2 Toujours plus bas

ETAGE — 45: la 103 683e asexuée pénètre dans les salles de lutte, des pièces aux plafonds bas où les soldats s'exercent en vue des guerres de printemps. Partout des guerrières se battent en duel. Les adversaires se palpent d'abord, pour évaluer leur carrure et leur taille de pattes. Elles tournent, se tâtent les flancs, se tirent les poils, se lancent des défis odorants, se titillent avec le bout massue de leurs antennes.

Elles s'élancent enfin l'une contre l'autre. Choc des carapaces. Chacune s'efforce d'attraper les articulations thoraciques. Dès que l'une des deux y est parvenue, l'autre tente de lui mordre les genoux. Les gestes sont saccadés. Elles se dressent sur leurs deux pattes arrière, s'effondrent, roulent, furieuses.

En général elles s'immobilisent sur leur prise, puis tout d'un coup frappent un autre membre. Attention, ce n'est qu'un exercice d'entraînement, on ne casse rien, le sang ne coule pas. Le combat s'interrompt dès qu'une fourmi est mise sur le dos. Elle ramène alors ses antennes en arrière, en signe d'abandon. Les duels sont quand même assez réalistes. Les griffes se plantent volontiers dans les yeux pour trouver une prise. Les mandibules claquent dans le vide. A quelque distance, des artilleuses assises sur leur abdomen visent et tirent sur des graviers placés à cinq cents têtes de distance. Les jets d'acide touchent souvent leur cible. Une vieille guerrière enseigne à une novice que tout se joue avant le contact. La mandibule ou le jet d'acide ne font qu'entériner une situation de dominance déjà reconnue par les deux belligérants. Avant la mêlée, il y en a forcément un qui a décidé de vaincre et un qui consent à être vaincu. Ce n'est qu'une question de répartition des rôles. Une fois que chacun a choisi le sien, le vainqueur pourra tirer un jet d'acide sans viser il mettra dans le mille; le vaincu pourra donner le meilleur de ses coups de mandibules, il n'arrivera même pas à blesser son adversaire. Un seul conseil: il faut accepter la victoire. Tout est dans la tête. Il faut accepter la victoire et rien ne résiste.

Deux duellistes bousculent la 103 683e soldate. Elle les repousse vigoureusement et poursuit son chemin. Elle cherche le quartier des mercenaires, établi en dessous de l'arène des combats. Voilà le passage. Leur salle est encore plus vaste que celle des légionnaires. Il est vrai que les mercenaires vivent en permanence sur leur lieu d'exercice. Ils ne sont là que pour la guerre, eux. Toutes les peuplades de la région se côtoient, peuplades alliées ou peuplades soumises: fourmis jaunes, fourmis rouges, fourmis noires, fourmis cracheuses de colle, fourmis primitives à aiguillon venimeux et, même, fourmis naines. Ce sont encore les termites qui se trouvèrent à l'origine de l'idée consistant à nourrir des populations étrangères pour les amener à se battre à leurs côtés lors d'invasions. Quant aux cités fourmis, il leur était arrivé, à force de subtilités diplomatiques, de s'allier aux termites contre d'autres fourmis.

Cela avait suscité cette forte réflexion: pourquoi ne pas engager carrément des légions fourmis qui séjourneraient en permanence dans la termitière? L'idée était révolutionnaire. Et la surprise fut de taille lorsque des armées myrmécéennes eurent à affronter des sœurs de même espèce combattant pour les termites. La civilisation myrmécéenne, si prompte à s'adapter, avait cette fois un peu forcé son talent. Les fourmis auraient volontiers réagi en imitant leurs ennemies, en stipendiant des légions termites pour lutter contre les termites. Mais un obstacle majeur fit capoter le projet: les termites sont des royalistes absolus. Leur loyauté est sans faille, ils sont incapables de lutter contre les leurs. Il n'y a que les fourmis, dont les régimes politiques sont aussi variés que leurs physiologies, pour être capables d'assumer toutes les implications perverses du mercenariat. Qu'à cela ne tienne! Les grandes fédérations de fourmis rousses s'étaient contentées de renforcer leur armée avec de nombreuses légions de fourmis étrangères, toutes réunies sous la seule bannière odorante belokanienne.

103 683e s'approche des mercenaires naines. Elle leur demande si elles ont entendu parler de la mise au point d'une arme secrète à Shi-gae-pou, une arme capable d'annihiler en un éclair toute une expédition de vingt-huit fourmis rousses. Elles répondent n'avoir jamais vu ou entendu parler de quoi que ce soit d'aussi efficace.

103683e questionne d'autres mercenaires. Une jaune prétend avoir assisté à un tel prodige. Ce n'était cependant pas une attaque de naines… mais une poire pourrie qui était inopinément tombée d'un arbre. Tout le monde émet de pétillantes phéromones de rires. C'est de l'humour fourmi jaune. 103 683e remonte dans une salle où s'entraînent de proches collègues. Elle les connaît toutes individuellement. On l'écoute avec attention, on lui fait confiance. Le groupe «recherche de l'arme secrète des naines» comprend bientôt plus de trente guerrières décidées. Ah! si 327e voyait ça! Attention, une bande organisée cherche à détruire celles et ceux qui veulent savoir. Sûrement des mercenaires rousses au service des naines. On peut les identifier, elles sentent toutes la roche. Par mesure de sécurité, elles décident de tenir leur première réunion tout au fond de la cité, dans l'une des salles les plus basses du cinquantième étage. Personne ne descend jamais par là. Elles devraient y être tranquilles pour organiser leur offensive. Mais le corps de 103683e lui signale une brusque accélération du temps. Il est 23°. Elle prend congé et se hâte vers son rendez-vous avec 327e et 56e.


ESTHÉTIQUE: Qu'y a-t-il déplus beau qu'une fourmi? Ses lignes sont courbes et épurées, son aérodynamisme parfait. Toute la carrosserie de l'insecte est étudiée pour que chaque membre s'emboîte parfaitement dans l'encoche prévue à cet effet. Chaque articulation est une merveille mécanique. Les plaques s'encastrent comme si elles avaient été conçues par un designer assisté par ordinateur. Jamais ça ne grince, jamais ça ne frotte. La tête triangulaire creuse l'air, les pattes longues et fléchies donnent au corps une suspension confortable au ras du sol. On dirait une voiture de sport italienne. Les griffes lui permettent de marcher au plafond. Les yeux ont une vision panoramique à 180°. Les antennes saisissent des milliers d'informations qui nous sont invisibles, et leur extrémité peut servir de marteau. L'abdomen est rempli de poches, de sas, de compartiments où l'insecte peut stocker des produits chimiques. Les mandibules coupent, pincent, attrapent. Un formidable réseau de tuyauterie interne lui permet de déposer des messages odorants.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Nicolas ne voulait pas dormir. Il était encore devant la télé. Les informations venaient de se terminer en annonçant le retour de la sonde Marco Polo. Conclusion: Il n'y avait pas la moindre trace de vie dans les systèmes solaires voisins. Toutes les planètes visitées par la sonde n'avaient offert que des images de déserts rocailleux ou de surfaces liquides ammoniaquées. Pas la moindre mousse, pas la moindre amibe, pas le moindre microbe.

«Et si Papa avait raison? se dit Nicolas. Et si on était la seule forme de vie intelligente de tout l'univers?…» Évidemment c'était décevant mais cela risquait d'être vrai. Après les informations, on donnait un grand reportage de la série «Cultures du monde», aujourd'hui consacré au problème des castes en Inde.

«Les hindous appartiennent pour la vie à leur caste de naissance. Chaque caste fonctionne selon son propre ensemble de règles, un code rigide que nul ne saurait transgresser sans être mis au ban de sa caste d'origine comme de toutes les autres. Pour comprendre de tels comportements il nous faut nous rappeler que…»

— Il est une heure du matin, intervint Lucie. Nicolas était surgavé d'images. Depuis les problèmes avec la cave, il se faisait bien ses quatre heures de télévision par jour. C'était son moyen de ne plus penser et de ne plus être lui-même. La voix de sa mère le ramena aux pénibles réalités.

— Allons, tu n'es pas fatigué?

— Où est Papa?

— Il est encore dans la cave. Il faut dormir maintenant.

— Je ne peux pas dormir.

— Tu veux que je te raconte une histoire?

— Oh oui! une histoire! Une belle histoire! Lucie l'accompagna dans sa chambre et s'assit au bord du lit en dénouant ses longs cheveux roux. Elle choisit un vieux conte hébreux.

— Il était une fois un tailleur de pierre qui en avait assez de s'épuiser à creuser la montagne sous les rayons de soleil brûlants. «J'en ai marre de cette vie. Tailler, tailler la pierre, c'est éreintant… et ce soleil, toujours ce soleil! Ah! comme j'aimerais être à sa place, je serais là-haut tout-puissant, tout chaud en train d'inonder le monde de mes rayons», se dit le tailleur de pierre. Or, par miracle, son appel fut entendu. Et aussitôt le tailleur se transforma en soleil. Il était heureux de voir son désir réalisé. Mais, comme il se régalait à envoyer partout ses rayons, il s'aperçut que ceux-ci étaient arrêtés par les nuages. «À quoi ça me sert d'être soleil si de simples nuages peuvent stopper mes rayons! s'exclama-t-il, si les nuages sont plus forts que le soleil je préfère être nuage.» Alors il devient nuage. Il survole le monde, court, répand la pluie, mais soudain le vent se lève et disperse ce nuage. «Ah, le vent arrive à disperser les nuages, c'est donc lui le plus fort, je veux être le vent», décide-t-il.

— Alors, il devient le vent?

— Oui, et il souffle de par le monde. Il fait des tempêtes, des bourrasques, des typhons. Mais tout d'un coup il s'aperçoit qu'il y a un mur qui lui barre le passage. Un mur très haut et très dur. Une montagne. «A quoi ça me sert d'être le vent si une simple montagne peut m'arrêter? C'est elle qui est la plus forte!» dit-il.

— Alors il devient la montagne!

— Exact. Et à ce moment il sent quelque chose qui le tape. Quelque chose de plus fort que lui, qui le creuse de l'intérieur. C'est… un petit tailleur de pierre…

— Aaaaah!

– Ça te plaît comme histoire?

— Oh oui, Maman!

— Tu es sûr que tu n'en as pas vu des plus jolies à la télé?

— Oh non, Maman.

Elle rit et le serra dans ses bras.

— Dis Maman, tu crois que Papa creuse lui aussi?

— Peut-être, qui sait? En tout cas il a l'air de penser qu'il va se transformer en autre chose à force de descendre là-dessous.

— Il n'est pas bien ici?

— Non, mon fils, il a honte d'être chômeur. Il croit qu'il vaut mieux être soleil. Soleil souterrain.

— Papa se prend pour le roi des fourmis. Lucie sourit.

– Ça lui passera. Tu sais, lui aussi c'est un enfant. Et les enfants sont toujours fascinés par les fourmilières Tu n'as jamais joué avec les fourmis, toi?

— Oh si! Maman.

Lucie lui arrangea son oreiller et l'embrassa.

— Il faut te coucher maintenant. Allez, bonne nuit. Bonne nuit, Maman.

Lucie vit les allumettes posées sur la table de chevet. Il avait dû encore essayer de faire les quatre triangles. Elle revint dans le salon et reprit le livre d'architecture qui racontait l'histoire de la maison. De nombreux scientifiques avaient vécu ici. Surtout des protestants. Michel Servais, par exemple, y avait séjourné pendant quelques années.

Un passage retint tout particulièrement son attention. Selon celui-ci, un souterrain avait été creusé pendant les guerres de Religion pour permettre aux protestants de fuir hors de la ville. Un souterrain d'une profondeur et d'une longueur peu courantes…

Les trois insectes s'installent en triangle pour opérer une communication absolue. Ainsi ils n'auront pas besoin de narrer leurs aventures, ils sauront instantanément tout ce qui leur est arrivé comme s'ils n'étaient qu'un seul corps qui se serait divisé en trois pour mieux enquêter. Ils joignent leurs antennes. Les pensées commencent à circuler, à fusionner. Cela tourne. Chaque cervelle agit comme un transistor qui conduit en l'enrichissant le message électrique qu'elle-même reçoit. Trois esprits fourmis réunis de la sorte transcendent la simple somme de leurs talents.

Mais soudain le charme est rompu. 103 683e a repéré une odeur parasite. Les murs ont des antennes. Plus précisément deux antennes qui dépassent de l'orifice d'entrée de la loge de 56e. Quelqu'un les écoute… Minuit. Cela faisait maintenant deux jours que Jonathan n'était pas remonté. Lucie faisait nerveusement les cent pas dans le salon. Elle passa voir Nicolas qui dormait profondément, quand soudain son regard fut accroché par quelque chose. Les allumettes. Elle eut à ce moment-là l'intuition qu'il pouvait y avoir un commencement de réponse à l'énigme de la cave dans l'énigme des allumettes. Quatre triangles équilatéraux avec six bâtonnets…

«Il faut penser différemment, si on réfléchit comme on en a l'habitude on n'arrive à rien», répétait Jonathan. Elle prit les allumettes et revint dans le salon où elle joua avec, longtemps. Enfin, épuisée par l'angoisse, elle alla se coucher.

Elle fit cette nuit-là un drôle de rêve. Elle vit tout d'abord l'oncle Edmond, ou du moins un personnage qui correspondait à la description que lui en avait faite son mari. Il était dans une sorte de longue file de cinéma, s'étirant en plein désert, au milieu de la caillasse. Des soldats mexicains encadraient la file et veillaient à ce que «tout se passe bien». On voyait au loin une dizaine de potences où l'on pendait les gens. Quand ils étaient bien raides morts, on les décrochait et on en installait d'autres. Et la file avançait…

Derrière Edmond se tenaient Jonathan, elle, et puis,un gros monsieur avec de toutes petites lunettes. Tous ces condamnés à mort discouraient tranquillement, comme si de rien n'était.

Lorsque enfin on leur passa la corde au cou et les pendit, tous les quatre rangés côte à côte, ils ne firent qu'attendre bêtement. L'oncle Edmond se décida le dernier à parler, d'une voix enrouée — et pour cause

— Qu'est-ce qu'on fait là?

— Je ne sais pas… on vit. On est nés, alors on vit le plus longtemps possible. Mais là, je crois que ça arrive à fin, répondit Jonathan.

— Mon cher neveu, tu es un pessimiste. On est certes pendus et entourés de soldats mexicains, mais ce n'est un aléa de la vie, pas une fin, juste un aléa. D'ailleurs cette situation a forcément une solution. Vous êtes bien ligotés, derrière, vous? Ils se démenèrent dans leurs liens.

— Ah non, dit le gros monsieur. Moi je sais me défaire de ces cordes!

Et il le fit.

— Bon libérez-nous, alors.

— Comment donc?

— Faites balancier jusqu'à ce que vous atteigniez mes mains.

Il se contorsionna et parvint à se transformer en pendule vivant. Après qu'il eut défait les liens d'Edmond, tous purent être libérés, de proche en proche, selon la même technique. Puis l'oncle dit: «Faites comme moi!» et à petits sauts de cou, il avança de corde en corde vers la dernière Potence de la rangée. Les autres l'imitèrent.

— Mais on ne peut plus continuer! Il n'y a plus rien au-delà de cette poutre, ils vont nous repérer.

— Regardez, il y a un petit trou dans la poutre… Allons-y.

Edmond sauta alors contre la poutre, devint minuscule et disparut à l'intérieur. Jonathan puis le gros monsieur firent de même. Lucie se dit qu'elle n'y arriverait jamais, pourtant elle s'élança contre la pièce de bois et entra dans le trou!

A l'intérieur, il y avait un escalier en colimaçon, ils en gravirent les marches quatre à quatre. Déjà ils entendaient les cris des militaires qui s'étaient aperçus de leur fuite. Los gringos, los gringos, cuidado!

Bruits de bottes, coups de fusils. Ils étaient pris en chasse.

L'escalier débouchait dans une chambre d'hôtel moderne avec vue sur la mer. Ils entrèrent et fermèrent la porte. Chambre 8.

Sous le claquage de la porte, le 8 vertical se transforma en 8 horizontal, symbole de l'infini. La chambre était luxueuse et l'on s'y sentait à l'abri des soudards. Alors que tout le monde soupirait d'aise, Lucie sauta brusquement à la gorge de son mari. «Il faut penser à Nicolas, criait-elle, il faut penser à Nicolas!» Elle l'assomma avec un vase ancien dont la peinture représentait Hercule enfant étranglant le Serpent. Jonathan tomba sur le tapis où il se transforma en… crevette décortiquée qui se tortillait de façon ridicule. L'oncle Edmond s'avança.

— Vous regrettez, hein?

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre, dit-il en souriant. Suivez-moi.

Il la guida vers le balcon, face à la mer, et claqua des doigts. Six allumettes enflammées descendirent aussitôt des nuages et s'alignèrent au-dessus de sa main. Écoutez-moi bien, articula-t-il, on pense toujours pareil. On appréhende le monde toujours de la même manière banale. C'est comme si l'on ne prenait de photographies qu'avec un objectif grand angle. C'est une vision de la réalité, mais ce n'est pas la seule. IL… FAUT… PENSER… AUTREMENT! Regardez. Les allumettes virevoltèrent un instant dans l'espace, puis se réunirent au sol. Elles rampaient, comme vivantes, pour former… Le lendemain, passablement enfiévrée, Lucie achetait un chalumeau. Elle finit par venir à bout de la serrure. Comme elle s'apprêtait à franchir le seuil de la cave, Nicolas, encore à moitié endormi, fit son apparition dans la cuisine.

— Maman! Où vas-tu?

— Je vais chercher ton père. Il se prend pour un nuage capable de traverser les montagnes. Je vais voir s'il n'exagère pas un peu. Je te raconterai…

— Non Maman, ne pars pas, ne pars pas… je vais rester seul.

— Ne t'en fais pas, Nicolas, je vais remonter, je ne serai pas longue, attends-moi. Elle éclaira l'orifice de la cave. Le lieu était sombre, si sombre…


Qui est là?

Les deux antennes avancent, dévoilant une tête, puis un thorax et un abdomen. C'est la petite boiteuse au parfum de roche.

Ils veulent lui sauter dessus, mais derrière elle se profilent les mandibules d'une centaine de soldâtes surarmées. Elles sentent toutes la roche.

Fuyons par le passage secret! lance la 56e femelle.

Elle dégage le gravier et dévoile son souterrain. Puis, battant des ailes, elle s'élève jusqu'à frôler le plafond, d'où elle tire à l'acide sur les premiers intrus. Ses deux acolytes s'enfuient, tandis qu'une suggestion brutale fuse de la troupe des guerrières.

Tuez-les!

56e plonge à son tour dans le trou, des jets d'acide la ratent de peu. Vite! rattrapez-les! Des centaines de pattes se ruent à sa suite. Ces espionnes sont rudement nombreuses! Elles se démènent bruyamment dans le goulet pour rattraper le trio. Ventre à terre, antennes couchées en arrière, le mâle, la femelle et la soldate foncent dans le passage qui n'a plus rien de secret. Ils sortent ainsi de la zone du gynécée et descendent dans les étages inférieurs. Le couloir étroit rejoint bientôt une fourche. A partir de là les carrefours se multiplient mais 327e arrive à se repérer et entraîne ses compagnes de mésaventure. Soudain, à l'angle d'un tunnel, ils tombent sur une troupe de soldâtes qui se précipitent dans leur direction. Incroyable: la boiteuse les a déjà rejoints. Le machiavélique insecte connaît décidément tous les raccourcis! Les trois fuyards battent en retraite et détalent. Lorsqu'ils peuvent enfin se reposer un peu, 103 683e avance qu'il vaudrait mieux ne pas se battre sur le terrain des autres, qui circulent un peu trop à l'aise dans cet enchevêtrement de couloirs. Quand l'ennemi semble plus fort que toi, agis de manière à échapper à son mode de compréhension. Cette vieille sentence de la première Mère s'applique parfaitement à leur situation. 56e a une idée; elle propose de se camoufler à l'intérieur d'un mur! Avant que les guerrières aux odeurs de roche ne les aient débusqués, ils creusent de toutes leurs forces dans une paroi latérale, attaquant et soulevant la terre à pleines mandibules. Ils en ont plein les yeux, plein les antennes. Parfois, pour aller plus vite, ils en avalent de grosses bouchées bien grasses. Lorsque la cavité est assez profonde, ils s'y pelotonnent, reconstituent le mur et attendent. Leurs poursuivants arrivent, ils passent au galop. Mais ils ne tardent guère à revenir, à pas cette fois bien plus lents. Ça fouine derrière la fine cloison. Non, ils ne se sont aperçus de rien. Il est pourtant possible de rester là. Les autres finiront bien par détecter quelques-unes de leurs molécules. Alors ils creusent. 103 683e, équipée des plus grosses mandibules, pioche devant; les deux sexués dégagent le sable en colmatant derrière eux. Les tueuses ont compris la manœuvre. Elles sondent les murs, retrouvent leur trace et se mettent à fouiller frénétiquement. Les trois fourmis prennent un virage descendant. De toute façon, dans cette mélasse noire, il n'est pas facile de suivre qui que ce soit. A chaque seconde, trois couloirs naissent et deux se bouchent. Allez dresser dans ces conditions une carte de la Cité qui soit fiable! Les seuls repères fixes sont le dôme et la souche.

Les trois fourmis s'enfoncent lentement dans la chair de la Cité. Elles tombent parfois sur une longue liane, ce sont en fait des lierres plantés par les fourmis agricoles pour que la Cité ne s'effondre pas lors des pluies. Il arrive que la terre se fasse plus dure et qu'ils se cognent les mandibules à de la pierre; un détour s'impose alors. Les deux sexués ne perçoivent plus les vibrations de leurs poursuivants; le trio décide de s'arrêter. Ils se trouvent dans une poche d'air perdue au cœur de Bel-o-kan. Une pilule imperméable, inodore, inconnue de tous. Une île déserte en creux. Qui viendrait les dénicher dans cette caverne minuscule? Ils se sentent ici comme dans l'ovale sombre de l'abdomen de leur génitrice.

56e tambourine du bout des antennes sur le crâne de son vis-à-vis, un appel à la trophallaxie. 327e replie les antennes en signe d'acceptation puis colle sa bouche contre celle de la femelle. Il régurgite un peu du miellat de puceron que lui avait offert la première garde. 56e se sent aussitôt ragaillardie, 103 683e lui tambourine à son tour sur le crâne. Ils se ventousent les labiales et 56'e fait remonter de la nourriture qu'elle vient à peine d'engranger. Ensuite, tous trois se caressent et se frictionnent mutuellement. Ah! qu'il est agréable de donner, pour une fourmi…

S'ils ont repris des forces, ils savent qu'ils ne pourront rester là indéfiniment. L'oxygène va s'épuiser, et même si les fourmis arrivent à survivre assez longtemps sans nourriture, sans eau, sans air ni chaleur, l'absence de ces éléments vitaux finit par leur provoquer un sommeil mortel.

Contact antennaire.

Qu'est-ce qu'on fait maintenant?

La cohorte de trente guerrières acquises à notre projet nous attend dans une salle du cinquantième étage en sous-sol.

Allons-y.

Ils reprennent leur travail de sape, s'orientant grâce à leur organe de Johnston sensible aux champs magnétiques terrestres. En toute logique, ils pensent être entre les greniers à céréales de l'étage — 18 et les champignonnières de l'étage — 20. Cependant, plus ils descendent, plus il fait froid. La nuit tombant, le gel pénètre le sol en profondeur. Leurs gestes ralentissent. Ils s'immobilisent finalement dans des postures de creusée et s'endorment en attendant le redoux.


— Jonathan, Jonathan, c'est moi Lucie! Comme elle s'enfonçait de plus en plus loin dans cet univers de ténèbres, elle sentit la peur la gagner. Cette interminable descente le long du pas de vis de l'escalier avait fini par la plonger dans un état second, où il lui semblait s'engouffrer de plus en plus profondément à l'intérieur d'elle-même. Elle ressentait maintenant une douleur diffuse dans le ventre, après avoir d'abord éprouvé un brutal assèchement de la gorge, puis un nouage angoissant de son plexus solaire, suivi de vives piqûres à l'estomac. Ses genoux, ses pieds continuaient de fonctionner automatiquement; est-ce qu'ils allaient bientôt se détraquer, est-ce qu'elle aurait mal là aussi, est-ce qu'elle allait s'arrêter de descendre? Des images de son enfance resurgirent. Sa mère autoritaire qui n'arrêtait pas de la culpabiliser, qui commettait mille injustices en faveur de ses frères chouchous… Et son père, un type éteint, qui tremblait devant sa femme, qui passait son temps à fuir les plus petites discussions et qui disait «amen» aux moindres desiderata de la reine mère. Son père, le lâche…

Ces pénibles réminiscences firent place au sentiment d'avoir été injuste avec Jonathan. En fait, elle lui avait reproché tout ce qui pouvait lui rappeler son père. Et c'est justement parce qu'elle le couvrait en permanence de reproches qu'elle l'inhibait,

qu'elle le cassait, le faisant petit à petit ressembler à son père. Ainsi le cycle avait recommencé. Elle avait recréé sans même s'en apercevoir ce qu'elle détestait le plus: le couple de ses parents.

Il fallait rompre le cycle. Elle s'en voulait de toutes les engueulades dont elle avait gratifié son mari. Il fallait réparer. Elle continuait de tourner, de descendre. D'avoir reconnu sa propre culpabilité avait libéré son corps de sa peur et de ses douleurs oppressives. Elle tournait et descendait encore quand elle se heurta presque à une porte. Une porte banale, en partie couverte d'inscriptions qu'elle ne prit pas le temps de lire. Il y avait une poignée, la porte s'ouvrit sans un grincement.

Au-delà, l'escalier se poursuivait. La seule différence notable tenait aux veinules de roche ferreuse qui apparaissaient au milieu de la pierre. Mélangé à des infiltrations d'eau, probablement issue d'une rivière souterraine, le fer prenait des tonalités ocre, rouge.

Elle avait pourtant l'impression d'avoir abordé une nouvelle étape. Et tout à coup, sa torche éclaira des taches de sang à ses pieds. Ce devait être celui de Ouarzazate. Le vaillant petit caniche était donc arrivé jusqu'ici… Il y avait des éclaboussures partout, mais il était difficile de distinguer, sur les parois, les traces de sang de celles de fer rouillé.

Soudain elle décela un bruit. Un crépitement. On aurait dit qu'il y avait des êtres qui marchaient dans sa direction. Les pas étaient nerveux, comme si ces êtres étaient timides, comme s'ils n'osaient pas approcher. Elle s'arrêta pour fouiller l'obscurité du bout de sa torche. Lorsqu'elle vit l'origine du bruit, elle poussa un hurlement inhumain. Mais, là où elle était, personne ne pouvait l'entendre.

Le matin se lève pour toutes les créatures de la Terre. Ils reprennent leur descente. Étage

— 36. 103 683e connaît bien le coin, elle pense qu'on peut sortir sans danger. Les guerrières de roche n'ont pu les suivre jusque-là.

Ils débouchent sur des galeries basses complètement désertes. Par endroits, on voit des trous, à gauche ou à droite, de vieux greniers abandonnés depuis au moins dix hibernations. Le sol est gluant. Il doit y avoir des infiltrations d'humidité. Voilà pourquoi cette zone, considérée comme insalubre, s'est transformée en l'un des quartiers les plus mal famés de Bel-o-kan.

Ça pue.

Le mâle et la femelle ne sont pas très rassurés. Ils perçoivent des présences hostiles, des antennes qui les épient. Le coin doit être bourré d'insectes parasites et squatters.

Ils progressent, mandibules grandes ouvertes, dans les salles et les tunnels lugubres.

Un grincement aigu les fait sursauter tout à coup. Ruich, ruich, ruich… Ces sons ne varient pas de tonalité. Ils s'agencent en une mélopée hypnotique qui résonne dans les cavernes de boue. Selon la soldate, il s'agit de grillons. Ce sont leurs chants d'amour. Les deux sexués ne sont tranquillisés qu'à moitié. Il est quand même incroyable que des grillons parviennent à narguer les troupes fédérales à l'intérieur même de la Cité! 103683e, elle, n'est pas surprise. Une sentence de la dernière Mère ne dit-elle pas: Mieux vaut consolider ses points forts que vouloir tout contrôler? Voilà le résultat… Bruits différents. Comme si on creusait très vite. Les guerrières aux odeurs de roche les ont-elles retrouvés? Non… Deux mains jaillissent devant eux. Leur tranchant forme une sorte de râteau. Les mains agrippent et ramènent la terre en arrière, propulsant un énorme corps noir.

Pourvu que ce ne soit pas une taupe!

Ils se figent tous trois, béant des mandibules.

C'est une taupe.

Vortex de sable. Boule de poils noirs et de griffes blanches. L'animal semble nager entre les couches sédimentaires comme une grenouille dans un lac. Ils sont giflés,

brassés, soudés aux galettes de glaise. Mais ils s'en tirent indemnes. L'engin fouisseur est passé. La taupe ne cherchait que des vers.

Son grand plaisir est de les mordre sur les ganglions nerveux pour les paralyser, puis de les stocker vivants dans son terrier.

Les trois fourmis se désincrustent et reprennent la route après s'être une fois encore méthodiquement lavées.

Ils viennent d'entrer dans un passage très étroit et très haut. La soldate-guide lance une odeur de mise en garde en désignant le plafond. Celui-ci est en effet tapissé de punaises rouges tachetées de noir. Des diables cherche-midi!

Ces insectes de trois têtes de long (neuf millimètres) semblent avoir dans le dos le dessin d'un regard courroucé. Ils se nourrissent en général de la chair moite des insectes morts et, parfois, d'insectes bien vivants.

Un diable cherche-midi se laisse tout de suite tomber sur le trio. Avant qu'il n'ait atteint le sol, 103 683e bascule son abdomen sous son thorax et tire un jet d'acide formique. Lorsque le diable cherche-midi atterrit il s'est métamorphosé en confiture chaude.

Ils le mangent hâtivement puis traversent la pièce avant qu'un autre de ces monstres ne s'abatte.


INTELLIGENCE: J'ai commencé les expériences proprement dites en janvier 58. Premier thème: l'intelligence. Les fourmis sont-elles intelligentes?

Pour le savoir, j'ai confronté un individu fourmi rousse (formica rufa), de taille moyenne et de type asexué, au problème suivant.

Au fond d'un trou, j'ai mis un morceau de miel durci. Mais le trou est obstrué par une brindille, peu lourde mais très longue et bien enfoncée. Normalement la fourmi agrandit le trou pour passer, mais, ici, le support étant en plastique rigide, elle ne peut le percer.

Premier jour: la fourmi tire par à-coups la brindille, elle la soulève un peu, puis la relâche, puis la resoulève. Deuxième jour: la fourmi fait toujours la même chose. Elle tente aussi de taillader la brindille à la base. Sans résultat. Troisième jour: idem. On dirait que l'insecte s'est fourvoyé dans un mauvais mode de raisonnement et qu'il persiste parce qu'il est incapable d'en imaginer un autre. Ce qui serait une preuve de sa non-intelligence.

Quatrième jour idem. Cinquième jour idem. Sixième jour: en me réveillant ce matin, j'ai trouvé la brindille dégagée du trou. Ça a dû se passer pendant la nuit.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Les galeries qui suivent sont à demi obstruées. Là-haut, la terre froide et sèche, retenue par des racines blanches, forme des grappes. Parfois des morceaux dégringolent. On appelle cela des «grêles intérieures». Le seul moyen connu de s'en protéger est de redoubler de vigilance et de sauter de côté à la moindre odeur d'éboulis. Les trois fourmis avancent, le ventre collé au sol, les antennes plaquées en arrière, les pattes largement étalées. 103683e a l'air de savoir précisément où elle les entraîne. Le sol devient à nouveau humide. Un effluve nauséabond circule par là. Une odeur de vie.

Une odeur de bête.

Le 327e mâle s'arrête. Il n'en est pas tout à fait sûr, mais il lui a semblé qu'une paroi avait bougé subrepticement. Il s'approche de la zone suspecte, le mur frémit derechef. On dirait qu'une bouche s'y dessine. Il recule.

Cette fois c'est trop petit pour être une taupe.

La bouche se transforme en spirale, une protubérance pousse en son centre et jaillit pour se jeter sur lui.

Le mâle pousse un cri olfactif.

Un ver de terre! Il le tranche d'un coup de mandibule. Mais autour d'eux les parois se mettent à dégouliner de ces tortillants bestiaux. Il y en a bientôt tellement qu'on se croirait dans un intestin d'oiseau.

Un lombric se mêle d'encercler le thorax de la femelle, celle-ci claque aussi sec des mandibules et le coupe en plusieurs tronçons qui s'en vont onduler chacun de son côté.

D'autres vers se mettent de la partie et s'enroulent autour de leurs pattes, de leurs têtes. Le contact avec les antennes est particulièrement insupportable. Ils dégainent tous les trois de concert et tirent à l'acide sur les inoffensifs ascarides. A la fin le sol est jonché de reliefs de chair ocre qui sautillent comme pour les défier.

Ils galopent.

Lorsqu'ils reprennent leurs esprits, 103 683e leur indique une nouvelle enfilade de couloirs à prendre. Plus ils avancent, plus cela sent mauvais, plus ils commencent à s'y habituer. On s'habitue à tout. La. soldate désigne un mur et explique qu'il faut creuser ici.

Ce sont les anciens sanitaires à compost, le lieu de réunion est juste à côté. On aime bien se réunir ici, c'est tranquille.

Ils jouent les passe-muraille. De l'autre côté ils débouchent dans une grande salle qui sent les excréments.

Les trente soldâtes ralliées à leur cause sont en effet là à les attendre. Mais pour discuter avec elles, il faudrait connaître les rudiments du jeu de puzzle car elles sont toutes en pièces détachées. La tête souvent fort éloignée du thorax…

Effarés, ils inspectent la salle macabre. Qui peut bien les avoir tuées ici, juste sous les pieds de Bel-o-kan?

Sûrement quelque chose qui provient du dessous, émet le 327e mâle.

Je n'y crois guère, réplique la 56e femelle, qui lui propose néanmoins de creuser le sol.

Il plante la mandibule. Douleur. Dessous, c'est du rocher.

Un énorme rocher de granité, précise un peu tard 103 683e, c'est le fond, le dur plancher de la ville. Et c'est épais. Très épais. Et c'est large. Très large. On n'en jamais trouvé les limites.

Après tout, c'est peut-être même le fond du monde. Une odeur étrange se manifeste alors. Quelque chose vient d'entrer dans la pièce. Une chose qui leur est tout de suite sympathique. Non, pas une fourmi de la Meute, mais un coléoptère lomechuse. Encore toute larve, 56e avait entendu Mère parler de cet insecte: Aucune sensation ne peut égaler celle qui accompagne l'absorption du nectar de la lomechuse, une fois qu'on y a goûté. Fruit de tous les désirs physiques, sa sécrétion annihile les volontés les plus farouches. La prise de cette substance, de fait, suspend la douleur, la peur, l'intelligence. Les fourmis qui ont la chance de survivre à leur pourvoyeuse de poison quittent irrésistiblement la Cité à la recherche de nouvelles doses. Elles ne mangent plus, ne se reposent plus et marchent jusqu'à l'épuisement. Puis, si elles ne retrouvent pas de lomechuses, elles se collent à un brin d'herbe et se laissent mourir, parcourues par les mille morsures du manque. L'enfant 56e avait un jour demandé pourquoi on tolérait l'entrée de tels fléaux dans la Cité, que termites et abeilles massacraient pour leur part sans ménagements. Mère lui avait répondu qu'il existe deux manières d'affronter un problème; soit on l'empêche d'approcher, soit on se laisse traverser par lui. La seconde n'est pas forcément la plus mauvaise. Les sécrétions de lomechuse, bien dosées ou mélangées à d'autres substances, deviennent en effet d'excellentes médecines..Le 327e mâle s'avance le premier. Subjugué par la beauté des arômes émanant de la lomechuse, il lui lèche les poils de l'abdomen. Ceux-ci suppurent des liqueurs hallucinogènes. Fait troublant: l'abdomen de l'empoisonneuse, avec ses deux longs poils, a exactement la même configuration qu'une tête de fourmi avec ses deux antennes!

La 56e femelle se précipite elle aussi, mais elle n'a pas le temps de commencer à se régaler. Un jet d'acide siffle. 103 683e a dégainé et tiré. La lomechuse brûlée se tord de douleur.

Sobrement, la soldate commente son intervention

Il est anormal de trouver cet insecte à une telle profondeur. Les lomechuses ne savent pas creuser la terre. Quelqu'un l'a amené volontairement pour nous empêcher d'aller plus loin! Il y a quelque chose à découvrir par ici.

Les deux autres, penauds, ne peuvent qu'admirer la lucidité de leur camarade. Tous trois cherchent longtemps. Ils déplacent les graviers, hument les moindres recoins de la pièce. Les indices sont rares. Ils finissent cependant par déceler un remugle connu. La petite odeur de roche des assassins. A peine perceptible, juste deux ou trois molécules, mais cela suffit. Elle provient de là. Juste sous ce petit rocher. Ils le font basculer et dévoilent un passage secret. Encore un.

Seulement, celui-ci a une caractéristique de taille: il n'est creusé ni dans la terre ni dans le bois. Il est carrément excavé dans de la roche granitique! Aucune mandibule n'a pu s'attaquer à un tel matériau.

Le couloir est assez large, mais ils descendent prudemment. Après un bref trajet, ils tombent sur une vaste salle remplie de nourriture. Farines, miel, graines, viandes diverses… Il y en a des quantités surprenantes, de quoi nourrir la Cité pendant cinq hibernations! Et tout ça dégage la même odeur de roche que les guerrières qui les poursuivent.

Comment est-il possible qu'un grenier aussi bien fourni ait été secrètement aménagé ici?

Avec une lomechuse pour en bloquer l'accès, qui plus est! Cette information n'a jamais circulé entre les antennes de la Meute…

Ils se restaurent copieusement puis réunissent leurs antennes pour faire le point. Cette affaire devient de plus en plus ténébreuse. L'arme secrète qui décime l'expédition numéro un, les guerrières à l'odeur spéciale qui les attaquent partout, la lomechuse, une cachette de nourriture sous le plancher de la Cité…Cela dépasse l'hypothèse d'un groupe d'espions mercenaires au service des naines. Ou alors ils sont sacrement bien organisés! 327e et ses partenaires n'ont pas le loisir d'approfondir leur réflexion. Des vibrations sourdes se répercutent en profondeur. Pan pan panpan, pan pan panpan! Là-haut, les ouvrières tambourinent du bout de leur abdomen sur le sol. C'est grave. On en est alerte deuxième phase. Ils ne peuvent ignorer cet appel. Leurs pattes font automatiquement demi-tour. Leurs corps, mus par une force irrépressible, sont la en route pour rejoindre le reste de la Meute. La boiteuse qui les suivait à bonne distance se sent soulagée. Ouf! Ils n'ont rien découvert…


Finalement, comme ni sa mère ni son père ne remontaient de la cave, Nicolas se résolut à prévenir police. Et c'est un enfant affamé et aux yeux rouges qui débarqua dans le commissariat pour expliquer que «ses parents avaient disparu dans la cave», probablement dévorés par des rats ou des fourmis. Deux policiers éberlués lui emboîtèrent le pas jusqu'au sous-sol du 3 de la rue des Sybarites.


INTELLIGENCE (suite): L'expérience est recommencée, mais avec une caméra vidéo. Sujet: une autre fourmi de même espèce et de même nid. -Premier jour: elle tire, pousse et mord la brindille sans aucun résultat. -Deuxième jour: idem. - Troisième jour: ça y est! elle a trouvé quelque chose, elle tire un peu, bloque en mettant son abdomen dans le trou et en le gonflant, puis descend sa prise et recommence. Ainsi, par petits à-coups, elle sort lentement la brindille. C'était donc ça…

Edmond Wells

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L'alerte est causée par un événement extraordinaire. La-chola-kan, la cité fille située le plus à l'ouest, a été attaquée par des légions de fourmis naines. Elles se sont donc décidées à remettre ça… Maintenant la guerre est inévitable. Les survivants, qui sont arrivés à passer le blocus imposé par les Shigaepouyennes, racontent des choses incroyables. Selon eux, voilà ce qui s'est passé: A 17°-temps, une longue branche d'acacia s'est approchée de l'entrée principale de La-chola-kan. Une branche anormalement mobile. Elle s'est enfoncée d'un seul coup et a dévasté l'orifice… en tournant! Les sentinelles sont alors sorties pour attaquer cet objet creuseur non identifié, mais toutes ont été anéanties. Ensuite, tout le monde est resté calfeutré à attendre que la branche arrête ses ravages. Mais ça n'en finissait pas.

La branche a fait sauter le dôme comme s'il s'agissait d'un bouton de rose, elle a fouillé dans les couloirs. Les soldâtes avaient beau mitrailler à tout-va, l'acide ne pouvait rien contre ce végétal destructeur. Et les Lacholakaniennes n'en pouvaient plus de terreur. Ça a quand même cessé. Il y a eu 2°-temps de répit, puis les légions naines sont arrivées au pas de charge. La cité fille éventrée a eu du mal à résister à la première attaque. Les pertes se comptent par dizaines de milliers. Les rescapés se sont finalement réfugiés dans leur souche de pin et ils arrivent à soutenir le siège. Cependant, ils ne pourront survivre très longtemps, ils n'ont plus aucune réserve alimentaire et l'on se bat déjà jusque dans les artères de bois de la Cité interdite.

La-chola-kan faisant partie de la Fédération, Bel-o-kan et toutes les cités filles voisines se doivent de lui porter secours. Le branle-bas de combat est décrété avant même que les antennes aient reçu la fin des premiers récits du drame. Qui parle encore de repos et de reconstructions? La première guerre de printemps vient de commencer. Tandis que le 327e mâle, la 56e femelle et la 103 683e soldate remontent les étages au plus vite, partout autour d'eux ça grouille. Les nourrices descendent les œufs, les larves et les nymphes au -43e étage. Les trayeuses de pucerons cachent leur bétail vert au fin fond de la Cité. Les agricultrices préparent des stocks d'aliments hachés pouvant servir de rations de combat. Dans les salles des castes militaires les artilleuses gorgent leur abdomen à ras bord d'acide formique. Les cisailleuses aiguisent leurs mandibules. Les mercenaires se regroupent en légions compactes. Les sexués se calfeutrent dans leurs quartiers.

On ne peut attaquer tout de suite, il fait trop froid.

Mais dès demain matin au premier soleil, la guerre va faire rage.

Là-haut, sur le dôme, on ferme les issues de régulation de thermie. La cité de Bel-o-kan contracte ses pores, rentre ses griffes et serre les dents. Elle est prête à mordre.


Le plus gros des deux flics entoura de son bras les épaules du garçon.

— Alors tu en es bien sûr? Ils sont là-dedans?

L'enfant, l'air excédé, se dégagea sans répondre.

L'inspecteur Galin se pencha au-dessus de l'escalier et lança un «ohé!» aussi puissant que ridicule. L'écho lui répondit.

– Ça a l'air vraiment très profond, fît-il. On ne peut pas descendre comme ça, il faudrait du matériel.

Le commissaire Bilsheim se posa un doigt pulpeux sur la bouche, la mine soucieuse.

– Évidemment. Évidemment.

— Je, vais aller chercher les pompiers, dit l'inspecteur Galin.

— D'accord, pendant ce temps, moi je vais interroger le petit.

Le commissaire désigna la serrure fondue.

— C'est ta maman qui a fait ça? — Oui.

— Dis donc, elle est dégourdie ta maman. Je connais peu de femmes qui savent se servir d'un chalumeau pour faire sauter une porte blindée… Et je n'en connais aucune qui sache déboucher un évier.

Nicolas n'avait pas le cœur à blaguer.

— Elle voulait aller chercher Papa.

— C'est vrai, excuse-moi… Ils sont là-dessous depuis combien de temps déjà? -Depuis deux jours. Bilsheim se gratta le nez.

— Et pourquoi ton père est-il descendu, tu le sais?

— Au début c'était pour aller chercher le chien. Après on ne sait pas. Il a acheté des tas de plaques de métal et il les a emmenées en bas. Et puis il a acheté plein de livres sur les fourmis.

— Les fourmis? Évidemment, évidemment. Le commissaire Bilsheim, passablement dérouté, se borna à hocher la tête en murmurant quelques autres «évidemment». L'affaire s'annonçait mal. Il ne la sentait pas. Ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à des cas «spéciaux». On pouvait même dire qu'on lui refilait systématiquement tous les coups pourris. Cela tenait sans doute à l'une de ses 'principales qualités: il donnait l'impression aux fous qu'ils avaient enfin trouvé avec lui une oreille compréhensive. C'était un don de naissance. Tout petit déjà, ses camarades de classe venaient le voir pour lui confier leurs délires. Il branlait alors la tête d'un air entendu tout en fixant son interlocuteur, et ne disant qu' «évidemment». Cela marchait à tous les coups. On se complique la vie à vouloir mettre au point des phrases sophistiquées et des compliments pour impressionner ou séduire ses vis-à-vis; or Bilsheim s'était aperçu que le simple mot «évidemment» était amplement suffisant. Encore un mystère de la communication interhumaine élucidé. Le phénomène était d'autant plus curieux que le jeune Bilsheim, qui ne parlait pratiquement jamais, avait obtenu la réputation d'un grand orateur dans son école. On venait même lui demander de faire les discours de fin d'année. Bilsheim aurait pu devenir psychiatre mais l'uniforme exerçait un véritable pouvoir de fascination sur lui. Et à cet égard, la blouse blanche ne faisait pas le poids à ses yeux. Dans un monde de cinglés, la police et l'armée étaient en somme les porte-drapeaux de «ceux qui ne se laissent pas aller». Car même s'il pensait les comprendre, Bilsheim détestait tous ces gens qui causent à tort et à travers. Des écervelés! Le summum de l'agacement était provoqué chez lui par les gens qui parlent à haute voix dans le métro, mimant une scène d'échec qu'ils viennent justement de vivre et qu'ils veulent rejouer. Quand Bilsheim s'était engagé dans la police, son don avait vite été repéré par ses supérieurs. On lui fourguait systématiquement tous les «cas incompréhensibles». La plupart du temps, il ne résolvait rien du tout, mais en tout cas, il s'en occupait, et c'était déjà beaucoup

— Ah, et puis il y a les allumettes!

— Qu'est-ce qu'elles ont les allumettes?

— Avec six allumettes il faut former quatre triangles si on veut trouver la solution.

— Quelle solution?

— La «nouvelle manière de penser». L'autre «logique» dont parlait Papa.

— Evidemment.

Cette fois-ci le garçon se révolta

— Non, pas «évidemment»! Il faut chercher la forme géométrique qui permet de faire quatre triangles. Les fourmis, l'oncle Edmond, les allumettes, tout est lié.

— L'oncle Edmond? Qui est cet oncle Edmond?

Nicolas s'anima.

— C'est lui qui a rédigé l'Encyclopédie du savoir relatif et absolu. Mais il est mort.

Peut-être à cause des rats. Ce sont les rats qui ont tué Ouarzazate.

Le commissaire Bilsheim soupira. Atterrant! Qu'est-ce que ça va donner ce bout de gamin-là quand ça aura sa majorité? Au minimum un alcoolique. L'inspecteur Galin arriva enfin avec les pompiers. Bilsheim le regarda avec fierté. Un crack, ce Galin. Et même un pervers. Les histoires de fous, ça l'excitait. Plus c'était tordu, plus il y allait. Bilsheim le compréhensif et Galin l'enthousiaste formaient à eux deux l'officieuse brigade des «affaires-de-cinglés-dont-personne-ne-veut-s'occuper». On les avait déjà envoyés sur le cas de la «petite vieille bouffée par ses chats», sur celui de la «prostituée qui étouffait les clients avec sa langue», sans oublier le «réducteur de têtes de charcutiers».

— C'est bon, dit Galin, restez ici chef, on plonge et on vous les ramène dans les civières gonflables.


Dans sa loge nuptiale, Mère s'est arrêtée de pondre. Elle lève une seule antenne et demande à rester seule. Ses servantes disparaissent. Belo-kiu-kiuni, le sexe vivant de la Cité, n'est pas calme.

Non, elle n'a pas peur de la guerre. Elle en a déjà gagné et perdu une bonne cinquantaine. Ce qui l'inquiète, c'est autre chose. Cette histoire d'arme secrète. Cette branche acacia qui tourne et qui arrache le dôme. Elle n'a pas non plus oublié le témoignage du 327e mâle, vingt-huit guerrières mortes sans même avoir pu se mettre en position de combat… Peut-on prendre le risque de ne pas tenir compte de ces données extraordinaires?

Plus maintenant. Mais que faire? Belo-kiu-kiuni se souvient de la fois où elle a déjà dû affronter une «arme secrète incompréhensible». C'était pendant les guerres contre les termitières du Sud. Un beau jour on lui avait annoncé qu'une escouade de cent vingt soldâtes se trouvait, non pas détruite, mais immobilisée»! L'affolement était à son comble. On pensait qu'on ne pourrait plus jamais vaincre les termites et qu'ils avaient pris une avance technologique décisive.

On dépêcha des espions. Les termites venaient en fait mettre au point une caste d'artilleuses lanceuses de glu. Les nasutitermes. Elles en arrivaient à projeter à deux cents têtes de distance une colle qui bloquait les pattes et les mâchoires des soldâtes.

La Fédération avait longtemps réfléchi puis avait trouvé une parade: avancer en se protégeant avec des feuilles mortes. Cela donna d'ailleurs lieu à la fameuse bataille des Feuilles mortes, gagnée par les troupes belokaniennes…

Cette fois-ci, toutefois, les adversaires n'étaient plus des patauds termites, mais des naines dont la vivacité et l'intelligence les avaient déjà plusieurs fois prises de cours.

En outre, l'arme secrète semblait particulièrement destructrice.

Elle se tripota nerveusement les antennes.

Que savait-elle exactement des naines?

Beaucoup et peu de chose. Celles-ci avaient débarqué il y a cent ans dans la région. Au début, il y avait eu juste quelques éclaireuses. Comme elles étaient de taille réduite, on ne s'était pas méfié. Les caravanes de naines étaient arrivées ensuite, portant à bout de pattes leurs œufs et leurs réserves alimentaires. Elles passèrent leur première nuit sous la racine du grand pin. Au matin, la moitié d'entre elles avait été décimée par un hérisson affamé. Les survivantes s'éloignèrent vers le nord où elles établirent un bivouac, pas loin des fourmis noires.

A la Fédération, on s'était dit: «c'est une affaire entre elles et les fourmis noires». Et il y en avait même qui avaient mauvaise conscience de laisser ces êtres malingres en pâture aux grosses fourmis noires. Cependant les fourmis naines ne furent pas massacrées. On les voyait tous les jours là-haut, qui transportaient des brindilles et des petits coléoptères. En revanche, celles qu'on ne voyait plus c'étaient… les grosses fourmis noires.

On ne sait toujours pas ce qui s'était passé, mais les éclaireuses belokaniennes rapportèrent que désormais les naines occupaient l'ensemble du nid des fourmis noires. On prit l'événement avec fatalisme, voire humour. Bien fait pour ces prétentieuses fourmis noires, humait-on dans les couloirs. Et puis ce n'étaient pas ces petites fourmis de rien du tout qui allaient inquiéter la puissante Fédération. Seulement, après les fourmis noires, ce fut l'une des ruches à abeilles de l'églantier qui fut occupée par les naines… Puis la dernière termitière du Nord et le nid des fourmis rouges à venin passèrent à leur tour sous la bannière des naines!

Les réfugiés qui affluaient à Bel-o-kan et qui venaient gonfler la masse des mercenaires racontaient que les naines avaient des stratégies de combat avant-gardistes. Par exemple, elles infectaient les points d'eau en y déversant des poisons issus de fleurs rares. Pourtant on ne s'alarmait pas encore sérieusement. Et il fallut que la cité de Niziu-ni-kan tombe l'année dernière en 2°-temps pour qu'enfin on s'aperçoive qu'on avait affaire à de redoutables adversaires. Mais si les rousses avaient sous-estimé les naines, les naines n'avaient pas jugé les rousses à leur juste valeur. Niziu-ni-kan était une cité de taille très réduite, mais liée à toute la Fédération. Le lendemain de la victoire naine, deux cent quarante légions de mille deux cents soldâtes chacune vinrent les réveiller en fanfare. L'issue du combat était certaine, ce qui n'empêcha pas les naines de se battre avec acharnement. De sorte qu'il fallut aux troupes fédérées un jour plein avant de pénétrer dans la cité libérée. On découvrit alors que les naines avaient installé dans Niziu-ni-kan non pas une mais… deux cents reines. Cela fit un choc.


ARMEE OFFENSIVE: Les fourmis sont les seuls insectes sociaux à entretenir une armée offensive.

Les termites et les abeilles, espèces royalistes et loyalistes moins raffinées, n'utilisent leurs soldats que pour la défense de la cité ou la protection des ouvrières sorties loin du nid. Il est relativement rare de voir une termitière ou une ruche mener une campagne de conquête de territoire. Mais cela s'est quand même vu.


Edmond Wells

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Les reines naines prisonnières racontèrent l'histoire et les mœurs des naines. Une histoire extravagante. Selon elles, il y a longtemps, les naines vivaient dans un autre pays, séparé par des milliards de têtes de distance. Ce pays était bien différent de la forêt de la Fédération. Il y poussait des fruits volumineux, très colorés et très sucrés. En outre, il n'y avait pas d'hiver et pas d'hibernation. Sur cette terre de cocagne les naines avaient construit Shi-gae-pou 1 «ancienne», cité elle-même issue d'une très vieille dynastie. Ce nid était aménagé au pied d'un laurier-rose. Or, il advint que le laurier-rose et le sable qui l'entourait furent un jour arrachés du sol pour être déposés dans une boîte de bois. Les naines tentèrent de fuir de la boîte mais celle-ci fut déposée à l'intérieur d'une structure gigantesque et très dure. Et quand elles parvinrent aux frontières de cette structure, elles tombèrent sur de l'eau. De l'eau salée à perte de vue. Beaucoup de naines se noyèrent en essayant de retrouver la terre de leurs ancêtres, puis la majorité décida que, tant pis, il fallait survivre dans cette structure immense et dure entourée d'eau salée. Cela dura des jours et des jours.

Elles percevaient, grâce à leur organe de Johnston, qu'elles se déplaçaient très vite, sur une distance phénoménale.

Nous avons traversé une centaine de barrières magnétiques terrestres. Où cela allait-il nous mener? Ici. On nous a débarquées avec le laurier-rose. Nous avons découvert ce monde, sa faune et sa flore exotiques.

Le dépaysement s'avéra décevant. Les fruits, les fleurs, les insectes étaient plus petits,

moins colorés.

Elles avaient quitté un pays rouge, jaune, bleu pour tomber sur du vert, du noir et du marron. Un monde fluo contre un monde pastel.

Et puis il y avait l'hiver et le froid qui bloquaient tout. Là-bas, elles ne savaient même pas que le froid existait, et la seule chose qui les obligeait à se reposer c'était la chaleur!

Les naines mirent d'abord au point différentes solutions pour lutter contre le froid. Leurs deux méthodes les plus efficaces: se gaver de sucres et s'enduire de bave d'escargot.

Pour le sucre, elles recueillaient le fructose des fraises, des mûres et des cerises. Pour les graisses, elles se livrèrent à une véritable extermination des escargots de la région. Elles avaient par ailleurs des pratiques vraiment surprenantes: ainsi n'avaient-elles ni sexués ailés ni vol nuptial. Les femelles faisaient l'amour et pondaient chez elles, sous terre. Si bien que chaque cité de naines possédait, non pas une pondeuse unique, mais plusieurs centaines. Cela leur donnait un sérieux avantage: outre une natalité très supérieure à celle des rousses, une bien moindre vulnérabilité. Car s'il suffisait de tuer la reine pour décapiter une cité rousse, la cité naine pouvait renaître tant qu'il restait la moindre tête sexuée. Et il n'y avait pas que ça. Les naines avaient une autre philosophie de conquête des territoires. Alors que les rousses, à la faveur des vols nuptiaux, atterrissaient le plus loin possible pour ensuite se relier par des pistes à l'empire éclaté de la Fédération, les naines, elles, progressaient centimètre par centimètre à partir de leurs cités centrales. Même leur petite taille constituait un atout. Il leur fallait très peu de calories pour atteindre une vivacité d'esprit et un niveau d'action assez élevés. On avait pu mesurer leur rapidité de réaction à l'occasion d'une grande pluie. Alors que les rousses en étaient encore à sortir, non sans mal, leurs troupeaux de pucerons et leurs derniers œufs des couloirs inondés, les naines avaient depuis plusieurs heures construit un nid dans une anfractuosité de l'écorce du grand pin et y avaient déménagé tous leurs trésors…

Belo-kiu-kiuni s'agite, comme pour chasser ses pensées inquiètes. Elle pond deux œufs, des œufs de guerrières. Les nourrices ne sont pas là pour les recueillir, et elle a faim. Alors, elle les mange goulûment. Ce sont d'excellentes protéines. Elle taquine sa plante Carnivore. Ses préoccupations ont déjà repris le dessus. Le seul moyen de contrer cette arme secrète serait d'en inventer une autre, encore plus performante et terrible. Les fourmis rousses ont découvert successivement l'acide formique, la feuille bouclier, les pièges à glu. Il suffit de trouver autre chose. Une arme qui frapperait les naines de stupeur, encore pire que leur branche destructrice! Elle sort de sa loge, rencontre des soldâtes et leur parle. Elle suggère de réunir des groupes de réflexion sur le thème «trouver une arme secrète contre leur arme secrète». La Meute répond favorablement à son stimulus. Partout se forment de petits groupes de soldâtes, mais aussi d'ouvrières, par trois ou par cinq. En connectant leurs antennes en triangle ou en pentagone, elles opèrent des centaines de communications absolues.


— Attention, je vais m'arrêter! dit Galin, peu désireux de recevoir dans le dos la poussée de huit sapeurs-pompiers.

— Qu'est-ce qu'il fait sombre là-dedans! Passez-moi une lampe plus puissante. Il se retourna et on lui tendit une grosse torche. Les pompiers n'avaient pas l'air très rassurés. Pourtant, eux, ils avaient leurs vestes en cuir et leurs casques. Que n'avait-il pensé à se mettre quelque chose de plus adapté à ce genre d'expédition qu'un veston de ville!

Ils descendaient prudemment. L'inspecteur, l'œil du groupe, s'appliquait à éclairer chaque recoin avant de faire un pas. C'était plus lent mais c'était plus sûr.

— Le pinceau de la torche balaya une inscription gravée sur la voûte, à hauteur de regard.


Examine-toi toi même,

Si tu ne t'es pas purifié assidûment

Les noces chimiques te feront dommage

Malheur à qui s'attarde là-bas.

Que celui qui est trop léger s'abstienne.


Ars Magna.


— Vous avez vu ça? demanda un pompier.

— C'est une vieille inscription, voilà tout…, tempéra l'inspecteur Galin.

— On dirait un truc de sorciers.

— En tout cas, ça a l'air sacrement profond.

— Le sens de la phrase?

— Non, l'escalier. On dirait qu'il y a des kilomètres de marches là-dessous.

Ils reprirent leur descente. Ils devaient bien se trouver à cent cinquante mètres sous le niveau de la ville. Et ça tournait toujours en colimaçon. Comme une hélice d'ADN. Ils en avaient presque le vertige. Profond, toujours plus profond.

– Ça peut continuer indéfiniment comme ça, grogna un pompier. Nous ne sommes pas préparés pour faire de la spéléologie.

— Moi je croyais qu'il fallait juste sortir quelqu'un d'une cave, dit un autre qui portait la civière gonflable. Ma femme m'attendait pour dîner à 8 heures, elle doit être contente, il est déjà 10 heures!

Galin reprit ses troupes en main.

– Écoutez les gars, maintenant on est plus proches du fond que de la surface, alors encore un petit effort. On ne va pas renoncer à mi-parcours.

Or, ils n'avaient pas fait le dixième du chemin.


Au bout de plusieurs heures de CA à une température proche de 15°, un groupe de fourmis mercenaires jaunes dégage une idée, bientôt reconnue comme la meilleure par tous les autres centres nerveux. Il se trouve que Bel-o-kan possède de nombreuses soldâtes mercenaires d'une espèce un peu spéciale, les «casse-graines». Elles ont pour caractéristique d'être pourvues d'une tête volumineuse et de longues mandibules coupantes qui leur permettent de casser des graines même très dures. Dans les combats, elles ne sont pas bien efficaces, car leurs pattes sont trop courtes sous leur corps trop lourd. Alors, à quoi bon se traîner péniblement jusqu'au lieu de l'affrontement pour n'y faire que peu de dégâts? Les rousses avaient fini par les cantonner dans des tâches ménagères, comme par exemple couper les grosses brindilles.

Selon les fourmis jaunes, il existe pourtant un moyen de transformer ces grosses lourdaudes en foudres de guerre. Il suffit de les faire porter par six petites ouvrières agiles!

Ainsi, les casse-graines, guidant par odeurs leurs «pattes vivantes», peuvent fondre à grande vitesse sur leurs adversaires et les tailler en pièces avec leurs longues mandibules.

Quelques soldâtes gavées de sucre font des essais dans le solarium. Six fourmis soulèvent une casse-graines et courent en essayant de synchroniser leurs pas. Ça a l'air de très bien fonctionner.

La cité de Belokan vient d'inventer le tank.

On ne les vit jamais remonter.

Le lendemain, les journaux titrèrent: «Fontainebleau — Huit pompiers et un inspecteur de police disparaissent mystérieusement dans une cave.»

Dès l'aube violacée, les fourmis naines qui encerclent la Cité interdite de La-chola-kan s'apprêtent à livrer bataille. Les rousses isolées dans leur souche sont affamées et épuisées. Elles ne devraient plus tenir bien longtemps.

Les combats reprennent. Les naines conquièrent deux carrefours supplémentaires après de longs duels d'artillerie à l'acide. Le bois rongé par les tirs vomit les cadavres des soldâtes assiégées.

Les dernières survivantes rousses sont à bout. Les naines progressent dans la Cité.

Les francs-tireurs cachés dans les anfractuosités des plafonds les ralentissent à peine.

La loge nuptiale ne doit plus être très loin. À l'intérieur de celle-ci, la reine Lacho-la-kiuni commence à ralentir les battements de son cœur. Tout est fichu maintenant.

Mais les troupes naines les plus avancées perçoivent soudain une odeur d'alerte. Il se passe quelque chose dehors. Elles rebroussent chemin.

Là-haut, sur la colline des Coquelicots qui domine la Cité, on distingue des milliers de points noirs au milieu des fleurs rouges. Les Belokaniens se sont donc finalement décidés à attaquer. Tant pis pour eux. Les naines envoient des moucherons-messagers mercenaires avertir la Cité centrale. Tous les moucherons portent la même phéromone:

Ils attaquent. Envoyez des renforts par l'est pour les prendre en étau. Préparez l'arme secrète.

La chaleur du premier rayon de soleil filtrant à travers un nuage a précipité la décision de passer à l'attaque. Il est 8 h 03. Les légions belokaniennes dévalent en trombe la pente, contournent les herbes, bondissent pardessus les gravillons. Elles sont des millions de soldâtes, à courir toutes mandibules écartées. C'est assez impressionnant. Mais les naines n'ont pas peur. Elles avaient prévu ce choix tactique. La veille, elles ont creusé des trous espacés en quinconce dans le sol. Elles s'y calfeutrent, ne laissant dépasser que leurs mandibules; leur corps est ainsi protégé par le sable.

Cette ligne de naines brise tout de suite l'assaut des rousses. Les fédérées s'escriment à vide contre ces adversaires qui ne leur présentent que des points forts. Pas moyen de leur couper les pattes ou de leur arracher l'abdomen.

C'est alors que le gros de l'infanterie de Shigae-pou, cantonné non loin sous le couvert d'un cercle de bolets Satan, lance une contre-offensive qui prend les rousses en étau.

Si les Belokaniennes sont des millions, les Shigapouyennes se comptent par dizaines de millions. Il y a au moins cinq soldâtes naines pour une rousse, sans parler des guerrières tapies dans les trous individuels, qui raccourcissent tout ce qui leur passe à portée de mandibules.

Le combat tourne rapidement au désavantage des moins nombreux.

Enfoncées par des naines qui surgissent de partout, les lignes fédérées se disloquent. À 9 h 36, elles battent carrément en retraite. Les naines poussent déjà les parfums de la victoire. Leur stratagème a parfaitement fonctionné. Même pas besoin d'utiliser l'arme secrète! Elles pourchassent cette armée de fuyards, considèrent le siège de La-chola-kan comme une affaire réglée. Mais avec leurs petites pattes, les naines font dix pas là où une rousse ne fait qu'un bond. Elles s'essoufflent à remonter la colline des Coquelicots. C'est bien ce qu'avaient prévu les stratèges de la Fédération. Car cette première charge n'a servi qu'à ça: faire sortir les troupes naines de leur cuvette pour les affronter dans la pente. Les rousses parviennent à la crête, les légions naines continuent de les poursuivre dans un désordre total. Là-haut, on voit d'un seul coup se dresser une forêt d'épines. Ce sont les pinces géantes des casse-graines.

Elles les brandissent, les font scintiller au soleil, puis les abaissent parallèlement au sol et fondent sur les naines. Casse-graines, casse-naines!

L'effet de surprise est total. Les Shigaepouyennes, hébétées, antennes raidies par l'effroi, se font tondre comme une pelouse. Les casse-graines crèvent les lignes ennemies à vive allure, profitant de la dénivellation. Sous chacune, six ouvrières s'en donnent à cœur joie. Elles sont les chenilles de ces machines de guerre. Grâce à une communication antennaire parfaitement synchrone entre la tourelle et les roues, l'animal à trente-six pattes et deux mandibules géantes se meut avec aisance dans la masse de ses adversaires. Les naines n'ont que le temps d'entrevoir ces mastodontes qui leur tombent dessus par centaines, les défoncent, les aplatissent, les broient. Les mandibules hypertrophiées plongent dans le tas, broutent et remontent,

chargées de pattes et de têtes sanguinolentes qu'elles font craquer comme de la paille. Panique totale. Les naines terrorisées se heurtent et se piétinent, certaines s'entre-tuent.

Les tanks belokaniens, ayant ainsi «peigné» la piétaille naine, l'ont dépassée dans leur élan. Stop. Ils remontent déjà la pente, toujours impeccablement alignés, pour un nouveau laminage. Les survivantes voudraient prendre les devants, mais là-haut se dessine un deuxième front de tanks… qui part à la descente! Les deux colonnes se croisent, bien parallèles. Devant chaque tank les cadavres s'empilent. C'est l'hécatombe. Les Lacholakaniennes qui suivaient de loin la bataille sortent pour encourager leurs sœurs. L'étonnement du début a fait place à l'enthousiasme. Elles lancent des phéromones de joie. C'est une victoire de la technologie et de l'intelligence! Jamais le génie de la Fédération ne s'était exprimé de manière aussi nette.

Shi-gae-pou, cependant, n'a pas abattu toutes ses cartes. Elle a encore son arme secrète. Normalement, cette arme avait été conçue pour déloger les assiégés récalcitrants, mais devant la vilaine tournure prise par les combats, les naines décident déjouer leur va-tout.

L'arme secrète se présente sous forme de crânes de fourmis rousses transpercés d'une plante brune.

Quelques jours plus tôt, les fourmis naines ont découvert le cadavre d'une exploratrice de la Fédération. Son corps avait éclaté sous la pression d'un champignon parasite, l'alternaria. Les chercheuses naines ont analysé le phénomène et se sont aperçues que ce champignon parasite produisait des spores volatiles. Celles-ci se collent à la cuirasse, la rongent, pénètrent dans la bête puis poussent jusqu'à faire exploser sa carcasse.

Quelle arme!

Et d'une sûreté d'utilisation garantie. Car si les spores adhèrent à la chitine des rousses, elles n'ont aucune prise sur la chitine des naines. Tout simplement parce que ces dernières, frileuses, ont pris l'habitude de se badigeonner de bave d'escargot! Or cette substance a un effet protecteur contre l'alternaria.

Les Belokaniennes ont peut-être inventé le tank, mais les Shigaepouyennes ont découvert la guerre bactériologique.

Un bataillon d'infanterie s'ébranle, porteur de trois cents crânes de rousses infectés,

récupérés après la première bataille de Lachola-kan.

Elles les lancent au beau milieu des ennemies. Les casse-graines et leurs porteuses éternuent sous les poussières mortelles. Quand elles voient que leurs cuirasses en sont enduites, elles s'affolent.

Les porteuses abandonnent leur fardeau. Les casse-graines, rendues à leur impotence, paniquent et s'en prennent violemment à d'autres casse-graines. C'est la débandade. Vers 10 heures, un brusque coup de froid sépare les belligérants. On ne peut pas se battre dans les courants d'air glacés. Les troupes naines en profitent pour se dégager. Les tanks des rousses remontent péniblement la pente.

Dans les deux camps, on fait le compte des blessures, on mesure l'étendue des pertes. Bilan provisoire très lourd. On aimerait infléchir le sort de la bataille. Chez les Belokaniennes, on a reconnu les spores d'alternaria. On décide de sacrifier toutes les soldâtes qui ont été touchées par le champignon, afin de leur éviter des souffrances futures.

Des espionnes arrivent au pas de course: il existe un moyen de se protéger de cette armé bactériologique, il faut s'enduire de bave d'escargot. Aussitôt dit, aussitôt fait. On sacrifie trois de ces mollusques (de plus en plus difficiles à trouver) et chacun se prémunit contre le fléau. Contacts antennaires. Les stratèges rousses jugent — qu'on ne peut plus attaquer avec les seuls tanks. Dans le nouveau dispositif, les tanks occuperont le centre; mais cent vingt légions d'infanterie courante et soixante légions d'infanterie étrangère se déploieront sur les ailes.

On retrouve le moral.


FOURMIS D'ARGENTINE: Les fourmis d'Argentine (Iridomyrmex humilis) ont débarqué en France en 1920. Elles ont selon toute vraisemblance été transportées dans des bacs de lauriers-roses destinés à égayer les routes de la Côte d'Azur. On signale pour la première fois leur existence en 1866, à Buenos Aires (d'où leur surnom). En 1891, on les repère aux États-Unis, à La Nouvelle-Orléans. Cachées dans les litières de chevaux argentins exportés, elles arrivent ensuite en Afrique du Sud en 1908, au Chili en 1910, en Australie en 1917 et en France en 1920. Cette espèce se signale, non seulement par sa taille infime, qui la met en position de Pygmée au regard des autres fourmis, mais aussi par une intelligence et une agressivité guerrière qui sont au demeurant ses principales caractéristiques. A peine établies dans le sud de la France, les fourmis d'Argentine ont mené la guerre contre toutes les espèces autochtones… et les ont vaincues!

En 1960, elles ont franchi les Pyrénées et sont allées jusqu'à Barcelone. En 1967, elles ont passé les Alpes et se sont déversées jusqu'à Rome, Puis, dès les années 70, les Iridomyrmex ont commencé à remonter vers le nord. On pense qu'elles ont traversé la Loire lors d'un été chaud de la fin desannées 90. Ces envahisseurs, dont les stratégies de combat n'ont rien à envier à un César ou à un Napoléon, se sont alors trouvés face à deux espèces un peu plus coriaces: les fourmis rousses (au sud et à l'est de la région parisienne) et les fourmis pharaons (au nord et à l'ouest de Paris).

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


La bataille des Coquelicots n'est pas gagnée. Shi-gae-pou décide, à 10 h 13, de dépêcher des renforts. Deux cent quarante légions de l'armée de réserve vont partir rejoindre les survivants de la première charge. On leur explique le coup des «tanks». Les antennes se réunissent pour des CA. Il doit bien exister un moyen de faire à ces drôles de machines…

Vers 10 h 30 une ouvrière fait une suggestion

Les fourmis casse-graines trouvent leur mobilité dans les six fourmis qui les portent. Il suffit de leur couper ces «pattes vivantes».

Une autre idée fuse

Le point faible de leurs machines est leur difficulté à faire demi-tour rapidement. On peut utiliser ce handicap. On n'a qu'à se former en carrés compacts. Lorsque les machines chargent, on s'écarte pour les laisser passer sans résistance. Puis, alors qu'elles sont encore prises dans leur élan, on les frappe par l'arrière. Elles n'auront pas le temps de se retourner. Et une troisième

La synchronisation du mouvement des pattes se fait par contact antennaire, on l'a vu. Il suffit de couper en sautant les antennes des casse-graines pour qu'elles ne puissent plus diriger leurs porteuses. Toutes les idées sont retenues. Et les naines commencent à bâtir leur nouveau plan de bataille.


SOUFFRANCE: Les fourmis sont-elles capables de souffrir? A priori non. Elles n'ont pas de système nerveux adapté pour cet usage. Et s'il n'y a pas de nerf, il n'y a pas de message de douleur. Cela peut expliquer que des tronçons de fourmis continuent à «vivre» parfois très longtemps indépendamment du reste du corps. L'absence de douleur induit un nouveau monde de science-fiction. Sans douleur: pas de peur, peut-être même pas de conscience du «soi». Longtemps les entomologistes ont penché pour cette théorie: les fourmis ne souffrent pas, c'est de là que part la cohésion de leur société. Cela explique tout et cela n'explique rien. Cette idée présente un autre avantage: elle nous enlève tout scrupule à les tuer.

Moi, un animal qui ne souffrirait pas… me ferait très peur.

Mais ce concept est faux. Car la fourmi décapitée émet une odeur particulière. L'odeur de la douleur. Il se passe donc quelque chose. La fourmi n'a pas d'influx nerveux électrique mais elle a un influx chimique. Elle sait quand il lui manque un morceau, et elle souffre. Elle souffre à sa manière, qui est sûrement fort différente de la nôtre, mais elle souffre.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Les combats reprennent à 11 h 47. Une longue ligne compacte de soldâtes naines monte lentement à l'assaut de la colline des Coquelicots.

Les tanks apparaissent entre les fleurs. A un signal donné, ils dévalent la pente. Les légions des rousses et de leurs mercenaires caracolent sur les flancs, prêtes à terminer le travail des mastodontes.

Les deux armées ne sont plus qu'à cent têtes de distance… Cinquante… Vingt… Dix! A peine la première casse-graines arrive-t-elle au contact qu'il se passe quelque chose de très inattendu. La ligne dense des Shigaepouyennes s'ouvre soudain en larges pointillés. Les soldâtes forment les carrés. Chaque tank voit s'évaporer l'adversaire et ne trouve plus en face qu'un couloir désert. Aucun n'a le réflexe de zigzaguer pour accrocher les naines. Les mandibules claquent dans le vide, les trente-six pattes s'emballent stupidement. Un effluve acre se répand: Coupez-leur les pattes!

Des naines plongent aussitôt sous les tanks et tuent les porteuses. Elles s'en retirent alors dare-dare pour ne pas être écrasées par la masse de la casse-graines qui s'affale. D'autres se jettent hardiment entre la double rangée de trois porteuses et crèvent d'une mandibule unique le ventre offert. Un liquide coule, le réservoir de vie des casse-graines se déverse sur le sol. D'autres encore escaladent les mastodontes, leur coupent les antennes et sautent en marche. Les tanks s'effondrent les uns après les autres. Les casse-graines sans porteuses se traînent comme des grabataires et sont achevées sans problème. Vision de terreur! des cadavres de casse-graines éventrés sont dérisoirement transportés par leurs six ouvrières qui ne se sont encore aperçues de rien… Des casse-graines privées d'antennes voient leurs «roues» partir dans des directions différentes et les écarteler…

Une telle débâcle sonne le glas de la technologie des tanks. Combien de grandes inventions ont ainsi disparu de l'histoire des fourmis parce que la parade avait été trouvée trop vite!

Les légions des rousses et de leurs mercenaires qui flanquaient le front des tanks se retrouvent toutes nues. Elles qu'on avait placées là pour ramasser les miettes en sont réduites à charger désespérément. Mais les carrés de naines se sont déjà refermés, tant le massacre des casse-graines a été rondement mené. A peine les Belokaniennes en touchent-elles un bord qu'elles se retrouvent aspirées et démontées par des milliers de mandibules gloutonnes. Les rousses et leurs reîtres n'ont plus qu'à battre en retraite. Regroupées sur la crête, elles observent les naines qui remontent lentement à l'assaut, toujours en carres compacts. C'est une vision affolante! Dans l'espoir de gagner du temps, les plus grosses soldâtes charrient des graviers qu'elles font rouler du haut de la colline. L'avalanche ne ralentit guère l'avance des naines. Vigilantes, elles s'écartent sur le passage des blocs et reprennent aussitôt leur place. Peu se font écraser. Les légions belokaniennes recherchent éperdument la combinaison qui les sortirait de ce pétrin. Quelques guerrières proposent d'en revenir aux vieilles techniques de combat. Pourquoi ne pas donner tout simplement de l'artillerie? Car s'il est vrai que depuis le début des hostilités on a peu utilisé l'acide, qui, dans les mêlées, tue autant d'amis que d'ennemis, celui-ci devrait fournir de très bons résultats contre les carrés denses des naines. Les artilleuses se hâtent de prendre position, bien calées sur leurs quatre pattes postérieures, l'abdomen dardé en avant. Elles peuvent ainsi pivoter de droite à gauche et de haut en bas pour choisir le meilleur angle de visée. Les naines, à présent juste en contrebas, voient les bouts des milliers d'abdomens dépasser de la crête mais elles ne font pas tout de suite le rapprochement. Elles ont accéléré, prenant leur élan pour franchir les derniers centimètres du talus.

A l'attaque! Serrez les rangs!

Un seul mot d'ordre claque dans le camp adverse

Feu!

Les ventres braqués pulvérisent leur brûlant venin sur les carrés de naines. Pfout, pfout, pfout. Les jets jaunes sifflent dans les airs, cinglent de plein fouet la première ligne d'assaillantes.

Ce sont les antennes qui fondent d'abord.

Elles dégoulinent sur les crânes. Puis le poison se répand sur les cuirasses, les liquéfiant comme si elles n'étaient qu'en plastique.

Les corps martyrisés s'affaissent et forment un mince barrage qui fait trébucher les naines. Elles se ressaisissent, enragées, se jettent de plus belle à l'assaut de la crête.

En haut, une ligne d'artilleuses rousses a pris le relais de la précédente.

Feu!

Les carrés se disloquent, mais les naines continuent d'avancer, piétinant les morts mous.

Troisième ligne d'artilleuses. Les cracheuses de colle se joignent à elles.

Feu!

Cette fois, les carrés de naines explosent franchement. Des groupes entiers se débattent dans les flaques de glu. Les naines tentent de contre-attaquer en alignant elles aussi une rangée d'artilleuses. Celles-ci avancent vers le sommet en marche arrière et tirent sans pouvoir viser. A contre-pente elles ne peuvent se caler.

Feu! émettent les naines.

Mais leurs abdomens courts ne tirent que des gouttelettes d'acide. Même en atteignant leur objectif, leurs jets ne font qu'irriter sans percer les carapaces.

Feu!

Les gouttes d'acide des deux camps se croisent, s'annulent parfois. Devant le peu de résultats obtenus, les Shigaepiennes renoncent à utiliser leur artillerie. Elles pensent pouvoir gagner en gardant la tactique des carrés compacts d'infanterie.

Serrez les rangs.

Feu! répondent les rousses dont leur artillerie fait toujours merveille. Nouvelle giclée d'acide et de glu.

Malgré l'efficacité des tirs, les naines parviennent en haut de la colline des coquelicots. Leurs silhouettes forment une frise noire assoiffée de vengeance.

Charge. Rage. Saccage.

Désormais il n'y a plus de «gadgets». Les artilleuses rousses ne peuvent plus faire gicler leur abdomen, les carrés de naines ne peuvent plus rester compacts.

Nuée. Ruée. Coulée.

Tout le monde se mélange, se dérange, se range, court, tourne, fuit, fonce, se disperse, se réunit, fomente de petites attaques, pousse, entraîne, bondit, s'effondre, rassure, crache, soutient, hurle de l'air chaud. Partout la mort est désirée. On se mesure, on s'escrime, on ferraille. On court sur les corps vivants et sur ceux qui déjà ne bougent plus. Chaque rousse se retrouve coiffée d'au moins trois naines furieuses. Mais,comme les rousses sont trois fois plus grosses, les duels se déroulent à peu près à armes égales. Corps à corps. Cris odorants. Phéromones amères en brumes.

Les millions de mandibules pointues, crénelées, en dents de scie, en sabre, en pince plate, à simple tranchant, à double tranchant, enduites de salive empoisonnées, de glu, de sang s'emboîtent. Le sol tremble. Corps à corps.

Les antennes plombées de leurs petites flèches fouettent l'air pour maintenir l'adversaire à distance. Les pattes griffues les frappent comme s'ils s'agissaient de petits roseaux agaçants. Prise. Surprise. Méprise. On attrape l'autre par les mandibules, les antennes, la tête, le thorax, l'abdomen, les pattes, les genoux, les coudes, les brosses articulaires, une brèche dans la carapace, un créneau dans la chitine, un œil. Puis les corps basculent, roulent dans la terre moite. Des naines escaladent un coquelicot indolent et de là-haut se laissent choir toutes griffes tendues sur une rousse carrossée. Elles lui perforent le dos puis la troue jusqu'au cœur. Corps à corps.

Les mandibules rayent les armures lisses. Une rousse utilise habilement ses antennes comme deux javelots qu'elle propulse simultanément. Elle transperce ainsi le crâne d'une dizaine d'adversaires, ne prenant même pas le temps de nettoyer ses tiges enduites de sang transparent. Corps à corps. A mort.

— Il y a bientôt tellement d'antennes et de pattes coupées par terre qu'on croirait marcher sur un tapis d'aiguilles de pin.

Les survivantes de La-chola-kan accourent et plongent dans la mêlée comme s'il n'y avait pas assez de décédés.

Subjuguée par le nombre de ses minuscules assaillantes, une rousse panique, recourbe son abdomen, s'arrose d'acide formique, tue ses adversaires et se tue en même temps. Ils fondent tous comme de la cire.

Plus loin, une autre guerrière déracine d'un coup sec la tête de son adversaire juste au moment où on lui arrache la sienne.

La 103 683e soldate a vu déferler sur elle les premières lignes de naines. Avec quelques dizaines de collègues de sa sous-caste, elle est arrivée à former un triangle qui a semé la terreur dans les grumeaux de naines. Le triangle a éclaté, maintenant elle est seule à affronter cinq Shigaepiennes déjà enduites du sang de sœurs aimées.

Elles la mordent partout. Tandis qu'elle leur répond de son mieux, les conseils lancés dans la salle de combat par la vieille guerrière lui reviennent automatiquement: Tout se joue avant le contact. La mandibule ou le jet d'acide ne font qu'entériner une situation de dominance déjà reconnue par les deux adversaires… Tout est un jeu d'esprit. Il faut accepter la victoire et rien ne résiste. Cela fonctionne peut-être pour un ennemi. Mais que faire lorsqu'il y en a cinq? Là, elle sent qu'il y en a au moins deux qui veulent à tout prix gagner. La naine qui lui cisaille méthodiquement l'articulation du thorax et celle qui est en train de lui arracher la patte arrière gauche. Une vague d'énergie la submerge. Elle se débat, plante son antenne comme un stylet juste sous le cou de l'une, fait lâcher prise à l'autre en l'assommant d'un coup du plat de la mandibule. Pendant ce temps des naines sont revenues lancer au beau milieu du champ de bataille des dizaines de têtes infectées à l'alternaria. Mais comme chacun est protégé par la bave d'escargot, les spores volettent, glissent sur les cuirasses avant de retomber mollement sur le sol fertile. Décidément ce n'est pas un jour faste pour les nouvelles armes. Elles ont toutes trouvé leur réplique. A trois heures de l'après-midi, les combats sont à leur paroxysme. Les bouffées d'acide oléique, effluves caractéristiques émises par les cadavres myrmécéens en train de sécher, remplissent l'air. A quatre heures et demie, les rousses et les naines qui tiennent encore debout sur au moins deux pattes continuent d'en découdre sous les coquelicots. Les duels ne cessent qu'à cinq heures à cause d'un coup d'orage annonciateur d'une pluie imminente. On dirait que le ciel en a assez de tant de violence. À moins que ce ne soit tout bêtement les giboulées de mars qui arrivent avec retard.

Survivants et blessés se retirent. Bilan: 5 millions de morts dont 4 millions de naines. La-chola-kan est libérée. À perte de vue, le sol est jonché de corps désarticulés, de cuirasses crevées, de sinistres tronçons qu'agite parfois un dernier souffle de vie. Partout du sang transparent comme une laque, des flaques d'acide jaunâtre.

Quelques naines, encore embourbées dans une mare de glu, se débattent en pensant pouvoir rejoindre leur Cité. Les oiseaux viennent les picorer rapidement avant que la pluie ne tombe.

Les éclairs illuminent les nuages anthracite et font étinceler quelques carcasses de tanks dont les mandibules arrogantes restent dressées. Comme si ces pointes sombres voulaient encore crever le ciel lointain. Les acteurs rentrés, la pluie nettoie la scène.


Elle parlait la bouche pleine. -Bilsheim?

— Allô?

— Groumf, groumf. Vous vous foutez de ma gueule, Bilsheim? Vous avez vu les journaux? L'inspecteur Galin, c'est de chez vous ça? C'est bien le petit jeune agaçant qui voulait me tutoyer les premiers jours? C'était Solange Doumeng, la directrice de la PJ.

— Euh oui, je crois.

— Je vous avais dit de le lourder, et maintenant je le découvre en vedette posthume. Vous êtes complètement givré! Qu'est-ce qui vous a pris d'envoyer quelqu'un d'aussi peu expérimenté sur une affaire aussi grave?

— Galin n'est pas inexpérimenté, c'est même un excellent élément. Mais je crois que nous avons sous-estimé l'affaire…

— Les bons éléments sont ceux qui trouvent les solutions, les mauvais sont ceux qui trouvent les excuses.

— Il existe des affaires où même les meilleurs d'entre nous…

— Il existe des affaires où même les plus mauvais d'entre vous ont un devoir de réussite. Aller repêcher un couple dans une cave fait partie de cette catégorie.

— Je m'excuse mais…

— Vos excuses vous savez où vous pouvez vous les mettre, mon beau? Vous allez me faire le plaisir de retourner au fond de cette cave et de m'en sortir tout le monde. Votre héros Galin mérite une sépulture chrétienne. Et je veux un article élogieux sur notre service avant la fin du mois.

— Et pour…

— Et pour toute cette histoire! Et je veux que vous teniez votre bec! Vous ne ferez tout le foin avec la presse qu'une fois cette affaire bouclée. Vous prenez si vous le voulez six gendarmes et du matériel de pointe. C'est tout.

— Et si…

— Et si vous vous plantez, comptez sur moi pour vous gâcher votre retraite!

Elle raccrocha.

Le commissaire Bilsheim savait prendre tous les fous sauf elle. Il se résigna donc à mettre au point un plan de descente.


LORSQUE L'HOMME: Lorsque l'homme a peur, est heureux ou en rage, ses glandes endocrines produisent des hormones qui n'influent que sur son propre corps. Elles tournent en vase clos. Son cœur va accélérer, il va suer, ou faire des grimaces, ou crier, ou pleurer. Ce sera son affaire. Les autres le regarderont sans compatir, ou en compatissant parce que leur intellect l'aura décidé.

Lorsque la fourmi a peur, est heureuse ou en rage, ses hormones circulent dans son corps, sortent de son corps et pénètrent dans le corps des autres. Grâce auxphéro-hormones, ou phéromones, ce sont des millions de personnes qui vont crier et pleurer en même temps. Ce doit être une sensation incroyable de ressentir les choses vécues par les autres, et de leur faire ressentir tout ce que l'on ressent soi-m ême…

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Dans toutes les cités de la Fédération, c'est la liesse. Les trophallaxies sucrées sont abondamment offertes aux combattantes épuisées. Cependant, ici il n'y a pas de héros. Chacun a accompli sa tâche; bien ou mal, peu importe, tout repart de zéro à la fin des missions.

On panse les blessures à grandes lapées de salive. Quelques jeunes naïves tiennent dans leurs mandibules une, deux ou trois de leurs pattes arrachées au combat, qu'elles ont récupérées par miracle. On leur explique que ça ne se recolle pas.

Dans la grande salle de lutte de l'étage — 45, des soldâtes reconstituent pour ceux qui n'y étaient pas les épisodes successifs de la bataille des Coquelicots. Une moitié joue les naines, l'autre les rousses. Elles miment l'attaque de la Cité interdite de La-chola-kan, la charge rousse, la lutte contre les têtes enterrées, la fausse fuite, l'entrée des tanks, leur déroute face aux carrés des naines, l'assaut de la colline, les lignes d'artilleuses, la mêlée finale… Les ouvrières sont venues nombreuses. Elles commentent chaque tableau de cette évocation. Un point retient particulièrement leur attention: la technique des tanks. Il est vrai que leur caste y tient sa place; à leur avis, il ne faut pas y renoncer, il faut apprendre à l'utiliser plus intelligemment, pas seulement en charge frontale. Entre tous les rescapés de la bataille, 103 683e s'en est bien tirée. Elle n'a perdu qu'une patte. Une broutille quand on en a six à sa disposition. Cela mérite à peine d'être signalé. La 56e femelle et le 327e mâle, qui en tant que sexués n'ont pu participer à la guerre, l'attirent dans un coin. Contact antennaire.

Il n'y a pas eu de problème ici?

Non, les guerrières au parfum de roche étaient toutes dans la bagarre. On est restés enfermés dans la Cité interdite, au cas où les naines arriveraient jusqu'ici. Et là-bas? Tu as vu l'arme secrète?

Non.

Comment ça, non? On a parlé d'une branche, d'acacia mobile…

103 683e explique que la seule arme nouvelle à laquelle elles ont été confrontées a été l'atroce alternaria, mais qu'elles ont trouvé la parade.

Ce ne peut être ça qui a tué la première expédition, constate le mâle. L'alternaria met beaucoup de temps à tuer. En outre, il en est certain: aucun des cadavres qu'il a examinés n'avait la moindre trace de ces spores mortelles. Alors?

Déroutés, ils décident de prolonger leur CA.

Ils aimeraient vraiment y voir plus clair.

Nouveau bouillon d'idées et d'avis. Pourquoi les naines n'ont-elles pas recouru à l'arme qui avait si radicalement détruit les vingt-huit exploratrices? Elles ont pourtant tout tenté pour gagner. Si une telle arme était entre leurs pattes, elles ne se seraient pas gênées pour s'en servir! Et si elles ne la possédaient pas? Elles arrivent toujours avant ou après que l'arme secrète ne frappe, c'est peut-être par pur hasard… Cette hypothèse cadrerait assez bien avec l'attaque de La-chola-kan. Quant à la première expédition, on a très bien pu laisser des traces de passeports de naines pour lancer la Meute sur une mauvaise piste. Et qui aurait intérêt à faire ça? Si les naines ne sont pas responsables de tous les mauvais coups, vers qui se tourner? Vers les autres! Le second adversaire implacable, l'ennemi héréditaire: les termites! Le soupçon n'a rien de fantaisiste. Depuis quelque temps, des soldâtes isolées de la grande termitière de l'Est passent le fleuve et multiplient les incursions dans les zones de chasse fédérées. Oui, c'est sûrement les termites. Ils se sont arrangés pour monter naines et rousses les unes contres les autres. Comme ça, ils se débarrassent des deux sans coup férir. Leurs ennemis bien affaiblis, ils n'ont plus qu'à cueillir les fourmilières. Et les guerrières aux odeurs de roche? Ce seraient des espionnes mercenaires au service des termites, voilà tout. Plus leur commune pensée s'affine à force de tourner dans leurs trois cerveaux, et plus il leur paraît acquis que ce sont les termites de l'Est qui possèdent la mystérieuse «arme secrète».

Mais ils sont dérangés et arrachés à leur colloque par les odeurs générales de la Meute. La Cité a décidé de mettre à profit l'entre-deux-guerres en avançant la fête de la Renaissance: elle aura lieu demain. Toutes les castes en place! Les femelles et les mâles, aux salles des gourdes pour faire le plein de sucre! Les artilleuses, rechargez vos abdomens aux salles de chimie organique!

Avant de quitter ses compagnons, la 103 683e soldate lâche une phéromone:

Bonne copulation! Ne vous en faites pas, je poursuis l'enquête de mon côté. Quand vous serez dans le ciel, je prendrai le chemin de la grande termitière de l'Est.

A peine se sont-ils séparés que les deux tueuses, la grosse brute et la petite boiteuse,

apparaissent. Elles raclent les murs et récupèrent les phéromones volatiles de leur conversation.


Après l'échec tragique de l'inspecteur Galin et des pompiers, Nicolas avait été placé dans un orphelinat situé à quelques centaines de mètres seulement de la rue des Sybarites. Outre les purs orphelins, on y entassait les enfants rejetés ou battus par leurs parents.

Les humains sont en effet l'une des rares espèces à être capables d'abandonner ou de maltraiter leur progéniture. Les petits humains passaient là des années éprouvantes, éduqués à grands coups de pied aux fesses. Ils grandissaient, s'endurcissaient. La plupart entraient ensuite dans l'armée de métier. Le premier jour, Nicolas resta prostré sur le balcon à regarder la forêt. Il retrouva dès le lendemain la salutaire routine de la télévision. Le poste était installé dans le réfectoire, et les pions, satisfaits de se débarrasser des «merdeux», les y laissaient s'abrutir pendant des heures. Le soir, Jean et Philippe, deux autres orphelins, le questionnèrent dans le dortoir:

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé à toi?

— Rien.

— Allez raconte. On ne vient pas ici comme ça à ton âge. D'abord t'as quel âge?

— Moi je sais. Il parait que ses parents se sont fait bouffer par des fourmis.

— Qui c'est qui vous a raconté cette connerie?

— Quelqu'un, nanananère, et on te dira qui si tu nous racontes ce qui est arrivé à tes parents.

— Vous pouvez crever.

Jean, le plus costaud, saisit Nicolas par les épaules tandis que Philippe lui tordait le bras en arrière.

Nicolas se dégagea d'une ruade et frappa Jean au cou du tranchant de la main (il avait vu faire ça à la télé dans un film chinois). L'autre se mit à tousser. Philippe revint à la charge en tentant d'étrangler Nicolas, qui lui lança alors la pointe de son coude dans l'estomac. Débarrassé de son agresseur, à genoux et plié en deux, Nicolas fit de nouveau face à Jean en lui crachant au visage. Celui-ci plongea et lui mordit le mollet jusqu'au sang. Les trois jeunes humains roulèrent sous les lits, continuant de se battre comme des chiffonniers. Nicolas eut finalement le dessous:

— Dis-nous ce qui est arrivé à tes parents ou on te fait bouffer des fourmis!

Jean avait trouvé ça dans l'action. Il n'était pas mécontent de sa phrase. Pendant qu'il maintenait le nouveau plaqué contre le plancher, Philippe courut chercher quelques hyménoptères, pas du tout rares en ces lieux, et revint les lui brandir devant le visage

— Tiens, en voilà des bien grasses! (Comme si les fourmis, dont le corps est enveloppé

d'une carapace rigide, pouvaient connaître des épaisseurs de graisse!)

Puis il lui pinça le nez pour le forcer à ouvrir la bouche, où il jeta avec dégoût trois jeunes ouvrières qui avaient vraiment autre chose à faire. Nicolas eut alors la surprise de sa vie. C'était délicieux.

Les autres, étonnés de ne pas le voir recracher l'aliment infâme, voulurent goûter à leur tour.

La salle des gourdes à miellat est l'une des plus récentes innovations de Bel-o-kan. La technologie des gourdes» a en effet été empruntée aux fourmis du sud qui, depuis les grandes chaleurs, n'arrêtent pas de monter vers le nord. C'est bien entendu lors d'une guerre victorieuse contre ces fourmis que la Fédération a découvert leur salle des gourdes. La guerre, meilleure source et meilleur vecteur de circulation d'inventions dans le monde des sociétés insectes. Sur le coup, les légionnaires belokaniennes furent horrifiées, de voir quoi? Des ouvrières condamnées à passer toute leur vie suspendues au plafond, tête en bas l'abdomen tellement gonflé qu'il était deux fois plus gros que celui d'une reine! Les sudistes expliquèrent que ces fourmis «sacrifiées» étaient des bonbonnes vivantes, capables de conserver au frais d'incroyables quantités de nectar, de rosée ou de miellat. En somme, il avait suffi de pousser à l'extrême l'idée de «jabot social» pour aboutir à celle de «fourmi citerne» — et la mettre en pratique. On venait titiller le bout de l'abdomen de ces vivants réfrigérateurs qui délivraient alors au goutte-à-goutte ou même à plein ruisseau leurs jus précieux. Les sudistes résistaient grâce à ce système aux grandes vagues de sécheresse qui frappent les régions tropicales.

Quand elles migraient, elles transportaient leurs gourdes à bout de bras et restaient parfaitement hydratées durant tout le voyage. A les en croire, les bonbonnes étaient aussi précieuses que les œufs. Les Belokaniennes piratèrent donc la technique des gourdes, mais y virent surtout l'intérêt de pouvoir stocker de grosses quantités de nourriture avec une qualité de conservation et d'hygiène inégalée.

Tous les mâles et toutes les femelles de la Cité se présentent dans la salle pour faire le plein de sucre et d'eau. Devant chaque bonbonne vivante s'allonge une queue de solliciteurs ailés. 327e et 56e s'abreuvent ensemble, puis se séparent. Lorsque tous les sexués et toutes les artilleuses sont passés, les fourmis-citernes sont vides. Une armée d'ouvrières se hâtent de les réapprovisionner en nectar, rosée et miellat, jusqu'à ce que les abdomens avachis retrouvent leur forme de petits ballons brillants.


Nicolas, Philippe et Jean furent surpris par un pion, et punis ensemble. Ils devinrent ainsi les meilleurs amis de l'orphelinat. On les trouvait le plus souvent au réfectoire, devant la télé. Ils en étaient à regarder, ce jour-là, un épisode de l'inusable série «Extraterrestre et fier de l'être». Ils glapirent et se poussèrent du coude en voyant que ça racontait l'arrivée de cosmonautes sur une planète habitée par des fourmis géantes.

— Bonjour, nous sommes des Terriens.

— Bonjour, nous sommes des fourmis géantes de la planète Zgû.

Pour le reste le scénario était relativement banal: les fourmis géantes étaient télépathes. Elles envoyaient des messages aux Terriens leur ordonnant de s'entre-tuer. Mais le dernier survivant comprenait tout et mettait le feu à la cité ennemie… Satisfaits de cette fin, les enfants décidèrent d'aller manger quelques fourmis sucrées. Mais, curieusement, celles qu'ils capturèrent n'avaient plus le goût de bonbon des premières. Elles étaient plus petites et leur saveur était acide. Comme du citron concentré. Berk!


Tout doit se dérouler vers midi au point le plus élevé de la Cité.

Dès les premières tiédeurs de l'aurore, les artilleuses se sont installées dans les niches de protection qui forment comme une couronne autour du sommet. Anus pointé vers le ciel, elles dressent un barrage antiaérien contre les oiseaux qui ne sauraient tarder à rappliquer. Certaines se coincent l'abdomen entre des branchettes pour atténuer l'effet de recul. Ainsi calées, elles pensent pouvoir lâcher deux ou trois salves dans la même direction sans trop dévier. La 56e femelle est dans sa loge. Des soigneuses asexuées enduisent ses ailes de salive protectrice. Vous êtes déjà sorties dans le grand Extérieur? Les ouvrières ne répondent pas. Evidemment, qu'elles sont déjà sorties, mais à quoi bon lui dire: dehors c'est plein d'arbres et d'herbes? Dans quelques minutes, la reine potentielle s'en rendra compte par elle-même. Vouloir savoir par contact antennaire ce qu'est le monde, voilà bien un caprice de sexué!

Les ouvrières ne l'en bichonnent pas moins. Elles lui tirent sur les pattes pour les assouplir. Elles la forcent à se contorsionner pour faire craquer ses articulations thoraciques et abdominales. Elles vérifient que son jabot social est surgavé de miellat en le pressant pour lui faire dégorger une goutte. Ce sirop devrait lui permettre de tenir quelques heures de vol continu. Voilà. 56 est prête. A la suivante. La princesse parée de tous ses atours et de tous ses parfums quitte le gynécée. Le 327e mâle ne s'y était pas trompé, c'est vraiment une grande beauté. Elle peine à soulever ses ailes. C'est fou comme elles ont poussé vite ces derniers jours. Elles sont désormais si longues et si lourdes qu'elles traînent à terre… comme un voile nuptial. D'autres femelles apparaissent au débouché des couloirs. En compagnie d'une centaines de ces vierges, 56e circule déjà dans les branchettes du dôme. Certaines exaltées s'accrochent à des brindilles; leurs quatre ailes s'en trouvent rayées, transpercées ou carrément arrachées. Les malheureuses ne vont pas plus haut, de toute façon elles ne pourraient pas décoller. Dépitées, elles redescendent au cinquième étage. Comme les princesses naines, elles ne connaîtront pas l'envol d'amour. Elles se reproduiront tout bêtement dans une salle close, à même le sol.

La 56e femelle, elle, est encore intacte. Elle sautille d'une brindille à l'autre en faisant bien attention de ne pas tomber et de ne pas abîmer ses ailes délicates. Une sœur qui chemine à ses côtés sollicite un contact antennaire. Elle se demande ce que peuvent être ces fameux mâles reproducteurs. Des sortes de faux-bourdons ou de mouches?

56e ne répond pas. Elle repense à 327e, à l'énigme de 1 «arme secrète». Tout est fini. Plus de cellule de travail. En tout cas pour les deux sexués. Toute l'affaire est désormais entre les griffes de 103 683e.

Elle se remémore avec nostalgie les événements.

Le mâle fugitif qui débarque dans sa loge…

sans passeports!

Leur première communication absolue.

Leur rencontre avec 103 683e.

Les tueuses au parfum de roche.

La course dans les bas-fonds de la Cité.

La cachette remplie des cadavres de ce qui aurait pu être leur «légion».

La lomechuse.

Le passage secret dans le granit…

Tout en marchant, elle remue les souvenirs et s'estime privilégiée. Aucune de ses sœurs n'a vécu de telles aventures, avant même d'avoir quitté la Cité.

Les tueuses aux odeurs de roche… La lomechuse… Le passage secret dans le granit…

La folie ne peut rien expliquer, s'agissant d'individus aussi nombreux. Des mercenaires espionnant au bénéfice des termites? Non, ça ne colle décidément pas, il n'y en aurait pas autant, pas aussi bien organisées.

Resterait de toute façon un point qui ne cadre avec rien: pourquoi y a-t-il des réserves de nourriture sous le plancher de la Cité? Pour nourrir les espionnes? Non, il y a là de quoi engraisser des millions de personnes… Elles ne sont quand même pas des millions.

Et cette surprenante lomechuse. C'est un animal de surface. Il est impossible qu'elle soit descendue par ses propres moyens à l'étage — 50. On l'a donc transportée. Mais dès qu'on approche cet insecte, on est captivé par ses effluves. Il faut donc un groupe assez fort, pour envelopper le monstre dans des feuilles souples et le transbahuter discrètement jusqu'en bas. Plus elle y pense, plus elle se rend compte que cela suppose des moyens considérables. Et en fait, à bien regarder les choses en face, tout se passe comme si une partie de la Meute avait un secret, qu'elle protégeait farouchement contre ses propres sœurs. Des contacts inconnus lui vrillent la tête. Elle s'arrête. Ses congénères croient qu'elle défaille d'émotion avant l'envol nuptial. Ça arrive parfois, les sexués sont si sensibles. Elle ramène ses antennes sur sa bouche. Elle se répète rapidement: l'expédition numéro un anéantie, l'arme secrète, les trente légionnaires tués, la lomechuse, le passage secret dans la roche granitique, les réserves alimentaires…

Ça y est, bon sang, elle a compris! Elle s'élance à contre-courant. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard!


EDUCATION: L'éducation des fourmis se fait selon les étapes suivantes.

— Du premier au dixième jour, la plupart desjeunes s'occupent de la reine pondeuse. Ils la soignent, la lèchent, la caressent. En retour, celle-ci les badigeonne de sa salive nourrissante et désinfectante.

Du onzième au vingtième jour, les ouvrières obtiennent le droit de soigner les cocons.

Du vingt et unième au trentième jour, elles surveillent et nourrissent les larves cadettes.

Du trente et unième au quarantième jour, elles vaquent aux tâches domestiques et de voirie tout en continuant à soigner la reine mère et les nymphes.

Le quarantième jour est une date importante. Jugées suffisamment expérimentées, les ouvrières ont le droit de sortir de la Cité.

Du quarantième au cinquantième jour, elles servent de gardiennes ou de trayeuses du puceron.

Du cinquantième au dernier jour de leur vie, elles peuvent accéder à l'occupation la plus passionnante pour une fourmi citadine: la chasse et l'exploration de contrées inconnues.

Nota: dès le onzième jour les sexués ne sont plus astreints au travail. Ils restent le plus souvent oisifs, consignés dans leurs quartiers jusqu'au jour du vol nuptial.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le 327e mâle se prépare lui aussi. Dans le champ de ses antennes, les autres mâles ne parlent que de femelles. Très peu en ont vu. Ou alors c'étaient de furtives visions dans les couloirs de la Cité interdite. Beaucoup fantasment. Ils les imaginent avec des parfums capiteux, d'un érotisme foudroyant. Un des princes prétend avoir échangé une trophallaxie avec une femelle. Son miellat avait la saveur de la sève de bouleau, ses hormones sexuelles émettaient des effluves comparables à ceux des jonquilles coupées. Les autres l'envient en silence. 327e qui, lui, a vraiment goûté au miellat d'une femelle (et de quelle femelle!) sait que celui-ci n'est en rien différent du miellat des ouvrières ou des bonbonnes. Toutefois, il ne se mêle pas à la conversation. Une idée coquine lui traverse plutôt l'esprit. Il aimerait bien fournir à la 56e femelle les spermatozoïdes nécessaires à la construction de sa future Cité. S'il pouvait la retrouver… Dommage qu'ils n'aient pas pensé à mettre au point une phéromone de reconnaissance pour se rejoindre parmi la foule. Lorsque la 56e femelle parvient dans la salle des mâles, c'est la surprise générale. Venir ici est contraire à toutes les règles de la Meute. Les mâles et les femelles ne doivent se voir pour la première fois qu'au moment du vol nuptial. On n'est pas chez les naines, ici. On ne copule pas dans les couloirs.

Les princes qui voulaient tant savoir ce qu'était une femelle sont désormais fixés. Ils émettent avec ensemble des parfums hostiles signifiant qu'elle ne doit pas rester dans cette pièce.

Elle continue malgré tout à progresser au milieu du tumulte des préparatifs. Elle bouscule tout le monde, disperse à tout va ses phéromones.

327e! 327e! Où es-tu, 327e?

Les princes ne se gênent pas pour lui dire qu'on ne choisit pas comme ça son mâle copulateur! Elle doit être patiente, faire confiance au hasard. Un peu de pudeur…

La 56e femelle finit pourtant par trouver son compagnon. Il est mort. Sa tête a été tranchée net d'un coup de mandibules.


TOTALITARISME: Les fourmis intéressent les hommes, car ils pensent qu'elles sont parvenues à créer un système totalitaire réussi. Il est vrai que de l'extérieur on a l'impression que dans la fourmilière tout le monde travaille, tout le monde obéit, tout le monde est prêt à se sacrifier, tout le monde est pareil. Et pour l'instant les systèmes totalitaires humains ont tous échoué… Alors on pense à copier l'insecte social (l'emblème de Napoléon n'était-il pas l'abeille?). Les phéromones qui inondent la fourmilière d'une information globale, c'est la télévision planétaire d'aujourd'hui. L'homme croit qu'en offrant à tous ce qu'il estime le meilleur, il débouchera un jour sur une humanité parfaite. Ce n'est pas le sens des choses. La nature, n'en déplaise à M. Darwin, n'évolue pas vers la suprématie des meilleurs (selon quels critères, d'ailleurs?). La nature puise sa force dans la diversité. Il lui faut des bons, des méchants, des fous, des désespérés, des sportifs, des grabataires, des bossus, des becs-de-lièvre, des gais, des tristes, des intelligents, des imbéciles, deségoïstes, des généreux, des petits, des grands, des noirs, des jaunes, des rouges, des blancs… Il en faut de toutes les religions, de toutes les philosophies, de tous lesfanatismes, de toutes les sagesses… Le seul danger est que l'une quelconque de ces espèces soit éliminée par une autre. On a vu que les champs de maïs artificiellement conçus par les hommes et composés des frères jumeaux du meilleur épi (celui qui a besoin de moins d'eau, celui qui résiste le mieux au gel, celui qui donne les plus beaux grains) mouraient tous d'un coup à la moindre maladie. Alors que les champs de maïs sauvages, composés de plusieurs souches différentes ayant chacune leurs spécificités, leurs faiblesses, leurs anomalies, arrivaient toujours à trouver une parade aux épidémies. La nature hait l'uniformité et aime la diversité. C'est là peut-être que se reconnaît son génie.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Elle regagne le dôme à petits pas accablés. Dans un couloir proche du gynécée, ses ocelles infrarouges lui font distinguer deux silhouettes. Ce sont les assassins au parfum de roche! Il y a la grosse et la petite qui boite! Alors qu'elles viennent droit sur elle, 56e fait vrombir ses ailes et saute au cou de la boiteuse. Mais elles ont tôt fait de l'immobiliser. Pourtant, au lieu de l'exécuter, elles lui imposent un contact antennaire. La femelle est en rage. Elle leur demande pourquoi avoir tué le 327e mâle, puisque de toute façon il allait mourir lors du vol. Pourquoi l'ont-elles assassiné! Les deux tueuses essaient de la raisonner. Certaines choses, selon elles, ne sauraient attendre. Et quoi qu'il en coûte. Il y a des tâches mal vues, des gestes mal jugés qui doivent pourtant être accomplis si l'on veut que la Meute continue à fonctionner normalement. Faut pas être naïf… l'unité de Bel-o-kan, cela se mérite. Et si cela devient nécessaire, ça se soigne. Mais alors, elles ne sont pas des espionnes? Non, elles ne sont pas des espionnes. Elles prétendent même être… les principales gardiennes de la sécurité et de la santé de la Meute.

La princesse hurle des phéromones de colère. Parce que 327e était dangereux pour la sécurité de la Meute? Oui, répondent les deux tueuses. Un jour elle comprendrait, pour l'instant elle était encore jeune… Comprendre, comprendre quoi? Qu'il y a des assassins superorganisés au sein même de la Cité, et qu'ils prétendent la sauver en éliminant des mâles qui ont «vu des choses cruciales pour la survie de la Meute». La boiteuse condescend à s'expliquer. Il ressort de on discours que les guerrières au parfom de roche sont des «soldâtes antimauvais stress». Il y a de bons stress ni font que la Meute progresse et combat. Et il y a de mauvais stress qui font que la Meute s'autodétruit…

Toutes les informations ne sont pas bonnes à entendre. Certaines provoquent des angoisses «métaphysiques», qui n'ont pas encore de solution. Alors, la Meute s'inquiète, mais se trouve inhibée, incapable de réagir…

C'est très mauvais pour tous. La Meute se met à produire des toxines qui l'empoisonnent. La survie de la Meute «à long terme» est plus importante que la connaissance du réel «à court terme». Si un œil a vu quelque chose que le cerveau sait dangereux pour tout le reste de l'organisme, il vaut mieux que le cerveau crève cet œil… La grosse se joint à la boiteuse pour résumer ainsi ces savants propos: Nous avons crevé l'œil, Nous avons coupé le stimulus nerveux, Nous avons arrêté l'angoisse.

Les antennes insistent, précisant que tous les organismes sont munis de ce genre de sécurité parallèle. Ceux qui ne l'ont pas meurent de peur ou se suicident pour ne pas affronter le réel angoissant. 56e est assez surprise mais ne perd pas pied. Belle phéromone en vérité! S'ils veulent cacher l'existence de l'arme secrète, il est de toute façon trop tard. Tout le monde sait que La-chola-kan en a d'abord été victime, même si le mystère reste entier du point de vue technologique…

Les deux soldâtes, toujours flegmatiques, ne relâchent pas leur étreinte. Pour La-chola-kan, tout le monde a déjà oublié; la victoire a apaisé les curiosités. D'ailleurs, il suffit de renifler dans les couloirs, il n'y a pas la moindre odeur de toxine. Toute la Meute est tranquille en cette veille de fête de la Renaissance.

Que lui veulent-elles alors? Pourquoi lui coincent-elles la tête ainsi?

Durant la course-poursuite dans les étages inférieurs, la boiteuse a repéré une troisième fourmi. Une soldate. Quel est son numéro d'identification?

Voilà donc pourquoi elles ne l'ont pas tuée tout de suite! En guise de réponse, la femelle plante profondément ses deux pointes d'antennes dans les yeux de la grosse. D'être aveugle de naissance ne l'empêche pas d'avoir très mal. Quant à la boiteuse,

stupéfaite, elle lâche à moitié prise.

La femelle court et vole pour aller plus vite.

Ses ailes soulèvent un nuage de poussières qui égare ses poursuivantes. Vite, il lui faut rejoindre le dôme.

Elle vient de frôler la mort. Elle va maintenant commencer une autre vie.


Extrait du discours de pétition contre les fourmilières jouets, prononcé par Edmond Wells devant la commission d'enquête del'Assemblée nationale:

«Hier, j'ai vu dans les magasins cesnouveaux jouets offerts aux enfants pour leur Noël. Ce sont des boîtes en plastiquetransparent, remplies de terre avec six cents fourmis à l'intérieur et la garantie d'unereine féconde.

On les voit travailler, creuser, courir.

Pour un enfant c'est fascinant. C'est commesi on lui offrait une ville. A part que les habitants sont minuscules. Comme descentaines de petites poupées mobiles et douées d'autonomie.

Pour tout avouer, je possède moi-même desemblables fourmilières. Tout simplement parce que, dans le cadre de mon travail debiologiste, je suis amené à les étudier. Je lesai installées dans des aquariums bouchésavec du carton aéré.

Cependant, chaque fois que je me retrouvedevant ma fourmilière, j'ai une impression bizarre. Comme si j'étais omnipotent dans leur monde. Comme si j'étais leur Dieu… Si j'ai envie de les priver de nourriture, mes fourmis mourront toutes; s'il méprend fantaisie d'engendrer la pluie, il me suffit de verser à l'arrosoir le contenu d'un verre sur leur cité; si je décide de leur augmenter la température ambiante, j'ai juste à les installer sur le radiateur; si je veux en kidnapper une pour l'examiner au microscope, je n'ai qu'à prendre mes pincettes et les plonger dans l'aquarium; et si mon caprice est d'en tuer, il n 'y aura aucune résistance. Elles ne comprendront même pas ce qui leur arrive. Je vous le dis, Messieurs, c'est un pouvoir exorbitant qui nous est donné sur ces êtres, uniquement parce qu'ils sont de morphologie réduite.

Moi, je n'en abuse pas. Mais j'imagine un enfant… lui aussi, il peut tout leur faire. Parfois il me vient une idée stupide. Envoyant ces cités de sable, je me dis: et si c'était la nôtre? Si nous étions nous aussi installés dans quelque aquarium prison et surveillés par une autre espèce géante? Si Adam et Eve avaient été deux cobayes expérimentaux déposés dans un décor artificiel, pour «voir»? Si le bannissement du paradis dont parle la Bible n'avait été qu'un changement d'aquarium prison?

Si le Déluge, après tout, n'avait été qu'un verre d'eau renversé par un Dieu négligent ou curieux?

Impossible, me direz-vous? Allez savoir… La seule différence pourrait être que mes fourmis sont retenues par des parois de verre et que nous sommes enfermés par une force physique: l'attraction terrestre! Mes fourmis arrivent toutefois à taillader le carton, plusieurs se sont déjà évadées. Et nous, nous arrivons à lancer des fusées qui échappent à l'attraction gravitationnelle.

Revenons aux cités en aquarium. Je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis un dieu magnanime, miséricordieux, et même un peu superstitieux. Alors je ne fais jamais souffrir mes sujets. Je ne leur fais pas ce que je n'aimerais pas qu'on me fasse. Mais les milliers de fourmilières vendues à la Noël vont transformer les enfants en autant de petits dieux. Seront-ils tous aussi magnanimes et miséricordieux que moi? Sûrement, la plupart comprendront qu 'ils sont responsables d'une ville et que cela leur donne des droits mais aussi des devoirs divins: les nourrir, les mettre à bonne température, ne pas les tuer pour le plaisir. Les enfants, cependant, et je pense notamment aux tout-petits qui ne sont pas encore responsables, subissent des contrariétés: échecs scolaires, disputes des parents, bagarres avec les copains. Dans un accès de colère, ils peuvent très bien oublierleurs devoirs déjeune dieu et je n 'ose imaginer alors le sort de leurs administrés Je ne vous demande pas de voter cette loi interdisant les fourmilières jouets au nom de la pitié pour les fourmis, ou de leurs droits d'animaux. Les animaux n'ont aucun droit: on les fait naître en batterie pour les sacrifier à notre consommation. Je vous demande de la voter en imaginant que nous-mêmes sommes peut-être étudiés et prisonniers d'une structure géante. Souhaiteriez-vous que la Terre soit un jour offerte en cadeau de Noël à un jeune dieu irresponsable?»


Le soleil est à son zénith.

Les retardataires, mâles et femelles, se pressent dans les artères affleurant à la peau de la Cité. Des ouvrières les poussent, les lèchent, les encouragent.

La 56e femelle se noie à temps dans cette foule en liesse où toutes les odeurs passeports se confondent. Personne ici n'arrivera à identifier ses effluves. Se laissant porter par le flot de ses sœurs, elle monte de plus en plus haut et traverse des quartiers jusqu'alors inconnus. Soudain, à l'angle d'un couloir, elle rencontre une chose qu'elle n'avait encore jamais vue. La lumière du jour. Ce n'est d'abord qu'un halo sur les murs, mais bientôt cela se transforme en clarté aveuglante. Voici enfin cette force mystérieuse que lui avaient décrite les nourrices. La chaude, la douce, la belle lumière. La promesse d'un nouveau monde fabuleux. A force d'absorber des photons bruts dans ses globes oculaires, elle se sent ivre. Comme si elle avait abusé du miellat fermenté du trente-deuxième étage. La 56e princesse continue d'avancer. Le sol est éclaboussé de taches d'un blanc dur. Elle patauge dans les photons chauds. Pour quelqu'un qui a vécu son enfance sous terre, le contraste est violent. Nouveau virage. Un pinceau de lumière pure la fusille, s'élargit en cercle éblouissant, puis en voile d'argent. Le bombardement de lumière l'oblige à reculer. Elle en sent les grains lui entrer dans les yeux, lui brûler les nerfs optiques, lui ronger les trois cerveaux. Trois cerveaux… vieil héritage des ancêtres vers qui possédaient un ganglion nerveux pour chaque anneau, un système nerveux pour chaque partie du corps. Elle progresse contre le vent de photons. Au loin elle distingue les silhouettes de ses sœurs qui se font happer par l'astre solaire. On dirait des fantômes. Elle avance encore. Sa chitine devient tiède. Cette lumière qu'on a mille fois essayé de lui décrire est au-delà de tout langage, il faut la vivre! Elle a une pensée pour toutes les ouvrières de la sous-caste des «concierges» qui restent toute leur vie enfermées dans la Cité et ne sauront jamais ce qu'est l'extérieur et son soleil.

Elle pénètre dans le mur de lumière et se trouve projetée de l'autre côté, hors de la Cité. Ses yeux à facettes accommodent peu à peu, cependant qu'elle ressent les piqûres de l'air sauvage. Un air froid, mobile et parfumé, à l'opposé de l'atmosphère apprivoisée du monde où elle a vécu.

Ses antennes virevoltent. Elle a du mal à les orienter à sa guise. Un courant d'air plus rapide les lui plaque sur le visage. Ses ailes claquent.

Là-haut, à la pointe du dôme, des ouvrières la réceptionnent. Elles la saisissent par les pattes, la hissent, la poussent en avant dans une cohue de sexués, des centaines de mâles et de femelles qui grouillent et s'entassent sur une étroite surface. La 56e princesse comprend qu'elle est sur la piste de décollage du vol nuptial mais qu'il faut attendre que la météo soit meilleure.

Or, tandis que le vent continue de faire des siennes, une dizaine de moineaux ont repéré les sexués. Excités par l'aubaine, ils volettent de plus en plus près. Lorsqu'ils se rapprochent trop, les artilleuses placées en couronne autour de la cime les gratifient de leurs jets d'acide.

Justement, voilà qu'un de ces oiseaux tente sa chance, plonge dans le tas, saisit trois femelles et remonte! Avant que l'audacieux n'ait repris de l'altitude, il est abattu par les artilleuses; il se roule dans l'herbe, pitoyable, la bouche encore pleine, dans l'espoir d'essuyer le poison de ses ailes. Que ça leur serve d'exemple, à tous! Et de fait, les moineaux ont un peu reculé… Mais personne n'est dupe. Ils ne vont pas tarder à revenir, tester encore la défense antiaérienne.


PREDATEUR: Que serait notre civilisation humaine si elle ne s'était pas débarrassée de ses prédateurs majeurs, tels les loups, leslions, les ours ou les lycaons? Sûrement une civilisation inquiète, en perpétuelle remise en cause. Les Romains, pour se donner des frayeurs au milieu de leurs libations, faisaient apporter un cadavre. Tous se rappelaient ainsi que rien n 'est gagné et que la mort peut survenir à n 'importe quel instant. Mais de nos jours l'homme a écrasé, éliminé, mis au musée toutes les espèces capables de le manger. Si bien qu'il ne reste plus que les microbes, et peut-être les fourmis, pour l'inquiéter. La civilisation myrmécéenne, en revanche, s'est développée sans parvenir à éliminer ses prédateurs majeurs. Résultat: cet insecte vit une perpétuelle remise en cause. Il sait qu'il n'a fait que la moitié du chemin, puisque même l'animal le plus stupidepeut détruire d'un coup de patte le fruit de millénaires d'expérience réfléchie.


Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le vent s'est calmé, les courants d'air se font rares, la température monte. À 22°-temps, la Cité décide de lâcher ses enfants. Les femelles font vrombir leurs quatre ailes. Elles sont prêtes, archiprêtes. Toutes ces odeurs de mâles mûrs ont porté leur appétit sexuel à son comble.

Les premières vierges décollent avec grâce., Elles s'élèvent à une centaine de têtes et… se font déjà faucher par les moineaux. Aucune ne passe.

En bas, c'est le désarroi, mais on ne va pas renoncer pour autant. Une seconde vague décolle. Quatre femelles sur cent arrivent à franchir le barrage de becs et de plumes. Les mâles partent à leur poursuite en escadre serrée. Eux, on les laisse passer, ils sont trop chétifs pour intéresser des moineaux. Une troisième vague de femelles s'élance à l'assaut des nuages. Plus de cinquante oiseaux se trouvent sur son chemin. C'est un carnage. Aucune survivante. Les volatiles, eux, sont de plus en plus nombreux, comme s'ils s'étaient donné le mot. Il y a maintenant là-haut des moineaux, des merles, des rouges-gorges, des pinsons, des pigeons… Ça piaille fort. Pour eux aussi c'est la fête! Une quatrième vague décolle. Là encore, pas une femelle ne passe. Les oiseaux se battent entre eux, pour les meilleurs morceaux. Les artilleuses s'énervent. Elles tirent verticalement de toute la puissance de leur glande à acide formique. Mais les prédateurs sont trop haut. Les gouttes mortelles retombent en pluie sur la ville, causant de nombreux dégâts et blessures. Des femelles renoncent, effrayées. Elles jugent qu'il est impossible de traverser et préfèrent redescendre pour copuler en salle, en compagnie d'autres princesses accidentées.

La cinquième vague se dresse, prête au sacrifice suprême. Il faut à toute force franchir ce mur de becs!

Dix-sept femelles passent, filées de près par quarante-trois mâles.

Sixième vague: douze femelles sont passées 1

Septième: trente-quatre!

56e agite les ailes. Elle n'ose pas encore y aller. Une tête de sœur vient de tomber à ses pieds, mollement suivie d'un duvet de sinistre augure. Elle voulait savoir ce qu'était le grand Extérieur?

Ah, maintenant elle est fixée!

Va-t-elle s'élancer avec la huitième vague?

Non… Et elle fait bien, car celle-ci est complètement anéantie.

La princesse a le trac. Elle refait vrombir ses quatre ailes et se soulève un peu. Bon, ça au moins ça marche, il n'y a pas de problème, seulement c'est la tête qui… La peur l'envahit. Il faut rester lucide. Il y a très peu de chances qu'elle réussisse. 56e interrompt ses battements: soixante-treize femelles de la neuvième vague viennent de passer. Les ouvrières poussent des phéromones d'encouragement. L'espoir renaît. Va-t-elle partir avec la dixième vague?

Comme elle hésite, elle repère brusquement, un peu plus loin, la petite boiteuse et la grosse tueuse aux yeux morts désormais. Il n'en faut pas plus pour la décider. Elle prend son vol d'un seul coup. Les mandibules des deux autres se referment sur le vide. Elles ne l'ont pas ratée de beaucoup. 56e se maintient un instant à mi-hauteur entre la Cité et la nuée d'oiseaux. Puis elle est enveloppée par l'essor de la dixième vague, elle en profite, elle fonce, elle aussi, droit vers le gouffre aérien. Ses deux voisines se font happer, alors qu'elle passe inopinément entre les énormes serres d'une mésange.

Simple question de chance. Voilà, elles sont quatorze à être sorties indemnes de la dixième vague. Mais 56e ne se fait pas trop d'illusions, Elle n'a surmonté que la première épreuve. Le plus dur est à venir. Elle connaît ses chiffres. En général, sur mille cinq cents princesses envolées, une dizaine touchent le sol sans encombre. Quatre reines, dans l'hypothèse la plus optimiste, parviendront à construire leur cité.


PARFOIS LORSQUE: Parfois, lorsque je me promène en été, je m'aperçois que j'ai failli marcher sur une espèce de mouche. Je la regarde mieux: c'est une reine fourmi. S'il y en a une, il y en a mille. Elles se contorsionnent à terre. Elles se font toutes écraser par les chaussures des gens, ou bien percutent le pare-brise des voitures. Elles sont épuisées, sans plus aucun contrôle de leur vol. Combien de cités furent ainsianéanties, d'un simple coup d'essuie-glace sur une route d'été?

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Tandis que la 56e femelle active ses quatre longues ailes en vitraux, elle perçoit derrière elle la muraille de plumes qui se referme sur la onzième et la douzième vague. Pauvres! Encore cinq vagues de femelles et la Cité aura craché tous ses espoirs. Elle n'y pense déjà Plus, aspirée dans l'azur infini. Tout est bleu si bleu! C'est fantastique de fendre les airs pour une fourmi qui n'avait connu que la vie sous terre. II lui semble se mouvoir dans un autre monde. Elle a quitté ses étroites galeries pour un espace vertigineux où tout explose en trois dimensions. Elle découvre intuitivement toutes les possibilités du vol. En portant son poids sur cette aile, elle vire à droite. Elle monte en changeant l'angle de pas de son battement. Ou descend. Ou accélère… Elle s'aperçoit que pour prendre un virage parfait, il lui faut planter le bout des ailes dans un axe imaginaire et ne pas hésiter à positionner son corps dans un angle de plus de 45°. La 56 femelle découvre que le ciel n'est pas vide.

Loin de là. Il est rempli de courants. Certains, les pompes, la font monter. Les trous d'air, en revanche, lui font perdre de l'altitude. On ne peut les repérer qu'en observant les insectes placés plus en avant, selon leurs mouvements on anticipe… Elle a froid. Il fait froid en altitude. Parfois, il y a des tourbillons, des bourrasques d'air tiède ou glacé qui la font tourner comme une toupie.

Un groupe de mâles s'est lancé à sa poursuite. La femelle prend de la vitesse, pour n'être rattrapée que par les plus rapides et les plus opiniâtres. C'est la première sélection génétique.

Elle sent un contact. Un mâle s'arrime à son abdomen, la grimpe, l'escalade. Il est assez menu, mais comme il a cessé de battre des ailes son poids semble considérable

Elle perd un peu d'altitude. Au-dessus, le mâle se tortille pour ne pas être gêné par le battement d'ailes.

Complètement en déséquilibre, il recourbe son abdomen pour atteindre de son dard le sexe féminin.

Elle attend les sensations avec curiosité. Des picotements délicieux commencent à l'envahir. Cela lui donne une idée. Sans avertir, elle bascule en avant et fonce en piqué. C'est fou! La grande extase! Vitesse et sexe composent son premier grand cocktail de plaisir.

L'image du 327e mâle apparaît furtivement dans son cerveau. Le vent siffle entre les poils de ses yeux. Une sève pimentée fait frissonner ses antennes. Certains de ses esprits se métamorphosent en mer houleuse… D'étranges liquides coulent de toutes ses glandes. Ils se mélangent en une soupe effervescente qui se déverse dans ses encéphales.

Parvenue à la cime des herbes, elle rassemble ses forces et reprend son battement d'ailes. Elle remonte maintenant en flèche. Lorsqu'elle a rétabli son assiette, le mâle ne se sent plus très bien. Il grelotte des pattes, ses mandibules n'arrêtent pas de s'ouvrir et de se refermer sans raison. Arrêt cardiaque. Et chute libre… Chez la plupart des insectes, les mâles sont programmés pour mourir dès leur premier acte d'amour. Ils n'ont droit qu'à un seul coup, le bon. A peine les spermatozoïdes quittent-ils le corps qu'ils emportent avec eux la vie de son propriétaire. Chez les fourmis, l'éjaculation tue le mâle. Chez d'autres espèces c'est la femelle, qui, une fois comblée, massacre son bienfaiteur.

Tout bonnement parce que les émotions lui ont ouvert l'appétit.

Il faut se rendre à l'évidence: l'univers des insectes est globalement un univers de femelles, plus précisément de veuves. Les mâles n'y ont qu'une place épisodique…

Mais déjà un second géniteur s'agrippe à elle. Aussitôt parti, aussitôt remplacé! Il en vient un troisième puis encore beaucoup d'autres. La 56 e femelle ne les compte plus.

Ils sont au moins dix-sept ou dix-huit à se relayer pour remplir sa spermathèque de gamètes frais.

Elle sent le liquide vivant qui bouillonne dans son abdomen. C'est la réserve d'habitants de sa future cité.

Des millions de cellules sexuelles mâles qui lui permettront de pondre tous les jours pendant quinze ans.

Tout autour d'elle ses sœurs sexuées partagent les mêmes émotions. Le ciel est plein de femelles volantes, montées par un ou plusieurs mâles, copulant ensemble avec la même femelle. Caravanes d'amour suspendues dans les nuages. Ces dames sont ivres de fatigue et de bonheur. Elles ne sont plus princesses, elles sont reines. Leurs jouissances à répétition les ont comme assommées et elles ont bien du mal à contrôler leur cap de vol. C'est le moment qu'ont choisi quatre majestueuses hirondelles pour surgir d'un cerisier en fleur. Elles ne volent pas, elles glissent entre les couches de ciel avec une impassibilité qui glace… Elles fondent sur les fourmis ailées, bec grand ouvert, et les gobent les unes après les autres. La 56e est prise en chasse à son tour


103 683e se trouve dans la salle des explorateurs. Elle comptait continuer seule l'enquête en infiltrant la termitière de l'Est, mais on lui a proposé de se joindre à un groupe d'exploratrices pour aller à la «chasse au dragon». On a en effet repéré un lézard dans la zone de broutage de la cité de Zoubi-zoubi-kan, qui possède le plus important cheptel de pucerons de toute la Fédération — 9 millions de bêtes à traire! Or, la présence d'un de ces sauriens peut gêner considérablement les activités pastorales. Par chance, Zoubi-zoubi-kan se trouve à la limite est de la Fédération, juste à mi-chemin entre la cité termite et Bel-o-kan. 103 683e a donc accepté de partir avec cette expédition. Ainsi son départ passera inaperçu.

Autour d'elle les autres exploratrices se préparent avec minutie. Elles remplissent à ras bord leur jabot social de réserves énergétiques sucrées et leur poche d'acide formique. Puis elles se badigeonnent de bave d'escargot pour se protéger du froid et aussi (maintenant elles le savent) des spores d'alternaria.

On parle de la chasse au lézard. Certaines le comparent aux salamandres ou aux grenouilles, mais la majorité des trente-deux exploratrices s'accorde à lui reconnaître une suprématie quant à la difficulté de chasse. Une vieille prétend que les lézards ont le pouvoir de faire repousser leur queue lorsque celle-ci est coupée. On se moque d'elle… Une autre affirme avoir vu l'un de ces monstres rester immobile comme une pierre pendant 10°. Toutes évoquent les récits des premières Belokaniennes affrontant à mandibules nues ces monstres — à l'époque l'utilisation de l'acide formique n'était pas aussi répandue. 103 683° ne peut réprimer un frisson. Elle n'a jamais vu jusqu'à présent de lézard, et la perspective d'en attaquer un à mandibules nues ou même au jet d'acide n'est pas pour la rassurer. Elle se dit qu'à la première occasion elle se débinera. Après tout, son enquête sur «l'arme secrète des termites» est plus vitale pour la survie de la Cité qu'une quelconque chasse sportive. Les exploratrices sont prêtes. Elles remontent les couloirs de la ceinture extérieure puis émergent dans la lumière par la sortie numéro 7, dite «sortie de l'Est». Il leur faut d'abord quitter la banlieue de la Cité. Ce n'est pas simple. Tous les abords de Bel-o-kan sont encombrés d'une foule d'ouvrières et de soldâtes plus pressées les unes que les autres.

Il y a plusieurs flux. Certaines fourmis sont chargées de feuilles, de fruits, de graines, de fleurs ou de champignons. D'autres transportent des brindilles et des cailloux qui serviront de matériaux de construction. D'autres encore charrient du gibier… Brouhaha d'odeurs.

Les chasseresses se frayent un passage dans les embouteillages. Puis le trafic se fait plus fluide. L'avenue se rétrécit pour devenir une route qui n'occupe que trois têtes (neuf millimètres) de large, puis deux, puis une. Elles doivent être déjà loin de la Cité, elles n'en perçoivent plus les messages collectifs. Le groupe a coupé son cordon ombilical olfactif et se constitue en unité autonome. Il adopte la formation «balade», où les fourmis s'alignent deux par deux. Il croise bientôt un autre groupe, également des exploratrices. Celles-là ont dû en voir de rudes. Leur mince troupe ne compte plus une seule fourmi indemne. Rien que des mutilées. Certaines n'ont plus qu'une patte et se traînent lamentablement. Ça ne va pas mieux pour celles qui n'ont plus d'antennes ou d'abdomen.

103 683e n'a jamais vu de soldâtes aussi abîmées depuis la guerre des Coquelicots. Elles doivent avoir affronté quelque chose de terrifiant… Peut-être l'arme secrète? 103683e veut engager le dialogue avec une grosse guerrière aux longues mandibules cassées. D'où viennent-elles? Que s'est-il passé? Est-ce les termites?

L'autre ralentit et, sans répondre, tourne son visage. Epouvante, les orbites sont vides! Et le crâne est fendu de la bouche à l'articulation du cou.

Elle la regarde s'éloigner. Plus loin, elle tombe et ne se relève plus. Elle trouve encore la force de ramper hors du chemin, pour que son cadavre ne gêne pas le passage


La 56e femelle essaye d'effectuer un piqué serré pour échapper à l'hirondelle, mais celle-ci est dix fois plus rapide. Déjà un grand bec ombrage le bout de ses antennes. Le bec recouvre son abdomen, son thorax, sa tête. Le bec la dépasse. Le contact avec le palais est insupportable. Puis le bec se referme. Tout est fini.


SACRIFICE: A observer la fourmi, on dirait qu'elle n'est motivée que par des ambitions extérieures à sa propre existence. Une têtecoupée essayera encore de se rendre utile enmordillant des pattes adverses, en coupantune graine; un thorax se traînera pourboucher une issue aux ennemis.

Abnégation? Fanatisme envers la cité?

Abêtissement dû au collectivisme?

Non, la fourmi sait aussi vivre en solitaire.

Elle n 'a pas besoin de la Meute, elle peutmême se révolter.

Alors pourquoi se sacrifie-t-elle?

Au stade où en sont mes travaux, je dirais:

par modestie, il semble que pour elle samort ne soit pas un événement assez important pour la détourner du travailqu'elle a entrepris dans les secondes

précédentes.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Contournant les arbres, les buttes de terre et les buissons épineux, les exploratrices continuent de se faufiler en direction de l'orient maléfique.

La route s'est resserrée, mais des équipes de voirie sont encore présentes. On ne néglige jamais les voies d'accès menant d'une cité à une autre. Des cantonnières arrachent la mousse, déplacent les brindilles barrant le chemin, déposent des signaux odorants avec leur glande de Dufour. Maintenant, les ouvrières circulant en sens inverse se font rares. On trouve parfois sur le sol des phéromones indicatrices: «Au carrefour 29 faites le détour par les aubépines!» Il pourrait s'agir de la dernière trace d'une embuscade d'insectes ennemis. En marchant, 103 683e va de surprise en surprise. Elle n'était jamais venue dans cette région. Il y a là des bolets Satan de quatre-vingts têtes de haut! L'espèce est pourtant caractéristique des régions de l'Ouest. Elle reconnaît aussi des satyres puants dont l'odeur fétide attire les mouches, des vesses de loup perlées; elle escalade une chanterelle et en piétine avec bonheur la chair molle. Elle découvre toutes sortes de plantes étranges: chanvre sauvage dont les fleurs retiennent si bien la rosée, superbes et inquiétants sabots de Vénus, pied de chat à longue tige…

Elle s'approche d'une impatiente, dont les fleurs ressemblent à des abeilles, et commet l'imprudence de toucher. Aussitôt les fruits mûrs lui éclatent au visage, la couvrant de graines jaunes collantes! Heureusement que cen'estpasdel'alternaria… Pas découragée, elle grimpe sur une anémone fausse renoncule pour examiner le ciel de plus près. Elle voit là-haut des abeilles qui font des huit pour indiquer à leurs sœurs l'emplacement des fleurs à pollen.

Le paysage devient de plus en plus sauvage. Des odeurs mystérieuses circulent. Des centaines de petits êtres non identifiables foient en tous sens. On ne les repère que par le craquement des feuilles sèches. La tête encore pleine de picotements, 103 683e rejoint la troupe. C'est ainsi qu'elles arrivent d'un pas tranquille aux abords de la cité fédérée de Zoubi-zoubi-kan. De loin, on dirait un bosquet comme un autre. N'était l'odeur et le chemin tracé, personne n'irait chercher une ville par ici. En fait Zoubi-zoubi-kan est une cité rousse classique, avec une souche, un dôme de branchettes et des dépotoirs. Mais tout est caché sous les arbustes.

Les entrées de la Cité sont situées en hauteur, presque au ras du sommet du dôme. On les atteint en passant par un bouquet de fougères et de roses sauvages. Ce que font les exploratrices.

Ça grouille de vie là-dedans. Les pucerons ne se distinguent pas facilement, ils sont de la même couleur que les feuilles. Une antenne et un œil avertis repèrent pourtant sans difficulté les milliers de petites verrues vertes qui grossissent lentement au fur et à mesure qu'elles «broutent» la sève. Un accord fut passé, il y a très longtemps, entre les fourmis et les pucerons. Ceux-ci nourrissent les fourmis qui les protègent en retour. En vérité, certaines cités coupent les ailes de leurs «vaches à lait» et leur donnent leurs propres odeurs passeports. C'est plus commode pour garder les troupeaux…

Zoubi-zoubi-kan pratique ce genre d'entourloupe. Pour se racheter, ou peut-être par pur modernisme, la Cité a construit en son deuxième étage de grandioses étables pourvues de tout le confort nécessaire au bien-être des pucerons. Les nourrices fourmis y soignent les œufs de leurs aphidiens avec la même concentration que les œufs myrmécéens. D'où vient, sans doute, l'importance inhabituelle et la belle allure du cheptel local.

103 683e et ses compagnes s'approchent d'un troupeau occupé à vampiriser une branche de rosier. Elles lancent bien deux ou trois questions, mais les pucerons gardent leur trompe plongée dans la chair végétale sans leur prêter la moindre attention. Après tout, ils ne connaissent peut-être même pas le langage odorant des fourmis… Les exploratrices cherchent des antennes la bergère. Mais n'en repèrent aucune. Il arrive alors quelque chose d'affolant. Trois coccinelles se laissent tomber au milieu du troupeau. Ces fauves redoutables sèment la panique parmi les pauvres pucerons que leurs ailes rognées empêchent de fuir. Les loups, heureusement, font surgir les bergères. Deux fourmis zoubizoubikaniennes sautent de derrière une feuille. Car elles se cachaient pour mieux surprendre les prédateurs rouges tachetés de noir, qu'elles mettent enjoué et foudroient de leur tir d'acide précis.

Puis elles courent rassurer les troupeaux de pucerons encore apeurés. Elles les traient, tambourinent sur leur abdomen, caressent leurs antennes. Les pucerons font alors apparaître une grosse bulle de sucre transparent. Le précieux miellat. Tout en se remplissant de cette liqueur, les bergères zoubizoubikaniennes aperçoivent les exploratrices belokaniennes. Et les saluent. Contact antennaire. Nous sommes venues pour chasser le lézard, émet l'une d'entre elles. Dans ce cas, il vous faut continuer vers l'est. On a repéré l'un de ces monstres dans la direction du poste de Guayeï-Tyolot. Au lieu de leur proposer une trophallaxie comme c'est l'usage, les bergères leur proposent de se nourrir directement sur les bêtes. Les exploratrices ne se le font pas dire deux fois. Chacune choisit son puceron et se met à lui titiller l'abdomen pour traire le délicieux miellat A l'intérieur du gosier c'est noir, puant et huileux. La 56e femelle, tout enduite de bave, glisse maintenant dans la gorge de son prédateur. Faute de dents, il ne l'a pas mâchée, elle est encore intacte. Pas question de se résigner, avec elle c'est toute une ville qui disparaîtrait.

En un suprême effort, elle plante ses mandibules dans la chair lisse de l'œsophage. Ce réflexe la sauve. L'hirondelle a un haut-le-cœur, elle tousse et propulse au loin l'aliment irritant. Aveuglée, la 56e femelle tente de voler, mais ses ailes engluées sont bien trop lourdes. Elle tombe au beau milieu d'un fleuve. Des mâles à l'agonie s'abattent autour d'elle. Elle détecte là-haut le vol arythmique d'une vingtaine de sœurs qui ont survécu au passage des hirondelles. Epuisées, elles perdent de l'altitude. L'une d'entre elles atterrit sur un nénuphar, où deux salamandres la prennent aussitôt en chasse, la rattrapent et la mettent en charpie. Les autres reines sont sorties du jeu de la vie successivement par des pigeons, des crapauds, des taupes, des serpents, des chauves-souris, des hérissons, des poules et des poussins… En fin de compte, sur les mille cinq cents femelles envolées, seulement six ont survécu. La 56e est du nombre. Miraculée. Il faut qu'elle vive. Elle doit fonder sa propre cité et résoudre l'énigme de l'arme secrète. Elle sait qu'elle aura besoin d'aide, qu'elle pourra compter sur la foule amie qui peuple déjà son ventre. Il suffira de l'en faire sortir… Mais, d'abord, se tirer de là… En calculant l'angle des rayons solaires, elle trouve son point de chute, sur le fleuve de l'Est. Un coin peu recommandé, car même s'il y a des fourmis dans toute les îles du monde, on ne sait toujours pas comment elles ont fait pour les atteindre, ne sachant pas nager.

Une feuille passe à portée, elle s'y cramponne de toutes ses mandibules. Elle agite les pattes arrière avec frénésie, mais ce mode de propulsion donne des résultats misérables. Elle se traîne ainsi à la surface des flots depuis un long moment quand une ombre gigantesque se profile. Un têtard? Non, c'est mille fois plus gros qu'un têtard. La 56e femelle distingue une forme effilée, à la peau lisse et tigrée. C'est pour elle une vision inédite. Une truite! Les petits crustacés, cyclopes, daphnies, fuient devant le monstre. Lequel s'enfonce puis remonte dans la direction de la reine qui se cramponne à sa feuille, terrifiée. De toute la puissance de ses nageoires, la truite s'élance et crève la surface. Tandis qu'une grosse vague malmène la fourmi, la truite est comme suspendue en l'air, elle ouvre une gueule armée de fines dents et gobe un moucheron qui voletait par là. Puis se contorsionne d'un coup de queue et retombe dans son univers cristallin… en déclenchant un raz de marée qui submerge la fourmi.

Des grenouilles, déjà, se détendent et plongent pour se disputer cette reine et son caviar. Celle-ci parvient à réémerger mais un remous l'aspire de nouveau vers des profondeurs inhospitalières. Les grenouilles la poursuivent. Le froid la fige. Elle perd connaissance.


Nicolas regardait la télévision, dans le réfectoire, avec ses deux nouveaux copains Jean et Philippe. Autour d'eux, d'autres orphelins aux visages roses se laissaient bercer par les successions ininterrompues d'images.

Le scénario du film pénétrait par leurs yeux et par leurs oreilles jusqu'aux mémoires de leur cerveau à la vitesse de 500 kilomètres/ heure. Un cerveau humain peut stocker jusqu'à soixante milliards d'informations. Mais quand ces mémoires sont saturées, le ménage est automatiquement fait, les informations jugées les moins intéressantes sont oubliées. Ne restent alors que les souvenirs traumatisants et le regret des joies passées.

Juste après le feuilleton, il y avait ce jour-là un débat sur les insectes. La plupart des jeunes humains se dispersèrent, la science en bla-bla ça ne les excitait pas. «Professeur Leduc, vous êtes considéré, avec le Pr Rosenfeld, comme le plus grand spécialiste européen des fourmis. Qu'est-ce qui vous a poussé à étudier les fourmis?

— Un jour, en ouvrant le placard de ma cuisine je suis tombé nez à nez avec une colonne de ces insectes. Je suis resté des heures à les regarder travailler. C'était pour moi une leçon de vie et d'humilité. J'ai cherché à en savoir plus… Voilà tout. (Il rit.)

— Qu'est-ce qui vous différencie de cet autre éminent scientifique qu'est le Pr Rosenfeld? Ah, le Pr Rosenfeld! Il n'est pas encore à la retraite? (Il rit de nouveau.) Non, sérieusement, nous ne sommes pas de la même chapelle. Vous savez, il existe plusieurs manières de «comprendre» ces insectes… Avant, on pensait que toutes les espèces sociales (termites, abeilles, fourmis) étaient royalistes. C'était simple, mais c'était faux. On s'est aperçu que chez les fourmis, la reine n'avait en fait aucun pouvoir en dehors de celui d'enfanter. Il existe même une multitude de formes de gouvernement fourmi: monarchie, oligarchie, triumvirat de guerrières, démocratie, anarchie, etc. Parfois même, lorsque les citoyens ne sont pas satisfaits de leur gouvernement, ils se révoltent et on assiste à des " guerres civiles " à l'intérieur même des cités.

— Fantastique.

— Pour moi, et pour l'école dite «allemande» dont je me réclame, l'organisation du monde fourmi est prioritairement basée sur une hiérarchie de castes, et sur la dominance d'individus alpha plus doués que la moyenne, qui dirigent des groupes d'ouvrières… Pour Rosenfeld, qui est lié à l'école dite «italienne», les fourmis sont toutes viscéralement anarchistes, il n'y a pas d'alpha, d'individus plus doués que la moyenne. Et ce n'est que pour résoudre des problèmes pratiques qu'apparaissent parfois spontanément des leaders. Mais ceux-ci sont temporaires.

— Je ne comprends pas très bien.

— Disons que l'école italienne pense que n'importe quelle fourmi peut être chef, dès lors qu'elle a une idée originale qui intéresse les autres. Alors que l'école allemande pense que ce sont toujours des fourmis à "caractère de chef " qui prennent en main les missions.

— Les deux écoles sont-elles à ce point différentes?

— Il est déjà arrivé que lors de grands congrès internationaux cela tourne au pugilat, si c'est cela que vous voulez savoir.

— C'est toujours la même vieille rivalité entre l'esprit saxon et l'esprit latin, non?

— Non. Cette bataille est plutôt comparable à celle mettant face à face les partisans de 1 " inné ", et ceux de 1 «acquis». Naît-on crétin ou le devient-on? C'est l'une des questions auxquelles nous tentons de répondre en étudiant les sociétés de fourmis!

— Mais pourquoi ne pas faire ces expériences sur les lapins ou les souris?

— Les fourmis présentent cette formidable opportunité de nous permettre de voir une société fonctionner, une société composée de plusieurs millions d'individus. C'est comme observer un monde. Il n'existe pas à ma connaissance de ville de plusieurs millions de lapins ou de souris…»

Coup de coude.

— T'entends ça, Nicolas?

Mais Nicolas n'écoutait pas. Ce visage, ces yeux jaunes, il les avait déjà vus. Où ça? Quand ça? Il fouilla dans sa mémoire. Exact, il s'en rappelait maintenant. C'était l'homme des reliures. Il avait prétendu se nommer Gougne, mais il ne faisait qu'une seule et même personne avec ce Leduc qui se faisait mousser à la télé.

Sa découverte plongea Nicolas dans un abîme de réflexions. Si le professeur avait menti, c'était pour essayer de s'approprier l'encyclopédie. Le contenu devait en être précieux pour l'étude des fourmis. Elle devait se trouver là-dessous. Elle était forcément dans la cave. Et c'est cela qu'ils convoitaient tous: Papa, Maman et ce Leduc. Il fallait aller la chercher, cette maudite encyclopédie, et l'on comprendrait tout.

Il se leva.

— Où tu vas?

Il ne répondit rien.

— Je croyais que ça t'intéressait, les fourmis? Il marcha jusqu'à la porte, puis courut pour rejoindre sa chambre. Il n'aurait pas besoin de beaucoup d'affaires. Juste sa veste de cuir fétiche, son canif et ses grosses chaussures à semelles de crêpe.

Les pions ne lui prêtèrent même pas attention lorsqu'il traversa le grand hall. Il s'enfuit de l'orphelinat.


De loin, on ne distingue de Guayeï-Tyolot qu'une sorte de cratère arrondi. Comme une taupinière. Le «poste avancé» est une minifourmilière, occupée par une centaine d'individus. Elle ne fonctionne que d'avril à octobre et reste vide tout l'automne et tout l'hiver.

Ici, comme chez les fourmis primitives, il n'y a pas de reine, pas d'ouvrières, pas de soldâtes. Tout le monde est tout en même temps. Du coup, on ne se gêne pas pour critiquer la fébrilité des cités géantes. On se moque des embouteillages, des effondrements de couloirs, des tunnels secrets qui vous transforment une ville en pomme véreuse, des ouvrières hyperspécialisées qui ne savent plus chasser, des concierges aveugles murées à vie dans leur goulet…

103 683e inspecte le poste. Guayeï-Tyolot est composé d'un grenier et d'une vaste salle principale. Cette pièce est percée d'un orifice plafonnier par lequel se glissent deux rayons de soleil révélant des dizaines de trophées de chasse, cuticules vides suspendues aux murs. Les courants d'air les font siffler. 103683e s'approche de ces cadavres multicolores. Une autochtone vient lui caresser les antennes. Elle lui désigne ces êtres superbes tués grâce à toutes sortes de ruses myrmécéennes. Les animaux sont recouverts d'acide formique, substance qui permet aussi de préserver les cadavres. Il y a là, alignés avec soin, toutes sortes de papillons et d'insectes de tailles, de formes et de couleurs les plus variées. Et pourtant, un animal bien connu manque à la collection: la reine termite.

103 683e demande s'ils ont des problèmes avec les voisins termites. L'autochtone lève les antennes pour marquer sa surprise. Elle cesse de mâchouiller entre ses mandibules et un lourd silence olfactif tombe. Termites?

Ses antennes s'abaissent. Elle n'a plus rien à émettre. De toute façon elle a du travail, un dépeçage en cours. Elle a assez perdu de temps. Salut. Elle se tourne, prête à déguerpir. 103683e insiste. L'autre semble maintenant complètement paniquée. Ses antennes tremblent un peu. Visiblement, le mot termite évoque quelque chose de terrible pour elle. Engager la conversation sur ce sujet semble au-dessus de ses forces. Elle file vers un groupe d'ouvrières en pleine beuverie.

Ces dernières, après s'être rempli le jabot social d'alcool de miel de fleurs, se dégustent mutuellement l'abdomen, formant une longue chaîne fermée sur elle-même. Cinq chasseresses affectées au poste avancé font alors une entrée assez bruyante. Elles poussent une chenille devant elles. On a trouvé ça. Le plus extraordinaire c'est que ça produit du miel! Celle qui a émis cette nouvelle tapote la captive de la pointe de ses antennes. Puis elle dispose une feuille, et dès que la chenille commence à manger, elle lui saute sur le dos. La chenille se cabre, mais en vain. La fourmi lui plante ses griffes dans les flancs, assure bien sa prise, se retourne et lui lèche le dernier segment, jusqu'à ce qu'une liqueur s'en écoule. Tout le monde la félicite. On se passe de mandibule en mandibule ce miellat jusqu'alors inconnu. La saveur diffère de celle des pucerons. Elle est plus onctueuse, avec un arrière-goût de sève plus prononcé.

Alors que la 103683e déguste cette liqueur exotique, une antenne lui effleure le crâne.

Il paraît que tu cherches des renseignements sur les termites.

La fourmi qui vient de lui lancer cette phéromone semble très très âgée. Toute sa carapace est rayée de coups de mandibule.

103683e ramène les antennes en arrière en signe d'acquiescement.

Suis-moi!

Elle s'appelle la 4000e guerrière. Sa tête est plate comme une feuille. Ses yeux sont minuscules. Lorsqu'elle émet, ses effluves chevrotants sont très faibles en alcool. C'est peut-être pour cela qu'elle a tenu à discuter dans une minuscule cavité pratiquement fermée.

N'aie crainte, on peut parler ici, ce trou est ma loge.

103 683e lui demande ce qu'elle sait sur la termitière de l'Est. L'autre écarte ses antennes.

Pourquoi t'intéresses-tu à ce sujet? Tu n'es venue que pour la chasse au lézard, non? 103 683e décide déjouer franc-jeu avec cette vieille asexuée. Elle lui raconte qu'une arme secrète et incompréhensible a été utilisée contre les soldâtes de La-chola-kan. On avait d'abord cru qu'il s'agissait d'un coup des naines, mais ce n'étaient pas elles. Alors tout naturellement leurs soupçons se sont portés sur les termites de l'Est, les seconds grands ennemis… La vieille replie les antennes en signe de surprise. Elle n'a jamais entendu parler de cette affaire. Elle examine la 103 683e et demande: C'est l'arme secrète qui t'a arraché ta cinquième patte?

La jeune soldate répond par la négative. Elle l'a perdue dans la bataille des Coquelicots, lors de la libération de La-chola-kan. La 4000e s'enthousiasme aussitôt. Elle y était! Quelle légion?

La 15e et toi?

La 3e

Durant la dernière charge, l'une se battait sur le flanc gauche et l'autre sur le flanc droit.

Elles échangent quelques souvenirs. Il y a toujours beaucoup de leçons à retenir d'un champ de bataille. Par exemple, la 4000e a remarqué au tout début des combats l'utilisation de moucherons messagers mercenaires. Il s'agit selon elle d'une méthode de communication grande distance très supérieure aux traditionnelles «coureuses».

La soldate belokanienne, qui n'avait rien remarqué, approuve de bon coeur. Puis se hâte de revenir à son sujet.

Pourquoi personne ne veut me parler des termites?

La vieille guerrière s'approche. Leurs têtes se frôlent.

Il se passe ici aussi des choses très étranges…

Ses effluves suggèrent le mystère. Très étranges, très étranges… la phrase rebondit en écho olfactif sur les murs. Puis la 4000e explique que depuis quelque temps on ne voit plus un seul termite de la cité de l'Est. Ils utilisaient auparavant le passage du fleuve par Sateï pour envoyer des espionnes à l'ouest, on le savait et on les contrôlait tant bien que mal. Maintenant il n'y avait même plus d'espionnes. Il n'y avait rien.

Un ennemi qui attaque c'est inquiétant, mais un ennemi qui disparaît c'est encore plus déroutant. Comme il n'y avait plus la moindre escarmouche avec les éclaireurs termites, les fourmis du poste de Guayeï-Tolot s'étaient décidées à espionner à leur tour.

Une première escouade d'exploratrices partit là-bas. On n'en eut plus de nouvelles. Un second groupe suivit, qui disparut de la même manière. On pensa alors au lézard ou à un hérisson particulièrement gourmand. Mais non, lorsqu'il y a attaque de prédateur, il reste toujours au moins un survivant, même blessé. Là, on aurait dit que les soldâtes s'étaient volatilisées comme par enchantement.

Cela me rappelle quelque chose… commence la 103 683e. Mais la vieille n'entend pas se laisser distraire de son récit. Elle poursuit: Après l'échec des deux premières expéditions, les guerrières de Guayeï-Tyolot jouèrent leur va-tout. Elles dépêchèrent une mini-légion de cinq cents soldâtes surarmées. Cette fois il y eut une survivante. Elle s'était traînée sur des milliers de têtes et mourut dans d'affreuses transes juste en arrivant au nid.

On examina son cadavre, qui ne présentait pas la moindre blessure. Et ses antennes n'avaient souffert d'aucun combat. On aurait dit que la mort lui était tombée dessus sans raison.

Tu comprends à présent pourquoi personne ne veut te parler de la termitière de l'Est? 103 683e comprend. Elle est surtout satisfaite, certaine d'avoir trouvé la bonne piste. Si le mystère de l'arme secrète a une solution, celle-ci passe forcément par la termitière de l'Est.


HOLOGRAPHIE: Le point commun entre le cerveau humain et la fourmilière peut être symbolisé par l'image holographique. Qu'est-ce que l'holographie? Une superposition de bandes gravées qui, une fois réunies et éclairées sous un certain angle, donnent une impression d'image en relief.

En fait, celle-ci existe partout et nulle part à la fois. De la réunion des bandes gravées est née autre chose, une tierce dimension: l'illusion du relief. Chaque neurone de notre cerveau, chaqueindividu de la fourmilière détient la totalité de l'information. Mais la collectivité est nécessaire pour que puisse émerger la conscience, la «pensée en relief».

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Lorsque la 56e femelle, depuis peu passée reine, reprend conscience, elle se trouve échouée sur une vaste plage de graviers.

Sans doute n'a-t-elle échappé aux grenouilles qu'à la faveur d'un courant rapide.

Elle voudrait décoller mais ses ailes sont encore mouillées. Obligée d'attendre…

Elle se nettoie méthodiquement les antennes, puis hume l'air ambiant. Où est-elle donc?

Pourvu qu'elle ne soit pas tombée du mauvais côté du fleuve!

Elle agite ses antennes à 8000 vibrations/seconde. Il y a là des relents d'odeurs connues. Chance: elle est sur la rive ouest du fleuve. Toutefois, il n'y a pas la moindre phéromone de piste. Il lui faudrait se rapprocher un peu plus de la cité centrale afin de pouvoir lier sa future cité à laFédération.

Elle s'envole enfin. Cap à l'ouest. Elle ne pourra aller bien loin pour le moment. Ses muscles ailiers sont fatigués, et elle vole en rase-mottes.

Elles retournent dans la salle principale de Guayeï-Tyolot. Depuis que la 103 683e a voulu enquêter sur les termites de l'Est, on l'évite comme si elle était infectée à l'alternaria. Elle ne bronche pas, tout à sa mission.

Autour d'elle, les Belokaniennes échangent des trophallaxies avec les Guayeïtyolotiennes, leur faisant goûter la nouvelle récolte de champignons agarics,

dégustant en retour des miellats extraits de chenilles sauvages.

Et puis, après les effluves les plus divers, la conversation vient à rouler sur la chasse au lézard. Les Guayeïtyolotiennes racontent qu'il y a peu on avait repéré trois lézards qui terrorisaient les troupeaux de pucerons de Zoubi-zoubi-kan. Ils avaient bien dû détruire deux troupeaux de milles bêtes et toutes les bergères qui les accompagnaient… Il y avait eu une phase de panique. Les bergères ne faisaient plus circuler leur bétail que dans les passages protégés creusés dans la chair des rameaux. Mais grâce à l'artillerie acide, elles étaient arrivées à repousser ces trois dragons. Deux étaient partis au loin. Le troisième, blessé, s'était installé sur une pierre à cinquante mille têtes d'ici. Les légions zoubizoubikaniennes lui avaient déjà coupé la queue. Il fallait vite en profiter et achever la bête avant qu'elle ne retrouve ses forces.

Est-ce vrai que les queues de lézard repoussent? demande une exploratrice. On lui répond par l'affirmative. Pourtant ce n'est pas la même queue qui repousse. Comme dit Mère: on ne retrouve jamais exactement ce qu'on a perdu. La deuxième queue n'a pas de vertèbres, elle est beaucoup plus molle. Une Guayeïtyolofienne apporte d'autres informations. Les lézards sont très sensibles aux variations de la météo, encore plus que les fourmis. S'ils ont emmagasiné beaucoup d'énergie solaire, leur rapidité de réation est fantastique. Par contre, lorsqu'ils ont froid, tous leurs gestes sont ralentis. Pour l'offensive de demain, il faudra prévoir l'attaque sur la base de ce phénomène. L'idéal serait de charger le saurien dès l'aube. La nuit l'aura refroidi, il sera léthargique.

Mais nous aussi nous serons refroidies! signale fort à propos une Belokanienne. Pas si nous utilisons les techniques de résistance au froid des naines, rétorque une chasseuse. On va se gaver de sucres et d'alcool pour l'énergie et on va enduire nos carapaces de bave pour empêcher les calories de s'échapper trop vite de nos corps. La 103 683e reçoit ces propos d'une antenne distraite. Elle, elle pense au mystère de la termitière, aux disparitions inexpliquées que lui a narrées la vieille guerrière. La première Guayeïtyolotienne, celle qui lui a montré les trophées et qui a rerusé de parler des termites, revient vers elle. Tu as discuté avec la 4000e? 103683e acquiesce.

Alors ne tiens pas compte de ce qu'elle t'a dit. C'est comme si tu avais discuté avec un cadavre. Elle a été piquée il y a quelques jours par un ichneumon… Un ichneumon! La 103683e a un frisson d'horreur. L'ichneumon est cette guêpe pourvue d'un long stylet qui, la nuit, perfore les nids fourmis jusqu'à tomber sur un corps chaud. Elle le perce et y pond ses oeufs.

C'est l'un des pires cauchemars des larves fourmis

Une seringue qui surgit du plafond et qui tâtonne à la recherche de chairs molles pour y déverser ses petits. Ces derniers poussent ensuite tranquillement dans l'organisme d'accueil, avant de se transformer en larves voraces qui grignotent la bête vivante de l'intérieur.

Ça ne rate pas: cette nuit-là, 103683e rêve d'une terrible trompe qui la poursuit pour lui inoculer ses enfants carnivores!


Le code d'entrée n'avait pas changé. Nicolas avait gardé ses clés, il n'eut qu'à briser les scellés posés par la police pour pénétrer dans l'appartement. Depuis la disparition des pompiers on n'avait touché à rien. La porte de la cave était même restée grande ouverte. Faute d'une lampe de poche, il s'attela sans complexes à la tâche de fabriquer une torche. Il parvint à casser un pied de table, y fixa une couronne dense de papiers froissés à laquelle il mit le feu. Le bois s'enflamma sans problème, une flamme petite mais homogène, faite pour durer tout en tenant tête aux courants d'air. Il s'engouffra aussitôt dans l'escalier en colimaçon, dans une main la torche, dans l'autre son canif. Résolu, mâchoires serrées, il se sentait l'étoffe d'un héros.

Il descendit, descendit… Ça n'en finissait pas de descendre et de tourner. Ça durait depuis ce qui lui paraissait des heures, il avait faim, il avait froid, mais la rage de vaincre était en lui.

Il accéléra encore l'allure, survolté, et se mit à gueuler sous la voûte grossière, dans une alternance d'appels à ses père et mère et de vibrants cris de guerre. Son pas avait maintenant une sûreté extraordinaire, volant de marche en marche sans le moindre contrôle conscient. Il fut soudain devant une porte. Il la poussa.

Deux tribus de rats se battaient, qui s'enfuirent devant l'apparition de cet enfant hurlant et entouré de flammèches. Les plus vieux rats se faisaient du souci; depuis quelque temps les visites des «grands» s'étaient multipliées. Qu'est-ce que ça signifiait? Et pourvu que celuilà n'aille pas fiche le feu aux caches des femelles enceintes!

Nicolas poursuivit sa descente, il fonçait tellement qu'il n'avait pas vu les rats… Toujours des marches, toujours des inscriptions bizarres qu'il ne lirait certainement pas cette fois. Soudain un bruit (flap, flap) et un contact. Une chauve-souris s'agrippait à ses cheveux. Terreur. Il essaya de se dégager mais l'animal semblait s'être soudé à son crâne. Il voulut le repousser avec sa torche mais ne parvint qu'à se brûler trois mèches. Il hurla et reprit sa course. La chauve-souris restait posée sur sa tête comme un chapeau. Elle ne le quitta qu'après lui avoir prélevé un peu de sang.

Nicolas ne sentait plus la fatigue. Souffle bruyant, coeur et tempes battant à se rompre,

il heurta soudain un mur. Il tomba, se releva aussitôt, son flambeau intact. Il en promena la flamme devant lui.

C'était bien un mur. Mieux: Nicolas reconnut les plaques de béton et d'acier que son père avait trimbalées. Et les joints de ciment étaient encore frais.

— Papa, Maman, si vous êtes là, répondez!

Mais non, rien, sauf l'écho agaçant. Il devait pourtant approcher du but. Ce mur, il en aurait juré, devait pivoter sur lui-même…

puisque ça se fait dans les films, et puisqu'il n'y avait pas de porte.

Qu'est-ce qu'il cachait donc, ce mur?

Nicolas trouva enfin cette inscription:

Comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes?

Et juste en dessous avait été fixé un petit cadran à touches. Il ne portait pas des chiffres mais des lettres. Vingt-quatre lettres qui devaient permettre de composer le mot ou la phrase répondant à la question.

— Il faut penser autrement, fit-il à haute voix. Il en resta stupéfait, car la phrase lui était venue d'elle-même. Il chercha longtemps, sans oser toucher le cadran. Puis un étrange silence se fit en lui, un silence énorme qui le vida de toute pensée. Mais qui, inexplicablement, le guida à taper une succession de huit lettres. Le grésillement doux d'un mécanisme se fit entendre et… le mur bascula! Exalté, prêt à tout, Nicolas,s'avança. Mais peu après, le mur se remit en place; le courant d'air que cela provoqua éteignit le moignon de torche qui restait encore.

Plongé dans le noir le plus total, l'esprit en déroute, Nicolas revint sur ses pas. Mais de ce côté du mur, il n'y avait pas de touches codées. Pas de retour en arrière possible. Il se cassa les ongles contre les plaques de béton et d'acier. Son père avait fait du bon travail, il n'était pas serrurier pour rien.


PROPRETÉ: Qu'y a-t-il de plus propre qu'une mouche? Elle se lave en permanence, ce qui pour elle n'est pas un devoir mais un besoin. Si toutes ses antennes et ses facettes ne sont pas impeccablement propres, elle ne repérera jamais les aliments lointains et elle ne verra jamais la main qui tombe sur elle pour l'écraser. La propreté est un élément de survie majeur chez les insectes.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.


Le lendemain, la presse populaire titrait à la une «La cave maudite de Fontainebleau a encore frappé! Nouveau disparu: le fils unique de la famille Wells. Que fait la police?»

L'araignée jette un coup d'oeil du sommet de sa fougère. C'est très haut. Elle exsude une goutte de soie liquide, la colle à la feuille, s'avance au bout de la branche et saute dans le vide. Sa chute dure un long moment. Le filin s'étire, s'étire puis il sèche, durcit et la retient, juste avant de toucher le sol. Elle a failli s'écraser comme une baie mûre. Beaucoup de ses sœurs se sont déjà brisé la carcasse à cause d'un brusque coup de froid ralentissant le temps de durcissement de la soie.

L'araignée agite ses huit pattes afin d'obtenir un mouvement de balancier, puis, les allongeant, elle parvient à s'arrimer à une feuille. Ce sera le deuxième point d'ancrage de sa toile. Elle y colle l'extrémité de son filin. Mais avec une corde tendue on ne va pas loin. Elle repère un tronc à gauche, court pour l'atteindre. Encore quelques branches et quelques sauts, et ça y est, elle a posé ses filins-supports. Ce sont eux qui encaisseront la pression des vents et des proies. L'ensemble forme un octogone. La soie d'araignée est constituée d'une protéine fibreuse, la fibrome, dont les qualités de solidité et d'imperméabilité ne sont plus à démontrer. Certaines araignées arrivent, quand elles ont bien mangé, à produire sept cents mètres de soie d'un diamètre de deux microns, d'une solidité proportionnellement égale à celle du nylon et d'une élasticité triple. Et le comble, c'est qu'elles disposent de sept glandes produisant chacune un fil différent: une soie pour les filins de support de toile; une soie pour le filin de rappel; une soie pour les filins du cœur de toile; une soie enduite de glu pour les prises rapides; une soie pour protéger les œufs; une soie pour se construire un abri; une soie pour emballer les proies…

En vérité, la soie est le prolongement filandreux des hormones araignées, tout comme les phéromones sont les prolongements volatils des hormones fourmis.

L'araignée fabrique donc son filin de rappel puis s'y arrime. Elle se laisse choir à la moindre alerte, échappant au danger sans effort superflu. Combien de fois a-t-elle eu ainsi la vie sauve?

Elle entrecroise ensuite quatre filins au centre de son octogone. Toujours les mêmes gestes depuis cent millions d'années… Ça commence à avoir de l'allure. Aujourd'hui, elle a décidé de faire une toile en soie sèche. Les soies enduites de glu sont beaucoup plus efficaces, mais trop fragiles. Toutes les poussières, tous les brins de feuilles mortes viennent s'y prendre. La soie sèche a un pouvoir capteur plus faible, mais elle tiendra au moins jusqu'à la nuit. L'araignée, une fois placées les poutres faîtières, ajoute une dizaine de rayons et parachève l'ouvrage par la spirale centrale.

Ça, c'est le plus agréable. Elle part d'une branche où elle a accroché son fil sec et saute de rayon en rayon en se rapprochant le plus lentement possible du cœur, toujours dans le sens de la rotation terrestre. Elle fait ça à sa façon. Il n'y a pas deux toiles d'araignées semblables dans le monde. C'est comme pour les empreintes digitales des humains.

Il lui faut serrer les mailles. Parvenue tout au centre, elle embrasse du regard son échafaudage de fils pour en estimer la solidité. Elle arpente ensuite chaque rayon, qu'elle secoue de ses huit pattes. Ça tient le coup.

La plupart des araignées de la région construisent des toiles en 75/12. Soixante-quinze tours de spirale de remplissage pour douze rayons. Elle, elle préfère bâtir en 95/10, une fine dentelle. C'est peut-être plus voyant, mais c'est plus solide. Et comme elle utilise de la soie sèche, il ne faut pas lésiner sur la quantité de fil. Sinon les insectes ne passeraient qu'en visiteurs…

Cependant, cette besogne de longue haleine l'a vidée de son énergie. Elle doit manger de toute urgence. C'est un cercle vicieux. Elle est affamée parce qu'elle a construit une toile, mais c'est cette toile qui lui permettra de manger.

Ses vingt-quatre griffes posées sur les poutres principales, elle attend, cachée sous une feuille. Sans même recourir à l'un de ses huit yeux, elle sent l'espace et perçoit dans ses pattes les moindres ondes de l'air ambiant grâce à la toile, qui réagit avec la sensibilité d'une membrane de microphone. Cette minuscule vibration, c'est une abeille qui tourne en huit à deux cents têtes de là pour indiquer un champ de fleurs aux gens de sa ruche.

Ce léger frétillement, ce doit être de la libellule. C'est délicieux, la libellule. Mais celle-ci ne vole pas dans la bonne direction pour lui servir de déjeuner.

Gros contact. Quelqu'un a sauté sur sa toile.

C'est une araignée qui aimerait s'attribuer le travail d'autrui. Voleuse! La première la chasse vite, avant qu'une proie ne surgisse.

Justement, elle sent dans sa patte arrière gauche l'arrivée d'une sorte de mouche en provenance de l'est. Elle n'a pas l'air de voler très vite. Si elle ne change pas de cap, il semble qu'elle doive tomber pile dans son piège.

Piaf! Touche.

C'est une fourmi ailée…

L'araignée — qui n'a pas de nom, car les êtres Solitaires n'ont nul besoin de reconnaître ceux de leur espèce — attend calmement.

Quand elle était plus jeune, elle se laissait emporter par son enthousiasme et a perdu comme ça pas mal de proies. Elle croyait que tout insecte pris dans sa toile était condamné. Or, il ne l'est qu'à 50 pour cent lors du contact. Le facteur temps est décisif. Il faut patienter, et le gibier affolé s'entrave de lui-même. Tel est le raffinement suprême de la philosophie arachnéenne: Il n'y a pas de meilleure technique de combat que celle qui consiste à attendre que ton adversaire se détruise tout seul… Au bout de quelques minutes, elle s'approche pour mieux examiner sa prise. C'est une reine. Une reine rousse de l'empire de l'Ouest. Bel-o-kan. Elle a déjà entendu parler de cet empire hypersophistiqué. Il paraît que ses millions d'habitants sont devenus tellement «interdépendants» qu'ils ne savent plus se nourrir seuls! Quel intérêt, et où est le progrès?

Une de leurs reines… Elle tient entre ses griffes tout un pan du futur de ces indécrottables envahisseurs. Elle n'aime pas les fourmis. Elle a vu sa propre mère chassée par une horde de fourmis tisseuses rouges…

Elle lorgne sa proie, qui n'en finit pas de se débattre. Stupides insectes, ils ne comprendront donc jamais que leur pire ennemi est leur propre affolement. Plus la fourmi ailée tente de s'échapper, plus elle s'empêtre dans la soie… causant d'ailleurs des dégâts qui contrarient l'araignée. Chez 56e, l'abattement succède à la colère. Elle ne peut pratiquement plus bouger. Le corps déjà emmailloté dans la fine soie, chaque mouvement ajoute une épaisseur à sa gangue. Elle n'en revient pas d'échouer si bêtement après avoir surmonté tant d'épreuves.

Dans un cocon blanc, elle est née; dans un cocon blanc, elle va mourir. L'araignée s'approche encore, vérifiant au passage les filins endommagés. 56e peut ainsi voir de près un superbe animal orange et noir, pourvu de huit yeux verts placés en couronne au-dessus de sa tête. Elle en a déjà mangé des comme ça. A chacun son tour de servir de déjeuner… Et l'autre qui lui crache de la soie dessus!

On ne ficelle jamais trop, se dit quant à elle l'araignée. Puis elle exhibe deux inquiétants crochets à venin. Mais en réalité, les arachnides ne tuent pas, pas tout de suite. Comme elles prisent la viande palpitante, plutôt que d'achever leur proie, elles l'assomment avec leur venin sédatif et ne la réveillent que pour la grignoter un peu. Elles peuvent ainsi dévorer à volonté de la viande bien fraîche, bien à l'abri sous son emballage de soie. Une telle dégustation peut durer une semaine.

56e a entendu parler de cet usage. Elle frémit. C'est pire que la mort. Etre amputé progressivement de tous ses membres… À chaque réveil on vous arrache quelque chose et on vous rendort. Vous diminuez un peu plus à chaque fois, jusqu'à l'heure du prélèvement ultime, celui qui vous arrache les organes vitaux et vous offre enfin le sommeil libérateur.

Plutôt s'autodétruire! Fuyant l'horrible et trop proche vision des crochets, elle se met en devoir de ralentir les battements de son cœur.

Juste à ce moment, un éphémère heurte la toile, avec un tel élan que le rebord des soies le ligote aussitôt, bien serré… Il était né il y a à peine quelques minutes, et il allait mourir de vieillesse dans quelques heures. Vie éphémère, vie d'éphémère. Il devait agir vite sans perdre le quart d'une seconde. Comment rempliriez-vous votre existence si vous saviez que vous êtes né le matin pour mourir le soir?

A peine est-il sorti de ses deux ans de vie larvaire, l'éphémère part à la recherche d'une femelle pour se reproduire. Vaine recherche de l'immortalité à travers sa progéniture. Sa journée unique, l'éphémère va l'occuper à cette quête. Il ne pense alors ni à manger, ni à se reposer, ni à faire le difficile. Son principal prédateur, c'est le Temps. Chaque seconde est pour lui un adversaire. Et, à côté du Temps même, la terrible araignée n'est qu'un facteur de retardement et non un ennemi à part entière. Il sent la vieillesse progresser à grands pas dans son corps. Dans quelques heures, il sera sénile. Il est fichu. Il est né pour rien. Quelle insupportable défaite… L'éphémère se débat. Le problème avec les toiles d'araignées, c'est que si on remue on se fait avoir, mais si on ne remue pas on ne s'en sort pas pour autant… L'araignée le rejoint et donne quelques tours de cordelette supplémentaire. Voilà deux belles proies qui vont lui fournir toutes les protéines nécessaires pour fabriquer une seconde toile dès demain. Mais alors qu'elle s'apprête une fois de plus à endormir sa victime, elle perçoit une vibration différente. Une vibration… intelligente. Tip tip tiptiptip tip tip tiptip. C'est une femelle! Elle avance sur un fil, qu'elle tapote afin d'émettre un signal:

Je suis tienne, je ne viens pas voler ta nourriture.

Cette façon de vibrer, le mâle n'a jamais rien senti d'aussi erotique. Tip tip tiptiptip. Ah, il n'y tient plus, il court vers sa bien-aimée (une jeunette de quatre mues, quand lui en compte déjà douze). Sa taille est trois fois supérieure à la sienne, mais justement il aime les grosses. Il lui désigne les deux proies dans lesquelles ils puiseront tout à l'heure de nouvelles forces. Puis ils se mettent en situation de copuler. Chez l'araignée c'est assez compliqué. Le mâle n'a pas de pénis mais une sorte de double canon génital. Il se hâte de bâtir une cible, toile en réduction qu'il arrose de ses gamètes. Y mouillant une de ses pattes, il la fourre dans le réceptacle de la femelle. Il fait ça plusieurs fois, surexcité. La jeune beauté a atteint pour sa part un tel degré de pâmoison qu'elle ne peut soudain se retenir d'attraper la tête du mâle et de la croquer. Dès lors, ce serait bête de ne pas le manger en entier, Eh bien, cela accompli, elle a toujours faim. Elle se jette sur l'éphémère et lui rend la vie encore plus courte. Elle se tourne à présent vers la reine fourmi, qui, voyant revenue l'heure de la piqûre, panique et gigote.

56e a décidément de la chance, car l'entrée d'un nouveau personnage surgissant bruyamment du fond de l'horizon remet tout en cause. C'est encore une de ces bestioles du Sud qui sont récemment montées vers le nord. Une très grosse bestiole à vrai dire, un hanneton unicorne ou coléoptère rhinocéros. Il percute la toile en plein coeur, l'étiré comme une glu… et la rompt. Le 95/10, c'est solide pour autant qu'on n'exagère pas. Le beau napperon de soie explose en mèches et lambeaux planeurs.

La femelle araignée a déjà sauté en s'accrochant à son filin de rappel. Libérée de son blanc carcan, la reine fourmi se traîne discrètement par terre, incapable de redécoller.

Mais l'araignée a la tête ailleurs. Elle escalade une branche pour y construire une pouponnière de soie où elle pourra pondre. Lorsque ses dizaines de petits auront éclos, leur plus grande hâte sera de manger leur mère. On est comme ça chez les araignées, on ne sait pas dire merci.


— Bilsheim!

Il éloigna vivement l'écouteur, comme s'il se fût agi d'une bête qui pique. Il s'agissait de sa chef… Solange Doumeng.

— Allô?

— Je vous avais donné des ordres et vous n'avez encore rien fait. Qu'est-ce que vous fabriquez? Vous attendez que toute la ville disparaisse dans cette cave? je vous connais Bilsheim, vous ne pensez qu'à vous reposer! Or je n'accepte pas les feignasses! Et j'exige que vous résolviez cette affaire dans les quarante-huit heures!

— Mais, madame…

— Il n'y a pas de «mais médème»! Vos gaziers ont reçu mes consignes, vous n'avez plus qu'à descendre avec eux demain matin, tout le matériel sera sur place. Alors levez-vous un peu le cul, nom d'un chien!

Un stress l'envahit. Ses mains tremblèrent. Il n'était pas un homme libre. Pourquoi devait-il obéir? Pour échapper au chômage, pour ne pas être exclu de la société. Ici et maintenant, sa seule façon de concevoir sa liberté était de se représenter en clochard, et il n'était pas encore prêt pour ce genre d'épreuve. Son besoin d'ordre et de socialisation entra en conflit avec son désir de ne pas subir la volonté des autres. Un ulcère naquit sur le champ de bataille, c'est-à-dire dans son estomac. Le respect de l'ordre gagna sur le goût de la liberté. Alors il obtempéra.


La troupe de chasseresses se tient dissimulée derrière un rocher, en train d'observer le lézard. Celui-ci mesure bien soixante têtes de long (dix-huit centimètres). Sa cuirasse rocailleuse d'un jaune verdâtre semé de taches noires produit un effet de peur et de dégoût. 103683e a l'impression que ces taches sont les éclaboussures du sang de toutes les victimes du saurien.

Comme prévu, l'animal est engourdi par le froid. Il marche, mais au ralenti; on dirait qu'il hésite avant de poser la patte quelque part.

Lorsque le soleil est sur le point d'apparaître, une phéromone est lâchée.

Sus à la Bête!

Le lézard voit fondre sur lui une armée de petites choses noires agressives. Il se dresse lentement, ouvre une gueule rose où danse une langue rapide qui fouette les fourmis les plus proches, les englue et les engloutit dans sa gorge. Puis il fait un petit rot et s'éloigne à la vitesse de l'éclair. Diminuées d'une trentaine des leurs, les chasseresses demeurent abasourdies, le souffle coupé. Pour quelqu'un d'anesthésié par le froid, l'autre ne manque pas de ressources!

103683e, qu'on ne peut soupçonner de couardise, est l'une des premières à dire que s'attaquer à un tel animal est un suicide. La place forte paraît imprenable. La peau du lézard est une armure inattaquable à la mandibule ou à l'acide. Et sa taille, sa vivacité, même à faible température, lui donnent une supériorité difficilement compensable.

Cependant, les fourmis ne renoncent pas. Telle une meute de loups minuscules, elles s'élancent sur les traces du monstre. Elles galopent sous les fougères en lançant des phéromones menaçantes, aux odeurs de mort. Cela n'effraie pour l'instant que les limaces, mais aide les fourmis à se sentir terribles et invulnérables. Elles retrouvent le lézard quelques milliers de têtes plus loin, collé à l'écorce d'un épicéa, sans doute occupé à digérer son petit déjeuner. Il faut agir! Plus on attend, plus il gagne en énergie! S'il demeure rapide dans le froid, il deviendra surpuissant lorsqu'il sera bien gavé de calories solaires. Agora d'antennes. Il faut improviser une attaque. Une tactique est mise au point.

Des guerrières se laissent tomber d'une branche sur la tête de l'animal. Elles tentent de l'aveugler en mordillant ses paupières et commencent à lui forer les naseaux. Mais ce premier commando échoue. Le lézard se brosse la face d'une patte agacée et gobe les traînardes.

Une deuxième vague d'assaillantes accourt déjà. Presque à portée de langue, elles font un large et surprenant détour… avant de fondre brutalement sur son moignon de queue. Comme dit Mère: Chaque adversaire a son point faible. Trouve-le, et n'affronte que cette faiblesse.

Elles rouvrent la cicatrice en la brûlant à l'acide et s'engouffrent à l'intérieur du saurien, lui envahissent les boyaux. Il roule sur le dos, pédale avec ses pattes postérieures, se frappe le ventre avec les pattes de devant. Mille ulcères le rongent. Et c'est alors qu'un autre groupe prend enfin pied dans les naseaux, aussitôt agrandis et creusés à coups de jets bouillants. Juste au-dessus, on s'attaque aux yeux. On fait éclater ces billes molles, mais les cavités oculaires s'avèrent des impasses; le trou du nerf optique est trop étroit pour qu'on puisse l'emprunter et atteindre le cerveau. On rejoint donc les équipes déjà enfoncées loin dans les naseaux… Le lézard se contorsionne, se plonge une patte dans la gueule pour essayer d'écraser les fourmis qui lui percent la gorge. Trop tard.

Dans un recoin des poumons, 4000e a retrouvé sa jeune collègue 103683e. Il fait noir là-dedans, et elles n'y voient rien car les asexuées n'ont pas d'ocelles infrarouges. Elles joignent le bout de leurs antennes. Allez, profitons de ce que nos sœurs sont affairées pour partir dans la direction de la termitière de l'Est. Elles croiront que nous avons été tuées au combat. Elles ressortent par où elles sont entrées, par le moignon caudal, qui saigne maintenant abondamment. Demain le saurien sera découpé en milliers de lambeaux comestibles. Certains seront recouverts de sable et charriés à Zoubi-zoubi-kan; d'autres parviendront même à Bel-o-kan, et l'on inventera encore tout un récit épique pour décrire cette chasse. La civilisation fourmi a besoin de se conforter dans sa force. Vaincre les lézards est une chose qui la rassure particulièrement.


METISSAGE: Il serait faux dépenser que les nids sont imperméables aux présences étrangères. Certes, chaque insecte porte le drapeau odorant de sa cité, mais n'est pas pour autant «xénophobe» au sens où on l'entend chez les humains. Par exemple, si l'on mélange dans un aquarium rempli de terre une centaine de fourmis formica rufa avec une centaine de fourmis lazius niger — chaque espèce comprenant une reine fertile — , on s'aperçoit qu'après quelques escarmouches sans morts et de longues discussions antennaires les deux espèces se mettent à construire ensemble la fourmilière. Certains couloirs sont adaptés à la taille des rousses, d'autres à la taille des noires, mais ils s'entrecroisent et se mêlent si bien que la preuve en est faite: il n'existe pas uneespèce dominante qui essayerait d'enfermer l'autre dans un quartier réservé, un ghetto dans la cité.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relafifet absolu.


Le chemin qui mène aux territoires de l'Est n'est pas encore nettoyé. Les guerres contre les termites empêchent tout processus de pacification de la région. 4 000e et 103 683e trottent sur une piste où ont eu lieu bien des escarmouches. De superbes papillons venimeux tournent à l'aplomb de leurs antennes, et cela ne va pas sans les inquiéter.

Plus loin, 103 683e sent quelque chose qui grouille sous sa patte droite. Elle finit par identifier des acariens, êtres minuscules caparaçonnés de pointes et d'antennes, de poils et de crochets, qui migrent en troupeaux à la recherche de niches bien poussiéreuses. 103 683e est amusée par cette vision. Dire qu'il existe des êtres aussi petits que les acariens et d'autres aussi gros que les fourmis sur la même planète! 4000e s'arrête devant une fleur. Elle a soudain trop mal. Dans son vieux corps qui en a vu de dures aujourd'hui, les jeunes larves d'ichneumon ont fini par se réveiller. Sans doute déjeunent-elles, donnant gaiement de la fourchette et du couteau dans les organes internes de la pauvre fourmi. 103683e va pour la secourir chercher au fond de son jabot social quelques molécules de miellat de lomechuse. Au terme de la bagarre dans les souterrains de Bel-o-kan, elle en avait recueilli une quantité infime, à titre d'analgésique. Elle l'avait manipulée avec beaucoup de prudence et n'avait pas été contaminée par ce délicieux poison. Les douleurs de 4 000e se calment dès l'ingestion de la liqueur. Pourtant, elle en réclame d'autre. 103 683e veut la raisonner, mais 4 000e insiste, elle est prête à se battre pour vider les entrailles de sa copine de la précieuse drogue. Alors qu'elle veut bondir et la frapper, elle glisse dans une sorte de cratère sablonneux. Un piège de fourmilion!

Ce dernier, ou plus exactement sa larve, possède une tête en forme de pelle qui lui permet de creuser ces fameux cratères. Il s'y enterre ensuite et n'a plus qu'à attendre les visites.

4000e comprend, mais un peu tard, ce qui lui arrive. Toute fourmi est en principe assez légère pour se tirer de ce mauvais pas. Seulement, avant même qu'elle ait pu commencer son ascension, deux longues mandibules bardées de pointes surgissent du fond de la cuvette et l'aspergent de sable. Au secours!

Elle en oublie la souffrance causée par ses hôtes forcés et le manque né de son contact avec la liqueur de lomechuse. Elle a peur, elle ne veut pas mourir comme ça. De toutes ses forces elle se débat. Mais le piège fourmi-lion, comme la toile d'araignée, est justement conçu pour fonctionner sur la panique de ses victimes. Plus 4000e gesticule pour remonter le cratère, plus la pente s'effondre et l'entraîne vers le fond… d'où le fourmi-lion continue de l'asperger de sable fin. 103 683e a vite saisi qu'à se pencher pour tendre une patte secourable elle risque fort de plonger elle aussi, Elle s'éloigne à la recherche d'une herbe suffisamment longue et solide.

La vieille fourmi trouve le temps long, elle pousse un cri odorant et pédale de plus belle dans le sable presque liquide. Sa descente s'en trouve encore accélérée. Elle n'est plus qu'à cinq têtes des cisailles. Vues de près, celles-ci sont vraiment effrayantes. Chaque mandibule est crénelée de centaines de petites dents acérées, elles-mêmes espacées de longues piques courbes. Quant à l'extrémité, elle forme un poinçon capable de perforer sans trop de difficulté n'importe quelle carapace myrmécéenne. 103 683e réapparaît enfin au bord de la cuvette, d'où elle tend une pâquerette à sa compagne. Vite! Celle-ci dresse les pattes pour agripper la tige. Mais le fourmilion n'entend pas renoncer à sa proie. Il arrose de sable, frénétiquement, les deux fourmis. Elles n'y voient et n'entendent plus rien. Le fourmi-lion jette maintenant des cailloux qui rebondissent sur la chitine avec des bruits sinistres. 4 000e à moitié ensevelie, continue de glisser.

103 683e s'arc-boute, la tige serrée entre ses mandibules. Elle attend vainement une secousse. Juste au moment où elle va renoncer, une patte jaillit du sable… Sauvée! 4000e saute enfin hors du trou de la mort. En bas, les pinces avides claquent de rage et de déception. Le fourmi-lion a besoin de protéines pour se métamorphoser en adulte. Combien de temps lui faudra-t-il attendre avant qu'une autre proie glisse jusqu'à lui? 4 000e et 103 683e se lavent et se livrent à de nombreuses trophallaxies. Cette fois-ci, le miellat de lomechuse n'est pas au menu.


— Bonjour Bilsheim!

Elle lui tendit une main molle.

— Oui, je sais, vous êtes surpris de me voir ici. Mais puisque cette affaire traîne en

longueur et en lourdeur, que le préfet s'intéresse personnellement à sa bonne

conclusion et que bientôt ce sera le ministre, j'ai décidé de mettre la main à la pâte…

Allons, ne faites pas cette tête, je vous taquine Bilsheim. Où est passé votre sens de

l'humour?

Le vieux flic ne savait quoi répondre. Et cela durait depuis quinze ans. Avec elle, les «évidemment» n'avaient jamais pris. Il voulut la fixer, mais son regard était caché sous une longue mèche. Rousse, une teinture. C'était la mode. Au service, on disait qu'elle essayait de faire croire qu'elle était rousse pour légitimer l'odeur forte émanant d'elle…

Solange Doumeng. Elle s'aigrissait sérieusement depuis sa ménopause. En principe, elle aurait dû prendre des hormones féminines pour compenser, mais elle avait trop peur de grossir, les hormones ça retient l'eau, c'est bien connu, alors elle serrait les dents en faisant supporter à son entourage les difficultés que lui posait cette métamorphose en vieille.

— Pourquoi êtes-vous venue? Vous voulez descendre là-dessous? demanda le policier.

— Vous rigolez, mon vieux! Non, vous, vous descendez. Moi, je reste ici, j'ai tout prévu, ma Thermos de thé et mon talkie-walkie.

— Et s'il m'arrive un pépin?

— Seriez-vous trouillard, pour envisager tout de suite le pire? Nous sommes reliés par radio, je vous l'ai dit. Dès que vous percevez le moindre danger, vous me le signalez et je prendrai les mesures nécessaires. En plus, on vous a drôlement soigné, mon vieux, vous allez descendre avec du matériel dernier cri pour missions délicates. Regardez: vous aurez une corde d'alpiniste, des fusils. Sans parler de ces six gaillards. Elle désigna les gendarmes au garde-à-vous. Bilsheim grommela:

— Galin y était allé avec huit pompiers, ça ne l'a pas beaucoup aidé…

— Mais ils n'avaient ni armes ni liaison radio! Allons, ne faites pas votre mauvaise tête, Bilsheim.

Il ne voulait pas lutter. Les jeux de pouvoir et d'intimidation l'exaspéraient. Lutter contre la Solange, c'était se transformer en Doumeng. Elle était là comme les mauvaises herbes dans le jardin. Il fallait essayer de pousser sans être contaminé. Bilsheim, commissaire désabusé, enfila une tenue de spéléologie, noua la corde d'alpiniste autour de sa taille et s'accrocha le talkie-walkie en bandoulière.

— Si jamais je ne remontais pas, je veux qu'on donne tous mes biens aux orphelins de la police.

— Trêve de conneries, mon bon Bilsheim. Vous remonterez et nous irons tous au restaurant fêter ça.

— Si jamais je ne remontais pas, je voudrais vous dire quelque chose…

Elle fronça les sourcils.

— Allons, cessez vos enfantillages, Bilsheim!

— Je voudrais vous dire… On paie tous un jour pour nos mauvaises actions.

— Et le voilà mystique, maintenant! Non, Bilsheim, vous vous trompez, on ne paie pas pour nos mauvaises actions! Il y a peut-être un «bon Dieu», comme vous dites, mais alors il se fout bien de nous! Et si vous n'avez pas profité vivant de cette existence, vous n'en profiterez pas davantage mort!

Elle ricana brièvement, puis s'approcha de son subordonné, à le toucher. Celui-ci bloqua sa respiration. Des mauvaises odeurs, il en boufferait assez dans cette cave…

— Mais vous n'allez pas mourir si vite. Vous devez résoudre cette affaire. Votre mort ne servirait à rien.

La contrariété transformait le commissaire en enfant, il n'était plus qu'un gamin auquel on a dérobé un râteau et qui, sachant qu'il ne le récupérera jamais, tente quelques faibles insultes.

— Pardi, ma mort serait l'échec de votre enquête «personnelle». On verra les résultats

quand vous «mettrez la main à la pâte», comme vous dites.

Elle vint encore plus près, comme si elle allait l'embrasser sur la bouche. Au lieu de quoi elle postillonna posément:

— Vous ne m'aimez pas, hein, Bilsheim?

Personne ne m'aime et je m'en fous, d'ailleurs je ne vous aime pas non plus. Et je n'ai nul besoin d'être aimée. Tout ce que je veux c'est être crainte. Cependant, il faut que vous sachiez une chose: si vous crevez là-dessous ça ne me contrariera même pas, j'enverrai une troisième équipe. Si vous voulez vraiment me faire du tort, revenez vainqueur et vivant, je serai alors votre obligée.

Il ne répondit rien. Il lorgnait les racines blanches de la chevelure coiffée mode, ça l'apaisait.

— On est prêts! dit l'un des gendarmes en levant son fusil.

Tous s'étaient encordés.

— OK, allons-y.

Ils firent un signe aux trois policiers qui garderaient le contact avec eux en surface, puis s'engouffrèrent dans la cave. Solange Doumeng s'assit à un bureau où elle avait installé son émetteur récepteur.

— Bonne chance, revenez vite!

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