus intelligents que nous. Et ils n'auraient jamais existé si vous n'aviez pas eu ce livreentre les mains et si votre doigt n'avait pas provoqué un échauffement, précisément à cet endroit du papier.

pareillement, notre univers trouve sûrement sa place lui aussi dans un coin de page dé livre, une semelle de chaussure ou la mousse d'une canette de bière de quelque autre civilisation géante.

Notre génération n'aura sans doute jamais les moyens de le vérifier. Mais ce que nous savons, c'est qu'il y a bien longtemps notre univers, ou en tout cas la particule qui contient notre univers, était vide, froid, noir, immobile. Et puis quelqu'un ou quelque chose a provoqué la crise. On a tourné une page, on a marché sur une pierre, on a raclé la mousse d'une canette de bière. Toujours est-il qu'il y a eu un traumatisme. Notre particule s'est réveillée. Chez nous, on le sait, ça a été une gigantesque explosion. On l'a nommée Big Bang Chaque seconde, dans l'infiniment grand,dans l'infinimentpetit, dans l'infiniment lointain, il y a peut-être un univers qui naît comme le nôtre est né il y a plus de quinze milliards d'années. Les autres, on ne les connaît pas. Mais pour le nôtre on sait que ça a commencé par l'explosion de l'atome le plus petit et le plus «simple»: l'hydrogène. Imaginez donc ce vaste espace de silence soudain réveillé par, ne déflagration titanesque. Pourquoi a-t-on tourné la page, là-haut? Pourquoi a-t-on raclé la mousse de la bière? Peu importe. Toujours est-il que l'hydrogène brûle, explose, grille. Une lumière immense raye l'espace immaculé. Crise. Les choses immobiles prennent un mouvement. Les choses froides chauffent. Les choses silencieuses bourdonnent. Dans le brasier initial l'hydrogène se transforme en hélium, l'atome à peine plus complexe que lui. Mais déjà, de cette transformation on peut déduire la première grande règle du jeu de notre univers:


TOUJOURS PLUS COMPLEXE.


Cette règle semble évidente. Mais rien neprouve que dans les univers voisins elle nesoit pas différente. Ailleurs, c'est peut-être


TOUJOURS PLUS CHAUD, OU


TOUJOURS PLUS DUR ou TOUJOURS PLUS DRÔLE

Chez nous aussi les choses deviennent pluschaudes, ou plus dures ou plus drôles,

maisce n'est pas la loi initiale. Ce ne sont quedes à-côtés. Notre loi racine, celle autour delaquelle s'organisent toutes les autres, est:


TOUJOURS PLUS COMPLEXE.


Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le 327e mâle erre dans les couloirs du sud de la ville. Il n'est pas calmé. Il remâche la fameuse phrase:

Explorateur il a été la patte, Sur place il a été l'œil, De retour il est le stimulus nerveux. Pourquoi ça ne marche pas? Où est l'erreur? Son corps bouillonne de l'information non traitée. Pour lui, la Meute a été blessée et elle ne s'en est même pas aperçue. Or le stimulus de douleur, c'est lui. C'est donc lui qui doit faire réagir la Cité.

Oh, comme il est dur de détenir un message de souffrance, de le garder en soi, sans trouver aucune antenne qui veuille le recevoir! Il aimerait tant se décharger de tout ce poids, partager avec d'autres ce terrible savoir.

Une fourmi messagère thermique passe près de lui. Le sentant déprimé, elle croit qu'il est mal réveillé et lui offre ses calories solaires.

Cela lui redonne un peu de force, qu'il utilise tout de suite pour essayer de la convaincre.

Alerte, une expédition a été détruite dans une embuscade tendue par des naines, alerte!

Mais il n'a même plus les accents de vérité du début.

La messagère thermique repart comme si de rien n'était.

Le 327e ne renonce pas. Il court dans les couloirs en lâchant son message d'alerte.

Parfois des guerrières s'arrêtent, l'écoutent, vont jusqu'à dialoguer avec lui, mais son histoire d'arme ravageuse est si peu crédible.

Aucun groupe capable de prendre en charge une mission militaire ne se forme.

Il marche, abattu.

Soudain, alors qu'il parcourt un tunnel désert du quatrième étage en sous-sol, il détecte un bruit derrière lui. Quelqu'un le suit.

Le 327e mâle se retourne. Avec ses ocelles infrarouges, il inspecte le couloir. Taches rouges et noires. Il n'y a personne. Bizarre.

Ce devait être une erreur. Mais le bruit de pas résonne à nouveau derrière lui. Scritch…tssss, scritch… tssss. C'est quelqu'un qui doit boiter de deux pattes sur six, et qui se rapproche.

Pour s'assurer du phénomène, il bifurque à chaque carrefour, puis il marque un temps d'arrêt. Le bruit s'interrompt. Dès qu'il repart: Scritch… tss, scritch… tss, scritch… tss, le bruit reprend. Pas de doute: on le suit. Quelqu'un qui se cache quand il se retourne. Etrange comportement, parfaitement inédit. Pourquoi une cellule de la Meute en suivrait-elle une autre sans se faire connaître? Ici chacun est avec tout le monde et n'a rien à dissimuler à personne. La «présence» n'en persiste pas moins. Toujours à distance, toujours cachée. Scritch… tss, scritch… tss. Comment réagir? Quand il était encore larve, les nourrices lui avaient appris qu'il faut toujours faire front au danger. Il stoppe et fait semblant de se laver. La présence n'est plus très loin. Il la sent presque. Tout en mimant les gestes du nettoyage, il remue ses antennes. Ça y est, il perçoit les molécules odorantes du suiveur, C'est une petite guerrière d'un an. Elle dégage un parfum singulier, qui recouvre ses identifications courantes. Pas facile à définir. On dirait une odeur de roche.

La petite guerrière ne se cache plus.

Scritch… tssss… scritch… tssss… Il la voit maintenant en infrarouge. Elle a en effet deux pattes en moins. Son odeur de roche se fait plus forte.

Il émet.

Qui est là.?

Pas de réponse.

Pourquoi me suivez-vous?

Pas de réponse.

Voulant oublier l'incident, il reprend sa route, mais bientôt il détecte une seconde présence qui arrive en face. Une grosse guerrière cette fois. La galerie est étroite, il ne passera pas.

Faire demi-tour? Ce serait affronter la boiteuse, qui se hâte d'ailleurs vers lui.

Il est coincé.

Maintenant il le sent: ce sont deux guerrières. Et elles portent toutes les deux ce parfom de roche. La grosse ouvre ses longues cisailles.

C'est un piège!

Il est impensable qu'une fourmi de la cité veuille en tuer une autre. Serait-ce un détraquement du système immunitaire?

N'ont-elles pas reconnu ses odeurs d'identification? Le prennent-elles pour un corps étranger? C'est proprement insensé, c'est comme si son estomac avait décidé d'assassiner son intestin…

Le 327e mâle augmente la force de ses émissions

Je suis comme vous une cellule de la Meute.

Nous sommes du même organisme.

Ce sont déjeunes soldâtes, elles doivent se tromper. Mais ses émissions n'apaisent point ses vis-à-vis. La petite boiteuse lui saute sur le dos et le retient par les ailes, tandis que la grosse lui serre la tête entre ses mandibules.

Elles le traînent, ainsi garrotté, dans la direction du dépotoir.

Le 327e mâle se débat. Avec son segment à dialogue sexuel, il émet toutes sortes d'émotions que ne connaissent même pas les asexués. Cela va de l'incompréhension à la panique.

Pour ne pas être salie par ces idées «abstraites», la boiteuse, toujours plaquée sur son mésotonum, lui racle les antennes avec ses mandibules. Elle enlève par ce geste toutes ses phéromones, et notamment ses odeurs passeports. De toute façon, là où il va elles ne lui serviront plus à grand-chose… Le sinistre trio avance poussivement dans les couloirs les moins fréquentés. La petite boiteuse continue méthodiquement son travail de nettoyage. On dirait qu'elle ne veut laisser aucune information sur cette tête. Le mâle ne se débat plus. Résigné, il se prépare à s'éteindre en ralentissant les battements de son cœur.


Pourquoi tant de violences, pourquoi tant de haine, frères? Pourquoi?

Un, nous ne sommes qu'un, tous ensemble nous mes les enfants de la Terre et de Dieu.

Cessons là nos vaines disputes. Le XXIIe siècle sera spirituel ou ne sera pas.

Abandonnons nos vieilles querelles fondées sur l'orgueil et la duplicité.

L'individualisme, voilà notre véritable ennemi! Un frère dans le besoin, et vous le laissez mourir de faim, vous n'êtes plus dignes de faire partie de la large communauté du monde. Un être perdu qui vous réclame aide et assistance, et vous lui fermez la porte.

Vous n'êtes pas des nôtres.

Je vous connais, bonnes consciences calées dans la soie! Vous ne pensez qu'à votre confort personnel, vous ne désirez que des gloires individuelles, le bonheur oui, mais uniquement le vôtre et celui de votre proche famille.

Je vous connais, vous dis-je. Toi, toi, toi et toi! Cessez de sourire devant vos écrans, je vous parle de choses graves. Je vous parle de l'avenir de l'humanité. Cela ne pourra plus durer. Ce mode de vie n'a pas de sens. Nous gaspillons tout, nous détruisons tout. Les forêts sont laminées pour faire des mouchoirs jetables. Tout est devenu jetable: les couverts, les stylos, les vêtements, les appareils photo, les voitures, et sans vous en apercevoir vous devenez vous aussi jetables. Renoncez à cette forme de vie superficielle. Vous devez y renoncer aujourd'hui, avant qu'on ne vous force à y renoncer demain. Venez parmi nous, rejoignez notre armée de fidèles. Nous sommes tous les soldats de Dieu, mes frères.»

Image d'une speakerine. «Voilà. Cette émission évangélique vous était proposée par le père Mac Donald de la nouvelle Église adventiste du 45e jour et par la société de surgelés «Sweetmilk». Elle a été diffusée par satellite en mondovision. Et maintenant, avant notre série de science-fiction " Extraterrestre et fier de l'être", voici une page de publicité.» Lucie n'arrivait pas comme Nicolas à s'arrêter complètement de penser en regardant la télévision. Huit heures déjà que Jonathan était là-dessous et toujours aucune nouvelle!

Sa main s'approcha du téléphone. Il avait dit de ne rien faire, mais s'il était mort, ou s'il était pris sous des éboulis? Elle n'avait pas encore le courage de descendre. Sa main décrocha. Elle composa le numéro de police secours.

— Allô, police?

— Je t'avais demandé de ne pas appeler, fit une voix faible et détimbrée en provenance de la cuisine.

— Papa! Papa!

Elle raccrocha alors que le combiné continuait à émettre des: «Allô, parlez, donnez-nous une adresse.» Clac.

— Mais oui, mais oui, c'est moi, il ne fallait pas s'inquiéter. Je vous avais dit de m'attendre tranquillement. Ne pas s'inquiéter? Il en avait de bonnes! Non seulement Jonathan tenait dans ses bras la dépouille de ce qui avait été Ouarzazate et qui n'était plus qu'un tas de viande sanguinolent, mais l'homme lui-même était transfiguré. Il ne semblait pas effrayé ou accablé, il était même plutôt souriant. Non, ce n'était pas ça, comment dire? On avait l'impression qu'il avait vieilli ou qu'il était malade. Son regard était fiévreux, son teint livide, il tremblait et paraissait essoufflé. En voyant le corps supplicié de son chien, Nicolas fondit en larmes. On aurait dit que le pauvre caniche avait été lacéré par des centaines de petits coups de rasoir. On le déposa sur un journal déployé. Nicolas n'en finissait pas de se lamenter sur la perte de son compagnon. C'était terminé. Plus jamais il ne le verrait sauter contre le mur lorsqu'on prononçait le mot «chat». Plus jamais il ne verrait ouvrir les poignées de porte d'un bond joyeux. Plus jamais il ne le sauverait des gros bergers allemands homosexuels. Ouarzazate n'était plus.

— Demain on l'emmènera au cimetière canin du Père-Lachaise, concéda Jonathan. On lui achètera la tombe à quatre mille cinq cents francs, tu sais, celle où on pourra mettre sa photo.

— Oh oui! oh oui! dit Nicolas entre deux sanglots, il mérite au moins ça.

— Et puis on ira à la SPA, et tu choisiras un autre animal. Pourquoi ne prendrais-tu pas un bichon maltais cette fois? C'est très mignon aussi.

Lucie n'en revenait toujours pas. Elle ne savait pas par quelle question commencer. Pourquoi avait-il été si long? Qu'était-il arrivé au chien? Que lui était-il arrivé à lui? Voulait-il manger? Avait-il pensé à l'angoisse des siens?

— Qu'y a-t-il là-dessous? finit-elle par dire d'une voix plate.

— Rien, rien.

— Mais enfin tu as vu dans quel état tu rentres? Et le chien… On dirait qu'il est tombé dans un hachoir électrique. Que lui est-il arrivé? Jonathan se passa une main sale sur le front.

— Le notaire avait raison, c'est plein de rats là-dessous. Ouarzazate a été mis en pièces par des rats furieux.

— Et toi? Il ricana.

— Moi je suis une plus grosse bête, je leur fais peur.

— C'est dément! Qu'as-tu fait en bas pendant huit heures? Qu'y a-t-il au fond de cette maudite cave? s'emporta-t-elle.

— Je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Je ne suis pas allé jusqu'au bout.

— Tu n'es pas allé jusqu'au bout!

— Non, c'est très très profond.

— En huit heures tu n'es pas arrivé au bout de… de notre cave!

— Non. Je me suis arrêté quand j'ai vu le chien. Il y avait du sang partout. Tu sais, Ouarzazate s'est battu avec acharnement. C'est incroyable qu'un si petit chien ait pu résister si longtemps.

— Mais tu t'es arrêté où? à mi-chemin?

— Comment savoir? De toute façon je ne pouvais plus continuer. J'avais peur moi aussi. Tu sais que je ne supporte pas le noir et la violence. Tout le monde se serait arrêté à ma place. On ne peut pas continuer indéfiniment dans l'inconnu. Et puis j'ai pensé à toi, à vous. Tu ne peux pas savoir comment c'est… C'est si sombre. C'est la mort.

Il eut en achevant cette phrase comme un tic lui remontant le coin gauche de la bouche. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. Elle comprit qu'il ne fallait plus l'accabler. Elle lui enlaça la taille et embrassa ses lèvres froides.

— Calme-toi, c'est fini. On va sceller cette porte et on n'en parlera plus.

Il eut un mouvement de recul.

— Non. Non ce n'est pas fini. Là, je me suis laissé a arrêter par cette zone rouge. Tout le monde se serait arrêté. On est toujours effrayé par la violence, même quand elle est exercée contre des animaux. Mais je ne peux pas rester comme ça, peut-être tout près du but…

— Tu ne vas pas me dire que tu veux y retourner!

— Si. Edmond est passé, je passerai.

— Edmond, ton oncle Edmond?

— Il a fait quelque chose là-dessous, et je veux savoir quoi.

Lucie étouffa un gémissement.

— S'il te plaît, par amour pour moi et pour Nicolas, ne redescends plus.

— Je n'ai pas le choix.

Il eut à nouveau ce tic de la bouche.

— J'ai toujours fait les choses à moitié. Je me suis toujours arrêté quand ma raison me disait que le péril était proche. Et regarde ce que je suis devenu. Un homme qui n'a certes pas connu de danger, mais qui n'a — pas non plus réussi sa vie. A force de faire la moitié du chemin, je ne suis jamais allé au fond des choses. J'aurais dû rester à la serrurerie, me faire agresser et tant pis pour les bosses. C'aurait été un baptême, j'aurais connu la violence et appris à la gérer. Au lieu de quoi, à force d'éviter les ennuis, je suis comme un bébé sans expérience.

— Tu délires.

— Non, je ne délire pas. On ne peut pas vivre éternellement dans un cocon. Avec cette cave, j'ai une occasion unique de franchir le pas. Si je ne le fais pas, je n'oserai plus jamais me regarder dans la glace, je n'y verrais qu'un lâche. D'ailleurs c'est toi-même qui m'as poussé à descendre, rappelle-toi.

Il enleva sa chemise tachée de sang.

— N'insiste pas, ma décision est irrévocable.

— Bon, alors, je viens avec toi! déclara-t-elle en empoignant la torche électrique.

— Non, tu restes ici!

Il l'avait saisie par les poignets, fermement.

— Lâche-moi, qu'est-ce qui te prend?

— Excuse-moi, mais tu dois comprendre, cette cave c'est quelque chose qui ne concerne que moi. C'est ma plongée, c'est mon chemin. Et personne ne doit s'en mêler, tu m'entends?

Derrière eux, Nicolas pleurait toujours sur la dépouille de Ouarzazate. Jonathan libéra les poignets de Lucie et s'approcha de son fils.

— Allons, reprends-toi, garçon!

— J'en ai marre, Ouarzi est mort et vous ne faites que vous disputer.

Jonathan voulut faire diversion. Il prit une boîte d'allumettes, en sortit six et les posa sur la table.

— Tiens, regarde, je vais te montrer une énigme. Il est possible de former quatre triangles équilatéraux avec ces six allumettes. Cherche bien, tu dois pouvoir trouver,

Le garçon, surpris, sécha ses larmes et renifla sa morve. Il commença aussitôt à disposer les allumettes de différentes manières.

— Et j'ai encore un conseil à te donner. Pour trouver solution, il faut penser différemment. Si on réfléchit comme on en a l'habitude, on n'arrive à rien.

Nicolas parvint à composer trois triangles. Pas quatre. Il leva ses grands yeux bleus, battit des paupières.

— Tu as trouvé la solution, toi Papa?

— Non, pas encore, mais je sens que je n'en ai plus pour très longtemps.

Jonathan avait momentanément calmé son fils, mais sa femme. Lucie lui lançait des regards courroucés et le soir ils se disputèrent assez violemment. Mais Jonathan ne voulut rien dire sur la cave et ses mystères. Le lendemain, il se leva tôt et passa la matinée à installer à l'entrée de la cave une porte en fer munie d'un gros cadenas. Il en accrocha la clé unique autour de son cou.


Le salut arrive sous la forme inattendue d'un tremblement de terre.

Ce sont tout d'abord les murs qui subissent une grande secousse latérale. Le sable commence à couler en cascade depuis les plafonds. Une seconde secousse suit presque aussitôt, puis une troisième, une quatrième… Les ébranlements sourds se succèdent de plus en plus rapidement, de plus en plus proches du trio insolite. C'est un énorme grondement qui ne s'arrête plus et sous lequel tout vibre.

Ranimé par cette trépidation, le jeune mâle réaccélère son cœur, lance deux coups de mandibules qui surprennent ses bourreaux et détale dans le tunnel éventré. Il agite ses ailes encore embryonnaires pour accélérer sa fuite et prolonger ses bonds. Chaque secousse plus forte l'oblige à stopper et à attendre, plaqué au sol, la fin des avalanches de sable. Des pans entiers de couloirs s'abattent au milieu d'autres couloirs. Des ponts, des arches et des cryptes s'effondrent, entraînant dans leur chute des millions de silhouettes hébétées. Les odeurs d'alerte prioritaire rusent et se répandent. Lors de la première phase, les phéromones excitatrices embrument les galeries supérieures. Tous ceux qui hument ce parfum se mettent immédiatement à trembler, à courir en tous sens et à produire des phéromones encore plus piquantes. Si bien que l'affolement fait boule de neige. Le nuage d'alerte se répand comme un brouillard glissant dans toutes les veines de la région endolorie, rejoignant les artères principales. L'objet alien infiltré dans le corps de la Meute produit ce que le jeune mâle a vainement tenté de déclencher: des toxines de douleur. Du coup, le sang noir formé par les foules de Belokaniens se met à battre plus vite. La populace évacue les œufs proches de la zone sinistrée. Les soldâtes se regroupent en unités de combat. Alors que le 327e mâle se trouve dans un vaste carrefour à demi obstrué par le sable et la foule, les secousses cessent. Il s'ensuit un silence angoissant. Chacun s'immobilise, appréhendant la suite des événements. Les antennes dressées frétillent. Attente. Soudain, le toc-toc lancinant de tout à l'heure est remplacé par une sorte de feulement sourd. Tous ressentent que la fourrure de branchettes de la Cité vient d'être perforée. Quelque chose d'immense s'introduit dans le dôme, broie les murs, glisse à travers les branchettes. Un fin tentacule rose jaillit au beau milieu du carrefour. Il fouette l'air et rase le sol à une vitesse folle, en quête du plus grand nombre possible de citoyens. Comme les soldâtes s'élancent sur lui pour tenter de le mordre de leur mandibules, une grosse grappe noire se forme en son bout. Suffisamment garnie, la langue file vers le haut et disparaît, déversant la foule dans une gorge, puis pointe à nouveau, toujours plus longue, toujours plus goulue, foudroyante. L'alerte deuxième phase est alors déclenchée. Les ouvrières tambourinent sur le sol avec l'extrémité de leur abdomen pour ameuter les soldâtes des étages inférieurs, qui n'ont encore rien perçu du drame. Toute la Cité résonne des coups de ce tam-tam primaire. On dirait que l'«organisme Cité» halète:

Tac, tac, tac! Toc… toc… toc, répond l'alien qui s'est mis à marteler le dôme pour s'enfoncer plus profondément. Chacun se plaque contre les parois pour essayer d'échapper à ce serpent rouge déchaîné qui fouaille les galeries. Lorsqu'une lapée est estimée trop pauvre, la langue s'étire encore. Un bec, puis une tête gigantesque suivent. C'est un pic-vert! La terreur du printemps… Ces gourmands oiseaux insectivores creusent dans le toit des cités fourmis des carottes pouvant atteindre soixante centimètres de profondeur et se gavent de leurs populations.

Il n'est que temps de lancer l'alerte troisième phase. Certaines ouvrières, devenues pratiquement folles de surexcitation non exprimée en actes, se mettent à danser la danse de la peur. Les mouvements en sont très saccadés: sauts, claquements de mandibules, crachats… D'autres individus, complètement hystériques, tirent dans les couloirs et mordent tout ce qui bouge. Effet pervers de la peur: la Cité n'arrivant pas à détruire l'objet agresseur, finit par s'autodétruire.

Le cataclysme est localisé au quinzième étage supérieur ouest, mais l'alerte ayant connu ses trois phases, toute la Cité se trouve maintenant sur le pied de guerre. Les ouvrières descendent au plus profond des sous-sols pour mettre les œufs à l'abri. Elles croisent des files pressées de soldâtes, toutes mandibules dressées. La Cité fourmi a appris, au fil d'innombrables générations, à se défendre contre de tels désagréments. Au milieu des mouvements désordonnés, les fourmis de la caste des artilleuses se forment en commandos et se répartissent les opérations prioritaires.

Elles encerclent le pic vert dans sa zone la plus vulnérable: son cou. Puis elles se retournent, en position de tir rapproché. Leurs abdomens pointent le volatile. Feu! Elles propulsent de toute la force de leurs sphincters des jets d'acide formique hyperconcentré.

L'oiseau a la brusque et pénible impression qu'on lui enserre le cou dans un cache-nez d'épingles. Il se débat, veut se dégager. Mais il est allé trop loin. Ses ailes sont emprisonnées dans la terre et les brindilles du dôme. Il lance à nouveau la langue pour tuer le maximum de ses minuscules adversaires.

Une nouvelle vague de soldâtes prend le relais. Feu! Le pic vert a un soubresaut. Cette fois, ce ne sont plus des épingles mais des épines. Il cogne nerveusement du bec. Feu! L'acide gicle derechef. L'oiseau tremble, commence à avoir des difficultés à respirer. Feu! L'acide lui ronge les nerfs et il est complètement coincé. Les tirs cessent. Des soldâtes à larges mandibules accourent de partout, mordent dans les plaies faites par l'acide formique. Par ailleurs, une légion se rend à l'extérieur, sur ce qui reste du dôme, repère la queue de l'animal et se met à forer la partie la plus odorante: l'anus. Ces soldâtes du génie ont tôt fait d'en élargir l'issue et s'engouffrent dans les tripes de l'oiseau. La première équipe est parvenue à crever la peau de la gorge. Lorsque le premier sang rouge se met à couler, les émissions de phéromones d'alerte cessent. La partie est considérée comme gagnée. La gorge est largement ouverte, on s'y rue par bataillons entiers. Il y a encore des fourmis vivantes dans le larynx de l'animal. On les sauve. Puis des soldâtes pénètrent à l'intérieur de la tête, cherchant les orifices qui leur permettront d'atteindre le cerveau. Une ouvrière trouve un passage: la carotide. Encore faut-il repérer la bonne: celle qui va du cœur au cerveau, et non l'inverse. La voilà! Quatre soldâtes descendent le conduit et se jettent dans le liquide rouge. Portées par le courant cardiaque, elles sont bientôt propulsées jusqu'au beau milieu des hémisphères cérébraux. Elles y sont à pied d'œuvre pour piocher la matière grise. Le pic vert, fou de douleur, se roule de droite à gauche, mais il n'a aucun moyen de contrer tous ces envahisseurs qui le découpent de l'intérieur. Un peloton de fourmis s'introduit dans les poumons et y déverse de acide. L'oiseau tousse atrocement.

D'autres, tout un corps d'armée, s'enfoncent dans l'œsophage pour réaliser la jonction dans le système digestif avec leurs collègues en provenance de l'anus. Lesquelles remontent rapidement le gros côlon, saccageant en chemin tous les organes vitaux qui passent à portée de mandibules. Elles fouissent la viande vive comme elles ont l'habitude de fouiller la terre, prennent d'assaut, l'un après l'autre, gésier, foie, cœur, rate et pancréas, comme autant de places fortes. Il arrive que gicle intempestivement du sang ou de la lymphe, noyant quelques individus. Cela n'arrive toutefois qu'aux maladroites qui ignorent où et comment découpe proprement.

Les autres progressent méthodiquement au milieu des chairs rouges et noires. Elles savent se dégager avant d'être écrasées par un spasme. Elles évitent de toucher aux zones gorgées de bile ou d'acides digestifs. Les deux armées se rejoignent finalement au niveau des reins. Le volatile n'est toujours pas mort. Son cœur, zébré de coups de mandibules, continue à envoyer du sang dans sa tuyauterie crevée. Sans attendre le dernier souffle de leur victime des chaînes d'ouvrières se sont formées, qui se passent de pattes en pattes les morceaux de viande encore palpitants. Rien ne résiste aux petites chirurgiennes. Lorsqu'elles commencent à débiter les quartiers de cervelle, le pic vert a une convulsion, la dernière. Toute la ville accourt pour équarrir le monstre. Les couloirs grouillent de fourmis serrant, qui sa plume, qui son duvet souvenir.

Les équipes de maçonnes sont déjà entrées en action. Elles vont reconstruire le dôme et les tunnels endommagés.

De loin, on pourrait croire que la fourmilière est en train de manger un oiseau. Après l'avoir englouti., elle le digère, distribuant ses chairs et ses graisses, ses plumes et son cuir en tous points où ils seront le plus utiles à la Cité.


GENÈSE: Comment s'est construite lacivilisation fourmi? Pour le comprendre, il faut remonter plusieurs centaines demillions d'années en arrière, au moment oùla vie a commencé à se développer sur laTerre.

Parmi les premiers débarquants, il y eut lesinsectes.

Ils semblaient mal adaptés à leur monde.

Petits, fragiles, ils étaient les victimesidéales de tous les prédateurs. Pour arriverà se maintenir en vie, certains, tels lescriquets, choisirent la voie de lareproduction. Ils pondaient tellement de petits qu'il devait forcément rester dessurvivants.

D'autres, comme les guêpes ou les abeilles,choisirent le venin, se dotant au fil des générations de dards empoisonnés qui lesrendaient redoutables.

D'autres, comme les blattes, choisirent dedevenir incomestibles. Uneglande spéciale donnait un si mauvais goûtà leur chair que nul nevoulait la déguster.

D'autres, comme les mantes religieuses oules papillons de nuit, choisirent le camouflage. Semblables aux herbes ou auxécorces, ils passaient inaperçus dans la nature inhospitalière. Cependant, dans cette jungle des premiers jours, bien des insectesn'avaient pas trouvé de «truc» poursurvivre et paraissaient condamnés àdisparaître.

Parmi ces «défavorisés», il y eut tout d'abord les termites. Apparue il y après de cent cinquante millions d'années sur la croûte terrestre, cette espèce brouteuse de bois n'avait aucune chance de pérennité. Trop déprédateurs, pas assez d'atouts naturels pour leur résister… Qu'allai-t-il advenir des termites? Beaucoup périrent, et les survivants étaient à ce point acculés qu'ils surent dégager à temps une solution originale: «Ne plus combattre seul, créer des groupes de solidarité. Il sera plus difficile à nos prédateurs de s'attaquer à vingt termites faisant front commun qu'à un seul essayant de fuir.» Le termite ouvrait ainsi l'une des voies royales de la complexité: l'organisation sociale. Ces insectes se mirent à vivre en petites cellules, d'abord familiales: toutes groupées autour de la Mère pondeuse. Puis lesfamilles devinrent des villages, les villages prirent de l'ampleur et se transformèrent en villes. Leurs cités de sable et de ciment se dressèrent bientôt sur toute la surface du globe. Les termites furent les premiers maîtres intelligents de notre planète, et sa première société.


Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le 327e mâle ne voit plus ses deux tueuses au parfum de roche. Il les a vraiment lâchées. Avec un peu de chance, elles sont peut-être mortes sous les éboulis… Faut pas rêver. Et il ne serait pas tiré d'affaire pour autant. Il n'a plus aucune odeur passeport. Maintenant, s'il croise la moindre guerrière son compte est bon. Il sera automatiquement considéré par ses sœurs comme un corps étranger. On ne le laissera même pas s'expliquer. Tir d'acide ou coup de mandibules sans sommation, voilà le traitement réservé à ceux qui ne peuvent émettre les odeurs passeports de la Fédération.

C'est insensé. Comment en est-il arrivé là? Tout est de la faute de ces deux maudites guerrières aux fragrances de roche. Qu'est-ce qui leur a pris? Elles doivent être folles. Bien que le cas soit rare, il arrive que des erreurs de programmation génétique entraînent des accidents psychologiques de ce type; quelque chose d'analogue à ces fourmis hystériques qui frappaient tout le monde lors de la troisième phase d'alerte. Ces deux-là n'avaient pourtant pas l'air hystériques ou dégénérées. Elles semblaient même très bien savoir ce qu'elles faisaient. On aurait dit… On ne trouve qu'une seule situation où des cellules détruisent consciemment d'autres cellules du même organisme. Les nourrices nomment cela cancer. On aurait dit… des cellules atteintes de cancer.

Cette odeur de roche serait alors une odeur de maladie… Là encore il faudrait donner l'alerte. Le 327e mâle a désormais deux mystères à résoudre: l'arme secrète des naines et les cellules cancéreuses de Bel-o-kan. Et il ne peut parler à personne. Il faut réfléchir. Il se pourrait bien qu'il possède en lui-même quelque ressource cachée… une solution.

Il entreprend de se laver les antennes.

Mouillage (cela lui fait tout drôle de lécher des antennes sans y reconnaître le goût caractéristique des phéromones passeports), brossage, lissage à la brosse de son coude, séchage.

Que faire, bon sang?

D'abord, rester vivant.

Une seule personne peut se rappeler son image infrarouge sans avoir besoin de la confirmation des odeurs d'identification:

Mère. Cependant, la Cité interdite regorge de soldâtes. Tant pis. Après tout, une vieille sentence de Belo-kiu-kiuni n'énonce-t-elle pas: C'est souvent au cœur du danger qu'on est le plus en sécurité?


Edmond Wells n'a pas laissé de bons souvenirs ici. Et d'ailleurs quand il est parti, personne ne l'a retenu. Celui qui parlait ainsi était un vieil homme au visage avenant, l'un des sous-directeurs de «Sweetmilk Corporation».

— Mais pourtant il parait qu'il avait découvert une nouvelle bactérie alimentaire, celle qui faisait exhaler des parfums aux yaourts…

– Ça, en chimie, il faut reconnaître qu'il avait de brusques coups de génie. Mais ils ne survenaient pas régulièrement, seulement par saccades.

— Vous avez eu des ennuis avec lui?

— Honnêtement, non. Disons plutôt qu'il ne s'intégrait pas à l'équipe. Il faisait bande à part. Et même si sa bactérie a rapporté des millions, je crois que jamais personne ici ne l'a vraiment apprécié.

— Vous pouvez être plus explicite?

— Dans une équipe il y a des chefs. Edmond ne supportait pas les chefs, ni d'ailleurs aucune forme de pouvoir hiérarchique. Il a toujours eu du mépris pour les gestionnaires, qui ne font que «diriger pour diriger sans rien produire», comme il disait. Or nous sommes tous obligés de lécher les bottes de nos supérieurs. Il n'y a pas de mal à cela. C'est le système qui le veut. Lui, il faisait le fier. Je crois que ça nous agaçait encore plus, nous ses pairs, que les chefs eux-mêmes.

— Comment est-il parti?

— Il s'est disputé avec un de nos sous-directeurs, pour une affaire dans laquelle il avait, je dois le dire… totalement raison. Ce sous-directeur avait fouillé dans — son bureau, et Edmond a piqué un coup de sang. Quand il a vu que tout le monde préférait soutenir l'autre, il bien été obligé de partir.

- Mais vous venez de dire qu'il avait raison…

— Mieux vaut parfois se comporter en lâche au profit de gens connus, même antipathiques, qu'être courageux au profit d'inconnus même sympathiques. Edmond n'avait pas d'amis ici. Il ne mangeait pas avec nous, ne buvait pas avec nous, il semblait toujours dans la lune.

— Pourquoi m'avouez-vous votre «lâcheté», alors? Vous n'aviez pas besoin de me raconter tout ça.

— Hum, depuis qu'il est mort, je me dis que nous nous sommes quand même mal comportés. Vous êtes son neveu, en vous racontant ça je me soulage un peu…


Au fond du goulet sombre on distingue une forteresse de bois. La Cité interdite. Cet édifice est en fait une souche de pin autour de laquelle on a construit le dôme. La souche sert de cœur et de colonne vertébrale à Bel-o-kan. Cœur, car elle contient la loge royale, et les réserves d'aliments précieux. Colonne vertébrale, car elle permet à la Cité de résister aux tempêtes et aux pluies. Vue de plus près, la paroi de la Cité interdite est incrustée de motifs complexes. Comme des inscriptions d'une écriture barbare. Ce sont les couloirs jadis creusés par les premiers occupants de la souche: des termites.

Lorsque la Belo-kiu-kiuni fondatrice avait atterri dans la région, cinq mille ans plus tôt, elle s'était tout de suite heurtée à eux. La guerre avait été très longue, plus de mille ans, mais les Belokaniens avaient fini par gagner. Ils avaient alors découvert avec émerveillement une ville «en dur», avec des couloirs de bois qui ne s'effondrent jamais. Cette souche de pin leur ouvrait de nouvelles perspectives urbanistiques et architecturales.

En haut, la table plate et surélevée; en bas, les racines profondes qui se dispersent dans la Terre.

C'était i-dé-al. Cependant, la souche ne suffit bientôt plus à abriter la population croissante des fourmis rousses. On avait alors creusé en sous-sol dans le prolongement des racines. Et on avait entassé des branchettes sur l'arbre décapité pour en élargir le sommet. A présent, la Cité interdite est presque déserte. En dehors de Mère et de ses sentinelles d'élite, tout le monde vit dans la périphérie.

327e s'approche de la souche à pas prudents et irréguliers. Les vibrations régulières sont perçues comme une présence de marcheur, alors que des sons irréguliers peuvent passer pour de légers éboulis. Il lui faut seulement espérer qu'aucune soldate ne le croise. Il se met à ramper. Il n'est plus qu'à deux cents têtes de la Cité interdite. Il commence à distinguer les dizaines d'issues perçant la souche; plus précisément, les têtes de fourmis «concierges» qui en bouchent l'accès.

Modelées par on ne sait quelle perversion génétique, celles-ci sont pourvues d'une large tête ronde et plate, qui leur donne l'allure d'un gros clou exactement ajusté au pourtour de l'orifice dont elles ont la surveillance.

Ces portes vivantes avaient déjà prouvé leur efficacité dans le passé. Lors de la guerre des Fraisiers, sept cent quatre-vingts ans plus tôt, la Cité fut envahie par les fourmis jaunes. Tous les Belokaniens survivants s'étaient réfugiés dans la Cité interdite, et les fourmis concierges, entrées à reculons, en avaient fermé les issues hermétiquement. Il fallut deux jours aux fourmis jaunes pour arriver à forcer ces verrous. Les concierges non seulement bouchaient les trous mais mordaient avec leurs longues mandibules. Les fourmis jaunes se mettaient à cent pour lutter contre une seule concierge. Elles finirent par passer en creusant la chitine des têtes. Mais le sacrifice des «portes vivantes» n'avait pas été vain. Les autres cités fédérées avaient eu le temps de constituer des renforts, et la ville fut libérée quelques heures plus tard.

Le 327e mâle n'a certes pas l'intention d'affronter seul une concierge, mais il compte profiter de l'ouverture de l'une de ces portes, par exemple pour laisser sortir une nourrice chargée d'œufs maternels. Il pourrait foncer avant qu'elle n'ait pu se refermer.

Voici justement qu'une tête bouge, puis ouvre le passage… à une sentinelle. Raté, il ne peut rien tenter, la sentinelle reviendrait aussitôt et le tuerait. Nouveau mouvement de la tête de la concierge. Il fléchit ses six pattes, prêt à bondir. Mais non! fausse alerte, elle ne faisait que changer de position. Ça doit quand même donner des crampes, de garder ainsi le cou plaqué contre un collier de bois. Tant pis, il n'a plus la patience, il fonce sur l'obstacle. Dès qu'il est à portée d'antenne, la concierge repère son absence de phéromones passeports. Elle recule encore pour mieux bouclier l'orifice, puis elle lâche des molécules d'alerte. Corps étranger à la Cité interdite! Corps étranger à la Cité interdite! répète-t-elle comme une sirène.

Elle fait tournoyer ses pinces pour intimider l'indésirable. Elle avancerait bien pour le combattre, mais la consigne est formelle: obstruer d'abord!

Il faut faire vite. Le mâle possède un avantage: il voit dans l'obscurité alors que la concierge est aveugle. Il s'élance, évite les mandibules déchaînées qui frappent au hasard et plonge pour en saisir les racines. Il les cisaille l'une après l'autre. Le sang transparent coule. Deux moignons continuent de s'agiter, inoffensifs.

Cependant, le 327e ne peut toujours pas passer, le cadavre de son adversaire bloque l'issue. Les pattes tétanisées continuent même d'appuyer sur le bois par réflexe. Comment faire? Il place son abdomen contre le front de la concierge et tire. Le corps tressaute, la chitine rongée par l'acide formique se met à fondre en lâchant une fumée grise. Mais la tête est épaisse. Il doit s'y prendre à quatre fois avant de pouvoir se frayer un chemin au travers du crâne plat. Il peut passer. De l'autre côté, il découvre un thorax et un abdomen atrophiés. La fourmi n'était qu'une porte, rien qu'une porte.


CONCURRENTS: Quand les premières fourmis apparurent, cinquante millions d'années plus tard, elles n'avaient qu'à bien se tenir. Lointaines descendantes d'une guêpe sauvage et solitaire, la tiphiide, elles n'étaient pourvues ni de grosses mandibules ni de dard. Elles étaient petites et chétives,

mais pas sottes, et comprirent vite qu'elles avaient intérêt à copier les termites. Il leur fallait s'unir.

Elles créèrent leurs villages; elles bâtirent des cités grossières. Les termites s'inquiétèrent bientôt de cette concurrence. Selon eux, il n'y avait déplace sur Terre que pour une seule espèce d'insectes sociaux. Les guerres étaient désormais inévitables. Un peu partout dans monde, sur les îles, les arbres et les montagnes, les armées des cités termites se battirent contre les jeunes armées des cités fourmis. On n 'avait jamais vu ça dans le règne animal. Des millions de mandibules qui ferraillaient côte à côte pour un objectif autre que nutritif. Un objectif «politique»! Au début les termites, plus expérimentés, gagnaient toutes les batailles. Mais les fourmis s'adaptèrent. Elles copièrent les armes termites et en inventèrent de nouvelles. Les guerres mondiales termite-fourmi embrasèrent la planète, de moinscinquante millions d'années à moins trentemillions d'années.

C'est à peu près à cette époque que lesfourmis, en découvrant les armes à jets d'acide formique, marquèrent un avantagedécisif.

Encore de nos jours les batailles sepoursuivent entre les deux espècesennemies, mais il est rare de voir les légionstermites vaincre.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


— Vous l'avez connu en Afrique, c'est bien cela?

— Oui, répondit le professeur. Edmond avait un chagrin. Je crois me rappeler que sa femme était morte. Il s'est jeté à corps perdu dans l'étude des insectes.

— Pourquoi les insectes?

— Et pourquoi pas? Les insectes exercent une fascination ancestrale. Nos aïeux les plus lointains redoutaient déjà les moustiques qui leur transmettaient les fièvres, les puces qui leur donnaient des démangeaisons, les araignées qui les piquaient, les charançons qui dévoraient leurs réserves alimentaires. Ça a laissé des traces.

Jonathan se trouvait dans le laboratoire n° 326 du centre CNRS entomologie de Fontainebleau, en compagnie du Pr Daniel Rosenfeld, un beau vieillard coiffé d'une queue de cheval, souriant et volubile.

— L'insecte déroute, il est plus petit et plus fragile que nous, et pourtant il nous nargue et même nous menace. D'ailleurs, lorsqu'on y réfléchit bien, on finit tous dans l'estomac des insectes. Car ce sont les asticots, donc les larves de mouches, qui se régalent de nos dépouilles…

— Je n'y avais pas pensé.

— L'insecte a longtemps été considéré comme l'incarnation du mal. Belzébuth, l'un des suppôts de Satan, est par exemple représenté avec une tête de mouche. Ce n'est pas un hasard.

— Les fourmis ont meilleure réputation que les mouches.

— Cela dépend. Toutes les cultures en parlent différemment. Dans le Talmud, elles sont le symbole de l'honnêteté. Pour le bouddhisme tibétain, elles représentent le dérisoire de l'activité matérialiste. Pour les Baoulés de Côte-d'Ivoire, une femme enceinte mordue par une fourmi accouchera d'un enfant à tête de fourmi. Certains Polynésiens, en revanche, les tiennent pour de minuscules divinités.

— Edmond travaillait précédemment sur les bactéries, pourquoi les a-t-il laissé tomber?

— Les bactéries ne le passionnaient pas le millième ce que l'ont passionné ses recherches sur l'insecte, et tout particulièrement sur les fourmis. Et quand je dis "ses recherches", c'était un engagement total. C'est lui qui a lancé la pétition contre les fourmilières-jouets, ces boîtes en plastique vendues dans les grandes surfaces, avec une reine et six cents ouvrières. Il s'est aussi battu pour utiliser les fourmis comme «insecticide». Il voulait qu'on installe systématiquement des cités de fourmis rousses dans les forêts, pour les nettoyer des parasites.

Ce n'était pas bête. Déjà dans le passé on a utilisé les fourmis pour lutter contre la processionnaire du pin en Italie et contre la pamphiliide des sapins en Pologne, deux insectes qui ravagent les arbres.

— Monter les insectes les uns contre les autres, c'est a l'idée?

— Mmmh, lui il appelait cela «s'immiscer dans leur diplomatie». On a fait tellement de bêtises au siècle dernier, avec les insecticides chimiques. Il ne faut jamais attaquer l'insecte de front, plus encore il ne faut jamais le sous-estimer et vouloir le dompter comme on l'a fait avec les mammifères. L'insecte, c'est une autre philosophie, un autre espace-temps, une autre dimension. L'insecte a par exemple une parade contre tous les poisons chimiques — la mithridatisation. Vous savez, si on n'arrive toujours pas à conjurer les invasions de sauterelles c'est qu'elles s'adaptent à tout, les bougresses. Collez-leur de l'insecticide, 99 pour cent crèvent mais un pour cent survit. Et ces un pour cent de rescapées sont non seulement immunisées, mais donnent naissance à 100 pour cent de petites sauterelles «vaccinées» contre cet insecticide. C'est ainsi qu'il y a deux cents ans, on a fait l'erreur d'augmenter sans cesse la toxicité des produits. Si bien que ceux-ci tuaient plus d'humains que d'insectes. Et nous avons créé des souches hyperrésistantes capables de consommer sans aucun dégât les pires poisons.

— Vous voulez dire qu'on n'a pas de véritable moyen de lutter contre les insectes?

— Constatez vous-même. Il y a toujours des moustiques, des sauterelles, des charançons, des mouches tsétsé — et des fourmis. Elles résistent à tout. En 1945, on s'est aperçu que seuls les fourmis et les scorpions avaient survécu aux déflagrations nucléaires. Elles se sont adaptées même à ça!


Le 327e mâle a fait couler le sang d'une cellule de la Meute. Il a exercé la pire violence contre son propre organisme. Cela lui laisse un goût amer. Mais avait-il d'autre moyen, lui, l'hormone d'information, de survivre afin de poursuivre sa mission? S'il a tué, c'est bien parce qu'on a tenté de le tuer. C'est une réaction en chaîne. Comme le cancer. Parce que la Meute se comporte de manière anormale envers lui, il se voit contraint d'agir à l'identique. Il doit se faire à cette idée.

Il a tué une cellule sœur. Il en tuera peut-être d'autres.


— Mais qu'allait-il faire en Afrique? Puisque, des fourmis, vous le dites vous-même, il y en a partout.

— Certes, mais pas les mêmes fourmis… Je crois qu'Edmond ne tenait plus à rien après la perte de sa femme, je me demande même avec le recul s'il n'attendait pas que les fourmis le «suicident».

— Pardon?

— Elles ont failli le bouffer, sacrediou! Les fourmis magnans d'Afrique… Vous n'avez jamais vu le film Quand la Marabounta gronde?

Jonathan secoua la tête en signe de dénégation.

— La Marabounta c'est la masse des fourmis magnans dorylines, ou annoma nigricans,

qui avance dans la plaine en détruisant tout sur son passage.

Le Pr Rosenfeld se leva, comme pour faire front devant une vague invisible.

— On entend d'abord comme un vaste bruissement composé de tous les cris et

piaillements, battements d'ailes et de pattes de toutes les petites bêtes qui tentent de fuir.

A ce stade, on ne voit pas encore les magnans, et puis quelques guerrières surgissent de derrière une butte. Après ces éclaireurs, les autres arrivent vite, en colonnes à perte de vue. La colline devient noire. C'est comme une coulée de lave qui fait fondre tout ce qu'elle touche.

Le professeur allait et venait en gesticulant, pris par son sujet.

— C'est le sang vénéneux de l'Afrique. De l'acide vivant. Leur nombre est effrayant.

Une colonie de magnans pond en moyenne cinq cent mille œufs tous les jours. Il y a de

quoi en remplir des seaux entiers… Donc, cette rigole d'acide sulfurique noir coule,

remonte les talus et les arbres, rien ne l'arrête. Les oiseaux, lézards ou mammifères insectivores qui ont le malheur d'approcher se font aussitôt émietter. Vision d'Apocalypse! Les magnans n'ont peur d'aucune bête. Une fois, j'ai vu un chat trop curieux se faire dissoudre en un clin d'œil. Elles traversent même les ruisseaux en faisant des ponts flottants de leurs propres cadavres!.. En Côte-d'Ivoire, dans la région avoisinant le centre écotrope de Lamto où nous les étudiions, la population n'a toujours pas trouvé de parade à leur invasion. Alors quand on annonce que ces minuscules Attila vont traverser le village, les gens fuient en emportant leurs biens les plus précieux. Ils mettent les pieds de tables et de chaises dans des seaux de vinaigre et ils prient leurs dieux. Au retour, tout est lessivé, c'est comme un typhon. Il n'y a plus le moindre bout d'aliment ou de quelque substance organique que ce soit. Plus la moindre vermine non plus. Les magnans sont finalement le meilleur moyen de nettoyer sa case de fond en comble.

— Comment faisiez-vous pour les étudier si elles sont si féroces?

— On attendait midi. Les insectes n'ont pas de système de régulation de chaleur comme nous. Quand il fait 18° dehors, il fait 18° dans leur corps, et quand c'est la canicule leur sang devient bouillant. C'est insupportable pour elles. Aussi, dès les premiers rayons brûlants, les magnans se creusent un nid bivouac, où elles attendent une météo plus clémente. C'est comme une mini-hibernation, si ce n'est qu'elles sont bloquées par la chaleur, non par le froid.

— Et alors?

Jonathan ne savait pas vraiment dialoguer. Il considérait que la discussion était faite pour servir de vase communicant. Il y en a un qui sait, le vase plein, et un qui ne sait pas, le vase vide, lui-même en général. Celui qui ne sait pas ouvre grand ses oreilles et relance de temps en temps l'ardeur de son interlocuteur avec des «et alors?», des «parlez-moi de ça», et des hochements de tête. S'il existait d'autres moyens de communiquer, il les ignorait. D'ailleurs il lui semblait, à observer ses contemporains, que ceux-ci ne faisaient que se livrer à des monologues parallèles, chacun ne cherchant qu'à utiliser l'autre comme psychanalyste gratuit. Dans ces conditions, il préférait sa propre technique. Il avait peut-être l'air de ne détenir aucun savoir, mais au moins il apprenait sans cesse. Un proverbe chinois ne dit- il pas: Celui qui pose une question est bête cinq minutes, celui qui n'en pose pas l'est toute sa vie.

— Et alors? On y est allés, bougrediou! Et ça a été quelque chose, croyez-moi. On comptait trouver cette satanée reine. La fameuse grosse bébête qui pond cinq cent mille œufs par jour. On voulait juste la voir et la photographier. On a mis des grosses bottes d'égoutiers. Pas de chance, Edmond faisait du 43 et il ne restait qu'une paire en 40. Il y est allé en Pataugas… Je m'en souviens comme si c'était hier. A 12 h 30 on a tracé sur le sol la forme probable du nid bivouac et on a commencé à creuser tout autour une tranchée de un mètre de profondeur. À 13 h 30 nous avons atteint les chambres extérieures. Une sorte de liquide noir et crépitant s'est mis à couler. Des milliers de soldâtes surexcitées faisaient claquer leurs mandibules qui, chez cette espèce, sont coupantes comme des lames de rasoir. Ça se plantait dans nos bottes tandis que nous continuions de progresser à coups de pelle et de pioche en direction de la cellule nuptiale. Nous avons enfin trouvé notre trésor. La reine. Un insecte dix fois plus volumineux que nos reines européennes. On l'a photographiée sous toutes les coutures alors qu'elle devait sûrement hurler des God save the Queen dans son langage odorant… L'effet n'a pas tardé. De partout les guerrières ont convergé pour former des mottes sur nos pieds. Certaines arrivaient à grimper en escaladant leurs consœurs déjà plantées dans le caoutchouc. De là, elles passaient sous le pantalon puis la chemise. On devenait tous des Gulliver, mais nos Lilliputiens ne rêvaient que de nous mettre en lambeaux comestibles! Il fallait surtout faire attention à ce qu'elles ne pénètrent dans aucun de nos orifices naturels: nez, bouche, anus, tympan. Sinon c'est foutu, elles creusent du dedans!

Jonathan se tenait coi, plutôt impressionné. Quant au professeur, il paraissait revivre la scène qu'il mimait avec la puissance de l'homme jeune qu'il n'était plus.

— On se donnait de grandes tapes pour les chasser. Elles, elles étaient guidées par notre souffle et notre transpiration. Nous avions tous fait des exercices de yoga pour respirer lentement et contrôler notre peur. On essayait de ne pas penser, d'oublier ces grappes de guerrières qui voulaient nous tuer. Et on a pris deux pellicules de photos dont certaines au flash. Quand on a eu fini, on a tous bondi hors de la tranchée., Sauf Edmond. Les fourmis l'avaient recouvert jusqu'à la tête, elles s'apprêtaient à le bouffer! On l'a vite dégagé par les bras, on l'a déshabillé et l'on a raclé à la machette toutes les mâchoires et les têtes qui étaient plantées dans son corps. On avait tous morflé, mais pas au même degré que lui, sans bottes. Et surtout, il avait paniqué, il avait émis des phéromones de peur.

— C'est horrible.

— Non, c'est chouette qu'il s'en soit tiré vivant. Ça ne l'a d'ailleurs pas dégoûté des fourmis. Au contraire, il les a étudiées avec encore plus d'acharnement.

— Et ensuite?

— Il est rentré à Paris. Et on n'a plus eu de nouvelles. Il n'a même pas téléphoné une fois à son vieux Rosenfeld, le bougre. Enfin j'ai vu dans les journaux qu'il était mort. Paix à son âme.

Il alla écarter le rideau de la fenêtre pour examiner un vieux thermomètre serti dans de la tôle émaillée.

— Hum, 30°en plein mois d'avril, c'est incroyable. Il fait de plus en plus chaud chaque année. Si ça continue, dans dix ans, la France va devenir un pays tropical.

— C'est à ce point?

— On ne s'en aperçoit pas parce que c'est progressif. Mais nous, les entomologistes, on s'en rend compte à des détails bien précis: on trouve des espèces d'insectes typiques des régions équatoriales dans le Bassin parisien. Vous n'avez jamais remarqué que les papillons devenaient de plus en plus chatoyants?

— En effet, j'en ai même trouvé un hier, rouge et noir fluo posé sur une voiture…

— Sans doute une zygène à cinq taches. C'est un papillon venimeux qu'on ne trouvait jusqu'alors qu'à Madagascar. Si ça continue… Vous vous imaginez des magnans dans Paris? Bonjour la panique. Ce serait amusant à voir…


Après s'être nettoyé les antennes et avoir mangé quelques morceaux tièdes de la concierge «défoncée», le mâle sans odeur trotte dans les couloirs de bois. La loge maternelle est par là, il la sent. Par chance, il est 25°-temps, et il n'y a pas trop de monde à cette température dans la Cité interdite. Il devrait pouvoir se faufiler à l'aise. Soudain, il perçoit l'odeur de deux guerrières qui arrivent en sens inverse. Il y a une grosse et une petite. Et la petite a des pattes en moins…

Ils hument mutuellement leurs effluves à distance. Incroyable c'est lui! Incroyable c'est elles!

Le 327 e détale avec vigueur dans l'espoir de les semer. Il tourne et tourne dans ce labyrinthe à trois dimensions. Il sort de la Cité interdite. Les concierges ne le ralentissent pas, n'étant programmées que pour filtrer de l'extérieur vers l'intérieur. Ses pattes foulent maintenant la terre meuble. Il prend virage sur virage. Mais les autres sont aussi très rapides et ne se laissent pas distancer. C'est alors que le mâle bouscule et jette à terre une ouvrière chargée d'une brindille; il ne l'a pas fait exprès, mais la course des tueuses aux odeurs de roche s'en trouve freinée. Il faut profiter de ce répit. Vite il se cache dans une anfractuosité. La boiteuse approche. Il s'enfonce un peu plus dans sa cachette.


— Où est-il passé?

— Il est redescendu.

— Comment ça redescendu?

Lucie prit le bras d'Augusta et la conduisit vers la porte de la cave.

— Il est là-dedans depuis hier soir.

— Et il n'est toujours pas remonté?

— Non, je ne sais pas ce qu'il se passe là-dessous, mais il m'a formellement interdit d'appeler la police… il est déjà descendu plusieurs fois et il est revenu.

Augusta était abasourdie.

— Mais c'est insensé! Son oncle lui avait pourtant formellement interdit…

— Il y va maintenant en emportant des tas d'outils, des pièces d'acier, des grosses plaques de béton. Quant à ce qu'il bricole là-dessous…

Lucie se prit la tête dans les mains. Elle était à bout, elle sentait qu'elle allait refaire une dépression.

— Et on ne peut pas descendre le chercher?

— Non. Il a mis une serrure qu'il referme de l'intérieur.

Augusta s'assit, déconfite.

— Eh bien, eh bien. Si j'avais pu m'attendre à ce que l'évocation d'Edmond fasse autant d'histoires…


SPÉCIALISTE: Dans les grandes citésfourmis modernes, la répartition des tâches,

répétée sur des millions d'années, a générédes mutations génétiques.

Ainsi certaines fourmis naissent avecd'énormes mandibules cisailles pour êtresoldats, d'autres possèdent des mandibulesbroyantes pour produire de la farine de céréales, d'autres sont équipées de glandessalivaires surdéveloppées pour mouiller etdésinfecter les jeunes larves.

Un peu comme si chez nous les soldatsnaissaient avec des doigts en forme de couteau, les paysans avec des pieds en pince pour grimper cueillir les fruits aux arbres,les nourrices avec une dizaine de paires detétons.

Mais de toutes les mutations «professionnelles», la plus spectaculaire est celle de l'amour.

En effet, pour que la masse des besogneuses ouvrières ne soient pas distraites par des pulsions erotiques, elles naissent asexuées. Toutes les énergies reproductrices sont concentrées sur des spécialistes: les mâles et les femelles, princes et princesses de cette civilisation parallèle.

Ceux-ci sont nés et sont équipés uniquement pour l'amour. Ils bénéficient de multiples gadgets censés les aider dans leur copulation. Cela va des ailes aux ocelles infrarouges, en passant par les antennes émettrices-réceptrices d'émotions abstraites.

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Sa cachette n'est pas en cul-de-sac, elle mène à une petite grotte. 327° s'y calfeutre. Les guerrières au parfum de roche passent sans le détecter. Seulement, la grotte n'est pas vide. Il y a quelqu'un de chaud et d'odorant là-dedans. Ça émet. - Qui êtes-vous?

Le message olfactif est net, précis, impératif. Grâce à ses ocelles infrarouges, il distingue le gros animal qui le questionne. A vue d'œil son poids doit être d'au moins quatre-vingt-dix grains de sable. Ce n'est pourtant pas une soldate. C'est quelque chose qu'il n'a jusqu'alors jamais senti, jamais vu. Une femelle.

Et quelle femelle! Il prend le temps de l'examiner. Ses pattes graciles au galbe parfait sont décorées de petits poils délicieusement poisseux d'hormones sexuelles. Ses antennes épaisses pétillent d'odeurs fortes. Ses yeux aux reflets rouges sont comme deux myrtilles. Elle a un abdomen massif, lisse et fuselé. Un large bouclier thoracique, surmonté d'un mésotonum adorablement granuleux. Et enfin de longues ailes, deux fois plus grandes que les siennes.

La femelle écarte ses mignonnes petites mandibules et… lui saute à la gorge pour le décapiter.

Il a du mal à déglutir, il étouffe. Etant donné son absence de passeports, la femelle n'est pas près de relâcher son étreinte. Il est un corps étranger qu'il faut détruire.

Profitant de sa taille réduite, le 327e mâle parvient pourtant à se dégager. Il lui grimpe sur les épaules, lui serre la tête. La roue tourne. A chacun son tour d'avoir des soucis.

Elle se débat.

Quand elle est bien affaiblie, il lance ses antennes en avant. Il ne veut pas la tuer, seulement qu'elle l'écoute. Les choses ne sont pas simples. Il veut avoir une CA avec elle. Oui, une communication absolue.

La femelle (il identifie son numéro de ponte, elle est la 56e) écarte ses antennes, fuyant le contact. Puis elle se cabre pour se débarrasser de lui. Mais il reste fermement arrimé à son mésotonum et renforce la pression de ses mandibules. S'il continue, la tête de la femelle va être arrachée comme une mauvaise herbe.

Elle s'immobilise. Lui aussi.

Avec ses ocelles couvrant un champ d'angle de 180°, elle voit nettement son agresseur, juché sur son thorax

Il est tout petit.

Un mâle!

Elle se rappelle les leçons des nourrices

Les mâles sont des demi-êtres.

Contrairement à toutes les autres cellules de la Cité, ils ne sont équipés que de la moitié des chromosomes de l'espèce. Ils sont conçus à partir d'oeufs non fécondés. Ce sont donc de grosses ovules, ou plutôt de gros spermatozoïdes, vivant à l'air libre.

Elle a sur le dos un spermatozoïde qui est en train de l'étrangler. Cette idée l'amuse presque. Pourquoi certains œufs sont-ils fécondés et d'autres non? Probablement à cause de la température. En dessous de 20°, la spermathèque ne peut être activée et Mère pond des œufs non fécondés. Les mâles sont donc issus du froid. Comme la mort.

C'est la première fois qu'elle en voit un en chair et en chitine. Que peut-il bien chercher ici, dans le gynécée des vierges? Ce territoire est tabou, réservé aux cellules sexuelles femelles. Si n'importe quelle cellule étrangère peut pénétrer dans leur fragile sanctuaire, la porte est ouverte à toutes les infections!

Le 327e mâle tente à nouveau de trouver la communication antennaire. Mais la femelle ne se laisse pas faire. Lui écarte-t-il les antennes qu'elle les rabat aussitôt sur sa tête; s'il effleure le deuxième segment, elle ramène les antennes en arrière. Elle ne veut pas.

Il augmente encore la pression de ses mâchoires et arrive à mettre en contact son septième segment antennaire avec son septième segment à elle. La 56e femelle n'a jamais communiqué de la sorte. On lui a appris à éviter tout contact, ajuste lancer et recevoir des effluves dans l'air. Mais elle sait que ce mode de communication éthéré est trompeur. Mère avait un jour émis une phéromone sur ce sujet: Entre deux cerveaux il y aura toujours toutes les incompréhensions et tous les mensonges générés par les odeurs parasites, les courants d'air, la mauvaise qualité de l'émission et de la réception.

Le seul moyen de pallier ces désagréments c'est ça: la communication absolue. Le contact direct des antennes. Le passage sans aucune entrave des neuromédiateurs d'un cerveau aux neuromédiateurs de l'autre cerveau.

Pour elle c'est comme une défloration de son esprit. En tout cas, quelque chose de dur et d'inconnu.

Mais elle n'a plus le choix, s'il continue à serrer il va la tuer. Elle ramène ses tiges frontales sur les épaules en signe de soumission.

La CA peut commencer. Les deux paires d'antennes se rapprochent franchement. Petite décharge électrique. C'est la nervosité. Lentement, puis de plus en plus vite, les deux insectes se caressent mutuellement leurs onze segments crénelés. Une mousse remplie d'expressions confuses se met à buller peu à peu. Cette substance grasse lubrifie les antennes et permet d'accélérer encore le rythme de frottement. Les deux têtes insectes vibrent sans contrôle, un temps, après quoi les tiges antennaires stoppent leur danse et se collent l'une contre l'autre sur toute leur longueur. Il n'y a plus maintenant qu'un seul être avec deux têtes, deux corps et une seule paire d'antennes. Le miracle naturel s'accomplit. Les phéromones transitent d'un corps à l'autre à travers les milliers de petits pores et capillaires de leurs segments. Les deux pensées se marient. Les idées ne sont plus codées et décodées. Elles sont livrées à leur état de simplicité originelle: images, musiques, émotions, parfums. C'est dans ce langage parfaitement immédiat que le 327e mâle raconte tout de son aventure à la 56e femelle: le massacre de l'expédition, les traces olfactives des soldâtes naines, sa rencontre avec Mère, comment on a tenté de l'éliminer, sa perte des passeports, sa lutte contre la concierge, les tueuses au parfum de roche toujours à sa poursuite.

La CA terminée, elle ramène en arrière ses antennes en signe de bonnes dispositions à son égard. Il descend de son dos. Maintenant il est à sa merci, elle pourrait l'éliminer facilement. Elle s'approche, mandibules largement écartées et… lui donne quelques-unes de ses phéromones passeports. Avec ça, il est temporairement tiré d'affaire. Elle lui propose une trophallaxie, il accepte. Puis elle fait vrombir ses ailes pour disperser toutes les vapeurs de leur conversation. Ça y est, il a réussi à convaincre quelqu'un. L'information est passée, a été comprise, acceptée par une autre cellule. Il vient de créer son groupe de travail.


TEMPS: La perception de l'écoulement du temps est très différente chez les humains et chez les fourmis. Pour les humains, le temps est absolu. Périodicité et durée des secondes seront égales, quoi qu'il arrive. Chez les fourmis, en revanche, le temps est relatif. Quand il fait chaud, les secondes sont très courtes. Quand il fait froid, elles se tordent et s'allongent à l'infini, jusqu'à la perte de conscience hibernative. Ce temps élastique leur donne une perception de la vitesse des choses très différente de la nôtre. Pour définir unmouvement, les insectes n'utilisent pas seulement l'espace et la durée, elles ajoutent une troisième dimension: la température.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Désormais ils sont deux, soucieux de convaincre un maximum de sœurs de la gravité de l'«Affaire de l'arme secrète destructrice». Il n'est pas trop tard. Ils doivent cependant prendre en compte deux éléments. D'une part, ils n'arriveront jamais à convertir assez d'ouvrières à leur cause avant la fête de la Renaissance, qui va accaparer toutes les énergies, il leur faut donc un troisième complice. D'autre part, il faut prévoir le cas où les guerrières au parfum de roche referaient apparition, une planque est nécessaire. 56e propose sa loge. Elle y a creusé un passage secret qui leur permettra de fuir en cas de pépin. Le 327e mâle n'en est qu'à moitié étonné, c'est la grande mode de creuser des passages secrets. Ça a démarré il y a cent ans, pendant la guerre contre les fourmis cracheuse, de colle. Une reine de cité fédérée, Ha-yekte-douni, avait cultivé un délire sécuritaire. Elle s'était fait construire une cité interdite «blindée». Les flancs en étaient armés de gros cailloux, eux-mêmes soudés par des ciments termites! Le problème c'est qu'il n'y avait qu'une seule issue. Si bien que lorsque sa cité fut encerclée par les légions de fourmis cracheuses de colle, elle se retrouva coincée dans son propre palais. Les cracheuses de colle n'eurent alors aucune difficulté à la capturer et à l'étouffer dans leur ignoble glu à séchage rapide. La reine Ha-yekte-douni fut par la suite vengée, et sa cité libérée, mais cette horrible et stupide fin marqua longtemps les esprits belokaniens. Les fourmis ayant cette formidable chance de pouvoir modifier d'un coup de mandibule la forme de leur habitacle, chacun se mit à forer son couloir secret. Une fourmi qui creuse son trou, passe encore, mais s'il y en a un million, c'est la catastrophe. Les couloirs «officiels» s'écroulaient à force d'être sapés par les couloirs «privés». On empruntait son passage secret, et l'on débouchait dans un véritable labyrinthe formé par «ceux des autres». Au point que des quartiers entiers étaient devenus friables, compromettant l'avenir même de Bel-o-kan. Mère avait mit le holà. Plus personne n'était censé creuser pour son compte personnel. Mais comment contrôler toutes les loges? La 56e femelle fait basculer un gravier, dévoilant un orifice sombre. C'est là. 327e examine la cache, il la juge parfaite. Reste à trouver un troisième complice. Ils sortent, referment avec soin. La 56e femelle émet: Le premier venu sera le bon. Laisse-moi faire.

Ils croisent bientôt quelqu'un, une grande soldate asexuée qui traîne un morceau de papillon. La femelle l'interpelle à distance avec des messages émotifs parlant d'une grande menace pour la Meute. Elle manie le langage des émotions avec une délicatesse virtuose qui laisse le mâle pantois. Quant à la soldate, elle abandonne immédiatement son gibier pour venir discuter.

Une grande menace pour la Meute? Où, qui, comment, pourquoi?

La femelle lui explique succinctement la catastrophe qui a frappé la première expédition du printemps. Sa manière de s'exprimer exhale de délicieux effluves. Elle a déjà la grâce et le charisme d'une reine. La guerrière est vite conquise.

Quand partons-nous?

Combien de soldâtes faut-il pour attaquer les naines?

Elle se présente. Elle est la 103 683e asexuée de la ponte d'été. Gros crâne luisant, longues mandibules, yeux pratiquement inexistants, courtes pattes, c'est une alliée de poids. C'est aussi une enthousiaste de naissance. La 56e femelle doit même réfréner ses ardeurs.

Elle lui déclare qu'il existe des espionnes au sein même de la Meute, peut-être bien des mercenaires vendues aux naines pour empêcher les Belokaniennes d'élucider le mystère de l'arme secrète.

On les reconnaît à leur odeur de roche caractéristique. Il faut faire vite.

Comptez sur moi.

Ils se répartissent alors les zones d'influence.

327e va s'efforcer de convaincre les nourrices du solarium. Elles sont en général assez naïves.

103 683e va essayer de ramener des soldâtes. Si elle parvient à constituer une légion, ce sera déjà formidable.

Je pourrai aussi questionner les éclaireurs, tenter de recueillir d'autres témoignages sur cette arme secrète des naines. Quant à 56 , elle visitera les champignonnières et les étables pour y rechercher des soutiens stratégiques. Retour ici pour bilan à 23°-temps.


La télévision montrait cette fois, dans le cadre de la série «Cultures du monde», un reportage sur les coutumes japonaises: «Les Japonais, peuple insulaire, sont habitués à vivre en autarcie depuis des siècles. Pour eux, le monde est divisé en deux: les Japonais et les autres, les étrangers aux mœurs incompréhensibles, les barbares, nommés chez eux Gaijin. Les Japonais ont eu de tout temps un sens national très pointilleux. Lorsqu'un Japonais vient s'installer par exemple en Europe, il est automatiquement exclu du groupe. S'il revient un an plus tard, ses parents, sa famille ne le reconnaîtront plus comme l'un des leurs. Vivre chez les Gaijin c'est s'imprégner de l'esprit des «autres», c'est donc devenir un Gaijin. Même ses amis d'enfance s'adresseront à lui comme à un quelconque touriste.» On voyait défiler sur l'écran différents temples et lieux sacrés du Shinto. La voix off reprit:

«Leur vision de la vie et de la mort est différente de la nôtre. Ici la mort d'un individu n'a pas beaucoup d'importance. Ce qui est inquiétant, c'est la disparition d'une cellule productrice. Pour apprivoiser la mort, les Japonais aiment cultiver l'art de la lutte. Le kendo est enseigné aux jeunes dès la petite école…»

Deux combattants surgirent au centre de l'écran, vêtus comme d'anciens samourais. Leurs torses étaient recouverts de plaques noires articulées. Leurs têtes étaient coiffées d'un casque ovale orné de deux longues plumes au niveau des oreilles. Ils s'élancèrent l'un contre l'autre en poussant un cri guerrier, puis se mirent à ferrailler avec leurs longs sabres.

Nouvelles images, un homme assis sur les talons pointe à deux mains un sabre court sur son ventre.

«Le suicide rituel, Seppuku, est une autre caractéristique de la culture japonaise. Il nous est certes difficile de comprendre ce…»

— La télé, toujours la télé! Ça abrutit! Ça nous fourre à tous les mêmes images dans la tête. De toute façon, ils racontent n'importe quoi. Vous n'en avez pas marre, encore? s'exclama Jonathan qui était rentré depuis quelques heures.

— Laisse-le. Ça le calme. Depuis la mort du chien, il n'est plus très bien… fit Lucie d'une voix mécanique.

Il caressa le menton de son fils.

– Ça ne va pas, mon grand? — Chut, j'écoute.

— Holà! comment il nous parle maintenant!

— Comment il te parle. Il faut dire que tu ne le vois pas très souvent, ne t'étonne pas qu'il te batte un peu froid.

— Eh! Nicolas, tu es arrivé à faire les quatre triangles avec les allumettes?

— Non, ça m'énerve. J'écoute. -Bonalorssiçat'énerve… Jonathan, l'air réfléchi, entreprit de manipuler les allumettes qui traînaient sur la table.

— Dommage. C'est… instructif. Nicolas n'entendait pas, son cerveau était directement branché sur la télévision. Jonathan partit dans sa chambre.

— Qu'est-ce que tu fais? demanda Lucie.

— Tu le vois bien, je me prépare, j'y retourne.,

— Quoi? Oh non!

— Je n'ai pas le choix.

— Jonathan, dis-le-moi maintenant, qu'y a-t-il là-dessous qui te fascine tant? Je suis ta femme après tout!

Il ne répondit rien. Ses yeux étaient fuyants. Et toujours ce tic disgracieux. De guerre lasse, elle soupira:

— Tu as tué les rats?

— Ma seule présence suffit, ils gardent leurs distances. Sinon je leur sors ce truc.

Il brandit un gros couteau de cuisine qu'il avait longuement aiguisé. Il empoigna de l'autre main sa torche halogène et se dirigea vers la porte de la cave, sac au dos, un sac qui renfermait de copieuses provisions ainsi que ses outils de serrurier de choc. Il lança à peine

— Au revoir, Nicolas. Au revoir, Lucie. Lucie ne savait que faire. Elle saisit le bras de Jonathan.

— Tu ne peux pas partir comme ça! C'est trop facile. Tu dois me parler!

— Ah, je t'en prie!

— Mais comment faut-il te le dire? Depuis que tu es descendu dans cette maudite cave, tu n'es plus le même. Nous n'avons plus d'argent et tu as acheté pour au moins cinq mille francs de matériel et de livres sur les fourmis.

— Je m'intéresse à la serrurerie et aux fourmis. C'est mon droit.

— Non, ce n'est pas ton droit. Pas quand tu as un fils et une femme à nourrir. Si tout l'argent du chômage passe dans l'achat de livres sur les fourmis, je vais finir…

— Par divorcer? C'est cela que tu veux dire? Elle lui lâcha le bras, abattue.

— Non.

Lui la prit par les épaules. Tic de la bouche.

— Il faut me faire confiance. Il faut que j'aille jusqu'au bout. Je ne suis pas fou.

— Tu n'es pas fou? Mais regarde-toi un peu! Tu as une mine de déterré, on dirait que tu as toujours de la fièvre.

— Mon corps vieillit, ma tête rajeunit.

— Jonathan! Dis-moi ce qui se passe en bas!

— Des choses passionnantes. Il faut aller plus bas, si on veut pouvoir remonter un jour…

Tu sais, c'est comme la piscine, c'est au fond qu'on trouve l'appui pour remonter. Et il éclata d'un rire dément, qui, trente secondes plus tard, résonnait encore de sinistres éclats dans l'escalier en colimaçon.


Etage + 35. La fine couverture de branchettes produit un effet de vitrail. Les rayons solaires étincellent en passant à travers ce filtre puis tombent comme une pluie d'étoiles sur le sol. Nous sommes dans le solarium de la cité, 1 «usine» à produire des citoyens belokaniens. Il y règne une chaleur torride. 38°. C'est normal, le solarium est exposé plein sud pour bénéficier le plus longtemps possible des ardeurs de l'astre blanc. Parfois, sous l'effet catalyseur des branchettes, la température monte jusqu'à 50°! Des centaines de pattes s'agitent. La caste la plus nombreuse ici est celle des nourrices. Elles empilent les œufs que Mère vient de pondre. Vingt-quatre piles forment un tas, douze tas constituent une rangée. Les rangées se perdent au loin. Quand un nuage fait de l'ombre, les nourrices déplacent les piles d'œufs. Il faut que les plus jeunes soient toujours bien chauffés. «Chaleur humide pour les œufs, chaleur sèche pour les cocons»: voilà une vieille recette myrmécéenne pour faire de beaux petits. A gauche, on voit des ouvrières chargées de la thermie. Elles entassent des morceaux de bois noirs qui accumulent la chaleur et des morceaux d'humus fermenté qui en produisent. Grâce à ces deux «radiateurs», le solarium arrive à rester en permanence à une température comprise entre 25° et 40° même lorsqu'à l'extérieur il ne fait que 15°. Des artilleuses circulent. Si un pic vert vient s'y frotter…

A droite, on distingue des œufs plus âgés. Longue métamorphose: sous les léchages des nourrices et du temps, les petits œufs grossissent et jaunissent. Ils se transforment en larves aux poils dorés au bout de une à sept semaines. Cela dépend là encore de la météo.

Les nourrices sont extrêmement concentrées. Elles ne ménagent ni leur salive antibiotique ni leur attention. Il ne faut pas que la moindre saleté vienne souiller les larves. Elles sont si fragiles. Même les phéromones de dialogues sont réduites à leur strict minimum.

Aide-moi à les porter vers ce coin… Attention ta pile risque de s'effondrer… Une nourrice transporte une larve deux fois plus longue qu'elle. Sûrement une artilleuse. Elle dépose 1 «arme» dans un coin et la lèche.

Au centre de cette vaste couveuse, des larves en tas, dont les dix segments du corps commencent à se marquer, hurlent pour recevoir la becquée. Elles agitent leur tête dans tous les sens, étirent leur cou et gesticulent jusqu'à ce que les nourrices consentent à leur délivrer un peu de miellat ou à leur abandonner de la viande d'insecte. Au bout de trois semaines, quand elles ont bien «mûri», les larves cessent de manger et de bouger. Phase de léthargie où l'on se prépare à l'effort. Elles rassemblent leurs énergies pour sécréter le cocon qui les transformera en nymphes. Les nourrices trimbalent ces gros paquets jaunes dans une salle voisine remplie de sable sec qui absorbe l'humidité de l'air. «Chaleur humide pour les œufs, chaleur sèche pour les cocons», on ne le répétera jamais assez.

Dans cette étuve le cocon blanc aux reflets bleutés devient jaune, puis gris, puis brun. Pierre philosophale à rebours. Sous la coque s'accomplit le miracle naturel. On change tout. Système nerveux, appareil respiratoire et digestif, organes sensoriels, carapace… La nymphe placée dans l'étuve va enfler en quelques jours. L'œuf est en train de cuire, le grand moment approche. La nymphe sur le point d'éclore est tirée à l'écart, en compagnie de celles qui partagent le même état. Des nourrices crèvent précautionneusement le voile du cocon, dégageant une antenne, une patte, jusqu'à libérer une sorte de fourmi blanche qui tremble et vacille. Sa chitine, encore molle et claire, sera rousse dans quelques jours, comme celles de tous les Belokaniens. 327e, planté au milieu de ce tourbillon d'activité, ne sait pas trop bien à qui s'adresser, Il lance une petite odeur vers une nourrice qui aide un nouveau-né à faire ses premiers pas.

Il se passe quelque chose de grave. La nourrice ne tourne même pas la tête dans sa direction. Elle lâche une phrase odorante à peine perceptible:

Chut. Rien n'est plus grave que la naissance d'un être.

Une artilleuse le bouscule en lui donnant des petits coups avec les massues placées au bout de ses antennes. Tip, tip, tip. Il ne faut pas déranger. Circulez. Il n'a pas le bon niveau d'énergie, il ne sait pas émettre et être convaincant. Ah! s'il avait le don de communication de 56e! Il récidive pourtant auprès d'autres nourrices; elles ne lui prêtent pas la moindre attention. Il en vient à se demander si sa mission est vraiment aussi importante qu'il se le figure. Mère a peut-être raison. Il y a des tâches prioritaires. Perpétuer la vie au lieu de vouloir engendrer la guerre, par exemple. Alors qu'il en est à cette étrange pensée, un jet d'acide formique rase ses antennes! C'est une nourrice qui vient de lui tirer dessus. Elle a laissé tomber le cocon dont elle avait la charge et l'a mis enjoué. Par chance elle n'a pas assez bien visé. Il fonce pour rattraper la terroriste, mais elle a déjà filé dans la première pouponnière, renversant une pile d'œufs pour lui barrer le passage. Les coquilles se brisent en libérant un liquide transparent.

Elle a détruit des œufs! Qu'est-ce qui lui a pris? C'est l'affolement, les nourrices courent en tous sens, soucieuses de protéger la génération en gestation.

Le 327e mâle, comprenant qu'il ne pourra rattraper la fugitive, fait passer son abdomen sous son thorax et met enjoué. Mais avant qu'il ait pu tirer, elle tombe foudroyée par une artilleuse qui l'avait vue renverser les œufs.

Un attroupement se crée autour du corps calciné par l'acide formique. 327e penche ses antennes au-dessus du cadavre. Pas de doute, il y a comme un petit relent. Une odeur de roche.


SOCIABILITE: Chez les fourmis comme chez les hommes, la sociabilité est prédéterminée. Le nouveau-né fourmi esttrop faible pour briser seul le cocon qui l'emprisonne. Le bébé humain n'est pas même capable de marcher ou de se nourrir seul.

Les fourmis et les hommes sont deux espèces formées à être assistées par leur entourage, et ne savent ou ne peuvent apprendre seuls. Cette dépendance par rapport aux adultes est certes une faiblesse, mais elle lance un autre processus, celui de la quête du savoir. Si les adultes peuvent survivre alors que les jeunes en sont incapables, ces derniers sont dès le début obligés de réclamer des connaissances aux plus anciens.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Étage — 20. La 56e femelle n'en est pas encore à discuter de l'arme secrète des naines avec les agricultrices, ce qu'elle voit la passionne trop pour qu'elle puisse émettre quoi que ce soit.

La caste des femelles étant particulièrement précieuse, ces dernières vivent toute leur enfance enfermées dans le gynécée des princesses. Elles ne connaissent bien souvent du monde qu'une centaine de couloirs, et peu d'entre elles se sont déjà aventurées au-dessous du dixième étage en sous-sol et au-dessus du dixième étage en sur-sol…

Une fois, 56e avait essayé de sortir pour voir le grand Extérieur dont lui avaient parlé ses nourrices, mais des sentinelles l'avaient refoulée. On pouvait camoufler peu ou prou ses odeurs, mais pas ses longues ailes. Les gardes l'avaient alors avertie qu'il existait dehors des monstres gigantesques; ils mangeaient les petites princesses qui voulaient sortir avant la fête de la Renaissance. 56e était partagée depuis entre la curiosité et l'effroi. Descendue à l'étage — 20, elle se rend compte qu'avant de parcourir le grand Extérieur sauvage elle a encore beaucoup de merveilles à découvrir dans sa propre cité. Ici, elle voit pour la première fois les champignonnières.

Dans la mythologie belokanienne, il est dit que les premières champignonnières furent découvertes pendant la guerre des Céréales, au cinquante millième millénaire. Un commando d'artilleuses venait d'investir une cité termite. Elles tombèrent soudain sur une salle de proportions colossales. Au centre s'élevait une énorme galette blanche qu'une centaine d'ouvrières termites n'arrêtaient pas de polir.

Elles goûtèrent et trouvèrent ça délicieux. C'était… comme un village entièrement comestible! Des prisonnières avouèrent qu'il s'agissait de champignons. De fait, les termites ne vivent que de cellulose mais, ne pouvant la digérer, ils recourent à ces champignons pour la rendre assimilable.

Les fourmis, elles, digèrent fort bien la cellulose et n'ont nul besoin de ce gadget. Elles n'en comprirent pas moins l'avantage d'avoir des cultures à l'intérieur même de leur cité: cela permettait de résister aux sièges et aux disettes. Aujourd'hui, dans les grandes salles de l'étage — 20 de Bel-o-kan, on sélectionne les souches. Cependant les fourmis n'utilisent plus les mêmes champignons que les termites, à Bel-o-kan on fait surtout pousser de l'agaric. Et toute une technologie s'est développée à partir des activités agricoles. La 56e femelle circule entre les parterres de ce blanc jardin. D'un côté, des ouvrières préparent le «lit» sur lequel poussera le champignon. Elles coupent des feuilles en petits carrés, qui sont ensuite raclés, triturés, malaxés, transformés en pâtés. Les pâtés de feuilles sont rangés sur un compost formé d'excréments (les fourmis réunissent leurs excréments dans des bassins réservés à cet usage). Puis ils sont humidifiés de salive et on laisse au temps le soin de faire germer la préparation.

Les pâtés déjà fermentes s'entourent d'une pelote de filaments blancs comestibles. On en voit, là à gauche. Des ouvrières les arrosent alors de leur salive désinfectante et coupent tout ce qui dépasse du petit cône blanc. Si on laissait les champignons pousser, ils auraient tôt fait de faire exploser la salle. Des filaments moissonnés par des ouvrières à mandibules plates, on obtient une farine aussi goûteuse que reconstituante. Là encore, la concentration des ouvrières est poussée à son comble. Il ne faut pas que la moindre mauvaise herbe, le moindre champignon parasite se mêle de profiter de leurs soins.

C'est dans ce contexte, peu favorable en somme, que 56e essaie d'établir le contact antennaire avec une jardinière occupée à découper avec minutie l'un des cônes blancs.

Un grave danger menace la Cité. Nous avons besoin d'aide. Voulez-vous vous joindre à notre cellule de travail? Quel danger?

Les naines ont découvert une arme secrète aux effets ravageurs, il faudrait réagir au plus tôt.

La jardinière lui demande placidement ce qu'elle pense de son champignon, un bel agaric. 56e lui en fait compliment. L'autre lui propose de goûter. La femelle mord dans la pâte blanche et ressent aussitôt une chaleur vive dans son cesophage. Du poison! L'agaric a été imprégné de myrmicacine, un acide foudroyant habituellement utilisé sous forme diluée pour servir d'herbicide. 56e tousse et recrache à temps l'aliment toxique. La jardinière a lâché son champignon pour lui sauter au thorax, toutes mandibules dehors. Elles roulent dans le compost, se frappent sur le crâne, repliant par à-coups secs leurs antennes massues. Tchak! Tchak! Tchak!

Les coups sont donnés avec la ferme intention d'assommer. Des agricultrices les séparent.

Qu'est-ce qui vous prend à vous deux?

La jardinière s'échappe. Ouvrant ses ailes, 56e fait un bond prodigieux et la plaque au sol. C'est alors qu'elle identifie une infime odeur de roche. Pas de doute, elle est tombée à son tour sur un membre de cette incroyable bande d'assassins.

Elle lui pince les antennes.

Qui es-tu? Pourquoi as-tu tenté de me tuer?

Qu'est-ce que c'est que cette odeur de roche?

Mutisme. Elle lui tord les antennes. C'est très douloureux, l'autre donne des ruades mais ne répond pas. 56e n'est pas du genre à faire du mal à une cellule soeur, pourtant elle accentue la torsion.

L'autre ne bouge plus. Elle est entrée en catalepsie volontaire. Son coeur ne bat presque plus, elle ne va pas tarder à mourir. De dépit, 56e lui coupe les deux antennes, mais elle ne fait que s'acharner sur un cadavre.

Les agricultrices l'entourent à nouveau. Que se passe-t-il? Que lui avez-vous fait? 56e pense que ce n'est pas le moment de se justifier, il vaut mieux se sauver, ce qu'elle fait d'un coup d'aile, 327e a raison. Il se passe quelque chose d'ahurissant, des cellules sont devenues folles dans la Meute.

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